Le profond silence des sens1
Olivier.massin@unige.ch
(publié sous le titre « Le mutisme des sens ». In S. Laugier C. Al-Saleh (Eds.), J.L.
Austin et la philosophie du langage ordinairen pp. 321-345, 2011, Hildesheim Zürich New
York: Olms.)
Introduction
Dans un passage célèbre de Sense et Sensibilia (1962 : 11) Austin affirme que les sens sont
muets. Filant la métaphore, Travis (2004) parle de silence des sens. Il s’agit pour l’un et
l’autre de nier que la perception ait un contenu représentationnel. La thèse que je souhaite
défendre ici est que les sens sont plus silencieux encore que ne le pensent Austin et Travis :
non seulement la perception n’a pas de contenu représentationnel, mais sa phénoménologie
est également dépourvue de distinction acte/objet. La perception ne nous présente pas
intrinsèquement ses objets comme existants de façon distincte d’elle. En d’autres termes, les
sens sont muets au regard de la distinction soi/monde. Bien que cette thèse n’ait pas été
soutenue par Austin, elle n’est pas pour autant étrangère au courant réaliste oxonien. Elle a
été clairement formulée par l’un de ses pères, J. Cook Wilson2 :
Dans nos expériences ordinaires et dans les sciences, le penseur ou l’observateur se
perd d’une certaine manière lui même dans l’objet qu’il est en train de percevoir, ou
dans la vérité qu’il est en train de prouver. C’est là ce à quoi il pense, il ne pense pas à
lui-même. Et bien que la connaissance et la perception impliquent toutes deux la
distinction entre le penseur et l’objet, ainsi que la mise en œuvre active de cette
distinction, nous ne devons pas confondre cela avec l’énoncé selon lequel le sujet
1
Je remercie Bruno Ambroise, Julien Deonna, Fabian Dorsch, Julien Dutant, Philipp Keller, Anne Meylan,
Kevin Mulligan, Gianfranco Soldati, Fabrice Teroni, ainsi que les participants au séminaire Pro-doc
« Questions about the self » tenu à Fribourg en 2008.
2
Pour une présentation des positions de Cook Wilson et de son rôle fondateur au sein du mouvement réaliste
oxonien, voir M. Marion (2000) et C. Alsaleh (2003).
1
pensant actualise cette distinction, ou pense explicitement à lui et à sa propre activité
comme distincts de l’objet.3
J’appellerai monisme neutre phénoménal cette thèse selon laquelle la perception ne nous
présente pas ses objets comme existants de façon distincte d’elle. La première partie de cet
article définit le monisme neutre phénoménal et le distingue de thèses voisines. La deuxième
partie présente trois raisons pour lesquelles le monisme neutre phénoménal est une thèse
moins radicale qu’il n’y paraît au premier abord. La troisième partie avance trois arguments
en sa faveur.
1. Le monisme neutre phénoménal
1.1. Le silence des sens comme rejet du contenu perceptif
Lorsqu’il soutient que les sens sont muets, Austin n’a pas en tête la thèse défendue ici selon
laquelle ceux-ci ne présentent par leurs objets comme distincts des actes perceptifs. En effet,
d’une part, Austin se préoccupe moins de la phénoménologie de la perception que du langage
ordinaire à son sujet ; d’autre part, il n’entend pas nier que la perception soit intentionnelle –
dans le sens original brentanien selon lequel elle serait constituée d’un acte perceptif dirigé
vers un objet perçu. La cible de la critique d’Austin est le contenu perceptif en tant que
troisième terme qui s’intercale entre l’acte et l’objet perceptif. En première approximation, le
contenu correspond à la manière dont l’objet nous est présenté. Il est susceptible d’être vrai ou
faux. Le contenu perceptif est censé nous « dire » quelque chose au sujet du monde, sans être
lui-même un nouvel objet de perception (ce sans quoi il s’apparenterait à un sense-datum).
Les partisans du contenu perceptif soutiennent donc que quand je goûte une figue, il y a entre
mon acte perceptif et la figue que je goûte une entité tierce susceptible d’être vrai ou fausse.
3
« In our ordinary experiences and in the sciences, the thinker or observer loses himself in a manner in the
particular object he is perceiving or the truth he is proving. That is what he is thinking about, and not about
himself ; and, though knowledge and perception imply both the distinction of the thinker from the object
and the active working of that distinction, we must not confuse this with the statement that the thinking
subject is actualizing this distinction, thinks explicitly about himself, and his own activity, as distinct from
the object. » (1926 : 79).
2
La notion de contenu perceptif a remporté l’adhésion de nombreux philosophes depuis son
introduction par Twardowski (1993 [1894]), en premier lieu celle de Meinong et de Husserl.
Le scepticisme à son égard ne date pas cependant d’Austin. G.E. Moore (1909/1910) et B.
Russell (« On the nature of acquaintance » [1914], in Russell, 1956) ont adressé d’importantes
critiques aux théories ternaires (acte-contenu-objet) de la perception. Au sein même de l’école
oxonienne, le rejet du contenu perceptif est antérieur à Austin, et se trouve déjà chez Cook
Wilson4 :
Le seul « contenu » d’une pensée appréhensive qui puisse être trouvé est la nature de
l’objet appréhendé. (Cook Wilson, 1926 : 75)5
Plus récemment, des critiques du contenu perceptif ont été développées par J. Dokic (1996,
2000a, 2000b, 2007), C. Travis (2004), M. Johnston (2006) ou M. Martin (2006)6. Dans la
mesure où nier que la perception ait un contenu n’implique pas nécessairement de nier qu’elle
soit dirigée vers un objet, les adversaires du contenu perceptif ne remettent en général pas en
cause l’intentionnalité (brentanienne) de la perception. Dire que les sens sont muets, dans
l’optique d’Austin et de Travis, ne revient pas à dire qu’ils ne portent sur rien, mais seulement
que cette référence intentionnelle ne se fait pas par l’intermédiaire d’un contenu perceptif.
Partisans et adversaires du contenu perceptif s’accordent donc le plus souvent sur le fait que la
perception est intentionnelle.
1.2. Du silence des sens au monisme neutre
Chez certains auteurs cependant, tels Russell ou Cook Wilson, le rejet de la notion de
contenu perceptif a fini par conduire au rejet de la distinction même entre actes et objets
4
Pour la critique de Cook Wilson à l’encontre du contenu voir en particulier 1926 : Partie I, Chap 4 « Logic and
theories of knowledge and reality ».
5
The only thing that can be found as 'content' of the apprehending thought is the nature of the object
apprehended.
6
Voir également F. Clémentz (2000 : 39) sur l’ambiguïté de la notion de contenu. Pour une réponse à Dokic et
une défense de la notion de contenu perceptif, voir Mulligan (1996).
3
perceptifs7. En effet, les arguments motivant le rejet du contenu perceptif sont aisément
transposables aux actes perceptifs eux-mêmes. « L’argument principal contre les contenus,
écrit Russell (19148), réside dans la difficulté qu’il y a à les découvrir introspectivement ». Il
remarque aussitôt que le même argument menace de s’étendre aux actes mentaux, qui sont
eux aussi dépourvus de toute qualité introspectible. A cette époque, Russell maintient
cependant l’existence d’actes perceptifs —il n’est pas encore converti au monisme neutre—
au motif que bien que ceux-ci ne puissent être expérimentés, ils peuvent néanmoins être
inférés. En 1921, pour finir, le fait que « l’acte semble mythique et ne puisse être trouvé dans
l’observation » (1921 : 21) aura raison de son réalisme au sujet des actes de sensation9. S’il est
vrai que la phénoménologie de l’expérience est épuisée par celle de son objet, nous avons,
selon cette approche, tout autant de raisons de rejeter le contenu que l’acte intentionnel.
1.3. Monisme neutre métaphysique et monisme neutre phénoménal
Un état ou épisode est intentionnel si et seulement si il est constitué d’un acte qui est
dirigée vers un objet distinct de lui. Depuis Brentano, l’adjectif intentionnel est utilisé pour
qualifier des entités de catégories distinctes, et prend à chaque fois un sens différent. Il est
appliqué tour à tour à :
(i)
l’état de choses relationnel constitué par un acte intentionnellement dirigé vers
un objet
(ii)
la relation entre l’acte et l’objet elle-même (prise indépendamment de l’acte et
l’objet)
(iii)
l’acte seul (pris indépendamment de sa relation à l’objet)
(iv)
l’objet seul (pris indépendamment de sa relation à l’acte)
Dans les deux derniers cas, lorsque l’acte et l’objet sont dits « intentionnels », ce n’est
pas en vertu de leurs propriétés intrinsèques, mais en vertu de la relation d’intentionnalité qui
les relie l’un à l’autre. Dire d’un acte ou d’un objet qu’il est intentionnel revient donc à
réduire la relation d’être dirigé vers à une propriété monadique de ses relata.Un objet est
7
Cook Wilson limite ce rejet à la distinction phénoménale entre les uns et les autres, Russell l’étend à la
distinction métaphysique : alors que Cook Wilson ne souscrit qu’à ce que j’appellerai ensuite le monisme neutre
phénoménal, Russell soucrit au monisme neutre phénoménal et métaphysique.
8
p. 62 de la traduction française.
9
Voir Vernant, 2003, chap. IV, V et VI, pour une présentation de l’évolution de Russell sur ces sujets.
4
intentionnel si et seulement si un acte est dirigé vers lui. Un acte est intentionnel si est
seulement si il est intentionnellement dirigé vers un objet.
Lorsque l’acte et l’objet exemplifient la relation d’être dirigée vers indépendamment
de toute entité tierce, on dit de l’acte qu’il est intrinsèquement intentionnel. Lorsqu’une entité
n’est dirigée vers une autre qu’en vertu d’une tierce entité (par exemple, un symbole ne réfère
à autre chose que lui qu’en vertu de conventions sociales), la première est extrinsèquement
dirigée vers la seconde. C’est l’intentionnalité intrinsèque qui nous intéressera ici.
Le concept d’intentionnalité se prête à une interprétation métaphysique et à une
interprétation phénoménologique. Selon la première, il décrit la façon dont sont réellement les
états intentionnels. Selon la seconde, il décrit la façon dont ces états sont vécus par leur sujet.
On parlera dans le premier cas, on d’intentionnalité métaphysique et dans le second
d’intentionnalité phénoménale.
Intentionnalité métaphysique=df un épisode est métaphysiquement intentionnel si et
seulement si il est constitué de deux entités, l’une étant intrinsèquement dirigée vers la
seconde.
Intentionnalité phénoménale=df un épisode est phénoménalement intentionnel si et
seulement si il semble être intrinsèquement dirigé vers un objet distinct de lui à son
sujet.
Brentano pense que les états mentaux sont à la fois phénoménalement et
métaphysiquement intentionnels : la psychologie descriptive qui le conduit à la thèse selon
laquelle l’intentionnalité est la marque du mental est supposée être une voie d’accès à la
nature des états mentaux. Les états mentaux sont ce qu’ils semblent être, à savoir :
intentionnels. Mais ces deux thèses sont en principe indépendantes : les états mentaux
pourraient être intentionnels sans le paraître du point de vue du sujet; ou inversement paraître
intentionnels sans l’être.
Appelons intentionnalisme la théorie qui affirme que les états mentaux sont
intentionnels. La théorie opposée qui nie qu’il existe au sein des états mentaux des actes
intentionnels intrinsèquement dirigés vers des objets distincts d’eux est appelée monisme
5
neutre10. Le monisme neutre comme l’intentionnalisme peuvent être défendus au sujet de tous
les états mentaux ou au sujet de certains d’entre eux seulement. Je m’intéresserai ici au
monisme neutre perceptif qui nie que la perception soit essentiellement intentionnelle. Selon
le monisme neutre perceptif, la perception n’est pas même une relation à deux termes : elle
n’a ni acte, ni contenu, et consiste seulement en un « objet »11.
L’intentionnalisme comme le monisme neutre se déclinent en deux versions, selon
qu’ils sont formulés en terme d’intentionnalité phénoménale ou en terme d’intentionnalité
métaphysique. Selon l’intentionnalisme métaphysique perceptif, la perception implique
essentiellement une distinction métaphysique entre l’acte et l’objet perceptif, le premier étant
dirigé vers le second. Selon l’intentionnalisme phénoménal perceptif, le sujet d’une
perception a essentiellement l’impression qu’il existe une distinction entre son acte de
perception et son objet, et a l’impression que le premier est dirigé vers le second. Selon le
monisme neutre métaphysique (appliqué à la perception), il n’y a pas essentiellement, sur le
plan métaphysique, de distinction entre l’acte perceptif et son objet : la perception n’est pas
une relation entre un acte intentionnel et un objet. Selon le monisme neutre phénoménal enfin
(appliqué à la perception), le sujet d’une perception n’a pas essentiellement l’impression qu’il
existe une distinction entre un acte perceptif et un objet perçu.
Intentionnalisme métaphysique (au sujet de la perception) =df toute perception est
essentiellement constituée par un acte perceptif et un objet perçu, le premier étant
dirigé vers le second.
Intentionnalisme phénoménal (au sujet de la perception) =df toute perception implique
essentiellement que son sujet fasse l’expérience d’une distinction entre son acte
perceptif et l’objet qu’il perçoit, le premier étant dirigé vers le second.
Monisme neutre métaphysique (au sujet de la perception) =df la distinction entre acte
et objet perceptif n’est pas essentielle à la perception.
10
Je m’en tiens à une définition négative du monisme neutre, comme rejet de la distinction entre acte et objet,
mais le monisme neutre est parfois également défini à l’aide d’une thèse positive au sujet de la façon dont il
convient de distinguer les phénomènes mentaux des phénomènes physique (sans recourir à l’intentionnalité).
Voir Stubenberg (2008) pour une présentation des différentes versions du monisme neutre.
11
Les guillemets sont ici requis car le terme d’objet est souvent tenu pour équivalent à celui d’objet intentionnel,
auquel cas le moniste neutre nie l’existence d’objets. Le monisme neutre emploit le terme d’objet dans un sens
faible, selon lequel un objet n’est pas essentiellement un objet de référence, mais simplement une chose ou une
entité.
6
Monisme neutre phénoménal (au sujet de la perception=df Il n’est pas essentiel que le
sujet d’une perception fasse l’expérience d’une distinction entre l’acte perceptif et
l’objet perçu.
Parmi les défenseurs du monisme neutre métaphysique, parfois appelé néoréalisme, on trouve
notamment W. James (1912), R. B. Perry (1912), E. B. Holt (1912), E. Mach (1996), R.
Carnap (2002), B. Russell (1989) et plus récemment I. Persson (1985) et F. Tonneau (2004).
Une perception ne doit selon eux pas être analysée comme une relation entre un acte et un
objet. Elle se résume à ce que les intentionnalistes appellent son objet.
Selon le néorealisme, percevoir un objet consiste non pas dans une activité supposée
de perception, mais dans cet objet et rien d’autre. Voir une chaise c’est une chaise, ou
une portion de chaise, un point c’est tout.12 (Tonneau, 2004 :18)
Pour abrupte qu’elle soit, cette formulation n’est pas un cas isolé. Abandonnant la distinction
entre sensation et sense-data, Russell écrit13 :
Si nous voulons éviter une hypothèse parfaitement gratuite, nous devons nous
débarrasser du sujet considéré comme l’un des ingrédients actuels du monde. Mais
quand nous faisons ceci, la possibilité de distinguer la sensation du sense-datum
disparaît ; à tout le moins, je ne vois aucune manière de la maintenir. En conséquence,
la sensation que nous avons quand nous voyons une tache de couleur est simplement
cette tache de couleur […]. (Russell, The Analysis of Mind, p. 142-3)14
Dans la même veine, Holt soutenait déjà:
12
« According to neorealism, perceiving an object consists not of this object and a putative activity of
perceiving, but of this object and nothing else. Seeing a chair is a chair or a portion of it—period. »
13
C’est une position que Russell défendait déjà en 1919 (in Russell, 1956, p. 305-6).
14
If we are to avoid a perfectly gratuitous assumption, we must dispense with the subject as one of the
actual ingredients of the world. But when we do this, the possibility of distinguishing the sensation from
the sense-datum vanishes ; at least I see no way of preserving the distinction. Accordingly the sensation
that we have when we see a patch of couleur simply is that patch of colour […].
7
Nous sommes devenus profondément attachés, pour ne par dire soudés, à la phrase —
ma pensée est à propos d’un objet— alors que nous devrions dire et vouloir dire —ma
pensée est une portion de l’objet— ou mieux encore, —une portion de l’objet est ma
pensée :— exactement comme une portion du ciel est le zénith. (Holt 1914, p. 149)15
Le monisme neutre métaphysique implique une révision importante de nos croyances
ordinaires au sujet de la perception et de la nature du monde extérieur. Mon but n’est pas ici
de le défendre. Je ferai au contraire l’hypothèse que le monisme neutre métaphysique est
faux : voir une chaise n’est pas une chaise, et ce qui distingue l’un de l’autre est que
lorsqu’une chaise est vue, un acte perceptif la prend pour objet.
La version de monisme neutre que je souhaite défendre ici est celle qui nie que la perception
soit toujours phénoménalement intentionnelle. La perception n’apparaît pas intrinsèquement
à son sujet comme une relation entre lui et le monde extérieur. Il est possible de rejeter le
monisme neutre métaphysique tout en souscrivant au monisme neutre phénoménal16. C’est
cette combinaison de thèse que je soutiens : bien que la perception soit de nature
intentionnelle, cette nature n’est pas révélée dans la phénoménologie des expériences
perceptives ordinaires. La perception est intentionnelle mais ne semble pas l’être au sujet qui
perçoit. L’objet perçu est intentionnel mais il n’est pas perçu comme un objet intentionnel17.
De quoi le sujet percevant est-il alors conscient ? Seulement de l’objet intentionnel de sa
perception ; mais cet objet ne lui est pas présenté comme un objet de sa perception. L’acte
perceptif est absent de la phénoménologie de la perception, qui ne peut pour cette raison pas
présenter son objet comme distinct d’elle.
Je ferai ici l’hypothèse que le moi est constitué par les actes intentionnels, de sorte que
la question de la phénoménologie de la distinction soi-monde puisse être ramenée à la
question de la phénoménologie de la distinction acte-objet. Ainsi, le fait que l’acte perceptif
15
« We have become wedded, or indeed welded to the phrase—my thought is of an object—when we ought to
say and mean—my thought is a portion of the object—or better still,—a portion of the object is my thought:—
exactly as a portion of the sky is the zénith »
16
La raison pour laquelle les monistes neutres historiques n’ont pas distingué la version phénoménale de la
version métaphysique de leur thèse réside probablement dans leur adhésion à un empirisme radical. Si seules
existent les entités observables, le fait que les actes perceptifs ne puissent être expérimentés implique qu’il ne
puisse être réels.
17
« Percevoir comme » est ici entendu dans un sens non-conceptuel ou non-épistémique (voir F. Clémentz,
2000) : il n’est pas en principe nécessaire de posséder le concept d’intentionnalité pour voir un objet comme
intentionnel, comme distinct de l’acte perceptif.
8
ne soit pas accessible au sein de la perception implique que celle-ci ne présente pas non plus
au sujet la distinction entre lui et l’objet externe.
Le monisme neutre phénoménal est clairement défendu par Cook Wilson dans la
citation présentée en introduction. Selon lui, la connaissance est un acte mental primitif, qu’il
appelle appréhension (et qui inclut notamment la perception), nous mettant en relation
immédiate avec son objet. L’appréhension ne peut être fausse, et elle ne peut être définie en
termes d’opinions ou de croyances : elle est au contraire plus fondamentale qu’elles18. C’est
une relation intentionnelle fondamentale et primitive. Or l’appréhension n’est pas
essentiellement expérimentée comme une appréhension d’un monde distinct par le sujet. C’est
une chose d’appréhender un objet extérieur, c’en est une autre d’avoir conscience de cette
appréhension.
Une thèse identique avait déjà été défendue par le phénoménologue réaliste M. Scheler
(1973a [1927] : 294). Scheler appelle connaissance extatique cette connaissance primitive
dans laquelle le sujet ne se distingue pas consciemment de l’objet. Cook Wilson comme
Scheler admettent qu’il y a bien, métaphysiquement, une relation intentionnelle19ntre le sujet
connaissant et l’objet connu (l’appréhension pour Cook Wilson, la connaissance extatique
pour Scheler). Mais ils nient que cette relation soit elle même essentiellement accessible à son
sujet. La raison en est, selon eux, que l’acte de connaissance, contrairement à ce que
supposent Descartes et Brentano, n’est pas par essence réflexivement conscient. L’acte
connaît essentiellement l’objet mais ne se connaît pas essentiellement lui-même. En
conséquence, seul l’objet est présenté au sujet. Le sujet du monisme neutre phénoménal fait
l’expérience de ce qui est de facto un objet de son acte perceptif. Simplement, cet objet ne lui
apparaît pas comme un objet intentionnel pour la simple raison qu’il ne fait pas l’expérience
de son acte perceptif.
18
L’idée que la connaissance est une relation primitive, indéfinissable en termes de croyance est aujourd’hui
défendue par T. Williamson (2000), K. Hossack (2007, mais Hossack nie que la perception soit un type de
connaissance) et K. Mulligan (2007). Comme le remarque Mulligan (2003), cette thèse était déjà défendue par E.
Husserl, A. Reinach, L.Nelson et N. Hartman. C’est là un des exemples qui atteste de l’influence déterminante
qu’a exercée la phénoménologie réaliste post-brentanienne sur la philosophie oxonienne du XXème siècle.
19
Pour être exact, Scheler refuse de qualifier cette relation de connaissance d’« intentionnelle » car il utilise un
concept plus fort d’intentionnalité qui requiert non seulement une relation de référence à un objet, mais
également que l’objet semble distinct ou transcendant au sujet. Le désaccord avec la thèse présentée ici n’est que
terminologique.
Il faut noter également que Scheler ne défend pas le monisme neutre phénoménal au sujet de la perception. Il
écrit au sujet de la connaissance extatique qu’elle ne se trouve pas chez les hommes matures civilisées, en
particulier, pas dans la perception (1973a, trad. p. 294)
9
1.4. Monisme neutre phénoménal et solipsisme phénoménal
Il est important de ne pas confondre le monisme neutre phénoménal avec la thèse
qu’on peut appeler solipsisme phénoménal. Comme le moniste neutre phénoménal, le
solipsiste phénoménal pense que la distinction entre le sujet et l’objet n’est pas donnée dans
l’expérience perceptive ordinaire. Mais à la différence du moniste neutre phénoménal, le
solipsiste phénoménal soutient que cela signifie que l’expérience perceptive ordinaire
présente ses objets comme autant de modifications du sujet. Les choses perçues nous seraient
présentées comme autant d’états de nous-mêmes. Le solipsisme phénoménal est
historiquement plus répandu que le monisme neutre phénoménal en raison du présupposé
cartésien selon lequel la connaissance de soi est plus immédiate et moins sujette à l’erreur que
la connaissance des objets externes.20 Ainsi, Condillac, imaginant une statue qui ne serait
douée que du sens de l’ouïe, soutient qu’elle ferait les expériences suivantes :
Lorsque son oreille sera frappée, elle deviendra la sensation qu’elle éprouvera. […]
Ainsi nous la transformerons, à notre gré, en un bruit, un son, une symphonie : car elle
ne soupçonne pas qu’il existe autre chose qu’elle. (Condillac, 1997, p. 59, les italiques
sont les miennes)21
Le solipsisme et le monisme neutre phénoménal ont donc en commun de nier que la
perception soit phénoménalement intentionnelle, mais se distinguent au regard de la
description phénoménologique de ce résidu non-intentionnel. Le solipsiste pense que la
perception nous présente ses objets comme des modifications de nous-mêmes. Le moniste
neutre pense que la perception nous présente ses objets comme indéterminés au regard de la
distinction sujet-objet. Lorsqu’il lève la tête vers le ciel, le sujet du monisme neutre
20
On le retrouve notamment dans la tradition idéaliste allemande, chez Fichte et Hegel, puis chez Heidegger.
Notons que bien qu’une telle thèse soit généralement soutenue dans le cadre d’une métaphysique idéaliste, elle
est (comme le monisme neutre phénoménal) compatible avec le réalisme. Il est possible de soutenir qu’il y a bien
un monde indépendant de notre esprit, mais que les apparences ordinaires ne nous le présentent pas comme tel.
21
Cela demeure vrai, selon Condillac, même lorsque certaines qualités sont présentées de façon continue alors
que d’autres varient :
Si, supposant qu’elle [la statue] est continûment la même couleur, nous faisons succéder en elle les odeurs,
les saveurs et les sons, elle se regarderait comme une couleur qui est successivement odoriférante,
savoureuse et sonore. Elle se regarderait comme une odeur savoureuse, sonore et colorée, si elle était
constamment la même odeur ; et il faut faire la même observation sur toutes les suppositions de cette
espèce. Car c’est dans la manière d’être où elle se retrouve toujours, qu’elle doit sentir ce moi qui lui paraît
le sujet de toutes les modifications dont elle est susceptible. (Condillac, 1997, p. 87, les italiques sont les
miennes)
10
phénoménal a une impression de bleu, qu’il n’attribue ni au monde extérieur ni à lui-même.
Le solipsiste phénoménal se sent bleuir.
Le solipsisme phénoménal est parfois limité à certains types d’expérience seulement, telles
que l’expérience de la douleur et des autres sentiments (feelings) corporels. Ainsi Hamilton,
reprenant des remarques de Reid au sujet de la douleur, soutient-il que les sentiments de ce
type sont « subjectivement subjectifs »22.
L’objection centrale au solipsisme phénoménal est que le sujet et l’objet sont interdépendants.
Cette objection se décline en deux versions. La première fait valoir que l’acte est
épistémologiquement dépendant de l’objet ; la seconde qu’il l’est conceptuellement. La
version épistémologique de l’objection a notamment été avancée par Scheler à l’encontre de
la conception heideggérienne du Dasein, et plus généralement de la tradition qui consiste à
prendre le moi pour point de départ. Scheler écrit notamment :
Pourquoi ce type d’être, qui est le plus difficile à élucider, devrait-il servir de point de
départ à l’ontologie ? […] Ne savons-nous pas aujourd’hui avec certitude que
l’homme comme être individuel n’est donné à lui-même qu’en dernier lieu ; qu’il est
d’abord immergé de façon entièrement extatique dans le Nous, le Tu, dans l’être
intramondain ; qu’il doit à chaque pas vers son individualité s’extirper péniblement
d’une concaténation d’identifications trompeuses avec les hommes, les êtres vivants,
les animaux, les plantes et les choses qu’il n’est pas lui-même ?23
Scheler défend ici le monisme neutre phénoménal en réaction au solipsisme phénoménal
d’Heidegger et d’une partie de la tradition cartésienne. Il est faux selon Scheler que les actes
mentaux soient essentiellement conscients. La conscience du sujet comme sujet et la
conscience de l’objet comme objet apparaissent simultanément (1973a, trad., p. 298).24
22
Voir Brentano (1995 : 91) pour une réponse.
23
Warum soll aber diese Seinart – die am schwierigsten zu Erhellende von allen Arten – den
Ausgangspunkt der Ontologie bilden? Warum wird sie gerade « Dasein » genannt, da doch gerade Dasein
zunächst sicherlich die Seinsweise eines zeitlich und örtlich bestimmtent X bedeutet und sicher nicht
Personsein eines Menschen? Wissen wir nicht heute fast gewiss, dass der Mensch als individuelles
Einzelwesen sich am allerspätesten selbst gegeben ist, dass er zunächst ganz ekstatisch aufgeht in das Wir,
das Du, in das innerweltlich Sein, dass er jeden Schritt zu seinem Selbstein mühsam abzuringen hat einer
Kette von täuschenden Identifizierungen mit Menschen, Lebewesen, Tieren, Plfanzen, Dinger, die er selbst
nicht ist? (Scheler, 1976, p. 261). Voir également Scheler, 1973b.
24
Dans la même optique, Stout (1931, p. 288) critiquera la version de solipsisme phénoménal défendue par Ward
(1899, vol. 2, pp. 164 sqq.) en faisant valoir que la connaissance que le sujet a de lui-même et celle qu’il a du
monde extérieur sont interdépendantes : le sujet ne peut se connaître sans connaître aussi un objet externe. Il y a
une dépendance épistémologique mutuelle entre la connaissance de l’un et la connaissance de l’autre.
11
Selon la seconde version de l’objection au solipsisme phénoménal, la dépendance entre
acte et objet est non seulement épistémologique, mais également conceptuelle. Les termes de
l’opposition sujet-objet (ou acte-objet) sont interdéfinis : un objet ne peut être objet que
relativement à un sujet, et un sujet ne peut être sujet que relativement à un objet25. Parler d’un
sujet en absence d’objet est dénué de sens. Le sujet et l’objet, le moi et le monde extérieur
sont des concepts interdéfinis.
Le monisme neutre phénoménal échappe à ces deux objections importantes, car le donné
phénoménal n’est selon lui donné ni comme subjectif, ni comme objectif, mais comme
indéterminé au regard de la distinction sujet-objet (bien que le donné phénoménal soit,
métaphysiquement, l’objet d’un acte intentionnel du sujet, il n’apparaît pas comme tel).
Le monisme neutre phénoménal ayant été défini et distingué du monisme neutre
métaphysique et du solipsisme phénoménal, il convient maintenant de montrer qu’il s’agit
d’une thèse digne de considération, qui n’est pas prima facie invraisemblable.
2. En défense du monisme neutre phénoménal
Beaucoup considèrent le monisme neutre phénoménal au sujet de la perception comme
invraisemblable : il semble évident que la distinction entre nous et le monde extérieur est
présentée au sein de la perception. Bien que le sujet, ou l’acte perceptif, ne soit pas à
proprement parler l’objet externe de notre perception, il fait néanmoins partie de sa
phénoménologie. Brentano soutient qu’il en est l’objet secondaire, alors que l’objet externe
est son objet primaire. De nombreux philosophes contemporains adoptent cette distinction
brentanienne. Ainsi, McGinn (1988) soutient que l’intentionnalité, et en particulier
l’intentionnalité perceptive, est « Janus faced »26. Carruthers (2000) affirme quant à lui qu’il y
a deux élément subjectifs dans l’expérience : « la subjectivité mondaine [worldly] » et la
« subjectivité expérientielle ». Et Levine (2001) pense que la phénoménologie intentionnelle
se décompose en « l’effet que cela fait » et « l’effet que cela me fait »27. De fait, le concept
d’intentionnalité lui-même semble a été introduit et développé en grande partie sur la base de
25
Ainsi Brentano rejette-t-il la thèse de Hamilton selon laquelle la douleur n’est pas intentionnelle, mais
seulement « subjectivement subjective » en faisant valoir que « là où vous ne pouvez pas parler d’un objet, vous
ne pouvez pas parler d’un sujet non plus » (1995 : 91).
26
« Perceptual exepriences are Janus-faced : they point outward to the external world but they also present a
subjective face to their subject: they are of somehting other than the subject and they are like something for the
subject. »
27
Voir également Lycan (1996) et Rosenthal (2002) pour des distinctions similaires.
12
considérations relatives à la phénoménologie de la perception : il serait dès lors étonnant que
celle-ci ne nous présente pas la distinction acte/objet. Pour toutes ces raisons, le moniste
neutre phénoménal doit accepter que la charge de la preuve lui incombe.
Il est en principe difficile de défendre une thèse phénoménologique contre-intuitive : le
moniste neutre phénoménal semble n’avoir d’autre option que d’inviter l’intentionnaliste
phénoménal à « regarder mieux » son expérience, pour y constater l’absence de toute dualité
sujet-objet. Cette stratégie peu prometteuse n’est cependant pas la seule possible. Plutôt que
d’invoquer un quelconque manque d’expertise introspective, une stratégie plus féconde
consiste à traquer de possibles malentendus dans la description de notre expérience. Je pense
en effet que le caractère contre-intuitif du monisme neutre phénoménal repose sur trois
malentendus. Premièrement, une confusion entre la négation de l’intentionnalité phénoménale
de la perception et l’affirmation du caractère phénoménalement dépendant de son objet.
Deuxièmement une confusion entre l’expérience perceptive au sens strict et l’expérience
perceptive au sens large. Troisièmement une confusion entre le point de vue et le sujet.
2.1. Absence de présentation de l’indépendance / présentation de la dépendance
Nier que la perception nous présente l’indépendance existentielle de ses objets n’implique
aucunement d’affirmer qu’elle nous les présente comme dépendant. T. Crane écrit dans un
article récent :
…toutes (ou presque toutes) les théories sérieuses de la perception admettent que notre
expérience perceptive nous semble être une conscience d’un monde indépendant de
l’esprit. Notre conscience des objets d’une expérience perceptive ne semble pas être
une conscience de choses qui dépendent de cette expérience pour son existence
(Crane, 2008).28
28
… all (or almost all) serious theories of perception agree that our perceptual experience seems as if it
were an awareness of a mind-independent world. One's awareness of the objects of a perceptual experience
does not seem to be an awareness of things which depend on that experience for their existence.
13
Crane suggère que si les objets perceptifs ne nous sont pas présentés comme
dépendants de leur perception, alors ils doivent nous être présentés comme indépendants
d’elle. Un tel raisonnement est un non sequitur. S’il est vrai que, du point de vue
métaphysique, la distinction entre dépendance et indépendance existentielle est exhaustive,
elle ne l’est pas au niveau épistémologique, où l’indétermination est toujours une option.
Cette troisième option est précisément la thèse soutenue par le monisme neutre phénoménal,
et ce qui le distingue du solipsisme phénoménal : l’objet intentionnel ne nous est présenté ni
comme dépendant, ni comme indépendant de notre acte perceptif. Le caractère dépendant ou
indépendant de l’objet perceptif ne fait pas partie de la phénoménologie de la perception qui
est indéterminée sur ce point.
2.2. Expérience perceptive fine / expérience perceptive épaisse
La deuxième source de confusion qui peut conduire à considérer le monisme neutre
phénoménal comme une thèse absurde est la suivante. Il convient de distinguer une acception
large et étroite de l’expression « expérience perceptive ». Si le monisme neutre phénoménal
est tout à fait invraisemblable au sujet de l’expérience perceptive au sens large, il ne l’est pas
au sujet de l’expérience perceptive au sens étroit.
L’expérience olfactive particulière de l’odeur d’un figuier est liée à un ensemble
d’autres épisodes mentaux qui dépendent d’elle, dont elle dépend ou qui lui sont simplement
associés de façon contingente. Ainsi peut-elle rendre occurrents certains souvenirs (un voyage
en Andalousie), susciter certains états affectifs (nostalgie, plaisir olfactif), désirs (manger une
figue), dispositions à l’action (tendre le bras, respirer plus fort) attentes ou anticipations (la
texture que les feuilles de l’arbre présenterait au toucher, le fait que l’odeur s’intensifiera ou
diminuera selon nos déplacements), reconnaissances ou conceptualisations (c’est une odeur,
c’est l’odeur d’un figuier, c’est la même odeur que celle déjà sentie en Andalousie) ; elle
dépend également de projets et tentatives antérieurs (se rapprocher d’une zone ombragée)
ainsi que de la proprioception de notre position et de nos mouvements actuels, et est associée
à d’autres expériences perceptives conjointes comme la vision du figuier ou une sensation de
chaleur.
J’appelle expérience perceptive épaisse l’expérience de l’odeur du figuier prise dans
ce contexte global, et expérience perceptive fine l’expérience de l’odeur du figuier prise en
14
elle-même, indépendamment des autres épisodes mentaux qui lui sont liés.29 L’expérience
perceptive fine est une abstraction. De fait, une telle expérience ne se produit jamais seule.
Cependant, ce serait une erreur de penser qu’une telle expérience nous est en principe
inaccessible. Si l’odeur du figuier me rappelle l’Andalousie, la façon dont elle apparaîtrait à
quelqu’un qui ne lui associerait pas ce souvenir ne m’est pas pour autant étrangère. Même si
l’expérience perceptive fine est dépendante de l’expérience perceptive épaisse, cela ne
signifie pas que l’on ne puisse l’abstraire de ce contexte pour décrire sa phénoménologie
intrinsèque. L’abstraction dont il est question ici n’est pas de même type que celle qui préside
à la phénoménologie des couleurs pures, où l’on tente de faire abstraction de dimensions de
variations telles que la forme ou la localité. Abstraire l’expérience fine du complexe
d’expériences auxquelles elle est liée est plus aisé. En effet, l’expérience fine, bien qu’elle
puisse être causalement dépendante de certaines autres de ces expériences, ne dépend de ces
dernières ni essentiellement ni phénoménalement. On peut concevoir un être éphémère qui
n’aurait que l’expérience fine d’une odeur de figue, sans avoir aucun souvenir, anticipation,
ou expérience visuelle liée. De même, si la perception visuelle d’un objet opaque
s’accompagne généralement d’anticipations au sujet des parties cachées qui se découvriraient
si la position relative de nos yeux et de l’objet changeait, nous pouvons imaginer avoir la
même expérience sans ces anticipations, ou avec des anticipations distinctes (un objet creux
par exemple). L’expérience fine est, pour reprendre la terminologie de Fodor, encapsulée,
cognitivement impénétrable. En raison de cette indépendance, concevoir une perception fine
repose donc sur un processus d’abstraction moins controversé que celui qui préside à la
représentation d’un triangle pur.
Le monisme neutre phénoménal est clairement faux de l’expérience perceptive
épaisse : celle-ci est liée à un ensemble d’attentes, de dispositions à agir ou de croyances qui
reposent sur la distinction sujet-objet. Il est vrai qu’à chaque fois que nous percevons un objet,
nous avons à ce titre l’impression que cet objet est distinct de nous. Mais la thèse qui est
défendue ici est seulement que le monisme neutre phénoménal est vrai de l’expérience
perceptive fine. En d’autres termes, il ne s’agit pas de nier que la perception fine nous
présente extrinsèquement la distinction soi-monde, mais seulement qu’elle le fasse de façon
intrinsèque, indépendamment des autres expériences qu’elle suscite, dont elle dépend ou qui
lui sont simplement conjointes.
29
La distinction s’inspire de celle que fait Armstrong entre particuliers fins et particuliers épais, le particulier
épais était le particulier considéré avec l’ensemble des propriétés qu’il exemplifie, le particulier fin étant le
particulier, abstraction faite des propriétés qu’il exemplifie (Armstrong, 1997, p. 123-6).
15
A quoi ressemble l’expérience perceptive fine ? A. Clark (2000) soutient qu’elle peut
être adéquatement décrite en terme de perception de qualités localisées. Nous voyons du
rouge-là, du vert-ici, sentons de la pression-là, de la tension-ici, etc. Les localités sont les
porteurs des propriétés perceptives. Une telle thèse s’oppose notamment à la thèse selon
laquelle au sein du contenu perceptif fondamental, les porteurs des qualités perceptives sont
non pas des places mais des objets. Ce débat dépasse le cadre du présent article. Je supposerai
ici que la perception d’objet relève d’un niveau de perception moins fondamental que la
perception de qualités localisées, qui est le niveau le plus fin d’expérience : nous pouvons
imaginer voir des qualités localisées sans voir d’objet, mais nous ne pouvons pas imaginer
voir d’objet sans voir de qualités localisées.
2.3. Point de vue / sujet
Même restreint à l’expérience fine de qualités localisées dans l’espace, le monisme
neutre phénoménal demeure intuitivement problématique. En effet, non seulement nous
expérimentons des qualités comme emplissant une certaine portion d’espace, nous
expérimentons ces qualités comme localisées par rapport à nous. Nous percevons non pas
simplement du rouge-là, mais également du rouge là-bas, ce qui semble impliquer une
référence implicite au sujet. Nous décrivons naturellement notre expérience visuelle en disant
que nous percevons une tache rouge face à nous, à une certaine distance de nous. Si tel est le
cas, le sujet, ou l’acte, doit faire partie, d’une manière ou d’une autre, de la phénoménologie
de la perception ordinaire.
En réponse, le moniste neutre phénoménal soutient que tout ce dont nous faisons
l’expérience est qu’il y a une tache rouge à une certaine distance d’ici, où ici n’est pas
présenté comme le lieu où nous sommes, ni comme le lieu de notre perception. Ici ne nous est
présenté que comme l’origine d’une perspective. Selon cette approche, le point de vue fait
partie de ce qui est vu. La bonne description phénoménologique de l’objet perceptif n’est pas
[un rond rouge], mais [un rond rouge d’ici]. L’expression « d’ici » ne modifie pas l’acte
perceptif, mais son objet. Les objets de nos expériences perceptives fines sont des
perspectives. Une telle réponse se heurte cependant à deux objections principales, l’une
phénoménologique, l’autre métaphysique.
(1) La première objection est d’ordre phénoménologique. Elle fait valoir que les points
de vue sont dépourvus de toute qualité phénoménale. Nous serions bien en peine de dire à
16
quoi ils ressemblent. La remarque de Wittgenstein selon laquelle l’œil n’est pas dans le
champ visuel, mais en constitue la limite est souvent comprise en ce sens30. Il serait
phénoménologiquement absurde de prétendre que les points de vue sont des objets vus car
aucune description phénoménologique plausible ne peut en être donnée.
Une telle objection se trompe de cible : affirmer que le point de vue est vu ne revient
pas à affirmer qu’il est une substance perçue, qui serait ou pourrait être expérimentée
indépendamment de tout autre donné visuel. La thèse selon laquelle le point de vue est une
partie de ce qui est perçu soutient que ni le point de vue, ni l’objet distal ne sont perçus
indépendamment l’un de l’autre. Il n’est pas possible de voir une montagne sans la percevoir
d’un certain point de vue, et il n’est pas possible non plus de percevoir un point de vue sans
qu’il soit un point de vue sur un certain objet31. Le point de vue et l’objet distal entrent dans
une relation de dépendance générique mutuelle, au même titre que la couleur et l’étendue.
L’un et l’autre sont des parties inséparables de l’objet perceptif. Il est tout aussi erroné de
penser que les points de vue sont invisibles pour la raison qu’on ne peut imaginer à quoi
ressemblerait un point de vue seul, que de soutenir que les couleurs sont invisibles car on ne
peut imaginer les percevoir sans percevoir aussi de l’étendue.32
(2) La deuxième objection à la thèse selon laquelle les objets immédiats de nos
perceptions sont des faits perspectifs est d’ordre métaphysique. Elle soutient que de tels faits
ne figurent pas dans l’inventaire des choses réelles. S’il n’y a rien de tel que des faits
perspectifs dans le monde extérieur, l’approche selon laquelle les objets immédiats de nos
perceptions fines sont des perspectives conduit irrémédiablement à une théorie des sense-data
selon laquelle les objets phénoménaux de nos perceptions fine sont des sense-data
(perspectifs) dépendants de notre esprit. Le monisme neutre phénoménal serait alors
incompatible avec le réalisme direct.
30
Notons cependant que dans l’optique de Wittgenstein, l’œil est à rapprocher du sujet. Si tel est le cas, le
monisme neutre phénoménal est tout à fait compatible avec la remarque de Wittgenstein : le sujet n’est pas dans
le champ visuel, seul le point de vue l’est.
31
Voir Sanford (1983) pour une défense de la thèse selon laquelle un point de vue « impartial » n’est pas une
absence de point de vue, mais un ensemble de multiples points de vue.
32
Une telle approche implique de distinguer clairement les relations d’exemplification et de dépendance. Chaque
couleur vue est dépendante de l’endroit où elle est vue et de l’endroit d’où elle est vue. Mais elle ne qualifie
(n’est exemplifié par) que le premier. Contrairement à la localité de la couleur, la localité d’où elle est vue est
dépourvue de qualité intrinsèque. Il s’agit d’un point d’espace vide. Là encore, les doutes sur la phénoménologie
de l’espace vide ne sont fondés qu’au sujet de la perception indépendante de l’espace vide. Outre le point de vue,
la distance entre ce point de vue et l’objet distal fait également partie de ce qui est vu. Parlant du mode de
donation de l’espace vide, Husserl (1989/1907) soutient que la profondeur, la distance entre le sujet l’objet, est
co-vue, c'est-à-dire vue de manière dépendante des objets distaux.
17
J’admettrai ici que le réalisme direct est la bonne théorie au sujet de la perception : les
objets perçus ne dépendent ni pour leur nature, ni pour leur existence de la perception que
nous avons d’eux. La réponse à l’objection présente consiste alors à adopter un réalisme au
sujet des faits perspectifs. Pour ce faire, il n’est pas nécessaire de soutenir la thèse forte selon
laquelle la réalité ne consiste qu’en des faits perspectifs, mais seulement la thèse plus faible
selon laquelle elle en contient (ainsi peut-être que des faits non-perspectifs) et que ceux-ci
sont les objets immédiats de nos perceptions fines. De fait, le réalisme perspectif a été
défendu par plusieurs monistes neutres (Russell, 1989 ; Nunn, 1909). Récemment, Noë (2000)
a fait appel à une telle thèse pour rendre compte de la phénoménologie des formes occlusives,
et Fine (2005) a proposé une défense détaillée de réalisme perspectif temporel.33
Bien que la défense détaillée du réalisme perspectif dépasse le cadre du présent article,
il convient de mentionner certains arguments qui vont en son sens, indépendamment de sa
compatibilité avec le monisme phénoménal. Un argument souvent avancé par Russell en
faveur du réalisme perspectif est que les perspectives optiques peuvent être photographiées
(Russell, 2007 : 164) : différentes photographies de la table prises de différents endroits ne se
ressemblent pas exactement. L’appareil photographique cependant, n’est pas sensible aux
sense-data. Il n’est pas sensible non plus aux modes de présentation frégéens auxquels les
perspectives sont parfois identifiées. L’explication de telles différences de perspective ne
semble devoir faire intervenir que les lois de l’optique. Aucun explanans psychologique ou
sémantique n’est requis pour expliquer la différence entre deux perspectives (Russell, 2007 :
131). Outre les photographies, un phénomène qui semble requérir l’adoption du réalisme
perspectif est celui des reflets. Deux pêcheurs nocturnes, Jules et Paul, font chacun
l’expérience du reflet de la lune comme une ligne de lumière reliant un point de l’horizon
situé à la verticale de la lune à leur barque. Chacun fait l’expérience que le reflet n’est aligné
qu’avec sa barque, et non avec celle de l’autre. Chacun voit le paysage suivant, et se dit :
33
Voir W. Moore, 2000 chap. 3 pour une critique du réalisme perspectif.
18
Jules : « Pas de chance pour Paul, c'est moi qui suis ce soir exactement dans
l'alignement du reflet de la lune. Comble de malchance pour lui, le reflet m'a jusqu'ici
suivi à la trace »
Paul : « Jules se dit certainement qu’il est le seul à être aligné au reflet. Mais j'ai moi
aussi cette impression. C’est pourquoi ce n’est là qu’une impression. Etant donné que
la même partie de la surface de l'eau ne peut pas être à la fois illuminée et dans
l’ombre, les reflets ne sont pas réels. Ils n'existent que dans notre esprit, ils sont des
sense-data ».
Paul est peut-être moins naïf que Jules, mais il n’est pas si avisé. Il y a en réalité un
phénomène optique que Paul perçoit, et un autre que Jules perçoit : selon le réaliste
perspectif, Jules perçoit [le reflet de la lune depuis sa barque], alors que Paul perçoit [le reflet
de la lune depuis la sienne]. Il existe plusieurs reflets de la lune, une infinité sans doute, si
l’espace est dense (un pour chaque lieu à la surface de l’eau ou à ses environs). Ces reflets
dépendent des lois de l’optique exclusivement, et non d’un quelconque phénomène
intentionnel.
19
Il y a donc au moins trois raisons de ne pas disqualifier d’emblée le monisme neutre
phénoménal. Premièrement, le monisme neutre phénoménal n’affirme donc pas que la
perception nous présente ses objets comme dépendants d’elles, mais simplement qu’elle ne les
présente pas comme indépendants d’elle. Deuxièmement, il ne nie pas que la perception au
sens large nous présente ses objets comme existants de façon distincte de nous : il nie
seulement que la perception fine le fasse intrinsèquement, indépendamment des autres
épisodes mentaux auxquels elle est liée. Troisièmement, il n’affirme pas non plus que la
perception visuelle fine nous présente intrinsèquement ses objets comme distants : il nie
seulement que cette profondeur visuelle consiste en une relation entre un sujet et un objet :
elle consiste en réalité en une relation entre un point de vue et un objet distal. Bien compris, le
monisme neutre phénoménal n’est donc pas une thèse qui impose une révision radicale de nos
croyances ordinaires au sujet de la perception et de sa phénoménologie.
3. En faveur du monisme neutre phénoménal
Que le monisme neutre phénoménal ne soit en réalité pas une thèse
phénoménologiquement aberrante ne suffit cependant pas à établir sa vérité. Dans cette
troisième partie, je présente trois arguments positifs en sa faveur. Chacun fait valoir que seul
le monisme neutre phénoménal permet de rendre compte d’un type de phénomène
ordinairement reconnu : (i) l’absorption attentionnelle (ii) l’expérience de la résistance (iii) la
transparence des actes perceptifs. Les deux premiers arguments reposent sur la question du
« dualisme soi-monde » que je commence par présenter.
3.1. Le dualisme soi-monde
Avant de présenter les deux premiers arguments en faveur du monisme neutre phénoménal il
importe de présenter le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Ce contexte est celui de ce que J.
Russell (1995), appelle la question du dualisme soi-monde. La question du dualisme soimonde, en première approximation, est la question de savoir comment le sujet en vient à
20
connaître la distinction entre lui-même et le monde extérieur. C’est une question qui sera ici
comprise en première personne : comment, du point de vue du sujet, la distinction entre lui et
le montre extérieur apparaît-elle34. Il convient alors de distinguer la version génétique de la
version épistémologique de la question du dualisme soi-monde.
L’interprétation la plus immédiate de la question du dualisme soi-monde la considère
comme une question génétique qui porte sur l’origine de notre représentation de la distinction
entre nous et le monde. Le sujet passe d’un état ou cette distinction n’est pas représentée, à un
état où elle l’est. La question est celle de la transition. On parle également de la question de
l’origine de notre croyance en un monde extérieur, ou de celle de la constitution de
l’objectivité35. La version génétique de la question du dualisme soi-monde demande comment
un être qui vient au monde sans représentation de la distinction entre lui et le monde extérieur,
finit par acquérir une croyance à ce sujet. Il s’agit donc de saisir l’origine de cette croyance :
comment, au cours du développement psychologique, celle-ci apparaît-elle ?
La seconde version de la question du dualisme soi-monde n’est pas génétique mais
épistémologique. Plutôt que de demander comment la représentation de la distinction soimonde apparaît dans le temps, on se demande ce qui la justifie à un moment donné. Une fois
cette représentation acquise, celle-ci peut être mise en question : quelle est la façon appropriée
pour le sujet de répondre à ces doutes sceptiques ? La version épistémologique de la question
du dualisme soi-monde s’interroge non pas sur l’origine développementale de notre croyance
en une distinction entre nous et le monde, mais sur son fondement épistémique, sa
justification.
La question génétique est en général étudiée par les psychologues du développement, la
question épistémologique par les philosophes. Ces deux approches sont distinctes, et les
réponses peuvent diverger : la raison pour laquelle nous avons commencé de croire à une
distinction entre nous et le monde extérieur n’est pas forcément la raison pour nous sommes
justifiés de la faire. Cette distinction n’est cependant pas toujours relevée et les deux questions
sont souvent traitées de paire. Ainsi, l’expérience de pensée de Condillac d’une statue que
l’on dote progressivement de différentes capacités sensorielles et motrices afin de déterminer
34
. C’est la question que pose clairement Condillac avec son expérience de pensée de la statue évoquée plus
haut :
J’avertis donc qu’il est très important de se mettre exactement à la place de la statue que nous allons
observer. Il faut commencer d’exister avec elle, n’avoir qu’un seul sens, quand elle n’en a qu’un ;
n’acquérir que les idées qu’elle acquiert, ne contracter que les habitudes qu’elle contracte : en un mot, il
faut n’être que ce qu’elle est. (Condillac, 1997, p. 9)
35
Ces deux façons de formuler le problème cependant l’oriente cependant dans un sensé subjectiviste : le sujet
sais qui il est et la question est de savoir comment il en vient à connaître qu’il existe quelque chose d’objectif,
hors de lui. Je rejette plus bas une telle approche de la question.
21
à partir de quand elle formera l’idée d’un monde extérieur incite-t-elle à un traitement
conjoint des deux questions. Il se peut, de fait, que la question de l’origine développementale
et celle du fondement épistémique de notre croyance en une telle distinction soi-monde se
recoupent. Suivant J.M. Baldwin (1906), J. Russell (1978 : 1 sqq. ; 1995) parle ainsi
d’épistémologie génétique pour désigner le projet partant de l’hypothèse que ce qui justifie
notre croyance en une réalité extérieure est la même chose que ce qui en est à l’origine.
Il est cependant important de relever la distinction conceptuelle entre ces deux ordres
de questions. Cela permet notamment, au cas où l’une des deux questions s’avèrerait être
infondée, de sauver l’autre. Ainsi, bien que la version génétique de la question du dualisme
soi-monde ait longtemps été au cœur des préoccupations des psychologues du développement,
dans la lignée de Piaget, elle fait aujourd’hui l’objet de critiques importantes. Ces critiques
font valoir que la distinction soi-monde est en fait innée (voir par exemple O’Keefe et Nadel,
1978), de sorte qu’il n’y aurait pas lieu de se demander quand et pourquoi celle-ci apparaîtrait
au cours du développement. Une réponse simple, pour l’épistémologue, consiste à accorder
cette objection mais à faire valoir que même si cette croyance est innée, il demeure important
de déterminer comment celle-ci est justifiée36. Nous nous intéresserons donc ici, en
philosophes, à la version épistémologique de la question du dualisme soi-monde, en laissant
ouvert sur débat sur la pertinence de sa version génétique.
Il s’agit donc de se demander ce qui fonde ou justifie, du point de vue du sujet, la croyance en
une réalité extérieure distincte de lui. L’intentionnaliste phénoménal dispose à première vue,
et contrairement au moniste neutre phénoménal, d’une réponse aisée : toute perception, dans
la mesure où elle présente au sujet la distinction entre lui et le monde extérieur, suffit à
36
Plutôt que d’invoquer la distinction entre version génétique et version épistémologique de la question du
dualisme soi-monde pour répondre à cette objection innéiste, il est possible de faire appel à une autre distinction
qui oppose sa version internaliste à sa version externaliste. Selon la lecture internaliste de la question du
dualisme soi-monde, il convient de se demander comment la connaissance de la distinction entre le sujet et le
monde extérieur est fondée (génétiquement ou épistémologiquement) du point de vue du sujet. Selon la lecture
externaliste de cette question, il s’agit de comprendre comment le système cognitif du sujet représente et traque
la différence entre lui et le monde extérieur, indépendamment de la question de savoir si cette distinction est ou
non consciemment accessible au sujet. Que certaines actions des animaux ne puissent être comprises qu’en
supposant qu’ils représentent de façon stable et fiable la distinction entre eux et le monde extérieur, n’implique
pas de devoir leur attribuer la connaissance réflexive consciente de cette distinction. Ainsi, en réponse à
l’objection innéiste au programme de l’épistémologie génétique, J. Russell (1995, 1996 : 72) fait valoir que le
fait de coder la distinction soi-monde d’une manière qui permet de fonder certaines capacités pratiques, ne suffit
pas encore à avoir une conscience réflexive de cette distinction. En d’autres termes, s’il est vrai que certaines
capacités comportementales impliquent que les sujets en question aient une représentation de la distinction entre
eux et le monde, rien n’implique que cette représentation soit consciente. On peut admettre que le nativisme est
vrai au sujet de la question comprise en un sens externaliste, mais soutenir que le constructivisme demeure vrai
au sujet de la question comprise en un sens internaliste. Même si notre système cognitif représente cette
distinction dès notre naissance, celle-ci ne nous devient consciemment accessible qu’au cours du développement.
La question de l’origine de cette conscience demeure.
22
justifier une telle distinction. L’intentionnaliste phénoménal peut ainsi soutenir que la
perception d’un galet rond justifie en première personne non seulement la croyance selon
laquelle il y un galet rond à tel endroit, mais également la croyance selon laquelle ce galet est
distinct du sujet. (Notons que dans la mesure où la perception est une des facultés
psychologiques les plus élémentaires, l’intentionnaliste phénoménal ne peut pas vraiment
prendre au sérieux la version génétique de la question du dualisme soi-monde puisque le
nourrisson a conscience d’une telle distinction aussitôt qu’il commence à percevoir. Il n’existe
aucun stade de développement où le monde nous est présenté sans nous être présenté comme
distinct de nous.). Mais cela conduit l’intentionnaliste phénoménal à contredire deux
intuitions ordinaires que le moniste neutre phénoménal est en mesure de respecter.
3.2. L’absorption attentionnelle
La première intuition consiste à remarquer que l’attitude naturelle ou spontanée est de
regarder au loin, de sorte que la réflexion sur ses propres actes intentionnels est une attitude
qui demande un certain exercice. Cette idée est notamment exprimée par Locke :
Les premières années on emploie souvent son temps à se divertir en regardant autour
de soi ; la principale occupation des hommes est alors de se familiariser avec ce qui
peut se rencontrer hors de soi ; ils grandissent ainsi sans relâcher l’attention qu’ils
portent aux sensations externes, et donc avant de parvenir à la maturité ils réfléchissent
rarement avec sérieux à ce qui se passe en eux ; pour certains, cela n’arrive
pratiquement jamais (Locke, Essai, II, i, §8)
Ryle (1954) compare cette attitude naturelle au phénomène physique de l’absorption
par une éponge, et utilise alors l’absorption psychologique pour définir le plaisir pris dans
l’activité (qu’il s’agisse d’une activité contemplative comme regarder, ou agentive comme
jouer) : dans de tels cas, nous sommes absorbés par la tâche, et ne faisons attention ni aux
autres épisodes externes, ni à la façon dont nous l’accomplissons ni à nos actes internes. C’est
même souvent le plus sûr moyen de rater un geste technique habituel (taper à la machine,
conduire, faire un revers au tennis, etc.) que de se concentrer sur la façon dont nous
l’effectuons. Etant donnée l’importance fondamentale que revêt le plaisir dans l’activité pour
le développement de l’enfant (Bühler, 1921), une bonne théorie de la perception, et plus
généralement de l’expérience doit pouvoir rendre compte de ce phénomène d’absorption.
23
Or l’intentionnalisme phénoménal peine à expliquer ce phénomène. En effet, il n’est
selon lui pas possible de regarder au loin sans « se regarder » en un certain sens : dans la
mesure ou l’objet perceptif nous est toujours présenté comme distinct de l’acte intentionnel,
ce dernier nous est également présenté, et occupe au moins une partie de notre attention. A
l’inverse, le phénomène de l’absorption trouve aisément sa place au sein du monisme neutre
phénoménal. Ce dernier soutient, pour reprendre les termes de Cook Wilson, que l’attitude
ordinaire consiste à « se perdre » dans l’objet perçu.
3.3. L’expérience de la résistance
Outre le fait d’être absorbé par l’objet, il existe une deuxième intuition commune dont
l’intentionnalisme phénoménal ne semble pouvoir rendre compte. Selon cette intuition, la
distinction entre nous et le monde extérieur nous est donnée par l’expérience de la résistance
de ce monde à notre volonté. L’expérience de la résistance à notre volonté joue apparemment
un rôle prépondérant dans la formation d’une telle attitude réflexive, qui permet la
représentation de la distinction entre nous et le monde. Il s’agit là d’une idée plausible et très
répandue. W. James (1880) remarque ainsi : « Il n’y a pas de remarque plus commune que
celle-ci, que la résistance à l’effort musculaire est le seul sens qui nous rend conscients d’une
réalité indépendante de nous. »
L’intuition sous-tend la célèbre « réfutation » de
l’immatérialisme de Berkeley proposée par Samuel Johnson, donnant un coup de pied dans
une pierre37, et de nombreux autres philosophes et psychologues ont tenté d’expliquer cette
intuition38. Voici par exemple ce qu’écrit le psychologue J. Russell (1996) :
37
Une fois sortis de l’église, nous discutâmes ensemble un moment de l’ingénieuse sophistique
développée par l’Evêque Berkeley afin de prouver la non-existence de la matière, et le fait que toute
chose dans l’univers est simplement idéelle. J’observai que bien que nous fussions convaincus que sa
doctrine n’était pas vraie, il était impossible de la réfuter. Je n’oublierai jamais l’empressement avec
lequel Johnson répondit, frappant son pied avec une puissante force contre une large pierre, jusqu’à ce
qu’il en rebondisse, « Je le réfute ainsi » Boswell, Life of Johnson, p. 292, ma traduction.
Je fais ici l’hypothèse que le geste de Johnson vise à attirer l’attention sur le fait que l’expérience de la
résistance nous donne l’impression d’une distinction nette entre nous et le monde extérieur. C’est également
l’interprétation de T. Baldwin (1995), D. Lane Patey (1986). D’autres interpretations ont cependant été
proposées. W. A. Sinclair a (selon Hallett, 1947) suggéré que c’était l’expérience de la douleur plutôt que de la
résistance sur laquelle Johnson souhaitait attirer l’attirer l’attention.
38
Parmi les philosophes et psychologues qui ont revendiqué un rôle central pour l’expérience de la résistance
dans l’explication génétique et/ou la justification épistémologique de notre croyance en une distinction soimonde, on compte notamment J.G. Fichte (1795), Maine de Biran (1812), Schopenhauer (1819) T. Brown
(1827), J. Mill (1829), A. Bain (1855, 1859, 1872, p. 198), W. Dilthey (1890), G. Heynmans (1905), J.M.
Baldwin (1906), G.F. Stout (1931) et plus récemment, S. Hampshire (1959), A.C. Garnett (1965), D. W. Hamlyn
(1990) T. Baldwin (1995), J. Russell (1995, 1996), A. D. Smith (2002), B. Williams (2002), Q. Cassam (2005),
M. Matthen (2005).
24
The development of self-world dualism is a fairly traditional concern in psychology,
and in fact my conclusion about how it develops will be a somewhat time-honoured
one. For I shall argue that the child’s experience of the world as being resistant to his
or her will plays the central role in this development.
On voit mal comment l’intentionnaliste phénoménal peut rendre compte d’une telle
intuition : si la perception nous donne déjà la distinction entre nous et le monde extérieur,
l’expérience de la résistance ne peut jouer aucun rôle privilégié dans cet accès. Le monisme
neutre phénoménal a sur ce point un avantage certain : il y a quelque chose dont nous pouvons
faire l’expérience antérieurement à l’expérience de la résistance (que cette relation
d’antériorité soit conçue comme temporelle, dans la version génétique de la question du
dualisme soi-monde ; ou épistémique –dans sa version épistémologique).
Dans l’hypothèse réaliste qui nous intéresse ici, la question est de comprendre
comment l’intentionnalité métaphysique devient phénoménale, comment le sujet en vient, à
partir d’un donné perceptif neutre, à prendre connaissance des actes intentionnels qui le
relient au monde39. Scheler et Cook Wilson formulent la question ainsi :
C’est seulement quand l’acte (logiquement et génétiquement simultané) qui fournit la
connaissance extatique et le sujet qui accomplit cet acte deviennent eux-mêmes le
contenu de la connaissance dans l’acte de réflexion que le caractère originellement
donné dans la connaissance extatique devient une simple référence pointant vers un
« objet ». (Scheler, 1973a, p. 298)
The process may be described as one in which the thinking subject, already realized in
some activity of thinking, passes to a further realization of this activity… The
subjective element in this unanalysed unity of apprehending and apprehended becomes
afterwards itself an object of consciousness. (Cook Wilson, 1926, vol. 1 p. 80)
Ce qui déclenche un tel processus, selon Scheler, est précisément l’expérience de la
résistance à nos efforts. Tenter de spécifier la nature d’une telle expérience dépasse le cadre
39
Notons cependant que d’autres thèses phénoménologiques au sujet de la perception permettent de soutenir que
l’expérience de la résistance joue un rôle décisif dans notre accès à la distinction soi-monde. Ainsi, un certain
nombre des auteurs mentionnés dans la note précédente ne souscrivent pas au monisme neutre phénoménal, mais
au solipsisme phénoménal. C’est le cas notamment de Fichte, Maine de Biran, Schopenhauer, Dilthey. Ces
même auteurs rejettent en général également le réalisme accepté ici. Dans cette optique idéaliste, le point de
départ est un moi phagocytaire qui s’attribue spontanément tout donné perceptif, jusqu’à ce que l’expérience
d’une résistance à sa volonté le conduise à projeter ce donné hors de lui.
25
du présent article40. Il suffit pour l’argument présent d’insister sur le fait que si l’expérience de
la résistance à notre effort volontaire est un type d’expérience qui ne recoupe pas en extension
nos expériences perceptives ordinaires : nous pouvons voir certaines choses sans avoir
l’impression qu’elles nous résistent. Dès lors, si la résistance à notre volonté doit jouer un rôle
privilégié dans l’épistémologie internaliste de la distinction soi-monde, une telle distinction ne
devrait pas être phénoménalement accessible au sein de l’expérience perceptive ordinaire.
C’est précisément la thèse que défend le monisme neutre phénoménal.
3.4. La transparence de l’acte
Le troisième argument en faveur du monisme neutre phénoménal repose sur une autre
intuition qui présente l’avantage d’être en général explicitement partagée ? par les
intentionnalistes phénoménaux eux-mêmes. Il s’agit de l’idée (évoquée plus haut) selon
laquelle l’acte perceptif est transparent, dénué de qualités phénoménales. Lorsque nous
cherchons à observer nos actes perceptifs, nous sommes immédiatement rendus à l’objet vu.
Le moniste neutre phénoménal peut tirer argument du caractère évanescent de l’acte perceptif
de la façon suivante :
(1)
Dans les expériences perceptives ordinaires, les actes perceptifs sont
phénoménalement transparents ;
(2)
Afin de faire l’expérience d’une relation comme telle, il est nécessaire de faire
l’expérience de ses relata ;
(3)
Donc dans la perception ordinaire, nous n’expérimentons pas la distinction
entre l’objet perçu et l’acte perceptif.
Si, comme le soulignent un grand nombre de philosophes41, la phénoménologie d’une
expérience se résume à la phénoménologie de son objet, et si la conscience d’une relation
requiert la conscience de ses termes, alors il est impossible d’avoir conscience du fait que
l’objet perçu est distinct de l’acte perceptif. Bien que le monisme neutre phénoménal soit
rarement explicitement endossé, il découle donc assez directement d’une thèse courante,
40
Je propose une définition de ce type d’expérience dans mon article « Résistance et existence ».
En particulier par G.E. Moore, B. Russell et les partisans contemporains de l’intentionnalisme fort tels F.
Dretske, G. Harmann, A. Byrne ou M. Tye. Voir notamment A. Byrne (2001) pour une présentation utile et une
défense de l’intentionnalisme (fort).
41
26
parfois appelée intentionnalisme fort ou représentationnalisme, selon laquelle la
phénoménologie d’une expérience perceptive est épuisée par la phénoménologie de son objet.
Paradoxalement, c’est une thèse que les partisans de l’intentionnalisme phénoménal semblent
souvent prêts à adopter. Mais si l’argument précédent est correct, il n’est pas possible de
soutenir conjointement que la perception semble intentionnelle et que l’acte intentionnel est
phénoménalement transparent.
Historiquement on l’a vu, c’est la transparence phénoménale des actes intentionnels qui a
conduit un certain nombre de philosophes vers le monisme neutre métaphysique. James
(1912 : 1) écrit par exemple : « I believe that ‘consciousness’, when once it has evaporated to
this estate of pure diaphaneity, is on the point of disappearing altogether ». L’erreur commise
par ces monistes neutres est d’avoir tenté de tirer une conclusion métaphysique de
l’observation phénoménologique de la transparence de l’expérience. Leur apport essentiel
cependant, est que dès lors que l’acte est phénoménologiquement diaphane, l’intentionnalité
phénoménale disparaît avec lui. Bien que la perception d’une table se distingue de la table,
cette perception se résume pour son sujet à une table apparente. Les sens portent
effectivement sur des objets distincts de nous mais ils ne nous disent rien de cette distinction.
Ils gardent à ce sujet un profond silence.
27
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