Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
Le profond silence des sens1 Olivier.massin@unige.ch (publié sous le titre « Le mutisme des sens ». In S. Laugier C. Al-Saleh (Eds.), J.L. Austin et la philosophie du langage ordinairen pp. 321-345, 2011, Hildesheim Zürich New York: Olms.) Introduction Dans un passage célèbre de Sense et Sensibilia (1962 : 11) Austin affirme que les sens sont muets. Filant la métaphore, Travis (2004) parle de silence des sens. Il s’agit pour l’un et l’autre de nier que la perception ait un contenu représentationnel. La thèse que je souhaite défendre ici est que les sens sont plus silencieux encore que ne le pensent Austin et Travis : non seulement la perception n’a pas de contenu représentationnel, mais sa phénoménologie est également dépourvue de distinction acte/objet. La perception ne nous présente pas intrinsèquement ses objets comme existants de façon distincte d’elle. En d’autres termes, les sens sont muets au regard de la distinction soi/monde. Bien que cette thèse n’ait pas été soutenue par Austin, elle n’est pas pour autant étrangère au courant réaliste oxonien. Elle a été clairement formulée par l’un de ses pères, J. Cook Wilson2 : Dans nos expériences ordinaires et dans les sciences, le penseur ou l’observateur se perd d’une certaine manière lui même dans l’objet qu’il est en train de percevoir, ou dans la vérité qu’il est en train de prouver. C’est là ce à quoi il pense, il ne pense pas à lui-même. Et bien que la connaissance et la perception impliquent toutes deux la distinction entre le penseur et l’objet, ainsi que la mise en œuvre active de cette distinction, nous ne devons pas confondre cela avec l’énoncé selon lequel le sujet 1 Je remercie Bruno Ambroise, Julien Deonna, Fabian Dorsch, Julien Dutant, Philipp Keller, Anne Meylan, Kevin Mulligan, Gianfranco Soldati, Fabrice Teroni, ainsi que les participants au séminaire Pro-doc « Questions about the self » tenu à Fribourg en 2008. 2 Pour une présentation des positions de Cook Wilson et de son rôle fondateur au sein du mouvement réaliste oxonien, voir M. Marion (2000) et C. Alsaleh (2003). 1 pensant actualise cette distinction, ou pense explicitement à lui et à sa propre activité comme distincts de l’objet.3 J’appellerai monisme neutre phénoménal cette thèse selon laquelle la perception ne nous présente pas ses objets comme existants de façon distincte d’elle. La première partie de cet article définit le monisme neutre phénoménal et le distingue de thèses voisines. La deuxième partie présente trois raisons pour lesquelles le monisme neutre phénoménal est une thèse moins radicale qu’il n’y paraît au premier abord. La troisième partie avance trois arguments en sa faveur. 1. Le monisme neutre phénoménal 1.1. Le silence des sens comme rejet du contenu perceptif Lorsqu’il soutient que les sens sont muets, Austin n’a pas en tête la thèse défendue ici selon laquelle ceux-ci ne présentent par leurs objets comme distincts des actes perceptifs. En effet, d’une part, Austin se préoccupe moins de la phénoménologie de la perception que du langage ordinaire à son sujet ; d’autre part, il n’entend pas nier que la perception soit intentionnelle – dans le sens original brentanien selon lequel elle serait constituée d’un acte perceptif dirigé vers un objet perçu. La cible de la critique d’Austin est le contenu perceptif en tant que troisième terme qui s’intercale entre l’acte et l’objet perceptif. En première approximation, le contenu correspond à la manière dont l’objet nous est présenté. Il est susceptible d’être vrai ou faux. Le contenu perceptif est censé nous « dire » quelque chose au sujet du monde, sans être lui-même un nouvel objet de perception (ce sans quoi il s’apparenterait à un sense-datum). Les partisans du contenu perceptif soutiennent donc que quand je goûte une figue, il y a entre mon acte perceptif et la figue que je goûte une entité tierce susceptible d’être vrai ou fausse. 3 « In our ordinary experiences and in the sciences, the thinker or observer loses himself in a manner in the particular object he is perceiving or the truth he is proving. That is what he is thinking about, and not about himself ; and, though knowledge and perception imply both the distinction of the thinker from the object and the active working of that distinction, we must not confuse this with the statement that the thinking subject is actualizing this distinction, thinks explicitly about himself, and his own activity, as distinct from the object. » (1926 : 79). 2 La notion de contenu perceptif a remporté l’adhésion de nombreux philosophes depuis son introduction par Twardowski (1993 [1894]), en premier lieu celle de Meinong et de Husserl. Le scepticisme à son égard ne date pas cependant d’Austin. G.E. Moore (1909/1910) et B. Russell (« On the nature of acquaintance » [1914], in Russell, 1956) ont adressé d’importantes critiques aux théories ternaires (acte-contenu-objet) de la perception. Au sein même de l’école oxonienne, le rejet du contenu perceptif est antérieur à Austin, et se trouve déjà chez Cook Wilson4 : Le seul « contenu » d’une pensée appréhensive qui puisse être trouvé est la nature de l’objet appréhendé. (Cook Wilson, 1926 : 75)5 Plus récemment, des critiques du contenu perceptif ont été développées par J. Dokic (1996, 2000a, 2000b, 2007), C. Travis (2004), M. Johnston (2006) ou M. Martin (2006)6. Dans la mesure où nier que la perception ait un contenu n’implique pas nécessairement de nier qu’elle soit dirigée vers un objet, les adversaires du contenu perceptif ne remettent en général pas en cause l’intentionnalité (brentanienne) de la perception. Dire que les sens sont muets, dans l’optique d’Austin et de Travis, ne revient pas à dire qu’ils ne portent sur rien, mais seulement que cette référence intentionnelle ne se fait pas par l’intermédiaire d’un contenu perceptif. Partisans et adversaires du contenu perceptif s’accordent donc le plus souvent sur le fait que la perception est intentionnelle. 1.2. Du silence des sens au monisme neutre Chez certains auteurs cependant, tels Russell ou Cook Wilson, le rejet de la notion de contenu perceptif a fini par conduire au rejet de la distinction même entre actes et objets 4 Pour la critique de Cook Wilson à l’encontre du contenu voir en particulier 1926 : Partie I, Chap 4 « Logic and theories of knowledge and reality ». 5 The only thing that can be found as 'content' of the apprehending thought is the nature of the object apprehended. 6 Voir également F. Clémentz (2000 : 39) sur l’ambiguïté de la notion de contenu. Pour une réponse à Dokic et une défense de la notion de contenu perceptif, voir Mulligan (1996). 3 perceptifs7. En effet, les arguments motivant le rejet du contenu perceptif sont aisément transposables aux actes perceptifs eux-mêmes. « L’argument principal contre les contenus, écrit Russell (19148), réside dans la difficulté qu’il y a à les découvrir introspectivement ». Il remarque aussitôt que le même argument menace de s’étendre aux actes mentaux, qui sont eux aussi dépourvus de toute qualité introspectible. A cette époque, Russell maintient cependant l’existence d’actes perceptifs —il n’est pas encore converti au monisme neutre— au motif que bien que ceux-ci ne puissent être expérimentés, ils peuvent néanmoins être inférés. En 1921, pour finir, le fait que « l’acte semble mythique et ne puisse être trouvé dans l’observation » (1921 : 21) aura raison de son réalisme au sujet des actes de sensation9. S’il est vrai que la phénoménologie de l’expérience est épuisée par celle de son objet, nous avons, selon cette approche, tout autant de raisons de rejeter le contenu que l’acte intentionnel. 1.3. Monisme neutre métaphysique et monisme neutre phénoménal Un état ou épisode est intentionnel si et seulement si il est constitué d’un acte qui est dirigée vers un objet distinct de lui. Depuis Brentano, l’adjectif intentionnel est utilisé pour qualifier des entités de catégories distinctes, et prend à chaque fois un sens différent. Il est appliqué tour à tour à : (i) l’état de choses relationnel constitué par un acte intentionnellement dirigé vers un objet (ii) la relation entre l’acte et l’objet elle-même (prise indépendamment de l’acte et l’objet) (iii) l’acte seul (pris indépendamment de sa relation à l’objet) (iv) l’objet seul (pris indépendamment de sa relation à l’acte) Dans les deux derniers cas, lorsque l’acte et l’objet sont dits « intentionnels », ce n’est pas en vertu de leurs propriétés intrinsèques, mais en vertu de la relation d’intentionnalité qui les relie l’un à l’autre. Dire d’un acte ou d’un objet qu’il est intentionnel revient donc à réduire la relation d’être dirigé vers à une propriété monadique de ses relata.Un objet est 7 Cook Wilson limite ce rejet à la distinction phénoménale entre les uns et les autres, Russell l’étend à la distinction métaphysique : alors que Cook Wilson ne souscrit qu’à ce que j’appellerai ensuite le monisme neutre phénoménal, Russell soucrit au monisme neutre phénoménal et métaphysique. 8 p. 62 de la traduction française. 9 Voir Vernant, 2003, chap. IV, V et VI, pour une présentation de l’évolution de Russell sur ces sujets. 4 intentionnel si et seulement si un acte est dirigé vers lui. Un acte est intentionnel si est seulement si il est intentionnellement dirigé vers un objet. Lorsque l’acte et l’objet exemplifient la relation d’être dirigée vers indépendamment de toute entité tierce, on dit de l’acte qu’il est intrinsèquement intentionnel. Lorsqu’une entité n’est dirigée vers une autre qu’en vertu d’une tierce entité (par exemple, un symbole ne réfère à autre chose que lui qu’en vertu de conventions sociales), la première est extrinsèquement dirigée vers la seconde. C’est l’intentionnalité intrinsèque qui nous intéressera ici. Le concept d’intentionnalité se prête à une interprétation métaphysique et à une interprétation phénoménologique. Selon la première, il décrit la façon dont sont réellement les états intentionnels. Selon la seconde, il décrit la façon dont ces états sont vécus par leur sujet. On parlera dans le premier cas, on d’intentionnalité métaphysique et dans le second d’intentionnalité phénoménale. Intentionnalité métaphysique=df un épisode est métaphysiquement intentionnel si et seulement si il est constitué de deux entités, l’une étant intrinsèquement dirigée vers la seconde. Intentionnalité phénoménale=df un épisode est phénoménalement intentionnel si et seulement si il semble être intrinsèquement dirigé vers un objet distinct de lui à son sujet. Brentano pense que les états mentaux sont à la fois phénoménalement et métaphysiquement intentionnels : la psychologie descriptive qui le conduit à la thèse selon laquelle l’intentionnalité est la marque du mental est supposée être une voie d’accès à la nature des états mentaux. Les états mentaux sont ce qu’ils semblent être, à savoir : intentionnels. Mais ces deux thèses sont en principe indépendantes : les états mentaux pourraient être intentionnels sans le paraître du point de vue du sujet; ou inversement paraître intentionnels sans l’être. Appelons intentionnalisme la théorie qui affirme que les états mentaux sont intentionnels. La théorie opposée qui nie qu’il existe au sein des états mentaux des actes intentionnels intrinsèquement dirigés vers des objets distincts d’eux est appelée monisme 5 neutre10. Le monisme neutre comme l’intentionnalisme peuvent être défendus au sujet de tous les états mentaux ou au sujet de certains d’entre eux seulement. Je m’intéresserai ici au monisme neutre perceptif qui nie que la perception soit essentiellement intentionnelle. Selon le monisme neutre perceptif, la perception n’est pas même une relation à deux termes : elle n’a ni acte, ni contenu, et consiste seulement en un « objet »11. L’intentionnalisme comme le monisme neutre se déclinent en deux versions, selon qu’ils sont formulés en terme d’intentionnalité phénoménale ou en terme d’intentionnalité métaphysique. Selon l’intentionnalisme métaphysique perceptif, la perception implique essentiellement une distinction métaphysique entre l’acte et l’objet perceptif, le premier étant dirigé vers le second. Selon l’intentionnalisme phénoménal perceptif, le sujet d’une perception a essentiellement l’impression qu’il existe une distinction entre son acte de perception et son objet, et a l’impression que le premier est dirigé vers le second. Selon le monisme neutre métaphysique (appliqué à la perception), il n’y a pas essentiellement, sur le plan métaphysique, de distinction entre l’acte perceptif et son objet : la perception n’est pas une relation entre un acte intentionnel et un objet. Selon le monisme neutre phénoménal enfin (appliqué à la perception), le sujet d’une perception n’a pas essentiellement l’impression qu’il existe une distinction entre un acte perceptif et un objet perçu. Intentionnalisme métaphysique (au sujet de la perception) =df toute perception est essentiellement constituée par un acte perceptif et un objet perçu, le premier étant dirigé vers le second. Intentionnalisme phénoménal (au sujet de la perception) =df toute perception implique essentiellement que son sujet fasse l’expérience d’une distinction entre son acte perceptif et l’objet qu’il perçoit, le premier étant dirigé vers le second. Monisme neutre métaphysique (au sujet de la perception) =df la distinction entre acte et objet perceptif n’est pas essentielle à la perception. 10 Je m’en tiens à une définition négative du monisme neutre, comme rejet de la distinction entre acte et objet, mais le monisme neutre est parfois également défini à l’aide d’une thèse positive au sujet de la façon dont il convient de distinguer les phénomènes mentaux des phénomènes physique (sans recourir à l’intentionnalité). Voir Stubenberg (2008) pour une présentation des différentes versions du monisme neutre. 11 Les guillemets sont ici requis car le terme d’objet est souvent tenu pour équivalent à celui d’objet intentionnel, auquel cas le moniste neutre nie l’existence d’objets. Le monisme neutre emploit le terme d’objet dans un sens faible, selon lequel un objet n’est pas essentiellement un objet de référence, mais simplement une chose ou une entité. 6 Monisme neutre phénoménal (au sujet de la perception=df Il n’est pas essentiel que le sujet d’une perception fasse l’expérience d’une distinction entre l’acte perceptif et l’objet perçu. Parmi les défenseurs du monisme neutre métaphysique, parfois appelé néoréalisme, on trouve notamment W. James (1912), R. B. Perry (1912), E. B. Holt (1912), E. Mach (1996), R. Carnap (2002), B. Russell (1989) et plus récemment I. Persson (1985) et F. Tonneau (2004). Une perception ne doit selon eux pas être analysée comme une relation entre un acte et un objet. Elle se résume à ce que les intentionnalistes appellent son objet. Selon le néorealisme, percevoir un objet consiste non pas dans une activité supposée de perception, mais dans cet objet et rien d’autre. Voir une chaise c’est une chaise, ou une portion de chaise, un point c’est tout.12 (Tonneau, 2004 :18) Pour abrupte qu’elle soit, cette formulation n’est pas un cas isolé. Abandonnant la distinction entre sensation et sense-data, Russell écrit13 : Si nous voulons éviter une hypothèse parfaitement gratuite, nous devons nous débarrasser du sujet considéré comme l’un des ingrédients actuels du monde. Mais quand nous faisons ceci, la possibilité de distinguer la sensation du sense-datum disparaît ; à tout le moins, je ne vois aucune manière de la maintenir. En conséquence, la sensation que nous avons quand nous voyons une tache de couleur est simplement cette tache de couleur […]. (Russell, The Analysis of Mind, p. 142-3)14 Dans la même veine, Holt soutenait déjà: 12 « According to neorealism, perceiving an object consists not of this object and a putative activity of perceiving, but of this object and nothing else. Seeing a chair is a chair or a portion of it—period. » 13 C’est une position que Russell défendait déjà en 1919 (in Russell, 1956, p. 305-6). 14 If we are to avoid a perfectly gratuitous assumption, we must dispense with the subject as one of the actual ingredients of the world. But when we do this, the possibility of distinguishing the sensation from the sense-datum vanishes ; at least I see no way of preserving the distinction. Accordingly the sensation that we have when we see a patch of couleur simply is that patch of colour […]. 7 Nous sommes devenus profondément attachés, pour ne par dire soudés, à la phrase — ma pensée est à propos d’un objet— alors que nous devrions dire et vouloir dire —ma pensée est une portion de l’objet— ou mieux encore, —une portion de l’objet est ma pensée :— exactement comme une portion du ciel est le zénith. (Holt 1914, p. 149)15 Le monisme neutre métaphysique implique une révision importante de nos croyances ordinaires au sujet de la perception et de la nature du monde extérieur. Mon but n’est pas ici de le défendre. Je ferai au contraire l’hypothèse que le monisme neutre métaphysique est faux : voir une chaise n’est pas une chaise, et ce qui distingue l’un de l’autre est que lorsqu’une chaise est vue, un acte perceptif la prend pour objet. La version de monisme neutre que je souhaite défendre ici est celle qui nie que la perception soit toujours phénoménalement intentionnelle. La perception n’apparaît pas intrinsèquement à son sujet comme une relation entre lui et le monde extérieur. Il est possible de rejeter le monisme neutre métaphysique tout en souscrivant au monisme neutre phénoménal16. C’est cette combinaison de thèse que je soutiens : bien que la perception soit de nature intentionnelle, cette nature n’est pas révélée dans la phénoménologie des expériences perceptives ordinaires. La perception est intentionnelle mais ne semble pas l’être au sujet qui perçoit. L’objet perçu est intentionnel mais il n’est pas perçu comme un objet intentionnel17. De quoi le sujet percevant est-il alors conscient ? Seulement de l’objet intentionnel de sa perception ; mais cet objet ne lui est pas présenté comme un objet de sa perception. L’acte perceptif est absent de la phénoménologie de la perception, qui ne peut pour cette raison pas présenter son objet comme distinct d’elle. Je ferai ici l’hypothèse que le moi est constitué par les actes intentionnels, de sorte que la question de la phénoménologie de la distinction soi-monde puisse être ramenée à la question de la phénoménologie de la distinction acte-objet. Ainsi, le fait que l’acte perceptif 15 « We have become wedded, or indeed welded to the phrase—my thought is of an object—when we ought to say and mean—my thought is a portion of the object—or better still,—a portion of the object is my thought:— exactly as a portion of the sky is the zénith » 16 La raison pour laquelle les monistes neutres historiques n’ont pas distingué la version phénoménale de la version métaphysique de leur thèse réside probablement dans leur adhésion à un empirisme radical. Si seules existent les entités observables, le fait que les actes perceptifs ne puissent être expérimentés implique qu’il ne puisse être réels. 17 « Percevoir comme » est ici entendu dans un sens non-conceptuel ou non-épistémique (voir F. Clémentz, 2000) : il n’est pas en principe nécessaire de posséder le concept d’intentionnalité pour voir un objet comme intentionnel, comme distinct de l’acte perceptif. 8 ne soit pas accessible au sein de la perception implique que celle-ci ne présente pas non plus au sujet la distinction entre lui et l’objet externe. Le monisme neutre phénoménal est clairement défendu par Cook Wilson dans la citation présentée en introduction. Selon lui, la connaissance est un acte mental primitif, qu’il appelle appréhension (et qui inclut notamment la perception), nous mettant en relation immédiate avec son objet. L’appréhension ne peut être fausse, et elle ne peut être définie en termes d’opinions ou de croyances : elle est au contraire plus fondamentale qu’elles18. C’est une relation intentionnelle fondamentale et primitive. Or l’appréhension n’est pas essentiellement expérimentée comme une appréhension d’un monde distinct par le sujet. C’est une chose d’appréhender un objet extérieur, c’en est une autre d’avoir conscience de cette appréhension. Une thèse identique avait déjà été défendue par le phénoménologue réaliste M. Scheler (1973a [1927] : 294). Scheler appelle connaissance extatique cette connaissance primitive dans laquelle le sujet ne se distingue pas consciemment de l’objet. Cook Wilson comme Scheler admettent qu’il y a bien, métaphysiquement, une relation intentionnelle19ntre le sujet connaissant et l’objet connu (l’appréhension pour Cook Wilson, la connaissance extatique pour Scheler). Mais ils nient que cette relation soit elle même essentiellement accessible à son sujet. La raison en est, selon eux, que l’acte de connaissance, contrairement à ce que supposent Descartes et Brentano, n’est pas par essence réflexivement conscient. L’acte connaît essentiellement l’objet mais ne se connaît pas essentiellement lui-même. En conséquence, seul l’objet est présenté au sujet. Le sujet du monisme neutre phénoménal fait l’expérience de ce qui est de facto un objet de son acte perceptif. Simplement, cet objet ne lui apparaît pas comme un objet intentionnel pour la simple raison qu’il ne fait pas l’expérience de son acte perceptif. 18 L’idée que la connaissance est une relation primitive, indéfinissable en termes de croyance est aujourd’hui défendue par T. Williamson (2000), K. Hossack (2007, mais Hossack nie que la perception soit un type de connaissance) et K. Mulligan (2007). Comme le remarque Mulligan (2003), cette thèse était déjà défendue par E. Husserl, A. Reinach, L.Nelson et N. Hartman. C’est là un des exemples qui atteste de l’influence déterminante qu’a exercée la phénoménologie réaliste post-brentanienne sur la philosophie oxonienne du XXème siècle. 19 Pour être exact, Scheler refuse de qualifier cette relation de connaissance d’« intentionnelle » car il utilise un concept plus fort d’intentionnalité qui requiert non seulement une relation de référence à un objet, mais également que l’objet semble distinct ou transcendant au sujet. Le désaccord avec la thèse présentée ici n’est que terminologique. Il faut noter également que Scheler ne défend pas le monisme neutre phénoménal au sujet de la perception. Il écrit au sujet de la connaissance extatique qu’elle ne se trouve pas chez les hommes matures civilisées, en particulier, pas dans la perception (1973a, trad. p. 294) 9 1.4. Monisme neutre phénoménal et solipsisme phénoménal Il est important de ne pas confondre le monisme neutre phénoménal avec la thèse qu’on peut appeler solipsisme phénoménal. Comme le moniste neutre phénoménal, le solipsiste phénoménal pense que la distinction entre le sujet et l’objet n’est pas donnée dans l’expérience perceptive ordinaire. Mais à la différence du moniste neutre phénoménal, le solipsiste phénoménal soutient que cela signifie que l’expérience perceptive ordinaire présente ses objets comme autant de modifications du sujet. Les choses perçues nous seraient présentées comme autant d’états de nous-mêmes. Le solipsisme phénoménal est historiquement plus répandu que le monisme neutre phénoménal en raison du présupposé cartésien selon lequel la connaissance de soi est plus immédiate et moins sujette à l’erreur que la connaissance des objets externes.20 Ainsi, Condillac, imaginant une statue qui ne serait douée que du sens de l’ouïe, soutient qu’elle ferait les expériences suivantes : Lorsque son oreille sera frappée, elle deviendra la sensation qu’elle éprouvera. […] Ainsi nous la transformerons, à notre gré, en un bruit, un son, une symphonie : car elle ne soupçonne pas qu’il existe autre chose qu’elle. (Condillac, 1997, p. 59, les italiques sont les miennes)21 Le solipsisme et le monisme neutre phénoménal ont donc en commun de nier que la perception soit phénoménalement intentionnelle, mais se distinguent au regard de la description phénoménologique de ce résidu non-intentionnel. Le solipsiste pense que la perception nous présente ses objets comme des modifications de nous-mêmes. Le moniste neutre pense que la perception nous présente ses objets comme indéterminés au regard de la distinction sujet-objet. Lorsqu’il lève la tête vers le ciel, le sujet du monisme neutre 20 On le retrouve notamment dans la tradition idéaliste allemande, chez Fichte et Hegel, puis chez Heidegger. Notons que bien qu’une telle thèse soit généralement soutenue dans le cadre d’une métaphysique idéaliste, elle est (comme le monisme neutre phénoménal) compatible avec le réalisme. Il est possible de soutenir qu’il y a bien un monde indépendant de notre esprit, mais que les apparences ordinaires ne nous le présentent pas comme tel. 21 Cela demeure vrai, selon Condillac, même lorsque certaines qualités sont présentées de façon continue alors que d’autres varient : Si, supposant qu’elle [la statue] est continûment la même couleur, nous faisons succéder en elle les odeurs, les saveurs et les sons, elle se regarderait comme une couleur qui est successivement odoriférante, savoureuse et sonore. Elle se regarderait comme une odeur savoureuse, sonore et colorée, si elle était constamment la même odeur ; et il faut faire la même observation sur toutes les suppositions de cette espèce. Car c’est dans la manière d’être où elle se retrouve toujours, qu’elle doit sentir ce moi qui lui paraît le sujet de toutes les modifications dont elle est susceptible. (Condillac, 1997, p. 87, les italiques sont les miennes) 10 phénoménal a une impression de bleu, qu’il n’attribue ni au monde extérieur ni à lui-même. Le solipsiste phénoménal se sent bleuir. Le solipsisme phénoménal est parfois limité à certains types d’expérience seulement, telles que l’expérience de la douleur et des autres sentiments (feelings) corporels. Ainsi Hamilton, reprenant des remarques de Reid au sujet de la douleur, soutient-il que les sentiments de ce type sont « subjectivement subjectifs »22. L’objection centrale au solipsisme phénoménal est que le sujet et l’objet sont interdépendants. Cette objection se décline en deux versions. La première fait valoir que l’acte est épistémologiquement dépendant de l’objet ; la seconde qu’il l’est conceptuellement. La version épistémologique de l’objection a notamment été avancée par Scheler à l’encontre de la conception heideggérienne du Dasein, et plus généralement de la tradition qui consiste à prendre le moi pour point de départ. Scheler écrit notamment : Pourquoi ce type d’être, qui est le plus difficile à élucider, devrait-il servir de point de départ à l’ontologie ? […] Ne savons-nous pas aujourd’hui avec certitude que l’homme comme être individuel n’est donné à lui-même qu’en dernier lieu ; qu’il est d’abord immergé de façon entièrement extatique dans le Nous, le Tu, dans l’être intramondain ; qu’il doit à chaque pas vers son individualité s’extirper péniblement d’une concaténation d’identifications trompeuses avec les hommes, les êtres vivants, les animaux, les plantes et les choses qu’il n’est pas lui-même ?23 Scheler défend ici le monisme neutre phénoménal en réaction au solipsisme phénoménal d’Heidegger et d’une partie de la tradition cartésienne. Il est faux selon Scheler que les actes mentaux soient essentiellement conscients. La conscience du sujet comme sujet et la conscience de l’objet comme objet apparaissent simultanément (1973a, trad., p. 298).24 22 Voir Brentano (1995 : 91) pour une réponse. 23 Warum soll aber diese Seinart – die am schwierigsten zu Erhellende von allen Arten – den Ausgangspunkt der Ontologie bilden? Warum wird sie gerade « Dasein » genannt, da doch gerade Dasein zunächst sicherlich die Seinsweise eines zeitlich und örtlich bestimmtent X bedeutet und sicher nicht Personsein eines Menschen? Wissen wir nicht heute fast gewiss, dass der Mensch als individuelles Einzelwesen sich am allerspätesten selbst gegeben ist, dass er zunächst ganz ekstatisch aufgeht in das Wir, das Du, in das innerweltlich Sein, dass er jeden Schritt zu seinem Selbstein mühsam abzuringen hat einer Kette von täuschenden Identifizierungen mit Menschen, Lebewesen, Tieren, Plfanzen, Dinger, die er selbst nicht ist? (Scheler, 1976, p. 261). Voir également Scheler, 1973b. 24 Dans la même optique, Stout (1931, p. 288) critiquera la version de solipsisme phénoménal défendue par Ward (1899, vol. 2, pp. 164 sqq.) en faisant valoir que la connaissance que le sujet a de lui-même et celle qu’il a du monde extérieur sont interdépendantes : le sujet ne peut se connaître sans connaître aussi un objet externe. Il y a une dépendance épistémologique mutuelle entre la connaissance de l’un et la connaissance de l’autre. 11 Selon la seconde version de l’objection au solipsisme phénoménal, la dépendance entre acte et objet est non seulement épistémologique, mais également conceptuelle. Les termes de l’opposition sujet-objet (ou acte-objet) sont interdéfinis : un objet ne peut être objet que relativement à un sujet, et un sujet ne peut être sujet que relativement à un objet25. Parler d’un sujet en absence d’objet est dénué de sens. Le sujet et l’objet, le moi et le monde extérieur sont des concepts interdéfinis. Le monisme neutre phénoménal échappe à ces deux objections importantes, car le donné phénoménal n’est selon lui donné ni comme subjectif, ni comme objectif, mais comme indéterminé au regard de la distinction sujet-objet (bien que le donné phénoménal soit, métaphysiquement, l’objet d’un acte intentionnel du sujet, il n’apparaît pas comme tel). Le monisme neutre phénoménal ayant été défini et distingué du monisme neutre métaphysique et du solipsisme phénoménal, il convient maintenant de montrer qu’il s’agit d’une thèse digne de considération, qui n’est pas prima facie invraisemblable. 2. En défense du monisme neutre phénoménal Beaucoup considèrent le monisme neutre phénoménal au sujet de la perception comme invraisemblable : il semble évident que la distinction entre nous et le monde extérieur est présentée au sein de la perception. Bien que le sujet, ou l’acte perceptif, ne soit pas à proprement parler l’objet externe de notre perception, il fait néanmoins partie de sa phénoménologie. Brentano soutient qu’il en est l’objet secondaire, alors que l’objet externe est son objet primaire. De nombreux philosophes contemporains adoptent cette distinction brentanienne. Ainsi, McGinn (1988) soutient que l’intentionnalité, et en particulier l’intentionnalité perceptive, est « Janus faced »26. Carruthers (2000) affirme quant à lui qu’il y a deux élément subjectifs dans l’expérience : « la subjectivité mondaine [worldly] » et la « subjectivité expérientielle ». Et Levine (2001) pense que la phénoménologie intentionnelle se décompose en « l’effet que cela fait » et « l’effet que cela me fait »27. De fait, le concept d’intentionnalité lui-même semble a été introduit et développé en grande partie sur la base de 25 Ainsi Brentano rejette-t-il la thèse de Hamilton selon laquelle la douleur n’est pas intentionnelle, mais seulement « subjectivement subjective » en faisant valoir que « là où vous ne pouvez pas parler d’un objet, vous ne pouvez pas parler d’un sujet non plus » (1995 : 91). 26 « Perceptual exepriences are Janus-faced : they point outward to the external world but they also present a subjective face to their subject: they are of somehting other than the subject and they are like something for the subject. » 27 Voir également Lycan (1996) et Rosenthal (2002) pour des distinctions similaires. 12 considérations relatives à la phénoménologie de la perception : il serait dès lors étonnant que celle-ci ne nous présente pas la distinction acte/objet. Pour toutes ces raisons, le moniste neutre phénoménal doit accepter que la charge de la preuve lui incombe. Il est en principe difficile de défendre une thèse phénoménologique contre-intuitive : le moniste neutre phénoménal semble n’avoir d’autre option que d’inviter l’intentionnaliste phénoménal à « regarder mieux » son expérience, pour y constater l’absence de toute dualité sujet-objet. Cette stratégie peu prometteuse n’est cependant pas la seule possible. Plutôt que d’invoquer un quelconque manque d’expertise introspective, une stratégie plus féconde consiste à traquer de possibles malentendus dans la description de notre expérience. Je pense en effet que le caractère contre-intuitif du monisme neutre phénoménal repose sur trois malentendus. Premièrement, une confusion entre la négation de l’intentionnalité phénoménale de la perception et l’affirmation du caractère phénoménalement dépendant de son objet. Deuxièmement une confusion entre l’expérience perceptive au sens strict et l’expérience perceptive au sens large. Troisièmement une confusion entre le point de vue et le sujet. 2.1. Absence de présentation de l’indépendance / présentation de la dépendance Nier que la perception nous présente l’indépendance existentielle de ses objets n’implique aucunement d’affirmer qu’elle nous les présente comme dépendant. T. Crane écrit dans un article récent : …toutes (ou presque toutes) les théories sérieuses de la perception admettent que notre expérience perceptive nous semble être une conscience d’un monde indépendant de l’esprit. Notre conscience des objets d’une expérience perceptive ne semble pas être une conscience de choses qui dépendent de cette expérience pour son existence (Crane, 2008).28 28 … all (or almost all) serious theories of perception agree that our perceptual experience seems as if it were an awareness of a mind-independent world. One's awareness of the objects of a perceptual experience does not seem to be an awareness of things which depend on that experience for their existence. 13 Crane suggère que si les objets perceptifs ne nous sont pas présentés comme dépendants de leur perception, alors ils doivent nous être présentés comme indépendants d’elle. Un tel raisonnement est un non sequitur. S’il est vrai que, du point de vue métaphysique, la distinction entre dépendance et indépendance existentielle est exhaustive, elle ne l’est pas au niveau épistémologique, où l’indétermination est toujours une option. Cette troisième option est précisément la thèse soutenue par le monisme neutre phénoménal, et ce qui le distingue du solipsisme phénoménal : l’objet intentionnel ne nous est présenté ni comme dépendant, ni comme indépendant de notre acte perceptif. Le caractère dépendant ou indépendant de l’objet perceptif ne fait pas partie de la phénoménologie de la perception qui est indéterminée sur ce point. 2.2. Expérience perceptive fine / expérience perceptive épaisse La deuxième source de confusion qui peut conduire à considérer le monisme neutre phénoménal comme une thèse absurde est la suivante. Il convient de distinguer une acception large et étroite de l’expression « expérience perceptive ». Si le monisme neutre phénoménal est tout à fait invraisemblable au sujet de l’expérience perceptive au sens large, il ne l’est pas au sujet de l’expérience perceptive au sens étroit. L’expérience olfactive particulière de l’odeur d’un figuier est liée à un ensemble d’autres épisodes mentaux qui dépendent d’elle, dont elle dépend ou qui lui sont simplement associés de façon contingente. Ainsi peut-elle rendre occurrents certains souvenirs (un voyage en Andalousie), susciter certains états affectifs (nostalgie, plaisir olfactif), désirs (manger une figue), dispositions à l’action (tendre le bras, respirer plus fort) attentes ou anticipations (la texture que les feuilles de l’arbre présenterait au toucher, le fait que l’odeur s’intensifiera ou diminuera selon nos déplacements), reconnaissances ou conceptualisations (c’est une odeur, c’est l’odeur d’un figuier, c’est la même odeur que celle déjà sentie en Andalousie) ; elle dépend également de projets et tentatives antérieurs (se rapprocher d’une zone ombragée) ainsi que de la proprioception de notre position et de nos mouvements actuels, et est associée à d’autres expériences perceptives conjointes comme la vision du figuier ou une sensation de chaleur. J’appelle expérience perceptive épaisse l’expérience de l’odeur du figuier prise dans ce contexte global, et expérience perceptive fine l’expérience de l’odeur du figuier prise en 14 elle-même, indépendamment des autres épisodes mentaux qui lui sont liés.29 L’expérience perceptive fine est une abstraction. De fait, une telle expérience ne se produit jamais seule. Cependant, ce serait une erreur de penser qu’une telle expérience nous est en principe inaccessible. Si l’odeur du figuier me rappelle l’Andalousie, la façon dont elle apparaîtrait à quelqu’un qui ne lui associerait pas ce souvenir ne m’est pas pour autant étrangère. Même si l’expérience perceptive fine est dépendante de l’expérience perceptive épaisse, cela ne signifie pas que l’on ne puisse l’abstraire de ce contexte pour décrire sa phénoménologie intrinsèque. L’abstraction dont il est question ici n’est pas de même type que celle qui préside à la phénoménologie des couleurs pures, où l’on tente de faire abstraction de dimensions de variations telles que la forme ou la localité. Abstraire l’expérience fine du complexe d’expériences auxquelles elle est liée est plus aisé. En effet, l’expérience fine, bien qu’elle puisse être causalement dépendante de certaines autres de ces expériences, ne dépend de ces dernières ni essentiellement ni phénoménalement. On peut concevoir un être éphémère qui n’aurait que l’expérience fine d’une odeur de figue, sans avoir aucun souvenir, anticipation, ou expérience visuelle liée. De même, si la perception visuelle d’un objet opaque s’accompagne généralement d’anticipations au sujet des parties cachées qui se découvriraient si la position relative de nos yeux et de l’objet changeait, nous pouvons imaginer avoir la même expérience sans ces anticipations, ou avec des anticipations distinctes (un objet creux par exemple). L’expérience fine est, pour reprendre la terminologie de Fodor, encapsulée, cognitivement impénétrable. En raison de cette indépendance, concevoir une perception fine repose donc sur un processus d’abstraction moins controversé que celui qui préside à la représentation d’un triangle pur. Le monisme neutre phénoménal est clairement faux de l’expérience perceptive épaisse : celle-ci est liée à un ensemble d’attentes, de dispositions à agir ou de croyances qui reposent sur la distinction sujet-objet. Il est vrai qu’à chaque fois que nous percevons un objet, nous avons à ce titre l’impression que cet objet est distinct de nous. Mais la thèse qui est défendue ici est seulement que le monisme neutre phénoménal est vrai de l’expérience perceptive fine. En d’autres termes, il ne s’agit pas de nier que la perception fine nous présente extrinsèquement la distinction soi-monde, mais seulement qu’elle le fasse de façon intrinsèque, indépendamment des autres expériences qu’elle suscite, dont elle dépend ou qui lui sont simplement conjointes. 29 La distinction s’inspire de celle que fait Armstrong entre particuliers fins et particuliers épais, le particulier épais était le particulier considéré avec l’ensemble des propriétés qu’il exemplifie, le particulier fin étant le particulier, abstraction faite des propriétés qu’il exemplifie (Armstrong, 1997, p. 123-6). 15 A quoi ressemble l’expérience perceptive fine ? A. Clark (2000) soutient qu’elle peut être adéquatement décrite en terme de perception de qualités localisées. Nous voyons du rouge-là, du vert-ici, sentons de la pression-là, de la tension-ici, etc. Les localités sont les porteurs des propriétés perceptives. Une telle thèse s’oppose notamment à la thèse selon laquelle au sein du contenu perceptif fondamental, les porteurs des qualités perceptives sont non pas des places mais des objets. Ce débat dépasse le cadre du présent article. Je supposerai ici que la perception d’objet relève d’un niveau de perception moins fondamental que la perception de qualités localisées, qui est le niveau le plus fin d’expérience : nous pouvons imaginer voir des qualités localisées sans voir d’objet, mais nous ne pouvons pas imaginer voir d’objet sans voir de qualités localisées. 2.3. Point de vue / sujet Même restreint à l’expérience fine de qualités localisées dans l’espace, le monisme neutre phénoménal demeure intuitivement problématique. En effet, non seulement nous expérimentons des qualités comme emplissant une certaine portion d’espace, nous expérimentons ces qualités comme localisées par rapport à nous. Nous percevons non pas simplement du rouge-là, mais également du rouge là-bas, ce qui semble impliquer une référence implicite au sujet. Nous décrivons naturellement notre expérience visuelle en disant que nous percevons une tache rouge face à nous, à une certaine distance de nous. Si tel est le cas, le sujet, ou l’acte, doit faire partie, d’une manière ou d’une autre, de la phénoménologie de la perception ordinaire. En réponse, le moniste neutre phénoménal soutient que tout ce dont nous faisons l’expérience est qu’il y a une tache rouge à une certaine distance d’ici, où ici n’est pas présenté comme le lieu où nous sommes, ni comme le lieu de notre perception. Ici ne nous est présenté que comme l’origine d’une perspective. Selon cette approche, le point de vue fait partie de ce qui est vu. La bonne description phénoménologique de l’objet perceptif n’est pas [un rond rouge], mais [un rond rouge d’ici]. L’expression « d’ici » ne modifie pas l’acte perceptif, mais son objet. Les objets de nos expériences perceptives fines sont des perspectives. Une telle réponse se heurte cependant à deux objections principales, l’une phénoménologique, l’autre métaphysique. (1) La première objection est d’ordre phénoménologique. Elle fait valoir que les points de vue sont dépourvus de toute qualité phénoménale. Nous serions bien en peine de dire à 16 quoi ils ressemblent. La remarque de Wittgenstein selon laquelle l’œil n’est pas dans le champ visuel, mais en constitue la limite est souvent comprise en ce sens30. Il serait phénoménologiquement absurde de prétendre que les points de vue sont des objets vus car aucune description phénoménologique plausible ne peut en être donnée. Une telle objection se trompe de cible : affirmer que le point de vue est vu ne revient pas à affirmer qu’il est une substance perçue, qui serait ou pourrait être expérimentée indépendamment de tout autre donné visuel. La thèse selon laquelle le point de vue est une partie de ce qui est perçu soutient que ni le point de vue, ni l’objet distal ne sont perçus indépendamment l’un de l’autre. Il n’est pas possible de voir une montagne sans la percevoir d’un certain point de vue, et il n’est pas possible non plus de percevoir un point de vue sans qu’il soit un point de vue sur un certain objet31. Le point de vue et l’objet distal entrent dans une relation de dépendance générique mutuelle, au même titre que la couleur et l’étendue. L’un et l’autre sont des parties inséparables de l’objet perceptif. Il est tout aussi erroné de penser que les points de vue sont invisibles pour la raison qu’on ne peut imaginer à quoi ressemblerait un point de vue seul, que de soutenir que les couleurs sont invisibles car on ne peut imaginer les percevoir sans percevoir aussi de l’étendue.32 (2) La deuxième objection à la thèse selon laquelle les objets immédiats de nos perceptions sont des faits perspectifs est d’ordre métaphysique. Elle soutient que de tels faits ne figurent pas dans l’inventaire des choses réelles. S’il n’y a rien de tel que des faits perspectifs dans le monde extérieur, l’approche selon laquelle les objets immédiats de nos perceptions fines sont des perspectives conduit irrémédiablement à une théorie des sense-data selon laquelle les objets phénoménaux de nos perceptions fine sont des sense-data (perspectifs) dépendants de notre esprit. Le monisme neutre phénoménal serait alors incompatible avec le réalisme direct. 30 Notons cependant que dans l’optique de Wittgenstein, l’œil est à rapprocher du sujet. Si tel est le cas, le monisme neutre phénoménal est tout à fait compatible avec la remarque de Wittgenstein : le sujet n’est pas dans le champ visuel, seul le point de vue l’est. 31 Voir Sanford (1983) pour une défense de la thèse selon laquelle un point de vue « impartial » n’est pas une absence de point de vue, mais un ensemble de multiples points de vue. 32 Une telle approche implique de distinguer clairement les relations d’exemplification et de dépendance. Chaque couleur vue est dépendante de l’endroit où elle est vue et de l’endroit d’où elle est vue. Mais elle ne qualifie (n’est exemplifié par) que le premier. Contrairement à la localité de la couleur, la localité d’où elle est vue est dépourvue de qualité intrinsèque. Il s’agit d’un point d’espace vide. Là encore, les doutes sur la phénoménologie de l’espace vide ne sont fondés qu’au sujet de la perception indépendante de l’espace vide. Outre le point de vue, la distance entre ce point de vue et l’objet distal fait également partie de ce qui est vu. Parlant du mode de donation de l’espace vide, Husserl (1989/1907) soutient que la profondeur, la distance entre le sujet l’objet, est co-vue, c'est-à-dire vue de manière dépendante des objets distaux. 17 J’admettrai ici que le réalisme direct est la bonne théorie au sujet de la perception : les objets perçus ne dépendent ni pour leur nature, ni pour leur existence de la perception que nous avons d’eux. La réponse à l’objection présente consiste alors à adopter un réalisme au sujet des faits perspectifs. Pour ce faire, il n’est pas nécessaire de soutenir la thèse forte selon laquelle la réalité ne consiste qu’en des faits perspectifs, mais seulement la thèse plus faible selon laquelle elle en contient (ainsi peut-être que des faits non-perspectifs) et que ceux-ci sont les objets immédiats de nos perceptions fines. De fait, le réalisme perspectif a été défendu par plusieurs monistes neutres (Russell, 1989 ; Nunn, 1909). Récemment, Noë (2000) a fait appel à une telle thèse pour rendre compte de la phénoménologie des formes occlusives, et Fine (2005) a proposé une défense détaillée de réalisme perspectif temporel.33 Bien que la défense détaillée du réalisme perspectif dépasse le cadre du présent article, il convient de mentionner certains arguments qui vont en son sens, indépendamment de sa compatibilité avec le monisme phénoménal. Un argument souvent avancé par Russell en faveur du réalisme perspectif est que les perspectives optiques peuvent être photographiées (Russell, 2007 : 164) : différentes photographies de la table prises de différents endroits ne se ressemblent pas exactement. L’appareil photographique cependant, n’est pas sensible aux sense-data. Il n’est pas sensible non plus aux modes de présentation frégéens auxquels les perspectives sont parfois identifiées. L’explication de telles différences de perspective ne semble devoir faire intervenir que les lois de l’optique. Aucun explanans psychologique ou sémantique n’est requis pour expliquer la différence entre deux perspectives (Russell, 2007 : 131). Outre les photographies, un phénomène qui semble requérir l’adoption du réalisme perspectif est celui des reflets. Deux pêcheurs nocturnes, Jules et Paul, font chacun l’expérience du reflet de la lune comme une ligne de lumière reliant un point de l’horizon situé à la verticale de la lune à leur barque. Chacun fait l’expérience que le reflet n’est aligné qu’avec sa barque, et non avec celle de l’autre. Chacun voit le paysage suivant, et se dit : 33 Voir W. Moore, 2000 chap. 3 pour une critique du réalisme perspectif. 18 Jules : « Pas de chance pour Paul, c'est moi qui suis ce soir exactement dans l'alignement du reflet de la lune. Comble de malchance pour lui, le reflet m'a jusqu'ici suivi à la trace » Paul : « Jules se dit certainement qu’il est le seul à être aligné au reflet. Mais j'ai moi aussi cette impression. C’est pourquoi ce n’est là qu’une impression. Etant donné que la même partie de la surface de l'eau ne peut pas être à la fois illuminée et dans l’ombre, les reflets ne sont pas réels. Ils n'existent que dans notre esprit, ils sont des sense-data ». Paul est peut-être moins naïf que Jules, mais il n’est pas si avisé. Il y a en réalité un phénomène optique que Paul perçoit, et un autre que Jules perçoit : selon le réaliste perspectif, Jules perçoit [le reflet de la lune depuis sa barque], alors que Paul perçoit [le reflet de la lune depuis la sienne]. Il existe plusieurs reflets de la lune, une infinité sans doute, si l’espace est dense (un pour chaque lieu à la surface de l’eau ou à ses environs). Ces reflets dépendent des lois de l’optique exclusivement, et non d’un quelconque phénomène intentionnel. 19 Il y a donc au moins trois raisons de ne pas disqualifier d’emblée le monisme neutre phénoménal. Premièrement, le monisme neutre phénoménal n’affirme donc pas que la perception nous présente ses objets comme dépendants d’elles, mais simplement qu’elle ne les présente pas comme indépendants d’elle. Deuxièmement, il ne nie pas que la perception au sens large nous présente ses objets comme existants de façon distincte de nous : il nie seulement que la perception fine le fasse intrinsèquement, indépendamment des autres épisodes mentaux auxquels elle est liée. Troisièmement, il n’affirme pas non plus que la perception visuelle fine nous présente intrinsèquement ses objets comme distants : il nie seulement que cette profondeur visuelle consiste en une relation entre un sujet et un objet : elle consiste en réalité en une relation entre un point de vue et un objet distal. Bien compris, le monisme neutre phénoménal n’est donc pas une thèse qui impose une révision radicale de nos croyances ordinaires au sujet de la perception et de sa phénoménologie. 3. En faveur du monisme neutre phénoménal Que le monisme neutre phénoménal ne soit en réalité pas une thèse phénoménologiquement aberrante ne suffit cependant pas à établir sa vérité. Dans cette troisième partie, je présente trois arguments positifs en sa faveur. Chacun fait valoir que seul le monisme neutre phénoménal permet de rendre compte d’un type de phénomène ordinairement reconnu : (i) l’absorption attentionnelle (ii) l’expérience de la résistance (iii) la transparence des actes perceptifs. Les deux premiers arguments reposent sur la question du « dualisme soi-monde » que je commence par présenter. 3.1. Le dualisme soi-monde Avant de présenter les deux premiers arguments en faveur du monisme neutre phénoménal il importe de présenter le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Ce contexte est celui de ce que J. Russell (1995), appelle la question du dualisme soi-monde. La question du dualisme soimonde, en première approximation, est la question de savoir comment le sujet en vient à 20 connaître la distinction entre lui-même et le monde extérieur. C’est une question qui sera ici comprise en première personne : comment, du point de vue du sujet, la distinction entre lui et le montre extérieur apparaît-elle34. Il convient alors de distinguer la version génétique de la version épistémologique de la question du dualisme soi-monde. L’interprétation la plus immédiate de la question du dualisme soi-monde la considère comme une question génétique qui porte sur l’origine de notre représentation de la distinction entre nous et le monde. Le sujet passe d’un état ou cette distinction n’est pas représentée, à un état où elle l’est. La question est celle de la transition. On parle également de la question de l’origine de notre croyance en un monde extérieur, ou de celle de la constitution de l’objectivité35. La version génétique de la question du dualisme soi-monde demande comment un être qui vient au monde sans représentation de la distinction entre lui et le monde extérieur, finit par acquérir une croyance à ce sujet. Il s’agit donc de saisir l’origine de cette croyance : comment, au cours du développement psychologique, celle-ci apparaît-elle ? La seconde version de la question du dualisme soi-monde n’est pas génétique mais épistémologique. Plutôt que de demander comment la représentation de la distinction soimonde apparaît dans le temps, on se demande ce qui la justifie à un moment donné. Une fois cette représentation acquise, celle-ci peut être mise en question : quelle est la façon appropriée pour le sujet de répondre à ces doutes sceptiques ? La version épistémologique de la question du dualisme soi-monde s’interroge non pas sur l’origine développementale de notre croyance en une distinction entre nous et le monde, mais sur son fondement épistémique, sa justification. La question génétique est en général étudiée par les psychologues du développement, la question épistémologique par les philosophes. Ces deux approches sont distinctes, et les réponses peuvent diverger : la raison pour laquelle nous avons commencé de croire à une distinction entre nous et le monde extérieur n’est pas forcément la raison pour nous sommes justifiés de la faire. Cette distinction n’est cependant pas toujours relevée et les deux questions sont souvent traitées de paire. Ainsi, l’expérience de pensée de Condillac d’une statue que l’on dote progressivement de différentes capacités sensorielles et motrices afin de déterminer 34 . C’est la question que pose clairement Condillac avec son expérience de pensée de la statue évoquée plus haut : J’avertis donc qu’il est très important de se mettre exactement à la place de la statue que nous allons observer. Il faut commencer d’exister avec elle, n’avoir qu’un seul sens, quand elle n’en a qu’un ; n’acquérir que les idées qu’elle acquiert, ne contracter que les habitudes qu’elle contracte : en un mot, il faut n’être que ce qu’elle est. (Condillac, 1997, p. 9) 35 Ces deux façons de formuler le problème cependant l’oriente cependant dans un sensé subjectiviste : le sujet sais qui il est et la question est de savoir comment il en vient à connaître qu’il existe quelque chose d’objectif, hors de lui. Je rejette plus bas une telle approche de la question. 21 à partir de quand elle formera l’idée d’un monde extérieur incite-t-elle à un traitement conjoint des deux questions. Il se peut, de fait, que la question de l’origine développementale et celle du fondement épistémique de notre croyance en une telle distinction soi-monde se recoupent. Suivant J.M. Baldwin (1906), J. Russell (1978 : 1 sqq. ; 1995) parle ainsi d’épistémologie génétique pour désigner le projet partant de l’hypothèse que ce qui justifie notre croyance en une réalité extérieure est la même chose que ce qui en est à l’origine. Il est cependant important de relever la distinction conceptuelle entre ces deux ordres de questions. Cela permet notamment, au cas où l’une des deux questions s’avèrerait être infondée, de sauver l’autre. Ainsi, bien que la version génétique de la question du dualisme soi-monde ait longtemps été au cœur des préoccupations des psychologues du développement, dans la lignée de Piaget, elle fait aujourd’hui l’objet de critiques importantes. Ces critiques font valoir que la distinction soi-monde est en fait innée (voir par exemple O’Keefe et Nadel, 1978), de sorte qu’il n’y aurait pas lieu de se demander quand et pourquoi celle-ci apparaîtrait au cours du développement. Une réponse simple, pour l’épistémologue, consiste à accorder cette objection mais à faire valoir que même si cette croyance est innée, il demeure important de déterminer comment celle-ci est justifiée36. Nous nous intéresserons donc ici, en philosophes, à la version épistémologique de la question du dualisme soi-monde, en laissant ouvert sur débat sur la pertinence de sa version génétique. Il s’agit donc de se demander ce qui fonde ou justifie, du point de vue du sujet, la croyance en une réalité extérieure distincte de lui. L’intentionnaliste phénoménal dispose à première vue, et contrairement au moniste neutre phénoménal, d’une réponse aisée : toute perception, dans la mesure où elle présente au sujet la distinction entre lui et le monde extérieur, suffit à 36 Plutôt que d’invoquer la distinction entre version génétique et version épistémologique de la question du dualisme soi-monde pour répondre à cette objection innéiste, il est possible de faire appel à une autre distinction qui oppose sa version internaliste à sa version externaliste. Selon la lecture internaliste de la question du dualisme soi-monde, il convient de se demander comment la connaissance de la distinction entre le sujet et le monde extérieur est fondée (génétiquement ou épistémologiquement) du point de vue du sujet. Selon la lecture externaliste de cette question, il s’agit de comprendre comment le système cognitif du sujet représente et traque la différence entre lui et le monde extérieur, indépendamment de la question de savoir si cette distinction est ou non consciemment accessible au sujet. Que certaines actions des animaux ne puissent être comprises qu’en supposant qu’ils représentent de façon stable et fiable la distinction entre eux et le monde extérieur, n’implique pas de devoir leur attribuer la connaissance réflexive consciente de cette distinction. Ainsi, en réponse à l’objection innéiste au programme de l’épistémologie génétique, J. Russell (1995, 1996 : 72) fait valoir que le fait de coder la distinction soi-monde d’une manière qui permet de fonder certaines capacités pratiques, ne suffit pas encore à avoir une conscience réflexive de cette distinction. En d’autres termes, s’il est vrai que certaines capacités comportementales impliquent que les sujets en question aient une représentation de la distinction entre eux et le monde, rien n’implique que cette représentation soit consciente. On peut admettre que le nativisme est vrai au sujet de la question comprise en un sens externaliste, mais soutenir que le constructivisme demeure vrai au sujet de la question comprise en un sens internaliste. Même si notre système cognitif représente cette distinction dès notre naissance, celle-ci ne nous devient consciemment accessible qu’au cours du développement. La question de l’origine de cette conscience demeure. 22 justifier une telle distinction. L’intentionnaliste phénoménal peut ainsi soutenir que la perception d’un galet rond justifie en première personne non seulement la croyance selon laquelle il y un galet rond à tel endroit, mais également la croyance selon laquelle ce galet est distinct du sujet. (Notons que dans la mesure où la perception est une des facultés psychologiques les plus élémentaires, l’intentionnaliste phénoménal ne peut pas vraiment prendre au sérieux la version génétique de la question du dualisme soi-monde puisque le nourrisson a conscience d’une telle distinction aussitôt qu’il commence à percevoir. Il n’existe aucun stade de développement où le monde nous est présenté sans nous être présenté comme distinct de nous.). Mais cela conduit l’intentionnaliste phénoménal à contredire deux intuitions ordinaires que le moniste neutre phénoménal est en mesure de respecter. 3.2. L’absorption attentionnelle La première intuition consiste à remarquer que l’attitude naturelle ou spontanée est de regarder au loin, de sorte que la réflexion sur ses propres actes intentionnels est une attitude qui demande un certain exercice. Cette idée est notamment exprimée par Locke : Les premières années on emploie souvent son temps à se divertir en regardant autour de soi ; la principale occupation des hommes est alors de se familiariser avec ce qui peut se rencontrer hors de soi ; ils grandissent ainsi sans relâcher l’attention qu’ils portent aux sensations externes, et donc avant de parvenir à la maturité ils réfléchissent rarement avec sérieux à ce qui se passe en eux ; pour certains, cela n’arrive pratiquement jamais (Locke, Essai, II, i, §8) Ryle (1954) compare cette attitude naturelle au phénomène physique de l’absorption par une éponge, et utilise alors l’absorption psychologique pour définir le plaisir pris dans l’activité (qu’il s’agisse d’une activité contemplative comme regarder, ou agentive comme jouer) : dans de tels cas, nous sommes absorbés par la tâche, et ne faisons attention ni aux autres épisodes externes, ni à la façon dont nous l’accomplissons ni à nos actes internes. C’est même souvent le plus sûr moyen de rater un geste technique habituel (taper à la machine, conduire, faire un revers au tennis, etc.) que de se concentrer sur la façon dont nous l’effectuons. Etant donnée l’importance fondamentale que revêt le plaisir dans l’activité pour le développement de l’enfant (Bühler, 1921), une bonne théorie de la perception, et plus généralement de l’expérience doit pouvoir rendre compte de ce phénomène d’absorption. 23 Or l’intentionnalisme phénoménal peine à expliquer ce phénomène. En effet, il n’est selon lui pas possible de regarder au loin sans « se regarder » en un certain sens : dans la mesure ou l’objet perceptif nous est toujours présenté comme distinct de l’acte intentionnel, ce dernier nous est également présenté, et occupe au moins une partie de notre attention. A l’inverse, le phénomène de l’absorption trouve aisément sa place au sein du monisme neutre phénoménal. Ce dernier soutient, pour reprendre les termes de Cook Wilson, que l’attitude ordinaire consiste à « se perdre » dans l’objet perçu. 3.3. L’expérience de la résistance Outre le fait d’être absorbé par l’objet, il existe une deuxième intuition commune dont l’intentionnalisme phénoménal ne semble pouvoir rendre compte. Selon cette intuition, la distinction entre nous et le monde extérieur nous est donnée par l’expérience de la résistance de ce monde à notre volonté. L’expérience de la résistance à notre volonté joue apparemment un rôle prépondérant dans la formation d’une telle attitude réflexive, qui permet la représentation de la distinction entre nous et le monde. Il s’agit là d’une idée plausible et très répandue. W. James (1880) remarque ainsi : « Il n’y a pas de remarque plus commune que celle-ci, que la résistance à l’effort musculaire est le seul sens qui nous rend conscients d’une réalité indépendante de nous. » L’intuition sous-tend la célèbre « réfutation » de l’immatérialisme de Berkeley proposée par Samuel Johnson, donnant un coup de pied dans une pierre37, et de nombreux autres philosophes et psychologues ont tenté d’expliquer cette intuition38. Voici par exemple ce qu’écrit le psychologue J. Russell (1996) : 37 Une fois sortis de l’église, nous discutâmes ensemble un moment de l’ingénieuse sophistique développée par l’Evêque Berkeley afin de prouver la non-existence de la matière, et le fait que toute chose dans l’univers est simplement idéelle. J’observai que bien que nous fussions convaincus que sa doctrine n’était pas vraie, il était impossible de la réfuter. Je n’oublierai jamais l’empressement avec lequel Johnson répondit, frappant son pied avec une puissante force contre une large pierre, jusqu’à ce qu’il en rebondisse, « Je le réfute ainsi » Boswell, Life of Johnson, p. 292, ma traduction. Je fais ici l’hypothèse que le geste de Johnson vise à attirer l’attention sur le fait que l’expérience de la résistance nous donne l’impression d’une distinction nette entre nous et le monde extérieur. C’est également l’interprétation de T. Baldwin (1995), D. Lane Patey (1986). D’autres interpretations ont cependant été proposées. W. A. Sinclair a (selon Hallett, 1947) suggéré que c’était l’expérience de la douleur plutôt que de la résistance sur laquelle Johnson souhaitait attirer l’attirer l’attention. 38 Parmi les philosophes et psychologues qui ont revendiqué un rôle central pour l’expérience de la résistance dans l’explication génétique et/ou la justification épistémologique de notre croyance en une distinction soimonde, on compte notamment J.G. Fichte (1795), Maine de Biran (1812), Schopenhauer (1819) T. Brown (1827), J. Mill (1829), A. Bain (1855, 1859, 1872, p. 198), W. Dilthey (1890), G. Heynmans (1905), J.M. Baldwin (1906), G.F. Stout (1931) et plus récemment, S. Hampshire (1959), A.C. Garnett (1965), D. W. Hamlyn (1990) T. Baldwin (1995), J. Russell (1995, 1996), A. D. Smith (2002), B. Williams (2002), Q. Cassam (2005), M. Matthen (2005). 24 The development of self-world dualism is a fairly traditional concern in psychology, and in fact my conclusion about how it develops will be a somewhat time-honoured one. For I shall argue that the child’s experience of the world as being resistant to his or her will plays the central role in this development. On voit mal comment l’intentionnaliste phénoménal peut rendre compte d’une telle intuition : si la perception nous donne déjà la distinction entre nous et le monde extérieur, l’expérience de la résistance ne peut jouer aucun rôle privilégié dans cet accès. Le monisme neutre phénoménal a sur ce point un avantage certain : il y a quelque chose dont nous pouvons faire l’expérience antérieurement à l’expérience de la résistance (que cette relation d’antériorité soit conçue comme temporelle, dans la version génétique de la question du dualisme soi-monde ; ou épistémique –dans sa version épistémologique). Dans l’hypothèse réaliste qui nous intéresse ici, la question est de comprendre comment l’intentionnalité métaphysique devient phénoménale, comment le sujet en vient, à partir d’un donné perceptif neutre, à prendre connaissance des actes intentionnels qui le relient au monde39. Scheler et Cook Wilson formulent la question ainsi : C’est seulement quand l’acte (logiquement et génétiquement simultané) qui fournit la connaissance extatique et le sujet qui accomplit cet acte deviennent eux-mêmes le contenu de la connaissance dans l’acte de réflexion que le caractère originellement donné dans la connaissance extatique devient une simple référence pointant vers un « objet ». (Scheler, 1973a, p. 298) The process may be described as one in which the thinking subject, already realized in some activity of thinking, passes to a further realization of this activity… The subjective element in this unanalysed unity of apprehending and apprehended becomes afterwards itself an object of consciousness. (Cook Wilson, 1926, vol. 1 p. 80) Ce qui déclenche un tel processus, selon Scheler, est précisément l’expérience de la résistance à nos efforts. Tenter de spécifier la nature d’une telle expérience dépasse le cadre 39 Notons cependant que d’autres thèses phénoménologiques au sujet de la perception permettent de soutenir que l’expérience de la résistance joue un rôle décisif dans notre accès à la distinction soi-monde. Ainsi, un certain nombre des auteurs mentionnés dans la note précédente ne souscrivent pas au monisme neutre phénoménal, mais au solipsisme phénoménal. C’est le cas notamment de Fichte, Maine de Biran, Schopenhauer, Dilthey. Ces même auteurs rejettent en général également le réalisme accepté ici. Dans cette optique idéaliste, le point de départ est un moi phagocytaire qui s’attribue spontanément tout donné perceptif, jusqu’à ce que l’expérience d’une résistance à sa volonté le conduise à projeter ce donné hors de lui. 25 du présent article40. Il suffit pour l’argument présent d’insister sur le fait que si l’expérience de la résistance à notre effort volontaire est un type d’expérience qui ne recoupe pas en extension nos expériences perceptives ordinaires : nous pouvons voir certaines choses sans avoir l’impression qu’elles nous résistent. Dès lors, si la résistance à notre volonté doit jouer un rôle privilégié dans l’épistémologie internaliste de la distinction soi-monde, une telle distinction ne devrait pas être phénoménalement accessible au sein de l’expérience perceptive ordinaire. C’est précisément la thèse que défend le monisme neutre phénoménal. 3.4. La transparence de l’acte Le troisième argument en faveur du monisme neutre phénoménal repose sur une autre intuition qui présente l’avantage d’être en général explicitement partagée ? par les intentionnalistes phénoménaux eux-mêmes. Il s’agit de l’idée (évoquée plus haut) selon laquelle l’acte perceptif est transparent, dénué de qualités phénoménales. Lorsque nous cherchons à observer nos actes perceptifs, nous sommes immédiatement rendus à l’objet vu. Le moniste neutre phénoménal peut tirer argument du caractère évanescent de l’acte perceptif de la façon suivante : (1) Dans les expériences perceptives ordinaires, les actes perceptifs sont phénoménalement transparents ; (2) Afin de faire l’expérience d’une relation comme telle, il est nécessaire de faire l’expérience de ses relata ; (3) Donc dans la perception ordinaire, nous n’expérimentons pas la distinction entre l’objet perçu et l’acte perceptif. Si, comme le soulignent un grand nombre de philosophes41, la phénoménologie d’une expérience se résume à la phénoménologie de son objet, et si la conscience d’une relation requiert la conscience de ses termes, alors il est impossible d’avoir conscience du fait que l’objet perçu est distinct de l’acte perceptif. Bien que le monisme neutre phénoménal soit rarement explicitement endossé, il découle donc assez directement d’une thèse courante, 40 Je propose une définition de ce type d’expérience dans mon article « Résistance et existence ». En particulier par G.E. Moore, B. Russell et les partisans contemporains de l’intentionnalisme fort tels F. Dretske, G. Harmann, A. Byrne ou M. Tye. Voir notamment A. Byrne (2001) pour une présentation utile et une défense de l’intentionnalisme (fort). 41 26 parfois appelée intentionnalisme fort ou représentationnalisme, selon laquelle la phénoménologie d’une expérience perceptive est épuisée par la phénoménologie de son objet. Paradoxalement, c’est une thèse que les partisans de l’intentionnalisme phénoménal semblent souvent prêts à adopter. Mais si l’argument précédent est correct, il n’est pas possible de soutenir conjointement que la perception semble intentionnelle et que l’acte intentionnel est phénoménalement transparent. Historiquement on l’a vu, c’est la transparence phénoménale des actes intentionnels qui a conduit un certain nombre de philosophes vers le monisme neutre métaphysique. James (1912 : 1) écrit par exemple : « I believe that ‘consciousness’, when once it has evaporated to this estate of pure diaphaneity, is on the point of disappearing altogether ». L’erreur commise par ces monistes neutres est d’avoir tenté de tirer une conclusion métaphysique de l’observation phénoménologique de la transparence de l’expérience. Leur apport essentiel cependant, est que dès lors que l’acte est phénoménologiquement diaphane, l’intentionnalité phénoménale disparaît avec lui. Bien que la perception d’une table se distingue de la table, cette perception se résume pour son sujet à une table apparente. Les sens portent effectivement sur des objets distincts de nous mais ils ne nous disent rien de cette distinction. Ils gardent à ce sujet un profond silence. 27 Références Alsaleh C., 2003, « La place de la critique de Hume dans la formation du réalisme à Oxford dans la première moitié du XXe siècle : quelques aspects », Revue de Métaphysique et de Morale 2003/2, n° 38, p. 199-212. Armstrong, D. M., 1997, A World of States of Affairs, Cambridge, Cambrige University Press. Austin, J.L., 1962, Sense and Sensibilia, Oxford, Oxford University Press. Bain, A., Mental Science, 3rd éd., London, D. Appleton and Company. —1885 [1859], Les émotions et la volonté, trad.. P.-L. Le Monnier, Paris, Alcan. —1895 [1855], Les sens et l’intelligence, trad.. M. E. Cazelles, Paris, Alcan. Baldwin, T., 1995, “Objectivity, Causality, and Agency”, in The Body and the Self, ed. J. L. Bermùdez, A. Marcel, N. Eilan, Cambridge Mass. : MIT Press, 107-125. Baldwin, J. M., 1906, Thought and Things, London, Swan Sonnenschein & Co. Brentano, F., 1995 [1874], Psychology from an empirical standpoint, trad. Rancurell A. C., Terrell D. B., McAlister, Linda L., London, Routledge. Brown, T., 1827, Lectures on the Philosophy of the human mind, Edinburgh : William Tait. Bühler, K., 1921, Die geistige Entwicklung des Kindes, Fischer, Jena. Byrne, A., 2001, « Intentionalism Defended », Philosophical Review 110 (April 2001):199240. Carnap, R., 2002, La construction logique du monde, trad. E. Schwartz, & T. Rivain, Paris, Vrin. Carruthers, P.,2000, Phenomenal Consciousness: a naturalistic theory, Cambridge: Cambridge University Press Cassam, Q., 2005, Self and World, Oxford, Oxford University Press. Clark, A., 2000, A Theory of Sentience, New York, Oxford University Press. Clémentz, F., 2000, « La notion d’aspect perceptif », in P. Livet (dir. ), De la perception à l’action, Paris, Vrin, p. 17-57. Condillac, E. B., 1997 [1754], Traité des sensations, Paris, Fayard. 28 Cook Wilson, J., 1926, Statement and Inference, ed. A. S. L. Farquharson, 2 vol., Oxford, Clarendon Press. Crane, T., 2008, « The Problem of Perception », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2008 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = <http://plato.stanford.edu/archives/fall2008/entries/perception-problem/>. Dilthey, W., 1890, « De notre croyance à la réalité du monde extérieur » in Le monde l’esprit, trad. M. Remy, Paris, Aubier. Dokic, J., 2007, « La neutralité métaphysique de la perception », in E. Garcia et F. Nef (éd.), Métaphysique contemporaine, Propriétés, mondes possibles et personnes, Paris, Vrin. —2000a, « Perception as Openness to facts », Facta Philsophica, 2, 2000, p. 95-112. —2000b, « Le cercle bipolaire, Intentionalité et contenu perceptif », in De la perception à l’action, dir. P. Livet, Paris, Vrin, 2000, pp. 83-117. —« Le dualisme forme/contenu et la théorie de la percpetion », Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, 29, pp. 83-112. Fichte, G.F., 2000 [1795], Doctrine de la science nova methodo, trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, Libraire Générale Française. Fine, K., 2005, « Tense and Reality », in Modality and Tense, pp. 261-320, Oxford, Oxford University Press. Garnett, A. C., 1965, The perceptual process, London: George Allen & Unwin. Hallett, H.F., 1947, « Dr. Johnson’s refutation of Bishop Berkeley », Mind, 56, p. 132-47. Hampshire, S., 1959, Thought and Action, London : Chatto and Windus. Hamlyn, D. W., 1990, In & Out of the Black Box, Oxford, Basil Blackwell. Heynmans, G., 1905, Einführung in die Metaphysik auf Grundlage der Erfahrung, Leipzig. Holt, E. B., 1912, “The place of illusory experience in a realistic world,” in The new realism: Cooperative studies in philosophy, In E. B. Holt and T. Marvin, W. P. Montague, Eds. New York: Macmillan, pp. 303–373. Husserl, E., Chose et Espace, Leçon de 1907, trad.. J.F. Lavigne, Paris, Presses Universitaires de France. Hossack, K., 2007, The Metaphysics of Knowledge, Oxford, Oxford University Press. James, W., 1912, Essays in Radical Empiricism, London, Longmans, Green, and Co. —1880, « The Feeling of Effort », Anniversary Memoirs of the Boston Society of Natural History. 29 Johnston, M., 2006, « Better than Mere Knowledge ? The Function of Sensory Awareness », in T. S. Gendler et J. Hawthorne (éd.), Perceptual Experience, Oxford, Clarendon Press. Lane Patey, D., 1986, « Johnson’s Refutation of Berkeley : Kicking the Stone Again », Journal of the History of Ideas, Vol. 47, No. 1, 139-145. Levine, J. (2001): Purple Haze, Oxford: Oxford University Press Lycan, W.G. (1996): Consciousness and Experience, Cambridge, MA: MIT Press McCann, H., 1998, The Works of Agency: On Human Action, Will and Freedom, Ithaca, New York: Cornell University Press. Mach, E., 1996, L’analyse des sensations, le rapport du physique au psychique, trad. F. Egger & J.-M Monnoyer, Nîmes, Jacqueline Chambon. Maine de Biran, 2001, Essai sur les fondements de la psychologie, Paris, Vrin. Marion, M., 2000, « Oxford Realism: Knowledge and Perception », British Journal for the History of Philosophy, 8:2, 299-338. Martin, M., 2006, « On Being Alienated », in T. Szabo Gendler and J. Hawthorne (eds.) Perceptual Experience, Oxford: Oxford University Press. Matthen, M., 2005, Seeing, doing, and knowing : a philosophical theory of sensé perception, Oxford, Oxford University Press. McGinn, C. (1988/1997): ‘Consciousness and Content’, Proceedings of the British Academy 76, 219–239 [reprinted in N.J. Block, Flanagan, O. and Güzeldere, G. (eds.) (1997): The Nature of Consciousness: Philosophical Debates, Cambridge MA: MIT Press/Bradford Books]. Massin, O., (à paraître), « Résistance et existence », Etudes de Philosophie. Mill, J., 1869 [1829], Analysis of the phenomena of the human mind, London, Longmans, Greean, Reader and Dyer. Moore, A.W., 2000, Points of View, Oxford, Oxford University Press. Moore, G.E., 1909/1910, « The Subject Matter of Psychology », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 10, p. 36-62. Mulligan, K., 2007, « Intentionality, Knowledge and Formal Objects », Disputatio, Vol. II, No. 23, November 2007, 205-228—2003. —2003, « Searle, Derrida, and the Ends of Phenomenology », in Barry Smith, ed., The Cambridge Companion to Searle, Cambridge University Press, 261-286. —1996, « Constancy, Content and Sense », in Penser l’esprit, Des sciences de la cognition à une philosophie cognitive, Rialle, V. et Fisette, D. (eds), Presses Universitaires de Grenoble, pp. 141-150. 30 Noe, A., 2002, « On What We See », Pacific Philosophical Quarterly, {83}(1),pp. 57-80. T. Nunn, 1909, « Are secondary qualities independent of perception », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 10, pp. 191–218, 1909. O’Keefe, J., Nadel, L., 1978, The Hippocampus as a Cognitive Map, Oxford, Clarendon Press. Persson, I.,1985, The Primacy of Perception: Towards a Neutral Monism, CWK Gleerup. Perry, R. B. 1912, Present Philosophical Tendencies, London, Longmans, Green and Co. Perry, J.,1998, “Indexicals, Contexts and Unarticulated Constituents” in Proceedings of the 1995 CSLI-Armsterdam Logic, Language and Computation Conference, Stanford, CA : CSLI Publications, http://www-csli.stanford.edu/~john/phil.html. Rosenthal, D.M. (2002): “How Many Kinds of Consciousness”, Consciousness and Cognition 11, pp. 633-665 Russell, B., 1956, Logic and Knowledge, London, Routledge, 1956, (trad. fr. par J.M. Roy, Russell, Théorie de la connaissance, Paris, Vrin, 2002). —1914, « On the nature of acquaintance », in Russell, 1956. —1919, « On proposition » in Russell, 1956. —1989 [1921], The Analysis of Mind, London, Routledge. Russell, J., 1996, Agency, Its Role in Mental Development, Erlbaum (UK), Taylor & Francis, partie 2. — 1995, « At Two with nature : Agency and the development of self-world dualism », in J. Bermudez, A. J. Marcel et N. Eilan (eds), The Body and the Self, Cambridge, Mass., MIT Press, p. 127-151. — 1978, The Acquisition of Knowledge, London, MacMillan. Ryle, G., 1954, « Pleasure », Proceedings of the Aristotelian Society, 28, 135-148. Sanford, D. H., 1983, « Impartial Perception », Philosophy, 58, pp. 392-395. Scheler, M., 1973a, « Idealismus-Realismus », Philosophischer Anzeiger, II (Bonn : Verlag Friedrich Cohen, 1927 ; trad. anglaise par D. R. Lachterman in Scheler, Max, Selected Philosophical Essays, Northwerstern University Press, 1973 Envanston. —1973b, « The Idols of Self-Knowledge », ; trad. anglaise par D. R. Lachterman in Scheler, Max, Selected Philosophical Essays, Northwerstern University Press, Envanston. —1976, « Zu "Idealismus —Realismus", Aus Teil V. Das Emotionale realitäts problem », in M. Scheler, Späte Schriften, ed. M. S. Frings, Bern, Francke, p. 254-304. Trad. anglaise 31 partielle par T.J. Sheehan, « Reality and Resistance : On Being and time, Section 43 », Listening, 12, 3. Schopenhauer, A., 1996 [1819], Le monde comme volonté et comme représentation, trad.. A. Burdeau revue par R. Ross, Paris, Presses Universitaires de France. Smith, A. D., 2002, The Problem of Perception, Cambridge, Harvard University Press. Stout, G. F., 1931, Mind & Matter, Cambridge University Press. Stubenberg, L., 2008, "Neutral Monism", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2008 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = <http://plato.stanford.edu/archives/fall2008/entries/neutral-monism/>. Travis, C., 2004, « The Silence of the Senses », Mind, CXIII, 449. Twardowski, K., 1993 [1894], « Sur la théorie du contenu et de l’objet des représentations, une étude psychologique », ,trad. Fr. J. English, in Husserl-Twardowski, Sur Les objets intentionnels, 1893-1901, Paris, Vrin. Tonneau, F., 2004, « Consciousness Outside the Head », Behavior and Philosophy, 32, 97123. Vernant, D., 2003, Bertrand Russell, Paris, Flammarion. Ward, J., 1899, Naturalism and agnosticism, 2 vols., London, Adam & Charles Black. Williams, B., 2002, Truth and Truthfulness : An Essay in Genealogy, Princeton, Princeton University press. Williamson, T., 2000, Knowledge and its Limits, Oxford, Oxford University Press. 32