LE DIALOGUE JUDÉO-CHRÉTIEN AUJOURD’HUI
[Juifs et chrétiens à travers l'histoire, entre conflits et filiations, Br. Bethouart et P.-Y.
Kirschleger, dir., XIXe Université d'été du Carrefour d'Histoire Religieuse, Lyon, 10-13 juillet
2010, Les Cahiers du Littoral - 2 - n° 10, p. 383-393.]
Projet
Après ces trois jours d’analyse des relations entre juifs et chrétiens à travers l’histoire,
de saint Paul à Williamson, j’aimerais envisager la réalité actuelle du dialogue entre juifs et
chrétiens du point de vue d’une théologienne catholique. Les plans religieux et politiques sont
souvent imbriqués, et la perspective historique ne peut pas non plus être négligée dans les
dialogues en cours. Ne prendre que l’un des aspects fausse le regard et trahit la nature même
des dialogues. Dans ces ensembles, il faudrait encore tenir compte des refus du dialogue, des
recherches encore embryonnaires et des divergences selon les confessions chrétiennes et les
courants juifs. La matière est considérable.
Les prises de parole officielles ne disent pas tout des relations entre catholiques et juifs
mais elles sont représentatives171. Elles sont comme une succession de photographies
instantanées mais qui n’auraient pas pu être prises sans le patient travail de dialogue entre
juifs et chrétiens mené au XXe siècle. Elles engagent le dialogue à se poursuivre, peut-être
avec cette question : à quelles conditions les relations entre juifs et chrétiens peuvent-elles se
vivre en fidélité avec leur vocation respective ? Mon hypothèse serait que tout se joue à la
conjonction des plans historique, politique et théologique.
Si les conditions du dialogue sont effectivement réunies (point 1), quelles sont les
attentes majeures en suspens (point 2), dans cette articulation significative des domaines ?
Les conditions du dialogue sont-elles réunies au XXIe siècle ?
Le premier pas pour le catholicisme a été d’expliciter au XX e siècle sa dette spirituelle
envers le judaïsme (Pie XI, Mit Brennender Sorge, 1937 et son discours aux pèlerins belges,
le 6 septembre 1938, puis Nostra Aetate 4), à la suite d’exégètes comme Joseph Bonsirven et
des nombreuses figures évoquées dans ce colloque. David Flusser (1917-2000), juif orthodoxe
universitaire, souligne dans ses travaux172 l’importance pour le christianisme de mieux
connaître ses racines juives, contre la tentation du christianisme de se déjudaïser, au risque de
se dénaturer mais aussi de mettre en danger le judaïsme.
Le judaïsme ne peut cependant pas être réduit au rôle de racine du christianisme, au
passé. Car juifs et chrétiens ont une même souche, explicitée dans les Écritures juives, avec
laquelle ils entretiennent un jeu complexe de continuités et de ruptures 173, et qui les place en
situation de filiation commune, donc de fraternité spirituelle174.
Impossible ici d’en dresser la liste. Voir Les Églises devant le judaïsme, Documents officiels, 1948-1978,
textes rassemblés, traduits et annotés par M.-Th. HOCH et B. DUPUY, Paris, Cerf, 1980. J. DUJARDIN, L'Église
catholique et le peuple juif. Un autre regard, Diaspora, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
172
Jésus, 1970 ; Les Sources juives du christianisme primitif, Éclat, 2003.
173
Des études récentes (voir par exemple André Paul, Pierre Gisel, Marguerat), certes désavouées par
Shmuel Trigano, estiment que le christianisme et le judaïsme rabbinique sont deux branches sœurs (B et B’),
171
Cette fraternité originelle et toujours actuelle, mais aussi l’espérance commune et
différenciée, engagent la possibilité d’une mission commune dans le monde : le témoignage
rendu au Dieu unique et l’engagement au service de l’humanité, en complémentarité.
La reconnaissance d’une « fraternité » ne se prononce pas sur l’accusation de déicide
portée contre le peuple juif, qui serait alors rejeté par Dieu175, mais elle exige de renoncer à la
tentation de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme176. Elle s’appuie sur l’alliance irrévocable de
Dieu avec son peuple élu (Rm 11). Elle suscite la repentance face aux injustices commises
dans l’histoire. Ces éléments, capitaux pour le dialogue judéo-chrétien, mis en place, puis
approfondis et confirmés au long du XXe siècle, ne peuvent plus être remis en cause.
La question demeure de leur pénétration dans la conscience des fidèles. C’est le rôle
propre du magistère dit ordinaire de l’Église. C’est la tâche à laquelle s’attèlent les
nombreuses Amitiés judéo-chrétiennes dans le monde.
L’image de « fraternité », républicaine pour les uns (l’abbé Grégoire), familiale pour les
autres, suscite également des réserves, vu la récupération antijudaïque de textes du Nouveau
Testament mettant en scène des frères (le fils aîné et le fils prodigue, principalement).
L’image de la greffe lui est préférable, comme l’a rappelé l’intervention du rabbin Rivon
Krygier.177
Il convient toutefois de préciser que Paul parle de « quelques » branches retranchées,
non pas de toutes, et affirme que Dieu peut bien les greffer à nouveau. Paul avait précisé : leur
réintégration sera vie d’entre les morts (11,15). L’image de la greffe montre en fait que juifs
et gentils deviennent frères par la volonté de Dieu. Elle dit aussi, pour les siècles suivants, que
si le tronc peut davantage faire penser au judaïsme biblique qu’au judaïsme actuel, la sève qui
l’alimente dirige l’interprétation vers le peuple juif, qui est toujours irrigué par la présence
indéfectible de Dieu.
Les catholiques estiment-ils que les conditions du dialogue sont réunies ? Paul VI le
pense dès le 10 janvier 1975 dans son Discours au Comité international de liaison entre
l’Église catholique et le judaïsme (créé en 1970, avant la Commission pour les relations
religieuses avec le Judaïsme, et rattaché au secrétariat pour l’unité des chrétiens178,
actuellement) :
« Nous osons penser que la récente réaffirmation solennelle du rejet par l’Église
catholique de toute forme d’antisémitisme, et l’invitation que Nous avons lancée à tous les
issues du même tronc biblique (A), qu’ils interprètent différemment. Des penseurs accentuent la différence plus
que les ressemblances entre les deux religions. Certains vont jusqu’à dire qu’elles s’excluent.
174
Le discours de Jean-Paul II à la synagogue de Rome le 13 avril 1986 est resté dans les mémoires :
« L'Église du Christ découvre son lien avec le judaïsme en scrutant son propre mystère [référence à Nostra
Aetate 4]. La religion juive n'est pas "extrinsèque", mais, d'une certaine manière, "intrinsèque" à notre religion
[nous sommes ici dans le registre de la filiation]. Nous avons donc avec elle des rapports que nous n'avons avec
aucune autre religion. Vous êtes nos frères privilégiés, et, d'une certaine façon [pour éviter "selon la chair"], on
pourrait dire nos frères aînés. »
175
Accusation définitivement rejetée dans Nostra Aetate 4.
176
Condamnation dès 1928 de l’antisémitisme par le Saint-Office puis dans l’encyclique de Pie XI du 14
mars 1937, Mit brennender Sorge (Avec une inquiétude brûlante). JEAN-PAUL II, « Discours aux participants au
colloque sur "Les racines de l’antijudaïsme en milieu chrétien", le 31 octobre 1997, DC 2171, 7 décembre 1997,
p. 1003-1004. COMMISSION POUR LES RELATIONS RELIGIEUSES AVEC LE JUDAÏSME (Cal CASSIDY, Mgr DUPREY,
R.P. HOECKMAN), Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah, 16 mars 1998, DC 2179, 5 avril 1998,
p. 336-340. Ces textes ont été diversement reçus.
177
« Paul et Israël, du retranchement à la greffe », Sens 317, avril 2007, p. 195-220.
178
Ainsi composé : « Du côté juif, les membres de ce Comité de liaison, ainsi que leurs suppléants, ont
été désignés ou approuvés par l’ "International Jewish Committe for Interreligious Consultations" où sont
représentées les principales tendances du judaïsme contemporain de même que ses plus importants groupes
géographiques. Du côté catholique, les membres du Comité ont été nommés par le Saint Père sur proposition du
Cardinal Président du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens. »
fidèles de l’Église catholique de se mettre à l’écoute pour "apprendre à mieux connaître par
quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue",
posent du côté catholique les conditions de développements bénéfiques, et Nous ne doutons
pas que, pour votre part, vous correspondrez, selon vos propres perspectives, à notre effort qui
ne peut avoir de sens et de fécondité que dans la réciprocité. »
L’importance de ce comité est à souligner : pour la première fois se rencontrent des juifs
et des catholiques dans le seul but de se comprendre sur des sujets choisis de conserve.
L’appel à la réciprocité met le doigt sur une question importante dans tout dialogue.
Universitaires et rabbins américains, dans « Dabru Emet »,179 répondent aux
changements spectaculaires de l’attitude de l’Église envers les juifs. La foi en un même Dieu,
la référence à l’autorité du même livre, le respect des principes moraux de la Torah, fondés
sur la création de l’homme à l’image de Dieu, la reconnaissance de l’État d’Israël par le SaintSiège180, la mission commune sont présentés comme des points communs majeurs dans le
document.
Mais ces points ne sont en aucun cas consensuels dans les milieux juifs et chrétiens. Ils
font même l’objet de débats sérieux. De plus, cette reconnaissance réciproque n’est un aval
donné ni à la théologie chrétienne ni à la politique israélienne. Et si des contentieux sont levés
de part et d’autre, les divers points de contact méritent toujours clarification et
approfondissement, et des attentes demeurent.
Les attentes respectives
Gérard Israël estime que « Ce que l’Église a dit et accompli au XXe siècle dans son
rapport aux juifs et au judaïsme est extraordinaire ». « La voie est ouverte et le chemin
déminé »181. C’est dans cet esprit qu’il convient de dégager les principales attentes des juifs et
des chrétiens dans les dialogues qu’ils mènent. Non en établissant une liste des attentes
respectives, mais en essayant de comprendre leurs interrelations. Elles se jouent sur deux
plans principaux, me semble-t-il : la réciprocité et la mission
Réciprocité, symétrie et complémentarité
Un des points d’achoppement du dialogue est la dénonciation, ancienne, d’une
asymétrie dans le dialogue entre juifs et chrétiens, au plan historique comme au plan
théologique. Cette perspective est à réévaluer.
Au plan historique, d’abord, si l’on fait exception des temps apostoliques, les chrétiens
portent certes une responsabilité plus grande dans les conflits, et l’Église l’a non seulement
reconnu mais en a demandé pardon aux juifs. Si l’antisémitisme et l’antijudaïsme subsistent,
et pas seulement chez les chrétiens orthodoxes182, les autorités chrétiennes les désavouent
fermement. Le conflit multiséculaire a du côté catholique officiel un pied dans le passé.
179
Déclaration juive sur les chrétiens et le christianisme (10 septembre 2000).
Le 30 décembre 1993. DC n°2087, 1994, p. 116-118.
181
G. ISRAËL, La question chrétienne, introduction à la nouvelle édition, 2008, p. II et XXI.
182
L’Église orthodoxe face à la tradition juive, Contacts 216, octobre-décembre 2006. Compte rendu de
Jean Massonnet dans Sens 7/8 – 2007, p. 483-492.
180
Mais du côté juif, la blessure reste vive. En particulier, de nombreux juifs demandent
que l’Église prenne acte de sa responsabilité dans ce qui a permis la Shoah, et non simplement
qu’elle admette la responsabilité de certains des siens.
Certes, le tournant spectaculaire de l’Église est pris en compte, de manière générale,
même si des méfiances, une susceptibilité et une vigilance restent de mise, et si des juifs
engagés dans le dialogue entre juifs et chrétiens rappellent encore que les juifs doivent
davantage prendre acte de cette teshouva183. Chaque texte ou geste du magistère catholique
qui évoque Israël ou le judaïsme est passé au crible, avec deux critères : celui du respect du
judaïsme tel qu’il se comprend lui-même (judaïsme biblique mais aussi judaïsme rabbinique,
talmudique) ; celui des acquis dans le dialogue et de leurs conséquences, de Nostra Aetate à
nos jours, aux plans théologique (affirmation de l’alliance irrévocable de Dieu), historique
(repentance) et politique (reconnaissance de l’État d’Israël), parmi les acquis essentiels.
Le plan historique ne porte donc pas toute la responsabilité des relations entre juifs et
chrétiens. Il est travaillé par des éléments qui le débordent en amont et en aval. La recherche
de réciprocité et de symétrie comme instrument d’analyse de l’histoire est stérile si elle
conduit à compter les points et si elle refuse de se mesurer à la réciprocité et à la symétrie
d’ordre structurel. L’approche théologique peut y aider.
Au plan théologique, l’idée véhiculée est que les chrétiens ont besoin du dialogue avec
le peuple juif, comme avec leurs racines vivantes, alors que les juifs n’auraient pas besoin de
rencontrer les chrétiens, vus comme une excroissance regrettable du judaïsme, et responsables
du lourd contentieux historique qui a gravement pesé sur le peuple juif.
Mais la forte demande de reconnaissance de la part du judaïsme (aux plans historique et
politique) montre que cette asymétrie (théologique) n’est peut-être qu’apparente et que le
judaïsme n’a pas clarifié toutes ses attentes envers le christianisme.
Le philosophe juif Franz Rosenzweig a permis de sortir des pièges de cette vision
d’asymétrie en posant184 la nécessité de la coexistence du judaïsme et du christianisme dans
l’histoire, chacun ayant la vérité « en partage » (contre une vision totalisante), et une vérité
qui advient (contre une crispation sur l’origine)185, ce qui détermine une relation de
complémentarité.
À la position de séparation ou d’ignorance volontaire, à celle de la curiosité
bienveillante, se découvre une autre position, surtout dans le judaïsme libéral.
« Et à mes élèves, curieux mais naïfs, je dis maintenant : ne me demandez pas : "Qu'estce que les juifs pensent donc de Jésus (ou de Mahomet) ?". Demandez-moi plutôt: "Les Juifs
auraient-ils jamais pensé d'eux-mêmes ce qu'ils pensent s'il n'y avait pas eu Jésus (ou
Mahomet). »186
Quant à l’Église, sortie de sa position triomphaliste dans le monde, elle s’engage
résolument dans le dialogue. Elle attend des juifs non seulement de lui donner accès à une
« Ne laissons pas s’écrouler par notre faute le magnifique édifice de compréhension et d’amour
construit depuis la Shoah », Armand ABÉCASSIS, « Le regard juif sur le christianisme aujourd’hui », Sens 5 –
2005, p. 259-266.
184
Dans la ligne de Maïmonide, pour qui le christianisme, voie erronée mais non sans vérité, est une
préparation à la venue de l’ère messianique. Voir Dujardi, cit., p.500 et suivantes.
185
D. GONNEAUD et E. ROBBERECHTS, « Dialogue conclusif. Un nouveau rapport entre juifs et
chrétiens », Les Dépassements de la parole. Lectures de l’Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig, Lyon,
Profac, 2010, p. 150 et suivantes.
186
Jean-Christophe ATTIAS, « Qu'est-ce que les juifs pensent donc de Jésus ? - Trois essais de réponse à
une étrange question », Juifs, chrétiens, musulmans. que pensent les uns des autres ?" Labor et Fides, s.d. Albert
de Pury et Jean-Daniel Macchi, 2004, p. 12-25.
183
meilleure connaissance de ses racines et d’entrer dans une confrontation théologique
fructueuse mais encore de lui accorder leur pardon pour les tragiques iniquités commises dans
l’histoire ; elle demande la garantie de l’accès aux lieux saints (en faisant de Jérusalem une
ville ouverte à tous les croyants), ainsi que l’exercice de la justice envers les Palestiniens.
Dans son discours prononcé lors de son départ de l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv,
le 15 mai 2009, le pape Benoît XVI réaffirme :
« Que soit universellement reconnu le droit de l’État d’Israël à exister et à jouir de la
paix et de la sécurité dans des frontières internationalement reconnues. Et que soit de même
reconnu que le peuple palestinien a le droit à une patrie souveraine et indépendante, de vivre
avec dignité et de se déplacer librement. Que la solution de deux États devienne une réalité, et
ne reste pas un rêve. Et que la paix jaillisse de ces terres, qu’elles soient « lumière des
nations », apportant l’espérance à tant d’autres régions affectées par les conflits. »
Le sous-titre : "Que la solution des deux États devienne une réalité" est éloquent sur les
intentions du discours.
Dans la diversité des attentes, les domaines politiques, historiques et théologiques sont
imbriqués, ce qu’il s’agit d’interpréter. Il est possible que la question qui sous-tend ces
attentes diverses soit d’abord celle de la reconnaissance réciproque de missions différenciées,
mais, paradoxalement, au nom d’une mission commune.
2) Mission, prosélytisme ou témoignage
L’attente des juifs la plus insistante au cours de cette dernière décennie est en effet que
les chrétiens renoncent à toute mission de conversion envers eux. C’est le gage de la
reconnaissance par les chrétiens de la légitimité et de la valeur intrinsèque et pérenne du
judaïsme comme tel.
Or les juifs ne peuvent ignorer
1) que cette demande met le christianisme en porte-à-faux avec sa propre origine et avec
son histoire, même regrettable
2) qu’une telle position peut purifier mais aussi mettre en péril une tradition mais
cependant
3) que renoncer à la mission de conversion est une condition nécessaire à la confiance
réciproque, tant réclamée par les chrétiens et
4) que c’est le seul moyen pour le christianisme d’être fidèle à sa vocation la plus
profonde, qui nécessite le respect de « la racine qui le porte », d’autant que cette racine a
également un rôle dans le plan du salut (Rm 11).
Alors, la distinction entre mission, prosélytisme et témoignage est capitale. Le judaïsme
peut reconnaître qu’il n’a pas à demander au christianisme de renoncer à sa mission. Non
seulement elle lui est constitutive, mais elle a permis la diffusion dans le monde de la lumière
confiée à Israël. Lumière sur Dieu, sur l’humanité, sur l’espérance. En revanche, le
prosélytisme agressif est une dénaturation de sa mission, puisque celle-ci est fondée sur la
conscience, la liberté, la joie de l’Esprit.
Il est à noter que l’AJCF (selon ses statuts révisés en 2007, article 2, §3) « exclut de son
activité toute tendance au syncrétisme et toute espèce de prosélytisme ». La réflexion
chrétienne tient compte de cet équilibre, mais aussi des pressions qui peuvent s’exercer quand
prosélytisme, mission et témoignage voient leurs frontières s’estomper.
Pour réfléchir sur la complémentarité entre la mission d’Israël et la mission de l’Église
je me suis appuyée à d’autres occasions187 sur « Covenant and mission », un texte de la
Consultation du Conseil national des Synagogues et des délégués du Comité des évêques des
États-Unis pour les affaires œcuméniques et interreligieuses (Washington, 12 août 2002). Il
s’agit à mes yeux d’un texte de dialogue judéo-chrétien fondamental, qui s’appuie sur l’étude
de la « mission », et que les évêques américains envisageaient comme un document de travail,
sans caractère officiel. Une Note a cependant dû être rédigée le 18 juin 2009 par le Comité sur
la doctrine et la pastorale et le Comité des affaires œcuméniques et interreligieuses des ÉtatsUnis188 pour le réaffirmer et pour rappeler que l’appel missionnaire fondamental de l’Église
n’est pas remis en question par ce texte.
Pourquoi ? Peut-être sous la pression de personnes qui refusent que ce texte puisse
justifier un définitif «“Non” à la mission auprès des Juifs — “Oui” au dialogue entre Juifs et
chrétiens », comme l’a fait par exemple la Déclaration du groupe de discussion « Juifs et
chrétiens », Comité central des catholiques allemands, le 9 mars 2009.
Mais la Note du 18 juin 2009 n’a pas empêché la déclaration de juillet 2009, « Les
Douze points de Berlin »189, produite par le CICJ (Amitié judéo-chrétienne internationale)190.
Ce texte de cinq pages n’a certes aucun caractère magistériel. Il entend s’inscrire dans le
prolongement des « Dix points de Seelisberg », de 1947, qui a donné naissance à l’Amitié
judéo-chrétienne internationale.
Les Dix Points s’adressaient aux chrétiens. Mais, 60 ans après la Shoah, les douze
recommandations s’adressent pour la première fois aux chrétiens, aux juifs, puis à toute
personne de bonne volonté. Le dialogue bilatéral ne doit pas en effet provoquer de nouvelles
crispations, ce que pourrait faire risquer un dialogue bilatéral qui serait exclusif des autres
religions, en particulier l’islam.
La question de la mission des chrétiens envers les juifs est évoquée aux points 2 et 3 du
document :
Promouvoir le dialogue inter-religieux avec les Juifs. En exigeant la confiance et
l'égalité parmi tous les participants au dialogue et en rejetant toute tentative de convaincre les
autres à rallier sa propre foi.
Développer une compréhension théologique du Judaïsme qui affirme son intégrité
spécifique [...] En mettant en lumière la mission commune des Juifs et Chrétiens de préparer
le monde pour le royaume des cieux ou le monde à venir. [...] En s'opposant à tout effort
organisé pour convertir les Juifs.
Or les idées de mission commune et de non-prosélytisme ne sont pas reprises aux points
9 à 12 qui concernent l’ensemble de l’humanité. Cela pourrait signifier qu’elles sont comme
le propre des relations entre juifs et chrétiens. D’autre part, ces éléments sont présentés
comme des conditions à une forme de dialogue respectueuse de soi et de l’autre, qui exprime
Dont “Identité d’Israël et mission dans l’Écriture”, Figures bibliques de la mission. Exégèse et
théologie de la mission, approches catholiques et protestantes, AFOM, M.-H. ROBERT et al., dir. (LD 234, Cerf,
2010, p. 73-97). Israël dans la mission chrétienne (LD 239, Cerf, octobre 2010, p. 270 et suivantes).
188
USCCB (Committee on Doctrine and Pastoral Practice and the Committee on Ecumenical and
Interreligious Affairs), « A Note on Ambiguities Contained in “Covenant and Mission” », 18 juin 2009.
189
INTERNATIONAL COUNCIL OF CHRISTIANS AND JEWS, A Time for Recommitment. Building the new
Relat ionship between Jews and Christians, 2009. http://www.iccj.org/en/pdf/BThesen_engl_kompl.pdf
190
Le Conseil International des Chrétiens et des Juifs (= Amitié Judéo-Chrétienne Internationale) compte
parmi ses membres 38 organisations d’amitié judéo-chrétienne et de dialogue interreligieux dans 32 pays. Sa
présidente, Dr. Deborah Weissman, juive et israélienne, vit à Jérusalem. Elle faisait partie en 2006 de l'exécutif
du Conseil de coordination interreligieux d'Israël, qui est aussi le chapitre israélien de la Conférence mondiale
des religions pour la paix.
187
une relation de complémentarité entre la mission d’Israël et celle de l’Église tendue vers le
royaume.
En creux, cette fois, ces éléments disent aussi que le dialogue n’est pas compris de la
même façon par les chrétiens des différentes confessions sur ce point capital et sensible de la
mission.
Globalement, les protestants évangéliques font en effet de la mission auprès des juifs un
fer de lance important et ne font pas toujours la différence entre mission et prosélytisme. Les
protestants dits historiques ont pour la plupart renoncé à toute idée de prosélytisme191 et
nombreux sont ceux qui envisagent à la suite de Franz Rosenzweig deux peuples de Dieu,
deux voies complémentaires de salut192 (le Christ et la Torah), ce qui invalide par principe la
conception traditionnelle de la mission.
Même si des catholiques comme Franz Mussner ont exploré la piste des deux voies de
salut, la position catholique officielle ne cautionne pas la théorie des deux voies 193. Comment
concilier salut par la Torah et salut par le Christ, si ce salut est universel et si le Christ est bien
l’unique médiateur ? Il n’y a qu’un seul peuple de Dieu, bénéficiant d’alliances différenciées,
en Israël et dans l’Église. Renoncer à l’idée de mission envers Israël revient à trahir
l’Évangile : le Christ n’est pas d’abord et seulement venu pour les gentils.
La position catholique a cependant elle aussi renoncé au prosélytisme, à un type de
mission compromis dans l’histoire avec les baptêmes forcés au moyen-âge, puis avec
l’inquisition, et, jusqu’au début 20e siècle, avec la conviction que seul le baptême sauve. Elle
ne peut pas renoncer à témoigner de sa foi en Jésus-Christ, qui est sa mission propre.
Pourtant des courants catholiques intégristes estiment que depuis le pape Jean XXIII
l’Église est justement infidèle à sa mission, en admettant le dialogue interreligieux et
l’œcuménisme comme les nouveaux noms de la mission.
La prière pour les juifs est un autre point sensible, lié à la question de la mission, du
salut. Le motu proprio « Summorum Pontificum » du 7 juillet 2007194 autorise de manière
« extraordinaire »195 de célébrer selon le rituel de Jean XXIII196.
Le 5 février 2008, dans une note de la secrétairerie d’État, Benoît XVI a modifié cette
prière197 à l’histoire tumultueuse198, en tenant compte de la mission propre de l’Église (pour
qu’ils reconnaissent Jésus comme sauveur de tous les hommes) et en s’appuyant sur 1 Tm 2,4
(Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité) et
Rm 11,25. Des rabbins italiens l’avaient désavouée : elle remet selon eux en cause quarante
Voir la mise au point d’Élisabeth PARMENTIER, « Un regard chrétien sur le judaïsme : le tournant dans
les églises de la réforme », Sens, mai 2005, p. 267-282.
192
Doctrine du sonderweg. Voir la classification de Joseph A. FITZMYER, Romans, A New Translation
with Introduction and Commentary, New York, Doubleday, The Anchor Bible, 33, 1983, p. 619-620.
193
Voir les Notes de 1985.
194
BENOÎT XVI, « Summorum Pontificum, Lettre apostolique en forme de Motu proprio sur l’usage de la
Liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970 », du 7 juillet 2007, DC 2385, 5 août 2007, p. 702-704.
195
La prière « ordinaire » figure dans le missel de Paul VI (1970) : « Prions pour les Juifs à qui Dieu a
parlé en premier : qu’ils progressent dans l’amour de son Nom et la fidélité à son Alliance. Dieu éternel et tout
puissant, toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de ta promesse, conduis à la plénitude
de la rédemption le premier peuple de l’Alliance, comme ton Église t’en supplie. »
196
« Afin que Dieu notre Seigneur enlève le voile qui aveugle leurs cœurs et qu’ils [les juifs]
reconnaissent eux aussi Jésus Christ notre Seigneur. » Le pape avait supprimé les mots perfidis et perfidiam en
1959.
197
« Prions pour les juifs. Que notre Dieu et Seigneur illumine leur cœur, pour qu’ils reconnaissent Jésus
comme sauveur de tous les hommes. Prions. Fléchissons les genoux. Levez-vous. Dieu éternel et tout-puissant,
qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, accorde, dans ta bonté,
que, la plénitude des nations étant entrée dans Ton Église, tout Israël soit sauvé. Par le Christ notre Seigneur.
Amen. ».
198
Les Églises devant le judaïsme, Documents officiels, 1948-1978, cit., p. 350-352.
191
ans de dialogue. Supprimer cette prière est l’unique solution car aucun aménagement ne
saurait gommer l’intention prosélyte et les effets désobligeants d’une telle prière, à leurs yeux.
Or le rabbin Jacob Neusner a fait valoir que cette prière relevait en fait de la mission
commune d’Israël et de l’Église, l’un et l’autre étant en tension vers l’eschatologie.199
Mais la remise en vigueur de la version latine antérieure dans des circonstances
exceptionnelles200 par Benoît XVI a été vue comme une concession du pape faite aux
intégristes. C’est ce qui inquiète les milieux favorables au dialogue entre juifs et chrétiens.
Mission-prosélytisme ou mission-témoignage : la question est pressante. Elle révèle en
fait une différence importante dans la conception de l’universalité qu’ont le judaïsme et le
christianisme, cette différence étant structurelle et bénéfique.
Ce point mériterait à lui-seul un ample développement. Il met en jeu les dimensions
culturelles, sociales et communautaires, qui sont primordiales dans les relations.
Conclusion
Il est certain que l’horreur de la Shoah pèsera toujours sur les relations entre juifs et
chrétiens. Les démarches de repentance n’ont pas pour but de la faire dépasser facilement. Les
réactions fortes à l’occasion du Carmel d’Auschwitz et du projet de canonisation de Pie XII,
ainsi que la gravité de la situation en Terre Sainte sont, directement ou non, liées à la shoah.
D’autres questions surgiront.
La confiance est parfois entamée de part et d’autre, mais des chemins de réconciliation
se cherchent avec opiniâtreté. Ce qui était encore impensable il y a cinquante ans a lieu : des
chrétiens et des juifs se parlent avec une réelle estime réciproque. Ils sont capables de porter
un regard critique et constructif sur leur propre tradition. Juifs et chrétiens sont appelés à un
regard d’espérance, sur l’autre mais aussi sur eux-mêmes et sur le monde, au nom de la
spécificité de leur vocation.
L’exigence affirmée et obstinée, parfois blessante, dans les attentes respectives n’est pas
le signe d’un blocage ou d’un recul du dialogue, mais bien celui d’une estime de soi et de
l’autre. Ne rien attendre de l’autre serait un véritable frein à la mission commune et au
dialogue.
Certes, il n’est pas question de demander aux personnes engagées dans le dialogue entre
juifs et chrétiens des compétences égales en histoire, en politique et en théologie ! Mais il
importe que les personnes et les structures soient ouvertes à ce triple questionnement et
fassent appel à des spécialistes pour des questions aussi complexes.
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« La prière "Il est de notre devoir" comme la prière catholique "Prions aussi pour les juifs" sont
l’expression concrète de la logique du monothéisme et de son espérance eschatologique ». Jacob NEUSNER,
« Israël prie pour les Gentils », Die Tagespost (23 février 2008) et Il Foglio (26 février 2008). Mais voir l’avis
contraire du rabbin Rivon KRYGIER, « Le pape Benoît XVI, le missel latin et les Juifs : un "non possumus" ?,
L’Arche n° 598, mars 2008, p. 20-22.
200
BENOÎT XVI, « Summorum Pontificum, Lettre apostolique en forme de Motu proprio sur l'usage de la
Liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970 », du 7 juillet 2007, DC 2385, 5 août 2007, p. 702-704. Il s’agit
de la Messe en latin selon le rite tridentin qui figure dans la version de 1962 du Missel romain autorisé par le
Pape Jean XXIII. La permission d’utiliser ce « rite extraordinaire » à côté du rite « ordinaire » a suscité des
protestations de la part de divers groupes juifs et chrétiens, parce que son rituel du Vendredi saint contient la
prière suivante pour la conversion des Juifs :