Published in: Figures d’Alexandre à la Renaissance, ed. Corinne Jouanno
(Turnhout: Brepols Publishers, 2012), pp. 91-112.
Final accepted manuscript.
THIBAUT MAUS DE ROLLEY
LA POSTERITE DE L’ASCENSION D’ALEXANDRE
DANS LA FICTION NARRATIVE DE LA RENAISSANCE
Des multiples figures d’Alexandre le Grand, celle d’Alexandre en voyageur
aérien a longtemps été l’une des plus fameuses. On sait qu’elle se forge aux
sources même du mythe, dans le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, qui
raconte comment le jeune chef de guerre, une fois parvenu aux confins du monde,
s’est élevé vers les cieux dans une nacelle portée par des griffons. Largement
diffusé par le biais de l’Historia de preliis (XIe siècle), l’épisode a connu un
formidable succès au Moyen Âge, tant dans les textes que dans l’iconographie.
Les riches études qui ont été consacrées à sa fortune dans l’art médiéval – celles
de Chiara Settis-Frugoni et de Victor Schmidt, notamment1 – permettent d’en
mesurer l’ampleur. De toute la geste d’Alexandre, rappelle C. Settis-Frugoni,
l’épisode du voyage céleste est celui qui a connu la plus vaste diffusion
iconographique dans l’Occident médiéval2. On en dénombre ainsi une centaine
d’exemples, en particulier dans les pages des manuscrits (qu’ils mentionnent ou
non l’aventure) et dans les cycles décoratifs des églises et des monastères, en
France, en Angleterre, en Suisse ou en Italie. Mais ces travaux permettent
également d’apprécier la rapidité avec laquelle s’épuise l’intérêt pour ce portrait
d’Alexandre en aventurier des airs. Alors que c’est encore un motif à succès au
XVe siècle, on ne relève que deux images pour le siècle suivant – deux gravures,
l’une imprimée en 1506, la seconde vers 15163.
Reprenant les arguments des spécialistes de la tradition littéraire4, les
historiens d’art ont expliqué cette brusque désaffection par l’exigence de véracité
1
C. Settis-Frugoni, Historia Alexandri elevati per griphos ad aerem : origine, iconografia e
fortuna di un tema, Rome, 1973 ; V. M. Schmidt, A Legend and its Image. The Aerial Flight of
Alexander the Great in Medieval Art, Groningen, 1995.
2 C. Settis-Frugoni, Historia Alexandri, p. 6.
3 La première de ces images figure dans la première édition imprimée du Roman d’Alexandre
en prose (Paris, Michel Le Noir, 1506) ; la seconde dans une série de gravures imprimées vers
1516 et signées par le « Maître IS à la pelle », sans doute un élève de Hans Schäufelein. Voir
V. Schmidt, A Legend and its Image, fig. 85 et 117.
4 Voir notamment G. Cary, The Medieval Alexander, Cambridge, 1956, p. 233-241. Sur l’histoire
des écrits consacrés à Alexandre au Moyen Âge, voir également : P. Meyer, Alexandre le Grand
1
historique qui s’affirme au XVe siècle chez les compilateurs, les continuateurs, les
traducteurs et les lecteurs de l’histoire d’Alexandre5. Fable superlative,
l’expédition aérienne ferait tout naturellement les frais de ce souci de
« démythifier » la figure du conquérant et de la ramener à une mesure plus
humaine, de sorte qu’au XVIe siècle, l’attelage de griffons qui avait tant séduit
l’imagination médiévale ne serait plus qu’un lointain souvenir, une fable bannie de
la littérature comme des arts visuels. On voudrait mettre ici cette idée à l’épreuve
en cherchant les échos de l’épisode dans la fiction narrative du XVIe siècle, et en
particulier, en dehors des écrits spécifiquement consacrés au Macédonien, dans
les œuvres développant alors le thème du voyage aérien – ce que l’on pourrait
nommer les « fictions d’envol » de la période. Disons-le d’emblée : cette extension
du champ d’exploration au-delà du corpus généralement retenu par les études
sur la fortune de l’épisode confirme, plutôt qu’elle infirme, l’idée d’un effacement
de cette figure d’Alexandre au XVIe siècle. Car bien que le récit du voyage per
gryphos ad aerem continue à être largement diffusé grâce aux éditions imprimées
des adaptations médiévales de l’Historia de preliis – la rupture entre XVe et XVIe
siècle, on le verra, est moins brutale qu’il n’y paraît – celui-ci ne parvient pas,
hormis quelques rares exceptions, à essaimer en dehors de ce champ circonscrit.
Une singulière discrétion, en un temps où les cieux romanesques sont traversés
par nombre d’émules des aéronautes antiques et médiévaux, et un silence difficile
à expliquer – comme tout silence. On tentera cependant de le faire ici, en
proposant quelques hypothèses au-delà de celles habituellement avancées.
*
L’ascension d’Alexandre apparaît dans la première biographie romanesque
consacrée à Alexandre, le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène. Elle figure
plus précisément dans le « texte L », une version atypique de la seconde recension
du texte antique (la recension β, Ve siècle ap. J.-C.)6. C’est en effet dans ce texte
L que l’on voit Alexandre partir à la découverte des cieux au terme de son
expédition orientale, après avoir exploré les profondeurs sous-marines, visité le
pays des Bienheureux et dressé un arc monumental à l’extrémité du monde
dans la littérature française du Moyen Âge : histoire de la légende, Paris, 1886, 2 vol. ; D. J. A.
Ross, Alexander Historiatus: a Guide to Medieval Illustrated Alexander Literature, Londres,
1963.
5 Voir V. Schmidt, A Legend and its Image, « Epilogue », p. 155-165.
6 Ce « texte L », qui enrichit le premier état du texte de nombre d’éléments fabuleux, est celui
édité aux Belles-Lettres, dans la collection La Roue à Livres : Pseudo-Callisthène, Le Roman
d’Alexandre, éd. et trad. G. Bounoure, B. Serret, Paris, 1992. Toutes nos références renvoient
à cette édition. Pour une présentation des différentes recensions du Roman d’Alexandre, voir
C. Jouanno, Naissances et métamorphoses du Roman d’Alexandre. Domaine grec, Paris, 2002,
p. 247-280. C. Jouanno précise que si le voyage n’est qu’à peine suggéré dans la recension β,
l’existence de l’épisode est cependant déjà attestée au IVe siècle (ibid., p. 279).
2
connu. Poussé par son insatiable « désir d’explorer et de voir » (II, 38, § 1),
Alexandre s’empare de deux très grands oiseaux, qui deviendront des griffons
dans les versions ultérieures. Il les attelle à une nacelle faite de peau de bœuf ;
alléchés par un appât tendu au bout d’une lance, les oiseaux s’envolent,
emportant Alexandre à la lisière des cieux. Mais une sorte d’oiseau
anthropomorphe lui lance alors un avertissement : il lui enjoint de regagner la
Terre, et d’abord d’y porter son regard. « En abaissant mes yeux avec crainte, je
regardai : voilà qu’un grand serpent était lové, et au milieu du serpent je vis un
tout petit cercle. » (II, 41, § 12) Le monde qu’Alexandre s’acharne à conquérir
n’est donc qu’un point dans l’univers – on entend là des échos du Songe de
Scipion de Cicéron ou de la préface aux Questions naturelles de Sénèque, qui met
en scène le vol de l’âme parmi les astres7. Mortifié, le voyageur fait demi-tour et
atterrit, transi d’effroi, à sept jours de marche de son point d’envol. La leçon
semble enfin comprise : « Aussi n’ai-je plus jamais recommencé de m’attaquer à
l’impossible. » (II, 41, § 87) C’était déjà la conclusion du voyage sous-marin : les
deux aventures, du moins dans cette version originelle, se présentent comme les
deux volets d’un même diptyque.
Ce récit connaît un grand succès dans les textes qui transmettent la légende
du Macédonien de l’Antiquité à la Renaissance. Il fait aussi l’objet, à chaque étape,
de variations plus ou moins importantes qu’il est difficile de détailler ici. Le voyage
aérien n’est pas repris dans la première traduction latine du Roman d’Alexandre
du Pseudo-Callisthène, celle de Julius Valerius (IVe siècle), antérieure à la
recension β, mais il apparaît en revanche quelques siècles plus tard dans la
traduction de « l’archiprêtre Léon » (Nativitas et victoria Alexandri Magni regis,
seconde moitié du Xe siècle), dont est tiré au XIe siècle un texte développé,
l’Historia de preliis, qui connaît deux remaniements ultérieurs avant le début du
XIIIe siècle. C’est par cette voie que le récit de l’ascension se transmet au Moyen
Âge. Tout en continuant à se diffuser en latin, l’Historia de preliis est traduite et
adaptée en plusieurs langues vernaculaires. En France, elle fait ainsi l’objet d’une
traduction-adaptation dite le Roman d’Alexandre en prose dont on connaît trois
rédactions, du XIIIe au XVe siècle, qui conservent l’épisode de l’ascension. Enfin,
au-delà de l’Historia de preliis et de ses autres adaptations directes (en italien,
allemand, anglais, tchèque, polonais…), l’épisode du voyage aérien, au fil de
cette histoire complexe, est repris dans des œuvres aux sources plus composites.
Ainsi dans le Roman d’Alexandre en vers d’Alexandre de Paris (c. 1180), où
l’ascension, annoncée dès le prologue, est mise au rang des signes qui
témoignent de la puissance et de la majesté du Macédonien, ou dans les Faicts et
conquestes du noble roy Alexandre du compilateur bourguignon Jean Wauquelin
7
Cicéron, La République, éd. et trad. E. Bréguet, Paris, 1980, livre VI, § 16 : « La terre ellemême me sembla si petite que j’étais humilié de ce que notre empire n’en occupât, pour ainsi
dire, qu’un point. » Sénèque, Questions naturelles, éd. et trad. P. Oltramare, Paris, 1973, livre
I, « Préface », § 11 : « Il n’est qu’un point ce globe sur lequel vous naviguez, vous faites la
guerre, vous régnez. »
3
(première moitié du XVe siècle), texte fondé sur le cycle romanesque issu
d’Alexandre de Paris, mais qui puise aussi dans le Roman d’Alexandre en prose,
en particulier pour ce qui est de cet épisode. Ailleurs en Europe, on pourrait citer
des bibles historiales et chroniques universelles allemandes (Jans Enikel,
Weltchronik, c. 1280)8, ainsi que le Libro de Alexandre espagnol (premier tiers du
XIIIe siècle), où la contemplation aérienne d’Alexandre permet d’offrir au lecteur la
description détaillée d’une carte en T/O anthropomorphique qui dessine la figure
du Christ crucifié (v. 2505-2514). En toute logique, le voyage céleste est en
revanche absent des réécritures romanesques qui restent fidèles à la leçon de
Julius Valerius (Thomas de Kent, Roman de toute chevalerie, fin du XIIe siècle),
ainsi que de celles qui s’appuient sur l’Histoire d’Alexandre de Quinte-Curce,
source principale de la connaissance historique d’Alexandre au Moyen Âge :
l’Alexandreis de Gautier de Châtillon (fin du XIIe siècle) ou la traduction donnée par
l’humaniste portugais Vasque de Lucène (Faictz et gestes d’Alexandre le Grant,
1468).
Vasque de Lucène connaît bien évidemment le récit de l’ascension
d’Alexandre. S’il refuse de le mentionner, explique-t-il dans le prologue de sa
traduction, c’est qu’il ne veut pas mêler les fables à l’histoire :
Si n’y trouverez pas que Alexandre ait vollé en aer a tout quartiers de
mouton, ne vagué par dessoubz mer en tonneaux de voirre, ne parlé aux
arbres du soleil, ne autres fables faintes par hommes ygnorans la nature
des choses, non cognoissans tout ce estre faulx et impossible, non
cognoissans tout ce estre faulx et impossible, et mesmes non entendans
que quant Alexandre seroit eslevé en aer ou vagueroit par dessoubz mer,
sy ne consuivroit il point la fin de son entente, car lui eslevé en air ne verroit
nes que d’une tour, obstant la fragilité de nostre veue ; et dessoubz mer le
tonneau romproit, se le voirre estoit tendre et, se espès estoit, il ne verroit
goutte9.
On remarquera que l’invraisemblance, pour Vasque de Lucène, ne réside pas
seulement dans l’élévation elle-même, mais aussi (et surtout ?) dans le fait qu’il
serait matériellement impossible à Alexandre, pour des raisons optiques, de
rapporter ce qu’il dit avoir vu du haut des airs. Le caractère inconcevable du vol
en tant que tel n’est peut-être pas si évident qu’il n’y paraît à nos yeux de lecteurs
modernes : si voler est impossible, pourquoi s’attarder à considérer les difficultés
techniques qui surviendraient si, par hypothèse, ce vol avait tout de même eu
lieu ? Le vol d’Alexandre est un prodige, certes, mais qui ne repose après tout,
comme celui de Dédale, que sur l’ingéniosité technique du héros – d’autant plus
8
V. Schmidt, A Legend and its Image, p. 127-154.
Cité par R. Bossuat, « Vasque de Lucène, traducteur de Quinte-Curce (1468) », Bibliothèque
d’Humanisme et Renaissance, 8 (1946), p. 197-245 (p. 212-213).
9
4
si l’on remplace les griffons par ces grands oiseaux dont parle le PseudoCallisthène10. Quoi qu’il en soit, d’autres exemples, rapportés par Paul Meyer ou
George Cary, montrent que l’attitude critique de Vasque de Lucène est partagée
par bien d’autres lecteurs ou compilateurs du XVe siècle11. Son prologue témoigne
d’une entreprise plus générale de « démythification » de la figure d’Alexandre et
d’un affaiblissement, à l’orée de la Renaissance, de la tradition nourrie par
l’Historia de preliis par rapport à la « tradition historique » (Quinte-Curce), bientôt
renforcée par la redécouverte de Diodore de Sicile, de Plutarque et d’Arrien.
« Alexandre est maintenant un modèle pour Picrochole », écrit Jean Céard : à la
Renaissance, la légende d’Alexandre telle que la rapporte l’Historia de preliis ne
peut être lue autrement que comme un « ramas de stupidités12 ». Vasque de
Lucène compare d’ailleurs lui-même dans son prologue les aventures fabuleuses
d’Alexandre à celles de Renaud de Montauban, de Tristan ou Lancelot13. Au XVIIe
siècle, La Mothe Le Vayer ne dira pas autre chose dans son « Jugement » sur
Quinte-Curce : « le faux Callisthene […] represente mieux [Alexandre] en Roland,
ou en Amadis, qu’en veritable Conquerant14 ». Le voyage céleste d’Alexandre est
devenu matière à roman de chevalerie.
Il ne faudrait cependant pas déduire de ces condamnations – ou du fait que
l’œuvre de Vasque de Lucène remporte un bien plus grand succès, au tournant
du siècle, que celle de Wauquelin, restée manuscrite – que les épisodes fabuleux
de l’Historia de preliis disparaissent au XVIe siècle du champ littéraire. S’il est mis
à l’écart par les auteurs soucieux de véracité historique, l’Alexandre qui conçoit
des bathyscaphes et des aéronefs a encore les faveurs des lecteurs de la
Renaissance. En témoignent les nombreuses réimpressions latines de l’Historia
de preliis et surtout l’ample diffusion de ses traductions et adaptations
médiévales15. En France, le Roman d’Alexandre en prose fait ainsi l’objet d’au
moins dix éditions entre 1506 et 1584, auxquelles s’ajoute une édition plus
tardive en 1631 par Nicolas Oudot, dans la Bibliothèque bleue de Troyes, où
10
Il semble en tout cas difficile de fonder l’explication du désintérêt pour l’épisode du voyage
aérien à la Renaissance uniquement sur l’argument qu’il aurait alors été absolument impossible
d’y croire (voir V. Schmidt, A Legend and its Image, p. 161). L’attitude des hommes du temps
envers les vols magiques (Simon le magicien) ou techniques (Dédale) rapportés par les fables
ou les chroniques est plus ambivalente – la frontière entre fable et histoire (au sens de récit
véridique) étant elle-même passablement mouvante et imprécise.
11 G. Cary, The Medieval Alexander, p. 233-241 ; P. Meyer, Alexandre le Grand, p. 304.
12 J. Céard, La Nature et les prodiges : l’insolite au XVIe siècle en France, Genève, 1977, p. 58.
13 Vasque de Lucène insiste en effet sur l’intérêt pédagogique de sa traduction, qui montre
comment un Prince peut « conquester sans voller en aer, sans aller soubz mer, sans
enchantemens, sans geans et sans estre si fort comme Raignault de Montaubain, comme
Lancelot, comme Tristan ne comme Raynouart qui tuoit cincquante hommes coup à coup » (cité
par R. Bossuat, « Vasque de Lucène… », p. 212-213).
14 La Mothe Le Vayer, « Quinte Curce », dans Jugement sur les anciens et principaux historiens
grecs et latins, Œuvres, Dresde, 1757, t. VII, 2, p. 224.
15 Pour une présentation d’ensemble, voir G. Cary, The Medieval Alexander, p. 38-58.
5
Alexandre voisine avec Huon de Bordeaux ou les « quatre fils Aymon »16. En
Allemagne, la version de Johann Hartlieb (Histori von dem grossen Alexander, réd.
1444) est réimprimée dix-huit fois entre 1472 et 1670, dont quatorze fois avant
157317. En Italie, parmi une demi-douzaine d’adaptations de l’Historia de preliis
composées au XVe siècle, deux connaissent une fortune imprimée : le Libro del
Nascimento (réimprimé six fois entre 1474 et 1502) et surtout l’Alessandreida in
Rima (réd. 1430, quinze éditions entre 1512 et 1712)18. Tous ces textes,
précisons-le, incluent l’épisode de l’ascension : si l’on cesse de représenter le
voyage aérien d’Alexandre à la Renaissance, si l’on cesse de compiler, de réécrire
ou de faire référence à cette aventure, ce n’est pas parce qu’il n’y aurait plus de
textes pour en perpétuer le souvenir19, ou parce que le public aurait soudain
perdu tout intérêt pour les aventures fabuleuses du conquérant. Qu’elles soient
perçues comme un « ramas de stupidités » ne les empêche pas de continuer à
être diffusées et appréciées, même si c’est certainement davantage comme des
fictions, précisément, que comme des éléments de chronique.
La permanence de cet intérêt pour l’ascension d’Alexandre au-delà du
Moyen Âge rend à vrai dire encore plus surprenante la rareté des allusions qui y
sont faites dans la fiction de la Renaissance, y compris là où l’on s’attendrait le
plus à en trouver, autrement dit dans les récits de voyages aériens du temps. Car
ceux-ci ne manquent pas, de sorte que s’il y a un effacement de la figure
d’Alexandre en aéronaute dans les textes comme dans l’iconographie, il est tout
aussi difficile de l’expliquer par une supposée indifférence de la Renaissance visà-vis du thème de l’élévation. En effet, le XVIe siècle, contrairement à une idée
souvent implicitement véhiculée par la critique, ne constitue pas une page blanche
dans l’histoire littéraire du voyage aérien, et il n’est pas besoin d’attendre les
fictions cosmologiques du premier XVIIe siècle – celles de Kepler, de Godwin ou de
Cyrano de Bergerac – pour trouver des récits d’envols dignes d’être lus. Au cours
de la période, les exemples anciens (antiques et médiévaux) sont non seulement
amplement diffusés, mais imités, enrichis et réinventés en fonction des
préoccupations et des bouleversements épistémologiques propres à cette
16
Voir D. J. A. Ross, « The Printed Editions of the French Prose Alexander romance », The
Library, Fifth Series, 7/1 (1952), p. 54-57. Selon Ross, la rareté des exemplaires aujourd’hui
disponibles témoigne du succès rencontré par l’ouvrage au XVIe siècle.
17 Voir Johann Hartliebs ‘Alexander’, éd. R. Pawis, Munich, 1991, p. 77-81.
18 Voir D. Ross, Alexander historiatus, p. 63, ainsi que J. Storost, Studien zur Alexandersage in
der älteren italienischen literatur, Halle, 1935, pp. 168-179 et 180-230. On notera que le Libro
de Alexandre espagnol, en revanche, malgré son grand succès au Moyen Âge, n’a pas fait
l’objet d’une impression au XVIe siècle. Le manuscrit semble alors n’avoir été connu que de
quelques érudits (Libro de Alexandre, éd. J. Casas Rigall, Madrid, 2007, p. 70).
19 On pourrait ajouter que de la même façon, les représentations du vol d’Alexandre ne se sont
pas effacées des murs des églises. Mais l’argument est délicat, car rien ne dit que ces images
étaient reconnues comme des portraits d’Alexandre, d’autant que le conquérant y est souvent
représenté dans la posture d’un Christ en majesté.
6
époque20. Or tandis que les figures d’Icare, de Dédale, de Phaéton, de Scipion,
de l’Icaroménippe de Lucien de Samosate, des visionnaires emportés en extase
ou encore des chevaliers volants de la fiction chevaleresque constituent des
références ou des modèles souvent transparents des élévations imaginées au XVIe
siècle, nulle part, à notre connaissance, il n’est fait clairement allusion dans ces
récits à l’aventure aérienne d’Alexandre, ne serait-ce que pour la moquer, pour la
parodier ou pour en contester la véracité. Quand les aéronautes de la
Renaissance prennent leur envol, il est en tout cas bien difficile de dire si c’est
l’exemple du Macédonien qui les inspire.
*
Les histoires de chevaliers volants apparaissent déjà aux yeux des lecteurs
de la Renaissance comme un cliché éprouvé du roman de chevalerie. Elles sont
pourtant le fruit d’une évolution qui se fait lentement et tardivement, avec le
« roman de transition21 » des XIVe et XVe siècles. Même si les déplacements
magiques abondent dans les romans médiévaux, et ce dès les romans arthuriens,
les envols y sont plus rares qu’on ne pourrait l’imaginer. Ils restent de surcroît
circonscrits à des traditions précises, comme celle du cheval de fust, le cheval de
bois qui se déplace par magie dans les airs – élément central du Cleomadès
d’Adenet le Roi et du Méliacin de Girart d’Amiens (fin du XIIIe siècle), ainsi que du
roman plus tardif de Valentin et Orson (fin du XVe siècle) – ou les expressions
littéraires du motif de la Chasse Sauvage (ainsi dans le Roman de Berinus, le
Roman de Perceforest ou le Richard sans Peur). Dans ces romans, les épisodes
de vol font rarement l’objet d’un récit conséquent. Rapts, transports amoureux ou
randonnées diaboliques, les vols des chevaliers prennent la forme de rapides
translations, de brefs survols qui émerveillent à vrai dire davantage parce qu’ils
permettent de modifier les rapports de l’espace et du temps en se transportant à
grande vitesse, que parce qu’ils offrent la possibilité de s’élever au-dessus du sol.
En ce sens, ces transports se distinguent nettement du périple ascensionnel
d’Alexandre. Car l’ambition du conquérant, au moment du départ, est bien
d’accomplir un voyage céleste : même si le projet avorte, il s’agit de transgresser
la frontière qui sépare, dans le système cosmologique hérité d’Aristote et de
Ptolémée, le monde élémentaire du monde immatériel, l’air et les cieux, l’humain
et le divin. Et cela, par esprit de conquête, mais surtout, par curiosité
intellectuelle : si Alexandre s’élève, c’est « pource qu’il vouloit sçavoir quelles
choses avoit au ciel, & de quelle forme estoit la terre22 ». Rien de comparable, à
20
Voir T. Maus de Rolley, Élévations : l’écriture du voyage aérien à la Renaissance, Genève,
2011, où l’on trouvera une présentation plus complète des traditions et des textes évoqués ici.
21 J’emprunte la formule à M. Zink, « Le roman de transition (XIVe-XVe s.) », Précis de littérature
française du Moyen Âge, dir. D. Poirion, Paris, 1983, p. 293-305.
22 L’Histoire du Noble & tres-vaillant Roy Alexandre le grand [Roman d’Alexandre en prose],
Paris, Nicolas Bonfons, s. d., f. 37 v.
7
nouveau, dans des romans comme le Cleomadès ou Perceforest, où quand ce ne
sont pas les démons ou les nécromants qui font voler les chevaliers, souvent
contre leur gré, ce sont les ailes du désir – mais d’un désir qui tient alors bien
plus de la passion charnelle que de la libido sciendi23.
Il arrive cependant que des récits de vols fassent écho à celui d’Alexandre
sans pour autant y puiser ce qui paraît constituer à première vue la chair même
de l’aventure – l’exploration des cieux, la démesure. Ainsi du vol de Huon de
Bordeaux qui apparaît dans les mises en prose tardives du roman éponyme
(imprimées à partir de 1516, et largement diffusées au cours du siècle), dans un
épisode ajouté à la chanson de geste originale par le biais d’une suite, la Chanson
d’Esclarmonde, composée au début du XIVe siècle. Attiré par la montagne
d’Aimant, le vaisseau de Huon de Bordeaux échoue sur une île, et c’est en se
faisant délibérément emporter dans les airs par un griffon, lequel vient chaque
jour s’emparer du cadavre d’un de ses malheureux compagnons, que le héros,
qui feint d’être mort, parvient à regagner le continent. Cette ruse rappelle le
stratagème d’Alexandre, qui, dans la version d’Alexandre de Paris, recouvre son
véhicule de lambeaux de chair pour appâter les griffons (chez le PseudoCallisthène, la nacelle est elle-même faite de peau de bœuf). Le motif proviendrait
d’une tradition orientale touchant à l’oiseau roc et apparaît ailleurs, dans des
œuvres contemporaines du Roman d’Alexandre en vers24 : Huon de Bordeaux (ou
plutôt la Chanson d’Esclarmonde) n’emprunte donc pas forcément ici à la légende
d’Alexandre. Les échos, toutefois, ne s’arrêtent pas là. Le décor de l’aventure est
en effet identique. Comme Alexandre, Huon se trouve alors aux confins du monde,
dans un paysage marqué par le « fantastique des espaces exotiques » propre au
Roman d’Alexandre25, et dont la présence du griffon n’est qu’un des signes. Huon
en reconnaît d’ailleurs lui-même les traces, puisqu’il observe que le monstre a
coutume d’emporter ses proies jusqu’à la « Roche d’Alexandre », ainsi nommée,
explique le texte, parce qu’elle marque l’endroit où Alexandre s’était reposé après
avoir traversé les déserts d’Inde et s’être rendu jusqu’aux arbres du Soleil et de
la Lune26. D’autre part, après être parvenu à destination et avoir combattu le
23
Voir sur ce point C. Ferlampin-Acher, « Autant en emporte le vent : vols, merveilles et
transports amoureux dans quelques romans français du Moyen Âge », dans Guerres, voyages
et quêtes au Moyen Âge, Mélanges offerts à Jean-Claude Faucon, Paris, 2000, p. 134-148 ; Id.,
« Voyager avec le diable Zéphir dans le Roman de Perceforest (XVe siècle) : la tempête, la mesnie
Hellequin, la translatio imperii et le souffle de l’inspiration », dans Voyager avec le diable.
Voyages réels, voyages imaginaires et discours démonologiques (XVe-XVIIe siècles), dir. G. Holtz
et T. Maus de Rolley, Paris, 2008, p. 45-59.
24 Voir C. Cazanave, « L’imagination au pouvoir : le décor onirique du périple de Huon dans la
Chanson d’Esclarmonde », Ailleurs imaginés. Cahiers CRLH-CIRAOI, 6 (1990), p. 21-56, ainsi
que V. Schmidt, A Legend and its Image, p. 88-89.
25 Voir F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, Paris, 1991, chap.
11 (« Le Roman d’Alexandre et le fantastique des espaces exotiques »), p. 256-282.
26 Les prouesses et faicts du trespreux, noble et vaillant Huon de Bordeaux, Lyon, Benoît
Rigaud, 1587, p. 213.
8
griffon et ses petits – combat qui rappelle celui qui conclut le voyage céleste dans
la version d’Alexandre de Paris – le chevalier guérit instantanément de ses
blessures grâce à une fontaine miraculeuse, qui s’avère être la fontaine de
Jouvence découverte par Alexandre. Car le jardin où l’a mené le griffon a tout d’un
paradis terrestre : « Tant estoit beau le jardin à veoir, que mieux sembloit un
Paradis, que chose terrestre27. » La chose ne fait plus de doute au chapitre
suivant, lorsqu’un ange étincelant surgit devant Huon pour le guider dans sa
quête.
D’une tentative malheureuse d’accession à l’Empyrée, le vol accompli à
l’aide de griffons se transforme dans Huon de Bordeaux en expérience réussie de
voyage en Éden. Ce qui semble avoir été retenu de l’ascension d’Alexandre, plutôt
que sa destination, sa trajectoire ou l’idée de démesure, est donc sa dimension
initiatique. Autrement dit, l’idée que l’essence de ce vol per gryphos ad aerem est
d’être un moyen d’accès à un autre monde interdit à l’homme, et que même
avortée, cette expérience entraîne par conséquent une profonde transformation
spirituelle du personnage – plus ou moins mise en valeur, il est vrai, dans les
différentes versions de l’aventure d’Alexandre. Dans Huon de Bordeaux, cette
dimension initiatique ne fait pas de doute. Afin d’accéder à cet autre monde qu’est
le paradis terrestre et de renaître littéralement grâce aux vertus de la fontaine
miraculeuse, le chevalier doit passer par la mort, non seulement en combattant le
griffon, combat dont il sort mortellement blessé, mais en acceptant, afin d’être
emporté par le monstre, de se coucher parmi les morts, et qui plus est, face contre
terre28. Cependant, si Huon peut être rapproché d’Alexandre, c’est de l’Alexandre
vertueux, celui qui apparaît notamment, comme on le verra plus loin, dans le
Roman d’Alexandre en prose : Huon se recommande en effet sans cesse à Dieu,
non seulement au moment du péril ou de sa délivrance, mais au seuil même du
voyage. Il se confesse, communie, et reçoit la bénédiction d’un évêque avant de
se livrer au griffon. Aucune démesure dans son geste ; de là, sans doute, le succès
de son vol, ou plutôt de son survol.
Si les griffons ou des créatures semblables continuent à jouer par la suite
un rôle important dans les voyages aériens des chevaliers, les échos du voyage
d’Alexandre se font en revanche encore plus ténus. Ainsi, les vols mis en scène
dans le Roland furieux de l’Arioste (1516-1532), dans les Amadis de Gaule ou
dans Alector ou le Coq de Barthélemy Aneau (1560), n’entretiennent pas de
rapport évident avec celui du Macédonien. Il y a certes du griffon dans l’hippogriffe
imaginé par l’Arioste, cette chimère née, au-delà des monts Riphées, de
l’accouplement d’une jument et d’un griffon, mais sans que cela suffise pour qu’on
puisse y voir l’effet d’une influence du voyage aérien d’Alexandre. Si cette créature
a des modèles, ce sont plutôt Pégase et les prodigieuses montures des romans
médiévaux (Bayard, Rabican, ou même le cheval de fust). Et ce monstre superlatif,
27
28
Ibid., p. 217.
Ibid., p. 214.
9
ce « monstre au second degré », selon le mot de Borges29, doit surtout son
existence au désir du poète de créer la plus paradoxale et la plus invraisemblable
des chimères, l’inimitié de la jument et du griffon étant proverbiale30. Même si le
pedigree de l’animal n’est pas vierge, il s’agit pour l’Arioste de forger une créature
inédite et sans exemple, tant dans la nature que dans la tradition littéraire. On
pourrait dire la même chose de Durat, l’hippopotame volant d’Alector, formidable
chimère qui tient à la fois de l’hippopotame, du cheval, du monstre aquatique et
du navire, dotée de pieds palmés ainsi que d’ailes exogènes greffées par son
maître. Durat est un hapax de l’histoire littéraire, et s’il n’est pas dépourvu de
cousins ou de parents éloignés, il semble difficile de faire entrer les griffons
d’Alexandre dans son arbre généalogique. Dans la longue série des vingt-et-un
livres d’Amadis, traduits de l’espagnol puis de l’italien entre 1540 et 1581, on
croise en revanche nombre de chars tirés par des dragons, des cygnes, des
harpies, et quelquefois des griffons31 – des embarcations qui pourraient donc
faire plus facilement songer à la nacelle d’Alexandre. Mais leur modèle peut être
tout autant – voire bien davantage – celui du char de Médée, d’autant que ces
divers chariots attelés sont invariablement la propriété d’enchanteurs et de
magiciennes. Quant au Grifaléon que l’on découvre au livre XII (1556), véhicule
d’aventures directement imitées du Roland furieux par le traducteur, Guillaume
Aubert, il ne s’agit que d’un pâle décalque de l’hippogriffe, l’élément équin en
moins.
Ces vols diffèrent de celui d’Alexandre non seulement par leurs véhicules
mais aussi par leurs fonctions. Dans les Amadis, tout comme dans les romans
médiévaux, le vol est d’abord une commode « machine » permettant de déplacer
les personnages à grande vitesse dans l’espace romanesque, et surtout d’opérer
des rapts afin de soustraire héros ou héroïnes à l’action. Dans le Roland furieux
ou Alector, au contraire, le vol se fait véritablement voyage sur la mappemonde :
une fois maîtrisée par le voyageur, la chimère devient le moyen d’exploration d’un
monde à la mesure de celui que dessinent les cosmographes. Le voyage aérien
29
J. L. Borges, M. Guerrero, El Libro de los seres imaginados, Barcelone, 1978, p. 135-136.
Voir Virgile, Bucoliques, VIII, 27 : « Iungentur iam grypes equis » [« Dorénavant les griffons
s’uniront aux chevaux »], et le commentaire de Pierio Valeriano : « On joindra desormais les
Gryphons aux Chevaux, ne veult dire autre chose, sinon que l’on verra advenir des choses
impossibles ; sçavoir est qu’on accouplera les animaux de l’air avec les terrestres, ce que Nature
ne souffre point. » (G. B. Pierio Valeriano, Commentaires Hieroglyphiques ou images des choses
[Hieroglyphica, 1556], trad. G. Chappuys, Lyon, B. Honorat, 1576, p. 290).
31 Voir par exemple le livre VIII (1548), chap. 58, et le livre XIV (1574), chap. 68. Voir également
les tardifs livres XXII et XXIII (1615), continuations anonymes tirées de volumes apocryphes
allemands de la fin du siècle, et notamment le livre XXIII, chap. 33, où apparaît un « vaisseau
des griffons » qui semble pour le coup tout droit issu d’une enluminure médiévale d’un Roman
d’Alexandre : « C’est un vaisseau fait en rond, avec quatre masts fort hauts, & pour toutes voiles
y a là dessus autant de puissans Griffons les aisles estenduës & disposees selon les vents,
selon que j’ay peu conjecturer à voir le Griffon qui guidoit le navire devers deça. » (Le vingt et
troisiesme livre d’Amadis de Gaule, Paris, Olivier de Varennes, 1615, p. 524)
30
10
est alors bien porté par une ambition cosmographique. Mais ce voyage reste
précisément aérien : confiné au monde sublunaire, il ne permet pas d’accéder à
un point de vue véritablement décentré qui permettrait une saisie immédiate,
globale, de la mappemonde, comme c’est le cas dans les différentes versions de
l’ascension d’Alexandre. Qui plus est, ce n’est pas la démesure, le désir de
transgression ou la curiosité pour les choses célestes qui animent les aéronautes
d’Aneau ou de l’Arioste. Au Moyen Âge comme à la Renaissance, Alexandre reste
en réalité un cas assez singulier de chevalier tenté par l’exploration des cieux,
autrement dit, de l’au-delà du monde élémentaire.
À une exception près : celle d’Astolphe, qui, dans les chants 34 et 35 du
Roland furieux, s’élève jusqu’à la Lune en compagnie de saint Jean. D’inspiration
sériocomique, l’épisode s’inscrit dans une tradition nettement distincte de celle
des vols chevaleresques cités jusqu’ici, comme le signale d’ailleurs le fait
qu’Astolphe, pour monter à la Lune, abandonne son hippogriffe (sa monture de
chevalier volant) pour emprunter un tout autre type de véhicule, le char céleste
ayant servi au ravissement d’Élie. Pastiche de mythe eschatologique et parodie
des récits visionnaires (en particulier de la Divine Comédie), ce voyage céleste
s’écrit aussi, via le Somnium d’Alberti (dans ses Intercenales, réd. 1432-1439),
sous l’influence de Lucien de Samosate : derrière Astolphe, il y a Ménippe, ou
plutôt « l’Icaroménippe », ainsi que le baptise Lucien dans le dialogue du même
nom. L’ascension d’Astolphe constitue un exemple de ce que l’on pourrait nommer
les « icaroménippes de la Renaissance32 » : ces fictions de voyages lunaires ou
cosmiques qui, puisant dans les héritages mêlés du Songe de Scipion de Cicéron,
des satires de Lucien et de la littérature visionnaire, exploitent les ressources
satiriques du décentrement (l’invention d’autres mondes, et/ou l’exercice d’ironie
générale33 permis par le regard aérien), afin, bien souvent, de dénoncer les
impasses de la curiosité pour les « choses élevées ». Quelle influence exerce sur
ces récits le souvenir de l’ascension d’Alexandre, ce voyage céleste avorté ? Y at-il place, entre la figure de Ménippe et celle des voyageurs de l’âme, pour celle
de l’aéronaute Alexandre ? Dans le cas du voyage lunaire d’Astolphe, la chose est
difficile à dire. Comme dans les Romans d’Alexandre, cette ascension fait pendant
à une descente dans les profondeurs, puisque Astolphe, avant de rejoindre le
paradis terrestre et de s’élever vers la Lune, rend une rapide visite aux enfers.
Mais ce couple catabase/ascension est aussi celui de la Divine Comédie ou du
récit ménippéen : chez Lucien, Ménippe est en effet le héros d’un double voyage
32
Sur cette tradition, voir N. Correard, « Rire et douter » : lucianisme, scepticisme(s) et
préhistoire du roman en Europe (XVe-XVIIIe siècles), thèse de doctorat, dir. F. Lavocat, Paris VII,
2008, ainsi que T. Maus de Rolley, Élévations, chap. 2 et 3.
33 Sur cette notion, voir F. Lestringant, « Le Tasse et d’Aubigné : de la Jérusalem délivrée aux
Tragiques », Mélanges de poétique et d’histoire littéraire du XVIe siècle offerts à Louis Terreaux,
Paris, 1994, p. 289-315.
11
dans les cieux (Icaroménippe) et aux enfers (Nécyomancie)34. On peut faire la
même remarque à propos du véhicule employé par Astolphe. Le char tiré par
quatre chevaux de feu qui l’emporte sur la Lune rappelle certaines représentations
médiévales du vol d’Alexandre35. Mais il peut aussi faire songer au char triomphal
de l’Église que Dante voit surgir à son entrée dans le paradis terrestre, encadré
par quatre animaux volants aux ailes parsemées d’yeux (Purgatoire, XXIX, v. 9293), ainsi que, de façon plus profane, aux chars attelés des enchanteurs de la
fiction chevaleresque. Quant à l’intention du voyage, elle est ambiguë : à première
vue, elle n’est pas motivée par le désir d’exploration ou de conquête, puisqu’il
s’agit de récupérer sur la Lune la raison de Roland devenu furieux. Cependant,
Astolphe est aussi présenté comme un curieux : « Tanto è il desir che di veder lo
‘ncalza / Ch’al cielo aspira, e la terra non stima36. » Une chose est sûre : il manque
à l’épisode un élément essentiel du récit d’Alexandre, celui du regard jeté sur la
Terre depuis les cieux. Mais cela ne peut évidemment suffire à exclure tout rapport
d’influence.
Il serait peu souhaitable de passer ainsi en revue chaque exemple de
voyage céleste. L’essentiel ici est sans doute d’indiquer que l’influence de
l’ascension d’Alexandre n’apparaît pas dans ces « icaroménippes » avec plus
d’évidence que dans le Roland furieux, et que l’on n’y trouve pas, en tout cas, de
référence explicite à l’aventure. Sans être décisif, le point n’est pas anodin : il est
fréquent, en effet, que les auteurs ou les personnages de ces récits revendiquent
des modèles ou fassent clairement allusion à des précédents, signe que l’écriture
du voyage céleste, comme c’est d’ailleurs déjà le cas chez Lucien, est souvent
une réécriture, un pastiche, une parodie d’un récit antérieur. Or dans ces
moments, ce n’est pas l’exemple d’Alexandre qui est cité. Deux exemples, parmi
d’autres : dans le « Mondo piccolo » qui ouvre les Mondi d’Anton Francesco Doni
(1552), les personnages, membres de l’Accademia dei Vignaiuoli (l’Académie des
Vignerons), s’interrogent sur la meilleure façon de monter au ciel37. Ils songent à
se faire emporter par un aigle, mais craignent d’être pris, comme l’indique une
allusion à Jupiter, pour des émules de Ganymède ; ils pensent à un char volant,
34
Pour Joel Relihan, l’Icaroménippe est bien une variation de Lucien sur sa propre
Nécyomancie. Les deux dialogues doivent bien être lus en diptyque, comme c’était d’ailleurs le
cas à la Renaissance (J. C. Relihan, Ancient Menippean Satire, Baltimore, 1993, p. 76 ; voir
aussi p. 103-118).
35 Dans les cycles décoratifs des églises occidentales, Alexandre est le plus souvent assis sur
un char ou un trône, flanqué de deux griffons symétriques. Le traitement du vol dans les
miniatures obéit à un modèle plus souple : le nombre de griffons ou d’oiseaux varie ; l’ingenium
dans lequel s’élève Alexandre oscille entre la simple nacelle, le char, le trône (avec ou sans
baldaquin), la cage garnie de fenêtres, voire, comme c’est le cas dans un manuscrit du Roman
d’Alexandre en vers du XIVe siècle, la maison à quatre ailes et deux campaniles (voir les
illustrations de V. Schmidt, A Legend and its Image, p. 229-293).
36 « Et tel est le désir [de voir] qui l’aiguillonne / Qu’il veut le ciel et méprise la terre. » (L’Arioste,
Roland Furieux, trad. M. Orcel, Paris, 2000, XXXIV, 48, v. 5-6)
37 A. F. Doni, I Mondi e gli Inferni, éd. P. Pellizzari, Turin, 1994, p. 22-24.
12
mais n’ont personne pour le tirer (il leur manque en quelque sorte un Élie) ;
certains proposent de suivre l’exemple des voyageurs des Histoires vraies de
Lucien, d’autres de Dante, d’autres de prier dans l’attente d’une extase, ou de
dormir jusqu’à être gratifiés (comme Scipion ?) d’un songe oraculaire. Pour finir,
la troupe se résoud à monter au ciel grâce à des échelles de bois, solution déjà
évoquée dans l’Icaroménippe. Même silence sur Alexandre dans le lucianesque
Supplément du Catholicon, fiction de voyage lunaire publiée dès 1595 en annexe
de la Satyre ménippée. Dans sa préface, l’auteur anonyme invoque des exemples
fameux d’élévations afin de convaincre de l’authenticité de celle qu’il rapporte : il
cite alors pêle-mêle Triptolème, Empédocle, Socrate, Minos, Scipion, Pégase et
Persée, Enoch et Elie, Romulus38… On cherche en vain Alexandre, qui n’aurait
pourtant pas fait mauvaise figure dans la liste.
Comment expliquer ce silence ? L’abondance d’autres figures de voyageurs
célestes pourrait justement constituer un élément de réponse, et plus précisément
l’abondance de voyageurs pouvant incarner la cupido caeli, cette « tentation des
cieux » dont Icare a été l’une des premières victimes (Ovide, Métamorphoses, VIII,
v. 224). Alexandre l’aéronaute aurait en quelque sorte souffert à la Renaissance
de la concurrence d’autres explorateurs du ciel, héros de récits plus évidents, plus
évocateurs, plus au goût des humanistes. On pense évidemment à Icare, qui
apparaît chez les mythographes non seulement comme une figure de la démesure
morale (c’est le prince trop ambitieux), mais aussi de la démesure intellectuelle,
de la vana curiositas des astronomes, théologiens et autres scrutateurs du ciel.
On pense aussi à l’Icaroménippe de Lucien, à nouveau, dont l’œuvre,
redécouverte à la fin du XVe siècle, connaît une grande fortune chez les humanistes
de la Renaissance, notamment grâce aux traductions d’Érasme et de More :
traduit en latin par Érasme en 1514, le dialogue est rapidement disponible, dans
la décennie suivante, en français et en italien39. Ces deux figures sont
singulièrement proches de celle d’Alexandre. Comme l’ascension d’Icare,
l’aventure du Macédonien peut en effet être comprise comme une leçon sur la
démesure morale autant qu’intellectuelle. Dans la tradition issue du Roman
d’Alexandre du Pseudo-Callisthène et relayée par l’Historia de preliis (mais aussi
dans le Roman d’Alexandre en vers d’Alexandre de Paris), Alexandre constitue en
effet un singulier mélange de chevalerie et de clergie, de cosmocrate et de
cosmographe : son aventure aérienne est une entreprise de savant autant que de
38
Le Supplement du Catholicon, ou Nouvelles des Regions de la Lune, s. l., s. n., 1595, f. A viii
r.
39
La bibliographie consacrée à la fortune de Lucien à la Renaissance est vaste. Pour une vision
d’ensemble de l’influence de Lucien en Europe, voir C. Robinson, Lucian and his Influence in
Europe, Londres, 1979. Pour la France, on consultera C.-A. Mayer, Lucien de Samosate et la
Renaissance française, Genève, 1984, et C. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le
lucianisme en France au XVIe siècle. Athéisme et polémique, Genève, 1988.
13
conquérant. D’autre part, comme « Ménippe le Voleur40 », Alexandre est un
curieux ; comme Ménippe, cette curiosité intellectuelle le mène dans un double
voyage aux confins du monde, dans les cieux comme dans les profondeurs de la
terre (de la mer, en l’occurrence) ; comme Ménippe, il accède à la vision de la
Terre vue du ciel ; comme Ménippe, enfin, il s’élève en faisant preuve de mètis,
d’ingéniosité technique (en ce sens, Ménippe et Alexandre ne sont pas que des
émules d’Icare : ce sont aussi des disciples de Dédale)41.
La proximité de ces figures et le caractère foncièrement hybride de ces
récits d’ascensions doit inviter à mener avec circonspection tout projet
d’identification des sources. Comme l’a laissé entrevoir l’exemple du Roland
furieux, l’exercice a en effet ses limites : ainsi, devant un épisode d’ascension
contemplative reprenant le motif de la Terre minuscule – de la Terre quasi
punctum, grain de moutarde, fourmilière, jaune d’œuf ou jardinet, selon les
analogies présentées ici et là – comment déterminer qui, du Songe de Scipion, de
l’Icaroménippe ou du voyage d’Alexandre, sert de modèle, tant ces héritages sont
mêlés, ou même s’il y a une source à chercher derrière ce qui est alors devenu
un topos ? Mais la proximité de ces figures explique aussi que certaines s’effacent
au profit d’autres – ou, pour le voir autrement, survivent à travers d’autres, plus
aisément identifiables. On pourrait ainsi faire l’hypothèse suivante : de la même
façon que Ménippe, à la Renaissance, domine et « absorbe » dans la fiction
narrative les figures de Scipion et d’Icare dont il constitue le double satirique,
Ménippe « absorberait » la figure d’Alexandre l’aéronaute, et ce d’autant plus
facilement qu’il s’agit d’une figure non seulement proche, mais moins riche en
possibilités narratives. Le voyage de Ménippe, contrairement à celui d’Alexandre,
ouvre en effet sur la fiction de l’exploration de mondes célestes ; d’autre part, son
héros n’est pas une figure historique, ni même un personnage : c’est un type,
celui du curieux, une figure malléable qui peut donc se prêter à toutes les
adaptations.
*
Il y a cependant un risque à trop rapprocher Alexandre de Ménippe, et donc
à en faire le héros d’un récit ménippéen, autrement dit d’un « récit satirique d’une
40
C’est ainsi que le baptise Geoffroy Tory, le premier traducteur français du dialogue (dans La
Table de l’ancien philosophe Cébès […]. Avec trente Dialogues moraulx de Lucien, autheur
jadis grec, Paris, G. Tory et J. Petit, s. d. [1529]).
41 Si l’on peut supposer un lien d’influence entre l’Icaroménippe et Alexandre, il est difficile de
dire dans quel sens celui-ci s’exerce. Les plus anciennes traces de l’épisode aérien remontant
au IVe siècle de notre ère (voir supra), il n’est pas exclu que les dialogues de Lucien (IIe s. ap.
J.-C.) aient pu lui servir de modèle.
14
enquête intellectuelle infructueuse42 ». La leçon tenue sur la curiosité intellectuelle
dans les Romans d’Alexandre est en effet plus ambivalente. D’une réécriture à
l’autre, elle oscille entre éloge et condamnation de la cupido caeli, signe d’une
ambiguïté plus fondamentale de la figure d’Alexandre, tantôt souverain modèle et
tantôt prince orgueilleux, tantôt Christ et tantôt Lucifer43. Il faut dire, pour s’en
tenir à l’épisode aérien, que l’aventure en elle-même n’a rien d’univoque. Ce n’est
pas seulement l’élévation proprement dite, au moyen des griffons, qui peut
apparaître comme une preuve de grande témérité ou de grand courage. C’est
aussi l’épisode du regard aérien qui est à double tranchant, comme toute
contemplation cosmographique. Il peut en effet ouvrir sur une leçon d’humilité,
inviter à méditer sur l’étroitesse du monde et la vanité des ambitions terrestres ;
mais cette miniaturisation a aussi pour effet de transformer le monde en un objet
aisément maîtrisable et manipulable. Loin de saper la conquête terrestre, ce
« regard tout-puissant44 » la parachève. Car même si elle ne lui révèle pas les
secrets des cieux – Alexandre, rappelons-le, ne franchit pas la ceinture de feu qui
sépare le monde élémentaire des espaces célestes – l’ascension lui permet bien
d’accéder à ce regard surplombant qui est celui du cosmographe, lui permettant
ainsi de vérifier de visu son savoir théorique45. Elle lui apporte également la
confirmation qu’il tient le monde dans le creux de sa main. Ce serpent lové autour
de l’œkoumène, c’est l’océan, mais c’est également une image de lui-même,
comme l’indique, dans certaines versions, un songe prophétique rapporté en
amont du récit. Si l’on en croit ce songe, c’est le signe qu’Alexandre ne va pas
tarder à périr ; mais c’est aussi le signe qu’il domine le monde, tant par les armes
que par le savoir.
Dans la version diffusée en France au XVIe siècle, celle du Roman d’Alexandre
en prose, ces deux discours sur la cupido caeli sont présents dès les premiers
temps du récit. Le deuxième chapitre développe en effet un vibrant éloge de
l’astronomie, « la plus noble science qui soit […], honorable à sçavoir, delectable
42
Définition proposée par N. Correard dans « Le voyage ménippéen et les limites du savoir
humain : la modeste philosophie d’un genre antiphilosophique, de la Renaissance aux
Lumières », Labyrinthe, 25 (2006), p. 121-125.
43 Sur ce double visage d’Alexandre, voir l’introduction de L. Harf-Lancner à Alexandre de Paris,
Le Roman d’Alexandre, éd. L. Harf-Lancner, Paris, 1994, p. 43-44.
44 Je reprends la formule employée par F. Lestringant dans L’Atelier du cosmographe, ou l’image
du monde à la Renaissance, Paris, 1991, p. 36.
45 Alexandre est en effet savant en cette matière : chaque version du récit insiste ainsi sur les
leçons qui lui sont données par Aristote au sujet de la marche des astres et du cosmos. D’autre
part, son fabuleux pavillon, décrit dans certaines versions de la légende (et notamment dans
celle d’Alexandre de Paris) est une « tente cosmique » dont les quatre pans, riches d’un atlas
céleste et d’une vaste mappemonde, sont à la fois un programme de conquête de la terre et
des cieux et un support de méditation. C’est d’ailleurs en cosmographe que parle le conquérant
dans le Roman d’Alexandre en vers, au retour de son voyage céleste : « Hui ai veü as ieus que
j’ai molt desirré, / Car tout ai ensaié et tout ai mesuré » [J’ai vu aujourd’hui de mes yeux ce que
j’ai longtemps désiré voir, / car j’ai tout tenté et j’ai tout mesuré], éd. citée, v. 5083-5084.
15
à user, & proffitable à eux [les Egyptiens] & à tout le commun46 », et l’enchanteur
Nectanebus – le véritable père d’Alexandre – est présenté comme le plus éminent
des savants qui s’attachent ainsi à « l’inquisition des choses celestielles et
humaines47 ». Mais lorsque Alexandre, quelques chapitres plus loin, tue
Nectanebus en le précipitant dans un fossé, il justifie son geste en accusant le
savant de vouloir « juger les secrets celestiels, desquels nul homme ne se doit
entremettre48 » : les yeux dans les étoiles, Nectanebus vient en effet de prédire
qu’il mourrait de la main de son fils. Or, même si l’astronome n’a pas su empêcher
sa mort ni même la voir venir – tout comme Thalès de Milet, dans une anecdote
fameuse, n’a pas vu le puits qui s’ouvrait devant lui – sa prédiction s’est bel et
bien vérifiée. Son savoir n’est donc pas en cause, et l’impétueux Alexandre,
comme le lui reproche aussitôt sa mère, a eu tort d’agir comme il l’a fait. Lorsque
Alexandre se lance plus tard à l’assaut des airs, c’est d’ailleurs sur les traces de
son père, puisqu’il s’agit bien alors de « sçavoir quelles choses avoit au ciel49 ».
Et l’ascension, dans cette version du Roman d’Alexandre en prose, n’apparaît pas
comme un écart coupable, mais plutôt comme une épreuve sacrificielle, initiatique,
à laquelle se soumet le chef de guerre afin de gagner en sagesse et en vertu. La
« vertu divine » qui le redépose à terre et qu’il appelle lui-même de ses prières
n’est pas une force qui viendrait contrecarrer et sanctionner son outrecuidance,
mais bien une grâce accordée à celui qui refuse en quelque sorte son apothéose
pour le salut des siens. Quand il rejoint ses compagnons, le voyageur est d’ailleurs
accueilli comme un Christ Cosmocrator :
Et quand ses hommes le virent venir il l’adorerent comme Dieu, disant. Vive
le roy Alixandre, Seigneur de tout le monde, aussi bien du ciel & de la mer
comme de la terre50.
Conformément à l’inflexion générale donnée par le rédacteur du Roman
d’Alexandre en prose à l’Historia de preliis51, Alexandre fait ici l’objet d’une
véritable glorification, qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher de l’éloge de la
curiosité pour les choses célestes contenu dans les premiers chapitres de
l’ouvrage. Il y a de la noblesse à vouloir s’élever dans les cieux.
Les discours savants de la Renaissance sont riches de ces éloges de
l’ascension conquérante, et plus précisément de ce rêve qui consiste à vouloir
s’élever au-dessus du monde pour le dominer par le regard – ce que l’on pourrait
46
L’Histoire du Noble & tres-vaillant Roy Alexandre le grand, f. 4 r.
Ibid.
48 Ibid., f. 8 v. Si le passage figure déjà dans le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, le
portrait qui y est présenté de Nectanebus est bien plus sombre.
49 Ibid., f. 37 v.
50 Ibid., f. 38 r.
51 M. Gosman, « Le ‘Roman d'Alexandre en prose’ : un remaniement typique », Neophilologus,
69 (1985), p. 332-341.
47
16
nommer le « fantasme d’Alexandre », ou « fantasme du cosmocrator ». On le lit
chez les astronomes et les cosmographes du temps52 ; on le trouve également
derrière les dispositifs imaginés pour enfermer le cosmos, à l’aide de cartes et de
globes, dans l’espace réduit d’une galerie ou d’un salon, ces équivalents
modernes du pavillon d’Alexandre ou de la mythique sphère de verre
d’Archimède53. Les Grandes Découvertes donnent une nouvelle vigueur à ce
fantasme. En faisant surgir des terres au-delà du serpent océanique, elles rendent
obsolète la cosmocratie alexandrine et l’image du monde qui l’accompagne ; mais
elles ouvrent également la voie à une conquête véritablement universelle du
monde, tant par les armes que par le savoir. Or cette conquête de l’espace
horizontal, comme l’a montré Frank Lestringant, est aussi une conquête des
hauteurs : le passage de l’échelle chorographique à l’échelle cosmographique
amené par l’accroissement du savoir géographique suppose en effet un « bond
de la terre au ciel », une élévation du point de vue jusqu’à un point où « l’œil du
cosmographe coïncide idéalement avec celui du Créateur54 ». Les cosmographes
du XVIe siècle réussissent en quelque sorte là où Alexandre avait (en partie)
échoué. Ce fantasme du regard tout-puissant est présent dans nombre de récits
d’ascensions cosmographiques, y compris dans les satires humanistes qui, dans
la lignée de Lucien et du scepticisme chrétien, dénoncent les excès de la curiosité
savante. Tout en reprenant le thème d’origine socratique du Quae supra nos, nihil
ad nos (« ce qui est au-dessus de nous n’est pas notre affaire »), les auteurs de
ces fictions, qu’il s’agisse d’Anton Francesco Doni, en Italie, ou de Cristóbal de
Villalón, en Espagne (El Crótalon, c. 1553), prennent plaisir à présenter de
courtes ekphraseis géographiques rendues possibles par le voyage céleste de
leurs héros. Mais c’est bien souvent pour corriger les erreurs des cosmographes,
et ramener ainsi ces émules d’Alexandre à un peu d’humilité. D’autres exemples
montrent cependant que la fiction de la Renaissance peut faire un plus franc éloge
du « fantasme du cosmocrator » et du regard conquérant. Ainsi des Lusiades (Os
Lusiadas), cette épopée des Découvertes composée en 1572 par Luís de Camões,
qui prend pour trame l’expédition de Vasco de Gama de 1497-1498. Au dernier
chant du poème, alors que son voyage touche à sa fin, Gama est emmené comme
en apothéose au sommet d’une île, d’où il peut observer non pas la Terre ellemême, mais une reproduction parfaite et animée du cosmos, sous la forme d’une
sphère cristalline en suspension abritant en son centre un globe terrestre (X, 7679). Bien qu’il n’accomplisse pas de voyage céleste à proprement parler, et même
s’il n’a pas eu besoin de griffons pour accéder à ce regard tout-puissant, le
navigateur Gama, ce héros moderne de la connaissance, se retrouve bien, du
52 Voir
I. Pantin, La Poésie du ciel en France dans la seconde moitié du seizième siècle, Genève,
1995, chap. 2, et F. Lestringant, L’Atelier du cosmographe.
53 Sur ces dispositifs, voir J.-M. Besse, Face au monde. Atlas, jardins, géoramas, Paris, 2003.
Sur le rêve des sphères de verre, voir I. Pantin, La Poésie du ciel, p. 86 sq. Sur le pavillon
d’Alexandre, voir supra, note 45.
54 F. Lestringant, L’Atelier du cosmographe, p. 16.
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moins lorsqu’il contemple la Terre, dans la même position qu’Alexandre trônant
au-dessus du monde ou contemplant les quatre pans de son pavillon55. Le monde
que contemple Gama n’a cependant plus rien de commun avec celui d’Alexandre.
La vieille Europe n’a droit qu’à deux vers : le monde décrit ici est celui des Grandes
Découvertes, un monde non seulement bien plus vaste que celui conquis par le
Macédonien, mais ouvert sur d’innombrables conquêtes à venir, celles des
successeurs de Gama (il est question de la découverte du Brésil, ainsi que de la
circumnavigation de Magellan), mais aussi celles que Camões, qui offre le poème
au roi Sebastiaõ – ce nouvel Alexandre56 – appelle de ses vœux. Nulle ambiguïté,
en tout cas, dans cet exercice du regard tout-puissant, nul rappel à l’humilité : le
monde est un trésor à conquérir. Bien loin des satires de Doni ou de Villalón, la
fiction du voyage céleste célèbre ici le triomphe du regard du cosmographe,
moyen indispensable de l’expansion coloniale. Si l’ascension d’Alexandre sert de
modèle à l’apothéose de Gama, c’est sans les ambivalences de son discours sur
la cupido caeli.
*
Avec cette figure du cosmocrate/cosmographe trônant au-dessus du
monde, l’ascension d’Alexandre connaît bien une postérité dans la fiction et les
discours savants. Cependant, au terme de cette enquête, force est de constater
que malgré cela, les échos de son voyage dans la fiction narrative de la
Renaissance restent rares ou difficiles à identifier, en dehors des adaptations
directes du Roman d’Alexandre en prose. Il est difficile, pour expliquer cette
relative incapacité à essaimer, d’avancer autre chose que des conjectures. On ne
peut exclure que cela soit l’effet du statut ambigu du récit, entre chronique et
fiction, qui rend l’épisode non seulement trop fabuleux pour les historiens, mais
insuffisamment fantaisiste pour les satiristes. On a d’ailleurs vu que la concurrence
d’autres figures d’aéronautes, et notamment celle de Ménippe, très appréciée des
auteurs de fictions d’envol, a également pu peser sur la fortune du récit. Dans un
temps où le discours tenu sur la curiosité savante oscille entre éloges et contreéloges de la cupido caeli, le versatile exemple d’Alexandre aurait dû constituer un
matériau de choix : cela n’a pas été le cas. Et à nouveau, on peut s’étonner de ce
que son singulier véhicule, tant prisé au Moyen Âge, n’ait pas fait davantage
recette au temps des chars enchantés et des hippopotames volants.
55
Pour J. Nicolopulos, l’épisode emprunte d’ailleurs bien aux Romans d’Alexandre, même si
c’est de façon indirecte, via le Laberinto de Fortuna de Juan de Mena (1444). Voir J. Nicolopulos,
The Poetics of Empire in the Indies. Prophecy and Imitation in « La Araucana » and « Os Lusíadas
», University Park, 2000, p. 229 sq.
56 Le poète invite en effet son roi à être « un Alexandre qui n’enviera pas l’heureux destin
d’Achille. » (« De sorte que Alexandre em vós se veja, / Sem á dita de Aquiles ter enveja », Luís
de Camões, Les Lusiades, éd. et trad. R. Bismut, Lisbonne-Paris, 1992, X, 156, 7-8.)
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Il faut attendre le voyage lunaire imaginé par Francis Godwin (The Man in
the Moone, 1638) pour voir réapparaître dans la fiction un aéronef semblable à
celui d’Alexandre. Déposé par un navire sur une île déserte au large du Cap de
Bonne-Espérance, le héros, Domingo Gonzales, y découvre d’insolites oiseaux
carnassiers qui tiennent à la fois du cygne et de l’aigle. Après avoir apprivoisé ces
gansas, Gonzalez les dresse à porter des fardeaux puis imagine de les lier par un
système de cordages afin qu’ils puissent transporter un homme. Le succès de
cette machine dépasse ses espérances, puisque les gansas prennent bientôt la
route autrefois suivie par les griffons d’Alexandre, emportant leur passager à
grande vitesse vers les cieux. L’ascension ira cette fois-ci jusqu’à la Lune – dans
le ciel de la révolution astronomique, il n’y a plus de ceinture de feu qui puisse
arrêter le voyageur – non sans offrir au voyageur, à mi-chemin, l’occasion d’une
belle contemplation cosmographique57. Version améliorée de celle d’Alexandre, la
machine volante de Gonzales semble suffisamment ingénieuse au philosophe
naturel John Wilkins pour que celui-ci la présente en détail dans la seconde édition
de son traité The Discovery of a New World (1640)58. Plus tard, dans sa
Mathematicall Magick (1648), Wilkins cite le vol porté par de grands oiseaux (by
the help of fowls) comme un moyen possible d’accès aux cieux, ce qui lui permet
de louer à nouveau la fiction « plaisante et probable » des gansas59. On voit que
deux siècles après le prologue railleur de Vasque de Lucène, « l’art de voler »
proposé par Alexandre n’apparaît pas comme particulièrement extravagant aux
yeux des savants ; surtout, le souvenir de son ascension semble être soudain
revenu à la mémoire des romanciers.
57
F. Godwin, The Man in the Moone, éd. W. Poole, Peterborough (Ont.), 2009, p. 93.
J. Wilkins, The Discovery of a New World, dans A discourse concerning a new world & another
planet in 2 bookes, Londres, 1640, p. 240-241.
59 J. Wilkins, Mathematicall Magick : or, the wonders that may be performed by mechanicall
geometry, Londres, 1648, p. 201-202 : « There are others who have conjectured a possibility
of being conveyed through the air by the help of fowls ; to which purpose that fiction of the
Ganza’s, is the most pleasant and probable. »
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