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Compte rendu Ouvrage recensé : Roy, Lucie, Petite Phénoménologie de l’écriture filmique. Paris/Québec : Méridiens Klincksieck et Éditions Nota Bene, 1999, 251 p. par Julie Beaulieu Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 11, n°2-3, 2001, p. 303308. Pour citer ce compte rendu, utiliser l'adresse suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/024859ar DOI: 10.7202/024859ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 24 August 2016 03:50 ROY, Lucie, Petite Phénoménologie de Vécriture filmique. Paris/Québec: Méridiens Klincksieck et Éditions Nota Bene, 1999,251p. Petite phénoménologie de l'écriture filmique1 rassemble des travaux qui ont déjà été publiés séparément, avec titre et forme parfois différents, dans des revues et des ouvrages collectifs. Bien qu'au départ le livre de Lucie Roy puisse sembler hétéroclite, le lecteur averti peut assurément tisser des liens entre les articles qui se répondent ou se font écho. Le lecteur distinguera des récurrences, à savoir les concepts clefs chers à l'auteure, et au premier plan celui de l'écriture. L'écriture, au sens très large, c'està-dire l'empreinte visuelle et/ou sonore, en relation avec la temporalité parce ce qu'elle est «éminemment temporelle». L'histoire, celle du quotidien («quotidienneté»), qui rappelle la grande Histoire par le biais de la mémoire, le «mémorable». Le «réel» (un réel en idées), la préhension de ce monde qui s'incrit dont s'imprègne la pellicule. L'acte d'écriture, qui altère le « réel » perçu par le spectateur. Donc l'auteure rend compte, sans le figer, du mouvement constant de l'écriture (sa réécriture) qui va et vient de l'extérieur vers l'intérieur, et vice versa: «[...] ce qui me fascine, ce sont ces moments, les moments où " quelque chose", idée et objet du monde, est rapporté sur un support pour devenir écriture, lecture» (p. 11). Les travaux de Lucie Roy présentés dans cet ouvrage rendent compte de sa passion pour «les choses de l'écriture» qui sont «assorties à une pensée de l'inscription», donc qui constituent une empreinte du monde, d'une trace visible (ou audible) sur le support filmique. Dans la présentation de son ouvrage, l'auteure explique ce qu'est et ce que représente l'écriture : Il y a toutefois, je crois, une écriture de récriture, c'est-àdire, précisément, des moments de monde qui basculent pour devenir écriture, des moments aussi où, à l'inverse, l'écriture retombe dans le monde. Ces deux moments font lire deux épisodes : lire et écrire. Tous deux réfèrent à des phénoménologies qui s'interpellent : lire, c'est récrire ; écrire, c'est récrire la phénoménologie du monde ou un rapport — phénoménologique — au monde et c'est aussi parfois réécrire ou relire d'autres images de textes ; écrire, c'est lire des images du monde (p. H). Le texte d'ouverture « Sur les doubles statuts de l'empreinte filmique» rend compte de la principale préoccupation de l'auteure, l'écriture comme empreinte, et met en place les principaux concepts qui seront repris et/ou développés dans les textes qui suivent, d'où son importance et sa pertinence. Ce travail est avant tout un « [...] essai d'application de l'idée d'un statut de l'empreinte mémorielle du film» (p. 15), en supposant que l'empreinte participe de la narrativité filmique de manière ontologique. Dans ce texte l'auteure s'occupe particulièrement de la « mutité » (non pas des silences) du cinéma des premiers temps, «à la face d'un dé-facement» (selon Derrida cité en exergue), à sa cristallisation «[...] dans de multiples faces: sonore, visuelle et temporelle» (p. 17), d'où son caractère à la fois pluriel et singulier. Par «mutité», elle entend une certaine privation dans son langage (selon Georges Leroux cité en exergue) reliée à l'insuffisance de son développement (technologique dans ce cas-ci), celui de l'appareil de prise de vues, du cinématographe qui ne permettait pas l'enregistrement du son en synchronisation avec la bande d'images. En ce sens, la « mutité » est cette incapacité caractéristique et propre au support et à l'appareil filmique. Dans la pensée de l'auteure, la matérialité de l'empreinte peut être d'ordre visuel ou sonore ; elle est aussi « éminemment temporelle» puisqu'elle rend compte d'une inscription, celle des formes, c'est une évidence, mais aussi celle du temps (à partir de son temps d'origine) : « Et elle est chargée, cette image-empreinte [selon la terminologie de Ricœur], des temps ou des années qui, à partir de ce temps d'origine, se sont écoulés. Conséquemment, plus une image est vieille, plus la charge temporelle ou, mieux, la 304 CiNeMAS, vol. 11, nos 2-3 charge du sens temporel, est dense» (p. 25). Ainsi, la prise du «réel» (les «pans de réel»), une fois imprégnée (l'imageempreinte), retourne et retombe dans le «réel» pour s'inscrire en mémoire. Alors, l'image-empreinte devient mémoire pour le spectateur qui, connaissant ce «temps lointain», participe à un acte de remémoration. « Bref, dans le cinéma des premiers temps, le temps de l'image-empreinte se cristallise en mutité, dans le silence des temps non montrés qui, l'entourant et persistant à l'entourer au cours des années, en inscrivent les mémoires» (p. 25). L'empreinte est «éminemment temporelle» en ce qu'elle témoigne, dans l'esprit de l'auteure, d'une certaine rétention temporelle qui participe de l'écriture filmique. En ce sens, le «pan de réalité», une fois imprégné, peut retenir des moments de l'histoire, par exemple l'histoire au quotidien (la « quotidienneté » qui est le contraire du cinéma, en termes de coupures et de ruptures), vue et revue par Perrault (voir à ce sujet la question de l'ethnographie et de la géographie-poétique dans le texte « La graphie dans l'osuvre de Perrault ») ; mais aussi l'Histoire, des manifestations de temps, une écriture de l'Histoire, faisant lire au spectateur ce monde imprégné qu'il perçoit comme réel, bien qu'il s'agisse, au niveau de l'image, d'un « ça-a-été » relatif (en référence à « \1 infatigable image ou les horizons du temps au cinéma»). Ainsi, l'écriture cinématographique rappelle de façon visuelle et/ou sonore un récit passé et lointain (« ça-a-été »). Par ailleurs, si le « ça-a-été » imprégné dans la pellicule est ce monde perçu comme tel par le spectateur, c'est-à-dire comme ce qu'il y a de plus réel, l'auteure souligne dans « Le documentaire : identité du discours et altérité du réel » : Bref, le documentaire filmique a pour tâche de donner à voir la réeffectuation ou les ficelles langagières susceptibles de faire apparaître le simulacre du «réel» ou les jeux de simulacre compris dans le « réel». Le documentaire donne à voir les possibilités de son écriture et, partant, un surplus de «réel». [...] Ce n'est pas le «réel» en effectuation, mais le travail de réeffectuation du « réel » par des procédés cinématographiques. Ce n'est donc pas le « réel » que l'on voit à l'écran, mais le retour du « réel » par l'écriture et celui de la pensée dans l'écriture» (p. 154-155). Petite phénoménologie de l'écriture filmique 305 En effet, comme elle le démontre au fil de ses travaux, le « réel » perçu comme réel par le spectateur est en fait un simulacre. Dans « L'image au cinéma ou le corps (Récrit», elle s'attarde davantage à la phénoménologie de la perception. En passant par la représentation du corps dans la peinture, elle fait le saut du côté du cinéma (Bergson, Merleau-Ponty et Gardies), appliquant à la «scène du petit manteau rouge» tirée de Schindler s List (Spielberg), les concepts de «corps percevant» et de «corps perçu». De la sorte, elle effectue ce qu'elle nomme une sorte de « réduction phénoménologique » (selon la terminologie de Merleau-Ponty), c'est-à-dire plus simplement qu'elle étudie comment est senti et perçu le rouge du manteau rouge2. De la sorte, elle met en évidence le simulacre de la réalité (Infaillibilité du langage cinématographique), opéré entre autres par le jeu langagier (techniques cinématographiques telles que les mouvements de caméra et les cadrages) et le phénomène de la perception au cinéma (« l'idée de classement et de diffèrement des corps»). Donc, c'est par le regard de Schindler que passe la fiction traduisant les événements de l'Holocauste : Car enfin, on peut bien user de prétextes et de motifs vraisemblabilisants ou, au contraire, user de prétextes « invraisemblabilisants », dont l'ordonnancement des perceptions en usage dans « la scène du petit manteau rouge » qui passe par le regard de Schindler n'est qu'un exemple, et l'on peut bien le faire pour redire, sournoisement peut-être, l'indescriptible et l'invraisemblable (invraisemblable parce qu'intolérable) de l'Holocauste, il reste que, à toutes les fois, par la perception et la description que celle-ci induit, le film rend compte d'un rapport au monde et, précisément, d'une perception du monde, de l'Histoire, des corps, et, j'ajoute, de l'écriture et des spectateurs (p. 193). Dès lors, l'auteure remarque que la perception au cinéma entretient un rapport étroit avec l'idéologie. Faisant suite à cet article, «Langage cinématographique et faillibilité» s'intéresse à l'éthique, en ce qu'elle concerne le langage et ses repères. Il est question de «faillibilité», terme ambigu qui, selon les précisions de l'auteure dans une note infrapaginale, «[...] fait d'abord réfé306 CiNeMAS, vol. 11, nos 2-3 rence à la présence d'un scripteur à l'écran ou mieux, à celle d'un être-là du discours filmique [...]» (p. 196), donc de l'énonciateur, du narrateur filmique pour Casetti ; elle rappelle aussi Metz, Chateau et Bettettini pour expliciter davantage cette « faillibilité » qui souligne, en fait, le simulacre de l'écriture filmique, son côté trompeur. Cette quête de cet être-là du discours filmique amène un questionnement au sujet de l'éthique au cinéma (inspiré des réflexions phénoménologiques de Heidegger), Wittgenstein et Ricoeur. Pour l'auteure, il existe un lien essentiel entre l'espace et le monde, ce qu'elle explicite à l'aide de la photographie, «[...] en tant qu'elle décrit le monde et les rapports de la pensée avec le monde, comme par ailleurs avec l'écriture » (p. 205) (en référence aux concepts du dasein et du lointain qui rapproche chez Heidegger). Dès lors, « parce que le film se détourne ou s'éloigne du sens commun du monde, il retourne au sens du monde et de la pensée, et impose, constamment, un questionnement éthique » (p. 206). Ainsi, elle se questionne sur la réalité, à savoir si celle-ci est altérée par le « réel » qui descend dans l'écriture (dans les images), ou si ce n'est pas le monde qui s'ajusterait au langage de l'image. En fait, «l'ouvrage de la pensée dans le film est un faire, un faire-mémoire ou un faire-oubli» (p. 213). Bref, l'auteure souligne ici que le cinéma n'est jamais innocent. Dans «L'entrelacs et le mémoriel», il est question de pensée de l'écran en relation avec la mémoire : « Le titre " L'entrelacs et le mémoriel" témoigne de la problématique particulière de la mémoire qui, en entrelacs, lui revient : la mémoire, en effet, chaque fois s'entretient avec des " objets " du monde, du langage, de l'écriture, de l'Histoire» (p. 218). Il y a ici aussi ce mouvement de l'écriture qui va et vient du dehors au dedans et vice versa, c'està-dire où des «pans de réel» deviennent écriture et où, inversement, l'écriture retourne au monde. C'est l'inscription comme forme de l'empreinte, celle dont il est question dans le texte « Sur les doubles statuts de l'empreinte filmique», donc l'inscription de la pensée sur un support, la pensée qui, dans un mouvement transitif, s'imprègne sur un matériau, la pellicule. Comme le souligne l'auteure dans sa présentation : « Une empreinte, une écriture, est phénoménologiquement toujours temporelle, intentionnelle, c'est-à-dire mémorielle et imaginale» (p. 14). Petite phénoménologie de l'écriture filmique 307 Il s'agit, en conclusion, d'un ouvrage non pas volumineux en terme de pages, mais plutôt de contenu et de références (auteurs, théories et concepts) qui nous offre beaucoup de matière à réflexion. Je mentionne au passage d'autres chapitres qui concernent l'écriture dans son «battement référentiel». «La transécriture»: ici l'écriture filmique «[...] participe d'un mouvement transitif [...], donc qui rend perpétuellement compte d'un battement référentiel à plusieurs écrins: temporel et intertextuel» (p. 12); «Zola et le cinéma ou Vimage et le phénomène», «au cœur de ce battement référentiel joue la description, la " littéraire" ou la "filmique", qui retourne à la phénoménologie des images et des textes laissés dans le monde» (p. 13); et «Essai pour une phénoménologie de la référence» qui revient sur ces textes retournant au monde, de façon différentielle ou référentielle, donc « [ces textes qui] parlent continûment la langue du monde et témoignent de l'entretien du parleur, du scripteur avec le monde et les mondes (même ceux inventés) » (p. 13). Les préoccupations variées de Petite Phénoménologie de l'écriture filmique nous semblent d'un grand intérêt en ce qui concerne l'avancement des études cinématographiques. L'ampleur de la recherche et la rigueur du travail accompli ici contribuent assurément à l'intérêt de l'ouvrage. Par contre, celui-ci est destiné davantage à des lecteurs qui parlent déjà le langage cinématographique, d'un point de vue phénoménologique et sémiotique, puisque l'auteure n'explicite pas toujours les théories et les concepts auxquels elle fait référence. Si la rigueur intellectuelle et l'étendue de la recherche sont les principales qualités de ce travail, il n'en demeure pas moins que le style d'écriture est complexe, le vocabulaire étant par endroits inutilement hermétique, ce qui alourdit la lecture déjà ardue à la base. Une très bonne référence en matière cinématographique. Julie Beaulieu Université de Montréal NOTES 1. Certains aspects mentionnés dans ce compte rendu ont fait l'objet d'un entretien avec l'auteure. 2. Il faut se rappeler qu'outre cette scène particulière, la fiction est en noir et blanc. 308 CiNeMAS, vol. 11, nos 2-3