Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
La première partie de l’entretien est consultable ici.
Le second chapitre de cette partie, « La dynamique de la possibilisation », complète
ces analyses en étudiant le possible de l’existence dans son rapport à l’histoire, puis à
la temporalité, et enfin la transcendance. La démarche allant de l’historicité à la
temporalité peut surprendre, dans la mesure où elle n’est pas celle de Sein und Zeit,
mais elle est justifiée par la démarche régressive de l’auteur vers ce qui rend possible
le possible, et c’est bien la temporalité qui est le fondement de l’historicité. Comme le
montre finement Claudia Serban, le devancement dans la mort ne va pas sans
l’historicité propre, car les possibles existentiels qu’elle nous ouvre sont tirés de l’êtrejeté vers lequel le Dasein résolu fait retour pour l’assumer. En effet, le devancement ne
consiste pas à créer ces possibilités, puisque le Dasein est jeté en elles, mais à se les
approprier, en tant qu’elles constituent un héritage, puisqu’elles ont déjà été choisies
avant nous par les Dasein qui ont existé avant nous. C’est pourquoi la décision du
Dasein résolu pour une possibilité est la répétition d’une possibilité traditionnelle.
Comme le remarque avec justesse Claudia Serban, « la Wiederholung n’est pas «
répétition » à proprement parler : elle n’est pas une reprise à l’identique, mais bien au
contraire altération du passé en vue de son appropriation » (p. 150). Nous aimerions
ajouter que cette Wiederholung est fortement influencée par la Gjentagelse
kierkegaardienne, qu’on a longtemps traduit par « répétition » mais qu’on traduit
maintenant pas « reprise », précisément parce que cette Gjentagelse a déjà le sens
d’une appropriation. Comme l’explique encore l’auteur de manière pertinente, il s’agit
pour Heidegger de réconcilier la phénoménologie avec l’histoire que Husserl
excluait.au profit de la recherche de l’eidos anhistorique. Dans la mesure où l’histoire
est d’abord une science du fait, nous pouvons retrouver ici le problème consistant à
penser l’effectivité propre au Dasein. En effet, Claudia Serban écrit :
« la factualité sur laquelle porte l’histoire ne peut être que cette factualité
excédentaire du Dasein qui se nomme facticité » (p. 152).
Nous retrouvons là cette hypothèse de lecture d’après laquelle l’effectivité du Dasein
serait bien la factualité mais toujours dépassée par un ensemble de possibilités
factices. La formulation de l’auteur semble dire que la facticité est un certain type de
factualité, à savoir une factualité excédentaire, ce qui nous semble problématique dans
la mesure où Heidegger semble bien exclure la factualité et la facticité quand il les
thématise, au § 29 de Sein und Zeit, au lieu de chercher à les articuler. Il écrit : « Le «
qu’il est et a à être » ouvert dans l’affection du Dasein n’est pas ce « que » qui exprime
de manière ontologico-catégoriale la factualité propre à la subsistance. […] La facticité
n’est pas la factualité du factum brutum d’un subsistant, mais un caractère d’être du
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
Dasein » (SZ, p. 135). Et au § 57 : « la facticité du Dasein se distingue essentiellement
de la factualité d’un subsistant. » (SZ, p. 276). On le voit, la factualité est ici
massivement reconduite au subsistant et exclue de l’existant. Claudia Serban semble
parfois défendre aussi une telle exclusion, puisqu’elle écrit qu’« il n’y a de « fait » du
Dasein que comme facticité » (p. 152), donc pas comme factualité, et plus loin que « le
Dasein historique n’est pas un fait au sens de la Tatsache, de « l’état de chose » »
(ibid.). Si le Dasein n’est pas un fait au sens de la Tatsache, il ne saurait donc avoir de
factualité (Tatsächlichkeit). Pourtant Claudia Serban veut pouvoir rendre compte de
l’effectivité historique du Dasein, et se trouve alors à réaffirmer de nouveau une
factualité du Dasein, puisqu’elle écrit que « le factuel lui-même n’apparaît qu’en tant
que corrélat du possible » (p. 153), car « s’il y a donc quelque chose comme des « faits
» historiques, ils ne sont que des sédiments, pour ainsi dire, d’une facticité transie par
des possibilités d’existence » (ibid.). En somme, le possible factice, passant à
l’effectivité, deviendrait fait au sens de la factualité, de sorte qu’il y a bien une
factualité du Dasein, mais nous avons vu que Heidegger semble bien l’exclure quand il
thématise la factualité. Par ailleurs, Claudia Serban, à propos de ce passage à
l’effectivité, évoque « un possible lui-même facticiel, concret et, en tant que tel, appelé
à entrer dans l’existence » ((ibid.). Mais comment une entrée dans l’existence, au sens
de l’Existenz, serait-elle pensable, si ce n’est comme naissance ? L’Existenz, c’est le
projet, c’est l’être-possible. Donc cette entrée dans l’existence du possible ne peut que
signifie l’existence au sens non-heideggerien et traditionnel de l’existentia, dont
Heidegger écrit : « existentia signifie ontologiquement autant que subsistance, un
mode d’être qui est essentiellement étranger à l’étant qui a le caractère du Dasein »
(SZ, p. 42). On le voit une fois de plus, l’effectivité semble être comprise par Heidegger
comme subsistance, radicalement étrangère au Dasein, ce qui rend hautement
aporétique la pensée du passage à l’effectivité du possible existentiel. L’interprétation
de Claudia Serban est hésitante car l’hésitation est chez Heidegger lui-même, puisqu’il
lui arrive d’écrire que « la factualité propre au fait du Dasein, ce mode en lequel tout
Dasein est à chaque fois, nous l’appelons sa facticité. » (SZ, p. 56). Ici, la facticité
semble être un mode de la factualité, de sorte qu’il y aurait bien une factualité propre
au Dasein, ce qui semble rejoindre l’affirmation de Claudia Serban d’après laquelle la
facticité serait une factualité excédentaire. Pourtant, elle semble encore hésiter,
puisque quand elle décrit l’effectivité propre du Dasein, elle évacue la factualité pour
ne plus parler que de facticité : « S’il n’y a du « fait » du Dasein que comme facticité et
si cette dernière est traversée de part en part par le pouvoir-être, dès lors la tâche de
l’histoire ne peut être que la mise au jour de cette facticité transie de possibilité qui
constitue l’effectivité propre au Dasein » (p. 152). Mais l’idée d’une facticité transie de
possibilité, traversée de part en part de pouvoir-être, nous semble problématique, non
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
seulement parce que Heidegger ne définit jamais la facticité en ces termes, mais
surtout parce qu’elle semble faire une différence entre la possibilité et la facticité, ce
qui nous semble impossible, car pour Heidegger, c’est la possibilité elle-même qui est
factice. Ce que le Dasein est facticement, c’est son pouvoir-être, et rien d’autre, de
sorte que la facticité n’est pas transie de possibilité, elle est la possibilité elle-même, et
la possibilité est toute entière la facticité du Dasein. Puisque Claudia Serban parle
d’une factualité excédentaire, il nous semble que c’est cette factualité qui est transie
de possibilité et traversée de part en part par le pouvoir-être. Nous le voyons, c’est un
problème d’interprétation très complexe, car il trouve son fondement dans une aporie
de la phénoménologie de la possibilité heideggerienne, qui ne semble pas capable de
rendre compte de l’effectivité du Dasein tant elle place sa possibilité « plus haut ».
L’unique passage de Sein und Zeit où Heidegger parle de l’effectivité du Dasein est
celui-ci : « Mais qu’est-ce que cela veut dire : le Dasein est « factuel » ? Si le Dasein
n’est « à proprement parler/proprement (eigentlich)» effectif (wirklich) que dans
l’existence, alors sa « factualité » se constitue justement dans le se-projeter résolu vers
un pouvoir-être choisi. » (SZ, p. 394). On remarque que « factualité » est mis ici entre
guillemets, ce qui semble vouloir dire que ce terme n’est pas approprié pour décrire
l’effectivité du Dasein. Par ailleurs, l’effectivité du Dasein est identifiée à l’existence,
c’est-à-dire au projet vers la possibilité. Dès lors, l’effectivité du Dasein semble être
identique à sa possibilité, et on ne voit plus comment serait pensable un passage du
possible à l’effectif.
Claudia Serban entend ensuite montrer comment la possibilité existentiale est liée à la
temporalité du Dasein. Elle montre de manière précise que le Möglichsein et le
Zeitlichsein apparaissent ensemble pour être intimement liés dans les cours de
Heidegger précédents Sein und Zeit à partir de 1923, puis dans Le concept de temps
et Les conférences de Cassel. L’hypothèse de lecture est ici qu’être-possible et
temporalité sont au même plan et se recouvrent. Mais l’auteur remarque bien qu’il y a
un infléchissement à partir de Sein und Zeit, où c’est la temporalité qui rend possible,
qui possibilise, toutes les possibilités existentiales du Dasein, de sorte que la
temporalité devient condition de possibilité et fondation de l’être-possible, et donc de
tous les existentiaux, et de l’être du Dasein comme tel : « la temporalité est une
condition de possibilité au sens fort – une source de possibilisation – et en cela le
dernier mot de l’ontologie fondamentale » (p. 160). Pourtant, Claudia Serban entend
contester cette évolution dans l’articulation entre être-possible et temporalité en
montrant que la position antérieure à Sein und Zeit et celle de Sein und Zeit se
complètent, évoquant « la circularité (que nous lirions bien plutôt comme une
fondation réciproque) qui existe entre l’être-possible et l’être-temporel » (p. 162).
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
L’hypothèse est originale, mais elle ne nous convainc pas. Elle semble reposer
entièrement sur l’interprétation d’un passage fondamental des Problèmes
fondamentaux de la phénoménologie de 1927, le cours qui suit la parution de Sein und
Zeit, et qui affirme :
« Dans la mesure où le temps est ce qui possibilise originairement, où il est l’origine de
la possibilité elle-même, le temps se temporalise lui-même comme le prius absolu. Le
temps précède toute priorité possible de quelque nature qu’elle soit, parce qu’il est la
condition fondamentale de la priorité en général. Et dans la mesure où le temps comme
source de possibilisation (possibilités) est le prius absolu, toutes les possibilités comme
telles, dans leur fonction de possibilisation, sont caractérisées par la priorité,
autrement dit elles sont a priori » (Ga 24, p. 462) (cité en note 1 p. 163).
L’auteur voit ici la confirmation que « la priorité du temps est la priorité du possible
lui-même » (ibid.), de sorte que l’être-possible et l’être-temporel seraient pensés
encore au même niveau comme ils l’étaient dans les cours marbourgeois, de sorte qu’il
y aurait bien fondation réciproque et circularité. Nous ne sommes pas convaincus,
nous pensons que Heidegger abandonne bien sa position des cours marbourgeois dans
Sein und Zeit et aussi en Ga 24, car nous ne lisons pas cet extrait de la même façon. Il
nous semble que ce que veut dire Heidegger ici, c’est que les possibilités existentiales,
donc l’être-possible, sont a priori, mais que ce qui fonde cette priorité du possible est
le temps qui, lui, n’est pas a priori puisqu’il rend possible tout a priori, et c’est ce que
signifie le fait qu’il soit dit, non pas a priori, mais le prius absolu. Ce passage nous
semble donc bien confirmer la position de Sein und Zeit, à savoir une fondation de la
possibilité dans la temporalité, et donc interdire toute interprétation en termes de
circularité et de fondation réciproque.
Dans un dernier moment, Claudia Serban entend montrer le rapport entre la
possibilité, la transcendance et la liberté dans les textes de la fin des années trente
relevant du projet éphémère d’une métaphysique du Dasein. Le lecteur nongermanophone y trouvera des indications précieuses sur ces cours importants, mais
non traduits en français que sont Ga 26 et Ga 27. Nous nous contenterons de discuter
certaines interprétations. Tout d’abord, l’auteur demande comment il faut comprendre
l’articulation de la transcendance et de la temporalité, et demande laquelle des deux
est le phénomène originaire. A nos yeux, il n’y a pas véritablement là de problème
d’interprétation, la réponse est clairement donnée par Heidegger dans De l’essence du
fondement lorsqu’il affirme que « la transcendance a sa racine dans l’essence du
temps, ce qui veut dire dans sa constitution ekstatique-horizontale » (Ga 9, p. 166. Q I
et II, p. 146). C’est l’ekstaticité de la temporalité comme être hors de soi qui rend
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
possible la transcendance, et c’est son horizontalité qui rend possible le monde, pour
autant que le monde est ce vers quoi la transcendance transcende l’étant, de sorte que
l’unité de la transcendance et du monde au sein de l’être-au-monde est rendue possible
par la temporalité ekstatico-horizontale. Claudia Serban explicite avec justesse la
transcendance comme liberté, mais elle l’identifie avec le devancement et la liberté
pour la mort, ce que nous contestons. Il faudrait distinguer un sens existential de la
liberté, l’être-possible lui-même, le projet, neutre à l’égard de la différence entre
l’existence propre et l’existence impropre, et un sens existentiel de la liberté, qui est
l’existence propre comme résolution devançante, donc liberté pour la mort. Or, il nous
semble que la transcendance est le nom de la liberté ontologique, donc du pouvoir-être
en tant que tel, car que le Dasein existe proprement ou improprement, dans tous les
cas il est transcendance vers le monde, car il est être-au-monde. De même, nous
n’interprétons pas de la même façon le passage de Ga 26 sur le désespoir où
Heidegger écrit que le désespéré voit l’impossibilité du possible, et par là-même
témoigne encore en faveur du possible pour autant qu’il en désespère. Claudia Serban
commente :
« Le désespoir (…) ne revient donc pas à une forclusion du possible qui marquerait son
retournement en un ne-plus-pouvoir » (note 1, p. 165).
Il nous semble au contraire que le désespoir revient bien à une forclusion du possible
qui marque son retournement en un ne-plus-pouvoir, mais que ce que veut dire
Heidegger est qu’un tel retournement n’est possible que pour un étant qui est sur le
mode de l’être-possible, du pouvoir-être, donc ce retournement témoigne négativement
en faveur du possible, comme l’être-seul est un mode de l’être-avec. L’auteur cite aussi
un autre passage de Ga 26 où Heidegger affirme de la transcendance qu’elle est le
comprendre originaire (Urverstehen), le projet originaire (Urentwurf), pour en
conclure que « la liberté apparaît ainsi comme plus originaire que la transcendance
elle-même originaire (Urtranszendenz) ! » (p. 166), ce que nous contestons. La liberté
est la transcendance originaire elle-même, à savoir le comprendre originaire, donc le
projet originaire, qui n’est autre que le projet du monde. Plus loin, l’auteur entend
montrer que la liberté comme transcendance n’est pas à comprendre exclusivement
comme projet de soi, mais aussi comme projet du monde. Il nous semble que tout le
propos de Heidegger est de ne pas les distinguer : projeter le monde, pour le Dasein,
c’est projeter l’horizon de ses possibilités à partir desquelles il dévoile l’étant
intramondain. Par conséquent, nous ne sommes pas convaincus lorsque l’auteur écrit
qu’« il faut certes distinguer l’In-der-Welt-sein du monde lui-même, le premier étant un
caractère inscrit dans le mode d’être du Dasein » (p. 170), car le monde est bel et bien
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
un existential pour Heidegger, donc un caractère inscrit dans le mode d’être du
Dasein, et il est même un moment structurel de cette constitution fondamentale qu’est
l’être-au-monde, d’après Sein und Zeit, et il ne nous semble pas que les textes de la
métaphysique du Dasein infléchissent cette position encore transcendantale qui ne
sera surmontée qu’avec la Kehre. Nous avons montré plus haut en quoi les possibles
existentiels du Dasein sont aussi les possibles de l’étant intramondain. Claudia Serban
voit là un problème car « affirmer que la possibilité de l’étant intramondain s’origine
dans le Dasein (…) contredit ouvertement le fait que l’étant intramondain ne partage
pas – et Heidegger ne cesse de le répéter – le mode d’être du Dasein » (p. 172). Nous
ne voyons pas là de problème.
De la même façon que dire que le sens de l’objet intentionnel chez Husserl s’origine
dans les acte donateurs de sens de la conscience transcendantale ne contredit en rien
la différence entre l’être comme chose et l’être comme conscience, affirmer que la
possibilité de l’étant intramondain s’origine dans le Dasein ne contredit pas le fait que
l’étant intramondain ne partage pas le mode d’être du Dasein, c’est même le signe que
le Dasein est encore pensé à cette époque comme un reliquat de sujet transcendantal.
D’ailleurs, Heidegger dit explicitement dans Sein und Zeit que l’être de l’étant
intramondain s’origine dans l’être du Dasein, puisque c’est à l’être du Dasein
qu’appartient la compréhension de l’être, donc aussi de l’être de l’étant intramondain,
ce qui n’est nullement contradictoire avec le fait que l’étant intramondain ne partage
pas le mode d’être du Dasein. Le chapitre s’achève sur une lecture de la toute fin des
Concepts fondamentaux de la métaphysique (Ga 29/30, pp. 128-131) qui n’avait
jusqu’alors guère suscité l’intérêt des commentateurs où Heidegger semble se
confronter enfin au problème de l’effectuation du possible existentiel, non plus en
terme de factualité ni de facticité, mais de Verwirklichung, effectuation, et de mögliche
Wirkliche, effectif possible. Mais force est de constater que ces passages sont obscurs
et on ne peut les interpréter qu’avec modestie. Claudia Serban montre que le projet
vers la possibilité est réinterprété comme une mise en suspens dans le possible qui
peut faire penser à l’épochè husserlienne, ce qui ne nous paraît pas tout à fait évident,
car le projet est l’être même du Dasein, pas quelque chose qu’il pourrait librement
accomplir ou pas, alors que l’épochè est un acte qu’on peut librement accomplir ou
pas. Toujours est-il que cette mise en suspens dans le possible n’éloigne pas de
l’effectif vers des possibilités librement imaginées, mais relie le possible et l’effectif
dans la mesure où le possible en question est toujours un effectif possible, est toujours
l’esquisse d’une effectuation. Le projet nous lie à ce que cet effectif possible exige pour
que le possible soit effectué. Nous ne sommes pas convaincus qu’il s’agisse là
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
véritablement d’« un sens remanié de l’Entwurf » (p. 173), dans la mesure où le projet
tel qu’il était thématisé dans Sein und Zeit n’était déjà pas un arrachement vers une
libre possibilité imaginaire sans rapport à la situation concrète du Dasein, mais était
toujours une possibilité factice, donc quelque chose qu’il peut véritablement choisir
d’être dans la situation qui est la sienne, idée qu’on trouvait déjà de manière proche
chez Husserl sous la figure de la possibilité motivée, ou réale.
D : Heidegger et le dépassement de la métaphysique du possible
La première section de la deuxième partie, « Le dépassement de la métaphysique du
possible », a pour objet d’enquêter sur l’évolution de la possibilité dans la philosophie
de Heidegger postérieure à la Kehre, dans les textes des années trente et quarante,
dans la mesure où le possible n’y est plus simplement le possible de l’existence, mais
bien le possible de l’être lui-même. A partir des années trente, la pensée de Heidegger
devient de plus en plus une histoire de la métaphysique, parce qu’elle est aussi une
histoire de l’être, et du même coup une pensée du dépassement de la métaphysique
dans la pensée de l’être. Dès lors, le premier chapitre, « Méta-métaphysique des
modalités », analyse l’examen heideggerien du statut du possible dans la
métaphysique, et le second, « Du possible aimant au possible avenant », montre
comment la pensée non-métaphysique de l’être implique une transformation du
possible. Ces recherches sont tout à fait novatrices et donnent à découvrir des extraits
de volumes essentiels de la Gesamtausgabe, les fameux traités non-publiés, qui ne sont
pas encore traduits en français (Ga 66, 67, 69,70, 71, 73.1, 73.2), ou pas correctement
(Ga 65, Contributions à la philosophie (De l’Ereignis)1).
Claudia Serban ne précise pas ce qu’elle entend au juste par cette « métamétaphysique ». Nous pensons qu’il s’agit d’effectuer ce que Heidegger a appelé le pas
en retrait (Schritt zurück) qui sort de la métaphysique pour la mettre à distance, et
ainsi pouvoir considérer sa constitution fondamentale. Or, si la métaphysique a été très
tôt caractérisée par Heidegger comme une métaphysique de l’effectivité, de la
présence, en cela qu’elle est, comme le dit encore le Heidegger des années 20, une
ontologie de la Vorhandenheit, de la subsistance, qui occulte tout autre sens de l’être,
et d’abord celui du Dasein comme existence, Claudia Serban entend montrer, de
manière plus originale, qu’elle est en fait une métaphysique des modalités en général,
et pas seulement de l’effectivité, donc aussi une métaphysique de la possibilité que doit
dépasser la phénoménologie heideggerienne de la possibilité. C’est pourquoi l’exposé
de l’auteur trouve son point de départ dans la caractérisation du primat métaphysique
de l’effectivité, dont le commencement est sans doute le primat aristotélicien de l’acte
sur la puissance étudié par Heidegger dans son cours de l’été 1931 (Ga 33), et qui
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
culmine avec Hegel : « c’est le primat de l’effectivité qui fait son entrée dans la
métaphysique et ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de l’être » (p. 190). L’effectif
étant pensé comme effectuation d’une puissance par une volonté, ce primat est
reconduit à un vouloir qui est la volonté de puissance, raison pour laquelle la pensée
de Nietzsche est l’achèvement et l’accomplissement de la métaphysique. Il y a bien
alors une pensée de la possibilité, mais d’une possibilité toute tendue vers son
effectuation, d’un possible qui est puissance. Cette pensée implique aussi une
confrontation avec la philosophie transcendantale kantienne où l’être est pensé selon
les modalités, donc aussi bien comme possible, effectif et nécessaire. L’idée de
Heidegger est que la triplicité des modalités est en fait secrètement dominée par le
primat de l’effectivité, donc de la présence et du présent, car la possibilité est toujours
tenue pour un niveau inférieur de l’effectivité. Ces modalités ne font que signer l’oubli
de l’être dans la mesure où ce n’est en elle que la possibilité, l’effectivité et la
nécessité de l’étant qui sont pensées. Contre cette pensée du possible pensé seulement
comme exigence d’effectivité, l’autre pensée non-métaphysique devra penser le
possible sans l’effectivité, comme retrait à l’égard de la présence d’un étant présent
effectif, donc comme foncièrement à venir. Dès le milieu des années trente émerge
chez Heidegger cette idée que la technique est liée à l’essence de la métaphysique, est
une certaine manière d’appréhender tout étant dans l’horizon de l’efficience, ce qu’il
appelle à l’époque Machenschaft. Le possible métaphysique est ainsi le possible
technique, « le possible vu dans l’optique de sa réalisation (…) le possible planifié,
calculé, privé de toute dimension d’imprévu ou d’événement – donc un possible déjà
présent, qui n’est plus véritablement à venir » (p. 197). Claudia Serban cite, traduit et
commente un passage essentiel de Ga 67 qui oppose au possible de la Machenschaft
un autre possible qui est celui de l’être lui-même, et qui n’est plus subordonné à
l’effectif. Le chapitre s’achève sur une analyse du possible de la technique dans sa
différence avec le possible de l’existence2.
L’homme se laisse prescrire ses possibilités par les objets techniques, mais, remarque
Claudia Serban, il semble que la mort soit le seul possible qui ne puisse être objectivé
et inscrite dans le réseau de la machination, la seule possibilité qui lui revient en
propre, raison pour laquelle Heidegger ne nomme plus l’homme « Dasein », mais le
mortel. Pour notre part, il ne nous semble pas que ce soit véritablement là une avancée
par rapport à Sein und Zeit dans la mesure où le fait de se laisser prescrire ses
possibilités, et donc son être, par le monde, par l’étant intramondain, était déjà dans ce
livre la caractéristique essentielle de l’avenir inauthentique comme s’attendre, et du
comprendre impropre qui consiste à se comprendre à partir de l’objet de sa
préoccupation quotidienne. Dès l’Hauptwerk, c’était déjà la mort qui était l’unique
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
possibilité sans relation (unbezüglich) avec l’étant intramondain, rendant possible au
Dasein de se comprendre proprement, c’est-à-dire comme mortel. Claudia Serban écrit
:
« Le Dasein est celui dont l’existence est de part en part transie de possibilités, alors
que pour le mortel, le pouvoir-mourir semble être la seule possibilité qui lui revienne
encore en propre » (p. 201).
Nous ne voyons pas là non plus de différence foncière, dans la mesure où la mort
comme possibilité était déjà en 1927 la seule possibilité que l’on ne peut déléguer, la
seule possibilité que l’on ne peut prendre à quelqu’un, qui ne tolère aucun partage, en
laquelle nous sommes impliqués en tant qu’uniques. Il nous semble que la nouveauté
de la pensée de la mortalité de l’homme, telle qu’elle se déploie dans les conférences
de Brême de 1949, consiste justement à montrer que la technique peut aller jusqu’à
déposséder l’homme de son mourir, et que c’est ce qui est advenu dans les camps
d’extermination. Toujours est-il que Claudia Serban fournit une interprétation tout à
fait éclairante de l’affirmation heideggerienne selon laquelle la mort, en tant qu’écrin
du néant, est l’abri de l’être. Pour autant que l’être n’est rien d’étant, le rapport à la
mort est rapport à l’être qui veille sur lui en le mettant à l’abri de la violence de la
technique.
Dès lors, le possible prend un autre sens que le possible de la technique, à savoir un
possible qui est l’être lui-même comme possible aimant et avenant. Un possible
soustrait à l’exigence d’effectuation, donc pensé comme retrait à l’égard de l’étant,
voilà qui permet de penser l’être dans sa différence d’avec l’étant, l’être comme ce qui
se retire, comme le plus inapparent. C’est l’occasion pour Claudia Serban de citer et
d’expliquer les fragments 157 et 267 des Beiträge où se produit cette transformation.
Contre le primat métaphysique de l’effectivité qui détermine encore le possible comme
tendant vers son effectuation, Heidegger affirme ici explicitement que l’être doit être
pensé sous la figure du possible dans la pensée de l’autre commencement. Dire que
l’être est possibilité, c’est une manière de le penser dans sa différence avec l’étant, et
comme « une possibilité soustraite à la téléologie de l’effectuation, une possibilité
appelée à demeurer possibilité » (pp. 208-209). Même si l’auteur ne le dit pas ici, il
nous semble que l’on peut voir là une confirmation du fait que la mort est l’abri de
l’être, puisque dans Sein und Zeit, c’est bien la mort qui était ce possible pensé sans
rapport à la moindre effectuation dans le devancement. Simplement, nous nous
demandons si la pensée heideggerienne du possible ne se trouve pas confrontée de
nouveau à la même aporie. Nous avons montré que penser la mort sans rapport à son
effectivité rendait problématique son statut de possibilité. Car comment penser une
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
possibilité pure, une possibilité qui ne soit la possibilité d’aucune effectivité ? Une
possibilité de rien est-elle encore une possibilité ? On peut poser la même question à
propos de la caractérisation de l’être comme possibilité, en demandant de quoi l’être
est la possibilité, puisqu’il n’est pas la possibilité de l’étant effectif, et si on peut encore
le caractériser comme un possible sans qu’il soit la possibilité de quelque chose.
Toujours est-il que le possible est un outil pour penser l’être comme retrait, comme ce
qui se refuse. Mais comme le remarque Claudia Serban, la détermination de l’être
comme possibilité, à partir des années 40, et tout particulièrement dans la Lettre sur
l’humanisme, ne vise plus tant à penser l’être comme retrait, mais comme amour
désirant (Mögen) qui résonne dans l’allemand Möglichkeit là où le latin possibilitas
renvoie plutôt au pouvoir (posse). Si l’auteur affirme que « ces deux régimes
d’expérience ne sont sans doute pas à opposer de façon trop tranchée, car il se peut
que l’amour désirant ne soit que le revers du retrait et sa manifestation » (p. 210), il
nous semble que cela mériterait un éclaircissement, car nous avons pour notre part du
mal à voir comment le fait que l’être se refuse à nous et nous abandonne, trait
caractéristique de la détresse de l’époque de l’accomplissement de la métaphysique
dans le nihilisme, pourrait être le revers de l’amour bienveillant de l’être, à moins qu’il
ne pratique l’amour vache.
Mais Claudia Serban montre que l’amour en question est compris par Heidegger
comme le don de l’essence, qui fait se déployer quelque chose, donc qui laisse être en
aimant, qui rend possible. Si l’amour laisse être, alors peut être en effet cet amour
peut être le revers du retrait de l’être, dans la mesure où se retirer, pour l’être, c’est
aussi laisser être l’étant, ce dernier n’entrant en présence que dans le retrait de l’être.
Mais ici, il s’agit moins de laisser être l’étant en tant que tel, que d’aimer et laisser
être l’essence de l’homme, à savoir la pensée, la relation de l’homme à l’être, et de
garder l’homme dans cette essence. L’être possible/aimant dispense l’essence de
l’homme et la préserve. Ce possible aimant est aussi à comprendre comme un possible
avenant, d’après Claudia Serban, en cela qu’il est lié à la nouvelle détermination de
l’être comme Ereignis, qu’elle traduit par « événement appropriant » pour insister sur
cette dimension de venue et d’événement. La possibilité permet alors de « penser la
dimension événementiale (ou avenante) de l’être » (p. 215). Le Mögen de l’être envers
l’essence de l’homme pourrait bien être en définitive un nom pour cet appropriement
de l’être à l’homme et de l’homme à l’être que Heidegger appelle Ereignis. Si l’être
comme possible signifie ultimement l’événement appropriant, alors l’auteur estime
pouvoir en conclure que « Heidegger a fini par réconcilier le possible et l’événement »
(p. 220), renvoyant en note à l’article de Claude Romano, « Le possible et l’événement
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» où ce dernier entendait montrer que Heidegger avait pensé le possible propre à
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
l’homme dans l’analytique existentiale mais avait raté l’événement en un sens qui soit
à la mesure de l’homme, à savoir au sens événemential. Cependant, nous ne sommes
pas convaincu que l’articulation entre le possible et l’Ereignis exposée par Claudia
Serban remette fondamentalement en cause les conclusions de cet article, car «
événement » ne nous semble pas avoir le même sens. L’événement thématisé par
l’herméneutique événementiale est multiple, qu’il s’agisse de la naissance, de la mort,
où des multiples événements d’une vie qui bouleversent notre monde en réarticulant
nos possibles, alors que l’Ereignis heideggerien est l’unique par excellence. Et
l’événement au sens événemential semble bien être soit passé soit à venir, même si on
ne peut en être le contemporain, alors que l’Ereignis est un appropriement qui a
constamment eu lieu avec l’histoire de l’être sans pour autant être révolu. Penser l’être
comme possible et comme événement, ce n’est donc pas véritablement penser
l’événementialité de la naissance, de la mort ou d’une rencontre.
A cette approche de la signification renouvelée du possible dans les textes
heideggeriens des années 30 et 40, nous aimerions demander pourquoi elle ne
prolonge pas son enquête vers les textes du dernier Heidegger, ceux des années 50 et
60, surtout s’il s’agit de dire que le possible en question est l’Ereignis, puisque c’est
dans ces années que culmine cette pensée. Une réponse que nous aimerions apporter
nous même est que dans ces derniers textes, il n’est plus question de penser l’être et
l’Ereignis à partir du possible. Tout d’abord, l’assimilation de l’Ereignis à un
événement nous semble finalement contestable. Penser l’être comme possible, c’est ne
plus le penser à partir du présent, et du coup le penser à partir de l’avenir, donc «
comme événement (à venir) » (p. 220). Mais l’Ereignis est-il fondamentalement à venir
? Il a pourtant lieu tout au long de l’histoire de l’être, dans chaque dispensation de
l’être à l’homme, de sorte qu’il est tout autant passé. Claudia Serban cite d’ailleurs un
passage de Ga 70 très important à ce propos : « Qu’est-ce qui advient dans l’histoire de
l’être ? […] Rien n’advient : das Ereignis ereignet » (cité en note 4 p. 219). On voit ici
que l’appropriement approprie tout au long de l’histoire de l’être, et qu’il n’y a pas
histoire de l’être sans cet appropriement de l’être à l’homme, de sorte que l’Ereignis
n’est pas spécialement à venir sans pour autant être révolu. Cela nous semble confirmé
par la conférence Temps et être de 1962 où l’Ereignis est pensé comme le « ça » qui
donne dans « ça donne temps », mais le temps en question articule passé, présent et
avenir sans qu’il y ait de primat accordé à l’avenir, de sorte que l’Ereignis ne semble
pas être lui-même à venir, ni même passé ni présent, puisqu’il est l’offrande (das
Reichen) des dimensions du temps les unes par les autres. Du coup, il nous semble que
l’Ereignis n’est pas même un événement. Dans cette citation, Heidegger semble bien
dire que rien n’advient, donc que l’Ereignis lui-même n’advient pas, que son approprier
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
n’est pas un advenir, donc n’est pas du tout un événement, de sorte que nous ne
sommes pas convaincus que le possible heideggerien ait un sens événemential, ni que
la possibilité serve à Heidegger pour penser la dimension événementiale de l’être.
Enfin, Claudia Serban affirme que « le dernier nom de l’être est bien (comme nous
avons tâché de le montrer) le possible » (p. 220), l’être étant arraché à la
métaphysique de l’effectivité, de la présence, du présent, pour être pensé dans son
rapport à l’avenir, « l’avenir événemential de l’être » (p. 221). Nous ne pensons pas
qu’il s’agisse là du dernier nom de l’être, car dans la conférence Temps et être, le
dernier nom de l’être est bien, in fine, Anwesenheit, présence, et non possibilité, et
l’être n’est plus pensé foncièrement comme avenant, ou à venir, car ce sont les trois
dimensions du temps qui sont des modes de l’Anwesen, et non uniquement l’avenir.
L’idée avancée dans les Beiträge selon laquelle « c’est sous la figure du possible que
l’être doit d’abord être pensé dans la pensée de l’autre commencement » (cité p. 221)
pourrait bien n’avoir été qu’une étape sur le chemin de pensée de Heidegger.
E : Husserl, l’ontologie phénoménologique du possible
Comme le remarque avec justesse Claudia Serban, la pensée du possible chez le
second Heidegger se caractérise par son retrait, c’est-à-dire par « une raréfaction de la
teneur expérientielle et phénoménale du possible » (p. 225). Ce possible extrême
qu’est l’être est caractérisé par un retrait essentiel. C’est ce qui justifie le retour à
Husserl qui, à l’inverse, entend examiner les multiples manières qu’a le possible d’être
donné dans l’expérience, c’est-à-dire ses modes de donation.
Le premier chapitre, « Vers une nouvelle ontologie des modalités », entend montrer
que le possible phénoménologique est une donnée intuitive, non un concept formel,
c’est-à-dire comment le possible est déterminé à l’aide de critères extra-logiques, à
savoir son mode de donation dans l’expérience. Le célèbre § 24 des Ideen I présente le
principe des principes de la phénoménologie, à savoir qu’il faut s’en tenir à ce qui se
donne dans l’intuition originaire. Ce principe doit aussi valoir pour une
phénoménologie de la possibilité, de sorte qu’il doit y avoir une intuitivité du possible,
là où la métaphysique réduisait le possible au pensable, donc au concept, à la notable
exception de Kant. Il ne s’agit pas seulement dire qu’il y a une intuition du possible,
mais plus encore que toute intuition est une source donatrice de possibilités à l’égard
de l’intuitionné. La possibilité est déterminée dès la 6ème Recherche logique par son
exigence de remplissement : une signification visée est possible si elle peut faire l’objet
d’un remplissement intuitif, qu’il relève de la perception, ou même de l’imagination,
car le possible va au-delà du perçu, ce qui fait dire à Claudia Serban que « la
proposition : est possible ce qui peut être donné dans une intuition, se laisse alors
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
reformuler : est possible ce qui peut être donné dans l’imagination » (p. 230). Les
Recherches logiques mettent au jour une gradation du possible qui va de la possibilité
syntaxique pré-logique à la possibilité objective matérielle, réale, phénoménologique,
attestée dans l’intuition, en passant pas la possibilité logique qu’est la noncontradiction formelle. La possibilité phénoménologique est d’abord liée à l’idéalité. La
possibilité réale est motivée par le contexte de l’expérience, alors que la possibilité
idéale est seulement inscrite dans l’eidos de la conscience ou de l’objet d’expérience
sans être motivée. Ces possibilités, comme une réflexion qui embrasserait tout le
champ d’inactualité de la conscience ou bien la perception adéquate et intégrale d’un
objet qui est donné par esquisse, ne sont pas effectuables mais font office d’Idées
régulatrices pour l’expérience interne ou externe. La possibilité idéale n’est pas la
possibilité réale, mais elle n’est pas non plus une possibilité vide, purement fictive,
puisqu’elle est impliquée par l’eidos. Du même coup, la phénoménologie eidétique est
une phénoménologie de la possibilité idéale. Mais cette phénoménologie ne trouve son
véritable accomplissement que dans la phénoménologie du possible réal, lié à la mise
au jour de l’a priori matériel qui fait l’objet de l’ontologie matérielle : « avec l’a priori
matériel, nous retrouvons donc le niveau proprement phénoménologique de la
possibilité réale par-delà celui de l’idéalité » (p. 240).
Le second chapitre, « Les expériences de la prégnance du possible », entend montrer
concrètement dans quelles expériences le possible est donné afin d’en conclure à
chaque fois que « le sol d’expérience ainsi conquis fait apparaître le possible et
l’effectif dans leur indivision originaire ou dans leur entrelacement et co-engendrement
dynamique, permettant ainsi de déplacer la distinction modale au profit de
l’intermodalité » (p. 248). A priori, il semble que l’imagination soit le terrain le plus
propice à l’expérience du possible, quand la perception serait plutôt le champ de
l’effectif. Il en est tout autre pour Husserl : le possible est toujours déjà inscrit dans la
perception, qu’elle soit interne ou externe. En effet, c’est, dans Expérience et
jugement, à partir de la perception qu’il recherche l’origine expérientielle des
modalités, où le possible surgit dans la modalisation. C’est d’abord dans l’expérience
d’un empêchement, d’un conflit, de la discordance dans le cours normal de
l’expérience perceptive que surgit le possible, car cette discordance altère la croyance
en l’effectivité du perçu (la doxa originaire en l’existence de la chose perçue), qui
apparaît alors douteux, seulement possible, en un sens du possible qui est antéprédicatif, donc nullement réductible au possible logique au sens du noncontradictoire. Ces possibilités qui surgissent du conflit sont des possibilités
problématiques, ou présomptives, c’est-à-dire les possibilités alternatives par rapport à
l’effectivité jusqu’alors tenue pour valable mais qui a perdu cette validité. Ces
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
possibilités sont elles mêmes plus ou moins probables, c’est-à-dire jouissent d’un poids
plus ou moins important, poids qui correspond à la motivation d’expérience que
Claudia Serban a éclairée dans sa première partie. A cette modalisation issue du conflit
s’oppose une autre modalisation, la modalisation ouverte, qui fait jaillir les possibilités
ouvertes dont toute expérience est transie, même là où la croyance originaire en
l’existence du perçu n’est pas altérée. Ce sont les pré-figurations intentionnelles de
l’horizon, comme ces faces d’un cube que je ne perçois pas encore, qui tiennent au
caractère ouvert du processus perceptif. Le rapport entre les possibilités n’est plus le
même que dans le cas des possibilités problématiques, car ces possibilités ouvertes
n’ont pas de poids et il n’y a pas entre elles d’alternative. La possibilité ouverte
correspond donc à ce que la première partie de l’ouvrage avait dégagé comme étant la
structure d’horizon de toute perception. Il s’agit là pour Claudia Serban, plus que
d’une modalisation, comme le dit Husserl, d’une intermodalité, par quoi elle entend
l’entrelacement du possible et l’effectif, dans la mesure où, dans le cas de la possibilité
ouverte, la possibilité ne surgit pas après l’effectivité, quand cette dernière est mise en
doute, mais en même temps. Un troisième cas est la modalisation active, où c’est par
une opération du « Je », une décision, qu’il y a surgissement du possible à partir de
l’effectif, et la réduction phénoménologique en constitue le meilleur exemple. Cette
modalisation peut encore intervenir après le surgissement des possibilités
problématiques pour trancher leur conflit dans un jugement et rétablir la cohésion de
l’expérience perceptive qui avait été dérangée. La modalisation perceptive fournit une
illustration de l’origine première de l’expérience du possible, mais cette dernière ne se
réduit pas à elle, car l’imagination est aussi une source essentielle de la donation du
possible. Claudia Serban s’appuie, pour élucider la théorie husserlienne de
l’imagination, essentiellement sur les Ideen I et Phantasia, conscience d’image,
souvenir. On connait d’abord le rôle essentiel que Husserl accorde à l’imagination dans
la variation eidétique, qui doit permettre d’obtenir l’intuition eidétique : elle permet de
faire varier les possibilités là où la perception est assignée à l’effectivité, afin de
dégager un invariant. Elle peut aussi tourner en quelque façon le dos à l’expérience
pour se réfugier dans le monde du comme-si, c’est-à-dire transgresser le registre des
possibilités de l’expérience dont il était question avec la perception pour imaginer de
pures possibilités qui ne sont jamais motivées par le déroulement cohérent de la
perception et qui expriment le libre jeu de l’imagination. Il s’agit là, non plus de
l’expérience proprement dite, réservée à la perception, mais d’une quasi-expérience de
la pure possibilité donnée en présentification. Quasi-expérience, car il y a une certaine
concordance au moins minimale, mais quasi-expérience seulement car elle est
arbitraire, et non pas motivée. Le possible imaginé comporte en lui une certaine
indétermination, là où seule la possibilité réale, la possibilité d’expérience, peut et doit
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
être déterminée jusqu’à la singularité, ce qui fait dire à Claudia Serban : «
l’imagination a donc une ouverture inversement proportionnelle à son pouvoir
d’individuation » (p. 257). Il y a bien indétermination au niveau de l’expérience puisque
son cours est un processus ouvert, mais le possible est toujours déterminable dans la
perception alors que le possible imaginé laisse toujours ouvert une marge
d’indétermination.
On le voit, les possibilités réales impliquées dans toute perception restent toujours
liées un monde existant, quand les possibilités imaginatives s’en affranchissent
librement. Si les possibilités réales sont toujours entrelacées avec l’effectivité, les
possibilités de l’imagination s’affranchissent de cet entrelacement pour être de pures
possibilités, pures, car pures de lien avec l’effectif. Une autre différence est que la
conscience de possibilités réales est toujours positionnelle, car on peut librement
actualiser ces possibilités en tournant la tête ou en se déplaçant, alors que
l’imagination est caractérisée par la neutralité positionnelle, dans la mesure où on ne
peut que se représenter la possibilité sans la réaliser : « l’imagination ne « fait » rien,
elle n’« agit » pas » (p. 265). Mais comme le souligne Claudia Serban, l’imagination
demeure toujours néanmoins, à titre de « comme-si », une quasi-expérience, une quasiconstitution, donc aussi une quasi-effectivité, de sorte que l’imagination se nourrit
encore d’une référence à l’effectivité, et on retrouve au niveau de l’imagination l’idée
déjà mise au jour dans la perception d’un entrelacement de l’effectivité et de la
possibilité. De ce point de vue, possibilité réale et possibilité imaginative seraient
comme des gradations dans le possible ouvert, la première étant motivée par
l’expérience, la seconde étant arbitraire. La modification qui permet de passer de l’une
à l’autre est la neutralisation par l’imagination de la position d’existence
caractéristique de la perception. De ce point de vue, puisque l’épochè est elle-même
une neutralisation de la position de l’existence du monde, elle constitue elle aussi un
passage de l’effectif au possible : « la conscience de possibilité qui surgit par la
neutralisation semble dès lors désigner la véritable vigilance phénoménologique » (p.
273). Claudia Serban achève ce second parcourt de Husserl en montrant comment
l’effectivité se laisse repenser à l’aune de cette phénoménologie de la possibilité dans
son entrelacement avec le possible, dès lors que la hiérarchie entre possibilité et
effectivité se trouve infléchie. De ce point de vue, la phénoménologie husserlienne
constitue déjà, avant Heidegger, une critique de la métaphysique comme doctrine de
l’effectivité qui réduit ce qui est à l’étant effectif. L’attitude naturelle est caractérisée
par une adhésion naïve et spontanée à l’effectivité du monde, et l’épochè consiste bien
à la remettre en question au profit de l’effectivité comme donation en personne dans la
perception qui fait l’objet d’une certitude, mais effectivité comme idée régulatrice dans
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
la mesure où la donation en esquisses n’est jamais achevée, ce qui montre qu’il n’y a
pas d’effectivité pure, mais toujours entrelacement de l’effectif et du possible.
L’effectivité se redouble elle-même en effectivité seulement présomptive du monde, et
effectivité absolument indubitable, apodictique, de la conscience, la première étant
relative à la seconde. La section s’achève sur un rapprochement entre le possible
ouvert de l’expérience selon Husserl et le possible eschatologique de l’être,
rapprochement qui ne nous convainc pas tout à fait, dans la mesure où le possible
ouvert reste toujours possible de l’étant, alors que chez Heidegger, c’est l’être luimême comme rien d’étant qui est le possible, et dans la mesure aussi où le possible
ouvert peut être réalisé, alors que ce possible qu’est l’être est irréductiblement
caractérisé par le retrait, et enfin parce que les possibilités ouvertes dont parle
Husserl sont toujours multiples, quand ce possible aimant qu’est l’être chez Heidegger
est l’unique par excellence. De ce point de vue, l’idée d’intermodalité, c’est-à-dire que
« le réel n’est pas l’effectif, mais l’entrelacement de l’effectif et du possible ouvert » (p.
287), nous semble uniquement husserlienne. Nous ne pensons donc pas que « cette
ouverture foncière et irréductible que Heidegger pense, dans les années trente et
quarante, à l’échelle de la Seinsgeschichte, sous les espèces d’un possible avenant et
eschatologique synonyme du Mögen de l’être, la phénoménologie husserlienne de la
modalisation (et de l’intermodalité) l’accomplit déjà, dès la fin des années vingt, à
l’échelle de sa théorie de l’expérience » (pp. 288-289).
F : Conclusion
Claudia Serban rappelle en conclusion ce qu’a voulu montrer sa thèse à propos du
rapport entre Husserl et Heidegger, à savoir qu’il est faux de dire que le premier pense
l’effectif quand le second se tourne vers le possible. L’un comme l’autre font de la
phénoménologie une manière d’appréhender les choses « sub specie possibilitatis » (p.
291). L’un comme l’autre pensent une prééminence du possible par rapport à l’effectif,
et l’ego ou le Dasein comme une projection de possibilités orientée vers l’avenir et
enracinée dans le passé de la motivation ou de l’être-jeté. Dans les deux cas, l’auteur
retrouve l’idée du possible comme prégnance du réel, c’est-à-dire comme présence
excédentaire, comme auto-excédence. Il est alors possible de se demander ce qu’il en
est dans la phénoménologie française post-husserlienne et post-heideggerienne, ce qui
sera sans doute l’objet des recherches futures de l’auteur qu’elle esquisse ici. La
pensée de Sartre prolonge la phénoménologie de la possibilité du côté de l’imagination
(en dialogue avec Husserl) et de la liberté (en dialogue avec Heidegger). MerleauPonty prolonge et radicalise la pensée husserlienne du possible en définissant la chair
du monde comme prégnance de possibles et en reconfigurant le « Je peux » husserlien
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Claudia Serban : Phénoménologie de la possibilité. Partie 2
à partir de la motricité corporelle. Claudia Serban voit à l’inverse chez Michel Henry
une transformation de la phénoménologie de la possibilité en phénoménologie de
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l’impossibilité, donc de l’expérience du « je ne peux pas » . La pensée de Levinas, de
son côté, relève d’un au-delà du possible, et nous aimerions ici suggérer qu’un tel
projet est aussi à l’œuvre chez Blanchot, où il s’agit plus d’un en-deçà du possible qui
est le mourir, comme renversement du possible en impossible. Il serait sans doute
aussi intéressant de voir ce qu’il en est chez des penseurs aussi différents que Derrida,
Richir, Maldiney, Marion ou Romano. Signalons, pour conclure cette recension, que les
prolongements à cette recherche sur la phénoménologie de la possibilité et son
dépassement dans la phénoménologie française ont commencé à paraître dans divers
articles en revues ou en volumes collectifs5.
1. cf. notre recension : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article515 et
http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article516 [↩]
2. Signalons ici deux coquilles. D’abord p. 201, la troisième ligne est étrangement
écrite sans espaces : « avecl’effectif,maisbienàdonnerl’illusionquetoutestpossible
». Ensuite p. 202, « l’affrmation » au lieu de « l’affirmation ». [↩]
3. C. Romano, « Le possible et l’événement », in Il y a, Paris, PUF, 2003. [↩]
4. Signalons une coquille page 300 : « défni » au lieu de « défini ». [↩]
5. Sur Michel Henry, voir « Les modalités de la vie : actualité, potentialité,
impossibilité », in La vie et les vivants. (Re-)lire Michel Henry, Presses
universitaire de Louvain, 2013. Sur Jean-Luc Marion, voir « L’impossible et la
phénoménologie, à partir de Certitudes négatives », in Jean-Luc Marion :
Cartésianisme – phénoménologie – théologie, Archives Karéline, 2012. Sur Henri
Maldiney, voir « Du possible au transpossible », Philosophie, n° 130, 2016. [↩]
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