Cahiers de la Méditerranée
n° 87 - décembre 2013
Captifs et captivités en Méditerranée
à l’époque moderne
Dossier thématique coordonné par
Maria Ghazali, Sadok Boubaker et Leila Maziane
Cahiers de la Méditerranée
Revue scientiique fondée en 1970,
publiée par le Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine
Université Nice Sophia Antipolis
Directrices
Silvia MARZAGALLI et Maria GHAZALI
Anciens directeurs
André NOUSCHI, Robert ESCALLIER, Pierre-Yves BEAUREPAIRE
Secrétaires de rédaction
Alain ROMEY, Jérémy GUEDJ, Marieke POLFLIET
Secrétaires d’édition
Claire GAUGAIN, Vincent LAMBERT
Comité de rédaction
Eric BAILLY, Arnaud BARTOLOMEI, Pierre-Yves BEAUREPAIRE, Anne BROGINI, Jean-Pierre
DARNIS, Robert ESCALLIER, Maria GHAZALI, Héloïse HERMANT, Xavier HUETZ-DE-LEMPS,
Cathy MARGAILLAN, Luis P. MARTIN, Joseph MARTINETTI, Silvia MARZAGALLI, Barbara MEAZZI,
Véronique MERIEUX, Monica MOCCA, Jean-Pierre PANTALACCI, Jean-Paul PELLEGRINETTI,
Valérie PIETRI, Alain RUGGIERO, Jean-Charles SCAGNETTI, Ralph SCHOR
Comité de lecture
Bernard ANDRES (UQAM, Canada), Maurice AYMARD (Maison des Sciences de l’Homme,
Paris), Hervé BARELLI (Nice, Direction de la Culture), Anne-Laure DUPONT (Université de
Paris IV - Sorbonne), Hassen EL ANNABI (CERES, Tunis), Jacques FREMEAUX (Université de
Paris IV - Sorbonne), Bernard HEYBERGER (EHESS), Katsumi FUKASAWA (Université de Tôkyô),
Anthony JONES (Harvard et Northeastern University), Luca LO BASSO (Université de Gênes),
Jean-Marie MIOSSEC (Université Paul-Valéry, Montpellier 3), Daniel NORDMAN (CNRS, Paris),
Romain RAINERO (Université de Milan), Giuseppe RICUPERATI (Université de Turin), Biagio
SALVEMINI (Université de Bari), Marie-Carmen SMYRNELIS (Institut Catholique de Paris et EHESS)
Les opinions exprimées dans les articles n’engagent que leurs auteurs
Les Cahiers de la Méditerranée en ligne
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en ligne de son article dès lors qu’il est publié par la revue.
Sommaire
Dossier : Captifs et captivités en Méditerranée à l’époque moderne
Maria Ghazali, Sadok Boubaker et Leila Maziane, Introduction
Manuel Lomas Cortés, L’esclave captif sur les galères d’Espagne (XVIe-XVIIe siècles)
Maximiliano Barrio Gozalo, Esclaves musulmans en Espagne au XVIIIe siècle
Anne Brogini, Une activité sous contrôle : l’esclavage à Malte à l’époque moderne
Elina Gugliuzzo, Être esclave à Malte à l’époque moderne
Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (XVIIe- début XIXe siècle)
Cecilia Tarruell, La captivité chrétienne de longue durée en Méditerranée (in XVIe- début
XVIIe siècle)
Fausto Garasa, Vida y trabajos de Gerónimo de Pasamonte : entre vraisemblance et
invraisemblance, un récit de vie avec la captivité en toile de fond
Henri Simonneau, Jean de Francolin, oficier de l’empereur Charles Quint et prisonnier
de Soliman. Itinéraire d’une captivité (1547-1552)
Magnus Ressel, Venice and the redemption of Northern European slaves (seventeenth
and eighteenth centuries)
Mohammed El Jetti, Tétouan, place de rachat des captifs aux XVIe et XVIIe siècles
Hadhami Helal, Une base de données des contrats de rachat des captifs rachetés à
Tunis au XVIIIe siècle
Fabienne Tiran, Trinitaires et Mercédaires à Marseille et le rachat des captifs de Barbarie
Rudy Chaulet et Olga Ortega, Le rachat de captifs espagnols à Alger au XVIe siècle. Le
cas de la rédemption de Diego de Cisneros (1560-1567)
Florence Lecerf, Les missions de rédemption effectuées sur ordre des ducs de Frías
Malika Ezzahidi, Le rachat des captifs musulmans à Malte en 1782, d’après le récit de
voyage d’Ibn Uthmân Al-Meknassî
Giovanna Fiume, Lettres de Barbarie : esclavage et rachat de captifs siciliens (XVIeXVIIIe siècle)
Ahmed Farouk, Quelques cas d’évasions de captifs chrétiens au Maroc, in XVIIedébut XVIIIe siècle, selon le père Dominique Busnot
Salvatore Bono, Au-delà des rachats : libération des esclaves en Méditerranée, XVIeXVIIIe siècle
Luis Fernando Fé Cantó, La grande famine de 1750 dans l’Oranais : d’autres voies vers
la captivité et l’esclavage
Giuseppe Restifo, Même les esclaves peuvent avoir une confrérie
Vicente Graullera Sanz, L’esclavage à Valence. Les affranchis et leur intégration sociale
Clara Ilham Álvarez Dopico, La religiosité au quotidien : la captivité à Tunis à travers
les écrits de fray Francisco Ximénez (1720-1735)
Mohamed Faouzi Mosteghanemi, Captivité et intégration au sein d’une famille beylicale
de Tunis au début du XIXe siècle
Mehdi Jerad, Mustapha Ben Hamza, un captif de la course dans la régence de Tunis : de
la servitude au monde des affaires (in XVIIIe- début XIXe siècle)
María Ghazali, Le tribunal du Baile General de Valence. Pour une connaissance de la
captivité et de l’esclavage en Méditerranée, XVe-XVIIe siècle
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345
355
Notes et travaux de recherche
Manuel Borutta, De la Méridionalité à la Méditerranée : Le Midi de la France au temps
de l’Algérie coloniale
385
Comptes-rendus
Magnus Ressel, Zwischen Sklavenkassen und Turkenpassen. Nordeuropa und die Barbaresken
in der Fruhen Heuzeit (Silvia Marzagalli)
« Schiavi europei e musulmani d’Oltralpe (sec. XVI-XIX) », dossier thématique sous la
direction de Salvatore Bono, Oriente moderno (Silvia Marzagalli)
Daniele Santarelli, Il papato di Paolo IV nella crisi politico-religiosa del Cinquecento : le
relazioni con la Repubblica di Venezia e l’atteggiamento nei confronti di Carlo V e Filippo II
(Jean-Pierre Dedieu)
Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti, Jérémy Guedj (dir.), La République en Méditerranée.
Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne, xviiie-xxe siècle
(Jérôme Grévy)
Christine Bard, avec Frédérique El Amrani et Bibia Pavard, Histoire des femmes dans la
France des xixe et xxe siècles (Magali Guaresi)
Jacques Prévotat (dir.), Pie XI et la France. L’apport des archives du pontiicat de Pie XI à
la connaissance des rapports entre le Saint-Siège et la France (Nina Valbousquet)
405
409
413
417
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425
La religiosité au quotidien :
la captivité à Tunis à travers les écrits de
fray Francisco Ximénez (1720-1735)
Clara Ilham Álvarez dopiCo
Être captif à Tunis au xviiie siècle était en quelque sorte se voir privé de liberté en
raison de sa condition de chrétien et le vécu de la captivité tournait souvent autour de cette identité chrétienne, voire catholique. Au calendrier musulman, qui
rythmait le quotidien de la ville de Tunis, la communauté chrétienne superposait
le calendrier des rituels, des célébrations et des festivités catholiques : occasions
qui étaient vécues avec peut-être plus d’intensité en terre d’Islam que dans le pays
d’origine, pour leur signiication symbolique en tant qu’airmation d’identité,
consolation dans l’adversité et résistance passive à l’acceptation du sort échu. Les
aspects les plus oiciels ou les mieux connus de la captivité sont volontairement
écartés ici, pour nous centrer sur des données plus intimes, et par conséquent plus
rares, que nous trouvons dans les récits ou dans les chroniques de l’époque. Il sera
question des traditions, des jeux, des divertissements, des préparatifs des fêtes, en
fait du quotidien d’un captif tout au long d’une année liturgique.
La religiosité était loin d’être un vécu monolithique dans le port corsaire de
Tunis, où l’apostasie et la conversion étaient monnaie courante. Que sait-on des
raisons intimes qui poussaient les captifs à rester fermes dans la foi et à participer
à la vie de la paroisse ? Y avait-il une pratique religieuse populaire, à l’écart de
l’orthodoxie dictée par la mission apostolique ? À ce propos, la littérature de colportage circulait. Quand l’occasion se présentait, les captifs obtenaient en terres
d’Islam les mêmes livres de piété, récits hagiographiques, almanachs ou images
saintes qui alimentaient leur vision de la religion et du monde en chrétienté. Et
sans doute ceux qui savaient lire faisaient la lecture à la veillée. Malheureusement,
nous n’avons que peu de sources directes. Les récits de captivité, composés souvent en attente du rachat, ne nous éclairent guère sur le quotidien1. Et les sources
1. Wolfgang Kaiser analyse comment les récits qui ont des destinataires précis et un objectif clair
(mémoires, lettres, pétitions) puisent leur rhétorique persuasive dans l’univers culturel, littéraire
et politique de l’époque, dans « Les mots du rachat. Fiction et rhétorique dans les procédures
de rachat de captifs en Méditerranée, xvie-xviie siècle », dans François Moureau (dir.), Captifs
en Méditerranée (XVI e-XVIII e siècle). Histoire, récits et légendes, Paris, Presses de l’Université de Paris
Sorbonne, 2008, p. 103-117.
320
CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
indirectes nous laissent sur notre faim. En revanche, nous savons comment les
religieux résidant dans la régence de Tunis concevaient leur mission et géraient la
paroisse2.
Une source fondamentale pour l’histoire de la captivité à Tunis au premier
tiers du xviiie siècle, ce sont les écrits du trinitaire tolédan fray Francisco Ximénez
de Santa Catalina3, fondateur et administrateur de l’Hôpital Saint-Jean de Mathe
de Tunis, fondation royale espagnole consacrée au soin et à la rédemption des
captifs. Administrateur de l’hôpital pendant quinze longues années, entre 1720
et 1735, Ximénez tient le Livre des dépenses où il consigne la relation détaillée des
frais de la mission trinitaire4. Ce témoin d’exception, rigoureux et d’esprit ouvert,
écrit aussi son journal (Diario de Túnez5), dans lequel il relève ses expériences quotidiennes à Tunis, et où se mêlent récits, documents, transcription de sa correspondance et mémoires. En juillet 1719, Ximénez proclame que « l’objet principal
de cet ouvrage est de rapporter chaque jour les faits les plus remarquables de cette
ville » et, parmi ceux-ci, il cite « les fêtes que célèbrent les chrétiens, les tourments
qu’ils endurent en captivité »6. On y retrouve la diversité et la répétition propres
2. Si la bibliographie sur le diocèse de Carthage et l’Église catholique en Tunisie est importante,
aucune monographie sur le xviiie siècle n’existe à ce jour. En revanche, sur la in du xixe et les
premières décennies du xxe siècle, voir les travaux de Michel Lelong, La rencontre entre l’Église
catholique et l’Islam en Tunisie de 1930 à 1968, thèse de doctorat, Université d’Aix-en-Provence,
1970, et ceux de Pierre Soumille, notamment Européens de Tunisie et questions religieuses (18921901), étude d’une opinion publique, Paris, CNRS, 1975, et « Église catholique et protestantisme
français en Tunisie aux xixe et xxe siècles (1860-1960) », Revue d’Histoire Maghrébine, 28, 2001,
p. 117-140.
3. Fray Francisco Ximénez (Esquivias, 1685 - Dos Barrios, 1758) prend l’habit trinitaire en 1700
et, après deux ans à Alger, arrive à Tunis en 1720. Il prolonge son séjour de quinze années avant
de retourner, comme prédicateur retraité, en Espagne où il est nommé ministre du couvent
Notre-Dame de Tejeda à Garaballa (Cuenca) en 1745. Une brève notice biographique du père
Ximénez igure dans Corpus Inscriptionum Latinarum. Inscriptiones Africæ Latinæ, t. VIII, pars
prior, Berolini, apvd Georgivm Reimervm, 1881, p. xxiv, ainsi qu’une note biographique dans
Antonino de la Asunción, Diccionario de los Escritores Trinitarios de España y Portugal, Rome,
Imprenta de Fernando Kleinbub, 1898, I, p. 442-443. Bonifacio Porres Alonso ofre une brève
biographie dans Quintín Vaquero, Tomás Marín Martínez et José Vives Gatell (éd.), Diccionario
de historia eclesiástica de España, Madrid, CSIC, 1972-1982, p. 1237. Des informations plus précises
sont ofertes par le même auteur dans « Los hospitales trinitarios de Argel y Túnez », Hispania
Sacra, vol. 48, nº 98, 1996, p. 639-717, notamment p. 696-697 ; et, plus récemment, dans Nuevo
diccionario de escritores trinitarios, Cordoue, Secretariado Trinitario, 2006, p. 325-326.
4. Archivo Histórico Nacional de Madrid (désormais AHN), section Códices, L. 190, Libro de
cuentas del hospital de San Juan de Mata, de Túnez, y diferentes documentos sobre su fundación.
5. Real Academia de la Historia (désormais RAH), ms. 9/6011-14, Diario de Túnez. Pour une présentation succinte du journal du trinitaire, voir Miguel Ángel de Bunes, « Una descripción de
Túnez en el siglo xviii : el diario de Francisco Ximénez », Hesperia. Culturas del Mediterráneo,
10, 2008, p. 85-96. Sur les notices contenues dans le premier volume du journal qui correspond
au séjour du trinitaire à Alger, voir Leila Ould Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps
de l’esclavage, à travers le Journal d’Alger du père Ximénez (1718-1720), Montpellier, Université
Paul-Valery Montpellier III, 2006.
6. « El principal asumpto de esta obra es referir diariamente los sucesos más notables de esta ciudad,
como las iestas de Moros, judíos y Herejes, las pressas y cautivos que trahen los Corsarios, sus estilos y
costumbres, las iestas que celebran los Christianos, los trabajos que passan en el penoso estado de su
cautiverio, con otras cosas dignas de advertencia », RAH, ms. 9/6010, Diario de Túnez, f. 5v. Voir
LA CAPTIVITé à TUNIS à TRAVERS LES éCRITS DE FRAY FRANCISCO XIMéNEZ
(1720-1735)
321
du quotidien : il évoque à peine les prières, les messes ou les prêches, et d’autres
faits, précieux pour notre propos mais banals dans la vie de tous les jours, ne sont
pas abordés.
En revanche, Ximénez consacre tout un chapitre de sa Colonia Trinitaria de
Túnez, sorte de rapport inal après son long séjour tunisien et seul manuscrit du
trinitaire édité à ce jour, à la célébration des festivités religieuses7. Face à la description exhaustive de la liturgie contenue dans la Colonia, le journal nous ofre
des renseignements sur les circonstances des célébrations religieuses. Au risque de
tomber dans la narration et le détail, les descriptions de Francisco Ximénez justiient l’étude de ses écrits comme source principale pour le sujet qui nous occupe.
Au il des pages de Ximénez, et à l’appui de la documentation du fonds Barbaria
de l’Archivio Storico de la Congrégation De Propaganda Fide, nous découvrons le
quotidien de la communauté chrétienne de Tunis au xviiie siècle, peu connu car
caché, dans la mesure où toute expression publique de foi était interdite.
Ainsi, lors de la fondation de la chapelle de l’Immaculée Conception de Bizerte
en 1707 pour servir les agents marseillais de la Compagnie Royale d’Afrique8, le
traité signé entre la régence de Tunis et le royaume de France précise qu’« il ne leur
sera pas permis de sonner les cloches, ni de chanter de façon à être entendus des
passants »9 ; et le même article est inclus dans le traité de 1781, ce qui révèle l’importance des restrictions de toute manifestation chrétienne10. En conséquence,
les services religieux sont célébrés avec discrétion et, lors des festivités majeures,
l’on fait sonner des clochettes, « car les barbares ne permettent pas que l’on fasse
sonner de grandes cloches ni qu’il y en ait »11. Cela explique la précaution de
Ximénez, qui décide le 15 juin 1724, peu après l’inauguration des chapelles de
l’hôpital, de ne plus célébrer d’oice religieux jusqu’à la in de l’année « pour ne
pas provoquer des troubles ou pour éviter les reproches des Maures lors de l’ornement des cloîtres pour les fêtes »12. Et, même en temps de paix entre la Régence
et l’Espagne, un rideau masque toujours les portes de la chapelle à l’intérieur de
l’hôpital trinitaire.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
la traduction au français de ce fragment par Leila Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au
temps de l’esclavage…, op. cit., p. 10.
Fray Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria de Túnez, édition d’Ignacio Bauer y Landauer, Tétouan,
Imprimerie Gomariz, 1934, chapitre intitulé « Solemnidad con que se celebran las iestas en el
Hospital de Túnez, y ejercicios que en el se hacen » (p. 192-199). Je prépare actuellement l’édition
annotée de la Colonia Trinitaria de Túnez.
Compagnie coloniale française, avec siège à Marseille, fondée en 1560 pour le commerce des blés
en Afrique du Nord. Voir Paul Masson, Histoire des établissements et du commerce français dans
l’Afrique barbaresque (1560-1793), Paris, Hachette & Cie, 1903. Et sur l’époque qui nous occupe,
voir Sadok Boubaker, « L’économie de traité dans la régence de Tunis au début du xviiie siècle :
le comptoir du Cap-Nègre avant 1741 », Revue d’Histoire Maghrébine, n° 53-54, 1989, p. 29-86.
Sur la mission capucine voir Anselme des Arcs (le Révérend Père), Mémoires pour servir à l’histoire
de la Mission des Capucins dans la Régence de Tunis, 1624-1865, revus et publiés par le Révérend
Père Apollinaire de Valence, Rome, Archives Générales de l’Ordre des Capucins, 1889.
Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 195 : « se tocan campanillas que ay en el
Hospital porque campanas grandes no permiten los Bárbaros ; que se toquen ni las haya ».
Id., p. 196.
RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 60v, jeudi 15 juin 1724.
322
CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
Chrétiens de Tunis, nation et religion
Au début du xviiie siècle, l’autorité religieuse chrétienne dans la régence est représentée par la mission apostolique des capucins italiens, présents depuis 162413,
qui doit maintenir la foi chrétienne et retenir les captifs au sein de l’Église catholique, apostolique et romaine, en leur apportant secours spirituel et éducation.
Cela suppose instruire dans la doctrine et éviter la conversion à l’islam des jeunes
enfants. L’idée est aussi d’afermir dans la foi les caractères faibles, de donner
un exemple de dévotion aux hérétiques pour les pousser à la conversion14, enin
d’administrer les Saints Sacrements et d’apporter le soulagement spirituel. Cette
mission était alors coniée aux Capucins15, aidés par des prêtres captifs, réguliers
et séculiers. Ils comptaient sur la protection du consul de France16 et étaient logés
dans le fondouk des Français17, noyau du quartier franc de la médina de Tunis.
Soumis à l’autorité de la Congrégation De Propaganda Fide à Rome et du vicaire
apostolique d’Alger, ces pères capucins avaient la tutelle, selon les dires de Ximénez, de « trois mille âmes libres et captives » dans la régence.
À partir de 1720, la mission hospitalière des Trinitaires espagnols vient se
joindre aux religieux, avec la fondation de l’hôpital royal Saint-Jean de Mathe18,
qui entend s’occuper du spirituel mais aussi du temporel, en prenant soin des captifs dans la maladie et dans la vieillesse. Tout au long d’un siècle, la coexistence et
concurrence des deux ordres est source de conlits permanents, et aux solidarités
d’origine se mêlent les rivalités sur le terrain.
13. Anselme des Arcs (le Révérend Père), Mémoires de la Mission des Capucins…, op. cit.
14. En 1771, le Livre des morts de l’hôpital trinitaire consigne la conversion au catholicisme de six
Grecs schismatiques et d’un Anglais protestant, tous ensevelis au cimetière Saint-Antoine. Voir
Archivio Storico di Propaganda Fide (désormais ASPF), Barbaria, t. VII, f. 523, Lettre de fray
Francisco Xavier Blazquez à Don Joseph María Castelli, prefect de Propaganda Fide, Tunis le
2 septembre 1771. Fray Francisco Xavier Blazquez était alors administrateur de l’hôpital espagnol
de Tunis.
15. Une seule exception se produit entre 1736 et 1739, quand la mission apostolique est coniée aux
Trinitaires espagnols après l’expulsion des Capucins par le Bey.
16. Les capitulations ottomanes reconnaissent le roi de France comme protecteur des missions
latines dans l’Empire. L’article 19 du Traité de Tunis de 1685 stipule que « les religieux capucins
italiens résidant à Tunis seront traités et tenus comme sujets du roi de France qui les prend sous
sa protection ». Voir Yvan Debbash, La nation française en Tunisie (1577-1835), Paris, Éditions
Sirey, 1957, p. 93-100, et Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls
français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2000, p. 178-180 sur « Les missionnaires et la
‘loi souveraine’ ».
17. L’histoire et l’analyse architecturale du fondouk dans Jacques Revault, Le fondouk des Français et
les consuls de France à Tunis, 1660-1860, Paris, Éditions Recherches sur les Civilisations, 1984.
18. Une introduction à l’histoire de cette institution dans Paul Sebag, « L’hôpital des Trinitaires espagnols (1720-1818) », Ibla, 174, 1994, p. 203-218. Une étude plus détaillée sur l’histoire de l’hôpital
trinitaire dans Bonifacio Porres Alonso, « Los hospitales trinitarios de Argel y Túnez », Historia
Sacra, vol. 48, nº 98, 1996, p. 639-717. Sur la fondation de l’hôpital, voir Clara Ilham Álvarez
Dopico, « he Catholic Consecration of an Islamic dār. he Saint John de Matha Trinitarian
Hospital in Tunis », dans Stephen M. Cafey et Mohammad Gharipour (dir.), Non Islamic Sacred
Sites in Muslim Territories, Leyde, Brill, 2013.
LA CAPTIVITé à TUNIS à TRAVERS LES éCRITS DE FRAY FRANCISCO XIMéNEZ
(1720-1735)
323
Un cas signiicatif est celui de la fondation de l’hôpital Saint-Jean de Mathe,
qui va susciter l’opposition des Capucins italiens au projet des Trinitaires espagnols, par crainte de perdre leurs prébendes. Toute la communauté chrétienne
est concernée par ce conlit et prend parti. Ximénez compte sur l’appui du khaznadar, ministre des inances d’origine morisque, et sur celui de puissants marchands, comme Cherif Castelli d’origine hispanique lui aussi, descendant de la
famille Contreras de la ville d’Alcala de Henares19. Des membres importants de la
communauté juive d’origine ibérique, tels les médecins du bey Manuel Gabriel
de Mendoza ou encore José Carrillo l’aident aussi20. Le soutien de renégats espagnols, comme Ali Guardian Bacha, avant Fernando Muñoz de la Presa, s’avère
également fondamentale. On peut se demander, à juste titre, si l’entreprise venant
de France ou d’Italie aurait réussi.
Dans un contexte dominé par la question religieuse, la communauté reproduit les dynamiques de toute autre société contemporaine de corps et de rangs,
au sein de laquelle la nationalité des captifs est importante. Ainsi, tant à Porto
Farina21 qu’à Tunis, les captifs sont regroupés par « nation » – espagnole, italienne
et autres – dans trois bagnes. Par ailleurs, alliances et/ou conlits politiques extérieurs entre pays se retrouvent dans la vie interne de la communauté.
Comme il ne pouvait en être autrement, pouvoirs civils et religieux sont imbriqués et des prières sont dites pour les protecteurs et les bienfaiteurs des missions, manifestations de la religion d’État propre à l’Ancien Régime. Le consul
de France, représentant son roi, est assis à une place privilégiée (Ximénez parlera
d’un trône) et il est encensé pendant la messe22, alors que « les Français chantent
dans la messe un motet et les prières pour leur Roi, selon leur habitude »23. Ailleurs, c’est le portrait de Philippe V qui orne la cour de l’hôpital espagnol, où
l’on célébrera le couronnement du roi Louis Ier par une messe solennelle et où,
quelques mois plus tard, retentiront les chants funèbres commémorant son décès prématuré autour de l’érection d’un catafalque24. La religion, gardienne de
la culture vernaculaire et de l’identité nationale, agglutine les collectivités. Cette
rivalité entre ordres et entre nations se retrouve dans le maintien et l’ornement
des chapelles. Ainsi, Ximénez souligne, avec une satisfaction évidente, que lors
d’une fête majeure les Capucins italiens pour ne pas dépenser en cire utilisent des
lampes à huile, alors que dans la chapelle de l’hôpital espagnol brûlent des cierges
bien blancs25. Ce déploiement d’eforts a pour but d’attirer les idèles et, avec eux,
les aumônes et les présents.
19. RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 7v, vendredi 7 mars 1727.
20. Voir Clara Ilham Álvarez Dopico, « Semblanza de los doctores Mendoza y Carrillo. A propósito
de las ainidades intelectuales en el Túnez dieciochista », Miscelánea hispano tunecina, Oviedo
(Universidad de Oviedo), 2013, sous presse.
21. Aujourd’hui Ghar el-Melh.
22. RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 103r, vendredi 16 août 1720.
23. RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 15r, jeudi 17 mars 1722.
24. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 36r, jeudi 16 mars 1724, et 129r, 20 septembre 1724.
25. RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 22r, jeudi 2 avril 1722 : « sólo ardían delante luces de
azeite para no gastar cera ». Sur l’élaboration des cierges, voir RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez,
324
CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
La pratique et l’espace religieux
Dans les pratiques des captifs, nous reconnaissons la religiosité et la piété traditionnelles, où se mêlent profane et sacré. Dans les bagnes, la journée est rythmée
par les pratiques religieuses habituelles, qui mènent à la cohésion familiale et
communautaire : la prière à l’aube, le rosaire et le chant des litanies, en chœur, à
la tombée du jour. En l’occurrence, Ximénez raconte amusé l’histoire d’un captif
majorquin qui, travaillant dans les champs avec des musulmans, chantait les litanies, auxquelles les musulmans lui répondaient ora pro nobis26. De même, la vie
est marquée par les sacrements : baptême sur les fonts baptismaux de la chapelle
Saint-Louis au consulat de France, mariage, extrême-onction et funérailles au
cimetière Saint-Antoine. La mission apostolique assure également la formation
du idèle et son évangélisation par l’enseignement aux enfants, les sermons, les
harangues, les prêches et les conversations sur la doctrine chrétienne.
Rares étaient les captifs qui n’obtenaient pas la licence de leurs patrons pour
assister à la messe le dimanche et même le vendredi, jour saint pour les musulmans. À ce moment-là, l’on annonçait à la congrégation les fêtes, jeûnes, vigiles,
jubilés et indulgences de la semaine, qu’il convenait de suivre pour s’assurer du
salut de son âme. Des images avec indulgences plénières étaient distribuées à ceux
qui, captifs dans les ports ou à l’intérieur de la Régence, ne pouvaient recevoir la
consolation des religieux qu’une ou deux fois dans l’année. Ces images servaient
pour se recueillir dans la prière, faire des exercices spirituels ou comme aide à bien
mourir27. Le Diario de Túnez nous rapporte l’histoire d’un captif sicilien, dévot de
la Vierge du Carmel, qui chaque nuit allumait une chandelle devant une image
de papier près de sa couche dans le bagne, chandelles qu’il payait avec le pain reçu
comme aliment. D’après ses compagnons, la chandelle qu’il allumait avec grande
dévotion s’éteignit avec son dernier soupir28.
La messe était célébrée dans les cinq églises de Tunis29 : Sainte-Croix au bagne
de la Hafsia, Sainte-Trinité dans le bagne d’Usta Murad, Saint-Louis au consulat
de France, Saint-Jean de Mathe et Notre-Dame de la Merci dans l’hôpital trinitaire. Il y avait aussi des petites chapelles ou autels dans les bagnes : Sainte-Lucie
près de la Qasbah, Sainte-Rosalie au bagne de la Topalia, Saint-François et SaintSébastien au bagne du Diwan et Saint-Léonard dans le bagne de Kara Ahmed30. Il
faut ajouter les autels des maisons particulières, comme celle du consul impérial,
du consul de la république de Gênes et, plus tard, celle du consul du grand-duché
de Toscane31. Et, extra muros de la médina, le cimetière chrétien avait une chapelle
26.
27.
28.
29.
30.
31.
t. VII, f. 198v, samedi 18 mars 1730 : « se está blanqueando la cera para hacer velas para el consummo
de la iglesia del hospital ».
RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 370v, novembre 1721.
Ibid., f. 176r.
RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 97r, jeudi 16 juillet 1722.
RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 367, dimanche 14 septembre 1721.
Ibid., f. 103r, mercredi 14 août 1720.
ASPF, Barbaria, t. VII, f. 13, lettre de M. Beriyer à M. l’Évêque duc de Saon, Versailles le 20 juillet
1761 : « Le Consul de Toscane a imaginé par motif de petite jalousie de faire ériger sa chapelle
LA CAPTIVITé à TUNIS à TRAVERS LES éCRITS DE FRAY FRANCISCO XIMéNEZ
(1720-1735)
325
consacrée à saint Antoine Abbaye et à sainte Marguerite de Cortonne. Loin de
Tunis, une chapelle au palais beylical, consacrée à l’Annonciation, servait d’oratoire aux captifs du Bardo. Trois autels à Porto Farina et cinq à Bizerte complètent
le nombre de temples dans la Régence.
Ces chapelles étaient aussi des espaces de vie sociale. Il faut rappeler que,
mises à part quelques rues de la partie basse de la médina, c’est-à-dire le quartier dit franc, ailleurs, la présence des chrétiens était à peine tolérée. En dehors
des tavernes32, les seuls espaces publics qu’ils pouvaient fréquenter étaient donc
les chapelles. Certains captifs laïcs, élus chaque année par la communauté, sont
investis de fonctions religieuses, en tant que majordomes des chapelles, et chargés
des aspects les plus populaires de la liturgie, comme l’entretien des saints et des
autels, l’ornement des chapelles ou encore l’organisation des processions.
Si, à Alger, les confréries au sein des bagnes acquièrent une grande importance33, cette dimension semble absente dans la communauté chrétienne de Tunis
jusqu’aux premières décennies du xviiie siècle. Ce n’est qu’en 1725 que la première
confrérie, celle de Notre-Dame du Rosaire, est fondée par le préfet apostolique, le
capucin italien heodoro de Pavia34. Par contre, il y avait un fort sentiment d’appartenance à chaque bagne et à sa chapelle correspondante, et une rivalité s’établit
entre les majordomes qui s’en occupent. Ximénez rapporte que « Cipriano Sella,
majordome de l’église [Sainte-Croix], veille à son entretien avec le plus grand
soin et ornement possible rivalisant avec la chapelle de la Très Sainte Trinité »35.
Mais en dehors de cette concurrence, il y avait aussi des piétés fédératrices comme
la dévotion pour Notre-Dame de la Merci, patronne des captifs. De nombreux
captifs se conient à son image dans la chapelle de l’hôpital, des miracles lui sont
attribués et des estampes de cette belle image sont envoyées aux bienfaiteurs de la
mission trinitaire et aux couvents espagnols36.
Il ne pouvait en être autrement, la stratiication de la société se reproduit à
l’intérieur du temple. Résultat de l’imbrication des pouvoirs civil et religieux, il y
aura des prérogatives et des privilèges pour le consul de France, protecteur de la
mission apostolique, mais aussi pour les principales familles libres. Et, à côté, il
y aura de nombreux conlits pour la possession de l’espace religieux. Les captifs,
qui payent de leurs aumônes le vin pour la messe et la maintenance des chapelles,
sont souvent exclus à l’intérieur du temple par les pères de la mission apostolique. Ainsi, par exemple, en juillet 1721, après la rénovation et le blanchiment
des murs de l’église de la Très Sainte Croix par les captifs, Leonardo Buongiorno,
particulière en paroisse au préjudice de celle qui est sous la protection du Roy [de France] ».
32. Sur les tavernes, voir Clara Ilham Álvarez Dopico, « Vino y tabernas en el Túnez beylical (siglo
xviii) a través de los relatos de viajeros, diplomáticos y religiosos », Cuadernos de Estudios del
Siglo XVIII, 19, 2009, p. 203-241.
33. ASPF, Barbaria, t. VI, f. 207-218, Relazione della missione d’Algieri, 9 août 1749, où il est question
de trois confréries : les Sacrés-Cœurs de Jésus, Marie et Joseph – la plus ancienne et prestigieuse –,
les Fidèles-Trépassés et Saint-Roch.
34. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 286v et t. VII, 98v.
35. RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 74v, dimanche 7 juin 1722.
36. Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 191.
326
CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
chirurgien libre sicilien, veut y introduire un banc avec son nom pour lui et sa
famille, ce à quoi s’opposent les captifs qui payent les frais des services religieux ;
le préfet accorde bien entendu sa protection au médecin et fait fermer la chapelle
pour exprimer son mécontentement envers les captifs37. On peut évoquer aussi la
longue querelle qui oppose, quelques décennies plus tard, les captifs à la mission
apostolique des Capucins pour la garde des clefs de la chapelle Saint-Antoine
Abaye38. Et pourtant, tel que le rappellent les captifs dans leurs plaintes auprès
de Rome, si le bey tolère l’existence de ces chapelles ce n’est que pour permettre
l’assistance religieuse des captifs39.
Parfois le culte déborde l’espace de la chapelle, notamment lors des processions, quand le cortège sort de l’église, parcourt le pourtour du patio et les salles
du bagne pour revenir à l’église40. L’espace parcouru par l’objet sacré se métamorphose en cadre pour l’expression de la foi et la religiosité est mise en scène. La
procession de la Fête-Dieu (Corpus Christi) est la plus solennelle, la plus théâtrale
aussi, avec l’ornement de la chapelle, des cloîtres et des dortoirs. La cour est tendue de toiles et jonchée de leurs, le sol couvert d’herbes odorantes ; les colonnes
sont entourées de branches de citronnier et d’oranger, les murs drapés de tentures
et ornés de tableaux, d’estampes et de miroirs ; et dans cet espace sacralisé, le
cortège processionnel reproduit, une fois encore, la hiérarchie de la communauté.
Voici la procession du Saint Sacrement du dimanche 23 juin 1726, selon le récit
de Ximénez :
L’on célébra solennellement la fête du Très Saint Sacrement. L’on orna de tentures
l’église et l’inirmerie de Notre Père saint Jean. L’inirmerie de Notre-Dame du
Remède avait une fontaine où l’eau, arrivée par des conduites artiicielles secrètes,
était projetée à une hauteur d’une vare41 et demie vers ses quatre coins. Sur ses
quatre piliers, il y avait des personnages allégoriques dorés représentant les quatre
saisons. Cette fontaine était couronnée d’une tête en pierre. À côté, il y avait une
sorte de jardin, décoré de myrte et d’œillets en pots. L’autel principal de l’inirmerie de Notre Père saint Jean était magniiquement orné. Au-dessus, il y avait le
dais pour le Très Saint Sacrement, éclairé par plus de cinquante feux. Les cloîtres
étaient également décorés de riches tentures de velours et de damas avec de belles
broderies. Il y avait un autel avec un tableau de merveilleuse facture représentant
Notre Père saint Jean, où était peint le miracle montrant la Très Sainte Vierge Marie en train de lui ofrir sa bourse pour payer le prix des captifs qu’il avait rachetés
37. RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 304, vendredi 24 juillet 1721.
38. ASPF, Barbaria, t. VIII, f. 109, lettre du 15 mai 1777 : « Les esclaves corses s’emparent à Tunis de
l’église et du cimetière Saint-Antoine ».
39. Ibid., t. V, f. 383 : « sempre sono in discordie con schiavi presumendo aver sopra noi una moderata
autorità e sendo noi che manteniamo dette chiese, e a chi e perchi il Principe permitte siano dette
capelle. » [« ils sont toujours en discorde avec les esclaves prétendant avoir sur nous une autorité
modérée, alors que c’est nous qui entretenons lesdites églises et à qui et pour qui le Prince (= le
bey) permet qu’il y ait lesdites chapelles »].
40. RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 17r, mardi 24 mars 1722.
41. Vare de Castille (ou de Burgos) = 0,835 m ; vare d’Aragon = 0,772 m. Le jet était donc d’un peu
plus d’un mètre.
LA CAPTIVITé à TUNIS à TRAVERS LES éCRITS DE FRAY FRANCISCO XIMéNEZ
(1720-1735)
327
à Tunis42. L’autel de Notre-Dame du Remède était très bien décoré. L’on chanta la
messe solennelle et les diacres étrennèrent des dalmatiques de damas confectionnées cette nuit-là. Après la messe, la procession se déroula ainsi : un sous-diacre
venait en tête avec la croix accompagnée des chandeliers processionnels. Don Joseph de Sepúlveda43 portait à la main un sceptre avec la croix de notre Ordre pour
diriger la procession en bon ordre. Après les séculiers, venaient les Pères jésuites44,
tous avec des luminaires à la main. Quatre marchands français et d’autres nations
portaient le dais de la procession, sous lequel il y avait le prêtre avec le Très Saint
Sacrement entre ses mains et, sur les côtés, il y avait les diacres. Suivait le consul
du Saint Empire avec quelques membres de son cortège. Il y avait beaucoup de
monde dans l’église : de nombreux Francs, des esclaves et la plupart des femmes
qu’il y a à Tunis, dont les épouses des consuls de Hollande et de Gênes, assises sur
deux petites chaises et, devant, il y avait un banc où le consul du Saint Empire
avait son prie-Dieu. À l’entrée de l’inirmerie, montés sur une estrade, il y avait
trois enfants captifs bien habillés : deux portant chacun une torche allumée et
l’autre, au milieu, un plateau rempli de leurs qu’il lançait par terre au passage de la
procession, suivie du Très Saint Sacrement continuellement encensé. Le Très Saint
Sacrement, fut déposé sur l’autel et, après la prière, le peuple reçut sa bénédiction.
Les colonnes de cette inirmerie étaient ornées de myrte et la fontaine ne cessa de
couler pendant toute la procession. Une fois sortie de l’inirmerie, la procession
se poursuivit à travers les cloîtres et jusqu’à l’autel qui s’y trouve, d’où une bénédiction fut également donnée. Dans l’église, l’on it de même et ensuite le Saint
Sacrement fut exposé sur l’autel jusqu’à l’heure de l’azar45, soit quatre heures de
l’après-midi, moment où l’on chanta les vêpres. Après la procession et autres dévotions, la bénédiction fut encore donnée avant de l’enfermer [le saint sacrement]
comme de coutume ici. Il y a trois ans aujourd’hui qu’on a béni ce saint hôpital et
qu’on l’a consacré à Notre Père saint Jean de Mathe46.
42. Le tableau d’autel reproduit l’une des iconographies les plus courantes de Notre-Dame du Remède,
qui illustre l’apparition de la Vierge à saint Jean de Mathe, lui tendant une bourse d’argent pour
le rachat des captifs à Valence en 1202 et à Tunis en 1210. Sur ce patronage, voir Bonifacio Porres
Alonso et Nicolas Arieta Orbe, Santa María del Remedio. Historia de una advocación mariana,
Cordoue, Secretariado Trinitario, 1985.
43. Don José de Sepúlveda, gentilhomme du cardinal Juan Álvaro de Cienfuegos, est captif de Cassimo Sultán. Pendant sa captivité, il accompagne le camp du bey, en parcourant le nord-ouest
de la régence et écrit régulièrement à Francisco Ximénez pour lui faire part de ses impressions de
voyage. Son rachat sera négocié par Ximénez, qui réussira à obtenir sa liberté en échange de trois
mille pesos d’aspres de Tunis, montant qui sera avancé par le cardinal et la famille de Sepúlveda.
Il sera racheté le 30 octobre et s’embarquera le 11 novembre 1726. Le cardinal remerciera le père
Ximénez pour ses peines, à travers son secrétaire, don Bartolomé Pazi. Après son départ, José
de Sepúlveda ofrira un calice à l’hôpital Saint-Jean de Mathe de Tunis, qui fut utilisé pour la
première fois lors de la fête de Notre-Dame du Remède, le dimanche 12 octobre 1727.
44. Il s’agit du frère Giuseppe Hospitaleri et du frère Stanislao Salina, pères jésuites de la province
de Palerme qui arrivèrent à Tunis le mercredi 28 avril 1723 en mission de rédemption. RAH,
ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 194r.
45. Il s’agit du terme arabe al-caṣr ( )العرou après-midi. Dans ses écrits, Ximénez emploie souvent
les noms des appels à la prière islamique pour nommer les diférents moments de la journée.
46. RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 262r à 263r.
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CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
Particularités de l’église de Tunis
En lisant le Journal de Ximénez, nous relevons les particularités du calendrier
liturgique de la paroisse de Tunis : aux fêtes générales, s’ajoutent les festivités célébrées en l’honneur des patrons des bagnes de la ville. Avec la fondation de l’hôpital, s’incorporent les fêtes de l’ordre trinitaire comme la Saint-Jean de Mathe et
la Saint-Félix de Valois, en honneur des fondateurs de l’ordre, mais aussi celle de
« Notre-Dame du Bon Remède et du Très Doux Nom de Marie »47. D’autres fêtes,
comme la Sainte-Croix et la Sainte-Trinité, ou encore la Saint-Jacques, patron de
l’Espagne48, acquièrent de l’importance avec l’arrivée de Ximénez49. Finalement,
ce dernier introduit la Saint-Cyprien, pour commémorer l’un des Pères de l’Église
qui au iiie siècle fut évêque de Carthage et patron de l’Afrique, démontrant ainsi
sa connaissance de l’histoire et des lieux. Il nous renseigne aussi sur le cérémonial
de l’ordre des trinitaires chaussés, qui rythme strictement la vie de l’hôpital, et
que suivent les pères, les serviteurs et les malades.
Sous la stricte tutelle de la congrégation De Propaganda Fide, un rapport
annuel sur l’état de la mission apostolique est envoyé à Rome, qui donne ses
consignes. On se plaît à suivre les mandats du Saint-Siège. Ainsi, le dimanche
30 juin 1726, on reçoit le jubilée de l’année sainte envoyé par le vicaire apostolique d’Alger : le texte est lu pendant la messe et ixé sur la porte de l’église50. De
même, le père Lamberto Duchesne51, vicaire apostolique de Tunis et d’Alger, prie
Rome de lui envoyer six exemplaires de la bulle du jubilée universel du pape Clément XII, ain de les distribuer parmi les églises de son vicariat52.
Malgré des particularités propres à chaque ordre religieux – Ximénez parle
de « messes avec beaucoup d’encens selon le rituel capucin »53 – ou aux traditions
nationales – la cour de l’hôpital sert aux processions avec « colombes et couronnes
de pain au goût espagnol » et avec des « tourtes de massepain conformément
à la tradition espagnole » – que l’on ne retrouve pas dans les autres églises de
Tunis54, rien ne semble hors norme. Tout rappelle la religiosité de tout autre petite
communauté en Europe à la même époque. Ou peut-être pas ? Les plaintes de
la Propaganda Fide révèlent que certaines pratiques s’éloignent de l’orthodoxie
dictée par Rome : des actes solennels étant trop répétés au quotidien. Ximénez
reconnaît que « quand on expose le saint sacrement, il y a grande aluence de
chrétiens, libres et captifs » et le vicaire apostolique d’Alger airme, comme pour
apporter une justiication, que « l’usage fréquent des sacrements fait revivre l’es47.
48.
49.
50.
51.
Francisco Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 194.
RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 101r, samedi 25 juillet 1722.
RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 300v, dimanche 20 juillet 1721.
RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 263v, dimanche 30 juin 1726.
Le père Lambert Duchesne (Sedan 1652 – Alger, 1736), missionnaire lazariste, est vicaire apostolique d’Alger et de Tunis entre 1705 et 1736.
52. ASPF, Barbaria, t. V, f. 297 et 298, commande en latin du « autenthicum Bullae Jubilaei a SS.
MM. Pro Clemente XII », publié le 9 septembre 1730.
53. RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 162r, dimanche 6 octobre 1720.
54. RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 227r, samedi 2 et dimanche 3 février 1726.
LA CAPTIVITé à TUNIS à TRAVERS LES éCRITS DE FRAY FRANCISCO XIMéNEZ
(1720-1735)
329
prit du christianisme »55. Ce sont sans doute des pratiques qui correspondent à
des circonstances diiciles comme la captivité. Dans les décennies suivantes l’on
introduit des licences, dérives et détournements de la norme, qui échappent à
l’uniformisation culturelle et correspondent à la religion du vécu.
Des reliques, ex-voto et pratiques magiques
Parmi les manifestations de cette religiosité populaire, se trouvent le culte des
reliques à propriétés thaumaturgiques, le dépôt d’ex-voto comme témoignage de
la grâce des saints, ou encore certaines pratiques marginales qui relèvent de la superstition et de la magie. La célébration du culte entraîne la circulation d’œuvres
d’art, notamment d’images de dévotion : grands tableaux d’autel, sculptures et
gravures sont destinés à l’ornement de la chapelle de l’hôpital56. Mais l’on s’attardera ici sur d’autres objets de dévotion comme les reliques. Les circonstances de
ce commerce sont diverses : commandes passées à Rome ou en Espagne en fonction des besoins de l’hôpital, donations de particuliers qui soutiennent le labeur
des Trinitaires et, inalement, prises corsaires arrivées dans les ports de la régence
ou par d’autres voies imprévues.
Fray Atilano Pérez de Arroyo57, supérieur des Trinitaires à Rome, amène plusieurs reliques à l’hôpital de Tunis à partir du port de Livourne. C’est le cas d’une
caisse contenant une grande pierre d’autel en marbre déjà consacrée avec plusieurs reliques à l’intérieur58. Et c’est peut-être lui qui envoie une statue de saint
Nicolas de Bari, contenant une iole de verre, taillée en forme de cœur, remplie du
liquide qui suintait du genou du saint59. Lors de la Saint-Nicolas, Ximénez donne
55. ASPF, Barbaria, t. VI, f. 219-224, Relation de la mission d’Alger, 9 août 1749.
56. L’ornamentum, c’est-à-dire tout ce qui sert à la décoration de l’édiice, était composé aussi de
tapisseries, d’antependia et de tapis. Le ministerium, l’ensemble d’objets nécessaires à la célébration du culte, comptait un nombre important de pièces. Dans les journaux de Ximénez, il
est question de croix de procession, de calices, d’ostensoirs, d’encensoirs, de candélabres, de
vaisselle liturgique en général et autres, réalisés en argent ciselé, en bronze argenté, en verre taillé
ou encore en bois ; les habits sacerdotaux – aubes, chasubles et étoles de diférentes couleurs
selon les périodes liturgiques – et autres pièces textiles enfermées dans les armoires de l’hôpital
étaient tissés en damas de soie, en indiennes et en toutes sortes de tissus ornés de broderies et
d’applications ; sans oublier les livres liturgiques, les traités de théologie, d’exégèse et de thèmes
les plus divers. Voir Clara Ilham Alvarez Dopico, « Liturgie et art entre deux rives. Le trésor
d’église de Saint-Jean de Mathe de Tunis », sous presse.
57. Fray Atilano Pérez Arroyo, procureur général des Provinces trinitaires chaussées d’Espagne à
Rome.
58. RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 35r. S’agit-il d’une pierre d’autel consacrée, ara ou
lapis consecrata, contenant des reliques et destinée à être encastrée dans la table d’autel ? Ou
alors les grandes proportions évoquées par Pérez Arroyo font-elles allusion à une table d’autel,
mensa sancta ou tabula altaris, proprement dite ? Son titulaire serait saint Jean de Mathe et les
descriptions des chapelles de l’hôpital trinitaire laissent supposer que la pièce était destinée à
un autel adossé. Lors de la consécration d’un autel, l’utilisation de reliques, enfermées dans une
cavité dite sépulcre et accompagnées d’un texte commémorant la consécration ainsi que de trois
grains d’encens, devient obligatoire sur la base du texte de l’Apocalypse VI, 9.
59. Les Pères dominicains, qui ont la garde de la basilique de Bari, recueillent chaque 9 mai, la manne
qui s’écoule des ossements de saint Nicolas, une huile légère envoyée aux paroisses placées sous
330
CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
de ce liquide aux malades de l’hôpital pour qu’il les aide à recouvrer la santé60.
De même, le père fray Alonso Zorrilla, compagnon de Ximénez, rapporte de ses
voyages : un morceau de bois de la croix du Christ avec l’acte original faisant foi
de l’authenticité de la relique61, une relique de sainte Inès accompagnée d’autres
petites reliques de martyrs62, d’autres reliques, enin, non spéciiées63.
Mais ce sont les reliques tombées aux mains des corsaires que les religieux
–mais aussi tous les chrétiens qui en ont les moyens– s’empressent de racheter
pour éviter leur perte ou leur profanation64. En septembre 1720, une prise corsaire
apporte au port de Bizerte, parmi un riche butin, plusieurs beaux lacons de verre
taillé contenant de l’eau dans laquelle s’était baigné saint Nicolas65 ; et lors des
festivités de la Toussaint de la même année, un captif aragonais fait parvenir à
Ximénez de nombreuses reliques de saints qu’il avait réussi à racheter66. En juillet
1727, une prise corsaire arrive à La Goulette et, parmi les objets rapportés au port,
il y a des reliques de saints : Ximénez reussit à récupérer un morceau du voile de
sainte Marie-Madeleine de Pazzi, deux agnus dei ayant appartenu au pape Innocent XI et des petits morceaux de la crosse de saint François de Paule67. Ces objets,
qui avaient acquis par contact la vertu de la sainteté, venaient ainsi enrichir le
trésor d’église de la chapelle de l’hôpital trinitaire et la placer sous la protection
des saints. D’autres reliques et reliquaires se trouvaient sans doute dans la chapelle
Saint-Louis régie par les Capucins. Peut-on relever des spéciicités à l’ensemble
des reliques appartenant à l’église de Tunis ? Cela semble plutôt le résultat du
hasard, vu les circonstances diverses de ce commerce. Nonobstant, ces reliques
ne semblent pas jouer un rôle fondamental dans la vie de la communauté et la
dévotion des idèles et leurs présents s’adressent plutôt à la statue de Notre-Dame
du Remède, patronne des captifs.
Par rapport à la dévotion populaire, la pratique des ex-voto que les captifs
déposaient devant les saints vénérés dans la paroisse de Tunis mérite une attention
particulière. En septembre 1728, Angelo, captif napolitain appartenant au notable
Cassimo Sultan, laisse au pied de la statue de saint Jean de Mathe de l’hôpital espagnol un morceau de son pistolet. En s’en remettant au saint, il ne soufre aucun
mal quand son pistolet explose entre ses mains. Son ex-voto est alors accroché près
de l’autel pour perpétuer la mémoire de cette faveur68. Quant à la jeune captive
le patronage du saint pour la guérison des idèles.
60. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 293v, vendredi 6 novembre 1726.
61. RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 39v, dimanche 30 septembre 1727 : « un lignum
crucis con la authentica ».
62. Ibid., f. 67v, mercredi 28 janvier 1728.
63. Ibid., f. 185v, 24 janvier 1730 : « an traído de Sicilia de la limosna que recoxió en Palermo el Padre
Zorrilla algunos libros y reliquias ».
64. Parfois la négociation est diicile et le trinitaire perd les reliques. C’est le cas en juin 1724 avec
Ibrahim Camisso, RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 58r-v.
65. RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 147r, jeudi 19 septembre 1720 et f. 149r, dimanche
22 septembre 1720.
66. Ibid., f. 199v, 2 novembre 1720.
67. RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 30v, dimanche 8 juillet 1727.
68. Ibid., f. 97r, lundi 27 septembre 1728.
LA CAPTIVITé à TUNIS à TRAVERS LES éCRITS DE FRAY FRANCISCO XIMéNEZ
(1720-1735)
331
Constanza Coliba, elle ofre sa chevelure tressée à Notre-Dame du Remède, en
s’en remettant à la Vierge pour préserver son intégrité. D’autres cas semblables
sont rapportés par Ximénez. Mais il y a aussi des pratiques collectives. Ainsi, le
3 février de chaque année, pour se protéger des maladies, les captifs élaborent des
petites chaînes avec la croix trinitaire au milieu, le tout modelé dans de la cire,
qu’ils passent autour de leur cou à l’occasion de la Saint-Blaise69. Les chaînes sont
reliées à des cierges bénis allumés, avec lesquels ils processionnent en les tenant à
hauteur de gorge, tout en chantant « per intercessionem sancti Blassii liberet te Deus
ab inirmitante guturis, corporis et anima »70.
Quant aux pratiques de la magie, mêmes si elles sont très courantes dans la
ville de Tunis dans toutes les confessions, Ximénez, qui est très explicite quand
cela concerne des musulmans, parle de superstitions quand il s’agit de catholiques. Ce n’est que de façon succincte qu’il rapporte le cas d’un chrétien grec
« athée », sur lequel, après sa mort, au moment où l’on s’apprête à lui laver le
corps, l’on découvre sous son bras un petit sac rempli « de sorcelleries et amulettes
telles que monnaies inconnues, sceaux, graines, poils, plombs et papiers avec des
caractères étranges et diférentes igures »71. Ces cas semblent toutefois rares et ne
sont que des anecdotes du quotidien de la paroisse de Tunis.
Autour des fêtes
Les fêtes religieuses sont l’occasion d’échanges entre communautés. Par exemple,
la tradition oblige à souhaiter de bonnes fêtes aux consuls, marchands et familles
chrétiennes, catholiques ou pas, à Pâques et à Noël72 ; et certains anglicans, parmi
les plus ouverts, comme le marchand anglais homas Tompson et sa femme,
assistent même à la messe lors des grandes festivités et expriment à cette occasion
leur admiration pour le riche ornement de l’église et l’autel73.
69. Ibid., f. 188r, vendredi 3 février 1730. Selon la tradition, saint Blaise de Sébaste, médecin et évêque
martyrisé en Arménie en 316, intercède dans les cas de maladies de gorge. L’iconographie de ce
saint inclut deux cierges entrecroisés.
70. La formule complète est : Per intercessionem Sancti Blasii, episcopi et martyris, liberet te Deus a
malo gutturis, et a quolibet alio malo. In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen, c’est-àdire « Par l’intercession de saint Blaise, évêque et martyr, Dieu te délivre du mal de gorge et de
tout autre mal. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen ».
71. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 291v, dimanche 23 novembre 1726 : « A muerto un
christiano griego cismático, o por mexor decir atheista pues aviendo más de veinte años que estava
dicen no se confessava ni assistia a la missa de los griegos. Tenía debajo del brazo un saquito lleno
de brujerías y cosas supersticiosas, avía monedas que no se conozen, sellos, semillas, pelos, plomos y
papeles con characteres incógnitos y diversas iguras ». Par cet éloignement de la religion et de son
orthodoxie, Ximénez semble justiier ce comportement superstitieux inadmissible à ses yeux
chez un chrétien, fût-il orthodoxe. Mais, en l’occurrence, si l’on en croit Ximénez, cela faisait
aussi plus de vingt ans qu’il était devenu « athée », ceci expliquent donc cela.
72. RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 22v, Samedi Saint, 4 avril 1722 : « Por la tarde fuimos
a dar las Pasquas al cónsul francés, cónsul inglés, cónsul olandés y mercaderes francesses, costumbre
usada en esta Pasqua y en la del Nacimiento de Nuestro Redemptor ».
73. RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 295r, mercredi 25 décembre.
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CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
Ximénez décrit le reposoir de l’église Sainte-Croix du Jeudi Saint 1725, œuvre
d’un père capucin captif nommé Pablo de Cosentia : il avait reproduit « un capucin agenouillé soutenant de ses mains une grande machine bien proportionnée
et symétrique, qui était une coupole soutenue par des colonnes où était exposé le
saint sacrement »74 ; et celui du Jeudi Saint 1726 « était bien disposé, avec quatre
arcs qui composaient une belle perspective »75.
Ces fêtes sont aussi l’occasion de se divertir et Ximénez parle des lancers
d’oranges, des masques, des déguisements et des mascarades (mojigangas) de Carnaval76 ; des tirages au sort parmi les chrétiens libres d’objets les plus divers, tels
des horloges ou des bijoux77 ; des cerfs-volants en papier qui survolent les terrasses
de la médina78 ; des comédies jouées au Bardo79 ; et de l’élaboration de leurs de
papier peintes et de guirlandes en papier découpé ou encore de la composition de
la crèche de Noël80 avec de nombreux santons qui représentent la sainte Famille
et des bergers81. Et la musique de guitare (vihuela), chalumeau (gaita) ou lûte en
absence d’autres instruments, jouée par des captifs, semble toujours présente82.
Des traditions bien méditerranéennes.
Les fêtes religieuses introduisent des changements dans la monotonie des
jours, notamment dans l’alimentation, et supposent quelques privilèges pour les
malades de l’hôpital qui reçoivent un bouillon de volaille les jours du « Très Doux
74. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 169r, Jeudi Saint, 29 mars 1725 : « La idea era un
capuchino que estando en acción de rodillas con las manos sostenía una grande máquina bien proporcionada con buena simetría, que era una cúpula sostenida de columnas donde se colocó el Santísimo
Sacramento ».
75. RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, RAH, t. VII, f. 248v, Jeudi Saint, 18 avril 1726 : « El monumento estava mui bien dispuesto, tenía quatro arcos que hazía una perspectiva bella ».
76. Ibid., f. 6v et 160r.
77. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 223v, samedi 19 janvier 1726.
78. Ibid., f. 265v, dimanche 14 juillet : « Los sirvientes hicieron una cometa de papel y la hecharon al
viento. Los moros se espantavan de verla y vinieron a lamentarse al hospital diciendo que abortarían
del susto las mugeres que pensavan era una culebra o una serpiente ».
79. Ibid., fol. 281r, jeudi 15 mai 1722. Nous ne savons rien sur les comédies jouées à l’époque au
Bardo, alors qu’un siècle plus tôt les comédies de Lope de Vega et les œuvres de Garcilaso de la
Vega, Luis de Góngora et Francisco de Quevedo étaient connues des morisques exilés. Voir, à ce
propos, Jaime Oliver Asín, « Un morisco de Túnez, admirador de Lope de Vega », Al-Andalus,
1, 1933, p. 409-450, et Tratado de los dos caminos por un morisco refugiado en Túnez, ms. S 2 de
la Colección Gayangos, Álvaro Galmés de Fuentes, Luce López-Baralt et Juan Carlos Villaverde
Amiela (éd.), Madrid, Biblioteca de la Real Academia de la Historia, 2005.
80. RAH, ms. 9/6012, Diario de Túnez, t. V, f. 294r-v, vendredi 20 et mercredi 25 décembre 1724.
Déjà en 1726 la crèche a une belle apparence : « El nacimiento que los italianos llaman Presepio
estava mui bello », RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 295r. Mais elle semble s’enrichir
d’année en année avec de nouveaux santons et elle sera inalement assemblée et encadrée dans
une boîte comme dans une vitrine : « Se a hecho y puesto en el altar las iguras que representan el
Nacimiento de N. Señor Jesuchristo, en una caxa como escaparate », RAH, ms. 9/6014, Diario de
Túnez, t. VII, f. 242r, mardi 26 décembre 1730.
81. C’est dans les crèches du xviiie siècle qu’apparaissent les premiers personnages populaires qui
viennent apporter des ofrandes au nouveau né.
82. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 1v : « se tuvo un poco de iesta honestamente al son de
una vihuela » ; et RAH, ms. 9/6014, Diario de Túnez, t. VII, f. 334r, jeudi 25 decembre 1732 :
« La Natividad. Hubo por la noche y por la mañana gaita porque aquí no ay otra música ».
LA CAPTIVITé à TUNIS à TRAVERS LES éCRITS DE FRAY FRANCISCO XIMéNEZ
(1720-1735)
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Nom de Marie », de la fête de la Saint-Jean de Mathe et à Pâques. Le Livre de
comptes nous rapporte les préparatifs pour les fêtes et parmi les frais extraordinaires de décembre 1725 apparaissent « quatre boîtes de sucreries et fruits pour
Noël », et dans ceux de 1727 l’on compte « amandes, noisettes, raisins secs, grenades, noix, dattes pour Noël pour la somme de quatre pesos et seize aspres. Dix
livres et demie de nougat espagnol (turrón) à dix aspres la livre, soit deux pesos
et un aspre. Un demi-quintal de châtaignes et de pommes pour un peso et seize
aspres »83. On devine les compotes et les pâtisseries qui étaient préparées à l’hôpital vers la in décembre.
Enin, il faut souligner la générosité du bey et de ses ministres. Il suit de rappeler que les rideaux et les tapis des maisons voisines, et même du palais beylical
du Bardo, ornent l’hôpital pendant la procession de la Fête-Dieu84. Le bey distribue à Pâques des vêtements neufs aux captifs – « la plupart des captifs sont habillés élégamment avec des ceintures de soie, des galons d’argent et des pourpoints
de drap in teinté de pourpre »85 –, il leur ofre des repas dans les tavernes de la
médina et leur donne même quelque argent pour leurs divertissements.
Les célébrations catholiques sont tolérées même dans l’entourage du bey
le plus proche. Lors de la levée des impôts, le bey voyage en compagnie d’un
nombre important de captifs chrétiens et Ximénez les accompagne à plusieurs
reprises. Il transporte dans ses bagages un autel portatif, célèbre la messe ouvertement dans la chambre des chrétiens et il s’étonne du fait que les ministres et le bey
lui-même soient au courant et tolèrent son action. Cette bienveillance n’est pas
toujours reconnue. Les plaintes du préfet apostolique de Tunis auprès du Grand
Maître de l’ordre de Malte sont à l’origine des mauvais traitements inligés aux
captifs musulmans dans l’île. En octobre 1725, le bey Husayn b. cAlī convoque les
notables chrétiens pour leur reprocher la fausseté des propos tenus par le préfet
apostolique :
Il nous demanda s’il se comportait mal avec nous ou avec d’autres chrétiens et
si nous n’avions pas suisamment d’églises. Un renégat nous rappela que le bey
donnait même la permission d’avoir une chapelle et de célébrer la messe dans son
propre palais. Que voulait-on de plus ? Nous n’avons pas su quoi répondre86.
Le silence des religieux est éloquent, la générosité du bey et de sa cour était incontestable.
83. AHN, Códices, L. 190, Libro de cuentas del Hospital de San Juan de Mata de Túnez, f. 125v, décembre
1727.
84. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 292r, jeudi 27 novembre 1726. Voir aussi Francisco
Ximénez, Colonia Trinitaria…, op. cit., p. 195.
85. RAH, ms. 9/6013, Diario de Túnez, t. VI, f. 170r, dimanche 1er avril 1725, « venían la mayor parte
vestidos bellamente con faxas de seda y galones de plata jubones de grana o paño ino ».
86. Ibid., f. 205r, octobre 1725.
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CAPTIFS ET CAPTIVITé EN MéDITERRANéE à L’éPOQUE MODERNE
Conclusions
Les observations et les rélexions de fray Francisco Ximénez, administrateur de
l’hôpital des Trinitaires de Tunis, nous révèlent la perception qu’avait cet acteur
privilégié, ce témoin direct, de l’église de Tunis, de la communauté chrétienne et
de ses pratiques.
Nous avons afaire à un christianisme en terre d’Islam, dont l’existence est par
conséquent précaire. L’idée d’« adaptation », de « mesure », de « proportions à garder » ou encore de « conformité avec le milieu » à respecter, revient souvent dans
les propos de Ximénez87. Il exprime quelquefois la satisfaction d’être à la hauteur
de la chrétienté dans l’ornement et la pompe des chapelles : c’est le cas de l’église
Sainte-Croix « qui ferait des jaloux même en chrétienté »88.
L’image qui ressort des écrits du trinitaire difère considérablement de celle
véhiculée par les récits de captivité et la littérature de rédemption. En efet, la
politique beylicale envers le culte chrétien semble se rapprocher des mesures
adoptées par la Sublime Porte vis-à-vis des minorités ethno-religieuses. Il ne faut
pas pour autant oublier que cette réalité était circonscrite à l’intérieur des bagnes
et des consulats, et aux rares fois où la communauté se rassemblait, la célébration
des oices religieux pouvant s’interrompre pendant de longues périodes si les
circonstances n’étaient pas favorables.
En ce qui concerne la communauté catholique de Tunis, alors que l’on pouvait s’attendre à une forte cohésion basée sur l’appartenance à une même religion
et sur la position de faiblesse, l’on constate au contraire que la communauté ne
forme jamais un bloc monolithique susceptible d’être délimité par le seul critère
de la foi. Au contraire, l’identité nationale et l’appartenance à diférents ordres,
dans le cas des religieux, s’avèrent être des facteurs encore plus déterminants. En
efet, les conlits entre les nations européennes ainsi que les diférents courants
politiques à Rome projettent leurs ombres sur la Régence tunisienne. D’autre
part, les chrétiens, libres ou captifs, tenaient à conserver les prérogatives externes
de leur dignité, et l’on retrouve aussi la dynamique de corps et de rangs de toute
communauté à l’époque moderne.
La lecture de ces sources nous permet donc de mieux connaître la vie sociale
des chrétiens de Tunis au début du xviiie siècle et de relever les particularités de
leurs pratiques religieuses, que l’on peut qualiier de traditionnelles et méditerranéennes comme on l’a signalé ici à plusieurs reprises. Elle permet aussi de comprendre la formation de l’identité catholique des captifs de la régence de Tunis par
le dogme et de découvrir comment la paroisse de Tunis construisait ses légendes
et ses faits miraculeux, son identité et sa mémoire.
87. Ibid., f. 290r, samedi 1er novembre 1726 : « se hizo un túmulo proporcionado a la Yglesia y al país
en que estamos », « l’on it un catafalque de taille proportionnée à l’église et au pays où nous
sommes ».
88. RAH, ms. 9/6011, Diario de Túnez, t. IV, f. 21r, mardi 4 juin 1720 : « esta Yglesia [de la Santa
Cruz] es una de las mejores que al presente ay en Túnez, y más capaz, que aun en las tierras de la
Christiandad se pudiera envidiar ».