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ELLE NE MEURT JAMAIS (MAIS ELLE SE TRANSFORME) Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES à la fin des années 1970, de nombreux philosophes, sociologues et politologues proclamaient la mort des idéologies. Ils fondaient leur propos sur l’effondrement des grands massifs de la pensée totalitaire qui s’étaient constitués dès la fin du xixe siècle et qui avaient organisé les grands désastres culturels du siècle suivant. Proclamation étonnante, aveugle sur la récurrence de l’idéologie, puisqu’à cette époque la Fraction Armée rouge (Rote Armee Fraktion) a entretenu une guérilla urbaine de 1970 à 1998 dans la République fédérale allemande, puis en Allemagne après la réunification. En Italie, les Brigades rouges (Brigate Rosse) ont regroupé de 1970, début des « années de plomb », jusqu’en 2007 plusieurs organisations révolutionnaires d’extrême gauche, d’inspiration marxiste-léniniste. Attentats et assassinats (dont le meurtre, en 1978, de l’ancien chef du gouvernement italien Aldo Moro) ont été l’inscription dans le réel de cette idéologie radicale. En France, les années de plomb ont pris une orientation spécifique avec Action Directe, fondée en 1979 et active jusqu’en 1987. Les idéologies radicales de combat se sont aussi massivement manifestées en Asie et en Amérique latine. Entre 1975 et 1979, période durant laquelle les Khmers rouges ont dirigé le Cambodge, une dictature d’une extrême violence a été mise en place par le régime communiste de Pol Pot, d’inspiration maoïste, politique et militaire. Ici encore, le contexte de la Guerre froide et des guerres coloniales (la seconde guerre d’Indochine de 1955 à 1975) fabrique des idéologies radicales qui s’opposent de manière frontale, inaugurant la longue traversée des Boat People. à la même époque, là aussi dans un contexte différent de ceux qui viennent d’être évoqués, l’Amérique latine vit les effets de la violence d’État, le plus souvent dans le cadre des dictatures militaires. Plus de trois décennies de dictatures se succèdent ; elles commencent dès 1954 et se poursuivent jusqu’en 1989 au Paraguay, elles s’installent au Brésil René Kaës, psychanalyste et psychodramatiste ; rene.kaes@sfr.fr Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES RENÉ KAëS REVUE DE PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE DE GROUPE 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES en 1964, en Bolivie en 1971, suivies par l’Uruguay et le Chili en 1973, puis par le Pérou et l’Équateur en 1975, l’Argentine en 1976. Comment comprendre, en France notamment, ce déni ? Peut-être un effet de l’ombre épaisse portée sur le traumatisme des guerres qui ont déchiré notre pays, le négationnisme, les guerres et les tortures d’Indochine et d’Algérie ? Dans un essai publié en 2006, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, François Cusset fait le récit de la mutation du paysage intellectuel français à la fin des années 1970 : le passage des espérances révolutionnaires au discours sur la fin des idéologies, la montée en puissance d’« intellectuels d’État » et de « moralistes de plume ». Il propose de comprendre que la mort des idéologies est une idéologie : elle est l’œuvre de quelques ex-révolutionnaires des années 1970 qui, après le désenchantement de l’après-68, ont dépolitisé l’idée de changement, diabolisé toute critique sociale afin d’empêcher le retour du chaos et du désordre social. Cusset observe que, à partir des années 1980, un nouveau type d’intellectuel se met au service du pouvoir. C’est notamment « l’expert » : le socio-typologue, le psychologue comportementaliste, le consultant. Tous affirment qu’il n’y a plus de lutte des classes, seulement des « socio-styles » et des souffrances psychiques. Le discours sur la mort des idéologies se relance avec la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du bloc de l’Est, symboles de la défaite de régimes idéologiques totalitaires face au modèle de la démocratie occidentale libérale. Nous restons dans l’idéologie, elle n’a pas de fin. L’idéologie de la fin de l’idéologie s’étendra hors de France avec l’essai que publie en 1992 F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme. Face à ces discours, j’ai pensé qu’en dépit de ces changements, la mort proclamée des idéologies était une mort apparente. L’essai de F. Cusset me confortait dans cette idée que le discours occidental sur la mort de l’idéologie était lui-même une idéologie. J’ai commencé à réfléchir à ces questions juste après 1968. J’ai accumulé observations cliniques et travaux préparatoires, j’ai publié en 1980 un livre, L’idéologie. Études psychanalytiques, dans lequel je mettais en travail l’idée que, au-delà de ses expressions historiques, la position idéologique est une disposition permanente de l’esprit humain, et que sa manifestation correspond à des constantes psychiques associées à des contextes sociaux bien précis. La position idéologique subsiste et se transforme alors que ses contenus changent : elle se manifeste quelquefois sans organisation systématique, mais plutôt sous la forme de noyaux et de fragments isolés qui, à un certain moment, s’assemblent en de nouveaux systèmes idéologiques. Autrement dit, l’idéologie ne se définit pas seulement par son contenu, mais par une position mentale spécifique et récurrente. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES 12 13 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES L’idéologie, comme position psychique et collective, ne meurt jamais, la position idéologique se forme chaque fois que l’espace psychique d’un sujet, d’un groupe ou d’une institution est menacé dans ses fondements, dans ses énoncés de certitude, dans ses croyances et dans les représentations de la causalité qu’impose la vision-conception du monde, qui la justifie. Trois composantes se trouvent alors associées en une configuration remarquable : l’Idée omnipotente (elle tient lieu de principe de réalité), l’Idéal qui fonde sa croyance et l’Idole qui, telle une divinité, les protège et qu’il faut servir sans relâche ni ambiguïté. L’allégeance impérative à cette trinité antisymbolique a pour corrélat l’exclusion de toute autre forme de pensée. L’idéologie est une construction systématique édifiée en défense contre le doute et l’inconnu ; elle prétend fournir une explication universelle et totale selon un principe unique de causalité. Je ne retracerai pas le long et hésitant chemin qui, à partir de l’essai de Freud de 1932 sur la Weltanschauung, a conduit à introduire, par la voie de la spéculation, la question de la consistance psychique de l’idéologie dans le champ de la pensée et de la clinique psychanalytiques 1. Je limiterai mon propos à exposer ce que j’entends par position idéologique. à l’époque où j’en posais les jalons, c’était une entreprise beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît aujourd’hui. Je ne pouvais pas avancer dans cette voie sans établir les conditions théoriques et méthodologiques nécessaires pour construire une problématique psychanalytique de l’idéologie. Et tout d’abord, en quoi cette problématique et les concepts qui la servent nous découvrent-ils leurs rapports avec les processus et les formations de l’inconscient ? Comment l’idéologie fonctionne-t-elle dans l’espace du sujet singulier, dans celui des liens intersubjectifs et dans l’espace psychique des groupes et des institutions ? Et quels types de subjectivité l’idéologie suppose-t-elle et maintient-elle ? Et comment se transforme-t-elle ? Pareille approche n’avait jamais été entreprise jusqu’alors. Le champ de ma pratique psychanalytique a défini le champ méthodologique et épistémologique de mes recherches : la cure individuelle, le travail psychanalytique avec des groupes dotés d’un dispositif structuré par les réquisits de la méthode psychanalytique, l’accompagnement d’institutions en crise. Cette pratique élargie m’a conduit à décrire l’existence non pas d’un seul espace de réalité psychique, mais de trois. Le premier est celui du sujet singulier. Le second espace est celui des liens intersubjectifs que les sujets contractent dans la rencontre avec un autre ou plus d’un autre. Le troisième est celui de l’ensemble qu’ils construisent, dont ils sont partie constituante et partie constituée, comme un groupe, une famille, une institution. 1. Sur ce parcours, cf. l’exposé que j’en fais dans R. Kaës, L’idéologie. L’idéal, l’idée, l’idole, Paris, Dunod, 2016, p. 3-21. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES L’IDÉOLOGIE EST UNE POSITION MENTALE SPÉCIFIQUE REVUE DE PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE DE GROUPE 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES à chacun de ces espaces correspondent des formations et des processus psychiques spécifiques. Par exemple, la mentalité de groupe, l’illusion groupale, les alliances inconscientes, les fonctions phoriques de porte-parole, de porte-idéal, de porte-symptôme, les espaces oniriques communs et partagés ne se produisent que dans les agencements des liens entre les sujets et à travers eux. Toutes ces formations acquièrent une consistance de réalité psychique inconsciente propre à chacun de ces espaces. C’est cette spécificité que Freud postulait en introduisant l’idée de la psyché de groupe dans son étude de 19201921, Psychologie des masses et l’analyse du Moi. Mon travail a donc consisté à distinguer ces espaces, à qualifier leur consistance, à comprendre comment ils s’agencent et s’articulent entre eux, selon quels appareillages, comment ils se différencient ou, au contraire, comment ils se superposent et se confondent. Une question d’ordre épistémologique m’a accompagné dans ces recherches et elle me tient toujours en éveil. Je la formule ainsi : chacun de ces trois espaces, considéré isolément, produit un « reste à connaître » : c’est le résultat de la découpe méthodologique qui définit le champ considéré, les autres étant mis en suspens – ou en contrechamp, en raison de l’artifice méthodologique focalisé que nous mettons en œuvre. Ainsi, la cure nous apprend en quoi consiste la position idéologique d’un sujet singulier, mais elle ne nous apprend rien de ce qui fabrique cette position lorsqu’elle est mobilisée et travaillée dans et par un groupe ou une institution. La position idéoLogique L’axe de mon travail sur l’idéologie est que l’idéologie est davantage qu’une conception-représentation du monde ou d’une partie du monde, autre chose qu’une Weltanschauung. Elle est une position. J’ai adopté le concept de position idéologique pour plusieurs raisons. La notion kleinienne de position désigne un moment organisateur décisif dans les productions, les processus, les relations d’objet, les angoisses et la mentalisation au cours de la structuration du psychisme (Klein, 1932, 1952). Ce moment n’est pas à proprement parler une étape, un stade ou une phase dans la psychogenèse, il est une configuration de base récurrente, il se réfère à une situation qui concerne la totalité de la vie psychique. J’ai tiré de l’usage de ce concept plusieurs hypothèses de travail. La formation, la consistance et les fonctions de l’idéologie comportent des traits qui la rapprochent de certaines caractéristiques de la position paranoïde-schizoïde et d’autres de la position dépressive. Une position idéologique se forme chaque fois que l’espace psychique d’un sujet, d’un groupe ou d’une institution est menacé. Se trouvent alors associés en une configuration remarquable les angoisses de base, les relations aux objets menaçants, les mécanismes de défense contre Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES 14 15 ceux-ci, les relations aux objets protecteurs et les processus de dégagement qui appartiennent à chacune de ces positions. Toutefois, s’il existe des affinités électives entre la position idéologique et les organisations psychopathologiques de la paranoïa, du masochisme et de l’apathie, comme Micheline Enriquez l’a souligné à plusieurs reprises (1974, 1984), le sujet idéologue ne se caractérise pas a priori par une structure psychopathologique spécifique. De la même manière, l’idéologie ne se caractérise pas par un contenu particulier : une doctrine politique, un dogme religieux, une théorie scientifique ou une philosophie peuvent fonctionner sur le mode de l’idéologie. Freud avait déjà soutenu que la psychanalyse, réduite à une Weltanschauung, à une vision-conception du monde, pouvait fonctionner comme une idéologie. La clinique va nous conduire à d’autres développements. Je me limiterai à un exposé du parcours idéologique dans une cure psychanalytique, puis j’évoquerai l’émergence de la position idéologique dans un groupe. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES émergence de La position idéoLogique dans La cure d’un aduLte La cure dont je vais dire quelques mots présente deux traits particuliers 2. Voici le premier : au moment où commence cette cure, aucun indice ne me donne à penser que mon patient, Michaël, pourrait avoir recours à une position idéologique. Il m’apparaît comme gravement déprimé et parle très vite de l’emprise qu’exerce sur lui sa mère tyrannique. Selon mon expérience, il est rare que les sujets déjà pris dans une position idéologique demandent une analyse. L’idéologie les protège, à un coût souvent élevé, de la conscience de leurs angoisses persécutoires et de leur dépression. Il arrive toutefois qu’ils demandent une analyse, lorsque l’idéologie ne les soutient plus ou lorsqu’ils ne peuvent plus en soutenir les exigences. L’intense désarroi qui suit une rupture de croyance et d’adhésion idéologique les confronte à une angoisse catastrophique ou à une crainte de l’effondrement qui s’exprime souvent dans de graves symptômes somatiques. Cependant il arrive que, dans le mouvement de la cure, des sujets qui n’ont jamais été tenus dans une allégeance manifeste à un système idéologique développent, puis abandonnent cette position. Telle a été, sous cet aspect, l’histoire psychanalytique de Michaël : elle fut marquée par une phase d’intense militance soutenue par une idéologie constituée dans le cadre d’un syndicat de gauche. La seconde particularité de cette cure est que sa conduite m’a confronté à la rémanence contre-transférentielle de ma propre position 2. Ce cas a fait l’objet d’une première publication dans R. Kaës (1988), « La position idéologique dans le processus psychanalytique : une formation de l’idée, de l’idéal et de l’idole », Topique, n° 42, p. 261-292. Repris dans A. Ciccone et coll. (2003). Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES L’IDÉOLOGIE EST UNE POSITION MENTALE SPÉCIFIQUE REVUE DE PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE DE GROUPE 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES idéologique. J’ai été militant syndical engagé contre la guerre d’Algérie et pour son indépendance, puis dans les mouvements des années 1968. Dans cette cure, je me suis trouvé partie prenante d’une alliance inconsciente défensive avec mon patient. L’émergence d’une position idéologique dans l’analyse constitue assurément une construction systématique contre-interprétative et une manifestation résistancielle qui s’apparente dans certains cas à une réaction thérapeutique négative. Elle met à l’épreuve chez le psychanalyste sa propre capacité de maintenir le processus de la cure. Au cours de mon analyse quatrième, j’ai découvert que lorsque la position idéologique de l’analysant est secrètement soutenue par l’analyste, une alliance inconsciente est alors conclue, l’analyste trouvant dans un pacte dénégatif l’occasion de maintenir hors champ de l’analyse ses propres idéaux, ses identifications communes avec l’analysant. Il offre ainsi à ce dernier un puissant support métadéfensif. Les alliances inconscientes qui opèrent alors dans le champ tranféro-contre-transférentiel doivent d’abord se dénouer chez l’analyste. La première période de la cure de Michaël se ponctue par deux énoncés qui vont soutenir sa position idéologique. Le premier a la forme et le contenu d’une théorie sexuelle infantile – donc une sorte de délire organisé – dont les énoncés sont les suivants : seules les femmes ont le pouvoir de la parole, car elles ont un pénis. Si les hommes prétendent parler, ils s’exposent à la castration, ils doivent donc ne rien dire et rester passifs. « Il est pour eux dangereux de parler parce que, comme ils ne savent pas, les femmes leur coupent la parole et euxmêmes cherchent à couper la parole aux femmes. Elles ont été brimées pendant si longtemps par les hommes. C’est pourquoi le mouvement féministe a tout son soutien. » Quelques séances plus tard, Michaël énonce une seconde théorie : une mère omnisciente, omnipotente, idéalisée, mais aussi une mère qui contrôle les contenus corporels et les pensées de son bébé. Michaël se vit comme un enfant merdique persécuté-persécutant : il décrit ainsi ce que M. Torok (1964) a appelé une mère « anale ». Ces deux théories accomplissent pour lui une fonction d’écran ou de couverture par rapport à son angoisse de persécution, de séparation et de castration. Ses théories « expliquent » son impuissance et sa passivité et masquent les fantasmes qui les fondent, elles leur attribuent une cause. L’abstraction, la prétention universaliste des propositions, la désubjectivation des énoncés concourent à former un système clos et à soutenir l’omnipotence des Idées, de l’Idéal cruel et de l’Idole érigée contre l’horreur de la castration. L’investissement narcissique phallique s’est porté sur les idées elles-mêmes. Elles seront utilisables comme un système contre-interprétatif opposé au travail de déliement de l’analyse, et comme un barrage contre le surgissement des associations. Les énoncés idéologiques surviennent toujours en place de – et contre son activité de penser. Dès qu’il rétablit une activité de pensée, Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES 16 17 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES a fortiori si elle prend momentanément appui sur la mienne, Michaël anéantit ou disqualifie le contenu et le processus de sa propre pensée. Dès que ses associations, dans le transfert, s’approchent trop près du refoulé, la position idéologique coupe court au processus associatif. Au cours des premières séances, le répétitif « Je ne sais pas quoi dire » maintenait un projet de dire ce qui lui venait à l’esprit, avec le risque de se livrer à l’autre. Mais un énoncé idéologique venait s’y substituer qui clôturait toute possibilité de dire Je, en évacuant le sujet de ce dire. L’idéologie, dispositif anti-pensée, fait ainsi l’économie de la représentation de la position du sujet dans son fantasme et dans l’énoncé de son désaveu. La forme de l’énoncé idéologique : anonyme, circulaire, autoréférente, universelle, abstraite, qualifie le rapport spécifique des sujets au langage dans la position idéologique. Je dirai aujourd’hui que l’idéologie est une pensée sans sujet : elle requiert que le sujet s’absente de ses énoncés. Aucune de mes tentatives pour rendre possible à Michaël la subjectivation de ses théories, pour les articuler avec les mouvements transférentiels, pour soutenir ses associations, ne parviendra à le désenclaver de sa position d’infans, où l’idéologie le parle, tout comme le parlent la Femme phallique, la Mère omnisciente. L’idéologie remplit le vide. Il lui faut combler le vide. à l’intrusion insaisissable et envahissante d’une « mère anale », s’est substituée, massive, compacte et clôturante, une Weltanschauung qui soutient sa position idéologique, tout aussi massive et clôturante. Michaël a fabriqué dans le transfert une résistance vitale qui lui permet d’être autre chose qu’un courant d’air, mais qui le maintient encore « hors de lui ». Il a besoin de son idée, de son idole, de son idéal, de se tenir dans la méconnaissance du rapport qu’il entretient avec eux et avec ce qu’ils représentent pour lui. Tant qu’il est calé dans cette position, l’analyse ne peut pas le débusquer de cette place et du discours qui l’y assigne, elle l’attaquerait dans son rempart, dans le cuir dont il se barde (il a grossi en effet en abandonnant sa couche d’habits superposés qu’il portait été comme hiver). L’idéologie lui est nécessaire pour qu’un ordre du monde le tienne ensemble, contre le chaos, le non-sens, contre la persécution et contre la dépression. Sa position idéologique lui permet de conserver un objet maître qui, s’il le maintient dans la passivité, le délivre momentanément d’avoir à penser sa position de sujet. Une seconde phase de la cure ébranle la position idéologique de Michaël. La vie fantasmatique, le rêve, les lapsus, le processus associatif ont pu être réactivés et acceptés par lui en même temps que l’accès à la polysémie de son discours. Il évoque pour la première fois un passé longtemps effacé dans le discours maternel, le passé militant de son père mort pendant la guerre, et celui de son grand-père maternel. Il adhère alors à un syndicat et il adopte une position radicale fondée sur la certitude qu’il tire de l’idéologie du parti proche de ce syndicat. Le maintien de son allégeance à la toute-puissance de l’Idée me paraît Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES L’IDÉOLOGIE EST UNE POSITION MENTALE SPÉCIFIQUE REVUE DE PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE DE GROUPE 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES toutefois de moindre intérêt que le revirement qui s’est opéré dans ses idéaux. La position idéologique de Michaël se place désormais sous l’allégeance à l’Idéal du Moi, et non plus exclusivement du Moi Idéal. Les imagos maternelles ont fait place à une référence paternelle structurante. L’allégeance à la mère toute-puissante qui jusqu’alors a fonctionné comme un incorporat inassimilable, se décompose. Le temps de l’emprise maternelle est rétrospectivement vécu et signifié comme celui de l’empiétement imagoïque décrit par A. Ciccone : c’està-dire comme « le processus par lequel une imago parentale (un objet psychique du parent) s’impose ou est imposée comme objet d’identification de l’enfant […] et comme objet d’identification pour l’enfant 3 ». Le principal mouvement de cette seconde séquence est le passage de l’incorporation et de l’identification projective à l’identification introjective. L’éclat de l’objet idéologique fétiche commence à perdre de sa fascination sous l’effet du deuil de l’objet de l’idéalisation primaire et de la découverte de la fonction paternelle. Ce passage ne peut faire l’économie de la violence dont l’idéologie a été à la fois le contenant et le vecteur : violences orale et anale, l’une et l’autre fondées sur l’angoisse, qui revient encore périodiquement, de l’impossible séparation de la mère et de l’enfant entravés dans leur inclusion mutuelle. Au cours de cette seconde phase, la tyrannie de l’idole s’est effritée dans le mouvement de la reconnaissance de la castration et de la filiation. Cette mise en place de l’ordre symbolique est rendue possible par la différenciation des référents paternel et maternel, des générations et des sexes. La « découverte » du père et de la fonction paternelle éclaire rétrospectivement comment leur défaillance – dans le désir de la mère – a contribué à soutenir l’insoutenable et trop douloureuse érection narcissique de Michaël, et comment l’idéologie de la seconde période a frayé la voie à sa rencontre avec l’arbitrage, au lieu de l’arbitraire. La troisième phase de la cure prend appui sur l’investissement de la figure paternelle. Elle s’engage sur l’accès de Michaël à sa difficile et précaire problématique œdipienne sur la reconnaissance de la différence des sexes. En conséquence, sa position idéologique va se transformer, elle prendra une valeur structurante plus complexe. Elle permet à Michaël de participer à un corps de pensée et à un corps social dans lequel il trouve une place qui soutient son identification à la lignée paternelle. La position idéoLogique dans un groupe J’ai commencé mes premières recherches cliniques sur l’idéologie et ses fonctions individuelles et groupales à partir d’un groupe de formation sur lequel j’ai travaillé en 1965, dont j’ai publié en 1976 le 3. A. Ciccone et coll., Psychanalyse du lien tyrannique, Paris, Dunod, 2003, p. 22. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES 18 19 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES protocole détaillé et, avec D. Anzieu, le commentaire. J’ai appelé ce groupe le groupe « du Paradis perdu », et j’en ai fait plusieurs lectures ; la dernière en date (2009) est celle où j’ai analysé la formation des alliances inconscientes qui s’établissent dans ce groupe sur la base d’un mécanisme de défense par déni et clivage. Je me limiterai dans cet article à dégager les principaux mouvements d’une clinique groupale qui rend compte des interférences entre les trois espaces dont j’ai parlé dans mon introduction. Dès le début du groupe, les clivages et les dénis se sont mis en place contre l’angoisse d’être soumis à l’arbitraire d’une imago toutepuissante dont Anzieu, une participante (Léonore) et le groupe comme objet sont les supports transférentiels. En même temps est tout aussi intense le désir d’être protégé par cette imago, noyau d’une intense idéalisation. Un discours s’énonce qui exige entre les participants une stricte obligation d’égalité, d’unité et d’amour. Cette position idéologique initiale recouvre les enjeux inconscients du clivage, de la persécution et de l’idéalisation. Elle se maintient jusqu’au moment où deux passages à l’acte, l’un dans le groupe et en séance et l’autre hors du groupe pendant une pause, en dévoilent violemment les enjeux. Lors du passage à l’acte intra-groupe, l’acharnement qui ne cesse de s’amplifier depuis la première séance contre un participant, Nicolas, se cristallise sur lui : on lui vole le cahier sur lequel il consigne ses observations. Cette agression apparaît à Anzieu comme un acte de castration qui vise aussi bien Nicolas – qui consent d’ailleurs passivement à cet acte – que lui-même et les observateurs qui, eux aussi, prennent des notes. L’ensemble du groupe a fait alliance dans cette attaque, mais le contenu de l’alliance reste inconscient. L’attaque contre Nicolas sera interprétée plus tard, mais trop tard, comme un déplacement du transfert négatif sur Anzieu. L’idée est que personne n’ose l’attaquer directement, il est trop puissant et dangereux, mais il est aussi une figure idéalisée qu’il faut ménager, d’où le déplacement sur ses substituts : comme l’a noté A. Bejarano (1972) dans un commentaire sur ce groupe, l’interprétation de ce transfert latéral sera trop tardive et sans effet car elle ne prendra en considération que le conflit œdipien, alors que ce qui prédomine est l’attaque envieuse, le présupposé de base Dépendance et pour certains l’Attaque-Fuite. La position idéologique est loin d’être pensée à cette époque avec les concepts dont nous disposons aujourd’hui. Un second passage à l’acte précède une séance au cours de laquelle est réaffirmée avec violence l’exigence d’égalité et d’unité. Lors du repas de midi, la serveuse du restaurant a été vertement rabrouée et humiliée par un participant identifié à Nicolas : pour justifier son acte il explique que la « servante » voulait, pour des commodités de service, disperser les participants autour de deux tables. Le groupe ne l’a pas supporté, il fut l’exécuteur du désir inconscient du groupe d’agresser cette femme-servante. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES L’IDÉOLOGIE EST UNE POSITION MENTALE SPÉCIFIQUE REVUE DE PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE DE GROUPE 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES L’exigence « d’égaliser les rapports », de « niveler les différences, les creux et les bosses » entre tous dénie la différence des générations et la différence entre les hommes et les femmes, assurément, mais aussi les « petites différences » entre les participants. L’idéologie trouve ainsi une double base dans une alliance qui repose à la fois sur le déni de ces différences et sur le déni de l’envie. L’alliance défensive inconsciente que scelle cette position idéologique ne se dénouera pas avant qu’un autre régime de pensée se mette en place. Après l’incident avec la serveuse-« servante » du restaurant, et avant que commence la séance, des participants ont dessiné à la craie un bateau sur un tableau noir. L’unité du groupe est aussitôt réaffirmée et le bateau la figure pour la plupart des participants, mais le dessin reçoit plusieurs lectures : pour les uns il s’agit d’un bateau d’amoureux voguant vers Cythère, pour les autres d’un bateau de pestiférés, pour d’autres encore d’une galère. L’image reçoit donc plusieurs interprétations, mais tous se mettent d’accord pour affirmer que le bateau est « ce lieu fragile et secourable lorsque la mer est déchaînée ». Le danger est ainsi évoqué. Quelque chose a changé grâce à cette figuration imagée qui amorce une première phase de symbolisation, puis le recours à des récits mythiques. Les dessins sont commentés, les représentations de choses appellent des représentations de mots ; les fantasmes de désir et les dangers internes au groupe prennent forme et se figurent sur une surface de projection où se tracent le désir d’amour et d’unité, les défenses par exclusion, la persécution : la peste et la galère. La métaphore navale se développera après cette séance : mais au lieu d’être des plans fixes, successifs, les dessins vont s’animer en se transformant, ils engageront une nouvelle phase du processus de symbolisation. Le bateau dont le mât porte le pavillon jaune frappé d’un cœur (l’amour c’est la peste), devient celui des croisés voguant vers la Terre sainte à reconquérir, puis de nouveau celui des amoureux embarqués pour Cythère. La peste et l’amour ont d’abord été équivalents, confondus, puis ils se sont différenciés et articulés à travers un travail de pensée sur la causalité : l’amour qui unit par excès, dans la contrainte et l’emprise, c’est cela la peste, la galère. Un participant rappelle que la psychanalyse, c’est la peste, car elle dévoile ce que l’on ne saurait accepter sans se défendre. Le bateau des croisés, battant pavillon du Sacré-Cœur, actualise l’alliance offensive qui a scellé leur position idéologique. L’avant-dernière séance est marquée par un très fort sentiment d’échec devant l’imminence de la séparation. L’angoisse dépressive s’atténue au fur et à mesure que s’expriment les émotions agressives et la crainte que l’échec et la mort du groupe n’aient été le fait des participants. à la pause, avant l’ultime reprise, les participants dessinent au tableau une île édénique : dans ce paradis, un homme et une femme sont nus, séparés l’un de l’autre par l’Arbre de la Connaissance, dans Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES 20 21 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES lequel erre le serpent-Anzieu. La femme est dépourvue de bras. La dernière séance est une séance de commentaires et d’interprétations du mythe du Paradis perdu et de quelques aspects du fonctionnement du groupe. Les associations commentent le mythe de la Genèse, pointent la représentation des différences et des conflits, de l’interdit et de la transgression, mais il ne sera pas question, ou très peu, de l’envie meurtrière et du premier meurtre fratricide. Même si certains éléments nécessaires au travail de symbolisation sont réunis (par exemple une fonction conteneur associant fonction contenante et fonction de transformation) s’est mise en place, même si des objets jusqu’alors non transformés, énigmatiques et persécutoires fabriqués une machine anti-pensée trouvent un espace intersubjectif puis groupal pour se transformer, et même si l’amorce d’une position mythopoïétique ouvre une expression moins angoissée des fantasmes archaïques, des imagos terrifiantes et des rapports aux idéaux, aux idées toutes-puissantes et aux objets fétichisés, cependant l’interprétation des défenses mises en œuvre contre les angoisses primitives aura été trop tardive et finalement insuffisante. Les séances s’arrêtent là, mais je ne suis guère étonné d’apprendre que par la suite, le groupe que je nommerai du « Paradis perdu » se sera réuni pendant quelques mois, accomplissant ainsi le désir de Léonore, soutenant avec elle l’illusion de se maintenir dans l’unité. Les participants croiront échapper de cette façon à la finitude et à la blessure narcissique des différences, petites et grandes. De n’avoir pas été suffisamment analysés, et à temps, dans leur dimension résistancielle, les transferts idéalisants maintiendront les alliances défensives (le pacte dénégatif) et finalement le triomphe de l’illusoire dans l’idéologie d’un groupe qui n’a pu consentir à une quelconque perte, faute de n’avoir pu élaborer une position dépressive : le Paradis n’a pas été perdu, il a survécu comme figure de la perte impossible. Le dernier acte du groupe est aussi un acting. Tous les passages à l’acte de ce groupe convergent dans ce but : agir pour ne pas penser les angoisses que suscite la rencontre avec l’étrange, l’inconnu, la différence. L’idéologie leur donne une légitimité offensive dans sa violence même, et en même temps elle signale son échec dans la mesure où elle a échoué dans sa fonction défensive. queLques constantes de La position idéoLogiques dans Les groupes J’ai relevé quelques caractéristiques constantes dans les groupes où la position idéologique s’est formée : – la confrontation des participants, souvent dès la première séance, à des angoisses associées à la position paranoïde-schizoïde, à des réveils de situations traumatiques demeurées en stase, à des fantasmes d’une catastrophe ou d’un accident originel, chaotique, menaçante. Une faille Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES L’IDÉOLOGIE EST UNE POSITION MENTALE SPÉCIFIQUE REVUE DE PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE DE GROUPE 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES précoce dans le cadre actualise et fixe souvent cette menace qui s’installe dans le sentiment d’une urgence ; – la prégnance d’une imago archaïque paternelle-maternelle, combinée ou clivée, omnipotente, terrifiante et idéalisée, contrôlante et séductrice ; – l’idéalisation de la puissance phallique et le revers persécutoire de cette idéalisation ; l’installation d’une emprise recherchée et redoutée chez les participants et exercée par l’un d’entre eux, puis par le groupe dans son ensemble ou par une partie de celui-ci ; – la mise en œuvre d’une alliance inconsciente défensive, et dans certains cas perverse, pour lier le groupe dans le recours à différents mécanismes de défense, parmi lesquels prédominent le clivage, le déni et le désaveu ; – le fantasme d’une scène primitive sadique ou de « parents combinés » ; avec les angoisses paranoïdes associées au rapproché sexuel sadique ; – la survalorisation narcissique du savoir et l’abstraction qui est censée en assurer la maîtrise sont des éléments défensifs majeurs des mesures mises en œuvre pour lutter contre la catastrophe, la faille, le doute, l’incertitude sur la causalité et la persécution ; – le développement d’une thématique égalitaire dans les groupes est quasi constant, en relation avec l’urgence d’un contrôle sadique-anal des pulsions partielles ainsi qu’avec la maîtrise sur les objets abstraits, donc manipulables au prix du clivage, du déni ou du désaveu de la réalité ; – enfin, la construction d’un dispositif groupal d’assignation impérative de participants dans des rôles instanciels, dans des figurations fantasmatiques ou imagoïques. Cette assignation par le groupe rencontre des auto-assignations congruentes chez des participants. Cette double assignation assure la triple exigence que demeurent immuables et coalescents l’idée, l’idéal et l’idole, dans le groupe comme dans la psyché de chacun. Plus précisément, je soutiens l’idée qu’il n’y a pas de groupe sans idéologie et que nous ne pouvons pas être en groupe sans être ou avoir été dans l’idéologie. Il n’y a pas non plus d’idéologie individuelle qui ne soit étayée sur le groupe. Autrement dit, il existe une coextensivité dynamique entre idéologie et groupe ; l’idéologie fabrique le groupe comme le groupe est l’espace de sa construction. Toutefois, l’idéologie n’accomplit pas les mêmes fonctions chez les individus et dans les groupes. Mon point de vue prend en considération les individus dans le processus groupal, pour la raison que le processus groupal est, d’une manière générale, un élément déterminant de l’organisation et du fonctionnement psychiques du sujet. C’est pourquoi la fonction de l’idéologie est à considérer et à traiter du point de vue où le groupe fonctionne comme un métasystème par rapport aux systèmes idéologiques des sujets. L’idéologie maintient le métasystème Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES 22 L’IDÉOLOGIE EST UNE POSITION MENTALE SPÉCIFIQUE 23 groupal à l’intérieur de chacun d’entre eux. En choisissant de situer mon analyse dans l’articulation entre le processus psychique et le processus groupal, je pense pouvoir mieux cerner les gestions interférentes entre le groupe, l’individu et certaines dimensions du champ social 4. pour fonder La position idéoLogique dans L’approche Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES Au terme de mon exposé, qu’en est-il de ma tentative d’introduire le concept de l’idéologie dans le champ des objets théoriques et pratiques de la psychanalyse ? J’ai considéré qu’il importe de distinguer l’idéologie comme formation impersonnelle, transsubjective, collectivement construite, fondatrice du champ de la croyance dans l’ensemble social, et l’idéologie comme position croyante des sujets de l’inconscient. Le concept de position idéologique a été pour moi une manière de penser la complexité et la récurrence des processus et des formations psychiques qui en composent la consistance et les fonctions. Avec ce concept, nous pouvons explorer la part de réalité psychique qui donne sa consistance à une position idéologique et analyser quels contenus psychiques elle prend en charge et interprète. Une telle approche rompt avec les conceptions péjoratives et négatives de l’idéologie. Je rejoins ici ce que disait A. Green en 1969 : il s’agit pour nous de « sortir l’idéologie de ce ghetto dans lequel elle a été tenue tant par la transcendance religieuse que par la pensée marxiste. Il est contestable que son rôle se réduise à un système de représentation ; il est nécessaire de restituer sa fonction par rapport aux instances du désir ». L’inclure comme forme – déformée, travestie – du désir inconscient est la condition principale pour qu’elle se laisse travailler comme une formation de l’inconscient. Mais il y a encore autre chose : l’analyse du rapport d’un sujet singulier à l’idéologie collective dont il est partie prenante et partie constituante du fait de son appartenance à l’ensemble social, met en relief ce que j’appelle les fonctions métapsychiques de l’idéologie. Les alliances inconscientes (notamment le contrat narcissique, les pactes dénégatifs, la communauté de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels) sont des formations psychiques bifaces. Comme les idéaux communs, les signifiants partagés et les métadéfenses, elles assurent le fondement de l’appartenance à l’ensemble et une part des identifications des sujets, le soutien de la parole de certitude et la légitimation de leur croyance, le marquage du « narcissisme des petites différences », l’établissement et le maintien de la fonction de l’Idéal, etc. 4. J’ai discerné plusieurs fonctions de l’idéologie dans les groupes : fonctions identificatoire, d’appartenance, d’adhésion, de cohésion, de cohérence et d’exclusion, fonctions de discrimination et d’assignation, fonctions défensives, économiques, régulatrices et homéostatiques, fonctions cognitives. Cf. R. Kaës, L’Idéologie. L’idéal, l’idée, l’idole, op. cit., p. 173-186. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES psychanaLytique REVUE DE PSYCHOTHÉRAPIE PSYCHANALYTIQUE DE GROUPE 67 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES Les fonctions métapsychiques de ces formations bifaces tiennent leur valeur, et pour ainsi dire leur nécessité, de ce qu’elles accomplissent dans les espaces psychiques communs et partagés et dans la psyché de chaque sujet. Lorsque j’ai affaire à une position idéologique dans un groupe, ou dans une institution, mon objectif n’est assurément pas de dénoncer cette position, mais d’essayer de comprendre comment s’est établie et comment fonctionne cette position dans les rapports qu’entretient chaque sujet singulier avec et dans l’ensemble plurisubjectif auquel il s’associe, et cet ensemble avec chaque sujet. Je ne perds pas de vue le sujet dans le groupe et je suis attentif au sujet en ce qu’il est sujet du groupe. Je pense que nous ne pouvons pas entrer seuls dans l’idéologie. La position idéologique d’un sujet ne se définit pas seulement par son organisation défensive, par ses identifications et ses idéaux, par la structure de son Moi dans son rapport à la réalité psychique et à la réalité du monde extérieur. La position idéologique d’un sujet se caractérise par l’étayage qu’il cherche et qu’il trouve dans cet ensemble, et par la reprise qu’il effectue du discours idéologique de l’ensemble pour construire sa propre position conformément à sa structure et à son histoire. Nous pouvons ainsi qualifier la position idéologique du sujet par sa triple allégeance, de nature fondamentalement narcissique, à l’Idée, à l’Idéal et à l’Idole. ****** Dans le livre que je viens de publier sur l’Idéologie, trente-cinq ans après le premier, je mets à l’épreuve les hypothèses que je viens d’exposer à propos des idéologies radicales qui remontent dans le fondamentalisme, l’intégrisme et le racisme. L’obsession de la pureté du groupe, de l’ethnie, du sang, de la race, de l’Idéal, de l’Idole et de l’Idée est la constante d’un impératif absolu dont Thanatos est le maître. L’idéologie radicale repose sur un projet d’immortalité porté et soutenu par un groupe. C’est pourquoi le dispositif psychanalytique de groupe est particulièrement adapté au travail de déliement des attaches aliénantes aux idéologies radicales. Le fantasme d’immortalité légitime la violence meurtrière et l’idéalisation de la mort. Un récent communiqué de Daech affirmait : « Nous triompherons parce que nous sommes du côté de la mort. » La fascination de la mort, l’arasement de la subjectivité, les épuisements psychiques dont se nourrit le malêtre de ce temps, c’est aujourd’hui notre tâche de les comprendre, d’accueillir la détresse qu’ils suscitent et les illusions qui les entretiennent. Y compris celle de la mort de l’idéologie. L’idéologie est une position mentale spécifique, elle ne meurt jamais, mais elle se transforme. Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES 24 L’IDÉOLOGIE EST UNE POSITION MENTALE SPÉCIFIQUE 25 Document téléchargé depuis www.cairn.info - CH Le Vinatier - - 83.145.72.66 - 03/01/2017 16h45. © ERES Bejarano, a. 1972. « Résistance et transfert dans les groupes », dans D. Anzieu, A. Bejarano et coll., Le travail psychanalytique dans les groupes, Paris, Dunod. ciccone, a. ; resnik, s. ; kaës r. et coll. 2003. Psychanalyse du lien tyrannique, Paris, Dunod. cusset, f. 2006. La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte. enriquez, m. 1974. « Fantasmes paranoïaques : différences des sexes, homosexualité, loi du père », Topique, n° 13, p. 23-57. enriquez, m. 1984. Aux carrefours de la haine, Paris, Épi. Réédition La souffrance et la haine. 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