Jérôme Laurent
Platon
Collection dirigée par Laurence Hansen-Løve
Edition numérique : Pierre Hidalgo
La Gaya Scienza, © octobre 2011
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Table des matières
Biographie ..................................................................... 5
Chapitre 1 : La parole philosophique ............................ 8
Le langage, instrument de la pensée ................................ 8
Le logos ............................................................................ 9
Le vrai et le faux ............................................................. 12
L’étonnement admiratif ................................................. 14
L’importance de l’affectivité (le pathos) ........................ 16
L’expérience de la difficulté (l’aporie) ........................... 18
L’ironie socratique ......................................................... 19
L’ignorance socratique ................................................... 20
Du doute à la maïeutique ............................................... 22
Sophistique et rhétorique .............................................. 24
Une technique du discours ............................................ 27
La persuasion ................................................................. 28
La thérapie par le dialogue ............................................ 33
Le souci de l’âme ............................................................ 33
Les dangers de l’écriture ................................................ 37
Indications de lecture .................................................... 40
Chapitre 2 : L’être intelligible et la participation .........41
Le statut causal des Idées .............................................. 43
2
L’allégorie de la Caverne ................................................ 45
L’unicité du monde : sensible et intelligible .................. 49
L’Idée du Bien ................................................................ 53
La recherche du plaisir et la Justice ............................... 54
Liens et principe de l’ordre du monde ........................... 56
Indications de lecture .................................................... 58
Chapitre 3 : La nature humaine .................................. 59
La différence anthropologique de l’espèce humaine...... 60
Philanthropie et misologie : amour de l’homme et haine
de la raison ..................................................................... 61
Le mythe de Prométhée ................................................. 63
La théorie de la réminiscence ........................................ 64
« L’homme n’est rien d’autre que son âme » ................. 67
L’âme comme principe de synthèse ............................... 68
Le corps, tombeau de l’âme ? ..........................................71
Le corps, instrument de l’âme........................................ 73
La tripartition de l’âme .................................................. 75
Le mythe de la bête polycéphale .................................... 77
Le mythe de l’attelage ailé .............................................. 79
Indications de lecture .................................................... 81
Chapitre 4 : La Cité juste ............................................. 83
La vertu une et indivisible.............................................. 83
3
Le héros et l’homme raisonnable ................................... 85
La vertu du philosophe .................................................. 89
Le respect des lois .......................................................... 94
L’importance de l’éducation .......................................... 98
L’enfance ........................................................................ 99
Le désir......................................................................... 102
L’invention d’une constitution ..................................... 106
La critique de la démocratie......................................... 109
La tyrannie .................................................................... 111
La sagesse et le pouvoir................................................. 114
Indications de lecture ................................................... 116
Prolongement : L’héritage platonicien ....................... 117
Bibliographie ............................................................. 120
À propos de cette édition électronique .......................122
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Biographie
Platon est né près d’Athènes, en 428 avant J. -C. et il y
est mort en 347. Son nom était Aristoclès, mais ce fut son
surnom Platon (« de large stature ») qui le désigna. Il
composa des poèmes et des tragédies avant de rencontrer
Socrate à l’âge de vingt ans ; celui-ci le convertit à la philosophie, c’est-à-dire à l’art non pas de bien parler, mais de
bien penser en cherchant à concevoir la dimension intelligible du monde. Le souci de Socrate était, en effet, de réfuter les opinions ordinaires et de donner des définitions
universelles qui permissent une conduite juste au sein de
la Cité.
Platon étendit l’exigence de rationalité de Socrate audelà de la sphère de l’action pratique pour interroger également la nature dans son ensemble. Il quitta Athènes
pour voyager et se rendit en Sicile et en Egypte. Il fréquenta les cercles pythagoriciens qui voyaient dans les nombres
la clef d’intelligibilité du réel. C’est à Athènes en 387,
douze ans après la mort de Socrate qu’il fonda l’Académie,
une école de philosophie située dans le jardin Akadémos,
d’où son nom. Cette école demeurera un centre d’études
jusqu’au VIe siècle après J. -C, date à laquelle l’empereur
Justinien ordonna sa fermeture.
Platon a vécu juste après le règne de Périclès (444-429
av. J. -C), c’est-à-dire après l’âge d’or de la culture
grecque, dans une période de décadence : sa philosophie a
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une finalité politique très nette. Lors de son premier
voyage en Sicile, en 388, Platon rencontre ainsi Denys de
Syracuse et cherche, mais en vain, à devenir le conseiller
politique de cet ânier devenu un tyran absolu. A sa mort,
en 367, son fils, Denys II, fait revenir Platon mais celui-ci
échoue à nouveau à faire prévaloir ses idées politiques. Un
troisième voyage a lieu en 361, ce qui prouve la persévérance du philosophe à faire passer dans les faits ses conceptions théoriques : l’étude de la vérité et la pratique de
la science doivent conduire à une vie vertueuse et au bonheur de la communauté humaine.
Si l’Iliade et de l’Odyssée ne peuvent être avec certitude attribués intégralement à un homme précis, Homère
(IXe siècle av. J. -C), mais correspondent à toute une tradition orale de rhapsodes qui récitaient par cœur ces épopées, il en va tout autrement des dialogues de Platon. Il
s’agit de textes écrits, qui étaient publiés et qui circulaient
à Athènes. Sur vingt-sept titres qui nous ont été transmis,
vingt et un portent le nom d’un homme, quatre sont des
concepts philosophiques (la République, que l’on pourrait
plus justement traduire, la « Constitution » ou le « Régime » [politéia], les Lois, le Politique et le Sophiste) et
deux indiquent une situation de parole particulière
(l’Apologie de Socrate, qui est le texte d’une plaidoirie
fictive de Socrate lors de son procès, et le Banquet, qui
rapporte la récitation de discours d’éloge sur le thème de
l’amour). La parole, la politique et des interlocuteurs précis, nommément désignés, voilà ce qu’indiquent les titres
des dialogues. Les sous-titres qui figurent dans la plupart
des éditions ne sont pas de Platon et engagent déjà une
interprétation des dialogues.
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Voici la liste, selon l’ordre chronologique de leur rédaction, habituellement admis : Petit Hippias, du faux ou
du mensonge ; Grand Hippias, du beau ; Ion, sur l’Iliade ;
Protagoras, ou les sophistes ; Apologie de Socrate ; Criton, du devoir ; Alcibiade, de la nature de l’homme ;
Charmide, de la sagesse morale ; Lâchés, du courage ;
Lysis, de l’amitié ; Euthyphron, de la piété ; Gorgias, de la
rhétorique ; Ménexène, de l’oraison funèbre ; Ménon, de la
vertu ; Euthydème, ou le disputeur (de l’éristique) ; Cratyle, de la rectitude des mots ; le Banquet, de l’amour ;
Phédon, de l’âme ; la République, de la justice ; Phèdre, de
la beauté ; Théétète, de la science ; Parménide, des Idées ;
le Sophiste, de l’être ; le Politique, de la royauté ; Timée,
de la nature ; Critias, de l’Atlantide ; Philèbe, du plaisir ;
les Lois, de la législation.
Platon a inventé la philosophie. Quel est donc le statut
du discours philosophique, qui n’est ni un texte littéraire,
ni une démonstration scientifique, mais une argumentation dialectique ? C’est la rationalité du monde dans son
ensemble que cette parole cherche à faire voir. Tout phénomène sensible s’explique, selon Platon, par une réalité
que saisit notre intelligence : une Idée, ou « forme intelligible ». Seule notre âme, indépendamment de l’expérience
sensorielle, peut rencontrer les Idées. La contemplation de
ces Idées n’est pas, cependant, une fin en soi puisque le
philosophe doit non seulement savoir, mais aussi agir
dans la Cité. Dès lors, la philosophie a selon Platon une
finalité essentiellement morale.
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Chapitre 1 : La parole philosophique
Pour Roselyne Dégremont
Le langage, instrument de la pensée
Si l’animal connaît son environnement selon le plaisir
et la douleur, la faim et la soif, le désir ou l’aversion,
l’homme, lui, se rapporte proprement au monde selon la
parole qu’il profère ou que d’autres hommes lui adressent.
Il connaît donc non seulement les informations de la sensation, mais aussi la signification que son intelligence lui
permet de saisir. L’une des thèses principales de la pensée
de Platon est que la signification n’est pas produite par
l’intelligence et par la répétition d’expériences sensorielles
(ce que l’on appellera plus tard « l’empirisme »), mais
correspond à une dimension originale et originaire du
monde, l’intelligible.
De même que le sensible n’est pas « inventé » par la
sensation mais simplement rencontré ou découvert, de
même l’intelligible est l’objet que l’intelligence voit par ce
que la République appelle « l’œil de l’âme » (VII, 533d).
Or, cette vision de l’intelligence1 suppose un instrument ou
1
En français, on dit bien en ce sens : « Tu vois ce que je veux
dire » pour indiquer un acte de compréhension.
8
un milieu qui lui permet d’avoir accès à l’intelligible (encore nommé par Platon « les Idées » ou « l’être ») : il s’agit
de la parole, du langage, de nos phrases sans cesse échangées dans l’espoir de nous faire comprendre ou de comprendre le monde.
Le logos
La langue et la pensée grecques unissent l’activité de
l’échange de paroles et la faculté rationnelle, la raison,
dans un seul mot, lourd de sens pour toute la tradition
philosophique, le terme logos.
Traduire ce terme par « langage » est réducteur
puisque cela laisse entendre qu’il s’agit simplement d’un
code que l’homme utiliserait pour se faire comprendre ; ce
code est étudié notamment par la linguistique qui cherche
à en comprendre les règles de fonctionnement (comme on
étudierait la communication animale). Le logos n’est pas
seulement un langage, une sorte d’instrument autonome
et rigide (comme le fameux « langage » des abeilles dont
« la danse en huit » permet de transmettre des informations précieuses pour la récolte du miel), mais aussi
l’apparition de la signification que nos mots mettent en
lumière.
Il y a quelque chose de beaucoup plus complexe dans
la parole humaine que la simple transmission d’une information sur le monde environnant : par l’acte même de
la parole (et, pour Platon, du mouvement du dialogue par
le jeu des questions et réponses), il y a la possibilité de
comprendre et de voir quelque chose qui sans la parole
9
nous serait caché. Si l’abeille transmet automatiquement
une donnée reçue avant la séquence gestuelle (« la danse
en huit »), l’homme, lui, a besoin de parler pour découvrir
ce qu’il veut dire. Le logos humain n’est pas un code, mais
un mode d’être qui interroge et révèle le monde. Autrement dit, nos phrases ne sont pas un ensemble de signes
qui provoquent des réactions immédiates (comme les
panneaux du code de la route auxquels un conducteur
réagit sans même y faire attention, c’est-à-dire sans y penser), mais elles accompagnent nos états d’âme au sens le
plus large. Vivre quelque chose, c’est aussitôt dire cette
chose, la nommer, la décrire, essayer de la saisir et de la
faire saisir aux personnes dont nous voulons l’avis.
Le langage dans sa signification la plus large
d’« activité rationnelle » et de « parole » est l’un des
thèmes les plus importants des dialogues de Platon. Toute
question philosophique (la justice, le pouvoir, l’art par
exemple) se double en effet pour Platon de son rapport à
la parole : non seulement « Comment peut-on parler de
telle ou telle question ? », mais aussi « Comment l’activité
de parole et de raison de l’homme se constitue-t-elle pour
comprendre telle ou telle pratique humaine ? »
Le Cratyle est l’un des dialogues où la nature du langage est rencontrée le plus directement. Cette rencontre
entre la philosophie et les mots qu’elle utilise a lieu cependant sur un terrain assez aride pour un lecteur peu familier avec la pensée grecque : en effet, il s’agit principalement pour Platon de commenter les étymologies probables des mots qu’il juge les plus remarquables. Or, ces
étymologies (les racines qui permettent de voir l’histoire
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d’un mot) sont le plus souvent fantaisistes, c’est-à-dire
inventées par Platon.
L’enjeu apparent de ce dialogue est de savoir si les sonorités des noms correspondent naturellement à leur signification (sur le modèle d’une onomatopée qui mime
plus ou moins la réalité à laquelle elle se réfère) ou bien au
contraire si, comme le dira le linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913), les sonorités sont conventionnelles. Platon évite de trancher d’une façon rigide et renvoie la question à un passé éloigné : il y a peut-être eu un « législateur
du langage » qui a su associer les sons et les choses conformément à des affinités naturelles, mais une telle association s’est altérée avec le temps2. Le mot n’est pas un
signe naturel de la chose comme la fumée pour le feu,
mais il n’est pas davantage, comme nous l’avons vu plus
haut, un instrument que la pensée utilise de l’extérieur
puisque pour passer des conventions l’homme a toujours
déjà eu besoin du langage.
Le Cratyle qui met donc en avant le problème de la nature du langage (à travers ce que le dialogue nomme
« l’institution des noms ») présente aussi une sorte de
dictionnaire. Sont présentées les étymologies de notions
que nous retrouverons plus loin (ainsi, « homme » ou
« âme ») et celles du nom des dieux du panthéon grec
2
Croire qu’il y a une telle association naturelle entre les mots et
les choses est une attitude que l’on appelle le « cratyléisme » ; Hermogène, l’autre interlocuteur de Socrate dans le dialogue, est partisan de la thèse inverse (selon lui, l’association du mot à la chose est
conventionnelle).
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(400d-408e) qu’une première approche de Platon peut
négliger.
Le vrai et le faux
Un nom retiendra notre attention, celui du dieu Pan,
divinité qui représente la force mystérieuse de la Nature et
dont le nom, en grec, signifie « tout ». Platon, à propos de
ce nom, note :
« Tu sais ce qu’est le langage : il n’y a rien que toujours
il ne signifie, ne tourne, ne retourne ; et il est double, vrai
tout comme faux. »
(408c)
Le dieu dont le nom fait entendre la totalité, Pan, est
rapproché du logos car la parole peut tout dire, parler de
tout, bien sûr, même si elle ne comprend pas tout (la parole peut dire la perplexité et l’incompréhension devant
l’irrationnel). La première forme de littérature que connut
la Grèce fut l’épopée homérique (l’Iliade et l’Odyssée) et,
dans ces récits, l’énumération joue un grand rôle, comme
pour manifester une maîtrise des hommes sur le monde
qui les entoure. Les listes d’objets, d’animaux ou de navires manifestent la richesse du monde que la parole peut
faire voir. Telle est la fonction première et fondamentale
de la parole pour Platon : faire voir.
Les récits de voyage (ainsi les aventures d’Ulysse dans
l’Odyssée) nous font imaginer des pays que nous ne connaissons pas : ils nous présentent des tableaux plus ou
moins réalistes, mais où il y a toujours quelque chose que
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nous nous représentons. De même, les dialogues philosophiques nous font voir (comprendre) des difficultés inhérentes à certaines notions. Après avoir lu le Banquet, nous
voyons mieux quelles sont les conceptions possibles sur
l’amour. Notre pensée se constitue en visualisant, grâce au
langage, l’intelligibilité du monde. Nous voyons mieux ce
que nous voulons dire en l’expliquant à quelqu’un : la parole est ainsi le lieu où nous pouvons voir des significations.
Or, le texte du Cratyle note que le langage dit aussi
bien le vrai (« Platon a écrit le Cratyle ») que le faux
(« Platon est l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée »). Nos
phrases peuvent construire des mensonges ou tout simplement dire des choses erronées que nous croyons justes.
Le langage n’est donc pas un miroir fidèle du monde, mais
un miroir qu’il faut interroger pour voir si ce qu’il représente est exact. La philosophie a cette tâche : chercher à
rendre raison des phrases et des discours que les hommes
tiennent. Une phrase bien faite nous fait toujours croire,
spontanément, qu’elle dit la vérité : en effet, l’homme a
pour attitude habituelle de croire que ce qu’on lui dit est
vrai. Vivre dans un monde où l’on soupçonne toute affirmation d’être mensongère, c’est vivre dans un monde hostile qui rapidement menacera notre raison. Notre raison a
comme un besoin naturel de croire à la véracité et la rationalité des propos et des conduites humaines. Il n’est pas
raisonnable de croire toujours tout et n’importe quoi ;
mais il n’est pas davantage – et sans doute moins encore –
raisonnable de ne rien croire et de supposer toujours une
intention perverse ou une volonté de mensonge ; il est
13
donc raisonnable de croire le plus souvent ce que l’on nous
dit.
Dans la vie de tous les jours, il est souhaitable d’agir
sans trop attendre et de se conformer aux règles de la société dans laquelle nous vivons, mais, dans la vie telle que
la philosophie la pense, il faut agir selon des règles universelles. La philosophie ne commence donc pas par
l’évidence et par ce qui va de soi, mais par la difficulté et
par la remise en question des évidences les plus quotidiennes. Pour cela, le philosophe doit être prêt à s’étonner
et à s’émerveiller.
L’étonnement admiratif
Quand, dans le Théétète, dialogue consacré à la fois à
la définition de la science et à l’éloge de la sagesse, le jeune
homme interrogé mesure l’ampleur des difficultés et confie : « Je m’émerveille [thaumadzô] prodigieusement de
ce qu’il peut y avoir là-dessous, et, de vrai, il m’arrive,
quand je regarde de leur côté, que ma vue s’obscurcisse et
que j’aie le vertige », Socrate lui répond :
« Cet état, qui consiste à s’émerveiller, est tout à fait
d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas
autrement, et il semble bien ne s’être pas trompé sur la
généalogie, celui qui a dit qu’Iris est la fille de Thaumas. »
(155c-d)
Socrate se réfère au poète Hésiode
siècles
av. J. -C.) et au vers 780 de son œuvre, la Théogonie : Iris
est la messagère des dieux ; comme Hermès, c’est elle qui
(VIIIe-VIIe
14
fait le lien entre le divin et l’humain. Son père est Thaumas, personnification de l’étonnement ou de l’admiration.
La réponse de Socrate veut donc dire que la parole philosophique est comme la messagère Iris : elle communique
aux hommes ce qui est le plus important et elle s’enracine
dans un état affectif précis, celui de l’étonnement. Il est
remarquable que pour le jeune Théétète, le thaumadzein
(verbe à l’infinitif qui signifie « s’étonner ») corresponde à
un vertige. Platon, dans son dernier dialogue, dira encore :
« Le lointain donne le vertige à tous » (Lois, II, 663b).
La philosophie apparaît donc quand les choses immédiates deviennent problématiques et quand la lumière de
l’évidence s’obscurcit. Les questions répétées de façon
insistante dans les premiers dialogues (dits « socratiques ») cherchent à briser la suffisance des interlocuteurs de Socrate. Le spécialiste du courage que doit être –
et croit être – le général Lâchés va voir ses opinions patiemment déconstruites et il finira par ne plus savoir ce
qu’il faut penser (Lâchés, 190e-194b). Cette dépossession
qu’opère Socrate, et qui est comme un moment de purification des opinions soutenues, provoque soit l’étonnement
et la curiosité (par exemple, chez Théétète), soit une inquiétude et un refus de poursuivre l’entretien (tel est le cas
du vieillard qu’interroge Socrate au livre I de la République).
L’étonnement est le saisissement de l’homme qui se
rend compte de la richesse potentielle des réponses possibles à une question simple, et qui découvre par là même
un nouveau regard sur le monde. Cela ne veut pas simplement dire que nous sommes surpris par un événement
15
qui contredit nos prévisions : tel est le sens faible de
l’étonnement. Le thaumadzein est à la fois étonnement au
sens de la surprise (je ne m’y attendais pas) et au sens de
l’admiration (je m’attends à être saisi par la beauté d’une
musique sublime que j’ai déjà entendue, mais cette attente
n’interdit pas le saisissement). L’étonnement n’est donc
pas seulement l’origine de la philosophie en tant que moment initial où le désir de comprendre apparaît, mais, plus
fondamentalement, au sens d’une énergie et d’une disposition affective qui accompagnent l’exercice même de la
philosophie.
L’importance de l’affectivité (le pathos)
L’affectivité, c’est-à-dire l’ensemble de nos sentiments
et de nos émotions, est associée intimement chez Platon à
l’exercice rationnel du logos. L’esprit humain est à la fois
actif (il cherche à comprendre et fait acte de compréhension ou de questionnement) et passif (il est affecté par ce
qu’il a compris : joie, surprise, honte ou colère sont fréquentes chez les interlocuteurs de Socrate). Pour nommer
la passivité d’un état de l’âme (par exemple d’un sentiment), le grec utilise le terme pathos. Or, c’était un trait
commun à la pensée grecque avant Platon de montrer la
fécondité de la passivité : jouant sur les mots, le grec dit
que « l’épreuve » (le pathos) est toujours porteuse de
« savoir » (mathos, terme que l’on retrouve en français
dans mathématiques, littéralement « les choses apprises »). Être « affecté » n’est donc pas toujours et
d’abord être altéré, mais c’est recevoir quelque chose de
l’extériorité.
16
Le cas de l’étonnement admiratif du philosophe a ceci
de singulier qu’alors c’est la pensée qui « s’affecte » ellemême : plus le dialogue et la recherche philosophique
s’approfondissent selon Platon, plus l’admiration et le
désir de parler se fortifient. La philosophie de Platon n’est
donc pas un « intellectualisme » selon lequel l’âme humaine devrait n’aspirer qu’à l’ordre abstrait des concepts ;
elle n’est pas davantage un « dogmatisme » qui présenterait purement et simplement un ensemble de thèses. En
effet, Platon ne parle jamais directement en son nom dans
les dialogues qu’il met en scène, et c’est Socrate ou un personnage anonyme (« l’Étranger » ou « l’Athénien ») qui
interroge des interlocuteurs variés et tire les conséquences
de ces échanges. Platon ne présente donc pas sa pensée de
façon dogmatique, mais cherche à montrer le mouvement
même de sa pensée telle qu’elle se constitue.
De fait, même solitaires, nous ne découvrons ce que
nous voulons dire sur tel ou tel problème qu’en nous posant à nous-mêmes des questions. Le Théétète affirme
ainsi :
« Cette image, que je me fais de l’âme en train de penser, n’est rien d’autre que celle d’un entretien, dans lequel
elle se pose à elle-même des questions et se fait à ellemême des réponses, soit qu’elle affirme, ou qu’au contraire elle nie […]. Par suite, juger, j’appelle cela "parler",
l’opinion, le jugement, je l’appelle une "énonciation de
paroles", qui à la vérité ne s’adresse pas à autrui, qui ne se
fait pas non plus au moyen de la voix, mais silencieusement et en se parlant à soi-même. »
17
(189e-190a)
La pensée est donc un dialogue intérieur que l’âme se
tient à elle-même. Les dialogues écrits par Platon correspondent exactement à sa conception de ce qu’est la pensée. Et puisque nous-mêmes aujourd’hui nous devons
penser en les lisant, et non pas seulement apprendre un
contenu comme on le ferait en cherchant des connaissances précises (des « informations ») sur une période
précise dans un livre d’histoire, il nous faut questionner
les textes de Platon que nous lisons.
L’expérience de la difficulté (l’aporie)
Il est remarquable que certains dialogues ne comportent pas de conclusion positive clairement énoncée : la
pensée s’est déployée, a envisagé différents aspects d’une
question, mais n’a pas tranché. Ces dialogues sont appelés
« aporétiques » : l’aporie est l’absence de solution, c’est
l’embarras où l’âme se trouve entre plusieurs possibilités
dont aucune ne s’impose. Le Cratyle note :
« L’embarras, l’aporia, la difficulté d’avancer, est un
mal, et tout ce qui, semble-t-il, est une entrave à notre
marche et à notre avance. »
(415c)
Le terme « a-porie » est formé de l’alpha privatif (que
l’on trouve en français dans de nombreux adjectifs,
« aphone » ou « analphabète », par exemple) et du terme
poros qui signifie « le chemin » ou « l’issue ». Une aporie,
c’est une impasse dans un raisonnement. Le Lachès
s’achève ainsi par la constatation de Socrate : « Concluons
18
donc, Nicias, que la nature de la vertu, nous ne l’avons pas
découverte » (199e).
L’aporie philosophique correspond à l’étonnement du
philosophe : si tout était clair et évident, sans difficulté,
rien n’étonnerait le penseur, il n’aurait qu’à développer sa
pensée en étant sûr d’arriver à un résultat fiable. Une certaine inquiétude et une attente doivent être maintenues au
sein du travail du philosophe ; elles lui permettent de demeurer vigilant et de garder sa pensée en mouvement.
L’aporie n’est pas seulement une difficulté initiale, mais
un problème interne à la question même, que seule la réflexion permet de voir.
Le plus souvent, la tâche de Socrate est de conduire ses
interlocuteurs – et nous, lecteurs, par la même occasion –
à l’aporie. L’un des moyens par lesquels Socrate rend aporétique une opinion (en grec, doxa), apparemment bien
établie, est sa célèbre ironie. Littéralement, la philosophie
cherche à être paradoxale (para-doxan, « ce qui est contraire à l’opinion »), en tant que l’opinion est un jugement
subjectif qui n’est pas fondé rationnellement.
L’ironie socratique
L’ironie est une modalité de la parole différente de
l’humour. Dans l’humour, il s’agit de faire partager une
pensée ou une formulation amusante ; dans l’ironie, il y a
aussi la volonté de provoquer celui à qui l’on parle.
L’humour peut ne pas faire rire, mais il se sera présenté
d’emblée comme cherchant à faire rire ou sourire ; l’ironie,
en revanche, apparaît au premier abord comme une parole
19
sérieuse et qui peut donc ne pas être perçue comme ironique. Ainsi quand, dans le Gorgias, Socrate répond à
Calliclès, personnage radicalement opposé au philosophe
et qui fait, de la façon la plus cynique qui soit, l’éloge de la
force, il peut lui dire : « Tu professes à mon égard une
authentique bienveillance » (487d). Bien des remarques
de Socrate doivent donc être prises, comme on dit de nos
jours, « au second degré » : je dis cela, mais en fait c’est le
contraire qu’il faut comprendre. Une telle logique est au
cœur de l’ignorance socratique, résumée par la formule
« Je sais que je ne sais rien » :
« J’avais conscience effectivement de ne, pour ainsi
dire, rien connaître. »
(Apologie de Socrate, 22d)
L’ignorance socratique
Dans l’Apologie de Socrate, Platon expose ce que Socrate aurait pu dire lors de son procès pour éviter la peine
de mort (il fut condamné notamment sous le chef
d’accusation d’introduire de nouveaux dieux et de corrompre la jeunesse). Socrate rappelle ainsi :
« Vous savez […] quelle sorte d’homme était Chéréphon, quelle impétuosité il mettait dans tout ce à quoi il
se portait. Un jour donc qu’il s’était rendu à Delphes, il eut
le front de consulter l’Oracle et […] de lui demander s’il y
avait un homme plus sage que moi. Or, la réponse émise
par la Pythie fut qu’il n’existait personne de plus sage ! »
20
(21a)
Socrate raconte ensuite comment, conscient de ne rien
savoir, il alla voir les gens qu’il considérait comme plus
savants que lui et, finalement, il dut se rendre à l’évidence
que beaucoup prétendaient savoir mais, en fait, étaient
ignorants. Socrate peut donc conclure :
« Chaque fois qu’il m’arrive de mettre autrui à
l’épreuve, les assistants se figurent que, personnellement,
je suis sage quant aux sujets sur lesquels je l’éprouve, au
lieu que cette sagesse-là, Juges, a chance d’être en réalité
celle du Dieu3, et son oracle de nous dire que l’humaine
sagesse a peu de valeur ou n’en a même aucune. »
(23a)
Les énigmes de l’oracle de Delphes supposent, comme
le discours philosophique lui-même, une interprétation :
dire que Socrate est « le plus sage des hommes » voudrait
dire qu’aucun homme n’est sage. Retenons cependant que
Socrate, tel qu’il est présenté par Platon, reconnaît être
comme possédé par un Dieu et pouvoir ainsi réfuter les
opinions trop superficielles.
Socrate sur l’agora, la place publique à Athènes, ne
cherche pas à discuter, mais à éprouver et à purifier les
âmes. Il ne cherche pas un « terrain d’entente », une pro-
3
Il s’agit d’Apollon, le dieu de l’éclat, de la lumière et de la musique. La pensée grecque est polythéiste : mais, chez Platon, l’idée
du divin correspond à celle de perfection ; elle englobe à la fois les
divinités traditionnelles et l’intelligible qui est toujours éternellement ce qu’il est.
21
position qui pourrait être acceptée par ses différents interlocuteurs, mais il persévère dans la recherche de la vérité
en défendant des thèses éminemment paradoxales
(l’exemple le plus radical est l’affirmation selon laquelle il
vaut mieux subir l’injustice que la commettre, Gorgias,
475c). Ironique est donc le souhait affiché de s’instruire
auprès des interlocuteurs, Hippias, Gorgias ou Euthyphron. Ce qui adviendra, c’est la déconstruction de
l’opinion que les hommes adoptent spontanément quand
ils sont étrangers à la philosophie.
Du doute à la maïeutique
Cette déconstruction débouche tout d’abord sur une
remise en question de ce qui est tenu pour vrai. La tradition sceptique nommera ce moment l’épokhè, la « suspension du jugement » qui implique une attitude dubitative
(du latin dubitare, « douter »). Mais, pour Platon, le doute
n’est pas une fin en soi : comme plus tard chez Descartes
(1596-1650), c’est un moyen d’éprouver la solidité des
connaissances.
Socrate, dans le Théétète, se compare à une sagefemme (149a-151a). L’« accoucheuse » se dit en grec maia
et son art, la maieutikè tékhnè. Platon parle ainsi de la
maïeutique à propos de la méthode socratique : par les
réfutations, l’ironie, la dialectique des questions et des
réponses, le philosophe fait naître un contenu de pensée
viable dans l’esprit de celui qu’il rencontre. Cette image
implique que le philosophe ne soit pas un maître instruisant un disciple sur le modèle d’une transmission de sa22
voir : la vérité est dans l’âme de l’homme, mais il a besoin
d’une aide pour l’extérioriser. La maïeutique signifie aussi
que la naissance de nos pensées solides et justes ne va pas
sans douleur. On comprend ainsi que Socrate ne soit pas
toujours bien écouté par ses interlocuteurs. Socrate dit de
lui-même dans l’Apologie :
« [Je suis] attaché par le Dieu au flanc de la Cité,
comme au flanc d’un cheval puissant et de bonne race,
mais auquel sa puissance même donne trop de lourdeur et
qui a besoin d’être réveillé par une manière de taon. C’est
justement en telle manière que, moi, tel que je suis, le
Dieu m’a attaché à la Cité ; moi qui réveille chacun de vous
individuellement, qui le stimule, qui lui fais des reproches,
n’arrêtant pas un instant de le faire, m’installant partout,
et le jour entier. »
(30-31 a)
Platon compare ici Socrate à un insecte impertinent
qui réveille les citoyens d’Athènes. Cet animal apparaît
déjà dans une tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné,
quand la jeune fille Io, transformée en vache par Héra qui
se venge ainsi des infidélités de son mari, Zeus, est poursuivie par un taon tout autour de la mer Méditerranée. Le
taon est la figure de ce qui affole et fait quitter un lieu pour
un autre. La philosophie est proprement folie, vertige ou
délire, aux yeux de l’opinion commune et elle invite à
changer de situation ou de lieu, à préférer le « lieu intelligible » dont parle la République (VI, 508c) au « lieu sensible » qu’est le monde de la vie de tous les jours.
23
Que Platon compare son maître, cet homme admirable
dont le Phédon nous dit qu’il fut l’homme « le plus généreux, le plus facile, le meilleur de tous les hommes »
(116c), à un vulgaire insecte manifeste une dimension non
négligeable des dialogues : l’humour. Ainsi, l’ironie socratique n’interdit pas l’humour, ce qui indique encore que la
philosophie platonicienne s’adresse à l’ensemble de nos
facultés : raison, mais aussi imagination, sensibilité et
affectivité. Le hoquet d’Aristophane dans le Banquet
(185c-e) ou la description de Thaïes tombant au fond d’un
puits devant « une petite servante thrace, toute mignonne
et pleine de bonne humeur » (Théétète, 174a) nous montrent assez qu’il ne faut pas imaginer Platon « avec une
grande robe de pédant » pour reprendre les termes de
Pascal4. Ni Socrate ni Platon ne se sont pris au sérieux et
c’est là l’une des différences majeures qui les opposent aux
sophistes.
Sophistique et rhétorique
Alors que Platon cherche par la parole à dire l’unité du
monde, la rationalité des phénomènes et la vérité qui doit
servir de norme à l’action humaine, les sophistes prétendent que « sur toutes choses on peut faire deux discours
exactement contraires5 ». La sophistique apparaît donc
4
Pensées, éd. Brunschwicg, 331.
5
Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, IX, 51, trad. R. Genaille, Paris, Flammarion, coll. « G. F. »,
1965, tome 2, p. 185.
24
essentiellement comme un art du discours qui permet de
construire des points de vue sur le monde sans chercher le
discours qui corresponde à l’essence des choses.
La sophistique est un relativisme. Pausanias, élève des
sophistes, affirme ainsi dans le Banquet :
« De toute action, en effet, il en est comme je vais
dire : objet d’action pris en lui-même, elle n’est ni belle, ni
laide ; ainsi, ce qu’à présent nous faisons, boire, chanter,
converser, aucune de ces actions, en elle-même, n’est une
belle action, mais c’est de la façon, éventuellement, de la
faire, que résulte pour elle un pareil caractère. »
(180e-181a)
En somme, rien n’est en soi bon ou mauvais, mais tout
dépend du moment, de l’endroit et de la façon dont les
choses se passent. Il y a là un pragmatisme qui est l’une
des raisons du succès des sophistes.
Pour l’instauration de normes stables et la découverte
de la rationalité du monde en revanche, la sophistique est
si l’on peut dire une sorte de « maladie d’enfance de la
philosophie ». Edmond Husserl, philosophe du XXe siècle
et fondateur de la phénoménologie contemporaine, note
ainsi : « La première philosophie des Grecs6 qui était
naïvement dirigée vers le monde extérieur, subit un
6
Husserl pense aux philosophes que l’on appelle « Présocratiques » et qui s’intéressaient à la Nature et aux quatre éléments
premiers (l’Air, l’Eau, le Feu et la Terre), Empédocle et Héraclite
notamment.
25
brusque coup d’arrêt dans son développement. Les idées
de la raison dans toutes leurs formes fondamentales parurent dévaluées sous l’effet des argumentations sophistiques. Les sophistes avaient présenté comme illusion
trompeuse l’idée de vrai en soi, quelque sens qu’on lui
donne […]. Ainsi la philosophie perdit-elle son but et son
sens7 ».
La sophistique est l’adversaire principal de Platon.
Trois termes peuvent résumer le rapport de Platon aux
sophistes : confrontation, fascination et répulsion. La confrontation apparaît à travers les personnages et les titres
des dialogues : Protagoras, Gorgias, Euthydème, Hippias
sont des sophistes historiques qui donnent leur nom à des
dialogues, et leurs élèves sont aussi les interlocuteurs de
Socrate (Nicias dans le Lâchés, Critias dans le Charmide,
Thrasymaque dans la République, Calliclès dans le Gorgias). Cette confrontation quasi constante s’explique par
une fascination de Platon qui voit dans la sophistique une
sorte de double de la philosophie, son simulacre.
Historiquement, en effet, les sophistes eurent un rôle
considérable comme éducateurs8. Ils répandirent l’art de
la discussion et la connaissance des poètes9 ; ils mirent
l’accent sur la nécessaire attention aux différents sens des
7
Philosophie première, Paris, PUF, 1970, p. 10.
8
Voir Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans
l’Athènes de Périclès, Paris, de Fallois, 1988.
9
Voir, par exemple, l’interprétation des vers du poète Simonide
dans le Protagoras, 339b sq.
26
mots (ainsi Prodicos est-il loué par Socrate pour son sens
des nuances, Protagoras, 339e-341c). Mais les sophistes
n’aiment pas la sagesse et la pratique du logos pour ellesmêmes : ils se font payer et cherchent ainsi le pouvoir plus
que la vérité. Protagoras est qualifié de « salarié de la discussion » dans le Théétète (165e). Un examen plus particulier du début du Gorgias nous montrera mieux les dangers de la sophistique.
Une technique du discours
L’élément propre au sophiste est, comme pour le philosophe, la parole (le logos). La sophistique est un art du
logos, une technique qui permet d’avoir une maîtrise sur
les auditeurs. Quand Socrate interroge Gorgias sur sa
compétence, le sophiste lui répond :
« Depuis nombre d’années, personne ne m’a encore
posé de question qui m’ait pris au dépourvu ! »
(448a)
Littéralement, le texte grec dit : « Personne ne m’a posé une question qui fût nouvelle pour moi. » Le sophiste
sait toujours répondre : il est radicalement opposé en cela
au philosophe qui, comme nous l’avons vu, vit dans
l’aporie (pp. 12-13). Le philosophe cherche à être pris au
dépourvu et à éprouver le vertige de l’interrogation infinie ; le sophiste, lui, a acquis une maîtrise de procédés
rhétoriques qui lui permettent d’avoir toujours quelque
chose à dire, même sur les sujets dont il ignore tout. Rien
n’est nouveau pour Gorgias : cette proposition implique le
27
rejet du fondement de la philosophie qu’est l’étonnement
admiratif.
La parole sophistique ne cherche pas à décrire les articulations du réel et à rendre raison de la nature des
choses, mais elle produit des significations qui persuadent
les auditeurs. Dans le Banquet, le dernier éloge de l’amour
prononcé avant le rappel de l’entretien de Socrate avec
Diotime, le discours d’Agathon, est un exemple particulièrement remarquable de la rhétorique chère aux sophistes.
Le terme « rhétorique » vient de l’expression rhétorikè
tékhnè, l’art ou la technique de l’orateur. Cet art apprend à
manier des figures de rhétorique10 (opposition, chiasmes,
balancements, homophonies, litotes, oxymores…) qui servent à la fois à construire un discours et à le rendre persuasif. L’intérêt ne se tourne plus vers l’objet dont on
parle, mais sur la manière de parler de cet objet. Le langage n’est plus un miroir qui cherche à refléter le monde,
mais un écran qui s’interpose entre notre intelligence et
les choses du monde. Là où la parole philosophique éveille
l’âme, le discours sophistique fascine les auditeurs et
opère comme un ensorcellement.
La persuasion
La suite du Gorgias met en évidence une dimension
fondamentale de la sophistique : il s’agit d’un art de per-
10
On lira avec profit le livre de Pierre Fontanier, Les Figures du
discours, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977.
28
suasion. Gorgias rapporte ainsi sa complémentarité avec
son frère médecin :
« Souvent j’ai déjà accompagné mon frère, ainsi que
d’autres médecins, au chevet de quelque malade qui se
refusait à boire une drogue ou à laisser le médecin lui tailler ou brûler la chair : celui-ci était impuissant à le persuader ; moi, sans avoir besoin d’un autre art que l’art
oratoire, je le persuadais ! »
(465b-c)
La technique rhétorique permet donc d’obtenir un assentiment nécessaire : elle sait présenter les choses de
façon à les faire accepter. En ce sens, elle se rapproche de
la philosophie, puisque les raisonnements cherchent non
seulement à exercer l’intelligence, mais aussi à convaincre.
Le discours philosophique de Platon a une portée éminemment éthique : la compréhension de ce qui est juste et
vrai doit déboucher sur une conduite juste et véridique.
Mais la persuasion philosophique passe, comme nous
l’avons vu, par l’aporie, l’inquiétude et le temps de la réflexion. Le philosophe, comme l’éducateur, ne saurait être
un homme pressé. La conviction qu’il cherche à obtenir
doit être fondée sur une connaissance approfondie de ce
dont il parle (la nature de l’âme, par exemple, sur laquelle
Platon revient inlassablement d’un dialogue à l’autre). Le
sophiste, en revanche, mesure son temps de parole et vise,
non l’amélioration des âmes dans leur singularité, mais
l’adhésion rapide d’un grand nombre de personnes. Gorgias affirme ainsi :
29
« L’orateur a en effet le pouvoir de parler à tout le
monde indistinctement et sur toute question, de façon à
être, en présence des foules, plus persuasif que personne,
en bref sur telle question qu’il lui plaira d’aborder. »
(457a-b)
Pour arriver à une telle fin, l’art rhétorique n’est plus
seulement une sorte de travail littéraire sur le discours,
mais aussi un ensemble de procédés qui permettent de
parler de tout n’importe quand et à n’importe qui. Les
procédés rhétoriques (que Platon, comme tout philosophe,
utilise) deviennent alors des sophismes.
Un sophisme est un raisonnement faux qui n’est pas
purement et simplement une erreur ou un raisonnement
mal construit (un « paralogisme »), mais un argument de
mauvaise foi qui vise à tromper. Le sophisme n’a donc que
l’apparence de la vérité. On trouve un exemple de sophisme grossier (c’est-à-dire dont la fausseté est évidente)
dans l’Euthydème. Le sophiste Dionysodore prend la parole et Socrate lui répond, à propos de Clinias, qui vient
auprès des sophistes pour s’instruire :
« À présent, reprit-il, est-ce que Clinias est sage, ou
est-ce qu’il ne l’est pas ? – Au moins déclare-t-il, oui, qu’il
ne l’est pas encore : ce n’est point un hâbleur ! – Et à vous,
reprit-il, votre intention est qu’il devienne sage et qu’il ne
soit point un sot ? » Comme nous en convenions : « Alors,
ce qu’il n’est pas, votre intention est donc qu’il le devienne, et ce qu’il est à présent, qu’il ne le soit plus. » […]
« Eh bien ! dit-il, puisque votre intention est qu’il ne soit
30
plus l’homme qu’il est à présent, votre intention n’est-elle
pas, à ce qu’il semble, tout simplement qu’il périsse ? »
(283c-d)
Il y a certes des enchaînements logiques dans cet
échange, mais il subsiste une erreur : devenir sur un point
autre qu’on est n’est pas devenir autre en tous points.
L’altération n’est pas la disparition. Le sophisme ici apparaît clairement.
Dans le Gorgias (462d), Platon compare alors la rhétorique des sophistes à un maquillage et en fait un art de
flatterie. La sophistique est à la philosophie ce que la cuisine est à la diététique : elle produit un plaisir immédiat,
mais ne cherche pas l’amélioration des hommes. Cette
analogie est développée de la façon suivante : la gymnastique et la médecine s’occupent sérieusement du corps et
le rendent fort et vaillant ; la cuisine et le maquillage en
revanche s’occupent du corps, mais visent son plaisir immédiat, grâce à des mets raffinés, et une apparence de
santé, grâce aux illusions de la parure. La sophistique elle
aussi flatte l’âme, lui fait plaisir et lui apprend quelques
rapides recettes pour des discussions, sans avoir le temps
de former l’âme et de la rendre sage.
Dès lors, l’opposition du sophiste et du philosophe
correspond à deux manières d’être qu’expose le Sophiste,
l’un des derniers dialogues de Platon qui est aussi sans
doute l’un des plus difficiles : l’apparence et la réalité.
Cette opposition relève de ce que la philosophie appelle,
depuis le XVIIe siècle, un questionnement « ontologique ».
31
L’ontologie est, au sens large, l’étude philosophique de
ce qu’est l’être. Se demander si une licorne, une théorie
physique ou un arbre dans la forêt existent de la même
manière est une question ontologique. Une ontologie est
d’autant plus riche qu’elle propose de nombreux modes
d’être. Pour sa part, Platon oppose nettement le mode
d’être du simulacre et celui de la réalité : le simulacre
existe bel et bien, mais il est trompeur ; la réalité ou la
« chose elle-même » est telle qu’elle apparaît. En conséquence, il y a différents degrés d’être : l’ombre a moins
d’« être » que le corps qui la provoque, la chose peinte
moins de réalité que le modèle. Dans le Sophiste, Platon
note ainsi :
« C’est la maison elle-même qui est produite par l’art
de l’architecte, tandis que celui du peintre en produit une
autre, réalisée comme une sorte de rêve humain à l’usage
des gens éveillés […]. Ainsi donc, et de même dans les
autres cas, [les œuvres de notre activité humaine de production] sont doubles et s’accompagnent, à leur tour, deux
à deux : l’une est, disons-nous, la chose elle-même, activité
productrice de choses ; l’autre œuvre est un simulacre,
activité productrice de simulacres. »
(266c-d)
Comme l’architecte produit des maisons réelles, c’està-dire utilisables, le philosophe produit des discours solides qui vont nourrir l’âme et la fortifier. Le sophiste, lui,
est comme le peintre : ses discours ne sont que des apparences. La sophistique est donc dangereuse et Platon ne
cesse de s’y confronter pour mettre les hommes en garde
contre les raisonnements simplement vraisemblables.
32
Les sophismes et les raisonnements faux sont des maladies de l’âme que la philosophie cherche à éradiquer.
La thérapie par le dialogue
La parole philosophique est une parole thérapeutique.
Il s’agit de soigner les âmes et de leur assurer santé et vigueur. L’attention aux discours est en effet une attention
aux âmes. A la fin du Phédon, référence importante pour
toute définition de la philosophie, Socrate note :
« Une expression vicieuse ne détonne pas uniquement
par rapport à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes. »
(115e)
Une expression inexacte entraîne à coup sûr une pensée inexacte. Or, la pensée, dialogue intérieur de l’âme
avec elle-même, est ce par quoi l’homme se rapporte au
monde : qui pense mal, agit mal. La rectitude morale suppose la rectitude de la raison et de la parole. Soigner l’âme
en prenant soin du discours permet de rectifier les conduites et de rendre possible le bonheur. Cette thèse est
partagée par l’ensemble de la pensée antique : il faut des
opinions droites pour conduire la vie humaine et donc que
toute l’humanité ait un accès direct ou indirect à la philosophie.
Le souci de l’âme
Le texte fondateur de cette tradition, selon laquelle la
philosophie est une thérapie de l’âme, se trouve au début
33
du Charmide, bref dialogue consacré à la définition de la
sagesse morale. Socrate rencontre un jeune homme qui
souffre de maux de tête et lui explique :
« On ne doit pas entreprendre de guérir les yeux sans
avoir guéri la tête, on ne doit pas non plus le faire pour la
tête sans s’occuper du corps, de même on ne doit pas davantage chercher à guérir le corps sans guérir l’âme ; (…)
si la plupart des maladies échappent à l’art des médecins
de la Grèce, la cause en est qu’ils méconnaissent le tout
dont il faut prendre soin, ce tout sans le bon comportement duquel il est impossible que se comprenne la partie.
C’est dans l’âme en effet […] que, pour le corps et pour
tout l’homme, les maux et les biens ont leur point de départ. »
(156e)
On peut lire ici une allusion à ce que notre époque
nomme les « maladies psychosomatiques » mais, plus
généralement, il s’agit de dire que l’essentiel pour
l’homme, c’est sa pensée, sa vie intérieure et donc son
âme. Telle est la tâche de la philosophie d’après Socrate
dans l’Apologie :
« Ma seule affaire, c’est d’aller par les rues pour vous
persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de
votre corps, ni de votre fortune aussi passionnément que
de votre âme pour la rendre aussi bonne que possible. »
(30a-b)
Il n’y a là nul mépris du corps, mais simplement
l’indication d’une priorité : à quoi sert d’avoir un corps en
bonne santé si notre esprit est rempli d’inquiétudes, de
34
peurs et de doctrines erronées ? Le début du livre V des
Lois est l’un des textes où Platon souligne le mieux la nécessité de reconnaître l’importance de l’âme :
« Il n’honore pas non plus son âme, l’homme qui,
chaque fois, estime que ce sont les autres, et non pas luimême, qui sont responsables de ses fautes comme de la
plupart des choses qui lui causent du mal, et le mal le plus
grave ; qui, au contraire, s’en innocente et s’en décharge
toujours, donc avec l’idée qu’il honore ainsi l’âme qui est
la sienne, tandis qu’il est bien loin de le faire ; car c’est un
dommage qu’il lui cause. Pas davantage on ne l’honore
aucunement, quand, sans tenir compte de ce que dit et
loue le législateur, on est pour les plaisirs plein de complaisance ; on la déshonore au contraire, en l’emplissant
de malfaisance et de repentirs. […] Il n’y a rien d’autre non
plus pour l’âme qu’une dégradation, réellement et totalement déshonorante, quand cette fois, on fait de la beauté
plus de cas que de la vertu : c’est une assertion erronée en
effet, qui consiste à prétendre que le corps mérite d’être
honoré plus que l’âme. »
(727b-d)
Le narcissisme ordinaire est une illusion : l’homme
croit s’aimer et prendre soin de lui-même, mais il ne prend
soin que de son apparence et non de ce qui est sa vie véritable. La reconnaissance de nos fautes et de nos limites est
plus noble que les manœuvres qui tendent à nous figurer
que nous sommes finalement innocents, circonstances
atténuantes à l’appui. La philosophie platonicienne met en
avant la responsabilité personnelle de chacun, notamment
dans le récit du mythe d’Er le Pamphylien au livre X de la
35
République. La faute la plus grave est de refuser l’entière
responsabilité de soi, de ses actes et donc des pensées qui
les rendent possibles. Le terme « responsable » qui signifie que l’on assume ses actes et que l’on s’en reconnaît
véritablement auteur, signifie aussi que l’on « réponde »
de ses actes.
La responsabilité n’est pas étrangère à l’essence du
dialogue platonicien. Si l’action est toujours une réponse à
une certaine situation, la réponse orale à une question
engage aussi notre responsabilité intellectuelle et morale.
L’Alcibiade, dialogue qui présente la nécessité de la connaissance de soi comme préalable à toute action politique,
met fortement en lumière la logique de responsabilité à
laquelle obéit le dialogue :
« Si maintenant je te demande [Socrate questionne le
jeune Alcibiade] quelles sont les lettres dont est fait mon
nom : Socrate, et que tu me répondes quelles sont ces
lettres, qui de nous les énonce ? – C’est moi. – Poursuivons donc ! En un mot, dis-le moi, quand il y a question et
réponse, qui énonce son opinion ? celui qui pose la question, ou bien celui qui y répond ? – C’est, me semble-t-il
bien, Socrate, celui qui y répond. »
(113a)
Répondre, c’est prendre position. En ce sens, la pensée
platonicienne est tout à fait étrangère à l’opposition du
langage et de l’action : si nos actes dépendent, en bien
comme en mal, de nos paroles (et particulièrement de ces
paroles silencieuses que sont nos pensées), nos paroles
sont déjà des actes. Une telle importance accordée à la
36
parole vivante, au mouvement des questions et des réponses, rend au premier abord énigmatique l’existence
d’écrits de Platon. Pourquoi n’avoir pas seulement enseigné et interrogé comme Socrate qui n’écrivit jamais de
livres ?
Les dangers de l’écriture
Certains commentateurs ont pensé que les dialogues
de Platon n’étaient qu’une introduction à sa pensée, des
sortes d’exercices préparatoires pour le public cultivé
d’Athènes sans que le maître y exposât l’ensemble de sa
doctrine. Il s’agirait de textes « exotériques », c’est-à-dire
littéralement destinés à l’extérieur (du grec, exô) de
l’Académie, alors que les doctrines réservées à l’intérieur
de l’école (« ésotériques ») n’auraient pas été confiées à
l’écrit11. Pourquoi une telle méfiance vis-à-vis de
l’écriture ? Un texte célèbre du Phèdre présente ce problème de manière mythique dans le cadre d’un dialogue
entre le roi d’Egypte et l’inventeur de l’écriture, Teuth
(figure qui correspond singulièrement à Prométhée, tel
qu’il apparaît dans la tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné). Voici la réponse du roi quand Teuth lui eut présenté l’invention de l’alphabet :
« Cette invention, en dispensant les hommes d’exercer
leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en
auront acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans
11
Voir Thomas Szlezak, Le plaisir de lire Platon, Paris, Cerf,
1997.
37
l’écriture, ils chercheront au-dehors, grâce à des caractères
étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le
moyen de se ressouvenir ; en conséquence, ce n’est pas
pour la mémoire, c’est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède [pharmakon]. Quant à la
science, c’en est l’illusion, non la réalité, que tu procures à
tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans
enseignement, à se pourvoir d’une information abondante,
ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors
qu’ils sont, dans la plupart, incompétents. »
(275a-b)
Le principal danger de l’écriture, selon Platon, est de
transformer la pensée vivante en une sorte de produit de
consommation, en livres qui résument des années de recherches et donnent des résultats sans que l’ensemble du
mouvement de découverte soit présent. L’écrit immobilise
la pensée dans des phrases qui sont à l’extérieur de notre
esprit, alors que la science véritable est ce que l’on sait et
que l’on a intériorisé.
Un autre danger est indiqué par Platon dans la suite
du Phèdre : l’écrit ne peut répondre aux questions que se
pose le lecteur et il ne peut rectifier des erreurs
d’interprétation (herméneutikè) ; il est en somme à la
merci du public, qui peut lui faire dire parfois tout et
n’importe quoi. Dans sa lettre la plus célèbre, la Lettre VII,
Platon reprend clairement cette critique, en affirmant à
propos de problèmes philosophiques :
« Aucun homme sérieux, occupé de questions sérieuses, ne se risquera de beaucoup s’en faut, à laisser, en
38
écrivant, tomber dans le domaine public de pareilles questions et à les exposer ainsi à la malveillance et aux
doutes. »
(344c)
Platon a donc conscience que toute doctrine écrite
risque d’être mal interprétée et critiquée injustement.
Mais c’est par écrit que Platon fait la critique de l’écrit !
La Lettre VII, il est vrai, n’était pas destinée à être publiée ; elle était adressée à son ami Denys de Syracuse.
L’amitié est le cadre qui est nécessaire selon la pensée
antique pour une bonne exposition d’une pensée. La bienveillance, en effet, permet d’accepter une pensée qui n’est
pas forcément spontanément la nôtre. La haine, en revanche, ou l’indifférence forment un barrage qui interdit
toute compréhension. Les textes les plus importants qui
nous restent d’Épicure (341-270 av. J. -C.) sont ainsi des
lettres envoyées à des amis (Hérodote, Ménécée et Pythoclès). Mais, au-delà de ses lettres, la bienveillance est
également au cœur des dialogues de Platon : c’est entre
amis que se déroulent l’entretien du Phédon ou les éloges
du Banquet.
Aux dangers inhérents à l’écriture, Platon répond par
la forme même de ses dialogues : les questions et les réponses introduisent du mouvement là où la pensée pourrait devenir rigide et morte dans un cadre purement dogmatique. Un travail d’appropriation et d’intériorisation –
ce qu’on nomme encore la « méditation » – est la condition pour rencontrer le sens des dialogues. Dès lors, le
logos écrit des dialogues est une bonne image du logos
39
vivant et parlé qui est toujours le lieu où l’homme peut
saisir l’intelligibilité du monde. Les apparences en effet et
les images ne sont pas toujours mauvaises et trompeuses ;
elles peuvent manifester correctement l’être intelligible.
Indications de lecture
• Sur l’étonnement : Théétète, 155d.
• Sur la nature du logos : Cratyle, 429b-439b ; Sophiste, 261c-263d.
• Sur la sophistique : Protagoras, 311b-314b et 319b329b ; Euthydème ; Phèdre, 269c-274b ; Sophiste, 222b230d.
• Sur la thérapie de l’âme : Charmide.
• Sur la rhétorique : Gorgias, 449d-457c et 502e-505d.
40
Chapitre 2 : L’être intelligible et la
participation
L’une des thèses fondamentales de la pensée de Platon
est que le monde qui nous entoure a une stabilité et une
rationalité grâce à sa dimension intelligible : il n’est pas
seulement l’objet de la sensation. Héraclite (576-480 av. J.
-C), penseur de quelques décennies antérieur à Platon,
avait affirmé que « tout s’écoule » et certains de ses élèves
en avaient déduit que la parole, avec ses mots fixes et déterminés, ne pouvait rendre compte de la réalité de façon
exacte. La connaissance ne pouvait être que l’expérience
même du changement des choses et des êtres, sans que
l’on pût en acquérir une science véritable.
Platon constate que les corps matériels individuels ne
sont jamais exactement identiques et que tout se transforme, mais il met également en avant les ressemblances
entre les choses. L’égalité de deux morceaux de bois et la
taille égale de deux morceaux de pierre ont un point commun que notre intelligence saisit : l’égalité intelligible. Dès
lors, la science peut être possible, en oubliant les différences individuelles, les changements et les dégradations,
et en voyant ce qui est permanent dans le monde. Cette
permanence s’explique, d’après Platon, parce que les corps
sensibles « participent » aux Formes intelligibles, aux
Idées. Que signifie donc la théorie de la participation (la
méthéxis) ?
41
Quand des citoyens participent à tel ou tel mouvement
(à un parti politique, par exemple), ils sont déterminés par
cet engagement ; ils vont adopter telle ou telle position
conformément à cette participation et ils seront déterminés de cette manière tant que durera leur participation. Ce
qui relève ici d’un choix et d’une décision personnels peut
faire comprendre dans un premier moment ce qui est enjeu dans la théorie de la participation : pour Platon, les
choses et les êtres qui s’offrent à nous immédiatement
dans la sensation sont ce qu’ils sont par une participation
à de l’intelligible (c’est-à-dire ce que nous pouvons découvrir par notre intelligence). Ainsi, tous les objets sphériques participent chacun à leur manière à la sphère intelligible (la lune n’est pas sphérique comme une pomme ou
comme un ballon de football). Pour montrer la différence
entre les sphères sensibles et la sphère intelligible, on
parle souvent de la Sphère (avec une majuscule). Alors que
les sphères sensibles changent et peuvent disparaître, la
Sphère elle-même existe de toute éternité ; on dira encore
qu’il s’agit de la Sphère en soi, par opposition à la sphère
en pierre, en cuir ou en tout autre matériau changeant.
Le terme « Idée » traduit deux mots grecs de sens voisins : eidos et idéa. Ces deux mots correspondent au verbe
idein qui signifie « voir ». Si le terme idea est gardé en
latin, eidos sera traduit par species, « l’espèce » ou
« l’apparence ». Il s’agit non pas de la configuration sensible qui est perçue par la vue, mais de ce à quoi ressemble
une chose, de l’espèce à laquelle on peut la rattacher, de ce
qu’elle est pour notre intelligence. Les Idées sont vues par
l’âme humaine seule, qui les repère dans le sensible, mais
elles existent en elles-mêmes et sont le fondement qui
42
permet au monde d’être en ordre. Si l’importance de
l’ordre rationnel du monde apparaît dès le Gorgias, la
théorie des Idées, elle, n’est exposée qu’à partir du Phédon
et du Cratyle et sera dès lors maintenue jusqu’au dernier
dialogue, les Lois.
Le statut causal des Idées
Le premier aspect – et sans doute le plus important –
qui permet de décrire le statut des Idées pour Platon est
leur fonction causale. Les Idées sont des causes : elles rendent possibles les phénomènes sensibles. Après avoir longuement parlé des Idées dans le Phédon, Platon résume
son propos en disant :
« Il n’y a pas d’autre façon pour chaque chose de venir
à l’existence, sinon de participer à l’essence propre de
chaque réalité dont elle doit participer. »
(101c)
L’Idée est nommée ici « essence » (en grec, ousia), ce
qu’est la chose véritablement, ce qui n’est pas secondaire
ou accidentel pour cette chose, mais essentiel et fondamental. La Lettre VII présente clairement ce qu’est
l’essence pour l’homme désireux de connaître les choses
qui l’entourent :
« Envisagez un unique exemple, et, à propos de tout,
raisonnez de même. « Cercle », voilà quelque chose dont
on parle, et qui a pour nom le mot même que nous prononçons à présent. Vient en second lieu la définition de la
chose en question […] : ce qui à partir des extrémités pour
43
aller vers le milieu est dans tous ses points à une égale
distance 1… I. En troisième lieu, il y a la figure qu’on dessine et que l’on efface, ce que l’on tourne au tour et qui se
détruit : accidents dont est complètement exempt le cercle
en soi, auquel se rapportent toutes ces images, parce qu’il
est autre chose que celles-ci. En quatrième lieu, il y a la
connaissance, l’intellection avec l’opinion vraie relativement à ces objets. »
(342b-c)
Le cinquième facteur, c’est l’essence, la chose en ellemême, l’Idée intelligible que la connaissance permet de
saisir.
La réalité la plus pauvre pour notre rapport à la vérité
du monde, c’est le nom, puisqu’en lui-même il est seulement sensible et qu’il y a des noms trompeurs, des noms
qui ne désignent rien, tels « licorne » ou l’expression « le
plus grand des nombres ». A eux sont associées des apparences de pensée, des illusions. La définition permet de
voir un peu mieux de quoi il s’agit, mais elle ne garantit
pas la réalité effective de la chose, puisque par exemple je
peux définir par les mots une chose qui n’a pas de réalité,
une licorne, comme « un cheval ayant une corne sur le
front ». L’image de la chose, bien qu’étant une imitation,
est plus près de la réalité puisqu’il faut bien pouvoir représenter la chose définie et que la représentation est déjà
aussi une présentation : il y a une réalité de l’image. Le
cercle dessiné ou la maison fabriquée par le maçon grâce
aux recommandations de l’architecte existent dans le
monde. L’image fait voir sensiblement ce qu’est l’Idée intelligible. Grâce aux mots, aux définitions et aux images
44
sensibles, l’âme est capable désormais de voir encore
mieux de quoi il s’agit : elle peut connaître la chose, mais
cette connaissance n’est pas la chose elle-même. Etre l’ami
de quelqu’un nous permet d’en parler « en connaissance
de cause », mais cette parole ne se substitue pas à la personne dont on parle : le langage se rapporte à une réalité
qui lui est extérieure.
Telle est l’« essence » dont parle le Phédon (101c) et
qui a un pouvoir causal : c’est parce que l’Idée « existe »
que nous pouvons en parler et que nous pouvons essayer
de la figurer. II ne s’agit donc nullement d’un concept,
c’est-à-dire d’une abstraction obtenue grâce à notre intelligence : il s’agit de ce qui n’est pas illusoire, changeant et
relatif dans le monde ; les Idées ou Formes intelligibles
sont les noyaux de réalité sur lesquels s’appuient les phénomènes sensibles.
La célèbre allégorie de la Caverne, au début du livre
VII de la République, permet de préciser ce lien entre le
sensible qui nous entoure et l’intelligible auquel ce sensible « participe » pour se maintenir dans l’existence.
L’allégorie de la Caverne
Alors que le mythe est présenté par Platon comme une
légende venue des hommes du passé et qu’il décrit le plus
souvent une naissance et un état archaïque expliquant le
présent, l’allégorie est un récit où chaque image correspond à une notion. Le terme même invite à une transposition point par point, du registre du récit à celui des concepts philosophiques : allos signifie « autre » (que l’on
45
songe à l’allopathie différente de l’homéopathie en pharmacie) et le suffixe « -gorie » vient du verbe agoreuein,
« parler, dire » ; il s’agit de parler d’une chose (des prisonniers dans une caverne) pour parler d’une autre (les
hommes dans le monde).
Pour une approche approfondie de ce texte décisif, il
est indispensable de commencer la lecture dès la fin du
livre VI de la République (504d sq.) et de la poursuivre
jusqu’au livre VII (534d). Rappelons seulement la présentation faite par Socrate :
« Représente-toi donc des hommes qui vivent dans
une sorte de demeure souterraine en forme de caverne,
possédant, tout le long de la caverne, une entrée qui
s’ouvre largement du côté du jour ; à l’intérieur de cette
demeure ils sont, depuis leur enfance, enchaînés par les
jambes et le cou, en sorte qu’ils restent à la même place,
ne voient que ce qui est en avant d’eux, incapables d’autre
part, en raison de la chaîne qui tient leur tête, de tourner
celle-ci circulairement. »
(514a-b)
Ces prisonniers sont les hommes ordinaires qui ne
sont pas encore délivrés par la philosophie, c’est-à-dire
par la connaissance de la réalité véritable qu’est la dimension intelligible du monde. Les hommes sont prisonniers
« depuis leur enfance », ils ne connaissent donc pas
d’autres rapports au monde que ceux que leur étrange
condition permet. Leur immobilisation est double : non
seulement ils sont enchaînés, comme Prométhée sur le
46
mont Caucase, mais en plus leur tête est maintenue et ne
peut changer de position.
L’immobilisation est un châtiment, la rigidité, ce qui
annonce la mort. L’ignorance des réalités intelligibles que
décrit la situation des hommes de la caverne n’est pas synonyme d’une vie dissolue et vouée à des mouvements
erratiques : les ignorants sont enchaînés ; les savants, en
revanche, jouissent de la liberté de leurs mouvements et,
notamment, ceux de leur âme qui saisit les Idées grâce au
mouvement du logos.
Or, pour rendre compte de l’opposition des ignorants
et des savants, Platon a besoin de présenter un dispositif
assez complexe qui servira à indiquer les degrés entre
l’ignorance et la science. Une opposition binaire, frontale,
serait trop rigide : la pensée n’est vivante que par
l’indication des niveaux intermédiaires12. Le livre VII continue ainsi :
« Quant à la lumière, elle leur vient d’un feu qui brûle
en arrière d’eux, vers le haut et loin. Or, entre ce feu et les
prisonniers, imagine la montée d’une route, en travers de
laquelle il faut te représenter qu’on a élevé un petit mur
qui la barre, pareil à la cloison que les montreurs de marionnettes placent devant les hommes qui manœuvrent
celles-ci et au-dessus de laquelle ils présentent ces marionnettes aux regards du public. – Je vois ! dit-il. – Alors,
le long de ce petit mur, vois des hommes qui portent, dé-
12
Voir Philèbe, 17b-18a sur la connaissance des intervalles.
47
passant le mur, toutes sortes d’objets fabriqués, des statues, ou encore des animaux en pierre, en bois, façonnés
en toute sorte de matière. »
(514b-515a)
À l’intérieur de la caverne, il n’y a donc pas que des
prisonniers enchaînés, mais aussi d’autres hommes qui
vont et viennent. À l’extérieur, il y a enfin les « objets véritables » (516a) et le Soleil qui les éclaire. Entre les ombres
que les prisonniers voient sur le fond de la caverne qui
leur fait face et les réalités naturelles, il y a un niveau intermédiaire : celui des objets fabriqués.
Le mode de connaissance des prisonniers est comparable à la sensation : il s’impose immédiatement à
l’homme. La seule liberté est de fermer les yeux ou bien de
recevoir l’image visible qui leur fait face. Le mode de connaissance des hommes qui sont sortis de la caverne et se
sont habitués à la lumière éblouissante du jour est comparable à la vision des Idées grâce à la philosophie. Entre les
deux, il y a place pour une perception plus élaborée que la
simple sensation, une certaine connaissance des choses
mais sans l’éclairage des formes intelligibles : c’est le rapport au monde selon nos activités quotidiennes (les
hommes sont dits alors porteurs de « toutes sortes
d’objets fabriqués »). Pour changer notre regard sur le
monde et voir que les objets sensibles dépendent des
Idées-causes comme les ombres et les statues dépendent
des modèles vivants, il faut un travail difficile qui est
d’abord pénible pour l’homme délivré de ses chaînes.
L’éblouissement de l’homme sorti de la caverne corres48
pond à l’étonnement dont nous avons parlé dans le chapitre 1.
A aucun moment, Platon ne dit que la caverne serait
« le monde sensible » et l’extérieur de la caverne « le
monde intelligible » : il y a un seul monde, mais l’homme
peut le voir de façon différente selon ce que son regard
peut rencontrer. Le regard sensible voit les apparences
sensibles ; le regard de l’intelligence voit les réalités intelligibles.
L’unicité du monde : sensible et intelligible
Une certaine tradition qui remonte au moins au néoplatonisme (école philosophique fondée à Rome au IIIe
siècle après j. -C. par Plotin) a cru pouvoir interpréter
l’allégorie de la Caverne selon l’opposition de deux
mondes, l’un corporel et sensible, l’autre incorporel et
intelligible.
Henri Bergson (1859-1941) témoigne encore d’une
telle interprétation quand il écrit dans L’Énergie spirituelle : « Le métaphysicien ne descend pas facilement des
hauteurs où il aime se tenir. Platon l’invitait à se tourner
vers le monde des Idées. C’est là qu’il s’installe volontiers,
fréquentant parmi les purs concepts, les amenant à des
concessions réciproques, les conciliant tant bien que mal
les uns avec les autres, s’exerçant dans ce milieu distingué
à une diplomatie savante. Il hésite à entrer en contact avec
49
les faits13 ». Or, Platon, dans le Parménide, affirme qu’il
ne faut pas négliger de penser « poil, bouc, crasse » (130c)
et n’hésite pas à entrer en contact avec les faits, comme on
le voit notamment dans les Lois. Certes, Platon distingue
deux modes de vie, la vie selon le corps et l’action, et la vie
selon l’âme et la méditation (Gorgias, 500c sq., Théétète,
172c sq. et Politique, 258e), mais ces différentes existences
ont pour cadre le même monde.
Certains passages des dialogues peuvent, il est vrai,
servir de caution à la légende du « monde intelligible » ou
« monde des Idées » de Platon. Socrate, dans la République, précise ainsi à Glaucon, en conclusion de l’allégorie
de la Caverne :
« En assimilant au séjour dans la prison la région qui
se présente à nous par l’entremise de la vue, et, d’autre
part, la lumière du feu à l’intérieur de la prison à l’action
du soleil ; puis en admettant que la montée vers le haut et
la contemplation de ce qu’il y a en haut représentent la
route de l’âme pour monter vers le lieu14 intelligible, tu ne
te tromperas pas. »
(517b)
Ce qui est hors de la caverne désigne donc le « lieu intelligible » (topos noètos), et non pas un « monde » intelligible. Cette nuance est capitale puisqu’avec elle, c’est
l’ensemble de la pensée de Platon qui est enjeu.
13
Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 843.
14
Nous soulignons.
50
Qu’est-ce qu’un lieu ? Ce n’est ni un monde (notion qui
implique une totalité et un principe de totalisation), ni un
espace abstrait ; c’est un séjour où l’on se tient, une région
ou un endroit déterminé par ceux qui s’y trouvent (« un
mauvais lieu » ou « un lieu hospitalier ») ; c’est encore,
par extension de sens, une place précise dans un ensemble
(on oppose ainsi « en premier lieu » et « en second lieu »).
Quand on dit de nos jours qu’une décision a été prise « en
haut lieu », personne ne donne à ce terme une signification cosmologique.
À la différence de la notion de lieu, celle de monde implique, pour Platon, l’unicité : c’est l’ensemble de la Terre
et des astres, de l’homme et de la Nature.
S’appuyant sur les penseurs pythagoriciens15 dont il
s’est souvent inspiré, Platon peut faire dire à Socrate :
« À ce qu’assurent les doctes, Calliclès, le ciel et la
terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une
communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de
sagesse et d’esprit de justice, et c’est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon camarade, le nom
de kosmos, d’arrangement. »
(507e-508a)
15
Pythagore est un philosophe et mathématicien grec du VIe
siècle av. J. -C, qui voyait dans les nombres les principes de toutes
choses. La « pentade » notamment c’est-à-dire l’essence du nombre
cinq, gouvernerait l’univers.
51
Le monde est très précisément pour Platon la rencontre de l’intelligible et du sensible ; le monde existe
parce que le sensible participe à l’intelligible. Il y a une
différence, mais non pas une hétérogénéité radicale. Les
deux « lieux » font donc partie du même monde et c’est
eux qui permettent au monde d’être ce qu’il est : un ensemble à la fois visible, varié, changeant et, cependant,
rationnel.
À cela correspondent deux attitudes différentes de
l’âme humaine : le mathématicien qui réfléchit à des formules algébriques néglige un instant le temps qu’il fait
dehors et se concentre sur des objets intelligibles ;
l’amoureux qui embrasse sa bien-aimée n’a plus l’esprit
occupé par des calculs ou des équations. Cela dit, le mathématicien peut être amoureux ou le philosophe cuisinier : l’homme est aussi une certaine totalité dans
l’ensemble plus vaste du monde.
L’expression « monde intelligible » n’apparaît dans
l’histoire de la philosophie qu’au Ier siècle de notre ère,
sous la plume de Philon d’Alexandrie, penseur juif qui
cherche à établir une synthèse entre la pensée hébraïque
et les doctrines de Platon et des stoïciens. Pour la pensée
juive, puis chrétienne, le monde n’existe pas de toute éternité mais a été créé par Dieu. Cette création hors du néant
(ex nihilo) est une idée tout à fait étrangère à la pensée
grecque, mais c’est cette idée qui rend possible la position
d’un monde intelligible séparé (celui qui existe au premier
moment de la Genèse quand Dieu dit : « Que la lumière
soit ! »). Chez Platon, le récit de la production du monde
par un démiurge (littéralement, un « ouvrier ») au début
52
du Timée ne remet pas en cause ce principe : il s’agit d’un
mythe explicatif qui inscrit dans le temps ce qui a toujours
existé et existera toujours. Il n’y a pas de création du
monde, mais une éternelle mise en ordre du monde selon
la rationalité des Idées intelligibles.
Ce qui réunit les phénomènes sensibles et les Idées intelligibles est nommé par Platon, dans la République,
« l’Idée du Bien ».
L’Idée du Bien
C’est avec une certaine solennité que Platon présente
l’Idée du Bien au livre VI de la République. Parler de ce
qu’est le Bien suprême était, et continuera d’être pour
toute la pensée antique jusqu’au Ve siècle après J. -C, une
tâche indispensable pour tout philosophe.
« Cela donc, que recherche toute âme, c’est aussi en
vue de cela qu’elle fait tout ce qu’elle fait, conjecturant que
c’est vraiment quelque chose, mais embarrassée et incapable de saisir suffisamment ce que ce peut bien être. »
(505d-e)
Dans le Gorgias, Platon souligne que nombre de nos
actions ne sont pas faites pour elles-mêmes, mais en vue
d’autre chose qui est leur finalité propre. La finalité est ce
que l’on recherche en faisant quelque chose. On oppose
ainsi la fin et les moyens : les moyens sont en vue de la fin.
Cette expression « en vue de » montre bien que l’homme
est capable de « pré-vision » grâce à l’œil de l’âme qu’est
l’intelligence. L’action humaine, tel le travail du médecin
53
dont parle souvent Platon, est imprégnée d’intelligence et
de connaissances.
Or, nos prévisions sont souvent à court terme. Je sais
bien pourquoi j’achète une baguette de pain : pour la
manger, si j’ai faim. Mais peut-on toujours proposer une
finalité rationnelle suffisante pour chaque action ? Pourquoi dîner avec telle personne plutôt qu’avec une autre ?
Dire simplement parce que cela nous fait plaisir, est-ce
une bonne raison ? Une autre rencontre n’aurait-elle pas
été plus utile, plus nécessaire ? La multiplicité des possibilités offertes aux hommes implique que la meilleure solution n’est pas toujours choisie dans l’évidence. La pluralité
des opinions sur ce qu’il faut faire ou qu’il aurait fallu faire
rend encore plus obscur notre rapport à ce qui est rationnellement souhaitable. Platon parle à propos de l’Idée du
Bien d’une aporie redoutable.
La recherche du plaisir et la Justice
Le plaisir apparaît comme une fin que la nature nous
fait tous rechercher avec ardeur. Ce n’est pas par devoir
moral que je vais manger du pain si j’ai faim, mais par une
impulsion qui me pousse à assouvir un désir. L’ensemble
du comportement animal n’est-il pas régi par la recherche
du plaisir et la fuite de la douleur ? La page 505c de la
République rappelle ce qui avait été développé dans le
Gorgias lors de l’entretien entre Socrate et Polos, et dont
le Protagoras avait déjà parlé : « Il y a des plaisirs qui sont
mauvais. »
54
La prévision rationnelle interdit à l’homme de toujours
suivre le plaisir immédiat quelles qu’en soient les conséquences. Pour demeurer en bonne santé, l’homme doit
renoncer à certains plaisirs, voire accepter certaines douleurs. Les sensations agréables dont le corps est le lieu ne
peuvent en permanence nous servir de critères pour notre
conduite. Dans le Gorgias, Socrate fait remarquer à Polos :
« Si c’était au corps seul de tout décider d’après une
évaluation qui se fonderait sur les satisfactions dont il est
personnellement
l’objet,
alors
[…]
ensemble
s’entremêleraient toutes choses dans le même tas, dans la
confusion indistincte de ce qui est médical et sain avec ce
qui est culinaire ! »
(465d)
L’homme n’étant pas guidé, comme l’animal, par
l’instinct, suivre aveuglément le plaisir conduirait au chaos
le plus total. Le Bien ne peut donc être le plaisir.
La théorie des Idées n’est pas encore présente dans le
Gorgias et ce qui est proposé comme fin ultime des actions humaines est la Justice toujours préférable à tout
autre mobile. Platon ne changera pas d’avis et la Justice
sera toujours considérée par lui comme la « valeur » la
plus importante ; toutefois, la réflexion sur le Bien va
s’étendre, dans les dialogues postérieurs au Gorgias, hors
du seul domaine de l’action humaine et de la morale à la
totalité du monde et à la connaissance que l’on peut en
avoir.
55
Liens et principe de l’ordre du monde
Le Phédon souligne également l’affinité entre le Bien et
la notion de liaison. Platon critique alors les penseurs
« matérialistes » qui voudraient tout expliquer par les
propriétés des corps sans avoir recours à la causalité des
Idées :
« Quant à la puissance, à laquelle ces choses Iles
corps] doivent d’être, à présent, placées dans l’état où il
valait le mieux qu’elles pussent être placées, cette puissance, ils ne sont, ni en quête d’elle, ni convaincus qu’elle
possède une force divine ; mais ils estiment pouvoir un
jour découvrir quelque Atlas plus fort que celui-là16, plus
immortel, soutenant mieux l’ensemble des choses ; et, que
le bien, l’obligatoire [deon], soit ce qui relie et soutient,
voilà une chose dont ils n’ont véritablement aucune
idée ! »
(99c)
Comme le terme grec deon (« ce qu’il faut faire »), le
français « ob-ligatoire » implique le lien (que l’on pense au
« ligament » ou à la « ligature »). Un contrat qu’il faut
respecter est ainsi un lien entre deux personnes : ce sont
nos obligations qui nous font agir, le facultatif n’étant
qu’accessoire. La notion de lien en tant que telle, ce qu’on
peut encore nommer la « relation », envisage non pas les
16
Atlas est un géant de la mythologie grecque qui est condamné
par Zeus à porter la voûte du ciel sur ses épaules. Là encore,
l’immobilité est un châtiment.
56
choses dans leur singularité, mais l’ordre qui les relie et les
rend « com-possibles » comme dira Leibniz (1646-1716).
Le Bien est ce principe de l’ordre des choses qui, en
tant que principe, n’est donc pas les choses elles-mêmes.
Dans la République, cette différence du Bien est nommée
par une formule énigmatique : le Bien est dit « au-delà de
l’essence » (épékeina tès ousias, 509b), ce qui signifie que
l’Idée du Bien est l’Idée qui est la cause de la liaison des
autres Idées entre elles et, partant, des corps et des êtres
sensibles entre eux. « Au-delà de l’essence » veut dire que
le Bien n’a pas d’essence au sens où le cercle ou l’homme
ont une essence précise et déterminée : il réunit les essences sans être une essence, il est l’association des choses
sans être une chose.
Avant d’affirmer que le Bien est « au-delà de
l’essence », Platon a développé dans les pages qui précèdent, au livre VI de la République, une analogie entre le
Soleil et le Bien qui permet de mieux comprendre le rôle
causal de cette Idée singulière qu’est l’Idée du Bien. De
même que le Soleil non seulement permet que les réalités
naturelles poussent et vivent à la surface de la Terre mais
aussi qu’elles soient visibles, de même le Bien est cause de
l’existence des Idées et du fait qu’elles soient connaissables (509b). Pas plus que le Soleil ne « fabrique » les
vivants terrestres, pas davantage le Bien ne produit les
Idées comme Dieu, selon Descartes, crée les « vérités
éternelles » : Soleil et Bien sont simplement conditions de
possibilité du sensible et de l’intelligible. Comme le Soleil
est à l’horizon du visible, le Bien est à l’horizon de l’être.
Pour saisir une Idée, la voir par la pensée grâce au logos, il
57
faut que l’âme humaine désire le Bien et soit tournée vers
cette cause finale de toutes nos actions. La science qui est
connaissance de l’universel, et non pas collection
d’informations données par les sens, suppose un « désir
de l’être » (Phédon, 65c). Pour penser les fondements de la
science, il faut donc, outre une claire vision de
l’intelligible, une approche philosophique de la nature
humaine et de la psychologie.
Indications de lecture
• Sur la théorie de la participation : Phédon, 72e-74d
(l’Égal en soi) et 99d-101c (le Beau en soi) ; la République,
livres VII et X, 595a-603b (« les trois lits ») ; Parménide,
127e-136e.
• Sur le Bien et le plaisir : Protagoras, 351c-358c ;
Gorgias, 464a-505a ; République, livres VI et VII ; Philèbe, 60a-66d.
• Pour la critique de la théorie des Idées par Aristote,
lire Physique, II (la nature), trad. O. Hamelin, introd. j. Cl. Fraisse, Hatier, coll. « Profil », n°755,1990 (notamment pp. 12-14 sur la définition de la forme).
58
Chapitre 3 : La nature humaine
L’homme qui, au moment de sa naissance, ne se rapporte au monde que selon les sensations, le plaisir et la
douleur, n’a pas directement accès au « lieu intelligible ».
L’éducation et l’apprentissage d’une maîtrise droite du
logos sont nécessaires.
Nécessaire aussi est le souci de la connaissance de soi.
A la curiosité tournée vers l’extériorité doit succéder
l’intérêt porté à ce qui est intérieur à l’âme. Au début du
Phèdre, alors que son interlocuteur lui parle de légendes
anciennes à propos d’une rivière, Socrate répond :
« Je ne suis pas capable encore, ainsi que le demande
l’inscription delphique17, de me connaître moi-même ! Dès
lors, je vois le ridicule qu’il y a, tant que cette connaissance
me manque, de chercher à scruter les choses qui me sont
étrangères. Par suite, je tire à ces histoires [la mythologie]
ma révérence et, à leur sujet, je me fie à la tradition ; ce
17
Voir Les Oracles de Delphes, traduction et commentaire de
Jean-Paul Savignac, Paris, Orphée, La Différence, 1989. À une question posée par quelqu’un, la Pythie répondait par une formule oraculaire ; par exemple :
« Khilon de Sparte : "quelle est la chose la meilleure à savoir
pour les hommes ?" ; Connais-toi toi-même [gnôthi sauton] », p.
105.
59
n’est point elles, je le disais tout à l’heure, que je cherche à
scruter, mais c’est moi-même ; suis-je par hasard quelque
bête plus compliquée et bien plus enfumée par l’orgueil
que n’est Typhon18 ? Suis-je un animal plus paisible, sans
autant de complications et qui, de nature, participe à une
destinée divine où n’entrent point les fumées de
l’orgueil ? »
(229e-230a)
L’homme est à lui-même un objet d’étonnement. Se
connaître soi-même, c’est d’abord voir cette étrangeté de
l’humanité qui est une espèce animale à part, douée du
logos19 et vouée aux choix et à la liberté.
La différence anthropologique de l’espèce
humaine
Si le terme « anthropologie », apparu au XVIe siècle,
est formé de termes grecs (anthrôpos, « l’homme », et
logos, « discours rationnel »), il n’est pas utilisé par Platon
et nous sommes conscients d’un certain anachronisme. Il
y a cependant chez Platon un discours rationnel sur
l’homme et c’est pourquoi nous utiliserons cette notion.
18
Typhon est, comme Atlas, un géant arrogant qui s’est opposé
à Zeus. Il fut enseveli sous l’Etna.
19
Platon ne définit pas expressément l’homme comme « animal
ayant le logos », mais cette définition qui sera centrale dans la pensée d’Aristote est « dans l’air du temps » à l’époque de Platon ; l’idée
apparaît clairement pour la première fois sous la plume d’Isocrate
dans son discours Sur l’échange.
60
L’intérêt porté à l’homme n’est pas une quête du détail des
affaires humaines, ce qui explique que l’histoire comme
recherche du passé humain est peu présente chez Platon.
La République note ainsi :
« Dans les affaires humaines, il n’y en a pas qui vaille
beaucoup d’intérêt. »
(X, 604b-c)
En effet, contre Protagoras et le relativisme des sophistes, Platon refuse, dans le Protagoras, le Théétète et
dans les Lois, que l’homme soit « mesure de toutes
choses » : c’est « le dieu qui est mesure de toutes choses »
(Lois, IV, 716c). L’homme livré à lui-même et à ses rêves
peut devenir un monstre comme Typhon ; il doit donc être
éduqué pour inscrire paisiblement la Cité dans l’ordre du
monde. Le livre VI de la République avait déjà souligné
que le philosophe méprise ce qui est seulement à échelle
humaine pour se soucier de l’échelle plus vaste de la totalité de l’univers (486a).
Philanthropie et misologie : amour de l’homme et
haine de la raison
Lucide, le philosophe n’en est pas pour autant misanthrope (du verbe misein, « haïr » et du substantif anthrôpos, « l’homme »).
Socrate, dans l’Euthyphron, affirme ainsi en parlant de
sa pratique du dialogue sur la place publique :
« J’ai bien peur que l’amour que j’ai pour mes semblables [hupo philanthropias, littéralement « par philan61
thropie »] ne me fasse passer aux yeux des Athéniens pour
quelqu’un qui, en propos tenus à n’importe qui, distribue à
profusion, exactement tout ce qu’il possède ; non pas seulement sans rémunération, mais prêt au contraire à en
accorder une, avec joie, à qui acceptera de m’écouter ! »
(3d)
Par sa philanthropie, Socrate s’oppose aux sophistes
qui aiment l’argent plus que l’homme. Par là même, les
sophistes n’aiment pas davantage le logos pour lui-même :
le Phédon associe de façon significative la misanthropie et
la misologie, la défiance par rapport à la raison, défiance
qui peut devenir haine. L’origine de la misanthropie y est
décrite comme un amour déçu :
« D’où vient en effet que s’insinue en nous la misanthropie ? De ce qu’on a mis en quelqu’un une robuste confiance, sans s’y connaître ; de ce qu’on admet chez
l’homme en question une nature entièrement franche,
saine, loyale ; puis de ce qu’un peu plus tard on en vient à
découvrir qu’il est aussi pervers que déloyal, et derechef
que c’est un autre homme ; quand on est maintes fois passé par cette épreuve […] on finit, après tant et tant de
froissements, par prendre en haine tout ce qui est
homme. »
(89d-e)
Il en est de même pour la raison : qu’un raisonnement
que l’on avait cru vrai se révèle être faux, et nous pouvons
douter de la puissance du logos. Il devient alors un simple
instrument de pouvoir et de persuasion, sans prétendre
nous donner accès à l’être véritable des choses. Le miso62
logue soit refuse de parler et se mure dans son silence, tel
Calliclès à partir de la page 505d du Gorgias, soit n’attend
pas du langage qu’il puisse être autre chose qu’un jeu plaisant qui peut dire tout et n’importe quoi. La « philosophie », qui est aussi « philo-logie » au sens d’un amour
du logos20 doit être philanthropique puisque, comme nous
l’avons vu dans le chapitre 1, elle cherche à soigner les
hommes.
Le mythe de Prométhée
Loin d’idolâtrer la nature humaine, Platon en montre
bien souvent les limites. Le mythe de Prométhée, dans le
Protagoras, échoue sans doute à montrer la nécessité de
la sophistique comme le voudrait Protagoras, qui raconte
cette fable, mais il décrit cependant l’homme en des
termes que d’autres dialogues reprennent pour mettre en
lumière la faiblesse humaine.
Quel est ce mythe ? Les dieux ont chargé deux frères
de répartir les qualités permettant la survie à l’ensemble
des espèces animales. Épiméthée se charge de la distribution et réalise un équilibre entre les différents êtres vivants : chaque espèce a une certaine panoplie qui lui permet de résister aux autres animaux et aux rigueurs naturelles (fourrures, griffes, crocs, défenses, taille imposante
ou rapidité particulière). Or, quand Prométhée vient examiner le partage, que constate-t-il ?
20
Socrate, au début du Phèdre, se présente comme « amoureux
des discours » (228c).
63
« Il voit les autres animaux convenablement pourvus
sous tous les rapports, tandis que l’homme est tout nu, pas
chaussé, dénué de couvertures, désarmé. »
(321c)
S’en suit le fameux vol du feu et des techniques par
Prométhée, vol qui permet aux hommes, peu à peu, de ne
pas disparaître. La nudité première de l’homme est un
trait essentiel de l’humanité : non seulement elle indique
une fragilité, un dénuement radical, qui rend nécessaire
l’ensemble de l’éducation, des arts et de la politique, mais
aussi elle révèle une exposition au monde que seul
l’homme connaît. Selon un parallélisme fréquent chez
Platon entre l’âme et le corps, le Gorgias, comme le
Charmide, réfléchit sur la « nudité de l’âme21 ». Par la
pratique des questions et des réponses, la philosophie doit
mettre l’âme « à nu », c’est-à-dire la débarrasser des vains
ornements des opinions ordinaires.
La théorie de la réminiscence
En purifiant l’âme, la philosophie cherche à retrouver
la véritable nature de l’âme que le livre X de la République
compare au dieu marin Glaucos : tombé dans la mer, il fut
recouvert peu à peu de coquillages et d’algues dissimulant
son apparence initiale (611c-d). L’âme mise à nu retrouve,
par le jeu dialectique, sa pureté première. La science
n’apparaît donc pas comme un savoir que l’expérience
21
Voir les analyses de Jean-Louis Chrétien, « L’âme nue », dans
La Voix nue, Paris. Minuit, 1990, pp. 31-60.
64
nous apporterait mais, au contraire, comme un retour à
une condition antérieure où l’âme n’était mue que par des
mouvements de pensée rencontrant la vérité sans fard.
Dans trois dialogues, le Ménon, le Phédon et le Phèdre,
Platon décrit ainsi la connaissance comme un souvenir ou
une réminiscence (anamnèsis).
Dans le Ménon, Socrate interroge un jeune esclave
ignorant et, par la dynamique de ses questions, arrive à lui
faire résoudre un problème de géométrie (la duplication
du carré) ; à la fin de l’entretien, Socrate fait remarquer à
Ménon, qui assiste à l’entretien :
« Ces opinions viennent de se réveiller en lui comme
un songe. Et si on l’interroge souvent et en diverses façons
sur les mêmes objets, sais-tu bien qu’à la fin il en aura une
connaissance aussi exacte que qui que ce soit ? – Cela est
vraisemblable. – Ainsi il saura sans avoir appris de personne, mais au moyen de simples interrogations, tirant
ainsi sa science de son propre fonds22. »
(85c-d)
Platon exclut ici que l’esclave puisse inventer une solution, il s’agit de montrer que la connaissance de la vérité
précède la science qui la manifeste dans le logos. En 81c,
Platon s’appuie sur une tradition pythagoricienne, celle de
la réincarnation, pour dire que l’âme a toujours déjà eu
connaissance des Idées et donc que le savoir est un souvenir.
22
Trad. V. Cousin revue par T. Karsenli, le Ménon, Hatier, coll.
« Les classiques Hatier de la philosophie », 1999.
65
Inversement, dans le Phédon, Platon s’appuie sur la
doctrine de la réminiscence (« savoir c’est se souvenir »,
72e) pour montrer l’immortalité de l’âme. Il y a, à
l’évidence, une circularité dans l’argumentation : tantôt
l’immortalité implique la réminiscence (le Ménon), tantôt
la réminiscence prouve l’immortalité. Cette circularité
révèle à la fois que l’origine du savoir rationnel ne saurait
relever directement de la rationalité et, d’autre part, que
l’âme humaine a un lien intrinsèque avec la vérité.
Telle est la présentation de la théorie de la réincarnation dans le Phèdre où Platon exclut que, lors des réincarnations, une âme animale n’ayant jamais été un homme
puisse le devenir. Quelle en est la raison ? Socrate affirme :
« D’une existence de bête revient à une existence
d’homme celui qui jadis était un homme, car jamais du
moins ne parviendra à cette forme, qui est la nôtre, une
âme qui n’a jamais vu la vérité. »
(249b)
La doctrine de la « transmigration des âmes » ne
cherche pas à sonder le passé personnel de chacun, mais
indique que l’âme est susceptible de prendre diverses
formes. Les six dialogues où il en est question (Ménon,
Phédon, République, Phèdre, Timée et Lois) ne présentent
jamais des destinées individuelles précises, mais des figures héroïques (ainsi, Ulysse et Ajax au livre X de la République). Parlant de la métempsycose (ou changement de
corps pour l’âme) et de la réminiscence, Platon se situe à
la limite du rationnel et du mythique, c’est-à-dire aux limites mêmes de la philosophie.
66
Nous retiendrons que Platon met en avant un passé
immémorial et fondateur qui rend raison de notre présence au monde7. L’homme est le vivant qui a toujours
déjà eu rapport à l’être, mais qui l’a oublié en naissant : la
philosophie doit donc réveiller nos souvenirs, sans pour
autant nous faire découvrir quelles furent nos vies antérieures. La différence anthropologique, ce qui fait que
l’homme n’est pas un animal comme les autres, nous conduit à présenter ce qu’est, pour l’homme, le rapport de
l’âme et du corps.
« L’homme n’est rien d’autre que son âme »
Cette affirmation, que l’on trouve aussi bien dans
l’Alcibiade (130c) que dans les Lois (XII, 959b), indique
sans équivoque que la dimension corporelle de la vie humaine n’est que secondaire. Elle invite cependant aussi à
se demander quelle est la nature du rapport de l’homme à
son corps : l’homme n’est-il qu’un pur esprit qui doit mépriser le corps ?
Si l’humanité de l’homme se définit par sa capacité à
découvrir la rationalité et la beauté du monde grâce au
logos, autrement dit si son activité essentielle est d’aimer
la sagesse et la science, le corps comme lieu de réceptivité
des sensations n’est pas ce par quoi l’homme est homme.
Le Phédon met ainsi en garde contre l’utilisation des sensations comme critères de vérité : la vue, l’ouïe et les
autres sens ne nous donnent pas, en effet, des connaissances précises, mais simplement des informations confuses (65b). En d’autres termes, la sensation nous donne
67
accès à des qualités, non à des quantités exactes. Si je peux
voir qu’une tour est élevée, mes yeux ne me diront pas la
hauteur de cette tour ; de même je sais bien que l’eau de la
mer me paraît trop froide sans pouvoir dire quelle en est la
température exacte. La sensation est par nature approximative. Or, Platon fait de l’exactitude (l’akribeia) une
condition nécessaire à la connaissance de l’intelligible23.
Dès lors, le Phédon affirme :
« La condition la plus favorable, certes, pour qu’elle
[l’âme] raisonne bien, c’est, je pense, quand rien ne la
trouble de tout ceci, ni ce qu’elle entend ni ce qu’elle voit,
ni une souffrance et pas davantage un plaisir, mais que, au
plus haut degré possible, elle en est venue à être isolée en
elle-même, envoyant promener le corps. »
(65c)
La réduction de l’homme à sa vie psychique correspond d’abord à une exigence épistémologique, puisqu’il
s’agit de fonder la science.
L’âme comme principe de synthèse
Que l’expérience corporelle de la sensation ne puisse à
elle seule constituer la science est longuement montré
dans le Théétète. Les pages 184-186 soulignent notamment la différence entre les données issues des organes
des sens et les pensées qui viennent s’y associer. « Or-
23
Voir, par exemple, Ménon, 85d et Lois, VI, 769d.
68
gane », en grec organon, signifie « instrument » : les yeux
ou les oreilles ne sont que des intermédiaires (pas toujours
fiables, d’ailleurs, si nos organes sont malades, par
exemple) entre le monde et notre âme. L’âme, en revanche, est le principe actif qui permet déjuger les sensations, de les associer ou de les dissocier. Ainsi, même la
connaissance sensorielle avec ses approximations n’est
une connaissance que grâce à l’âme. Socrate fait remarquer à Théétète :
« Sans doute en effet serait-il étrange, mon garçon,
que, en nous comme dans un cheval de bois, fussent postées nombre de fonctions sensorielles déterminées, sans
que tout cela tendît vers une certaine unique nature (qu’on
doive l’appeler "âme" ou lui donner tel autre nom), par
laquelle, au moyen de ces fonctions, comme au moyen
d’instruments, nous avons la sensation de tout ce qui est
sensible. »
(184d)
L’exemple du « cheval de bois » fait référence à un épisode de l’Iliade où les compagnons d’Ulysse pénètrent
dans Troie dissimulés à l’intérieur d’un cheval de bois. Des
informations sensorielles distinctes (cette couleur
blanche, ce goût sucré, cette surface rugueuse) ne sont pas
juxtaposées sans lien entre elles dans notre expérience :
l’âme est ce principe de liaison (analogue en cela à l’Idée
du Bien) qui montre la cohésion du monde ou, en
l’occurrence, d’une chose du monde (c’est un morceau de
sucre qui est à la fois blanc, sucré et rugueux). Or, le rôle
de l’âme ne se limite pas à être un pôle de synthèse ; il y a
aussi « la fonction qui s’exerce au moyen de la langue »
69
(185c). Dire que le morceau de sucre est blanc et n’est
donc pas noir, ou qu’il est plus petit que le pot de miel
mais plus grand que le grain de raisin, tout cela l’âme ne
le peut que par sa propre puissance. La formule « l’homme
n’est rien d’autre que son âme » met en lumière le lien
indissoluble de l’humanité et de l’exercice de la parole
rationnelle (logos).
Cette parole rationnelle opère des comparaisons grâce
à des notions intelligibles (« l’Égal qui n’est rien qu’égal »,
Phédon, 74c par exemple). L’activité de comparaison est
au cœur du rapport de l’homme au monde grâce à ce que
Platon nomme, dans le Protagoras, la métrétique.
La métrétikè tékhnè est « l’art de la mesure » ; c’est
elle qui nous permet d’opérer des choix rationnels notamment dans le calcul des plaisirs (Protagoras, 355d358d). Or, les réalités n’existent dans le monde et ne se
maintiennent dans l’existence que par la rencontre de ce
que le Philèbe nomme « la limite » (péras) et « l’illimité »
(apeiron), ou encore « le fini » et « l’infini » (23c). Être un
homme pour chacun d’entre nous est quelque chose de
précis et la nature humaine donne à nos actions une certaine détermination : tel est le péras. Cependant, notre vie
se déroule et nous ne cessons de changer et de nous modifier ; il y a, à côté de la limite essentielle qu’est pour nous
notre nature, une indétermination que nous devons maîtriser pour préserver ce que nous sommes. Ainsi la santé
est-elle une certaine harmonie que menacent des conduites déréglées ou excessives.
70
Les Grecs voyaient dans l’Excès (l’Hubris) l’origine de
nos maux ; Platon lui donne le nom plus conceptuel
d’apeiron, l’indéfini, la démesure ou l’illimité. Les techniques grâce auxquelles les hommes s’inscrivent dans
l’ordre de la nature et peuvent constituer des Cités supposent l’art de la mesure. Socrate note dans le Philèbe :
« Si de tous les arts, on retranchait, je suppose, celui
de nombrer, celui de mesurer et celui de peser, ce qui, de
chacun d’eux, subsisterait alors n’aurait, pour bien dire,
pas grande valeur. »
(55e)
Les sciences et les arts, au sens de « techniques », ne
sont donc possibles que grâce à l’activité métrétique de
l’âme.
Le corps, tombeau de l’âme ?
Le corps, pour sa part, a une condition équivoque que
la philosophie doit arriver à rendre paisible et saine.
L’étymologie du terme « corps » (sôma) qui est donnée
dans le Cratyle est éclairante sur ce point :
« Voilà un nom, sôma, dont je juge grande la diversité,
et même considérable, si peu qu’on le déforme. Certains
disent en effet du corps qu’il est le « sépulcre », sema, de
l’âme, attendu que, dans la vie présente, il en est la sépulture. Et encore, puisque c’est au moyen du corps que l’âme
« signifie », sémainei, ce qu’elle peut avoir à signifier,
pour cette nouvelle raison c’est à bon droit que le corps est
appelé sèma. »
71
(400b-c)
Le jeu de mots sôma/sèma se retrouve dans le Gorgias
(493a) et dans le Phèdre. Dans ce dernier dialogue, Socrate évoque l’état de notre âme avant la naissance :
« Purs nous-mêmes, et exempts de la marque imprimée par ce tombeau que, sous le nom de corps, nous portons avec nous, attachés à lui comme l’huître à sa coquille. »
(250c)
Cela dit, comment comprendre cette identification du
corps à un tombeau ? Qu’est-ce qu’un tombeau ? Il s’agit,
certes, d’une sorte de prison qui scelle la mort de l’homme,
mais il s’agit aussi d’une protection et d’un honneur rendu
au corps du défunt (les grands criminels n’ont pas droit à
une sépulture dans les Lois). L’ensevelissement des morts
est une marque d’humanité. Une proportion se dégage
donc de cette image : ce que le tombeau est au corps, le
corps le serait à l’âme. En somme, le corps (quand il n’est
pas « signe » de l’âme comme la seconde étymologie du
Cratyle invite à le considérer) peut faire mourir l’âme et
lui interdire les mouvements qui sont les siens. Le corps
« tombeau de l’âme », c’est le corps qui commande à l’âme
et qui lui impose un rapport au monde selon l’immédiateté
des sensations et l’urgence des plaisirs.
La seconde étymologie met en avant le fait que le corps
est l’instrument indispensable pour que l’âme manifeste ce
qu’elle a à manifester. En ce sens, il y a place pour une
véritable dignité du corps humain dans la pensée de Platon. Notre schéma corporel où la tête n’est pas au niveau
72
du sol, comme chez la plupart des animaux, mais tournée
vers le ciel, permet de dire :
« Nous sommes une plante, non point terrestre, mais
céleste. »
(Timée. 90a)
C’est grâce à la matérialité de la voix que notre âme
rencontre une autre âme dans le dialogue, comme
l’affirme l’Alcibiade. Dans ce court dialogue consacré à la
nécessité de la connaissance de soi pour devenir un dirigeant politique, le rapport du corps et de l’âme est présenté avec une particulière précision.
Le corps, instrument de l’âme
Les pages 128a-130c de l’Alcibiade offrent une analyse
de la notion d’instrument qui se développe autour du
thème du souci ou du soin. Qui se soucie d’une chaussure ? Non pas celui qui la porte, qui préfère avoir à ne pas
y penser quand il marche, mais celui qui la fabrique ou la
répare, en un mot, le cordonnier. Or, le cordonnier, pour
se soucier de la chaussure, a besoin d’instruments grâce
auxquels son travail sera possible. Mais dans l’utilisation
des instruments, le cordonnier a besoin également de ses
mains qui lui servent à manier ses outils. Trois sortes de
réalités sont alors dégagées par Platon : le principe actif
du souci qui est l’âme du cordonnier en possession d’un
certain savoir (l’art de la cordonnerie), les instruments
qu’il utilise et qui sont fabriqués par d’autres artisans et
enfin les parties du corps qui collaborent avec son âme
pour obtenir un résultat (accomplir certains gestes que
73
l’âme juge nécessaires, c’est-à-dire manifester ce que l’âme
a à manifester). Chaque homme a une âme qui est sa réalité véritable, son « soi » propre, à quoi est associée une
réalité inséparable pendant toute sa vie, à savoir le corps ;
de l’âme et du corps sont donc différents les objets extérieurs, nos instruments et notre fortune. Socrate fait remarquer à Alcibiade :
« L’entretien du corps concerne les choses qui nous
appartiennent à nous-mêmes, mais ne constitue pas un
entretien de soi-même. […] Quant à l’entretien de notre
fortune, il ne l’est ni de nous-mêmes, ni des choses qui
sont nôtres, mais, n’est-ce pas, de ce qui est au plus loin
d’être nôtre ? »
(131b-c)
En conséquence, on peut distinguer le « nous »
(l’âme), le « ce qui est à nous » (le corps et ses parties) et
le « ce qui se rapporte à ce qui est à nous » (nos biens extérieurs). Le cordonnier ne s’occupe donc nullement de
notre âme, mais d’un objet (les chaussures) qui se rapporte à ce qui est à nous (nos pieds). Seul le philosophe
s’occupe de notre âme et seule la philosophie peut
l’entretenir.
Nous avons parlé de l’âme comme d’une réalité
unique, d’un principe de synthèse qui est à l’origine de nos
mouvements (cet aspect est particulièrement développé
dans le Phèdre, 245d-e) et qui permet de dire ce qu’il y a
d’essentiel dans l’homme. Mais avons-nous répondu de
façon suffisante au précepte delphique : cette âme que
nous sommes, la connaissons-nous clairement ? Après en
74
avoir montré la fonction, il convient d’en préciser la nature.
La tripartition de l’âme
Cherchant à comprendre, dans la République, ce qu’est
la justice pour l’âme humaine, Platon s’interroge :
« Est-ce en vertu de ce même principe [l’ardeur], que
nous agissons en tous nos actes ? ou bien par trois principes, chacun pour un ordre différent de notre activité ?
Par l’un acquérons-nous le savoir ? nous emportons-nous
par un autre des principes qui sont en nous ? est-ce enfin
d’un troisième que dépend notre concupiscence [notre
désir], relative tant aux plaisirs qui concernent la table et
la génération qu’à tout ce qui est de la même famille ? Ou
bien est-ce par l’âme tout entière que nous agissons ? »
(IV, 435a-b)
Trois principes psychiques distincts sont proposés :
« la raison » (le logistikon) qui nous donne accès à la
science, « l’ardeur » ou « le courage » (le thumos) qui
nous donne l’énergie de nous opposer et d’être agressifs, et
« les appétits » (l’épithumétikon) qui nous rendent sans
défense face à la force de nos désirs. Dire oui sans réfléchir
(le désir), réfléchir (la raison), dire non (la colère), voilà
les trois possibilités qui déterminent en propre notre vie
psychique, c’est-à-dire à la fois nos sentiments involontaires et nos pensées volontaires. Descartes, dans la
« chose qui pense » qu’est l’âme selon lui, distinguera en-
75
core, en latin, le volens, « le vouloir », du nolens, « ne pas
vouloir »24 ; il y a une spécificité, parfois hargneuse, parfois vertueuse, du « ne pas vouloir » : la tolérance n’est
souhaitable que pour ce qui est tolérable.
Pour faire apparaître la différence de ces mouvements
psychiques, Platon fait appel à l’expérience des conflits
internes à l’âme. Socrate rapporte ainsi, au livre IV de la
République, l’histoire d’un personnage nommé Léontios
qui remontait du Pirée vers Athènes :
« Il s’aperçut que des cadavres étaient, auprès du
bourreau, étendus par terre ; en même temps qu’il avait
envie de les regarder, en même temps au contraire il était
fâché et il se détournait lui-même d’en avoir envie ; jusque
là il luttait, il s’encapuchonnait la tête ; vaincu cependant
par son désir, écarquillant les yeux, courant vers les cadavres : « Voici, s’écria-t-il, ce que vous avez à regarder,
maudits ! emplissez-vous de ce beau spectacle ! » »
(439e-440a)
Le dialogue intérieur qu’est la pensée devient admonestation et témoigne d’une dissociation entre un désir
morbide sadique (voir des cadavres torturés) et une conscience morale révoltée.
24
Méditations métaphysiques, seconde méditation : « Mais
qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une
chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui
affirme, qui nie, qui veut (volens), qui ne veut pas (nolens), qui
imagine aussi, et qui sent » (A. T. IX, 22, G. F., éd. Beyssade, p. 85).
76
Dans le Phèdre, Socrate qui, dans un premier temps,
prétend soutenir, comme Lysias, qu’il vaut mieux accorder
ses faveurs à celui qui ne nous aime pas, annonce :
« C’est la tête voilée que je vais parler, afin de courir le
plus rapidement possible jusqu’au terme de mon discours
et de peur que, si je regarde vers toi, je n’aille, de honte,
perdre la tête ! »
(237a)
L’expérience de la honte, souvent évoquée dans les
dialogues25, est le signe d’un désaveu de soi par soi, le
moment où la raison nous fait comprendre qu’un acte ou
une pensée dont nous sommes responsables est indigne de
nous. Si la vie psychique était parfaitement homogène, il
n’y aurait pas de contradictions internes à l’âme.
Le mythe de la bête polycéphale
Platon, au livre IX de la République, revient sur la tripartition de l’âme et la représente par une bête monstrueuse :
« Modèle la forme unique d’une bête hétéroclite et à
plusieurs têtes, possédant, d’autre part, une couronne de
ces têtes, les unes d’animaux paisibles, les autres,
d’animaux féroces, capable en outre de changer tout cela
et de le produire par lui-même. […] Modèle donc une
25
Voir V. Goldschmidt, Les Dialogues de Platon, Paris, PUF,
1947, pp. 30-31 ; voir également Lois, VIII, 841b.
77
autre forme, celle d’un lion, puis encore celle d’un homme,
et que, de beaucoup, la plus grande soit la première, et la
seconde, de la seconde taille. […] Modèle-leur maintenant
un placage extérieur, qui soit l’image d’un être unique,
celle de l’homme, de façon qu’aux yeux de celui qui ne
pourrait voir le dedans, mais verrait la seule enveloppe
externe, ce serait un unique animal, un homme. »
(588c-e)
L’humanité véritable, on le voit, ne correspond qu’à
une partie de l’âme, figurée ici par l’homme intérieur (le
lion correspond au thumos, à l’ardeur, et la bête polycéphale à l’épithumétikon, à l’ensemble des appétits). Il y a
dans l’homme lui-même des éléments contraires à sa
propre humanité : la tâche de l’éducation, comme le
montre la suite du texte, est d’affaiblir la bête polycéphale
et le lion pour que l’homme intérieur puisse commander
et diriger la conduite de l’ensemble.
Comme dans la comparaison avec Typhon (Phèdre,
230a), le « Connais-toi toi-même » conduit à d’étranges
découvertes : notre âme comporte une partie monstrueuse
et irrationnelle. Il est remarquable néanmoins que la bête
polycéphale possède aussi bien des têtes d’animaux paisibles que d’animaux féroces : tous les désirs ne sont pas
par eux-mêmes mauvais26. Ils peuvent cependant, nous
26
Du désir sexuel, Platon dit ainsi dans les Lois : « Le plaisir
qui s’y rapporte semble, selon la nature, avoir été accordé au sexe
féminin et au sexe masculin quand ils vont l’un à l’autre s’unir en
vue de la génération » (I, 636c). Le désir du vin peut être également
positif (Lois, II, 672a). Le plaisir n’est donc pas incompatible avec la
78
dit le texte, se transformer mutuellement. En effet, alors
que la vérité intelligible qui nourrit la partie « logique » de
notre âme est toujours la même, l’objet de nos désirs varie
et notre rapport à ce que nous désirons varie aussi.
L’amour peut devenir de la haine et l’attirance du dégoût.
Le courage qu’est l’ardeur du thumos n’est, en revanche,
figuré que par un seul animal, noble de surcroît, le lion.
C’est lui qui devient l’allié de la raison pour dominer le
domaine changeant et imprévisible des désirs.
Le mythe de l’attelage ailé
Le Phèdre donne encore, de la tripartition de l’âme,
une présentation imagée :
« Elle (l’âme] ressemble, dirai-je, à une force à laquelle
concourent par nature un attelage et son cocher, l’un et
l’autre soutenus par des ailes. »
(246a)
Par rapport aux analyses de la République, le mythe de
l’attelage ailé présente l’avantage de souligner la motricité
de l’âme : un attelage n’a de sens qu’en mouvement. Par
ailleurs, là où la distinction du logistikon, du thumos et de
l’épithumétikon oppose des parties distinctes, le Phèdre
met en avant l’unité de l’âme : il s’agit d’un attelage et le
vie vertueuse. Du meilleur genre de vie, le livre V des Lois dit : « Il
est supérieur encore par ce que nous recherchons tous, tout au long
de notre vie : une plus grande somme de joies, une moindre somme
de peines » (733).
79
cocher ne sert à rien s’il n’a pas l’énergie des deux chevaux
à son service. La suite du dialogue précise la nature de ces
deux chevaux :
« L’un d’eux, disons-le donc, qui est en plus de belle
condition, qui est de proportions correctes et bien découplé, qui a l’encolure haute, un chanfrein d’une courbe légère, blanc de robe et les yeux noirs, amoureux d’une
gloire dont ne se séparent pas sagesse et réserve [aidôs],
compagnon de l’opinion vraie, se laisse mener sans que le
cocher le frappe, rien que par les encouragements de celui-ci et à la voix. L’autre, inversement, qui est mal tourné,
massif, charpenté on ne sait comment […] ; compagnon de
la démesure [hubris] et de la vantardise ; une toison dans
les oreilles, sourd, à peine docile au fouet et aux pointes. »
(253d-e)
Le corps du cheval est à l’évidence ici le signe de son
âme : le cheval blanc correspond au thumos de la République, le cheval noir à l’épithumétikon ; l’un est doué
d’aidôs, terme que l’on peut traduire par « honte » ou par
« pudeur », l’autre d’hubris, de « démesure » et
d’« excès ». Notre colère peut s’apaiser si notre raison
comprend que son objet était illusoire ; nos désirs, en revanche, ne disparaissent pas quand ils apparaissent irréalisables. Le cheval blanc peut être persuadé par des arguments rationnels ; le cheval noir, lui, a besoin de la violence pour calmer son ardeur.
Dans la Cité que Platon imagine dans les Lois, les préambules aux lois qui ont une fonction persuasive ne suffisent pas : il faut, hélas, aussi prévoir des châtiments dont
80
la violence fera peur à cette ardeur irrationnelle qui existe
en l’homme. Le livre IX des Lois, qui fait dire à l’Athénien
anonyme : « C’est notre devoir d’instituer une législation
faite de menaces préventives » (853b), affirme encore :
« N’étant que des hommes, nous légiférons à cette heure
pour de la graine humaine, dès lors on ne peut nous en
vouloir si nous avons peur que, parmi nos citoyens, il ne
nous en naisse un qui soit comme qui dirait un dur à
cuire » (853c-d). Le cheval noir peut être calmé, il ne saurait cependant purement et simplement ne pas exister.
Conformément au parallélisme entre l’âme humaine et la
vie de la Cité que Platon présente dès la République, les
Lois reprennent l’image de l’attelage à propos de la communauté des citoyens :
« Pour ce qui est d’être animée des mêmes sentiments,
et, pareille à un attelage de chevaux, de souffler, comme
on dit, en fondant chacun pour soi leurs souffles en un
seul, voilà qui demande beaucoup de temps et est d’une
extrême difficulté. »
(IV, 708d)
Ce temps est celui de l’éducation au sein de la Cité et
cette difficulté est celle de la réalisation de la justice dans
les rapports humains. La psychologie individuelle conduit
donc à la vie de la Cité.
Indications de lecture
• Sur le corps, instrument de l’âme : Alcibiade, 129b135b.
81
• Sur le mythe de l’attelage ailé : Phèdre, 246a-246d et
253c-254b.
• Sur la tripartition de l’âme : République, IV, 434d445b.
• Sur le mythe de la bête polycéphale : République, IX,
588c-589c.
82
Chapitre 4 : La Cité juste
Dans le Banquet, où la dimension mystique de la pensée platonicienne a souvent été soulignée (Socrate se présente initié aux mystères de l’amour et de la beauté par la
prêtresse Diotime), Platon a pris soin de noter :
« De beaucoup la plus considérable et la plus belle
manifestation de la pensée est celle qui concerne
l’ordonnance des Cités27 comme de tout établissement, et
dont le nom, on le sait, est tempérance aussi bien que justice. »
(209a)
Les pensées les plus importantes sont celles qui permettent aux hommes de réussir ce kosmos, cet ordre,
qu’est la Cité juste. Avant de présenter ce qui concerne la
dimension proprement politique des dialogues, il convient
de préciser ce qu’est la vertu pour l’homme individuel.
La vertu une et indivisible
Le terme « vertu » peut paraître désuet, aujourd’hui.
En effet, nous ne parlons plus beaucoup d’une personne
27
Léon Robin traduit « des États », mais cette notion paraît
trop anachronique pour pouvoir être conservée.
83
« vertueuse » pour désigner ce qu’il y a de meilleur dans
l’espèce humaine ; nous évoquons plutôt la « valeur morale » de quelqu’un, son honnêteté, son sens de la justice
ou sa générosité. Or tout cela, ainsi que le courage ou la
droiture, est nommé dans la pensée antique « vertu ». Il
ne faut donc pas se laisser arrêter par un terme, mais voir
quelle est la question qui se pose à travers lui.
Quand Platon, dans le Ménon, s’interroge pour savoir
si la vertu s’enseigne, de quoi s’agit-il ? Rendre les
hommes vertueux, c’est-à-dire bons, paisibles et soucieux
du bien commun, tel peut paraître le but de l’éducation
platonicienne. Encore faut-il savoir, d’une part, ce qu’est
la vertu et, d’autre part, si elle peut être enseignée. Comme
souvent, Platon part des opinions les plus fréquentes.
Le premier modèle possible pour l’homme vertueux
est offert par l’héroïsme. Rien d’indigne ne doit être accompli, mais toujours ce qui est le plus noble. Il ne s’agit
pas encore d’un contenu (qu’est-ce qui est indigne ?
qu’est-ce qui est le meilleur ?), mais simplement d’une
manière de se comporter. L’homme vertueux ne doit rien
faire dont il aurait à rougir. On comprend qu’un tel point
de vue fasse une grande place à ce que pensent les autres :
le critère de la vertu de mon action sera la considération
qu’elle me permet d’acquérir. Tel est l’horizon du bien et
du mal dans la culture grecque dont hérite Platon et qui
correspond encore sur bien des points à l’univers décrit
dans l’Iliade et l’Odyssée. Le bien, c’est ce qui rend un
homme célèbre, ce qui lui donne une bonne réputation ; le
mal, c’est au contraire ce qui le déshonore et le couvre de
honte.
84
Le spécialiste anglais de la pensée antique, E. R.
Dodds, a bien mis en avant ce qui est ici en jeu : il oppose
ainsi les « civilisations de honte » et les « civilisations de
culpabilité »28. La culpabilité, c’est la mauvaise conscience, la honte devant soi et non, fondamentalement,
devant l’autre. D’une certaine façon, la culpabilité est le
sentiment de la faute intériorisé. En revanche, la honte
n’est pas directement associée à un acte mauvais isolé,
mais à un ensemble de conditions plus complexes : il faut
que mon acte (mauvais) soit connu et rendu public pour
que j’aie à le regretter. Les jeunes Spartiates, ainsi, pouvaient – voire devaient – voler pour manger : la faute était
de se faire prendre.
Le héros et l’homme raisonnable
Le premier discours du Banquet où il est fait l’éloge de
l’amour lie le rôle positif de ce sentiment et la pratique de
la vertu. Phèdre, qui prononce cet éloge, constate qu’un
amoureux veut se montrer sous son meilleur jour à la personne qu’il aime. Être humilié devant son père ou son
frère n’est pas agréable mais n’est rien, selon Phèdre, par
rapport à une situation humiliante devant la personne
aimée. En l’occurrence, il s’agit de rapports entre habitants de la Cité : l’amour sera comme un ciment social.
Platon écrit :
28
Les Grecs et l’Irrationnel, Paris, Flammarion, pp. 36-70.
85
« S’il existait quelque moyen de constituer une Cité ou
une armée avec des amants et des aimés, il serait impossible à des hommes de se mieux organiser eux-mêmes en
une telle Cité que si, les uns vis-à-vis des autres, ils
s’abstenaient de toute vilaine action et y mettaient leur
point d’honneur. »
(178e)
Cette idée qui peut paraître étrange eut, en fait, une
réalité historique à Thèbes où existait un « bataillon sacré » composé de la manière qu’évoque le discours de
Phèdre29. Érôs, auquel est associée la philosophie dans le
Banquet, est le premier moteur de l’action vertueuse. Il ne
suffit pas d’avoir une certaine beauté physique (désirable),
il faut aussi une beauté morale (admirable).
L’idéal grec30 s’exprime dans l’expression kalloskagathos, littéralement « à la fois beau et bon ». L’homme
noble ne veut pas déchoir en commettant une action injuste ou lâche. Ainsi, au début du Premier Alcibiade, le
jeune Alcibiade, issu d’une famille aristocratique puissante, réputé pour sa beauté, confie à Socrate : « Je
n’accepterais même pas de vivre, si ce devait être en
lâche ! » (115d). Mieux vaut la mort que la honte. Ce point
de vue « aristocratique » (au sens étymologique, de aris-
29
Voir les remarques de Hegel sur ce « noyau de l’armée thébaine » dans Leçons sur la philosophie de l’Histoire, Paris, Vrin, p.
204.
30
Voir W. Jaeger, Paideia, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p.
473.
86
tos « le meilleur ») ne sera pas complètement réfuté par
Platon, même s’il cherche un autre fondement à la vertu
que le regard de l’autre et la recherche de la gloire.
Il y a un bon désir de gloire quand celui-ci n’est pas
l’unique raison d’être de nos bonnes actions. L’homme
vertueux, en effet, ne doit pas chercher à cacher son
amour de la vertu ; il doit servir d’exemple après qu’il aura
suivi des modèles d’héroïsme. C’est là un « bon usage »
d’Homère et de la poésie. Les récits épiques contiennent
certes de mauvais exemples ou une vision anthropomorphique des dieux, ce que Platon condamne (notamment
aux livres II et III de la République), mais ils offrent aussi
des figures nobles, justes, courageuses ou pieuses.
On comprend dès lors le culte des héros de la Cité décrite dans les Lois ; que l’on pense à notre Panthéon républicain où il n’y a pas, malgré le nom du lieu, un culte rendu à des dieux, mais exprimé là le respect des « grands
hommes » : Hugo, Rousseau, Jean Moulin, par exemple.
Le héros est pour la pratique vertueuse un modèle sensible
et concret ; c’est un homme qui a vécu parmi d’autres
hommes et qui a incarné une certaine forme de vertu.
L’imitation n’est donc mauvaise pour Platon que lorsqu’elle est trompeuse, et qu’en elle, le modèle est trahi ou
simplement affaibli. En revanche, une bonne imitation est
possible quand les citoyens cherchent à ressembler aux
héros de la Cité, comme les héros ont cherché à imiter
l’idée qu’ils se faisaient de la vertu. Ils cherchaient ainsi à
rendre visible dans des actes ce qu’ils avaient vu par leur
intelligence ou leur cœur. Ce que l’on voit par
l’intelligence, c’est naturellement l’intelligible, cet intelli87
gible qui n’existe pas dans un monde à part (voir chapitre
2 p. 32), mais bel et bien dans notre monde, le monde
unique où nous sommes établis sous la double lumière du
Soleil et de l’Idée du Bien.
Or, la logique de la réputation et de l’honneur est une
logique où l’apparaître est au moins aussi important que
l’être. Selon le discours de Phèdre, je cherche à être vertueux surtout en présence de la personne que j’aime. Il y a
là une sorte de calcul où ce qui est premier n’est pas
l’amour de la justice, mais l’amour d’une personne que je
ne veux pas décevoir. D’une certaine façon, la vertu de
l’héroïsme guerrier n’existe que pour être connue et reconnue. Peut-être qu’en dehors du champ de bataille et de
ses faits d’armes, le noble guerrier est lâche et menteur.
Platon cherche aux bonnes actions un fondement plus
solide que la gloire. La vertu dont nous venons de parler,
le Phédon la pense comme une « peinture en trompel’œil » (69b). Vue de loin et sous un certain angle seulement, la conduite d’un homme peut apparaître vertueuse.
L’est-elle vraiment ? Il faudrait mieux connaître cet
homme pour juger, c’est-à-dire, d’une part, voir
l’intégralité de sa vie passée et présente, et d’autre part, lui
parler pour comprendre quel amour préside à sa droiture.
Quand je refuse de trop boire et d’être ivre, est-ce une
prudence qui a peur des conséquences désagréables ou
bien une réelle tempérance ?
La page 68c-e du Phédon analyse précisément le mécanisme de la vertu ordinaire et en montre la nature contradictoire. Le soldat qui fait face au danger, à la guerre,
ne le fait pas le plus souvent par un courage déterminé par
88
l’amour de la patrie, mais par une peur de mourir qui le
pousse à tuer plutôt qu’à être tué (ou encore par la peur
d’être mis à mort en cas de désertion). C’est la peur qui le
pousse à être courageux. De même, l’homme qui se retient
face à certains plaisirs pour mieux jouir d’autres plaisirs, à
un autre moment, est « tempérant par incontinence »
(68e). La vertu est véritable quand elle est globale et permanente.
La vertu du philosophe
Le sage qui, seul, est vertueux est toujours vertueux et
non pas quand cela l’arrange, quand il y trouve son
compte. Une conduite qui est tantôt vertueuse, tantôt vicieuse n’est en fait, pour Platon, pas du tout vertueuse. Ce
n’est donc pas « l’intention qui compte », comme on dit,
mais l’ensemble de la conduite. Socrate, dont Alcibiade
fait l’éloge à la fin du Banquet, n’est pas vertueux pour
faire bonne figure face à la personne qu’il aime ; il est vertueux par amour de la sagesse et donc de l’ordre du monde
et des choses. Il est toujours courageux, tempérant, véridique, juste et pieux. À la logique de « l’apparaître » du
discours de Phèdre, se substitue une logique de « l’être »
véritable, sur quoi s’achève le Banquet. La vertu n’est possible que grâce à la philosophie, qui fait voir « l’être ». Le
juste est celui qui respecte « l’être ». De telles affirmations
peuvent sembler trop générales, mais elles résument clairement la doctrine platonicienne de la vertu. L’exemple du
courage qu’analyse le court dialogue intitulé Lâchés permettra de mieux saisir en quoi seule la pensée lucide qui
comprend l’intelligibilité du monde peut fonder une con89
duite vertueuse et assurer une harmonie heureuse entre
les parties de notre âme.
Qu’est-ce qu’un acte courageux ? C’est un acte qui demande à l’homme de vaincre sa peur pour faire ce qu’il
juge devoir être fait. Or, la peur est multiple et n’est pas
réductible à la peur de la mort. On peut avoir peur d’une
situation qui provoquerait une souffrance physique, mais
on peut aussi redouter une souffrance morale. Il faut du
courage pour s’engager dans ce qui est grave et qui ne va
pas de soi. Il y a un courage joyeux, par exemple celui de
qui se marie ou décide d’avoir des enfants. Platon, lui,
prend un exemple plus simple : le fait de descendre dans
un puits ou de faire une plongée.
Militaire célèbre, Lâchés semblait un parfait candidat
pour répondre à la question : « Qu’est-ce que le courage ? » Or, sous l’essaim de questions posées par Socrate,
le général ne sait plus très bien ce qu’est le courage. A un
moment de l’entretien, Socrate présente ainsi le point de
vue de Lâchés :
« Quiconque, descendant dans un puits ou faisant une
plongée, montre dans cette besogne ou dans toute autre
du même genre, la fermeté de son âme, alors qu’il n’y est
point expert, sera, d’après tes déclarations, plus courageux
que ceux qui sont experts en ces matières. »
(193c)
Certes, il faut choisir ce qui n’est pas le plus facile
quand on descend volontairement pour la première fois
sous la mer ou sous la terre. Et cependant, Socrate va
montrer que l’ignorant en matière de descente dans les
90
puits n’est pas courageux véritablement. De deux choses
l’une, en effet : soit cet homme croit faire un exploit extraordinaire parce qu’il vainc une peur très grande, mais
infondée si sa descente ne présente aucun danger (dans ce
cas, son courage ne correspond à rien) ; soit cet homme ne
mesure pas le danger et il descend à l’aventure, inconsciemment, et sans se rendre compte de ce qui l’attend
(« l’être » est ce qui nous attend et nous entoure en bien
comme en mal) ; dans ce cas, il est imprudent et téméraire. En somme, seul celui qui connaît exactement le
danger par une fréquentation de la chose dangereuse peut
être dit courageux. Il accepte sa peur en connaissance de
cause. Ce que la pensée de Platon nomme la « science »
(épistémè) – le fait d’être fixé sur une certaine partie du
monde et de savoir s’y rapporter – est proprement le fondement de la vertu. Pour descendre dans un puits, si je
suis (un) sage, je vais demander conseil à celui qui s’y
connaît. Être vertueux signifie avoir compris cette subordination de l’action au savoir. L’universel guide la conduite du particulier.
Cette conception implique, comme le montre le Protagoras, que la vertu n’ait pas de parties différenciées mais
soit une seule et même qualité, quelles qu’en soient les
manifestations. Platon présente la vertu, à travers un dialogue entre Socrate et le sophiste Protagoras :
« Est-ce que la vertu est une chose unique, dont la justice, la sage modération, la piété sont des parties ? ou bien
sont-elles toutes, ces vertus que je mentionnais à l’instant,
des dénominations de la même chose qui est unique ?
Voilà ce que j’ai un grand désir de savoir encore. – Eh
91
bien ! sur ce point au moins, Socrate, la réponse, dit-il, est
aisée : la vertu est une chose unique, et les qualités qui
font l’objet de ta question en sont des parties. – Est-ce,
repartis-je, à la façon dont les parties du visage, bouche,
nez, yeux, oreilles, en sont des parties ? ou bien à la façon
dont les parties du lingot d’or ne diffèrent en rien les unes
des autres, ni du tout, sinon en ce qu’elles sont, ou
grandes, ou petites ? – Pour moi, Socrate, c’est évidemment de la première façon, comme il en est des parties du
visage par rapport au visage entier. »
(329c-e)
Ce texte, et les deux exemples qu’il propose, est d’une
importance décisive pour comprendre non seulement la
conception platonicienne de la vertu, et donc de la sagesse,
mais aussi la théorie de la « participation ». La vertu est
une Idée à laquelle participent tous les actes vertueux, de
même que le cercle en soi est une Idée à laquelle participent toutes les choses circulaires ou sphériques. Protagoras, en revanche, pense que la vertu est la réunion des
différentes vertus qui ont chacune leur spécificité, comme
le nez a sa fonction bien précise, qui n’est pas celle des
oreilles. Le nez et les oreilles n’ont pas la même essence,
ils ne servent pas à la même chose et l’on peut être dur
d’oreille tout en ayant un odorat particulièrement sensible. Dès lors, le mieux sera certainement pour Protagoras d’avoir toutes les vertus (comme un visage où tous les
organes fonctionnent correctement), mais sans que la présence d’une vertu corresponde à celle de toutes les autres.
En revanche, pour Platon, la vertu est comme l’or : quelle
qu’en soit la partie qui est envisagée, elle est de même
nature que les autres parties.
92
Un acte est plus ou moins pieux ou courageux selon la
situation dans laquelle l’acte se déploie. Participer à une
Idée, c’est y trouver sa raison d’être, son fondement essentiel (on dit encore « ontologique ») : tous les objets circulaires manifestent l’essence unique du cercle, mais sans
pour autant avoir la même pureté géométrique. Toutes les
conduites moralement vertueuses sont donc identiques
quant à leur essence. Cette thèse, comme bien d’autres
chez Platon, est à première vue paradoxale. Protagoras
correspond bien davantage au sens commun quand il soutient l’autonomie des parties de la vertu. Tout le monde
pense qu’un soldat peut faire preuve de courage au combat
sans être par ailleurs un modèle de vertu. Or, le véritable
courage, qui n’est pas seulement l’ardeur plus ou moins
passionnelle qui fait courir sans trembler au devant des
dangers31, ne va pas sans les autres manifestations de la
vertu. Ainsi, le contraire du courage, la lâcheté, accompagne tous les autres vices : une personne qui ment ou
commet un partage injuste manque du courage qui lui
ferait dire la vérité ou chercher à savoir ce qui revient à
chacun. La vertu est fondamentalement homogène,
comme le lingot d’or. Dès lors – thèse que les stoïciens
reprendront -, le sage a toutes les vertus ou n’en a aucune.
L’action n’est moralement bonne que si elle s’inscrit
dans une conduite irréprochable. Cette thèse, si exigeante,
a pour conséquence de rendre les hommes justes fort
rares. La plupart d’entre nous sont guidés par la simple
31
Platon accorde aux animaux et aux jeunes enfants cette ardeur irrationnelle qui fait face au redoutable (Lois, XII, 963e).
93
recherche de la respectabilité et de l’efficacité. Les lois
devront donc à la fois indiquer ce qui est juste (tous les
hommes ne sont pas suffisamment savants et sages pour
trouver d’eux-mêmes la meilleure solution, c’est-à-dire la
plus rationnelle) et être complétées par des tribunaux et,
éventuellement, des châtiments. Les arguments rationnels
n’étant compris que par l’intelligence, il faut que la Cité
tienne également compte de la valeur éducative de la peur.
Ce que nous venons de voir à propos de la vertu individuelle est développé à propos de la sagesse dans la Cité, à
laquelle correspondent de bonnes lois.
Le respect des lois
Après avoir écrit tout un dialogue sur la meilleure
constitution en rapport avec la nature de l’âme humaine
(la République), Platon entreprit, à la fin de sa vie, son
plus long dialogue : les Lois. Que ce titre soit au pluriel
n’est pas fortuit. Platon n’a pas pensé la loi, d’une façon a
priori et purement formelle ; il a pensé la diversité des lois
en accord avec la diversité du monde où l’homme vit.
Ce n’est pas parce que les lois sont établies petit à petit
par les hommes et qu’elles apparaissent comme des conventions qu’elles sont purement et simplement arbitraires.
L’opposition du droit naturel et du droit positif (au sens
où celui-ci ne relèverait pas de la nature humaine, mais
serait « posé » par les hommes) n’a guère de sens pour
comprendre la pensée de Platon. Certes, les sophistes,
selon leur point de vue relativiste, avaient souligné ce que
les lois avaient parfois de contradictoire entre elles selon
94
les pays : par exemple, ici la loi permet la polygamie, là
elle l’interdit. Mais la loi comme « maxime sociale collective » reposant sur une « délibération raisonnée » (Lois, I,
644d) doit être, par son essence même, rationnelle et donc
non contradictoire. Si deux lois dans deux pays différents
disent le contraire, c’est que l’une des deux, au moins, se
trompe. Le philosophe-roi ou celui que Platon nomme
encore « celui qui pose les lois » (le nomothète) doit donner un cadre rationnel pour la conduite humaine.
Celui qui respecte la loi rend la vie en commun plus
simple que celui qui ne la respecte pas, non seulement
parce que l’ordre vaudrait toujours mieux que le désordre,
mais dans la mesure où les lois correspondent à ce sur
quoi elles portent. De même que l’homme sait monter à
cheval par l’exercice et le respect des règles de l’équitation
(telle position du corps humain doit correspondre à tel
mouvement de la monture), de même les hommes peuvent
vivre avec bonheur dans la Cité s’ils suivent les lois qui
régissent leurs rapports. Le commerce, le mariage, la vie
militaire ou la pratique de l’agriculture supposent qu’il y
ait une manière de faire qui est la meilleure et qui, en conséquence, a été promulguée « loi ».
La raison la plus forte qui pousse un homme à obéir à
un autre homme (cela peut paraître contre nature qu’il y
ait des « supérieurs » – même « hiérarchiques » – et des
« inférieurs » puisque tous les hommes font partie de la
même espèce vivante), c’est la volonté de se conformer à
l’ordre intelligible. L’ordre qui est donné et l’ordre qui est
constaté dans le monde parce qu’il y a une organisation
rationnelle des choses vont de pair pour Platon : le nomos
95
(la loi) n’a de sens qu’au sein du kosmos (l’ordre du
monde). Quand le livre III des Lois énumère les différents
cas de figure où un homme obéit à un autre homme (c’està-dire à première vue aliène sa volonté et fait, non pas ce
qu’il voudrait spontanément, mais ce que l’autre dit), Platon envisage trois principaux titres qui donnent le droit à
commander autrui : l’ancienneté (le père et la mère commandent aux enfants parce qu’ils sont plus âgés et ont
donc plus d’expérience, mais aussi les nobles pourraient
commander à ceux qui ne le sont pas parce que leurs familles sont plus anciennes que les autres32), la force (elle
peut être sociale dans le cas du maître et de l’esclave, ou
naturelle – c’est elle qui « règne souverainement dans
l’ensemble du règne animal ») ou le savoir (690a-c).
Seul ce dernier critère est décisif et permet que ce ne
soit pas l’individualité contingente d’un homme, mais
l’universalité d’une connaissance qui fonde l’autorité.
Quand le médecin commande, ce n’est pas telle ou telle
personne avec ses particularités psychologiques ou sociologiques qui donne un ordre (une « ordonnance »), mais le
représentant de « la Faculté », l’homme qui a fait des
études de médecine. L’obéissance au médecin suppose le
consentement du patient. Platon parle de ce titre à commander qui est « le plus considérable de tous : celui qui
Dans l’Alcibiade, Platon se moque ironiquement de la vanité
des prétentions des nobles qui, comme dira Beaumarchais au XVIIIe
siècle, ne se sont donné que « la peine de naître et rien de plus »
(Mariage de Figaro, V, 3) ; tous les hommes finalement ont des
familles aussi anciennes ; seule la mémoire du nom diffère.
32
96
enjoint à l’ignorant de suivre, et à l’homme sensé de le
guider et de le commander » (690b). C’est la raison
comme faculté saisissant l’universel intelligible qui toujours commande (arkhei) chez Platon. Le médecin obéit à
la raison et le patient obéit aussi à cette même raison. Les
bonnes lois sont comme une prescription médicale ou un
mode d’emploi pour user correctement des choses. En
conséquence, la sphère juridique n’a guère d’autonomie
par rapport à la Nature. L’Athénien qui s’exprime dans le
texte du livre III des Lois précise qu’il ne dirait pas que la
loi « ait lieu contrairement à la Nature, mais bien conformément à la Nature » (690c).
Les lois qui régissent une Cité sont comme la structure
d’un organisme vivant. Ce modèle organique est déterminant dans la conception de la politique des Lois33, mais il
apparaît dès les premiers dialogues lorsque, par exemple,
Socrate compare les lois (qui sont synonymes de la Cité
elle-même, de ce qu’il y a de rationnel et de prévoyant
dans la Cité) à une « nourrice ». Les lois sont comme le
principe vital de la Cité : de mauvaises lois sont comme
une maladie et elles peuvent entraîner la mort de la Cité.
Après le procès de Socrate, les amis du philosophe
voulurent le faire enfuir pour lui éviter de boire la ciguë.
Pour les condamnés, une telle fuite était quasiment facilitée par les autorités d’Athènes tant la mise à mort d’un
homme (quel qu’en fût le motif) apparaissait comme une
33
Voir Jean-François Pradeau, Platon et la Cité, Paris, PUF,
1997, pp. 79-97.
97
souillure dont la ville devait se purifier. L’exil définitif
tenait lieu de châtiment équivalent. Socrate refusa cette
manière de faire qui supposait une fuite clandestine. Le
Criton est le récit des justifications de ce refus. Platon
imagine alors un dialogue dans le dialogue (une prosopopée, littéralement un « face à face » entre un homme et
une entité inanimée que l’on suppose soudain douée de vie
et de parole). Socrate dit à son ami Criton :
« Suppose que, au moment où nous nous proposons de
nous enfuir clandestinement d’ici (peu importe le nom
qu’il faille donner à cela), viennent se dresser devant nous
les Lois et la République d’Athènes, et qu’elles nous demandent : « Dis-nous, Socrate, qu’as-tu en tête de
faire ? » »
(50a)
Plus loin, les Lois s’adressent à Socrate : « Nous qui
t’avons engendré, qui t’avons complètement élevé, complètement éduqué » (51c). Le travail juridique apparaît
indissociable des tâches éducatives.
L’importance de l’éducation
Platon a fait de l’éducation la partie la plus importante
des activités humaines. La Cité ne peut être heureuse et
vertueuse que si ses membres sont droitement éduqués.
Le savoir et l’exercice de la raison mènent en effet naturellement, nécessairement, selon Platon, à la pratique de la
justice. L’une des propositions les plus célèbres des dialogues (Protagoras, 345e ; Gorgias, 480b ; Timée, 86e ;
Lois, 691c) est la formule :
98
« Nul n’est méchant volontairement. »
La méchanceté est une faute, certes, mais elle est le résultat d’une erreur de jugement sur ce qui est préférable.
Montrez à l’homme où est son bien véritable et il mettra
tout en œuvre pour le rechercher. Dès lors, l’éducation
n’est pas seulement l’apprentissage de techniques nécessaires à l’exercice d’un métier, elle est culture de cet
« homme intérieur » dont nous avons parlé (p. 51) à propos du livre IX de la République.
L’enfance
Parlant de la charge du « directeur de toute
l’éducation », le livre VI des Lois note : « Cette charge est
de beaucoup la plus importante parmi les charges suprêmes de la Cité » (765e). Or, l’éducation est une tâche
difficile car l’enfant dont s’occupe l’éducateur est un être
particulièrement rebelle. Le livre VII des Lois recommande :
« Dès que revient la lumière du jour, il faut que les enfants se rendent à l’école. Ni brebis, en effet, ni autre bétail
ne sauraient vivre sans berger ; pas davantage les enfants
sans pédagogue34 ou les esclaves sans maître. Mais, de
34
Le pédagogue est, d’abord, un esclave chargé de conduire les
enfants à l’école et de les surveiller (« péd-agogie » désigne littéralement la conduite [agogè] de l’enfant [paidos]) ; il finit sans doute,
au fil des années, par changer de statut et par participer à
l’instruction.
99
tous les animaux, c’est l’enfant qui est le plus difficile à
manier ; par l’excellence même de cette source de raison
qui est en lui, non encore disciplinée, c’est une bête rusée,
astucieuse, la plus insolente [hubristotaton] de toutes.
Aussi doit-on le lier de multiples brides. »
(808d)
L’enfant n’est en rien ici symbole de pureté et
d’innocence : il est, au contraire, l’animal le plus pernicieux car il associe la recherche du plaisir immédiat
(l’enfant n’a pas conscience de l’effectivité des conséquences qui vont suivre) et une intelligence désordonnée.
Nous retrouverons plus loin (pp. 72-73) des traits de cette
figure à propos du tyran et de l’homme démocratique : ils
n’ont pas mûri, ils ont conservé les exigences et
l’aveuglement de l’enfance. L’éducation qui occupe à coup
sûr l’essentiel de l’existence de l’enfant doit cependant se
poursuivre toute la vie, tant les déterminations du premier
âge gouverné par les sensations, le plaisir et les ruses, ont
tendance à renaître spontanément dans l’âme humaine. La
bête polycéphale du livre IX de la République doit chaque
jour être assagie.
Le contenu de l’éducation ne varie guère de la République aux Lois : la musique, au sens large d’étude des
harmonies, et la gymnastique forment l’une l’âme, l’autre
le corps. Il ne s’agit donc pas d’apprendre le chant ou la
lyre pour le plaisir de chanter ou de jouer d’un instrument
de musique, mais bien plutôt de passer des rythmes appris
et reproduits au rythme intelligible, d’essence mathématique, qui est l’aliment de l’âme. La réflexion accompagne
la pratique :
100
« L’excellence du langage, celle de l’harmonie,
l’élégance de la forme, la perfection du rythme, tout cela
sert d’accompagnement à la candeur ; non point à cette
réelle imbécillité que, par gentillesse, nous qualifions de
candeur, mais à cette pensée réfléchie qui, en toute vérité,
équipe le moral pour ses fins de la bonne et belle manière. »
(République, III, 400d-e)
Même les hommes qui ne pourront avoir accès au
sommet de l’éducation que sont les mathématiques pures
et la dialectique, doivent faire preuve de réflexion. Le
mouvement de l’éducation (le terme latin e-ducere montre
d’ailleurs cette sortie d’un état informe vers une autre
condition), dès le plus jeune âge et même pour la condition sociale la plus basse, dépasse le pur et simple conditionnement d’un comportement pour éveiller l’esprit à un
rapport direct ou indirect à l’intelligible. Même un esclave
a besoin de savoir compter et il n’est pas indifférent en ce
sens que l’expérience de réminiscence (voir plus haut p.
43) décrite dans le Ménon soit faite avec un jeune esclave.
Pour éveiller l’âme et la détourner de la vision sensible
vers la vision intelligible, il faut que l’éducateur s’adresse à
toute l’âme et ne néglige rien de ce qui nous anime. Le
plaisir est donc associé grâce au jeu (paidia) à l’éducation
(paidéia). Le livre VII des Lois souligne l’importance des
jeux éducatifs en ce qui concerne le calcul :
« À commencer en effet par le calcul, on a inventé à
l’usage d’enfants qui ne sont tout bonnement que des enfants des objets d’étude dont ils s’instruisent en se diver101
tissant et auxquels ils goûtent du plaisir : ce sont par
exemple des pommes, ou des couronnes, à partager entre
un plus grand aussi bien qu’un moins grand nombre de
lots, de manière à en faire toujours au total le même
nombre. »
(819b)
L’enfant va désirer jouer pour s’amuser, et en
s’amusant va entrer en rapport avec une autre dimension
que le simple sensible. Cette dynamique de l’érôs (« le
désir ») est au cœur de l’éducation platonicienne.
Le désir
La figure principale de l’amour pour Platon n’est pas,
comme elle pourra l’être dans la pensée chrétienne, charité, don de soi et amour du prochain, mais elle est désir et
recherche de ce qui nous fait défaut. Ce désir aimant ou
cet amour désirant se nomme érôs. Les pages 199c-201c
du Banquet analysent l’expérience du désir à partir de
celle du manque : je désire de l’eau, et donc boire, quand
je suis déshydraté ; ma recherche est intéressée, je veux
m’approprier ce que je n’ai pas, ou que je n’ai pas de manière suffisante. Platon refuse en conséquence de faire de
l’amour un « grand dieu », comme le début du dialogue
tendait à le faire, et souligne l’ambiguïté de ce que nous
pouvons nommer, dans un sens large, « l’expérience érotique ». Il ne s’agit en rien de désigner par là ce qui est
doucement sensuel ou franchement licencieux, mais ce qui
a rapport à l’amour et au désir en général. L’ambiguïté de
cette expérience est que l’homme éprouve à la fois un plai102
sir et un déplaisir, joie de l’attente d’être comblé et souffrance de ne pas avoir encore ce que l’on désire.
La co-présence en nous de l’énergie de la recherche et
de la faiblesse du dénuement est présentée par Platon sous
forme mythique, à travers un récit de la naissance d’Érôs :
« Le jour où naquit Aphrodite [déesse de la beauté que
les Latins nommeront Vénus], les Dieux, sache-le, donnaient un festin, et parmi les convives se trouvait Expédient [Porosl, le fils d’Invention [Métis35]. Or, quand ils
eurent dîné, comme ils avaient fait bombance, survint
Pauvreté [Pénia] dans le dessein de mendier, et elle se
tenait contre la porte. Or Expédient qui, s’étant enivré de
nectar (car on n’avait pas encore le vin !), était passé dans
le jardin de Zeus, s’y endormit, alourdi par l’ivresse. Sur
ce, Pénia, s’avisant parce que pour elle il n’est rien
d’expédient, d’avoir un petit enfant d’Expédient, se couche
à son côté et voilà que d’Amour elle fut engrossée ! »
(203b)
Érôs, nous dit par la suite le Banquet, tient de ses parents des caractères contradictoires et complémentaires :
« Toujours il est pauvre, et il s’en faut de beaucoup
qu’il soit délicat et beau comme la plupart des gens se
l’imaginent ; mais, bien plutôt, il est rude, malpropre ; un
va-nu-pieds qui n’a point de domicile […]. Mais, en re-
35
Sur cette figure importante de la pensée grecque, voir Marcel
Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la
métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
103
vanche, conformément à la nature de son père, il guette,
embusqué, les choses qui sont belles et celles qui sont
bonnes, car il est vaillant, aventureux, tendant toutes ses
forces ; chasseur habile, ourdissant sans cesse quelque
ruse ; curieux de pensée et riche d’idées expédientes, passant toute sa vie à philosopher. »
(203c-d)
Érôs est le portrait du philosophe, sous le double signe
de l’aporie (le manque de solutions toutes faites) et de la
dialectique (l’art du bon usage du logos qui permet de
rencontrer la plénitude intelligible).
Tout cela, qui peut à première vue sembler éloigné du
thème de la Cité juste, en est au contraire le vrai cœur : les
hommes sont par nature dépourvus d’une constitution
politique spontanée ; ils sont sans défense par rapport aux
menaces extérieures et cependant ils sont rusés et riches
de pensées ingénieuses. L’art politique est l’expédient (on
pourrait dire encore le moyen ou l’issue) qui leur permet
de sortir de l’impasse où les hommes sont naturellement
situés.
Le dialogue tardif, le Politique, décisif pour la pensée
politique platonicienne, affirme qu’il ne naît pas dans les
Cités de rois différents par nature, comme dans la ruche
des abeilles où se distingue aussitôt, par son apparence
corporelle, une reine36. Il y a une circularité que seule la
36
« Puisque, en réalité du moins, il n’y a point, c’est ce que
nous disons, de roi qui naisse dans les Cités, par analogie à
l’apparition d’une reine à l’intérieur de l’essaim, point d’individu se
104
philosophie peut fonder entre l’éducation et l’art politique : les gouvernants précisent les règles et le contenu de
l’éducation, mais l’éducation est nécessaire pour former de
justes gouvernants (les « rois-philosophes » de la République). Le philosophe qui, en « sortant de la caverne », se
détache des déterminations empiriques peut indiquer un
modèle éducatif et législatif que suivront les gouvernants
honnêtes.
Ce modèle, à la fin du Politique, est précisément,
comme l’union de Poros et de Pénia, une alliance de caractères contraires. Les hommes en effet ont des humeurs et
des dispositions variées : en excluant les hommes méchants et intempérants qu’une éducation parfaite devrait
rendre quasiment impossibles, le Politique retient deux
traits de caractères principaux qui rappellent d’une part le
cocher de l’attelage ailé du Phèdre, d’autre part le cheval
blanc : le caractère des gouvernants « sages et modérés »
et celui des hommes « fougueux ». S’il y a des « types »
d’hommes pour Platon, ce sont fondamentalement des
manières différentes de réaliser la nature humaine. Platon
précise ainsi le but de l’art royal :
« Voilà dès lors, affirmons-le, quel est pour une activité politique le terme d’un tissu résultant d’un droit entrecroisement : c’est, étant donné la manière d’être qui caractérise les hommes qui sont fougueux et ceux qui sont modistinguant immédiatement de tous les autres par les dons du corps
aussi bien que de l’âme, il faut alors, une fois réunis en assemblée,
rédiger des codes de lois, en suivant à la trace, semble-t-il bien, les
empreintes du régime politiquement le plus authentique » (301d-e).
105
dérés, une fois leurs existences assemblées par l’art royal
en une communauté qui repose sur la concorde et
l’amitié ; une fois achevé par celui-ci, en vue de la vie
commune, le plus magnifique de tous les tissus et le plus
excellent. »
(311 b-c)
L’amitié (philia), comme l’amour, naît de la rencontre
d’une ardeur irraisonnée et d’une sagesse paisible. Le
« tissage politique » associe, plus que des aptitudes naturelles données de façon a priori, des manières de vivre qui
se sont révélées au cours de l’éducation et grâce à elle.
L’invention d’une constitution
Le but de l’art politique est de construire la plus
grande unité possible, de manière à ce que la Cité soit, à
l’image du monde, une totalité harmonieuse. Les membres
de la Cité doivent s’appliquer à une fonction unique pour
être sûrs de bien la réaliser : la justice en l’homme, qui est
l’unité des parties de l’âme de cet homme, a pour corrélat
la justice dans la Cité, qui est aussi accord et équilibre
entre les citoyens. Le livre IV de la République indique :
« Tous les citoyens doivent, un chacun, être appliqués
à une tâche pareillement une, celle à laquelle la nature de
chacun le prédestine, de manière que chacun, s’acquittant
d’une tâche unique, celle qui est la sienne, ne risque pas de
devenir plusieurs hommes, mais n’en soit qu’un, et que, de
la sorte, la Cité, dans son ensemble, se développe comme
un être unique, non comme plusieurs. »
106
(423d)
Le livre V dit encore :
« Y a-t-il, selon nous, pour la Cité un mal plus grand
que ce qui le déchirera et qui, à la place d’un seul, en produira plusieurs ? ou de plus grand bien que ce dont le lien
l’unira et le fera un ? »
(462a-b)
La valeur d’une constitution politique se mesure à sa
force d’unification des hommes entre eux, ce qu’à notre
époque nous nommons la « cohésion sociale ». Cette unité
n’est pas indifférenciation et Platon tient à accorder non
seulement une seule tâche à chaque personne (le travail
sera ainsi mieux fait37), mais aussi à distinguer trois
classes dans la Cité : les producteurs (cultivateurs et artisans), les gardiens et les gouvernants (République, III,
415a sq.). Cette hiérarchie correspond aux trois parties de
l’âme qu’expose le livre IV : la foule des désirs correspond
aux producteurs, l’énergie du courage, aux gardiens, et la
perspicacité de la partie rationnelle, aux gouvernants.
Cette répartition ne tient en rien compte de la différence entre les hommes et les femmes, et c’est là l’une des
thèses les plus originales de Platon qui, en soutenant
l’égalité de droit entre les sexes, pensait résolument contre
son temps. Cette égalité qui implique une participation
37
« Il y a assurément, en chaque sorte de travail, accroissement
et du nombre des produits, et de leur qualité, et de la facilité
d’exécution, quand c’est un seul homme qui exécute une seule
tâche » (République, II, 370c).
107
identique aux tâches de la Cité est présentée aux pages
451b-455e du livre V. De manière plaisante, Platon propose l’argument du « cordonnier chauve » pour faire comprendre que les différences corporelles entre l’homme et la
femme sont inessentielles. Qu’un cordonnier soit chauve
ou chevelu, peu importe : seul compte l’art de la cordonnerie qui est le fait de son âme (454c). La différence
sexuelle est donc réduite par Platon à une différence négligeable quant à l’essence de l’âme.
Outre cette hiérarchie, qui donne à la Cité la même
structure qu’à l’âme et donc la même unité, la République
propose deux mesures radicales pour assurer la plus
grande unité à la Cité : l’abolition de la famille, d’une part
(460c-461d), et la communauté des biens, de l’autre
(462c-465c). Les Lois refuseront cette radicalité : la famille (avec le lot territorial qui lui est imparti) est même la
base de la Cité, le mariage est rendu quasiment obligatoire
(VI, 774a) ; quant à la propriété privée, elle est reconnue
nécessaire : le sol est divisé en 5040 lots, mais sans que la
richesse devienne une fin possible pour la vie de la Cité.
Les particuliers auront bien quelque menue monnaie,
mais ni or ni argent (742a), moyen de paiement réservé à
la Cité en tant que telle. Si les moyens diffèrent de la République aux Lois, le but est toujours le même : assurer à
la Cité la plus grande unité et la plus grande cohésion possibles grâce à des règles strictes et immuables.
108
La critique de la démocratie
La démocratie apparaît à Platon comme le pire des régimes, car il met au principe de l’ordre de la Cité, le multiple et non l’Un. C’est le livre VIII de la République qu’il
convient de lire pour l’exposé des différentes sortes de
régimes. Précisons-en les termes principaux ; ils sont formés d’après des racines grecques qui indiquent le pouvoir
ou le commandement, -archie (du verbe arkhein, « commencer », « entreprendre », « montrer le chemin ») et cratie (du verbe kratein, « être fort », « dominer », « ordonner ») : la monarchie est le gouvernement d’un seul
(monos), l’aristocratie est celui des meilleurs (aristoi),
l’oligarchie celui de quelques-uns (oligoi), la timocratie un
gouvernement fondé sur la réputation ou l’honneur (timè),
la ploutocratie sur l’argent et la richesse (ploutos), la démocratie le gouvernement du peuple (démos).
Le pouvoir d’un seul est susceptible de deux formes,
l’une bonne (la royauté), l’autre mauvaise (la tyrannie) ; de
même pour le pouvoir de quelques-uns : la forme bonne
est l’aristocratie, la mauvaise, les différentes sortes
d’oligarchies. Le pouvoir de tous est, en revanche, intrinsèquement mauvais et ne connaît qu’une seule forme, la
démocratie, que Platon condamne farouchement. Cette
forme a cependant une apparence positive : l’opinion est
spontanément favorable au fait que tous les membres
d’une Cité puissent gouverner. Platon note :
« Il y a chance que, de tous les régimes, celui-ci soit le
plus beau : pareil à un manteau que l’on a bariolé d’un
bariolage de toutes couleurs, ce régime apparaîtrait aussi
109
comme le plus beau, en tant que bariolage fait de toutes
sortes d’humeurs ! Il est assurément probable que, comme
il en est des enfants et des femmes quand ils regardent les
objets bariolés, ce régime sera par beaucoup jugé le plus
beau de tous. »
(557c)
La démocratie est le régime de l’apparence : il semble y
avoir un pays et une Cité, mais en fait il n’y a qu’une collection d’individus mis côte à côte38. Il semble y avoir un
pouvoir et un régime, mais c’est en réalité l’anarchie39,
l’absence de pouvoir et de chef (560a). L’homme démocratique, c’est-à-dire celui qui vit ou croit pouvoir vivre dans
une Cité démocratique, fait ce qu’il veut quand il le veut :
« L’absence de discipline, l’absence de contrainte, voilà
ce qui préside à sa vie, mais, qualifiant cette vie d’agréable,
de libre, de bienheureuse, c’est elle qu’il mène du commencement à la fin. »
(561 d)
L’homme démocratique prend ses désirs pour mesure
de son action. La démocratie correspond donc à la bête
polycéphale du livre IX : c’est une multitude informe qui
bientôt s’autodétruit.
38
Michel-Pierre Edmond parle à ce propos d’une « atomisation
de la société », Le philosophe-roi. Platon et la politique, Paris,
Payot, 1991, p. 110.
39
Sur le rapport de la démocratie et de l’anarchie selon Platon,
voir les analyses de Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, 1975, pp. 110-118.
110
La notion de pouvoir implique en effet selon Platon
celle de savoir : l’autorité vient du savoir que l’on a en tel
ou tel domaine.
C’est le médecin qui gouverne en matière de maladie et
de santé, et c’est le pilote qui dirige son navire. Le philosophe devra gouverner l’ensemble de la Cité et de ses activités car lui seul a une connaissance globale de la nature
humaine. Il ne s’agit donc pas du gouvernement d’une
personne choisie selon son individualité mais, au contraire, selon sa connaissance de l’universel. En conséquence, si Platon recommande la monarchie, celle-ci ne
saurait être héréditaire. Seule l’éducation permet de découvrir et de fortifier ceux qui peuvent commander.
La tyrannie
La démocratie selon Platon est plus une fiction théorique qu’une réalité historique déterminée. Rétifs aux rigueurs de la loi et aveugles à l’éclairage rationnel de la
science, les hommes démocratiques n’obéissent qu’à leurs
désirs : dans cette Cité, « on a le droit de faire tout ce
qu’on veut » (République, VIII, 557b). Cependant, ces
hommes vont accepter le pouvoir d’un tyran qui deviendra
le seul à connaître cette logique anarchique et à faire tout
ce qu’il pourra vouloir. Il y a donc une sorte de tour de
passe-passe par lequel le peuple va être charmé et accepter
de suivre le tyran.
Pour cela, le discours démagogique sera indispensable ; aussi Platon évoque-t-il les sophistes comme des
« magiciens habiles à fabriquer des tyrans » (République,
111
IX, 572e). Ce lien entre la rhétorique sophistique et la tyrannie est particulièrement développé dans le Gorgias,
lors de l’entretien entre l’élève des sophistes, Polos, et
Socrate. Polos prétend que l’homme heureux est celui qui
fait ce qu’il veut et qui reste impuni quand il a commis des
actes injustes. La rhétorique est dans ce cas au service de
la défense de l’homme injuste qui sera acquitté par un jury
subjugué par l’éloquence. La figure du tyran Archélaos est
présentée en 470b-471d : il s’agit d’un homme tout à fait
mauvais, mais qui semble être heureux puisqu’il fait ce
qu’il veut. Pour réfuter Polos, Socrate doit alors assez longuement montrer que le bonheur ne peut venir de
l’injustice40.
Une analyse assez proche se retrouve au début du livre
II de la République quand il est question de l’anneau de
Gygès (359 sq.), anneau qui rendait invisible celui qui le
portait. Grâce à un tel pouvoir, le pâtre Gygès devint capable « pénétrant dans les maisons, d’y avoir commerce
avec qui lui plairait ; de mettre à mort, aussi bien que de
libérer de ses chaînes qui lui plairait ; bref de tout faire,
égal d’un dieu dans la condition humaine ! » (360b-c).
L’homme agit donc comme un tyran chaque fois qu’il se
croit au-dessus des lois et il règle, alors, ses actes sur ses
désirs immédiats. L’amour lui-même, le désir brut qui
n’est pas droitement orienté vers l’Idée du Beau grâce à la
40
Socrate résume les choses en affirmant : « Un homme, une
femme qui sont des êtres accomplis, j’affirme qu’ils sont heureux,
tandis que l’injuste et le pervers sont malheureux ! » (470e).
112
pédagogie philosophique (Banquet, 210a-212a), est comparé, au livre IX de la République, à un tyran :
« Amour, qui mène en lui [le jeune homme mal éduqué] la vie d’un tyran, dans une totale négation d’autorité
et de règle, puisqu’en personne il est l’unique autorité,
Amour conduira à tout oser, exactement comme s’il
s’agissait d’une Cité, le particulier dont il est le maître ; à
employer tout moyen de s’entretenir lui-même et en outre,
autour de lui, sa horde tumultueuse. »
(575a)
La démagogie n’a que de brefs effets et rapidement la
violence est nécessaire pour maintenir le pouvoir en
place : tel Denys de Syracuse, qui avait plus de mille soldats comme gardes du corps, le tyran décrit par le livre
VIII de la République finit par se rendre odieux aux citoyens. Ayant toujours peur que l’un de ses proches ne le
renverse ou ne le tue, le tyran détruit tout ce qui peut lui
faire de l’ombre :
« Les supprimer tous est donc, pour le tyran, une obligation s’il veut conserver son pouvoir, jusqu’à temps que,
ni amis, ni ennemis, il ne reste personne auprès de lui qui
vaille quelque chose ! […] – Quelle belle purification ! –
Oui, une purification contraire à celle que pratiquent les
médecins à l’égard du corps, car ces derniers, retranchant
ce qu’il a de plus mauvais, laissent le meilleur : lui, c’est le
contraire. »
(567b-c)
La tyrannie est la pire maladie du corps politique car,
plus qu’une dissolution comme celle qu’entraîne la démo113
cratie radicale, c’est une perversion qui transforme le
monde harmonieux de la Cité en un ensemble rigide, haineux et démesuré. Le corps politique en revanche, comme
l’âme de l’individu, a besoin d’une purification conforme à
la nature des choses, et qui visera le meilleur et non
l’intérêt d’un seul.
La sagesse et le pouvoir
L’art politique concernant l’ensemble des affaires humaines, c’est donc au philosophe d’exercer le pouvoir. Cet
exercice se fait à contrecœur, comme le montre le livre VII
de la République. Platon souligne le lien entre la science
suprême – la dialectique qui permet de voir les Idées sur
lesquelles se réglera la conduite humaine – et le pouvoir,
plutôt qu’il ne présente le détail de l’existence du « philosophe-roi ». En effet, le singulier de l’expression est trompeur et nous fait trop penser à quelque « Roi-Soleil »,
éclairant de sa science la Cité comme le fait l’Idée du Bien
pour l’ensemble de l’intelligible. Mais, Platon n’a jamais
rêvé d’une Cité universelle (le cosmopolitisme sera le fait
du stoïcisme et, dans une moindre mesure, de
l’épicurisme) : il y a des cités et dans chaque Cité des gouvernants, comme l’indique le livre V de la République :
« S’il n’arrive pas ou bien que les philosophes deviennent rois dans les Cités, ou que ceux auxquels on donne
maintenant le nom de rois et de princes ne deviennent
philosophes, authentiquement et comme il faut […], il n’y
aura pas de trêve aux maux dont souffrent les Cités, pas
davantage, je pense, à ceux du genre humain ! »
114
(473c-d)
De même que le philosophe est le médecin de l’âme
individuelle, de même est-il celui de la Cité : il lui permet
de trouver son harmonie et son unité. Mais parler du philosophe n’implique nullement qu’il y ait un seul philosophe. La répugnance du sage à redescendre dans la caverne et à s’occuper de la politique conduira Platon, dans
son dernier dialogue, les Lois, à ne plus parler du roi, mais
soit d’un « conseil nocturne », soit du « conseil suprême ».
La singularité de la fonction (« le » conseil ou « le » gouvernement) ne doit pas correspondre à une personne physique unique. L’imperfection humaine conduit au contraire à préférer une assemblée de différents sages qui
dirigent collégialement la Cité :
« Les dix plus vieux parmi les gardiens des lois actuellement en fonction, et, d’autre part, tous les citoyens qui
auront conquis la plus haute distinction se réuniront en
assemblée ; ils s’adjoindront ceux qui seront allés à
l’étranger pour recueillir toute information éventuellement utile à la sauvegarde des lois […]. Telle une ancre
jetée pour maintenir la Cité tout entière, une fois muni de
toutes les conditions requises il Ile conseil suprême] assurera le salut de tout ce que nous voulons sauver. »
(XII, 961 a-c)
La suite du livre XII compare ce conseil suprême à
l’intellect qui dirige l’âme humaine et conclut :
« Nous disions que toutes nos lois ne devaient sans
cesse avoir qu’une visée, et c’était, nous en convenions, ce
qu’on appelle très justement la vertu. »
115
(963c)
Ce qui vaut pour le travail juridique des Lois, vaut plus
généralement pour l’ensemble de la philosophie platonicienne : la vertu est le but du dialogue des hommes entre
eux. Mais ce but est visé, la justice toujours recherchée,
sans pouvoir être atteinte une fois pour toutes. C’est pourquoi, selon Platon, le mouvement de la parole philosophique est appelé à ne pas cesser.
Indications de lecture
• Sur les passions de l’âme et la vie politique : République, II-V et VIII
• Politique, notamment la fin du dialogue à partir de
271c sur l’art royal.
• Lois, notamment VI (sur les magistrats et les gardiens des lois) et XII (sur l’administration de la justice).
116
Prolongement : L’héritage
platonicien
L’Académie telle que l’avait fondée et conçue Platon
survécut jusqu’au Ier siècle avant J. -C. De son vivant déjà,
le maître choisissait l’un de ses disciples pour le remplacer
lors de ses voyages (Eudoxe, puis Héraclide Pontique).
Aristote, le plus brillant et le plus célèbre disciple de Platon, fut tenu à l’écart. Il fonda sa propre école en 355, le
Lycée, et proposa sa propre philosophie qui est, sur bien
des points, un dialogue précis et vigoureux avec Platon.
A la mort de celui-ci, ce fut Speusippe, son neveu, qui
dirigea l’école jusqu’en 339 ; il orienta l’enseignement vers
une interprétation du domaine intelligible fortement marquée par un primat des réalités mathématiques. Puis, il y
eut Xénocrate, Polémon, Cratès d’Athènes et Arcésilas
(315-240). Avec ce dernier, on parle de « Moyenne Académie » ; élève de Pyrrhon, il infléchit la pensée de Platon
vers le scepticisme ; son successeur, Carnéade, directeur
de la « Nouvelle Académie », prolonge cette « dérive » et
pense que rien n’est sûr, les doctrines philosophiques
étant seulement probables. Il y a là une sorte de retour à
l’ignorance socratique et au souci de réfuter plutôt que
d’établir. Le terme « académicien » désigne chez Cicéron
cette attitude dubitative qui place la vérité hors de portée
de la connaissance humaine. Philon de Larisse et Antiochus d’Ascalon tirent quant à eux, au Ier siècle avant J. -C,
117
l’Académie vers une école rivale, celle du Portique (les
stoïciens). La tradition proprement platonicienne semble
alors interrompue.
Avec Plotin (205-270), un nouvel essor apparaît grâce
à la fondation d’un courant que l’on nomme « néoplatonisme » : loin de la « suspension de jugement » sceptique
d’un Carnéade ou d’une interprétation stoïcisante comme
chez Antiochus, Platon est ré-interprétré selon un point de
vue radicalement métaphysique. Les hypothèses du Parménide servent à décrire de façon systématique l’ensemble
du réel. Le Dieu suprême est identifié à l’Un de la première hypothèse du Parménide et à l’Idée du Bien de la
République : il est cause de tout, principe ineffable, source
de toute la réalité (sensible et intelligible), comme le Soleil
est source de la lumière : on parle souvent à ce propos
d’« émanation » – Plotin, pour sa part, préfère l’idée d’une
« procession ». Les êtres dérivent (« procèdent ») du Premier Principe. À sa suite, vient le monde intelligible qui,
cette fois, est pensé comme tel, c’est-à-dire comme structure close où la vie est possible. Il s’agit d’une vie intelligible dont les Idées seraient dotées (Platon n’avait jamais
proposé qu’une Idée pût être vivante comme le sont mutatis mutandis une plante ou un homme). De ce monde intelligible dérivent l’âme et la nature qui organisent la vie
sensible. Alors que le monde de Platon était unique et sa
philosophie tout entière imprégnée du souci éthique, le
réel pour Plotin est hiérarchisé et sa philosophie, indifférente à la politique, se préoccupe de la seule purification
spirituelle de l’homme.
118
La richesse des dialogues de Platon est telle que
l’ensemble des courants de la philosophie antique ont pu,
à un titre ou à un autre, s’y retrouver ou, du moins, s’en
inspirer. A travers le néoplatonisme de Plotin et la lecture
qu’en a faite saint Augustin (354-430), la tradition chrétienne reprendra l’héritage de Platon. C’est donc avec raison qu’un philosophe du début du xxe siècle, A. N. Whitehead, a pu écrire : « La philosophie occidentale n’est
qu’une série de notes de bas de page aux dialogues de
Platon. »
119
Bibliographie
Ouvrages de Platon
Il existe de nombreuses traductions des dialogues de
Platon ; celle de Léon Robin chez Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, reste une référence sûre (un
certain nombre de dialogues sont repris dans la collection
« Tel »). Pour une première approche de Platon, on peut
lire, dans l’ordre suivant, l’Apologie de Socrate,
l’Alcibiade, le Protagoras, le Gorgias, le Banquet et la
République.
Ouvrages sur Platon
• Brisson, Luc et Pradeau, Jean-François, Le Vocabulaire de Platon, Paris, Ellipses, 1998.
• Chrétien, Jean-Louis, L’Effroi du beau, chap. II,
« L’épreuve humaine du beau selon Platon », Paris, Cerf,
coll. « La nuit surveillée », rééd. 1997, pp. 33-71.
• Dixsaut, Monique, Le Naturel philosophe, Paris,
Vrin/Les Belles Lettres, rééd. 1994.
• Dumont, Jean-Paul, Éléments d’histoire de la philosophie antique, IIe partie, « Platon », Paris, Nathan, coll.
« Réf. », 1993, pp. 239-335.
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• Montet, Danièle, Les Traits de l’être. Essai sur
l’ontologie platonicienne, Grenoble, J. Millon, coll. « Krisis », 1990.
• Robin, Léon, Platon, Paris, PUF, coll. « Dito », 1re éd.
1935, rééd. 1994.
• Schuhl, Pierre-Maxime, L’Œuvre de Platon, Paris,
Hachette, coll. « A la recherche de la vérité », 1954.
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