SUR LA VALEUR DU TANWÌN
NOUVELLE CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DU SYSTÈME
DÉTERMINATIF DE L’ARABE1
par
D.E. KOULOUGHLI
(CNRS)
0. Introduction
Le terme de tanwìn, est en arabe le nom verbal associé au verbe
nawwana, littéralement « ajouter une lettre nùn, nouner », et il est donc
assez bien rendu par le terme de « nounation » qui le traduit souvent
chez les arabisants de langue française. Dans le métalangage grammatical arabe, il désigne, plutôt que le processus même de « nounation »,
son résultat, à savoir le morphème suffixal /+ n/ dont la majorité des
noms2 sont en principe3 dotés s’il ne sont ni précédés de l’article défini
/(a)l +/ ni spécifiés par un complément de nom en état d’annexion
(i∂àfa). Dans une précédente étude4 nous avons argumenté an faveur
de la thèse selon laquelle le tanwìn doit bien être reconnu comme le
1
Merci à G. Bohas pour les observations qu’il nous a faites sur une version préliminaire de ce texte, ainsi qu’à P. Larcher pour les corrections et améliorations du texte
qu’il nous a suggérées.
2
À savoir les noms à trois cas, masculins ou féminins, singuliers ou pluriels, ainsi
que les noms à suffixe /+ àt/ dits de « féminin externe ».
3
Cette formulation « souple » vise non pas tant à accommoder les nombreux cas où
les règles de pause « effacent » le tanwìn (car on ne peut contester alors qu’il est présent en droit sinon en fait), qu’à réserver les quelques cas où la grammaire arabe autorise un nom à s’actualiser en discours à l’état « nu », c’est-à-dire sans déterminant, défini
ou indéfini, et sans spécificateur (mu∂àf ilayhi), notamment le cas du vocatif, comme
dans yà ra<ulu ! (Ô homme !), et celui de la négation générique (nafy al-<ins), comme dans
là ra<ula hunà (il n’y a pas d’homme ici). Tout ce qui est dit ici sur les noms à tanwìn
vaut bien sûr aussi pour les noms indéfinis qui, pour des raisons morphologiques ne
peuvent porter cette marque. Notre focalisation sur le tanwìn exprime simplement le fait
que, selon nous, il est, en arabe classique et en arabe standard moderne, la marque
typique de l’indéfini.
4
Publiée dans Arabica, XLVIII, 2001.
© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2007
Also available online – www.brill.nl
Arabica, tome LIV,1
sur la valeur du
TANWÌN
95
déterminant indéfini de l’arabe en dépit des objections qui ont pu être
élevées contre cette thèse. Nous nous proposons dans le présent article
de revenir un peu plus en détail sur la question des diverses valeurs
dont le tanwìn peut doter les noms sur lesquels il apparaît et, par delà
ces diverses valeurs, de tenter de caractériser l’invariant sémantique qui
se manifeste en toutes les occurrences de nom à tanwìn, bref la valeur
du tanwìn.
1. L’approche par la glose
Pour le tanwìn, comme pour toute autre forme linguistique, la langue met à la disposition des usagers un moyen très général d’explicitation de la valeur intentée dans un contexte donné : ce moyen c’est
la glose, laquelle consiste à substituer à une occurrence donnée d’une
forme linguistique qui ne semble pas avoir été bien comprise par l’interlocuteur une autre expression que l’on espère être plus explicite. Bien
sûr la glose est un outil sémantique assez peu sophistiqué et qui, visant
un résultat immédiat, recherche une équivalence pragmatique approximative qui ne doit en aucun cas être prise pour une équation sémantique stricte. Elle peut cependant servir comme premier moyen pour
« déblayer le terrain ».
Un survol rapide des diverses valeurs contextuelles que peut prendre le tanwìn et des gloses que l’on peut leur associer nous semble dégager une dizaine de cas fondamentaux que l’on peut présenter de la
façon suivante5 :
1.1. Valeur « un(e) seul(e) »
Dans ce type de cas, le nom à tanwìn peut être glosé en le faisant
suivre de « wà˙id(a) ». Voici quelques exemple de ce type de cas (le
nom concerné est souligné) :
(1) kilànà muwaΩΩafun qadìmun, sanatun là tuqaddimu wa-là tu"a¢¢iru !.
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 26)
Nous sommes tous deux de vieux fonctionaires. Une année ne changera rien !
5
Pour faciliter le travail ultérieur d’analyse nous classerons de façon approximative,
les diverses occurrences en grandes classes allant de valeurs plus spécifiques à des valeurs
plus génériques. Les exemples seront en général tirés d’œuvres littéraires modernes. Les
références donnent le nom de l’auteur, le titre de l’œuvre, et le chapitre dont est tirée
la citation. La précision de la page et de la ligne nous a paru superflue compte tenu
de la diversité des éditions.
96
d.e. kouloughli
Ici c’est clairement une valeur numérale, spécifiable par l’adjectif
numéral wà˙ida, qui est visée dans sanatun. Il en est de même dans
l’exemple suivant :
(2) lam yakun baqiya 'alà l-imti˙àni illà usbù'un
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 25)
L’examen n’était plus qu’à une semaine
Ou encore dans celui-ci :
(3) wa-law kàna bihà ≈arratun min [amàlin la-'a≈artu-hu
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 44)
Si elle avait eu ne serait-ce qu’un atome de beauté, je l’aurais excusé.
Parfois la visée quantitative est indiquée par l’apparition dans le
contexte d’un contraste singulier/pluriel, comme dans :
(4) hà≈ihi ma'rakatun wa-sa-tatlùhà ma'àriku, u"akkidu la-kum hà≈à !
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 4)
C’est une bataille qui sera suivie par d’autres batailles, je vous le garantis !
En contexte négatif, cette valeur quantitative peut basculer vers le
« pas un seul, pas le moindre, aucun ». C’est le cas dans l’exemple
suivant :
(5) wa-“ayya'a ahlu l-˙ayyi “[àra l-'umri” ˙attà lla≈ìna lam yaßil-hum bi-hi sababun min
asbàbi l-ta'àrufi l-“a¢ßiyy
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 37)
Les gens du quartier rendirent hommage au « voisin d’une vie », même ceux auxquels ne le
rattachait aucune relation personnelle.
Mais ce contraste singulier/pluriel peut avoir une visée plus qualitative
marquant par exemple une intention nettement péjorative comme dans :
(6) imra"atun min hàtìka l-niswa
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 30)
Une de ces femmes . . . (i.e. une prostituée)
Sachant que le tanwìn porte aussi bien sur des noms au singulier que
sur des noms au pluriel, on ne sera pas surpris de retrouver sa valeur
« quantitative » sur des bases nominales de pluriel. Le sens oscille alors,
en fonction du contexte, entre « quelques X » et « de nombreux X ».
C’est ce que l’on a dans un exemple comme :
(7) lam yabqa illà ayyàmun ! . . .
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 35)
Il ne reste que quelques jours !
sur la valeur du
TANWÌN
97
Ou encore :
(8) fì sanatin tùladu nufùsun wa-tazhaqu nufùsun !
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 26)
En une année bien des vies naissent et bien des vies disparaissent !
1.2. Valeur « le/la même »
De la valeur « un(e) seul(e) », on passe facilement à celle de « le/la
même ». C’est par exemple le cas dans l’exemple suivant :
(9) innahà ra©batun sa¢ìfatun wa-mu˙zinatun fì ànin.
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 47)
C’est un désir dérisoire et attristant à la fois (litt. « en une fois »)
Ce qui montre bien la genèse de cette valeur du nom à tanwìn à
partir de la précédente c’est que, bien souvent, l’adjectif numéral wà˙id(a)
« un(e) » suit immédiatement ce nom, comme par exemple dans :
(10) kullu ùlà"ika “ay"un wà˙idun
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 30)
Tout ça c’est la même chose (litt. « une chose une »).
1.3. Valeur « un(e) certain(e) »
Dans ce type de cas, le nom à tanwìn peut être glosé en le faisant
suivre de l’indéfini « mà » ou de l’adjectif « mu'ayyan(a) ». Voici quelques exemple de ce type :
(11) [ànibun min al-zawà[i ¢id'atun bintu kalbin
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 7)
Un certain côté du mariage est une saloperie de piège
On peut ici gloser [ànibun par [ànibun mà ou par [ànibun mu'ayyan. Il
est clair que le locuteur pense ici à « un côté particulier » du mariage,
qu’il ne spécifie pas plus, bien qu’il puisse éventuellement le faire.
Notons que l’ajout de mà que nous avons présenté comme un moyen
de gloser certaines occurrences de nom à tanwìn peut figurer explicitement dans le texte6. C’est le cas dans l’exemple suivant :
Dans certains contextes, comme nous le verrons plus loin, l’apparition de ce mà
marque explicitement que c’est la valeur « un(e) certain(e) » qui est visée et nulle autre.
6
98
d.e. kouloughli
(12) anta ma∆alan – ra©ma mawqifi-ka l-“akkiyyi – tu˙ibbu wa-tata'àmalu wa-tu“àriku mu“àrakatan mà fì ˙ayàti baladi-ka l-siyàsiyya
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 23)
Toi par exemple, malgré ton attitude sceptique, tu aimes, interagis et apporte une certaine
participation à la vie politique de ton pays
Cette possibilité d’en dire plus à propos d’une entité que l’on se
contente d’évoquer de façon vague existe aussi dans des cas comme le
suivant :
(13) fì l-usbù'i l-mà∂ì 'uyyina musta“àran ra[ulun lam yablu© al-arba'ìna min 'umri-hi
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 14)
La semaine dernière on a nommé conseiller un homme qui n’avait pas quarante ans
Dans d’autres cas, on peut supposer que le locuteur ne pourrait sans
doute pas vraiment spécifier l’objet dont il parle (et qu’il affecte du
tanwìn) mais qu’il sait cependant qu’il s’agit d’un objet particulier,
« d’un certain objet ». C’est, nous semble-t-il, le cas dans l’exemple
suivant :
(14) wa-la'alla-hà [alasat tantaΩiru kitàban ista'àrat-hu
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 25)
Sans doute était-elle assise à attendre un livre qu’elle avait emprunté
Compte tenu de la modalité hypothétique qui ouvre l’énoncé, il semble clair ici que le locuteur ne pourrait guère être plus précis concernant le livre dont il parle. Il n’en est pas moins clair, pour des raisons
de « logique naturelle », qu’il s’agit bien d’un livre particulier, « d’un
certain livre », correspondant aux desiderata de la lectrice . . .
Dans de nombreux cas, les deux possibilités existent sans que le texte
en lui-même permette de trancher dans un sens ou dans l’autre. C’est
par exemple le cas de l’énoncé suivant :
(15) wa-qad kàna hunàka ∆ammata amalun fì an ya[ma'a nà“irun maqàlàti-hi fì kitàbin
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 35)
Il y avait un espoir qu’un éditeur réunisse ses articles en un livre
Cet énoncé est en effet compatible avec l’hypothèse que Kamàl
(puisqu’il s’agit de ce personnage du roman) ait déjà pris des contacts
effectifs et pense à un éditeur précis, comme avec l’hypothèse qu’il ne
s’agisse que d’un vague projet qui n’a reçu aucun début de réalisation.
Ce qu’il est intéressant de retenir ici c’est que l’incertitude sur l’identité exacte de l’entité à laquelle réfère le nom à tanwìn n’est nullement
un obstacle à la transmission d’information, et cela tout simplement
sur la valeur du
TANWÌN
99
parce que cette identité n’est, dans tous ces cas, guère pertinente pour
le propos. Si elle l’avait été le locuteur aurait certainement été plus
spécifique, et c’est donc précisément une des grandes fonctions communicatives du tanwìn que de permettre d’introduire une représentation
dont une connaissance approximative est utile à la dynamique de la
conversation (ou plus généralement de la construction d’une représentation de situation) mais dont la connaissance précise n’est pas nécessaire au propos. . . .
1.4. Valeur « un quelconque »
Parfois le contexte suggère que bien que le nom à tanwìn renvoie à
un objet singulier, cet objet n’a au fond, pour le locuteur, aucune importance particulière, qu’il s’agit véritablement d’un choix aléatoire. C’est
bien le cas, semble-t-il dans un exemple comme :
(16) ∆umma ¢tàra mu[alladan wa-rà˙a yuqallibu ßafa˙àti-hi dùna an yaqra"a kalimatan.
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 25)
Puis il choisit un volume quelconque et se mit à en tourner les pages sans lire un seul mot
Malgré la présence du verbe i¢tàra (choisir), la suite montre que le
volume est absolument quelconque du point de vue du sujet. La glose
que l’on peut associer à ce type de valeur est quelque chose comme
« a˙ad al-mu[alladàt » (un des volumes) ou « mu[allad min al-mu[alladàt »
(un parmi les volumes). Cette dernière manière d’exprimer l’extraction
aléatoire était très courante dans la langue classique, la première étant
plutôt caractéristique de la langue moderne où elle tend même à concurrencer le nom à tanwìn.
1.5. Valeur « pas n’importe quel(le) »
Dans ce type de cas, le nom à tanwìn peut être glosé en le faisant
suivre d’un adjectif à valeur appréciative, comme kabìr ou 'aΩìm (grand)
ou en lui donnant une modulation exclamative. En voici quelques
exemples :
(17) inna kàffata a˙wàli-hà tadullu 'alà anna-hà min “usratin” kamà yaqùlùna
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 25)
Tout en elle manifestait qu’elle appartenait à « une famille » comme on dit
Ici, à la fois les guillemets présents dans le texte (mais sont-ils
d’origine ?) et le commentaire qui suit montrent l’intention du locuteur
et le fait que “usratun” est tout sauf « une famille quelconque ». On
100
d.e. kouloughli
notera que, dans ce type d’usage, on passe d’une valeur quantitative
(qui peut néanmoins rester présente) vers une valeur essentiellement
qualitative du nom à tanwìn.
Parfois cette valeur qualitative du nom à tanwìn est explicitée
par l’expression « wa-ayy X ! » (et quel X !) qui vient la souligner7. C’est
le cas dans l’exemple suivant :
(18) ammà l-liqà"u fa-sa-yakùnu la-hu “a"nun wa-ayyu “a"nin
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 45)
Quant à la rencontre, elle aurait une importance, et quelle importance !
Signalons enfin que, dans certains cas, il est difficile, du moins à
contexte restreint, de décider si le nom à tanwìn renvoie à la valeur
« un(e) certain » ou a la valeur «pas n’importe que(le) ». C’est par exemple le cas quand on lit :
(19) li-≈àlika qißßatun †ab'an
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 15)
Il y a derrière ça une histoire, bien sûr.
Ici, sans contexte étendu, on peut comprendre aussi bien « une certaine histoire » que « une histoire, et quelle histoire ! » . . .
1.6. Valeur « qualitative »
Ce qui est visé ici c’est le fait que le nom doté d’un tanwìn ne fait
plus du tout référence à l’aspect quantitatif de la notion nominale qu’il
actualise, mais à son contenu notionnel. Les exemples suivants permettront de préciser cette idée :
(20) laa yufarriqu bayna l-ra[uli wa-l-ra[uli illà imra"atun !
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 7)
Ne peut séparer deux hommes qu’une femme
Ici, il est clair que « imra"atun » ne vaut pas par son aspect quantitatif mais bien par son contenu notionnel : « une personne de la gent
féminine ». Il est d’ailleurs remarquable que les deux occurrences du
7
Notons ici, mais nous y reviendrons en détail plus loin, que ce « ayy ! » exclamatif
ne doit être confondu ni avec le « ayy ? » interrogatif (quel ?) ni avec le « ayy » indéfini
(quel que soit, n’importe quel) qui peut lui aussi gloser ou co-occurrer avec des noms
à tanwìn . . . Bien entendu ces trois emplois ne sont que des différenciations fonctionnelles d’un même marqueur.
sur la valeur du
TANWÌN
101
mot « homme » dans cet énoncé (ra[ul ) apparaissent avec un article
défini (al +) à valeur manifestement générique. Le mot « femme » a lui
aussi, ici, un certain contenu générique (on ne vise pas ici une femme
particulière), mais cette généricité n’est pas construite sur le mode de
la généralité (comme c’est le cas pour « al-ra[ul »), mais à partir de la
saisie d’une occurrence singulière qui va suggérer la classe dans son
entier.
Voici un autre exemple où un nom à tanwìn renvoie plus au contenu
notionnel qu’à l’individu :
(21) mà≈à tantaΩiru min ra[ulin bada"a ˙ayàta-hu bi-taqrìri anna l-insàna aßlu-hu qirdun !
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 5)
Qu’attendre d’un individu qui a commencé sa vie en déclarant que l’homme a pour ancêtre un singe
Il est clair que « qirdun » ne renvoie pas à un singe particulier mais
à l’espèce simiesque, et on constate à nouveau que le nom à déterminant indéfini apparaît dans le même environnement qu’un nom à déterminant défini générique : al-insàn. Ici encore, le nom indéfini a bien
une valeur générique mais saisie à partir d’une occurrence singulière
représentative.
Ce tanwìn à valeur qualitative peut dans certains contextes infléchir
l’interprétation du nom sur lequel il porte dans le sens de « une sorte
de X », « une espèce de X », « un genre de X ». En voici un exemple :
(22) qad yakùnu fì l-’islàmi i“tiràkiyyatun, walakinna-hà i“tiràkiyyatun ¢ayàliyyatun (. . .)
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 43)
Il y a peut-être en Islam une sorte de socialisme, mais c’est un socialisme utopique (. . .)
Dans d’autres cas, notamment quand il porte sur des noms à contenu
abstrait, comme les noms verbaux (maßdar), il renvoie à ce contenu dans
sa généralité et pourra être en conséquence rendu en français par un
nom à « déterminant zéro ». C’est le cas dans l’exemple suivant :
(23) – kayfa ˙àlu l-sayyidi A˙mad ?
– là taqaddumun wa-là ta"a¢¢urun,
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 35)
– Comment va M. Ahmad ?
– ni progrès ni dégradation
1.7. Valeur « générique »
En glissant d’un degré supplémentaire du particulier vers le général on
arrive à des contextes d’usage du nom à tanwìn qui ont manifestement
102
d.e. kouloughli
une valeur tout-à-fait générale. Les gloses que l’on peut associer à ces
emplois sont alors « ayy X » (n’importe quel X) voire « kull X » (tout X).
En voici quelques exemples caractéristiques :
(24) qabla ≈àlika lam yakun li-“ay’in ¢u†ùratun qa††u
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 42)
Avant rien (litt. « pas une chose ») n’avait aucune importance (litt. « une importance »)
Il est clair qu’ici « li-“ay"in » ne peut se comprendre que comme « liayyi “ay"in » et que « ¢u†ùratun » doit également s’interprêter comme
« ayyu ¢u†ùratin ».
(25) (. . .) ka-man yad¢ulu baladan ©arìban fa-'alay-hi an yatakallama bi-lu©ati-hi (. . .)
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 25)
(. . .) de même que celui qui entre dans un pays étranger doit parler sa langue (. . .)
Ici encore, « baladan ©arìban » peut se gloser par « ayya baladin ©arìbin »
(n’importe quel pays étranger).
(26) là aqbalu an yamassa insànun suluwkì l-¢àßßa bi-kalimatin
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 26)
Je n’accepte pas qu’un individu critique ma conduite personnelle d’un mot
Ici à la fois « insànun » (un être humain) que « kalimatun » peuvent voir
leur sens correctement explicité par une glose en « ayy X ».
Précisons tout de même que, lorsque nous disons que l’on peut
gloser certains noms à tanwìn par la séquence « ayy + nom », cela ne
signifie pas que ces deux types de formes sont rigoureusement équivalentes et interchangeables. En effet, on doit admettre que l’auteur qui
utilise un « simple » nom à tanwìn n’exprime pas la même volonté
de généralisation explicite que celui qui utilise le marqueur « ayy ». Ce
qui le montre le mieux c’est que l’on observe parfois une progression
dans la volonté de généraliser de l’auteur qui se marque par l’usage
d’un nom à tanwìn d’abord seul puis précédé de « ayy ». En voici un
exemple :
(27) urìdu zaw[atan là"iqatan, ayya zaw©atin !
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 17)
Je veux une épouse convenable, n’importe quelle épouse !
Dans un exemple comme celui-ci, on voit que non seulement le nom
à tanwìn n’est pas rigoureusement équivalent au même introduit par
« ayy », mais que l’inversion de l’ordre d’apparition des deux n’aurait
aucun sens !
sur la valeur du
TANWÌN
103
Dans certains cas, le locuteur choisit d’utiliser directement le marqueur de généralisation :
(28) Fa-l-naqul ayya kalàmin mà dumnà là nu"minu bi-“ay"in.
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 6)
On peut dire n’importe quoi si on ne croit en rien
Dans ce dernier exemple, la portée généralisante de « kalàmun » est
explicitement marquée par l’indéfini « ayy » qui le précède, et l’on pourrait en faire de même avec « “ay"un ». Parfois le texte lui-même propose
une glose un peu différente de celles que nous avons évoquées mais
qui explicite parfaitement la valeur généralisante du nom à tanwìn. En
voici un exemple particulièrement clair :
(29) wa-lam yakun fì ˙arakàti Fu"àd takallufun min ayyi naw'in kàna
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 14)
Il n’y avait dans les gestes de Fouad aucun artifice d’aucune sorte
Il n’est pas inutile de souligner ici que la glose en « nom indéfini +
mà » évoquée en 1.3. ci-dessus pour caractériser la valeur « un(e)
certain(e) » et la glose en « ayy + nom indéfini » que nous avons associée ici à la valeur « n’importe quel », orientent l’interprétation du nom
indéfini vers deux directions diamétralement opposées : ainsi, kitàbun mà
est un peu moins indéfini que kitàbun, il s’agit « d’un certain livre »,
alors que ayyu kitàbin est au contraire nettement générique, il s’agit de
« n’importe quel livre ». On ne sera donc pas surpris de constater qu’une
séquence comme « ayyu kitàbin mà » est strictement impossible en arabe . . .
1.8. Limites de la démarche
La classification sommaire que nous avons opérée dans la présentation des exemples ci-dessus ne prétend pas donner une image exhaustive de tous les types de valeurs dont le tanwìn peut doter le nom sur
lequel il porte. Tout au plus vise-t-elle à suggérer qu’en tant que déterminant indéfini le tanwìn, comme ses homologues dans d’autres langues
naturelles, présente un large éventail de valeurs qui se répartissent sur
un continuum allant du spécifique au générique. Il serait certes possible d’allonger la liste des exemples (et des classes supposées les regrouper)
en espérant parvenir à un stade où il n’y aurait plus de cas véritablement nouveau. On pourrait alors dire que l’on a donné, à travers ces
exemples classifiés, un tableau d’ensemble des valeurs du nom à tanwìn.
Cette démarche, totalement empiriste, aurait peut-être l’avantage d’être
concrète, mais présenterait en fait de très nombreux inconvénients.
104
d.e. kouloughli
D’abord la question de l’exhaustivité du tableau présenté resterait
posée en permanence : rien ne nous garantirait en effet qu’un ou plusieurs cas (pas forcément rares) ne nous auraient pas échappé pour des
raisons liées soit à la limitation de nos données, soit à celle de notre
vision théorique, soit les deux. Réciproquement, la question de l’économie
de cette démarche devrait elle aussi être soulevée : nos classes seraientelles bien disjointes (correspondant toutes à des valeurs différentes) ou
bien certains regroupements ne seraient-ils pas mieux à même de mettre en évidence un fonctionnement analogue par delà des différences
d’apparence ? En outre, et nous avons déjà évoqué ce cas de figure,
de nombreux énoncés pourraient, en fonction de l’interprétation qu’on
leur attribuerait, être rangés dans des classes différentes8. Plus généralement, on pourrait contester la pertinence même de la démarche consistant à tenter de faire un relevé exhaustif de toutes les valeurs en contexte
du tanwìn : cette contestation serait parfaitement légitime dans l’hypothèse où il existerait en fait une valeur fondamentale du tanwìn (sa
« valeur en langue ») et des mécanismes divers modulant cette valeur
de base pour engendrer les diverses valeurs observées concrètement (ses
« valeurs en discours »).
Il existe d’autres objections encore à l’encontre de l’approche par la
glose. D’abord, et tout en reconnaissant la valeur heuristique de cette
approche, il faut observer qu’elle suppose le problème résolu, car pouvoir gloser c’est avoir déjà construit une interprétation. Mais rien ne
nous est dit sur la manière dont cette interprétation a pu être construite et par suite rien ne garantit que, face à un nouveau cas on soit
en mesure de réitérer la performance. Ensuite, la glose, malgré son
indéniable utilité pragmatique, que démontre le fait qu’elle est régulièrement utilisée par les locuteurs dans les opérations quotidiennes
d’ajustement de leurs échanges linguistiques, est contestable d’un point
de vue strictement théorique, dans la mesure où elle tend à accréditer
la thèse selon laquelle deux formes linguistiques distinctes pourraient
avoir exactement la même valeur. Or c’est sur le rejet d’une telle thèse,
et sur le postulat de l’impossibilité de la synonymie stricte que s’est
construite la sémantique. Enfin, dans le cas, beaucoup plus fréquent
qu’on ne l’imagine, d’énoncés ambigus, la glose, en se dédoublant, ne
peut que constater les faits, sans aider à les comprendre.
8
En fait, il est assez rare qu’en dehors d’un contexte explicite (qui peut être assez
long) pour le spécifier un énoncé ne supporte qu’une seule interprétation.
sur la valeur du
TANWÌN
105
2. Essai d’analyse
Pour revenir au problème qui nous intéresse ici, celui de la valeur
du tanwìn, nous avons déjà pu pressentir, à travers l’approche par la
glose, que cette valeur est modulée par le contexte en entendant par
là à la fois la nature lexicale du nom sur lequel il porte et les propriétés syntaxiques de l’environnement dans lequel il apparaît, voire des
propriétés plus générales de l’environnement.
Nous allons donc, dans la deuxième partie de notre étude nous intéresser à cette modulation contextuelle, en examinant d’abord les effets
de la nature lexicale du nom portant le tanwìn sur l’interprétation de
celui-ci, puis certains effets de l’environnement syntaxique dans lequel
est actualisé ce nom.
2.1. Le rôle du lexique
2.1.1. Discret, dense et compact 9
Pour apprécier les effets des différents types de noms sur l’interprétation du tanwìn, il faut tenir compte de leur organisation lexicale. Les
paramètres de cette organisation qui, en arabe, sont pertinents dans la
discussion sont les suivants :
• Tout d’abord il y a des noms au singulier, (masculin ou féminin)
qui, lorsqu’ils sont évoqués, suscitent la représentation d’un individu unique : c’est le cas de noms comme kalb (chien), bint (fille),
ra[ul (homme), ou [abal (montagne) par exemple. Les pluriels éventuellement associés à de tels noms suscitent la représentation de
plusieurs individus des types en question. Pour un certain nombre
de noms masculins de cette classe, on peut ajouter à la base nominale le suffixe /+ at/ qui fonctionne alors comme marque de féminin morphologique (et en général aussi sémantique) associé au
masculin singulier de départ : ainsi sur kalb on forme kalbat (chienne).
On dit que de tels noms appartiennent à la catégorie du discret.
• Il y a ensuite des noms, toujours au singulier, qui, lorsqu’ils sont
évoqués suscitent non pas la représentation d’individus uniques,
mais d’ensembles homogènes, que l’on puisse y distinguer des unités constitutives, comme pour “a[ar (ensemble d’arbres), ou samak
9
La classification des noms en « discrets », « denses » et « compacts » est due à
A. Culioli, 1975.
106
d.e. kouloughli
(du poisson) ou qu’on ne le puisse pas nécessairement, comme pour
˙a[ar (de la pierre), ou pas du tout comme pour zayt (huile). Les
pluriels éventuellement associés à de tels noms suscitent normalement la représentation de plusieurs ensembles d’objets : ainsi a“[àr
correspond à « diverses variétés d’arbres », asmàk à « diverses variétés de poissons », zuyùt à « des variétés d’huiles ». Pour un certains
nombre de noms de cette classe10 l’adjonction du suffixe féminin
/+ at/ a une valeur « singulative » c’est-à-dire qu’elle construit une
occurrence d’individu à partir de l’ensemble initial : on a ainsi
“a[arat (un arbre), samakat (un poisson) ou ˙a[arat (une pierre). Sur
ce nom féminin « singulé », on peut former, en substituant au
suffixe /+ at/ le suffixe /+ àt/un pluriel qui renvoie bien cette
fois à une pluralité d’individus : “a[aràt (des arbres), samakàt (des
poissons), ˙a[aràt (des pierres). On dit que de tels noms appartiennent à la catégorie du dense.
• Enfin il y a des noms dont l’évoquation ne suscite pas de repésentation d’objets, qu’ils soient individués ou collectifs, mais renvoie à des qualités, c’est le cas pour les adjectifs, comme ≈akiyy
(intelligent), ou à des états de choses, c’est le cas des noms verbaux comme ˙uzn (tristesse). On dit que de tels noms appartiennent à la catégorie du compact.
2.1.2. Type de nom et valeur du tanwìn
La typologie des noms dont les grands traits viennent d’être présentés joue un rôle fondamental dans la manière dont la présence d’un
tanwìn sur un nom est interprétée, comme nous allons à présent le
montrer.
Dans le cas des noms au singulier appartenant à la catégorie du discret, et si l’on est dans un contexte qui favorise une interprétation
spécifique11, alors le tanwìn dotera le nom d’un sémantisme quantitatif,
qui pourra osciller de valeurs comme « un(e) seul(e) » (cf. les exemples
1 à 5 ci-dessus) à des valeurs comme « un certain » ou « un quelconque » (cf. les exemples 11 à 16 ci-dessus). Si le nom est au pluriel, alors
la valeur que lui donnera le tanwìn oscillera entre « quelques » et « de
nombreux » ou « bien des » (cf. les exemples 7 et 8 ci-dessus). Nous
10
Normalement ceux dont l’ensemble de départ est perçu comme formé d’unités
constitutives.
11
Nous aborderons en 2.2. ci-dessous l’examen des divers types de contextes et de
leurs effets sur l’interprétation du nom à tanwìn.
sur la valeur du
TANWÌN
107
avons vu que lorsque le contexte favorise plutôt une interprétation non
spécifique le tanwìn dote le nom « discret » de valeurs allant de l’expression de diverses nuances appréciatives (exemples 17 à 22 ci-dessus) à
celle de la plus totale généricité (exemples 24 à 27 ci-dessus).
Quant aux noms appartenant à la catégorie du dense, leur apparition avec le tanwìn dans un contexte favorisant une interprétation
spécifique sera rendue, en français par des « articles définis partitifs »
comme « du, de la, des ». En voici quelques exemples :
(30) là budda anna-hà “ay"un maw[ùdun, ¢a[arun wa-turàbun wa-mà"un wa-samà"un, walaysat mi∆lamà tawahhama fì ra"si-hi l-makdùdi . . .
(˝assàn Kanafànì, Ri[àl fì l-“ams, 1)
Certainement c’est quelque chose qui existe, de la pierre, de la terre, de l’eau, du ciel, pas
comme il se l’imagine dans sa tête fatiguée.
(31) waqu†ifa la-hu fìhà ©ayra marratin na'nà'un wa-ray˙ànun
(ˇaha Óusayn, al-Ayyàm (I), 2)
Plus d’une fois on y avait cueilli pour lui de la menthe et du basilic
(32) wa-l-alfiyyatu “i'run, wa-laysa fì l-muß˙afi “i'run.
(ˇaha Óusayn, al-Ayyàm (I),12)
La Alfiyya est de la poésie, or il n’y a pas de poésie dans le Livre Saint.
Ce dernier exemple est intéressant car il est l’occasion de souligner
qu’un même nom peut appartenir à deux types différents (avec une
différence corrélative de sens). Le nom “i'r, en l’occurrence, peut s’entendre comme discret, il signifie alors « un poème », ou comme dense, et
il signifie alors « de la poésie ». La deuxième occurrence de ce nom,
dans l’exemple ci-dessus ne laisse aucun doute : il s’agit bien de
« poésie » comme genre littéraire. Par contre la première occurrence
peut se comprendre soit comme la seconde (c’est le choix de traduction qui est fait ici) soit comme envisageant la célèbre œuvre grammaticale en vers d’Ibn Màlik (m. 672/1273) comme un poème.
Dans les contextes favorisant une interprétation non-spécifique, la
traduction française correspond en général à un partitif suivi d’un nom
à déterminant zéro. C’est par exemple le cas dans :
(33) bal kàna abnà"uhà la˙man wa-daman
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 31)
Mais ses enfants étaient de chair et de sang
Ou encore dans :
(34) (. . .) mala’athu zaytan 'A“tarùtu ilàhatu l-˙ubbi
(›alìl ]ubràn, Dam'a wa-btisàma, al-“à'iru)
(. . .) rempli d’huile par Astarté la déesse de l’amour
108
d.e. kouloughli
Parfois, le nom dense, au singulier en arabe, sera mieux rendu par
un pluriel en français, car son sémantisme collectif se trouve thématisé
dans la construction où il apparaît. C’est le cas pour :
(35) wa-kam saraqtu min al-a'màqi darran ahdaytu-hu ilà rabbàti l-[amàli !
(›alìl ]ubràn, Dam'a wa-btisàma, U©niyat al-maw[ )
Et combien j’ai dérobé de perles aux profondeurs pour les offrir aux déesses de beauté
La pluralisation des noms denses peut les rapprocher des noms discrets au point que l’on puisse perdre de vue qu’il s’agit de noms denses. C’est, semble-t-il le cas dans l’exemple suivant :
(36) wa[adtu anna dùna [tinà"i l-wardi a“wàkan tudmì l-aßàbi'a
(›alìl ]ubràn, Dam'a wa-btisàma, Óikàya)
J’ai découvert que pour empêcher de cueillir les roses, il y a des épines qui ensanglantent
les doigts
Un examen plus attentif suggère néanmoins que lorsque des noms
denses à tanwìn apparaissent au pluriel, la pluralité qu’ils évoquent est
plutôt qualitative (« des variétés de X ») que purement quantitative.
Dans certains cas cette visée qualitative est à peine perceptible, comme
dans l’exemple suivant :
(37) ba'a∆tu ilay-ki bi-l-bu≈ùri fa-ßayyarti-hà azhàran, wa-bi-l-anßàbi fa-[a'alti-hà a“[àran
(›alìl ]ubràn, Dam'a wa-btisàma, al-liqà")
Je t’ai envoyé des graines et tu en as fait des fleurs, des plants et tu en as fait des arbres
Dans d’autres cas elle est beaucoup plus manifeste, par exemple dans :
(38) inna dimà"a l-“uhadà"i lam tabrud ba'du, wa-'indanà dimà"un [adìdatun !
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 8)
Le sang des martyrs n’a pas encore refroidi, et nous avons encore du sang neuf
Dans ce dernier exemple en effet, l’auteur emploie dimà"un, le pluriel de damun « sang » avec une intention manifeste d’emphase . . .
Quant aux noms compacts, ce sont ceux dont le fonctionnement
sémantique est le plus nettement dépendant de la construction syntaxique, et nous en discuterons donc plus en détail dans la section suivante, consacrée au rôle de la syntaxe dans la détermination de la
valeur des noms à tanwìn. Nous nous contenterons ici de quelques
observations très générales.
En ce qui concerne les noms compacts renvoyant à des états de choses
(il s’agit de noms verbaux), dans les contextes favorisant une interprétation spécifique, ils correspondront en général à une traduction française avec un partitif suivi de l’article défini. En voici des exemples :
sur la valeur du
TANWÌN
109
(39) (. . .) wa-kalbun amìnun yasìru wa-fì masìri-hi ˙uznun wa-ka"àbatun
(›alìl ]ubràn, Dam'a wa-btisàma, Fì madìnat al-"amwàt)
(. . .) ainsi qu’un chien fidèle qui suivait avec dans la démarche de la tristesse et de
l’affliction
(40) wa-kàna mà bi-hi dah“atun wa-rtiyà'un, là ˙uznun wa-là alamun
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 51)
Ce qu’il éprouvait c’était de la stupeur et de l’effroi, pas de la tristesse, ni de la peine
Dans les contextes plus génériques, ils seront rendus en français par
des partitifs suivis du nom à déterminant zéro :
(41) ammà anà fa-qad †ara˙tu ˙abbàti qalbì bi-là amalin, wa-là ra[à"in, wa-là ntiΩàrin.
(›alìl ]ubràn, Dam'a wa-btisàma, Yawm mawlidì )
Quant à moi, j’ai répandu les perles de mon cœur sans espoir, sans souhait, sans attente
(42) fa-qàlat Sawsan bi-riqqatin wa-ßabrin : (. . .)
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 52)
Sawsan dit avec douceur et patience : (. . .)
Quant aux noms denses renvoyant à des qualités (les adjectifs), ils
ont, dans leurs emplois les plus caractéristiques, une valeur purement
qualitative et servent en général à spécifier le nom (substantif ou déverbal) qui les précède, que cette spécification soit adjectivale ou prédicative.
En ce qui concerne la spécification adjectivale, rappelons pour mémoire
que la syntaxe de l’arabe exige un accord en genre, nombre, cas et
détermination de l’adjectif avec le nom qu’il spécifie, et que par suite
un nom à tanwìn sera spécifié par un adjectif à tanwìn. Ainsi :
(43) (. . .) 'inna l-mu˙àfaΩata 'alà l-≈àti qà'idatun †abì'iyyatun awwaliyyatun
(›alìl ]ubràn, Dam'a wa-btisàma, Íawt al-“à'ir)
(. . .) l’auto-conservation est une règle naturelle fondamentale
(44) wa-l-nàsu tatawaqqa'u a˙dà∆an ¢a†ìratan
(Na[ìb Ma˙fùΩ, Sukkariyya, 4)
et les gens s’attendent à des événements graves
Ce constat ne doit pas nous dispenser de nous demander quelle est
précisément la valeur du tanwìn lorsqu’il porte sur un adjectif (ou sur
un prédicat nomial), et de quelle manière cette valeur s’articule avec
les autres valeurs de ce marqueur. Nous reviendrons dans la section
suivante sur ces questions.
2.2. Le rôle de la syntaxe
L’examen des exemples présentés jusqu’ici montre que la valeur du
tanwìn est modulée par le type lexical (discret, dense ou compact) du
110
d.e. kouloughli
nom sur lequel il porte. Mais ces exemples montrent aussi, à bien y
réfléchir, que cette valeur dépend également du contexte syntaxique
dans lequel le nom à tanwìn apparaît. Par exemple, dire qu’un nom
indéfini de type discret a, dans tel contexte, une interprétation plutôt
spécifique (genre : « un et un seul »), dans tel autre une interprétation
plutôt générique (genre « n’importe quel »), et peut avoir les deux types
d’interprétation dans un troisième contexte, c’est en fin de compte dire
que la syntaxe (le contexte) conditionne aussi l’interprétation des noms
à tanwìn. C’est à certains aspects de cette question que sera consacrée
la présente section.
2.2.1. Le contraste générique/spécifique et la syntaxe : l’analyse d’al-Astaràbà≈ì
Déjà les grands aureurs de la Tradition Linguistique Arabe avaient
perçu que l’interprétation sémantique du nom indéfini (nakira) oscille
entre valeur générique (isti©ràq) et valeurs non génériques ('adam alisti©ràq) en fonction du type de construction syntaxique dans lequel il
apparaît. L’un des analystes les plus pénétrants des questions de détermination dans la Tradition Arabe, est sans conteste Ra∂ì l-Dìn alAstaràbà≈ì (m. 686/1287 ?). Dans le ”ar˙ al-Kàfiya fì l-Na˙w (T.2,
p. 145) il écrit à ce sujet :
wa-'lam anna l-nakirata i≈à waqa'at fì siyàqi l-nafyi wa-l-nahyi wa-l-istifhàm ista©raqati
l-<insa Ωàhiran, mufradatan kànat aw mu∆annàtan aw ma<mù'atan (. . .) wa-yu˙tamalu allà
yakùna l-isti©ràqu ˙timàlan mar<ù˙an fa-li≈à atà bi-l-qarìnati na˙wa « mà <à"a-nì ra<ulun
wà˙idun bal ra<ulàni » aw « bal ri<àlun » wa-na˙wa « mà <à"a-nì ra<ulàni humà a¢awàka » wa-« hal <à"a-ka ri<àlun hum i¢watu-ka », wa-ma'a l-i†làqi ay∂an yu˙tamalu 'adamu
l-isti©ràqi i˙timàlan mar<ù˙an fa-lihà≈à kàna « là ra<ulun » Ωàhiran fì l-isti©ràqi mu˙tamalan li-siwà-h.
« Sache que l’indéfini s’il occurre en contexte négatif, prohibitif, ou interrogatif a
de prime abord12 une valeur générique qu’il soit au singulier, au duel ou au pluriel (. . .) la valeur générique peut cependant ne pas être la plus plausible [dans
certains contextes]et c’est pourquoi il13 a présenté des contextes comme « mà <à"anì
ra<ulun wà˙idun bal ra<ulàni aw bal ri<àlun » (il n’est pas venu à moi un seul homme,
mais deux ou plusieurs) ou comme « mà <à"anì ra<ulàni humà a¢awàka » (il n’est pas
venu à moi deux hommes qui soient tes frères) ou encore « hal <à"aka ri<àlun hum
i¢watuka » (est-ce que des hommes sont venus à toi qui soient tes frères ?). Même
sans contexte il est possible que la valeur générique ne soit pas la plus probable,
et c’est pourquoi « là ra<ulun » (il n’y a pas d’homme) a en principe une valeur
générique mais peut supporter d’autres valeurs. »
12
Dans la problématique d’al-Astaràbà≈ì, Ωàhiran (litt. Prima facie) s’oppose à naßßan
(litt. « textuellement »), le premier pouvant être contredit par des indices, textuels ou
contextuels, le second ne le pouvant pas.
13
Ce « il » désigne l’auteur de l’ouvrage de base (matn) dont al-Astaràbà≈ì fait le
commentaire (“ar˙), en l’occurrence Ibn al-Óà<ib (m. 646 h./1249) auteur de la Kàfiya
fì l-Na˙w.
sur la valeur du
TANWÌN
111
Ce que ce passage nous apprend, c’est que, selon l’auteur, un nom
indéfini utilisé dans une phrase à modalité négative, prohibitive ou interrogative a toutes les chances de recevoir une interprétation générique,
sauf si des éléments explicites (textuels) ou implicites (non textuels) favorisent une interprétation spécifique. Cette observation est très fine, et
révèle une réflexion profonde sur le statut de l’indéfini. En effet, la
combinaison du caractère non-assertif du type de phrase concerné et
du caractère indéfini du nom induira, selon toute probabilité, une interprétation très générale de ce nom et il faudra de solides indices (textuels ou contextuels) pour renoncer à cette interprétation et opter pour
une interprétation plus spécifique. Ainsi par exemple, si quelqu’un dit
« il n’y a pas un homme dans cette maison », l’interprétation la plus
naturelle de cet énoncé est qu’il n’y a aucun homme dans les lieux,
voire aucune personne si « homme » est interprété comme générique
de l’espèce et pas seulement du genre masculin. Cependant cet énoncé
pourra, dans des conditions particulières, signifier autre chose, comme
la présence de plusieurs hommes dans la maison, mais précisément il
y faut des indices spécifiques qui justifieront l’abandon de l’interprétation la plus spontanée. Des observations analogues peuvent être faites
à propos des phrases à modalité interrogative ou prohibitive : quelqu’un
qui demande « y a-t-il un livre dans ce cartable ? » veut, selon toute
probabilité, savoir s’il y a un ou plusieurs livres dans le cartable, et lui
répondre « non » sous prétexte qu’il y en aurait deux et non pas « un »
serait une ruse de langage et non une réponse normale. De même, si
quelqu’un vous dit « ne bois pas une goutte de cette potion » cela ne
doit normalement pas être interprété comme « bois en au moins deux »,
même si, ici encore, on peut imaginer des situations où se serait le
cas14. . .
Un peu plus loin dans la même page, al-Astaràbà≈ì poursuit son
analyse en déclarant :
wa-in waqa'ati l-nakiratu là fì siyàqi l-a“yà"i l-∆alà∆ati fa-Ωàhiru-hà 'adamu l-isti©ràqi waqad yakùnu l-isti©ràqu ma<àzan ka∆ìran in kànat mubtada"an ka-« tamratun ¢ayrun min
zunbùratin » wa-« ra<ulun ¢ayrun min imra"atin » wa-qalìlun fì ©ayri-hi ka-qawli-hi ta'àlà
« 'alimat nafsun mà qaddamat » (. . .)
14
La littérature a souvent tiré parti de ces fausses inductions. Dans je ne sais plus
quel roman d’aventures, un devin prédit au tyran « pas un homme ne pourra te vaincre ». Celui-ci poursuit donc de plus belle ses sinistres exploits, jusqu’au jour où, incrédule, il est transpercé par l’épée d’un adversaire. Son vainqueur retire son casque : c’est
une femme . . .
112
d.e. kouloughli
« Si l’indéfini occurre ailleurs que dans ces trois contextes il a alors en principe
une valeur non générique mais la valeur générique peut néanmoins être produite
par métaphore, fréquemment si le nom est thème comme dans « tamratun ¢ayrun
min zunbùratin » (une datte vaut mieux qu’une cornouille15) ou « ra<ulun ¢ayrun min
imra"atin » (un homme vaut mieux qu’une femme) et plus rarement ailleurs comme
dans Sa Parole qu’Il soit exalté “Toute âme [litt. « une âme »] saura ce qu’elle a
accompli” (Coran, 82, 5). »
Ce second passage complète l’analyse proposée dans le premier en
précisant que, pour les énoncés affirmatifs, l’interprétation « par défaut »
est exactement l’inverse de ce qu’elle est pour les trois cas précédents :
un nom indéfini y sera normalement interprété comme non générique,
mais pourra, dans certains contextes et, précise l’auteur, « par métaphore », être compris comme générique.
2.2.2. Les limites de l’analyse d’al-Astaràbà≈ì
La systématisation qui est proposée dans ces deux passages du ”ar˙
al-Kàfiya d’al-Astaràbà≈ì constitue un premier canevas extrêmement utile
pour l’analyse de l’influence du contexte syntaxique sur l’interprétation
des noms indéfinis. Elle propose en effet une corrélation générale (quoique susceptible d’être transgressée) entre le type de modalité phrastique (affirmative ou non) et le type « normal » d’interprétation (spécifique
ou non) du nom indéfini.
Elle ne répond cependant pas à toutes les questions que l’on peut
se poser concernant ce problème car elle n’en envisage qu’un aspect.
En effet, le lecteur l’aura peut-être remarqué, les seuls noms indéfinis
que l’analyse qu’al-Astaràbà≈ì prend en compte sont des noms au nominatif (raf ' ), et encore pas tous les types possibles de noms au nominatif : seulement ceux qui ont une fonction syntaxique de « prédicande »
(musnad ilay-hi ) c’est-à-dire des sujets ( fà'il ) et des thèmes (mubtada").
Cette analyse ne nous dit rien sur la manière d’interpréter les noms
indéfinis à l’accusatif (naßb) ou au génitif ( [arr), ni même les noms au
nominatif en fonction de prédicat (¢abar). Cette analyse est également
limitée aux noms substantifs, et rien n’y est dit sur les autres sousclasses de noms comme l’adjectif (ßifa), ou le nom verbal (maßdar).
Le second passage nous semble, au demeurant, plus problématique
que le premier. En effet, il ne nous explique ni le mécanisme
Nous devons la suggestion de traduire zunbùra par « cornouille » à notre collègue
Abdallah Cheikh-Moussa. Cette traduction, plausible, reste hypothétique compte tenu
du silence des dictionnaires bilingues . . .
15
sur la valeur du
TANWÌN
113
« métaphorique » qui rend « fréquente » la possibilité d’interpréter un
thème indéfini (mubtada" nakira) comme ayant une valeur générique, ni
pourquoi dans les autres contextes l’interprétation générique est plus
rare, et à quelles conditions elle serait néanmoins possible.
Sans prétendre apporter une réponse définitive à toutes ces questions, il nous semble indispensable, dans une étude consacrée à la valeur
du tanwìn, de nous y intéresser.
2.2.3. Le nom indéfini en position de thème (mubtada")
Commençons par la question de l’interprétation des noms au nominatif indéfini en fonction de thème (mubtada"). C’est, au demeurant, une
question classique de la grammaire arabe traditionnelle qui la traite en
général sous la rubrique des « conditions qui autorisent un thème
indéfini » (musawwi©àt al-mubtada" al-nakira). L’occurrence d’un nom indéfini
en position de thème posait un problème de principe aux grammairiens arabes anciens dans la mesure où ceux-ci admettaient, avec raison, que le mubtada" type (aßl al-mubtada") est un nom défini (ma'rifa)
puisqu’il est supposé référer à une entité connue à la fois du locuteur
(mutakallim) et de l’allocuté (mu¢à†ab), le ¢abar étant pour sa part typiquement indéfini (nakira) puisqu’il représentait l’information nouvelle
( fà"ida) que le locuteur apportait et qui était encore inconnue de l’allocuté. Or l’usage de la langue montrait que parfois un terme indéfini
avait manifestement une fonction de mubtada" et il fallait donc pouvoir
rendre compte de ces cas, leur trouver des « justifications » (musawwi©àt).
Les grammairiens les plus superficiels16 citent plus de vingt « cas » dans
lesquels un mubtada" nakira peut apparaître. Les plus synthétiques17 se
ramènent à deux cas diamétralement opposés : un mubtada" nakira est
possible s’il a une valeur spécifique ou générique (i≈à ¢aßßa aw 'amma).
En pratique, deux configurations syntaxiques sont courantes pour le
nom indéfini en position de thème : être introduit par une particule de
mise en situation, à savoir « inna » ou une de ses « sœurs », qui affectent
alors l’accusatif au mubtada" nakira18, et/ou être accompagné d’une
Par exemple Ibn 'Aqìl (769/1367) dans son commentaire de la Alfiyya d’Ibn Màlik.
Par exemple Ibn Hi“àm al-Anßàrì (761/1359) dans le Mu©nì l-Labìb.
18
Le rôle de ces particules dans la « facilitation » de l’apparition de noms indéfinis
à l’initiale d’énoncé a fait l’objet d’études détaillées dans la tradition rhétorique arabe
(balà©a). Dans les Dalà"il al-I'[àz, l’ouvrage fondateur dans ce domaine, 'Abd al-Qàhir
al-]ur[ànì (m. 471/1078) écrit à ce sujet : « inna tuhayyi"u l-nakirata li-an takùna mubtada"an » (« inna » permet au nom indéfini de devenir mubtada").
16
17
114
d.e. kouloughli
spécification, laquelle se manifeste le plus souvent sous forme d’adjectifs, de compléments de noms ou de compléments prépositionnels19. La
première option peut être illustrée par les exemples suivants :
(45) inna malikan aw ra"ìsan wà˙idan min-hum 'inda"i≈in yasta†ì'u an yußli˙a bayna mu¢talifayni min mulùki-him ‘aw ru"asà"i-him
('Abd al-Ra˙màn 'Aql, al-Ahràm, 1.4.1983)
Un roi ou un président parmi eux peut alors régler un différent entre deux d’entre eux
(46) wa-làkinna ßawtan lam yartafi' kamà rtafaàa ßawtu Gùldmàn li-yu'lina hà≈ihi l-˙aqà"iqa
('Abd al-Hàdì Bù†àlib, al-”arq al-Awsa†, 18.11.1982)
Mais pas une voix ne s’est élevée comme celle de Goldmann pour énoncer ces vérités
Le premier exemple illustre un cas où le nom indéfini a une acception spécifique, le second un cas où il a une acception générique.
Quant aux cas où le mubtada" nakira reçoit une spécification, ils peuvent être illustrés par les exemples suivants :
(47) ra[ulun karìmun qàla laka: “uskun hunà !” hà≈à kullu “ay"in.
(˝assàn Kanafànì, Ri[àl fì l-“ams, 1)
un brave homme t’a dit: “habite donc ici!” voilà tout.
Ici, l’interprétation spécifique du mubtada" nakira s’explique par le
caractère très « situé » de la relation prédicative : le locuteur s’adresse
à un interlocuteur spécifique et fait référence à un événement lui aussi
spécifique. De même, dans l’exemple suivant:
(48) fatàtun (17 sanatan) min 'à"ilatin mu˙taramatin, tab˙a∆u 'an 'amalin.
(Tayyib Íàli˙, Mawsim al-hi[ra ilà l-“amàl, 9)
Jeune fille (17 ans) de bonne famille, cherche un emploi
Le caractère fortement individualisé de l’occurrence construite par
le mubtada" nakira, et le fait que nos connaissances générales (notamment sur ce qu’est la recherche d’un emploi) ne nous incitent pas à
interpréter ici le verbe tab˙acu comme ayant une valeur de présent
intemporel font conclure à une interprétation spécifique. À l’opposé,
dans un énoncé comme :
(49) wardatun wà˙idatun là tu“akkilu rabì'an
(proverbe)
Une seule rose ne fait pas un printemps
19
Sur les phrases à thème indéfini (mubtada" nakira) spécifié en arabe standard moderne,
cf. Kouloughli, 1994.
sur la valeur du
TANWÌN
115
et malgré sa spécification quantitative, le mubtada" nakira aura toutes
les chances de recevoir une interprétation générique.
Ce que nous apprend ce survol des différentes configurations où des
thèmes indéfinis introduits par des particules de mise en situation et/ou
spécifiés, c’est que l’interprétation générique ou spécifique de tels thèmes est fortement conditionnée par le contexte et qu’il ne semble pas
qu’il y ait, en la matière, de tendance générale entraînant une interprétation, générique ou spécifique, par défaut. La « bonne interprétation », ou la plus plausible, ne peut en règle générale être reconstruite
qu’à partir de la prise en compte de l’ensemble de la relation prédicative dans laquelle ce type de mubtada" nakira est impliqué, voire du
contexte général d’emploi.
En revanche, les cas où le mubtada" nakira apparaît sans aucune
spécification nous paraissent beaucoup plus rares et particuliers. Il paraît
à cet égard significatif que les deux exemples cités par al-Astaràbà≈ì
soient constitués rigoureusement sur le même schéma : un nom indéfini,
sans aucune spécification, est suivi du prédicat20 « ¢ayrun min » et d’un
autre nom indéfini, non spécifié et appartenant à la même « sphère
sémantique » que le premier. Sur ce même schéma on peut, incontestablement, citer un certain nombre d’énoncés à caractère plus ou moins
proverbial. Mais en dehors de ce modèle, et malgré ce que suggère alAstaràbà≈ì, il ne semble pas que ce type d’énoncé soit si « fréquent »
ni si productif. Cela dit, il n’est guère surprenant que dans ce type
particulier d’énoncé le mubtada" nakira reçoive une interprétation générique : en effet, apparaissant en tête d’énoncé, et sans aucune spécification
qui vienne en restreindre le contenu, il ne peut être pris que dans son
acception la plus générale, et le fait que le prédicat soit nominal (et
donc « hors-temps ») vient renforcer ce caractère de généralité. On peut
donc admettre que, dans ces conditions (relativement rares, répétons-le),
l’interprétation du thème soit générique.
À propos des noms indéfinis initiaux d’énoncé, il convient de signaler que la tradition arabe inclut parfois dans la catégorie des énoncés
à mubtada" nakira des cas que l’on analyserait plutôt aujourd’hui comme
des énoncés « focalisés ». Un exemple classique est l’énoncé :
20
Sémantiquement ce prédicat suppose une valeur de comparaison et donc de constraste, ce qui n’est sans doute pas pour rien dans son aptitude à accepter des arguments indéfinis non spécifiés. Ce n’est certainement pas une propriété générale de tous
les prédicats . . .
116
d.e. kouloughli
(50) ”arrun aharra ≈à nàbin
[C’est] quelque mal [qui] aura fait grogner le canin
Dans un énoncé focalisé, le terme initial, dit « foyer », peut être
défini ou indéfini, mais est caractérisé phonétiquement par une intonation indépendante (montée et descente) avant la suite de l’énoncé, à
la différence du mubtada" thème qui est caractérisé par une intonation
montante qui s’enchaîne à l’intonation descendante sur le propos.
Sémantiquement le foyer est le siège d’une véritable prédication et fonctionne normalement comme réponse à une question présupposant la
relation prédicative qui le suit : ici c’est à une question (éventuellement
implicite) comme « mà lla≈ì aharra ≈à nàbin ? » (Qu’est-ce qui a fait grogner
le canin ?) que cet énoncé focalisé répond. Le foyer peut recevoir une
interprétation générique ou spécifique.
2.2.4. Le nom indéfini en position de propos (¢abar)
Venons-en maintenant à la question de l’interprétation des noms au
nominatif indéfini en fonction de prédicat nominal ou propos (¢abar).
Si l’on considère un énoncé fort banal comme « al-kalbu ˙ayawànun » (le
chien [est] un animal) on sera tenté de dire que la valeur du nom
indéfini en position de ¢abar est fort simple à caractériser : il s’agirait
clairement d’une valeur générique. L’énoncé en question consisterait à
prédiquer l’inclusion de l’espèce « kalb », à laquelle il est fait ici une
référence générique grâce à l’article défini à valeur générique, dans la
classe « ˙ayawàn », à laquelle il est fait référence grâce à l’article indéfini
à valeur générique. Le contraste de détermination, le thème portant le
déterminant défini et le propos le déterminant indéfini, s’expliquerait
aisément par le fait que le thème, représentant l’information partagée,
est typiquement un terme défini, et que le propos, apportant une information nouvelle, doit être un terme indéfini21.
Dans un énoncé interprétable en terme d’inclusion d’un ensemble
dans un autre, comme celui qui précède, cette explication peut sembler satisfaisante. Mais de très nombreux autres énoncés, construits sur
21
Dans un article consacré en principe aux questions de détermination en arabe,
J. Retsö (1986 : 342) écrit : « Nor is there any explanation why adverbs like ˙àlan, ma∆alan
and sarì'an should have indefinite article, let alone adjectival predicates in nominal sentences ». La corrélation entre indéfinition et statut prédicatif (rhématicité) n’a pourtant
échappé ni aux grammairiens arabes médiévaux ni aux linguistes contemporains . . . Quant
aux adverbes, on peut penser qu’en tant que ce sont des « adjectifs de verbes » il n’est
pas très surprenant qu’ils soient, en général, indéfinis.
sur la valeur du
TANWÌN
117
le même schéma syntaxique, ne pourraient sans artifice être analysés
de la sorte. Par exemple si je dis « al-kalbu mu¢lißun » (le chien [est] fidèle)
peut-on soutenir que ce qui est dit est que « le chien appartient à
l’ensemble des êtres fidèles ? ». Et si je dis, paraphrasant approximativement le poète, « al-˙ayàtu ta'abun » (la vie [est] fatigue) en utilisant en
position de propos le déverbal ta'ab peut-on sérieusement faire valoir
que cet énoncé consiste en l’inclusion d’une entité dans un ensemble ?
Le lecteur aura remarqué que, dans ces deux derniers cas, le nom
en fonction de propos appartient à la classe des noms compacts, et ce
n’est pas un hasard : ces noms, adjectifs ou noms déverbaux, ont en
effet vocation à fonctionner comme prédicats et peuvent d’ailleurs souvent alterner moyennant une très légère restructuration de la phrase.
Ainsi, l’énoncé suivant :
(51) « wa-hal li-ßabàyà l-<inni Ωarfun wa-<amàlun ? »
(›alìl ]ubràn, al-'Awàßif, Óaffàr al-qubùr)
« Les filles de djinns ont-elles grâce et beauté ? »
pourrait sans grande distorsion être glosé par « hal ßabàyà l-<inni Ωarìfàtun wa-<amìlàtun ? » (Les filles de jinns sont-elles gracieuses et belles ?).
Mais en fait, même dans certains cas où le ¢abar appartient indiscutablement à la classe des noms discrets ou denses l’analyse en terme
d’inclusion dans un ensemble, quoique possible, ne paraît pas la plus
naturelle. Ainsi, si je dis « Zaynab mißriyyatun » (Zaynab [est] (une ?) égyptienne22) il est assez improbable que ce que je veux dire c’est que
Zaynab est incluse dans « l’ensemble des égyptiennes ». Bien plus vraisemblablement je veux attribuer à Zaynab ce que je pense être un faisceau, plus ou moins précis, d’attributs que je rattache à la féminité
égyptienne.
Ce qui précède signifie qu’il faut reconnaître, à côté des valeurs du
tanwìn qui renvoient à l’opposition « extensionnelle » générique/spécifique
un autre type de valeur, de nature « intensionnelle » c’est-à-dire complètement qualitative, et qui consiste essentiellement à actualiser des
instances d’une propriété23. Ainsi, dire « al-kalbu mu¢lißun » c’est actua22
On peut noter, à propos de ce type de prédication, que les langues disposent de
ressources différentes : ainsi, le français peut distinguer entre « Jean est menteur » et
« Jean est un menteur », qui ne signifient pas la même chose (cf. sur ce point
l’intéressante étude de Tamba-Mecz, 1983), alors que l’anglais peut seulement dire
« John is a liar », et l’arabe seulement « Óannà kà≈ibun ».
23
Sur l’opposition extension/intension et son rôle dans les questions de détermination, cf. Wilmet 1986.
118
d.e. kouloughli
liser dans « al-kalbu » (le chien) une instance de la propriété « mu¢liß »
(être-fidèle) et dire « al-˙ayàtu ta'abun » c’est actualiser dans « al-˙ayàtu »
(la vie) une instance de la propriété « ta'ab » (fatigue).
Pour conclure sur le nom indéfini en position de propos (¢abar) nous
dirons qu’il peut, dans certains cas, avoir une valeur générique et référer ainsi à un ensemble d’entités dans lequel le propos (mubtada") sera
déclaré inclus (on a alors un pur énoncé d’inclusion), mais que, le plus
souvent, il a en fait une valeur purement qualitative et réfère plutôt à
une instance de (faisceau de) propriétés attribuée par la prédication thématique au thème (on a alors un énoncé attributif). C’est le cas chaque fois que le nom indéfini en fonction de propos appartient à la catégorie de l’adjectif (ßifa) ou à celle du nom verbal (maßdar), mais ce peut
être également le cas quand le ¢abar est un nom discret ou dense. Il
semble donc que la position fonctionnelle de prédicat « force » chaque
fois que c’est possible une interprétation intensionnelle du nom indéfini.
2.2.5. Phrase affirmative et sujet indéfini
À propos de la valeur des noms indéfinis prédicandes (autres que le
thème) en phrase affirmative, al-Astaràbà≈ì semble considérer qu’ils sont
interprétés par défaut comme spécifiques, et seulement « rarement »
comme génériques. De fait, l’arabe écrit (classique ou moderne) utilise
régulièrement la phrase à séquence Verbe-Sujet-(Objet), dite phrase
« verbale », pour introduire, notamment dans le récit, des entités nouvelles dont le verbe initial prédique une action voire une propriété. Il
semble donc justifié de dire qu’en général l’équivalent d’une phrase à
sujet indéfini spécifique dans une langue comme le français est une
phrase à verbe initial suivi d’un sujet indéfini en arabe. Pour illustrer
cette tendance nous nous sommes livrés à un petit test sur le premier
chapitre du roman de Guy de Maupassant, Une vie : dans ce premier
chapitre, huit paragraphes commencent par un sujet indéfini introduit
par l’article « un(e) » et éventuellement spécifié par des adjectifs. Tous
ont une interprétation spécifique. Sur ces huit occurrences, six sont rendues dans une traduction arabe du roman24 par une séquence VerbeSujet (indéfini), par exemple :
(52) Un matelot s’approcha pour offrir du poisson
taqaddama ba˙˙àrun li-bay'i l-samaki
24
Celle de Ìlì Màrùn ›alìl, Editions Oueidat, Beyrouth 1982.
sur la valeur du
TANWÌN
119
et deux seulement par une phrase à mubtada" nakira spécifié, par
exemple25 :
(53) Une voix, derrière la porte, appela : « Jeannette ! »
¢alfa l-bàbi ßawtun nàdà : « ]ànìt ! »
On voit mal, cependant, ce qui fonde l’affirmation d’al-Astaràbà≈ì
selon laquelle l’interprétation du sujet indéfini en phrase affirmative
serait par défaut spécifique et ne serait que « rarement » générique. Il
paraît beaucoup plus réaliste de penser que le rôle décisif du contexte
dans l’interprétation du nom indéfini n’est pas limité au cas du mubtada" nakira. Ainsi, dans l’exemple coranique dont al-Astaràbà≈ì ne cite
qu’une partie, c’est l’examen de l’ensemble du verset qui peut expliquer pourquoi le sujet indéfini reçoit une interprétation générique. Le
contexte complet, qui implique aussi, au minimum, le verset précédent
est, en effet :
(54) (. . .) wa-i≈à l-qubùru bu'∆irat//'alimat nafsun mà qaddamat wa-a¢¢arat
(Coran, 82 : 4–5)
(. . .) et lorsque les tombeaux seront bouleversés//toute âme saura ce qu’elle a accompli
ou reporté
On constate alors que l’énoncé contenant le sujet indéfini nafsun est
introduit par une série de subordonnées temporelles construites sur la
particule temporelle i≈à (lorsque). Celle-ci a pour particularité (à l’instar
des particules conditionnelles et hypothétiques) d’exiger dans la phrase
principale un verbe à l’accompli qui a néanmoins une valeur de futur.
On est donc dans un contexte de potentiel (futur), contexte qui, en
désactualisant la prédication, favorise une interprétation générique des
noms indéfinis qui y figurent.
De même, dans l’exemple suivant:
(55) qalla an ya“tariya a˙adun min ahli l-baladi ˙imàratan dùna ma“ùrati-hi
(Tayyib Íàli˙, Mawsim al-hi[ra ilà l-“amàl, 5)
Il est rare que quelqu’un du pays achète une ânesse sans le consulter
Le sujet indéfini a˙adun reçoit une interprétation générique malgré sa
spécification et le caractère affirmatif de la phrase, et ce en raison du
25
On observera, dans ce cas précis, que le traducteur qui a conservé l’ordre
« Sujet » + Verbe du français a néanmoins antéposé le groupe prépositionnel, comme
pour ne pas imposer la séquence, décidément bizarre en arabe, que constitue un prédicande indéfini non spécifié en début d’énoncé.
120
d.e. kouloughli
caractère désactualisé du verbe, clairement manifesté par le subjonctif.
Même dans un exemple comme le suivant :
(56) (. . .) qad a'addù li-yawmin ta[ì"u fì-hi min sùriyà i“àratun sirriyyatun (. . .)
(]amàl 'Abd al-Nàßir, Falsafat al-∆awra)
(. . .) ils s’étaient préparés pour un jour où viendrait de Syrie un signal secret (. . .)
le sujet indéfini spécifié i“àratun sirriyyatun a une interprétation largement générique (« un quelconque signal », « n’importe quel signal ») en
raison du caractère très peu actualisé du verbe. On est donc solidement fondé à penser que l’interprétation, générique ou spécifique, d’un
sujet indéfini dans une phrase affirmative est largement conditionnée
par les caractéristiques d’ensemble de la prédication, et que sous ce
rapport le sujet ne diffère guère du mubtada".
2.2.6. Le nom indéfini à l’accusatif (manßùb)
La fonction générale de l’accusatif dans le système casuel de l’arabe
est de marquer les noms qui fonctionnent comme spécificateurs de relation prédicative. C’est à ce titre qu’il marque le complément absolu
(maf 'ùl mu†laq) de tous les verbes, le complément d’objet direct (maf 'ùl
bi-hi) des verbes transitifs, les divers circonstants de la prédication (Ωurùf ).
C’est également à ce titre qu’il est devenu la marque typique de la
fonction adverbiale que la tradition grammaticale arabe ne reconnaît
pas comme telle26, mais qui semble bien se constituer en arabe standard moderne comme une partie du discours autonome. Nous ne
pourrons pas examiner ici toutes les valeurs qu’assume le nom à l’accusatif indéfini en arabe car un tel examen donnerait au présent article
des dimensions disproportionnées. Nous nous contenterons d’étudier
quelques unes des valeurs caractéristiques qu’il peut prendre dans la
fonction complément d’objet.
2.2.6.1. Le nom indéfini complément d’objet
La plupart des analyses consacrées à l’opposition défini/indéfini dans
les langues naturelles thématisent l’importance de la distinction entre
savoir du locuteur et savoir de l’interlocuteur. Il semble que cette distinction n’est nulle part aussi importante que dans l’étude des valeurs
du nom indéfini en position de complément d’objet. En effet, si l’on
imagine un dialogue comme le suivant :
26
Elle la rattache par une chaîne analogique plus ou moins convaincante à la fonction de complément absolu (cf. Larcher 1991).
sur la valeur du
TANWÌN
121
(57) A : mà≈à fa'alta masà"a amsi
B : “àhadtu filman fì l-tilìfizyùn
A : Qu’as-tu fait hier soir ?
B : j’ai regardé un film à la télé
Il est très probable que B., qui emploie l’indéfini « filman », pourrait
être beaucoup plus « spécifique » et dire exactement de quel film il
s’agissait. S’il ne le fait pas c’est qu’il suppose que, par sa question, A.
souhaite seulement savoir quel type global d’activité il a eu et n’attend
pas de détails. On voit, dans un exemple de ce type, que l’objet indéfini
l’est en principe toujours pour l’auditeur, mais pas toujours pour le
locuteur. Nous avons déjà évoqué (en 1.3. ci-dessus) une situation analogue où ce que l’on pourrait considérer comme un « principe de pertinence » justifie que le locuteur n’est pas tenu de fournir sur l’objet
de son discours toutes les informations qu’il pourrait posséder.
Mais dans d’autres cas, les deux interlocuteurs sont également ignorants de la nature exacte de l’objet indéfini. Il suffit par exemple d’imaginer qu’à la place du dialogue ci-dessus on en ait un comme :
(58) A : mà≈à fa'ala C. masà"a amsi
B : qàla lì innahu “àhada filman fì l-tilìfizyùn
A : Qu’a fait C. hier soir ?
B : Il m’a dit qu’il avait regardé un film à la télé
Pour constater que, dans cette nouvelle configuration, il se peut bien
que B. ne puisse pas en dire plus sur le film « indéfini » dont il est
question. J’ignore s’il existe des langues dont la grammaire exigerait de
différencier par des marques formelles ce cas, où l’objet est inconnu
pour le locuteur autant que pour l’interlocuteur, du cas précédent, mais
ni l’arabe ni le français ne le font, tolérant ainsi ce que des logiciens
pourraient regarder comme une grave ambiguïté cognitive. Cette ambiguïté, cachée par la grammaire, et qui ici peut être d’autant moins perceptible que le « principe de pertinence » peut la justifier, va apparaître
de façon beaucoup plus flagrante dans d’autres contextes. Pour prendre
un exemple devenu classique, car cité dans de nombreuses études sur
l’indéfini dans diverses langues27, si A dit à B :
(59) yurìdu C. an yatazawwa[a ì†àliyyatan
C. veut épouser une Italienne
Le fait que cet exemple « classique » soit traductible dans diverses langues en révélant la même ambiguïté, montre qu’il s’agit d’un problème linguistique sinon universel
(il se peut que la grammaire de certaines langues refuse cette ambiguîté) du moins très
général concernant la valeur sémantique de l’objet indéfini.
27
122
d.e. kouloughli
B. n’est pas supposé savoir grand-chose sur les projets matrimoniaux
de C., mais A. pourrait ne pas en savoir plus ! Qui plus est, il se pourrait même que C. n’ait en tête (ou dans son cœur) aucune Italienne
particulière, et que tout ce qu’il souhaite c’est épouser une femme qui
soit italienne! On retrouve donc ici la distinction vue plus haut à propos de tous les indéfinis entre acception spécifique (C. a en vue une
certaine italienne) et acception générique (C. n’a en vue aucune Italienne
particulière).
Mieux (ou pire?) l’exemple qui précède ne représente pas le comble
de l’ambiguïté concernant la référence de l’objet indéfini28. Que l’on
considère en effet un énoncé comme le suivant :
(60) yurìdu ßadìqì an ya“tariya sayyàratan almàniyyatan mumtàzatan wa-ra¢ìßatan
Mon ami veut acheter une voiture allemande excellente et pas chère
Cet énoncé peut bien sûr signifier que mon ami a trouvé la perle
rare et qu’il se prépare à en faire l’acquisition ; il peut signifier aussi
que mon ami prospecte le marché pour finir par trouver cette perle
rare qui existe quelque part ; mais il peut signifier aussi que mon ami
poursuit des chimères et que ce qu’il cherche n’existe tout simplement
pas. Tout le monde conviendra que la première interprétation correspond à une valeur spécifique du tanwìn, et la seconde à une interprétation générique (dans l’hypothèse où plusieurs voitures correspondent
dans la réalité aux critères fixés !). Mais que dire de la troisième ? On
n’est plus dans le générique, mais carrément dans le virtuel, avec aucune
garantie que l’objet construit par la prédication ait aucun référent dans
le monde réel.
Ce degré ultime dans la construction linguistique de représentations,
celui où l’on bascule dans le virtuel, voire l’imaginaire, existe pour toutes les fonctions assumées par le nom indéfini dans la prédication, mais
c’est pour la fonction de complément d’objet qu’il semble à la fois le
plus flagrant mais aussi le plus courant, et d’une certaine manière le
plus banalisé : construire un procès à sujet virtuel fait tout de suite basculer le discours dans le registre de l’imaginaire, alors que l’introduction
d’un objet virtuel dans un énoncé peut souvent passer inaperçu29.
28
Parce que l’on sait, en tout état de cause, qu’il existe des italiennes, ou, comme
diraient les logiciens que « l’ensemble des italiennes n’est pas vide » . . .
29
Les logiciens qui, à la différence des linguistes, accordent une grande importance
à la notion de « valeur de vérité » des propositions, ont fait la chasse, tout au long de
l’époque contemporaine, aux entités imaginaires que le langage permer de fabriquer.
On trouvera une présentation accessible des certaines de leurs discussions dans Gardies
1975.
sur la valeur du
TANWÌN
123
Pour rattacher ce que l’on vient de dire aux considérations développées dans les sections précédentes, on observera qu’il suffit que le verbe
qui régit le complément d’objet indéfini ait été construit comme
« validé », c’est-à-dire inscrit dans des coordonnées spatio-temporelles
non virtuelles, pour que l’interprétation de l’objet indéfini soit circonscrite dans la sphère du spécifique. Dire :
(61) tazawwa[a C ì†àliyyatan
C. a épousé une italienne
ou encore :
(62) i“tarà ßadìqì sayyàratan almàniyyatan mumtàzatan wa-ra¢ìßatan
Mon ami a acheté une voiture allemande excellente et pas chère
nous ramène aussitôt dans la sphère des objets spécifiques, nonobstant la question de l’adéquation du discours à la réalité. Nous constatons donc, une fois encore, que le filtrage des valeurs du nom indéfini
et la stabilisation de son interprétation quelque part sur le continuum
qui va du plus spécifique au plus générique, voire au virtuel, sont fortement conditionnés par les caractéristiques d’ensemble de la prédication et par le contexte dans lequel elle s’inscrit.
Un exemple, certes un peu recherché mais plausible, nous paraît susceptible de bien illustrer l’effet d’ensemble que la prédication exerce
sur l’interprétation des entités indéfinies. Il repose sur le contraste interprétatif frappant entre ces deux énoncés formés pourtant à partir des
mêmes composantes :
(63) kullu kitàbin fì hà≈ihi l-maktabati qara’a-hu ba'∂u l-†alabati
Tout livre dans cette bibliothèque a été lu par quelque(s) étudiant(s)
(64) ba'∂u l-†alabati qara’a kulla kitàbin fì hà≈ihi l-maktaba
Quelque étudiant a lu tout livre de cette bibliothèque
Le premier énoncé, où le syntagme nominal indéfini spécifié « kullu
kitàbin fì hà≈ihi l-maktabati » (tout livre dans cette bibliothèque) est en
position de thème, présente la situation lecteur/livre comme une relation aléatoire où des étudiants peuvent avoir lu plusieurs livres, et où
tout livre a eu au moins un lecteur, mais n’affirme nullement qu’un
seul étudiant a lu tous les livres. Le second, où le même syntagme
nominal est en position objet, affirme lui qu’un des étudiants a lu tous
les livres de la bibliothèque. Ce basculement de l’interprétation est certes dû en partie au fait que le syntagme « ba'∂u l-†alabati » (quelque(s)
étudiant(s)) est ambigu en arabe pouvant référer à un ou plusieurs
124
d.e. kouloughli
individus, et au fait que la première phrase est « verbale » (avec accord
« pauvre » du verbe et du sujet) alors que la seconde est thématique
(avec accord « riche » du thème nominal et du propos verbal), ce qui
exclut, pour le syntagme nominal thème une interprétation au pluriel.
Mais il est également décisivement conditionné par le fait que l’interprétation du syntagme verbal « qara’a kulla kitàbin fì hà≈ihi l-maktaba » (a
lu chaque livre dans cette bibliothèque) ne peut être que totalisante.
2.2.7. Le nom indéfini au génitif (ma[rùr)
Le génitif est le cas le plus « circonscrit » de l’arabe, puisqu’il n’apparaît que dans deux contextes : comme complément de nom (génitif
adnominal) et comme complément de préposition30. Le fonctionnement
du nom indéfini dans ces deux contextes révèle des similitudes et des
différences sémantiques frappantes qui échappent à qui ne regarde que
les génitifs définis. Mais pour bien faire percevoir ces similitudes et ces
différences il est utile de commencer par contraster le complément de
nom défini et le complément de nom indéfini. Considérons donc un
syntagme banal comme :
(65) kitàbu l-waladi
[le] livre [de] l’enfant
Tout le monde admettra que l’interprétation de ce syntagme31 est
qu’il exprime une « relation de possession ». Considérons à présent le
« même » syntagme mais avec un complément de nom indéfini :
(66) kitàbu waladin
[un] livre [d’]enfant
Ce syntagme n’exprime pas, contrairement à ce qu’ont cru certains
arabisants occidentaux32, une transposition du précédent à un possesseur
indéfini, un invraisemblable « un livre d’un enfant », ni même « le livre
30
Les deux contextes sont au demeurant assez proches et on a tenté de les unifier :
les grammairiens arabes en postulant que sous-jacent à la relation Nom-Complément
de nom il y avait en fait une préposition sous-entendue, et les sémitisants en suggérant
(non sans vraisemblance) que les prépositions de l’arabe sont en fait d’anciens noms, ce
qui ramène la rection prépositionnelle à celle du complément de nom.
31
On notera que dans ce type de syntagme le premier nom est dépourvu de déterminant (ni article défini /al +/ ni tanwìn ne sont ici possibles, d’où les crochets dans
la glose en français) et qu’il tire son statut définitionnel de celui de son complément de
nom, d’où la traduction par un syntagme défini.
32
Notamment Fleisch, 1961.
sur la valeur du
TANWÌN
125
d’un enfant », car le syntagme en question est indiscutablement indéfini.
Il s’agit en fait d’un indéfini spécifié : « un livre d’enfant ». Sur exactement le même modèle on a :
(67) kitàbu na˙win
[un] livre [de]grammaire
que personne, à ma connaissance, ne s’est jamais avisé de traduire
comme « un livre d’une grammaire » ni « le livre d’une grammaire » !
Cet état de chose a des conséquences précises du point de vue traductologique. En effet, il découle de ce qui précède que le syntagme « fì
finà"i madrasatin » ne peut signifier en arabe que : « dans une cour d’école », syntagme à comprendre dans toute sa généricité. Mais alors
comment rendra-t-on « dans la cour d’une école », dont on voit que
le sens, quoique voisin, est beaucoup plus localisé, beaucoup moins
générique? Les textes littéraires modernes apportent une réponse : on
dira « fì finà"i madrasatin mà », littéralement : « dans une cour d’une certaine école ». Dans la langue classique on aurait sans doute dit : « fì
finà"i madrasatin min al-madàris », littéralement : « dans une cour d’une
école parmi les écoles ».
Ce que ces exemples, bien compris, permettent de montrer, c’est que
le génitif adnominal a pour valeur sémantique générale d’exprimer une
spécification, c’est à dire de restreindre la sphère d’application du premier terme au second, mais que la manière dont s’opère cette spécification
dépend crucialement de la définitude du terme spécificateur : si c’est
un nom propre ou un nom discret renvoyant à un individu défini (normalement humain) susceptible d’être conçu comme possesseur alors
l’interprétation sera du type « possession33 ». Mais si le terme spécificateur
est indéfini, alors, même s’il est discret ou dense, son interprétation est,
pour ainsi dire, « dématérialisée » : on se ramène alors à une interprétation en termes de faisceau de propriétés exactement comme dans les
cas déjà vus d’interprétation des indéfinis compacts. Ce qui est remarquable ici, c’est que la position syntaxique de spécificateur recatégorise
un nom indéfini discret (ou dense) et le ramène à la même interprétation qu’un nom compact : ainsi, dans « kitàbu waladin » (un livre d’enfant),
33
Cette « possession » pouvant connaîre diverses extensions analogiques allant de la
partie au tout (la queue du poisson) à la propriété (la couleur de la fleur). Il serait aisé
de montrer que par un procédé analogue quoique plus « abstrait » on a construit les
nominalisations de relations prédicatives subjectives comme dans « nawmu l-waladi » (le
sommeil de l’enfant) ou objectives comme dans « ru"yatu l-waladi » (la vue de l’enfant).
126
d.e. kouloughli
le spécificateur indéfini « waladin » n’est plus interprété comme « un
enfant », mais comme « de l’enfant », ou « de l’enfantin », bref comme
un faisceau de propriétés typiquement associées à la notion « enfant ».
Si l’on regarde maintenant ce qui se passe du côté de la complémentation prépositionnelle, et plus précisément des cas où le complément introduit une spécification « concrète », c’est-à-dire spatiale ou
temporelle, on est d’abord frappé par une différence nette avec le fonctionnement du génitif adnominal. Observons en effet le contraste entre
les deux syntagmes prépositionnels suivants :
(68) fì l-bayti
dans la maison
(69) fì baytin
dans une maison
On constate ici que le passage du complément défini à l’indéfini n’a
aucune des conséquences sémantiques drastiques qu’il avait dans le cas
du génitif adnominal : on contraste simplement une maison définie et
une maison indéfinie. La raison de cette différence demande explication. Le principe semble en être que la notion de possession est une
notion sémantique dérivée, et qu’elle découle, primitivement du fait de
spécifier un objet « possédable » (et donc aliénable) par une entité définie
et sans doute, au sens fort, humaine. Ce qui le montre le mieux c’est
que l’exemple paradigmatique de la possession c’est celui qui rattache
un objet aliénable à un nom propre humain, d’où l’interprétation sans
problèmes de kitàbu l-waladi. Dès que l’objet spécifié n’est plus possédable ou que le spécificateur n’est plus un humain défini, la relation
dite de possession, mais qui est en fait une relation plus générale de
spécification, connaît divers flottements de sens, divers glissements métaphoriques. L’interprétation de kitàbu waladin et a fortiori de kitàbu na˙win
le montrent bien. Or rien de tel dans la spécification prépositionnelle spatiale ou temporelle : celle-ci revient, typiquement, à restreindre la portée d’un localisateur spatial ou temporel, la préposition, c’est-à-dire à
en préciser le champ d’application. Or cette restriction peut être opérée aussi bien par un localisateur défini, comme dans fì l-bayti, que par
un localisateur indéfini, comme dans fì baytin. La localisation pourra en
être affectée dans sa précision, pas dans sa nature34.
34
Noter qu’ici aussi diverses extensions métaphoriques sont observables. Ainsi, en
arabe (comme en français) on « met sa confiance dans quelqu’un », et l’on pourra alors
sur la valeur du
TANWÌN
127
Par contre, si l’on se tourne vers les cas où le complément de la
préposition n’est plus un terme spatial ou temporel, mais un adjectif
ou un déverbal, c’est-à-dire un nom compact, alors l’image change
complètement. D’une part on constate alors que le contraste défini/indéfini
est le plus souvent aboli au profit de l’un des deux termes de l’opposition : on trouve par exemple « fì l-nàdiri » (rarement, litt. « dans le
rare ») avec le seul article défini35, mais « fì rifqin » (avec douceur) avec
le seul article indéfini. D’autre part, et c’est le plus important pour
nous ici, ces spécificateurs n’ont plus qu’une interprétation « qualitative »,
comme c’est le cas pour les compléments adnominaux indéfinis. C’est
si vrai que la structure préposition + nom compact indéfini est une des
manières les plus courantes en arabe d’exprimer la « fonction adverbiale », c’est-à-dire la qualification de relations prédicatives. On trouve
par exemple, dans le roman déjà abondamment cité de Na[ìb Ma˙fùΩ,
al-Sukkariyya, à la seule concordance de la préposition clitique « bi- »
(avec) et en en restant aux mots commençant par la première lettre de
l’alphabet, les formes : bi-adabin (avec politesse), bi-asafin (avec regret), bialamin (douloureusement), bi-i[làlin (avec respect), bi-i¢làßin (fidèlement),
bi-idlàlin (fièrement), bi-ißràrin (avec insistance), bi-i'[àbin (avec admiration),
bi-i©rà"in (avec séduction), bi-ìmànin (avec foi). Un relevé systématique
ramènerait littéralement des centaines de formes de ce type.
On retiendra de tout cela que le nom indéfini (quel que soit son
type lexical) en position de génitif adnominal, et le nom compact en
position de génitif prépositionnel ont généralement une interprétation
intensionnelle, qualitative, renvoyant à un faisceau de propriétés, et qui
les situe en dehors de l’opposition extensionnelle, générique/spécifique
des autres noms indéfinis.
2.3. Essai de synthèse
Dans la première section de cette étude nous avons présenté, selon
une démarche classificatoire allant du plus spécifique au plus générique, un certain nombre de valeurs que le nom affecté d’un tanwìn pouvait prendre, en illustrant ces valeurs d’exemples pris dans des textes
contemporains et en les accompagnant de gloses en arabe et/ou de
traductions en français. Dans les deux premières parties de cette seconde
constraster : « lam ta'ud ta∂a'u ∆iqata-hà fì ra[ulin/fì l-ra[uli » (elle ne met plus sa confiance
dans un homme/l’homme).
35
L’article défini a dans ces cas une valeur générique.
128
d.e. kouloughli
section, nous avons essayé de montrer que ces valeurs sont modulées
par le type lexical du nom sur lequel porte le tanwìn et par la configuration
syntaxique dans laquelle il apparaît. Mais ces contraintes, pour produire des effets de sens réguliers et calculables, doivent s’exercer sur
un substrat stable. Du point de vue formel nous savons que ce substrat est le tanwìn, déterminant indéfini de l’arabe. Mais du point de
vue sémantique nous n’avons pu jusqu’à présent qu’observer les différents
avatars de ce marqueur. Il est donc légitime, à ce stade, de se poser
la question de savoir s’il y a un contenu sémantique stable commun à
toutes les occurrences du tanwìn ? Nous allons à présent essayer de
répondre à cette question.
En ce qui concerne les noms discrets, si l’on repasse en revue l’ensemble des occurrences de nom à tanwìn, quelle que soit la place qu’ils
occupent dans le continuum qui va du plus spécifique au plus générique, on peut dire que leur dénominateur commun est de représenter
un élément extrait d’un ensemble. Ainsi, ra[ulun (un homme), qu’il reçoive
une interprétation spécifique (un certain homme, un seul homme, . . .)
ou spécifique (n’importe quel homme, tout homme) renvoie d’abord et
fondamentalement à un élément de l’ensemble des entités auxquelles
le lexique de l’arabe donne le nom « homme ». Il convient de noter
ici que la notion de nombre singulier n’a rien à voir avec la valeur du
tanwìn36 : c’est la base nominale ra[ul, qui en arabe indique que ce nom
est singulier. Ce qui le montre sans peine c’est que le tanwìn affecte
aussi des bases nominales au pluriel : ri[àlun (des hommes). Ce nom au
pluriel indéfini désigne, mutatis mutandis, quelque chose d’analogue au
nom indéfini singulier : un élément extrait d’un ensemble d’entités
« hommes », et donc, en arabe, un groupe indéfini constitué de trois
hommes ou plus. La base nominale, singulier ou pluriel, fixe en quelque sorte le « format » de ce qui sera extrait, le tanwìn, quant à lui, ne
marquant que l’extraction. Ce marquage explicite de l’extraction plurielle explique une remarquable incompatibilité du marqueur de totalisation « kull » et du nom au pluriel indéfini : on peut en effet avoir,
avec le déterminant défini, « kullu l-ra[uli » (l’homme tout entier), « kullu
l-ri[àli » (tous les hommes), et avec le déterminant indéfini « kullu ra[ulin »
(tout homme, chaque homme), mais on ne peut avoir « *kullu ri[àlin ».
Certain rhétoriciens médiévaux commettaient l’erreur de compter parmi les valeurs
du tanwìn la valeur numérale qui ne résulte en fait que de la forme de la base nominale du nom.
36
sur la valeur du
TANWÌN
129
En effet, le pluriel indéfini « ri[àlun » indiquant explicitement que l’on
a simultanément une pluralité, marquée par la base nominale au pluriel,
et l’extraction d’une partie, marquée par le tanwìn, le résultat, pluriel
mais partiel, est incompatible avec le marqueur « kull » qui implique
une totalisation. Cette incompatibilité disparaît cependant si l’on rend
la totalisation possible en indiquant que la partition répartit les éléments de départ en sous-ensembles homogènes susceptibles de faire
l’objet d’une totalisation : ainsi, on pourra dire : « kullu 'a“arati ri[àlin »
(tous [les] dix hommes)37. Il convient d’observer à cet égard que l’applicabilité générale du tanwìn au nom, qu’il soit au singulier ou au pluriel,
différencie le déterminant indéfini de l’arabe de celui de langues comme
l’anglais, où l’indéfini pluriel est marqué par un déterminant « zéro »
(a man/men), ou le français, où il est marqué par le partitif du défini
(un homme/des hommes).
Quant à l’usage discursif qui est fait de l’extraction marquée par le
tanwìn, et dont on a vu qu’il peut varier tout au long d’un continuum
qui va de la valeur aléatoire (un homme quelconque, n’importe quel
homme) à la valeur « par excellence » (un homme et quel homme !),
c’est la construction de l’énoncé et le contexte général qui en décident.
Si l’on examine à présent le fonctionnement du tanwìn avec les
noms denses, il semble bien que la seule différence avec les noms discrets réside dans les propriétés de l’ensemble à partir duquel s’effectue
l’extraction : cet ensemble n’étant pas conçu comme constitué d’éléments
individualisés, mais comme un tout homogène, l’extraction ne peut se
concevoir que comme prélèvement d’une quantité dans ce tout homogène, par exemple : zaytun (de l’huile)38. Dans de nombreux cas cette
quantité fait l’objet d’un formatage implicite, déterminé par les usages
37
L’apparent contre-exemple que l’on trouve dans le Coran (2 : 60): « qad 'alima kullu
unàsin ma“raba-hum », s’explique contextuellement par le fait qu’il s’agit de « gens » répartis en tribus, et que c’est cette répartition qui rend possible l’occurrence de « kull » avec
un nom au pluriel indéfini. Significativement, de nombreuses traductions donnent : « et
certes, chaque tribu sut où s’abreuver ! ».
38
Notons en passant que les noms denses sont susceptibles, dans certains types d’usages, d’être recatégorisés en discrets : par exemple le dense qahwatun ([du] café) a, par le
biais de l’usage social consistant à consommer cette boisson par tasses, été recatégorisé,
dans le cadre de cet usage en unités discrètes : on peut donc boire « un café » ou plus
avec l’acception « une tasse de café » ou plus . . . Ainsi, l’énoncé urìdu qahwatan sera, en
arabe, susceptible de deux interprétations : chez le torréfacteur, et à condition bien sûr
qu’un autre lexème (comme bunn en Syrie) ne ce soit pas spécialisé pour désigner le
café comme substance, cela signifiera « je veux du café », dans un bar cela signifiera
« je veux un café ».
130
d.e. kouloughli
sociaux : i“tari lanà zaytan wa-¢ubzan (achète-nous de l’huile et du pain)
sera compris comme faisant référence à un format socialement convenu
pour les deux types de denrées. Le format de l’extraction peut aussi
être défini explicitement par des « dénombreurs39 » comme zu[à[a (bouteille), mil'aqa (cuillère), ra©ìf (miche) etc. Rappelons que le tanwìn peut
aussi s’appliquer à une base nominale dense au pluriel, par exemple
zuyùtun (des huiles) et que l’effet de sens le plus courant est celui de
« variétés d’huile », mais que d’autres effets de sens peuvent être générés (cf. l’exemple 38 ci-dessus où dimà"un recherchait un effet d’emphase).
Observons ici que l’application du tanwìn aux noms denses est aussi un
trait caractéristique du déterminant indéfini de l’arabe : de nombreuses langues, le français et l’anglais notamment, ne peuvent employer
leur déterminant indéfini avec des noms denses que si ces noms sont
recatégorisés comme discrets : du café/un café.
C’est avec les noms compacts que le fonctionnement du tanwìn est
le plus remarquable, puisque, comme nous l’avons vu, il n’a plus une
interprétation extensionnelle mais intensionnelle. Certes on peut rendre
un indéfini compact comme [amàlun par « de la beauté », traduction
où le partitif marque bien que l’on est encore en face d’une opération
conçue cognitivement comme de l’extraction. Mais cette extraction n’est
plus « substantielle » comme dans les deux cas précédents, mais purement notionnelle : dire que quelque chose a « de la beauté » c’est dire
que l’on reconnaît dans ce quelque chose des propriétés que l’on associe normalement au prédicat « être-beau ». On peut noter, en passant,
que le français lui-même peut employer son article indéfini « un » devant
des noms compacts, mais à condition que ces noms soient qualifiés par
des adjectifs : *elle a une beauté n’est pas possible, mais elle a une beauté
éclatante l’est. En arabe les deux énoncés sont utlisés sans problème (cf.
exemple 48 ci-dessus). Ici encore, la généralité d’usage du tanwìn le
différencie du déterminant indéfini de nombreuses langues.
Nous dirons donc, en conclusion, que le tanwìn est fondamentalement
la marque d’un opération d’extraction dont les modalités particulières,
et donc l’interprétation, dépendent de la nature de l’unité lexicale sur
laquelle porte ce marqueur. Lorsqu’il s’applique à une notion nominale discrète il construit une instance de l’entité à laquelle réfère cette
notion et qui sera donc interprétée comme un individu (ou un groupe
d’individus si la base nominale est pluralisée). Lorsqu’il s’applique à
39
Nous empruntons ce terme à S. de Vogüé, 1989.
sur la valeur du
TANWÌN
131
une notion nominale dense il construit un prélèvement sur l’entité à
laquelle réfère cette notion, qui sera interprétée comme « une partie ».
Enfin, lorsqu’il s’applique à une notion nominale compacte il construit
une instance intensionnelle de l’entité à laquelle réfère cette notion,
instance qui sera interprétée comme une propriété ou un faisceau de
propriétés.
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