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De la « tyrannie » en Amérique Par Pierre Souq Enseignant agrégé de philosophie Clermont-Ferrand (63), France Le mercredi 09 novembre 2016, le magnat de l’immobilier Donald Trump est donc élu président des États-Unis d’Amérique. Quoi de plus surprenant, au pays de l’Oncle Sam, que de retrouver président l’incarnation même du pionnier qui a su insuffler l’American Dream ? Donald Trump est-il donc ce Yankee représentatif de La démocratie en Amérique dont parlait déjà Alexis de Tocqueville au XIXème siècle ? L’individualisme des électeurs américains n’exprime-t-il pas encore ce que le même auteur appelait la « tyrannie de la majorité » ? Dans un pays où le culte de la personnalité et l’égalité des conditions dominent, l’espoir de devenir « grand » de nouveau (Make America Great Again!), n’est-il pas illusoire, voire dangereux pour les États-Unis d’Amérique ? Selon Tocqueville, l’état social des Anglo-Américains est d’être essentiellement démocratique et l’esprit du colon est celui qui défend sa condition propre comme la possibilité de s’enrichir et de faire fortune. Dans ce sens, quand bien même il peut exister des différences de richesses, celles-ci sont minorées par le fait que tout citoyen américain doit pouvoir s’étendre librement, sans que l’État, ni personne, ne puisse l’y empêcher. À la différence d’un pays comme la France où la Constitution assure une assurance publique et financière ainsi qu’une sécurité sociale, c’est la libération de l’entreprenariat et de l’initiative personnelle, dans la défense des intérêts du citoyen américain, qui domine. Ainsi, les fonds de pensions, les emprunts, ou encore la charité. Alors, si Donald Trump a évité de payer l’impôt fédéral pendant dix-huit ans, tout en déclarant des pertes de 916 millions de dollars en 1995, c’est non seulement parce que l’État américain maintient une Constitution ouverte aux stratégies de déviation économiques et individuelles, mais aussi parce que l’éthique du nouveau président n’a aucune considération du bien commun et de la légitimité d’y subvenir. Au contraire, est intelligent, aux États-Unis d’Amérique, celui qui arrive à capitaliser ses fonds et à produire des bénéfices privés. Alors, si l’Obamacare devait maintenir l’esquisse d’un État-Providence et un regard gouvernemental sur le bien commun, il est clair que la population américaine a voté aujourd’hui pour un tout autre plan. Dans La démocratie en Amérique, Tocqueville écrit : « En Amérique, la plupart des riches ont commencé par être pauvres [...] ; d’où il résulte que, quand on pourrait avoir le goût de l’étude, on n’a pas le temps de s’y livrer ; et que, quand on a acquis le temps de s’y livrer, on n’en a plus le goût. » (1) Dans ce sens, parce que le citoyen américain est un pionnier ayant travaillé toute sa vie, il n’a plus vraiment le temps de se consacrer à l’étude. « Je ne pense pas qu’il y ait de pays dans le monde où, proportion gardée avec la population, il se trouve aussi peu d’ignorants et de savants qu’en Amérique. » (2) Parce que l’américain est historiquement sur un territoire qu’il a conquis, le rêve américain est recouvert par une sueur laborieuse et individualiste qui place le travail et l’économie avant d’autres secteurs comme l’éducation ou la santé. Quoi de plus étonnant alors que de payer au moins 20000 dollars pour assurer une année d’étude universitaire aux États-Unis et de voir les tarifs d’au moins 50 Universités dépasser les 60000 dollars par an ? Aussi, force est de constater que, si Donald Trump est président, il a remporté la majorité des votes et que donc il représente l’idéal du peuple américain, celui que chacun voudrait un peu pouvoir être. Il est souverain, riche, entreprenant, individualiste, utilitariste, opportuniste. Selon Tocquevile, c’est dans cet espoir du citoyen américain, qui espère sortir de sa condition de pionner pour devenir luimême un souverain, que se trouve la « tyrannie de la majorité ». En effet, le besoin de liberté et le raz-le-bol des conditions misérables de la majorité des citoyens américains, a forcé l’élection d’un individu incompétent en politique mais capable de gérer une entreprise, ou c’est le WASP masculin uniquement qui reprend la figure du pionnier et où les minorités ethniques (les mexicains et les musulmans notamment) disparaissent du territoire ou alors doivent y rester s’ils veulent continuer à être exploitées. Là aussi, ne faut-il pas voir dans l’incarnation du 45ème président un relent de l’esprit esclavagiste blanc et américain ? Certainement, ses doutes quant à la nationalité de l’exprésident Barak Obama ne sont pas tout à fait hors de propos ainsi que la célébration récente de sa nomination par le Ku Klux Klan. Quand à la condition des femmes, au-delà des déclarations, des photographies, et des autres vidéos outrancières, il faudrait se demander si le sexe de Hillary Clinton n’a pas joué en sa défaveur dans une Amérique encore puritaine et fondée sur des valeurs au demeurant masculines. Aujourd’hui donc, le peuple américain retrouve effectivement sa grandeur d’alors dans un retour à sa culture première et tyrannique : la fermeture des frontières, l’expulsion de migrants, l’édification d’un mur à la frontière du Mexique, l’absence d’accueil des réfugiés, le retour sur le droit du sol, l’autorisation de la torture, la suppression de l’avortement, l’absence de prise en compte du réchauffement climatique, la suppression du Nafta (le traité de libre-échange nord-américain) et le retrait des États-Unis du TPP (partenariat trans-pacifique), etc. Alors, cette élection américaine « ouvre une période d’incertitude » déclare le président français, François Hollande (3). Un retrait sur soi, un retour en arrière, une tentative d’isolationnisme qui fait écho au Brexit anglais et qui redessine les frontières des pays avec un discours tyrannique. Ce « que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu’on l’a organisé aux États-Unis, ce n’est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n’est pas l’extrême liberté qui y règne, c’est le peu de garantie qu’on y trouve contre la tyrannie » (4). La démocratie américaine paraît alors aujourd’hui plus dangereuse que jamais et sans garantie car, à l’heure où les guerres et les enjeux internationales divisent le monde, avoir à la tête de la première puissance mondiale un business man ne risque-t-il pas de donner aux territoires la valeur d’un jeu de société et aux codes de l’armement militaire la saveur d’une calculette ou le résultat serait celui d’une simple caisse de supermarché ? Jamais l’Amérique n’a été aussi divisée et la présence d’un Donald Trump contraste autant que celle d’un Bernie Sanders qui, au-delà de leurs oppositions, sont représentatifs de deux élans politiques importants, incompatibles et contradictoires. Jamais les Américains n’ont été aussi individualistes, un individualisme d’origine démocratique « qui menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent » (5), incapables d’anticiper sur les effets d’une stratégie de pionnier ou l’autre et le lien social ne peuvent apparaitre qu’à la condition du profit ? Alors, quelles solutions pour le peuple américain aujourd’hui ? La première serait de s’engager dans la politique réactionnaire et nostalgique du nouveau président dans l’espoir d’un Eldorado mythique. La seconde serait celle de l’anarchie, comme certaines manifestations commencent à émerger. À ce titre, si « jamais la liberté se perd en Amérique, il faudra s’en prendre à l’omnipotence de la majorité qui aura porté les minorités au désespoir et les aura forcées de faire un appel à la force matérielle. On verra alors l’anarchie, mais elle arrivera comme conséquence du despotisme. » (6) Enfin, et il s’agit d’une troisième voie qui a déjà trouvé ses lettres sur le sol américain (7), ce serait celle de la « conscience individuelle ». Aujourd’hui, plus que jamais, celleci doit encore se poser aux États-Unis, non seulement en rapport avec la tyrannie de la majorité qui aliène l’individu dans l’illusion d’un paradis perdu, mais surtout dans une visée humaniste où derrière l’égalité des conditions devraient figurer celle du bon droit, du bien être et du sens commun. Et alors, David Henry Thoreau écrivait dans La Désobéissance Civile : « Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne seraient pas les majorités qui trancheraient du bien ou du mal, mais la conscience ? Où les majorités ne trancheraient que des questions justiciables de la règle d'opportunité ? Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? À quoi bon la conscience individuelle alors ? » (8) La conscience individuelle contre l’individualisme, le refus de la tyrannie et la défense des droits de l’Homme et du citoyen, peut-être alors serait-il judicieux maintenant de revoir la Constitution américaine et de refondre un système électoral mythologique et passé. Notes : (1) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, GF, 2010, p. 54 (2) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, GF, 2010, p. 53 http://www.rfi.fr/france/20161109-francois-hollande-election-americaine-ouvre-periode(3) incertitude-donald-trump (4) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, GF, 2010, p. 92 (5) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, GF, 2010, p. 189 (6) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, GF, 2010, p. 98 (7) Le courant dit du « transcendentalisme » aux États-Unis au XIXe siècle avec des auteurs comme David Henry Thoreau, Ralph Waldo Emerson, Walt Whitman, Theodore Parker, Orestes Brownson, ou encore Margaret Fuller. (8) https://fr.wikisource.org/wiki/La_D%C3%A9sob%C3%A9issance_civile