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André Levesque AU BON PAIN et Quelques fallues* de fantaisie *LA FALLUE Dans le bocage et le Pays d’Auge, la fallue est une galette briochée, longue, plate, et côtelée, chaque côté correspondant à une part. Riche en gruau, œufs, crème fraîche et beurre, elle accompagne traditionnellement la terrinée ou teurgoule (du riz au lait sucré à la cannelle que l’on fait cuire pendant six heures au four.) DICTIONNAIRE UNIVERSEL DU PAIN ED. ROBERT LAFFOND À Olivier, Anne-Sophie, Frédérique. DU MÊME AUTEUR: - Sainte-Mère-Eglise, Mon été 44 ( 2010 ) Ed. des Veys. - Marie, Françoise, Françoise Marie, Histoire sans fin ( 2011 ) Ed. des Veys. AU BON PAIN Lecteur, écoute un peu, rumine et considère Les plaintes que je fais de ma propre misère ; Je vais par ce discours, te faire envisager Les maux qu’il faut souffrir quand on est boulanger. …………. Entre tous les métiers j’ai bien choisi le pire, Puisque dans cet emploi le plus confiant soupire, Qui se voit obligé avec nécessité, De vivre et de mourir dans la captivité. (Complainte : anonyme, XVIIIème siècle) 7 AU BON PAIN Ordonnance de Charles V du 12 mars 1366 Les boulangers, tant de Paris que du dehors apporteront leur pain à la halle les jours de marché et ne pourront faire de pain que du même poids, de la même farine, de la même substance et du même prix ; ils feront deux sortes de pains l’un de tel poids qu’il vaille quatre deniers, et l’autre de deux deniers. Ordonnance de Charles VII Le pain blanc se vendra à raison de 3 deniers parisis ; le pain bis, 2 deniers parisis et le pain mêlé d’orge, 2 deniers tournoi les 13 onces. Les boulangers sont tenus de déclarer ces prix à l’acheteur et ne peuvent tirer du setier de farine plus de six douzaines de pain blanc de treize onces. Ordonnance de Charles VIII du 19 septembre 1439 Les poids pour peser à Paris les blés et les farines seront gardés dans un lieu choisi par les échevins. Le pain blanc, quand il sera permis d’en faire, sera vendu, par six onces, le prix du pain bis de huit onces. Les mesureurs de grain feront rapport chaque semaine du prix du blé, froment, seigle et orge, vendu dans les trois marchés des Halles, de Grève et du Martrai ; le prix du pain sera publié et affiché aux trois marchés ; les boulangers n’achèteront le blé avant midi. Ordonnance de Charles IX du 13 mai 1569 Les compagnons boulangers devaient être continuellement en chemise, en caleçon, sans haut-de-chausse et en bonnet dans un costume tel, qu’ils fussent en état de travailler et jamais de sortir, hors les dimanches et les jours de chômage réglés par les statuts. « Et leur sont faites défense d’eux assembler, monopoler, porter épée, dagues et autres bâtons offensibles ; de ne porter aussi manteaux, chapeaux et autres hauts-de-chausses, sinon ès jours de dimanche et autres fêtes, auxquels jours seulement leur est permis porter chapeaux, chausses et manteaux de drap gris ou blanc et non autre couleur, le tout sur peine de prison et de punition corporelle, confiscation desdits manteaux, chausses et chapeaux. » 9 AU BON PAIN hristiane et Roland s’étaient mariés au mois d’août 1954. Roland était boulanger et Christiane, la fille de petits commerçants de Montebourg, travaillait dans la boutique de ses parents. Comme la vie était simple. On choisissait son métier une fois pour toutes. À vingt ans, les plus chanceux partaient de l’autre côté de la Méditerranée vérifier si Alger la blanche était pareille aux gravures des expositions coloniales et, comme leurs pères en 1919, un certain nombre de veinards étaient envoyés en troupes d’occupation de l’autre côté du Rhin sans trop savoir s’ils étaient là par un juste retour des choses ou pour attendre l’arme au pied, notre nouvel ennemi communiste. C 11 AU BON PAIN Au retour, on se mariait et c’était pour toute la vie. Encore fallait-il être en mesure de nourrir une femme et des gosses ! Dans l’immuable A A A Amour-Argent-Arrangement, le mariage restait une institution à géométrie variable même lorsqu’il n’était pas question de changer de milieu social. Certes, il n’était plus nécessaire, comme au début du siècle, d’afficher une certaine condition auprès de ses futurs beaux-parents mais le principe subsistait à travers des mentalités bien établies et trouvait encore sa justification dans les difficultés de tous ordres qui avaient suivi la fin de la guerre. Pour se lancer dans la vie, on était mécano, garçon-boucher ou apprenti maçon - un métier d’avenir avec la reconstruction qui redémarrait. Tout le monde trouvait sa place ; sur place. On citait même le cas de ce garçon, devenu, peu après son Certificat d’Etudes, commis aux écritures à la Mairie de Saint-Lô pour reconstituer l’Etat civil qui avait brûlé dans les bombardements de 1944. Lui, il avait décidé de devenir boulanger. Dans la tête du jeune homme se bousculaient pêle-mêle des images de multiplication des pains, le souvenir des tartines grassement beurrées d’avant-guer12 AU BON PAIN re et l’exemple d’un oncle boulanger à Colomby qui avait réussi à s’acheter sa première auto en 1939. L’obsédait l’idée qu’il pourrait enfin satisfaire la faim de ses seize ans après les dures privations qu’on endurait encore et surgissaient des apparitions délicieuses de pâtisseries fondantes fabriquées avec de la vraie farine de froment dont il se goinfrait dans le secret du fournil. Un beau métier ; difficile, quand on était un grand dormeur comme lui mais le boulanger a toujours été un personnage central dans la vie des Français ; et puis les gens auraient toujours besoin de manger du bon pain. Oui, un bon métier qui rapportait bien à condition d’être le patron. Surtout depuis qu’on parlait de refaire du pain blanc. Le pain blanc ! Les gens en avaient tellement rêvé pendant des années. Le pain blanc, c’était bien la preuve que les mauvais jours seraient bientôt derrière nous. Après que le Gouvernement Bidault eut décrété la fin du « rationnement des farines » - le 22 décembre 49 juste avant le réveillon - se carillonnaient en France des aurores lumineuses, des greniers d’abondance dans un monde en paix et le bien-être retrouvé sur les chemins du progrès en marche…! 13 AU BON PAIN …En attendant ces lendemains, il s’était retrouvé petit « arpète » rue Holgate à Carentan, grelottant de froid dans le bien-être d’un galetas sans chauffage et arrosant le levain de ses premières suées. Il avait découvert le décor grisâtre des fournils d’autrefois, les pannes de courant qui obligeaient à pétrir à bras et les bouts de sommeil qu’on volait au travail, allongé sur le pétrin entre deux fournées. Par-dessus tout, il redoutait les humeurs du patron qui passait sur lui ses terribles colères quand il envoyait aux cent-mille diables tous ces meuniers qui trafiquaient des farines couleur de cendres et au goût de pétrole. Il avait fait le voyage jusqu’à Caen pour travailler dans une boulangerie moderne du Gaillon. On disait alors que l’Union Meunière du Calvados, fortement excédentaire en blé, gardait le meilleur de ses récoltes dans le département et expédiait toutes les raclures de silos dans La Manche. Et c’était vrai qu’on fabriquait là-bas notre pain quotidien blanc-bis à longueur de nuits. Les journées étaient trop courtes et les fournées jamais assez nombreuses. Dans la course-poursuite fabrication-vente, le fournil avait toujours un temps de retard et ce n’était pas la bonne odeur des baguettes brûlantes arrivant dans le magasin 14 AU BON PAIN qui pouvait masquer très longtemps le manque de cuisson et la pauvreté de la pâte. Mais pour lui, ouvrier, c’était simple, la patronne vendait tout ce qui arrivait dans sa boutique et il n’y en avait jamais assez. Et puis, il y avait eu cette affaire du « Pain maudit » à Pont-Saint-Esprit au mois d’août 1951. Cette année-là, l’été fut pluvieux et glacial. On avait un nouveau gouvernement et Pétain venait de mourir en juillet, oublié dans son île. La France des congés payés parcourait les journaux, indifférente et ronchon sans rien comprendre aux allers-retours de deux gouvernements Pleven en moins d’un an et ne sachant plus très bien non plus dans quelle galerie de l’Histoire il fallait ranger la légende du vieux Maréchal. Pétain ? Pleven ? Pleven et Pétain ; au fond, tout ce que demandaient les Français c’était juste un peu de soleil. 15 L’AFFAIRE DU PAIN QUI TUE Tout commence par une banale intoxication alimentaire, une série de troubles inexplicables mais probablement liés à la consommation de pain. Des vomissements, des diarrhées et une chute brutale de la tension artérielle. Mais à partir du 21 août, le Pays est brusquement réveillé en sursaut lorsque les journaux et la radio annoncent le décès de Félix Mison - un homme robuste de cinquante-six ans - survenu la veille à l’hôpital de Nimes. Le premier mort ! Quatre autres suivront. L’émotion est considérable ! Comment était-il possible que le pain, la nourriture par excellence, l’aliment sacré, le painsymbole, devînt subitement le « pain qui tue » ? Il 17 AU BON PAIN y avait là quelque chose d’inadmissible et de profondément injuste. Mais le pire est en route. Après quelques jours d’un calme relatif, une partie de la population est maintenant en proie à des crises nerveuses incompréhensibles. Les malades sont victimes d’hallucinations effrayantes et de troubles mentaux foudroyants. Après le « pain qui tue », voilà maintenant le « pain qui rend fou. » À la lecture de leurs journaux, les Français découvrent avec stupeur les photos terrifiantes et les récits insoutenables des journalistes envoyés sur place. Au cours de la nuit dite « de l’apocalypse » et dans la journée du 25 août, en quelques heures, l’hôpital-hospice de Pont-Saint-Esprit est devenu une Maison pour les fous. On les amène de partout, en voiture, en charrettes ou sur des brancards improvisés dans des états de démence incontrôlable. Les salles retentissent de cris affreux de malades qui supplient qu’on les délivre des bêtes immondes cachées sous leur lit. L’un d’eux soutient qu’un serpent rouge est en train de lui dévorer le crâne, d’autres se croient pris au piège d’une chambre dont le plafond descend et le plancher remonte ou bien se sentent menacés par des boules de feu qui explosent autour d’eux quand 18 AU BON PAIN ils ne sont pas eux-mêmes dévorés par des flammes qui s’élèvent de leurs doigts. Les couloirs et les escaliers résonnent de courses de bêtes féroces et de monstres à la poursuite des malades terrorisés. Et partout, des visions infernales, le feu, des tourbillons de flammes, des plantes cannibales auxquels il faut échapper par tous les moyens. Une femme, Léontine Rieu, qui mourra deux jours plus tard ainsi que son mari, saute du premier étage et, retenue dans sa chute par une treille, elle se fracture un poignet. C’est aussi le cas de José Puche qui prétend capter Radio Monte-Carlo avec ses orteils-antennes et soudain, enjambant la fenêtre du deuxième étage, il déclare : « Regardez, je suis un avion, je vole. » Il faut barricader les fenêtres ; des volontaires viennent prêter main-forte au personnel, aux pompiers et aux gendarmes pour arrêter des demifous qui s’enfuient à moitié nus en hurlant dans les jardins de l’Hôtel-Dieu et dans les rues de la ville pour échapper - en allant se jeter dans le Rhône - à d’insupportables brûlures et à des dizaines de fantômes qui errent dans la nuit. « La folie a pris le pouvoir à l’hôpital » dira Pierre Bousquet, un viticulteur du pays et il est vrai que les Spiripontains ne sont pas loin de céder à l’hystérie collective et à la psychose du 19 AU BON PAIN « pain qui rend fou ». La mort qui fauche, on se dit que c’est injuste mais qu’elle est le terminus normal des épreuves de la vie quand la médecine est impuissante à les résoudre ; d’ailleurs, ne diton pas à mots couverts, que les victimes sont âgées - à part Joseph Moulin un garçon de vingtquatre ans - et que l’alcool pourrait bien y être pour quelque chose. Mais la folie qui frappait au hasard deux-cents ou trois-cents personnes - on ne savait plus très bien avec les rémissions et les rechutes soudaines - il y avait là une violence capricieuse, une cruauté démoniaque comme si là-haut, Satan lui-même, avait décidé de leur donner un avant-goût des tourments de l’enfer en contrariant les bienfaits du Bon Dieu avec du pain empoisonné. À Pont-Saint-Esprit, où les biscottes se font rares, plus personne ne se sentait à l’abri du châtiment et dans les campagnes françaises beaucoup appréhendaient que le drame ne vînt jusqu’à eux. Perplexes et obscurément inquiets, les gens suivaient jour après jour dans leurs journaux, les débordements de ce mauvais feuilleton qui faisait peur et, qu’en d’autres temps ils auraient mis sur le compte d’un exotisme quasi-méditerranéen. L’enquête démarre très rapidement. Désormais, il faut suivre les investigations du Commissaire 20 AU BON PAIN Sigaud de la police de Montpellier tout en gardant un œil sur les ravages de la maladie. Tous les regards sont maintenant braqués sur la boulangerie de Roch Briand, un des meilleurs boulangers de la ville, située dans la Grand’Rue et responsable de la fournée fatale de la nuit du 15 au 16 août. Très vite, Briand est mis hors de cause par Sigaud. Le policier oriente ses recherches sur la provenance et la qualité des farines puisque d’autres boulangers de la ville ont vendu aussi du pain contaminé. On apprend ainsi que le Gard est un département déficitaire en blé - tiens, comme La Manche ! - et que la farine vient principalement de La Vienne dans le Poitou. L’enquête le mène à Saint-Martin-la-Rivière, près de Poitiers, chez Maurice Maillet, un obscur petit minotier du coin d’où sont parties les funestes moutures. Sigaud, qui ne connaît rien à la meunerie et doit en être resté à Maître Cornille, est vite convaincu que les installations ne sont pas un modèle de propreté et d’organisation. Les photos du moulin maudit sont accablantes, la presse renchérit. Au Ministère, l’élégant Docteur Olieu, Inspecteur Général de la Santé, apporte la caution scientifique et souveraine de Paris qui relève « que le 21 AU BON PAIN grain et la farine étaient travaillés et stockés dans une intimité scandaleuse avec des produits toxiques à base d’arsenic, de D.T.T. et d’hexaclorocyclohexane … » Un drôle de bonhomme ce Maurice Maillet qui laisse traîner de l’hexaclorocyclohexane partout dans son maudit moulin. On tient un suspect ! Pressé de questions par Sigaud, il se défend mal, se contredit, prétend qu’il n’y a jamais eu d’accidents chez lui et que ses installations ne sont ni plus sales ni moins anciennes que les dizaines de petits moulins de la contrée. Pourtant, on découvre qu’il reçoit et écrase du mauvais blé d’échange mélangé avec du seigle. L’échange ?…Quoi, quel échange ? Sigaud qui apprend aussi vite qu’il accuse se fait expliquer qu’il s’agit d’une pratique ancestrale consistant à moudre le blé d’un paysan pour le compte d’un boulanger. Ensuite, ce dernier s’engage à rémunérer l’agriculteur en lui remettant gratuitement, tout au long de l’année, une certaine quantité de pain en échange. - Dans quelle proportion ? demande Sigaud. - Ça dépend de leurs accords. En ce moment, avec la mauvaise récolte de cette année, le gouvernement exige d’extraire presque 100% de farine avec la saloperie qu’on nous apporte ; alors, 22 AU BON PAIN on va dire qu’avec cent kg de farine si on fait cent vingt kg de pain - à cause de l’eau qu’on rajoute, forcément - le paysan en reçoit soixante-quinze kg ou quatre-vingts. Le boulanger gagne pas beaucoup, c’est sûr ! Moi, en tant que meunier, je me paye de mon travail en gardant une quantité de farine. - Le nom du boulanger ? - Guy Bruère, dans notre village à Saint-Martin, répond Maillet. C’est Bruère lui-même qui a apporté le blé au moulin sans ouvrir les sacs, avait-il prétendu. Le blé n’était pas beau, on était en période de soudure entre la récolte de 1950 et celle de 1951. On grattait tout ce qu’on pouvait trouver dans le fond des greniers, des fèves, du seigle bien sûr, les charançons et tout le reste. Peut-être qu’il y avait aussi de l’ergot à l’intérieur. Là, le Commissaire est déjà au courant. Aussitôt connus les symptômes de la maladie, les médecins de Pont-Saint-Esprit avaient fait remonter les examens cliniques à Montpellier jusqu’au Professeur Giraud leur Maître à tous. Ses conclusions sont sans appel : on est en présence d’ergotisme. L’ergot de seigle ! Le Mal des Ardents, le feu de Saint-Antoine, la peste noire ! Un mal qui remonte à la nuit des temps, aux années de disettes 23 AU BON PAIN quand le seigle était contaminé par un parasite inconnu qui formait un sclérote noir, un ergot de coq sur l’épi et provoquait chez ceux qui en étaient victimes, des hallucinations, des visions d’horreur, des convulsions, des représentations fantastiques de monstres. Le mal est identifié et la police tient un deuxième suspect ! Sigaud pousse les feux. Maillet soutient avoir écrasé à part, comme il est d’usage, le mauvais blé apporté par Bruère et qu’ensuite, il lui avait rendu une mouture de très mauvaise qualité à peine panifiable. Puis, il se rétracte et reconnait finalement avoir remis, à la demande de Bruère lui-même, de la farine « potable » sur les stocks du moulin. - Et l’autre, questionne Sigaud ? - L’autre ? Eh bien je l’ai écoulée par petites portions avec la farine des blés fournis par la coopérative de Saint-Jean-d’Ars. C’est désormais très clair, on tient les deux coupables. Maillet et son complice Bruère sont arrêtés puis transférés à la prison de Nîmes le 31 août. L’affaire est bouclée en moins de quinze jours. La France respire. Mais décidemment, avec cet ergot et ces histoires d’échange, c’était le Moyenâge en plein XXème siècle ! 24 AU BON PAIN Dans les fournils, à l’heure du casse-croûte on commentait entre soi les dernières nouvelles parues dans Ouest-France et La Presse Cherbourgeoise dans le langage cru des spécialistes habitués à une réalité qu’il n’était pas toujours bon de crier sur tous les toits et au vécu d’un quotidien de misère des mitrons qui n’intéressait personne. Oui, l’occasion était trop belle de dire enfin que les boulangers en avaient marre d’être le dernier maillon de la pénurie qui se poursuivait. Tout ce qui arrivait c’était de la faute de l’O.N.I.C., l’Office National des Céréales, les flics du Gouvernement, de mèche avec tous les gros bonnets de la meunerie pour réglementer la filière, depuis le taux d’extraction du blé en farine, la répartition autoritaire des quantités département par département et même jusqu’au choix du meunier. Ah, si au moins on pouvait choisir son meunier en toute liberté, on n’en serait pas là à faire manger aux gens toutes ces saloperies qu’on trouvait maintenant dans leur farine aussi grise que de la poussière. C’était bien simple, il y avait des jours où ils avaient honte de fabriquer leur camelote. Rares étaient ceux qui allaient jusqu’à se remettre en cause en avouant que, pressés par le temps, ils laissaient parfois traîner des carapaces de charançons dans la pâte, sans parler des crottes 25 AU BON PAIN de rats sans nombre et des squelettes de souris momifiées dans leur sarcophage de croûte. Non, le vrai mal venait de plus haut, chez les meuniers et tout ça devait finir par arriver un jour ou l’autre. Roland, qui à cette époque était « second » à Saint-Lô, chez Jean Nédellec sur la route de Villedieu, suivait avec passion les événements avec son patron, un Breton taciturne qui ne pensait pas comme tout le monde. - Ah, il leur fallait des coupables !...ils les ont trouvés mais comme d’habitude c’est les lampistes qui paient pour les gros, disait Nédellec, l’air entendu. Il n’en disait pas plus mais chacun comprenait qu’il avait son idée. Les événements, d’ailleurs, semblaient lui donner raison puisque deux mois plus tard Maillet et Bruère furent remis en liberté provisoire et firent un retour triomphal dans La Vienne. C’est qu’en effet, la thèse de l’ergot toxique si prometteuse et si facile commençait à battre de l’aile. Les symptômes cliniques étaient bien les mêmes que ceux observés dans la maladie historique mais leur déclenchement était d’une violence extrême et beaucoup plus tardif. Pourtant, Montpellier se risquait encore à pen26 AU BON PAIN ser que le champignon avait muté sous l’effet de transformations chimiques des alcaloïdes le composant et... …Finalement on connaissait très mal cette affection puisque la dernière manifestation en France remontait au grand hiver 1709. Et puis, les expertises du pain ou des lots de farine incriminés étaient menées dans la plus grande confusion. Il y avait ceux qui recherchaient la toxicité par tous les moyens, ceux qui parlaient simplement de farine impropre à la consommation, sans parler de quelques-uns qui se procuraient des échantillons par effraction en commandos organisés. Entre les analyses dirigées dans les laboratoires de la police à Marseille, la contre-expertise d’échantillons examinés à Nîmes à la demande du juge, les examens du laboratoire des Subsides Militaires de Marseille pour le compte de l’O.N.I.C., les conclusions du bureau des experts réunis à Paris par le Ministère de la Santé et les journalistes qui mélangeaient tout, les gens n’y comprenaient plus rien. Alors, ergot ou pas ergot ? La police en trouvait dans ses officines à Marseille alors que le laboratoire des militaires à quelques kilomètres de là n’en trouvait pas. Paris n’en voyait pas non plus mais voulait reprendre la 27 AU BON PAIN main et régler une fois pour toute son compte à Montpellier sur fond de vieille querelle de faculté de médecine ; tout le monde, néanmoins, se ralliant aux avocasseries des défenseurs de Maillet pour enfoncer le patron des experts marseillais, un ancien Résistant dont les mérites, semblait-il, avaient été homologués par la vertu d’une Agrégation-F.F.I. . - Vous verrez, disait Nedellec, ça finira comme à Loudin où on trouvait de l’arsenic une fois sur deux ; Marie Besnard peut dormir tranquillement…et les meuniers aussi, ajoutait-il. Ses attaques contre les pontes de la meunerie dépassaient de très loin les généralités que ses confrères pouvaient lire dans « L’Ami de la Boulangerie », le journal de la profession. Un jour, il avait rapporté dans le fournil la réflexion d’un minotier entendue quelque part : - Ah, les Français veulent du pain blanc, eh bien, on va leur en donner ! La phrase sonnait comme une menace dans sa bouche et appelait une suite. Pour une fois, il avait bien voulu en dire un peu plus. Par certaines indiscrétions on savait déjà qu’avant le drame de Pont-Saint-Esprit on traitait la farine au trichlorure d’azote dans certaines minoteries, un « améliorant » qui avait un pouvoir de blanchiment et provoquait dans certains cas des 28 AU BON PAIN convulsions et des crises d’hystérie canine chez les chiens…De là à penser qu’on aurait pu se tromper sur le dosage…! Mais il avait appris, on ne savait par quelle source, que des machines électriques de blanchiment importées d’Allemagne commençaient à se propager en France. La publicité commerciale précisait qu’elles étaient avant tout destinées à « désinsectiser » la farine - la purifier en quelque sorte - par l’emploi d’une solution de nicotine pure qui, tombant goutte à goutte sur une plaque chauffée, envoyait un gaz dans les conduits du moulin à l’arrêt. Mais, il se disait aussi à mots couverts, que le procédé fonctionnait bien également pour le blanchiment de la farine, moulin en marche. Le résultat était même progressif, il suffisait simplement d’augmenter la puissance du courant. - Ah, ces Allemands ! disait Nédellec d’une voix lourde de sous-entendus. Roland n’en revenait pas. Il découvrait la face cachée d’un métier pour lequel il avait cru à l’honnête travail de l’artisan mariant la farine, l’eau, le sel et le ferment dans une tradition millénaire de simplicité et de pureté biblique. C’était donc ça le progrès, pensait-il, des produits chimiques, des trucages, des morts, des 29 AU BON PAIN fous… alors que la digestion des rutabagas pendant la guerre ne provoquait tout au plus que des coliques incontrôlables et des concours de pets dans les cours de récréation. Une fois de plus, le pain allait se retrouver au centre des préoccupations nationales. Dès le début 1952, une enquête est diligentée par un juge d’instruction de La Seine et destinée à recenser les fameuses machines. En quelques semaines, on en trouve une quarantaine dans une trentaine de départements. L’Affaire fait grand bruit dans la presse. Il y avait là une nouvelle piste pour l’enquête de Pont-Saint-Esprit qui commençait à s’enliser. Mais brusquement, le magistrat instructeur donne l’ordre d’arrêter tous les contrôles alors que la police et la répression des fraudes s’apprêtait à passer au peigne fin les quelques six mille moulins de France. La raison d’Etat commandait-elle de ne pas ajouter un scandale au scandale ? Y avait-il eu des pressions en haut-lieu ? On disait que le Président de la République, lui-même le fils d’un boulanger, était très lié à une grosse coopérative céréalière du Midi. Et voila justement cet homme, Vincent Auriol, un Socialiste qui n’avait pas eu la moindre parole de réconfort pour des populations en pleine détresse. C’était comme ce Pléven qui 30 AU BON PAIN avait refusé d’ouvrir un crédit de dix millions de francs pour fournir une aide aux gens de PontSaint-Esprit cruellement marqués dans leur vie ; les journaux en avaient à peine parlé. On ne s’y serait pas pris autrement pour étouffer l’affaire. - Pléven-la vie-chère ! Avec lui, l’essence a pris d’un coup dix balles de plus au litre, disait Nédellec. Heureusement qu’il est passé à la trappe début janvier celui-là. Bon débarras ! ...D’abord, tout ça c’est d’la politique ! finissait-il par conclure. Bientôt, il fut de moins en moins question de l’Affaire dans les journaux et à la radio. On savait que l’enquête continuait mais les gens avaient fini par s’en lasser maintenant que tout danger à grande échelle semblait écarté. Pendant le bel été suivant, les Normands, tous reconvertis en adjoints du Commissaire Sébeille, allaient plutôt tenter de forcer le front têtu du père Dominici, le patriarche de la tribu provençale, laborieuse, dure, sèche comme la Grand’Terre, à des milliers de kilomètres des galéjades avé l’assent et du bagout ensoleillé qui les faisaient tant rire au cinéma. Bref ! un vrai crime, avec de vrais suspects et un vrai coupable, c’était quand même plus inté31 AU BON PAIN ressant que toutes ces histoires de pain empoisonné. Pourtant, dans les fournils on se perdait encore dans les détails farfelus et les hypothèses extravagantes comme savent le faire les vrais spécialistes. Quand Roland - devenu incollable tant il avait lu d’articles sur le sujet - évoquait la possibilité d’une contamination par un produit à base de mercure ayant servi à désinfecter des wagons de la S.N.C.F. transportant un jour du bétail un autre jour de la farine vers les coopératives du Gard, Nédellec, plus énigmatique que jamais en secouant la tête passait directement à la conclusion : - Oh, tout ça c’est d’la politique ! 32 UN BOULANGER D’AUTREFOIS Christiane et Roland s’étaient établis à Gamberville, un gros village à l’entrée du Val-de-Saire à cinq ou six kms de la mer où ils avaient repris le fond de commerce d’Amédée Postel, un boulanger qui n’avait jamais quitté le pays et qui arrêtait le métier. Monsieur Postel habitait une belle demeure, complètement séparée des installations de la boulangerie par un jardin entouré d’un petit muret. Il se trouvait un peu dans la situation d’un hobereau de manoir, vrai gentilhomme de bonne lignée mais régisseur avisé, vivant à proximité de sa ferme pour mieux en surveiller l’exploitation. Avec cette différence que Monsieur Postel ne possédait aucun quartier de noblesse dans sa famille. 33 AU BON PAIN Amédée Postel menait la vie d’un commerçant aisé proche de la retraite. Il ne boulangeait plus lui-même depuis longtemps ce qui ne l’empêchait pas de contrôler au plus près le travail de son brigadier, un vieux garçon prénommé Léon et de Simone Courbaron sa vendeuse, une femme du pays dont la présence douze heures d’affilée à la boutique se justifiait, sans qu’elle y trouvât à redire, par l’exigence d’une clientèle de campagne habituée depuis toujours à trouver porte ouverte. Madame Postel qui avait été postière dans sa jeunesse ne mettait jamais les pieds au magasin mais elle tenait à jour avec une vigilance impitoyable les impayés de la petite clientèle rurale qui attendait pour régler ses dettes d’avoir touché les allocations de fin de mois. Elle consignait également mais avec une rigueur teintée d’indulgence les « doit » et les « avoir » des terriens précautionneux avec lesquels son mari pratiquait dans les grosses fermes le commerce triangulaire et pas toujours équitable de l’échange blé, farine, pain. La principale occupation d’Amédée Postel, celle qui trente après ses débuts lui procurait toujours les mêmes satisfactions c’était le portage du pain. Tous les jours, vers deux heures, il partait donc livrer sa précieuse manne deux fois par se34 AU BON PAIN maine aux habitants des trois communes voisines de Gamberville. Le fourgon Renault bourré du pain encore craquant de la dernière fournée et dégoulinant de la vapeur qui s’infiltrait partout, Amédée s’enfonçait dans le bocage le plus profond, empruntait les « caches » les plus cahoteuses, les plus inaccessibles où les branches des noisetiers griffaient sans relâche les flancs du fourgon, pour finir dans des petites cours boueuses où des poules effarouchées s’enfuyaient en caquetant, aussitôt remplacées par une meute de chiens et d’enfants qui l’avaient entendu de loin. Curieusement, dans ces parcours mille fois et mille fois répétés, il se sentait libre. Libre et indispensable. Porteur de pain et de nouvelles, il était celui qu’on attendait. Par-dessus tout, il aimait potiner en tête-à-tête à l’arrière du camion avec des habituées avides de cancans ; lui tout en hauteur, accoudé sur la planche qui servait à distribuer le pain, délivré des rapports clients-fournisseurs qui rendaient les conversations si artificielles de part et d’autre du monumental comptoir en bois de la boutique. Sa seule contrainte était de rentrer - toujours trop tôt, pensait-il - pour laisser le temps à cette grande feignante de Simone Courbaron de sortir les invendus, remplir la caisse des biscuits à 35 AU BON PAIN soupe, regarnir le casier à biscottes et balayer le fourgon tout en surveillant la venue des derniers retardataires au magasin. Et puis, il avait ses habitudes. Des relais où il coupait le moteur, se débarrassait de sa sacoche à monnaie et descendait boire un café qui l’attendait en bouillotant sur les braises au coin de la cheminée, arrosé d’une large rasade de « blanche », atroce. Il repartait légèrement gris poursuivi par les chiens qui remontaient en hurlant la moitié du chemin. Il y avait aussi des maisons où il s’attardait un peu plus longtemps. Il descendait alors le pain qu’il rangeait lui-même dans la huche et profitait alors de tous les avantages d’un foyer où il se sentait comme chez lui. Sans le savoir, Amédée pratiquait à la manière des grands séducteurs et des agents secrets, le cloisonnement des réseaux que ses tournées bien séparées et l’épaisseur du bocage lui permettaient de constituer en toute discrétion. Il avait dispersé comme ça au gré de ses équipées, un certain nombre de bouches supplémentaires à nourrir, sans d’ailleurs que la principale intéressée du moment pût vraiment dire ellemême à qui en revenait le mérite. À part peut-être quelques méchantes langues du voisinage. 36 AU BON PAIN Roland l’avait suivi pendant ses congés payés au mois d’août pour faire connaissance avec ses futurs clients et mémoriser les parcours d’un gigantesque jeu de l’oie campagnard. Il avait bu le café bouilli des maisons où les commères du lieu l’assuraient qu’il serait toujours le bienvenu et apprenait les prénoms d’enfants roux qui se jetaient sur les pesées des pains de six livres. Avec son pantalon pied-de-poule de boulanger, il avait l’air d’appartenir à un autre monde. Amédée Postel, lui, portait à l’année une vareuse grise sur un pantalon en droguet de façon plus sombre mais auquel la farine finissait par donner la même teinte cendrée. Quand arrivait la belle saison, il enlevait son gros pullover à torsades tricoté main qui tirait sur le brun-varech mais il gardait les grosses chaussures en cuir raidi par les ans - malgré un entretien journalier à la graisse - qui lui permettaient d’affronter les terrains les plus variés par tous les temps. Une casquette sans couleur bien particulière plantée sur une tête toute ronde achevait de lui donner l’aspect sérieux et malin des gens de la campagne auxquels il avait fini par ressembler. Roland se demandait au cours de ces aprèsmidis-marathon si les années auraient le même effet sur lui. Dans dix ou vingt ans se mettrait-il à « praichi à grandes goulèes » comme les gens du 37 AU BON PAIN Val-de-Saire avec cette façon bien à eux de vous demander : - Donnez-mé donc deux biscuits à soup’ bî brulôs ! En laissant penser qu’il ne ferait pas de vieux os dans le pays, il savait que les gens de la Presqu’Ile qui pratiquaient l’euphémisme de langage comme une autre forme d’épargne diraient derrière son dos : « Ah, pour ça nous’était bi n’habitués à Monsieur Postel !». À vingt-quatre ans, il découvrait la prudence, celle du pays et celle du négoce ; apparaître comme un horsain de passage n’était pas bon pour les affaires. Les occasions d’ailleurs ne manquaient pas de se faire déjà quelques ennemis. Il avait fallu expliquer à Simone Courbaron qu’il ne pourrait pas la garder puisque Christiane familiarisée au commerce chez ses parents tiendrait la boutique. Elle avait pris cet air pincé qu’on lui connaissait pour dire que le pain c’était pas pareil et que tout le monde ne saurait pas s’y prendre avec ses clientes les plus difficiles mais que, finalement, c’était monsieur qui voyait. Léon, lui, avait pris les devants. Il avait vu d’un très mauvais œil l’arrivée de ce jeune blancbec qui allait changer ses habitudes ; aussi n’avait-il rien trouvé de plus urgent que de se rap38 AU BON PAIN procher de chez lui en prenant une place à Coutances au 1er septembre. Léon était un vieux garçon d’une quarantaine d’années, osseux, frileux, bilieux qui couchait juste à côté de la chambre à farine, dans un grenier surchauffé que la proximité du four maintenait hiver comme été à température constante. Léon, dont la régularité n’avait jamais été prise en défaut pendant les cinq années qu’il avait passées à Gamberville, se levait tous les matins à deux heures tapantes, tiré de son sommeil par deux gros réveils qui sonnaient à trois minutes d’intervalle dans deux assiettes creuses remplies de petite monnaie à trois mètres de son lit. Réformé en 39 pour asthme chronique, il rentrait tous les samedis chez sa mère à Nicorps sur sa Motoconfort 175 cm³. Il prenait grand soin avant de partir de se barder de journaux sous sa veste en cuir et de s’enduire les narines d’un gel à base d’eucalyptus qui coulait un peu sur les lèvres en chauffant et dont les senteurs épicées dégageaient des effluves plus fortes encore que celles du bâtonnet que cet éternel enrhumé se fourrait en permanence dans les trous de nez. Les grands parcours en moto ne réussissaient pas à Léon ; au fond il était bien mieux à Coutances. 39 L’INSTALLATION Christiane et Roland s’étaient installés dans une habitation avec chambres à l’étage à l’entrée d’un alignement de sept ou huit maisons qui marquaient le centre de Gamberville. Dans les années quarante, on avait construit, sur le devant, la boutique en toit-terrasse qui masquait une moitié de façade mais permettait de passer directement de la cuisine au magasin. La maison appartenait au couple Postel et n’était pas habitée. C’est là, dans la grande pièce du rez-de-chaussée que Simone Courbaron passait ses journées à attendre ses clientes-copines en effectuant le repassage de toute la maisonnée - pour ne pas s’ennuyer disait Madame Postel - et tricotait des pulls à torsades pour l’automne. 41 AU BON PAIN Sur le côté, la maison donnait sur une grande cour tout en longueur en bordure de route et fermée par un muret et un grand portail. À l’autre extrémité se trouvait le petit fournil accroché au pignon de la demeure des Postel comme un greffon sur son tuteur et qui semblait ne pas vouloir s’en détacher avant de porter ses fruits sur un autre. L’ensemble donnait l’impression de se trouver dans une cour de ferme avec son garageremise et ses magasins à grains comme des greniers à foin. Au centre de la cour, une barrière ouvrait sur un plan de pommiers dont il avait la jouissance et qui servait à empiler une montagne de fagots que les paysans lui amenaient par charrettes entières à la fin de l’automne pour cuire leurs miches selon les accords d’échange blé, farine, pain. Au fond du plan de pommiers, en direction des vents d’ouest dominants, un buret à cochons abritait une paire de porcelets qu’on engraissait pendant trois mois avec les restes des invendus avant de les expédier un beau lundi matin au marché de Carentan. Le buret marquait la limite extrême du domaine. Il était attenant aux cabinets de la maison eux-mêmes au fond du jardin en lanière, de sorte que la fosse à purin et la fosse d’aisance qui communiquaient par un trou dans le mur de sépa42 AU BON PAIN ration, permettaient aux rats de passer de l’une à l’autre sans aucune difficulté. Il avait fallu procéder à quelques aménagements dans la maison. Pour cela, ils avaient fait appel à Henri, un oncle de Christiane, un ancien voyageur de commerce à la retraite qui faisait ce qu’il voulait de ses dix doigts. En une petite semaine seulement, il avait repeint la grande pièce et refait les trois autres en tapisserie à fleurs. En bas, la cuisinière à bois chauffait, par le plancher, la grande chambre au-dessus de la cuisine. L’autre moitié de maison était un monde de froid et d’humidité qui vous tombait sur les épaules dès qu’on avait franchi la porte. La salle à manger en boyau, glaciale, était un endroit où ils ne pénétraient jamais mais dans lequel ils avaient remisé l’indispensable buffet bas en placage ronce de noyer, la table et les six chaises achetés au comptant chez Ségurel à Valognes. Mais la grande affaire avait été ce cabinet de toilette sous l’escalier. Henri avait fait passer un fil électrique pour éclairer une tablette sur laquelle trônaient le pot à eau et la grande bassine en faïence qu’on trouvait habituellement dans les chambres à coucher derrière un paravent. Une prise de courant permettait de brancher le rasoir électrique - un cadeau de sa belle-mère pour ses vingt-deux ans. C’était un 43 AU BON PAIN progrès considérable. Sous la tablette, un rideau cachait un broc d’eau froide rempli en permanence pour tiédir l’eau bouillante de la cuisinière qui brouillassait la glace et faisait griller l’ampoule. Un petit verrou, enfin, donnait l’illusion en s’isolant de se trouver dans une vraie salle de bains comme celles dans les magazines montrant les dernières nouveautés du Salon des Arts Ménagers à Paris. Les Arts Ménagers à Paris, le rêve de Christiane ! La grande aventure avait démarré. Enfin, il était à son compte. Il avait vite compris qu’il était d’abord là au service de ruraux traditionalistes et exigeants. Amédée Postel en avait même fait un service individuel. Pas question d’appeler à un attroupement à coups de klaxon précipités. La distribution se faisait maison par maison, cour par cour, par sauts de trente mètres dans des hameaux perdus de trois ou quatre « feux » dans lequel un coq de village estimait n’avoir pas à faire la queue comme tout le monde et où deux familles, au moins, ne se parlaient pas pour d’obscures raisons que chacune d’elles lui avait détaillées. Il avait découvert que le temps qui régissait la vie à la campagne était une notion élastique. Se44 AU BON PAIN lon les saisons, il s’asseyait autour d’une tablée de chasseurs pour prendre un pt’it remontant ou bien en juin il trouvait porte close avec un mot lui demandant de mettre trois pains de plus dans la huche - la clé, comme d’habitude, se trouvant derrière le pot de géraniums de la deuxième fenêtre. À la fois fournisseur, confident, homme de confiance, valet, messager express, il était pareil à ces vieux médecins des champs, sur la brèche vingt-quatre sur vingt-quatre, qu’on appelait en urgence en pleine nuit pour remettre sur pied des marchands de bestiaux mal fichus juste avant la grande Chandeleur de Montebourg. Il était loin le temps où il voyait à Caen des boulangères à chignon de bouchère vendre n’importe quoi à n’importe qui, pareilles à ces jeunes médecins des villes, le front haut, lunettes à fines montures, rétrocédant des ordonnances recto-verso à des malades patients et ignorés. Dans un monde aux rites qu’il croyait immuables, certains clients en avaient pourtant profité pour aller voir si le pain était plus blanc chez son concurrent direct, un certain Lefauconnier, boulanger à Lestre, qu’il croisait quelquefois dans l’écheveau de leurs tournées enchevêtrées : Lefauconnier ! un sournois qui n’attendait que le 45 AU BON PAIN moment de faire un crochet supplémentaire pour conquérir une position forte de sept ou huit bouches dans une sorte de guerre des haies commerciale permanente. Ce n’était pas du tout ainsi qu’il avait imaginé son avenir, lui qui avait pourtant côtoyé le monde paysan depuis toujours. Certains soirs, un peu découragé, il se demandait même s’il avait bien fait de choisir un tel métier. Quelquefois, ils avaient la surprise de voir le père de Christiane venu de Montebourg leur pousser une visite dans sa vieille B12 Citroën. On en voyait encore qui hoquetaient leurs derniers râles sur les routes de campagne et dans les petits bourgs, vieilles gloires déchues finissant là une carrière commencée trente ans plus tôt sur la Nationale 7. Celle-là, avec sa caisse en bois était une ancienne tâcheronne de commerçant qui n’avait jamais connu la route heureuse des vacances parfumées du côté de Saint-Paul-de-Vence, mais elle possédait, comme ses distinguées consœurs, des freins avant de série qui en faisait déjà un modèle beaucoup plus sûr que sa parente la B2. décapotable de 1921. Les journées s’écoulaient calmes et laborieuses. Fournées et tournées s’enchaînaient au rythme syncopé du monde de la boulangerie sur 46 AU BON PAIN fond d’accord de la cloche d’Antoine Marie, le sonneur du village qui ponctuait matin, midi et soir la vie à Gamberville. Antoine Marie, dit Tony, était l’unique agent de la commune. C’était un gros homme, l’œil rond et placide, parlant peu et dont les gestes lents et étudiés avaient atteint le degré absolu d’économie de soi que sa corpulence avait rendue nécessaire et, par chance, compatible avec sa fonction d’employé municipal. Il terminait généralement sa matinée de travail près de l’église, binant inlassablement les abords du cimetière, l’un des endroits certainement les mieux entretenus de la commune. Vers midi moins le quart, mis en alerte par une horloge interne extrêmement précise, il posait alors son outil contre le mur et sortait un oignon à chaîne de son gousset pour vérifier, simple précaution, que sa montre n’avait pris aucun retard. Puis, il levait la tête vers le clocher à bâtière afin d’estimer le temps nécessaire pour accomplir l’ultime mais le plus violent effort de la matinée. À pas comptés, il se dirigeait vers la petite porte sur le côté de l’église, rajustait sa casquette avant de cracher dans ses mains et se saisissait enfin de la grosse corde en chanvre qui montait jusqu’au clocher par un trou dans le plafond. 47 AU BON PAIN Tout Gamberville savait alors qu’il était midi moins dix. Antoine aimait le timbre aigrelet de la cloche comme Dom Balaguère aimait la clochette de Garrigou. Sans jamais l’avoir vue là-haut dans son clocher, rattaché à elle par la corde qui lui tombait sur la panse comme un cordon ombilical prometteur et réconfortant, elle lui renvoyait des visions délicates de lard fumé aux haricots blancs et de truites grosses comme ça. Antoine était un sonneur consciencieux ; pourtant, certains jours - maître du temps - il abrégeait la sonnerie en donnant rapidement du mou au balancement de la cloche afin de n’avoir pas à trop forcer le pas pour rentrer chez lui à midi pile, délais de route compris. S’asseoir en haut de table, ouvrir son pradel d’un geste sec en frappant le manche sur le rebord du banc, faire le signe de la croix avec la pointe du couteau sur l’envers de son pain quotidien de trois livres étaient les seules démarches de la journée pour lesquelles cet homme, par ailleurs sans malice, ne supportait aucun retard. 48 LA MÈRE TOURAINE Un jour, où il devait livrer soixante-quinze kilos de tourteau dans une petite ferme, il avait demandé au Père Eustache pourquoi il ne prenait pas tout de suite un sac d’un quintal ; l’autre lui avait répondu, l’air buté, que c’était la consommation d’un mois de la paire de cochons qu’il engraissait avec les déchets de la maison et qu’il ne voyait pas pourquoi il devrait changer ses habitudes. Il ne trouva rien à répondre. Au fond, ça l’arrangeait parce que s’il perdait beaucoup de temps pour la pesée à la maison, il en avait quand même moins lourd sur le dos pour monter au grenier. Le gars avait, en effet, immédiatement vu le parti qu’il pouvait tirer de la situation avec ce solide 49 AU BON PAIN gaillard de vingt-quatre ans qui pouvait vous grimper un sac de cent kilos de maïs au sec dans le coffre qui avait toujours été là-haut. Roland, boulanger, grainetier, livreur à domicile, c’était comme si on lui avait aussi demandé d’aller ranger les miches sur la planche à pains suspendue au plancher de la cuisine par quatre tiges en fer au-dessus de la grande table. Il entreprit l’ascension de l’escalier branlant et sombre. Il savait qu’à la hauteur de la douzième marche, il fallait déporter un peu le pied à droite pour éviter un trou dans le plancher vermoulu. En effectuant l’écart, il se mit alors à tanguer comme un doris surchargé auquel on aurait donné un brusque coup de barre. Le pied tourna dans la sandalette un peu moins bien serrée et sous le poids, il perdit l’équilibre. D’un violent coup de reins, il tenta de se projeter en avant pour ne pas partir à la renverse et lâcha le sac qui vint s’aplatir sur sa cheville déjà à angle droit avec le pied. La douleur lui arracha un cri qui parut étouffé, lointain presqu’anodin, amorti par le boyau de la cage d’escalier. Le paysan attendait en bas, mains dans les poches et dut s’écarter pour laisser passer la boule de jute qui venait à sa rencontre. Visiblement contrarié, il sortit une main de son pantalon et d’un geste machinal il fit faire un gauche-droite à 50 AU BON PAIN sa casquette par deux petites touches réflexes comme pour mieux rajuster la visière graisseuse qui lui tombait sur les sourcils. Comment pouvait-on être aussi maladroit ? cré vingt dieux ! Depuis plus de dix ans, personne n’était passé au travers de cette sacrée marche. Il l’avait pourtant bien prévenu de faire attention. C’était presque certain qu’il devrait remonter la farine tout seul avec un seau. Roland était redescendu sur un pied en grimaçant ; assis sur une marche, il se massait la cheville qui commençait à gonfler en prenant une vilaine couleur violacée. De fait, c’était presqu’aussi moche que la patte à la « Paquerette », une amouillante de quatre ans qui s’était démis le boulet en voulant passer une « brèque ». Il avait fallu aller chercher la Mère Touraine, la rebouteuse à Valognes, pour la remettre d’aplomb. Le paysan sentait bien qu’il devait faire quelque chose ; la bourgeoise était partie à vélo faire des courses, il était tout seul à la maison. À court d’idées, il proposa de prendre un p’tit remontant. Oui, un p’tit coup de gnole pour remettre tout en place. Ils se dirigèrent à petits pas vers la grande cuisine où Roland, assis sur la bancelle dos contre le mur pouvait allonger sa jambe sous la table. Le Père Eustache devant le buffet hésitait un 51 AU BON PAIN peu. Un p’tit coup de fine, d’accord, mais attention …! Pas n’importe laquelle. Il revint portant religieusement un joli flacon ventru en terre cuite vernissée qu’il avait l’habitude de remplir régulièrement à un petit fût spécial. C’était la blanche à soixante-dix degrés, la normale, celle de tous les jours, celle qui n’aurait pas le temps de prendre de l’âge, « la bouteille du facteur » comme il disait. La violence de l’alcool lui tira une autre grimace, une autre douleur qui faisait presque oublier la première. Concentré sur sa tasse à moitié pleine, il buvait d’infimes gorgées sans même avoir le choix de tout avaler d’un trait comme on fait avec une potion amère. Le paysan, regard plissé, tête rentrée dans les épaules, le fixait par en-dessous comme chaque fois qu’il voulait juger des résultats de son calva sur un étranger. - Ça ravigote hein ! En tout cas, si ça fait pas de bien ça peut pas faire de mal ! Après quelques minutes, l’alcool commença à produire ses effets anesthésiants. La tête lui tournait un peu mais la douleur à la cheville s’était bien atténuée. Une douce chaleur qui se propageait par ondes apaisantes et salutaires commençait à engourdir tout son corps. Pourtant, il fallait repartir, la tournée était loin d’être terminée. 52 AU BON PAIN Vers les quatre heures, il en était à se retenir aux casiers à pains pour aller servir les clients au fond ; chaque déplacement demandait un effort infini et appuyer sur l’accélérateur était un supplice en continu qu’il faudrait maintenir jusqu’à la fin de l’après-midi. Quand il rentra sous le coup de six heures, il ne pouvait plus poser le pied par terre. L’enchaînement des travaux de la soirée s’annonçait impossible. Le pied emmailloté de linges bouillants et humides quand il aurait fallu de la glace qu’on n’avait pas - mais le froid a toujours eu mauvaise réputation dans les médications familiales - la jambe posée sur une chaise et deux Aspro comme antidouleur universel, Roland se prenait soudain à regretter les brodequins d’Amédée Postel. Ereinté, vidé, inquiet, il se demandait bien ce que le lendemain lui réserverait. C’est dans cet état que le trouva son beau-père venu de Montebourg en simple visiteur avec la B12. On lui expliqua la situation. Le bas de la jambe n’était plus qu’un bloc de chairs coulé dans une guêtre de peau qui annexait la cheville au passage - ainsi, les jambes de ces femmes vieillies avant l’âge par les maternités et 53 AU BON PAIN les phlébites à répétition et dont on devinait les articulations éléphantesques sous l’épaisseur des bas gris. Il n’hésita pas un instant : - On avale une assiette de soupe et je t’emmène aussitôt chez la Mère Touraine à Valognes. - Mais… je croyais… - Il n’y a pas de mais, la Mère Touraine soigne aussi bien les gens que les bêtes. Et les voila partis dans la B12, qui tapait, bâche arrière flottant au vent, un bon quarante-cinq kilomètres heure sur la route de Valognes. Ils arrivèrent de nuit dans une ville déserte. La Mère Touraine habitait deux pièces rue Pelouze dans une vieille maison avec tourelle dont l’arrière donnait sur le Merderet. Il fallait encore grimper dans le noir un escalier à vis aux marches en pierres inégales et usées. Tout en haut, sa porte, enfin ! Elle recevait dans sa cuisine. On y venait de tout l’arrondissement pour soi-même ou pour l’emmener dans une étable ou dans un clos des environs, toujours dans l’urgence, toujours disponible. C’était une petite femme ordinaire qu’on ne remarquait pas dans une rue ou sur le marché. Elle avait la soixantaine, les cheveux gris ramenés en arrière dans un petit chignon serré sur la 54 AU BON PAIN nuque et portait habituellement une blouse à motifs compliqués gris et violets boutonnée jusqu’au cou. Mais quand elle se penchait sur une patte ou une cheville son regard prenait une acuité particulière et il se dégageait alors de sa personne une confiance en soi communicative et l’assurance un peu distante d’un doyen de la Faculté. Elle les fit asseoir. En examinant la cheville avec l’air indifférent de celle qui en avait vu d’autres, elle se fit expliquer les circonstances de l’accident. Au fond, elle s’en fichait un peu, une entorse est une entorse mais fine mouche, elle savait que son éclopé du moment se détendrait en parlant à la différence de ces dentistes qui, pour obtenir le même résultat, vous posent des questions auxquelles vous ne pouvez jamais répondre. Les tendons n’avaient pas été arrachés mais les muscles froissés devaient être sûrement un peu déchirés. Rien de grave ! L’entorse était sa spécialité. Il y en avait tellement à la campagne avec tous ces sabots mal paillés qui roulaient autour du pied dans les cours boueuses et les étables en terre battue. Dans la technique du « débrousaillage du pied » - terme médico-paysan qui empruntait plus au vocabulaire forestier qu’au latin - elle avait un secret. Un tour de main qui lui venait de 55 AU BON PAIN son père, un agriculteur à Brix bien connu comme renoueur de vertèbres. Elle se dirigea vers un buffet deux-corps, seul beau meuble au milieu du mobilier disparate de la pièce. Elle revint avec une bouteille toute simple aux trois-quarts pleine d’une mixture blanchâtre et visqueuse de sa composition qui servait pour toutes ses manipulations et semblable à de l’huile qui aurait gelé dans une arrière-cuisine glaciale. Après s’en être enduit les mains, elle commença à masser la cheville gonflée. Elle travaillait avec une infinie douceur, arrêtant un doigt en un point précis, en faisait glisser un autre un peu plus loin. Elle effleurait la peau tendue du coup de pied, appuyait avec précaution sur la tête du tibia, courant légèrement jusqu’au tendon d’Achille qu’on voyait encore. La spatule de ses phalanges hésitait, caressait en surface et semblait envoyer des ondes pour interroger comme de multiples sonars les profondeurs des chairs. Soudain, elle lui dit : - Attention, serrez les dents et accrochezvous aux barreaux de la chaise, je vais vous faire mal ! Dans le remontage des nerfs, le crochetage des tendons et le décordage des nœuds, elle possédait l’art de débrouiller en un tournemain tout le pa56 AU BON PAIN quet informe du pied comme un gabier de misaine à la manœuvre qui aurait emmêlé tous ses gréements. Elle se mit alors à poncer les muscles bouchonnés par des gestes profonds, à frictionner des ligaments chiffonnés en un toucher puissant ; elle brassait toute la partie atteinte de la jambe de ses larges mains, elle étirait des extenseurs comme un treuil de cabestan. La course de ses doigts était à la fois précise et désordonnée, brutale parfois, n’hésitant pas à enfoncer ses ongles profondément pour remettre en place un tendon qui avait sauté. Roland, la tête renversée et le visage crispé par la douleur ne pouvait s’empêcher de pousser quelques cris. Après une demi-minute qui en parut dix, elle s’arrêta. - Voila, dit-elle, une bonne bande Velpeau par là-dessus et demain, il n’y paraîtra plus rien ! Le lendemain, Roland reprenait la tournée la plus longue de la semaine, celle du mardi qui le menait jusqu’au carrefour de Piédechou à Videcosville sur la route de Montaigu-la-Brisette. 57 L’ÉCHANGE Ce fut le jour où il reçut la visite des « Indirectes » de Valognes qu’il comprit à quel point la pénurie des années de guerre et d’après-guerre avait donné à l’O.N.I.C. cette organisation tentaculaire et tatillonne dont il avait entendu parler. L’O.N.I.C, une pieuvre nombreuse, honnie, méprisée mais crainte qui n’hésitait pas encore à cette époque à faire appel à la Répression des Fraudes pour accomplir son sale boulot. Depuis que Pinay avait décrété une amnistie fiscale pour faire revenir les capitaux en France, les contrôleurs, disponibles et réorganisés en redoutables « polyvalents » s’étaient rabattus sur le commerce de détail, un gibier plus facile à piéger que les gros collabos de guerre dont le ferrailleur 59 AU BON PAIN Joanovici, Monsieur Joseph, était l’emblématique représentant. Ceux-là avaient débarqué un beau matin en pleine préparation de la quatrième fournée. Ils avaient, en effet, tout contrôlé ; les stocks de farine, bien sûr mais aussi leur provenance. Ils avaient ouvert des sacs, vérifié l’étiquetage, évalué ses propres sorties, passé les bons de transports à la loupe, épluché ses factures, pointé ses dépôts à la Poste, fureté dans les greniers, et même sondé les murs à la recherche d’une cache où il aurait pu dissimuler en douce des sacs horscircuit officiel. Ils arrivaient, l’air supérieur, malveillant et soupçonneux pour traquer la fraude, celle pour laquelle il pouvait être directement responsable et celle dont il se serait fait le complice auprès des meuniers et des paysans qui pratiquaient l’échange. Parce que l’échange c’était, bien sûr, l’occasion trop belle de frauder le fisc sur les volumes de blé et de farine en circulation. Moissonner son blé pour faire son pain et nourrir sa famille était un privilège dont bénéficiaient les agriculteurs depuis toujours. Mais il était bien tentant de dépasser le maximum de quatre quintaux par ménage que la loi autorisait en exonération de toute charge. C’était à peine d’ail60 AU BON PAIN leurs s’ils consommaient en pain les quantités autorisées. Il s’était donc créé un marché parallèle entre agriculteurs intouchables, petits minotiers en survie économique et boulangers mal récompensés de leurs efforts. D’énormes quantités de farine se vendaient sans acquit, donc sans taxe, à des prix défiant toute concurrence et générant de bons bénéfices aux différents stades de l’opération. C’était exactement comme pour le calva, un autre produit de première nécessité à la campagne où les quotas en franchise, toujours dépassés, jamais vérifiés, entretenaient une fraude à grande échelle dans le secret et la pénombre des celliers. Après le passage des inspecteurs, il lui était venu un déchaînement paranoïaque qui l’avait fait hurler à l’injustice. Il se sentait la victime insignifiante de plus gros et de plus influents. C’était comme si on voulait faire payer maintenant au petit commerce les privations d’hier, la cherté de la vie d’aujourd’hui et les trafics du marché noir de tous les crémiers de France. Il était bien plus facile de venir torturer le boulanger débutant du coin que d’aller déjouer les manigances des bouilleurs de cru du Mortainais attendant fourche en main ces mêmes « rats de caves » de la Régie venus mettre la main sur la « goutte » de contrebande qui partirait, de toute 61 AU BON PAIN façon, de nuit dans des camions vers l’Angleterre ou la Belgique. C’était là tout leur courage ; ses anciens patrons avaient bien raison de penser qu’on voulait leur mort ! Pourtant, il avait appris comme tout le monde à travers les livres d’Histoire que dans un pays où le Roi était regardé comme le Grand Boulanger en chef, il semblait encore normal que cent-cinquante ans plus tard, les mitrons apparaissent plus que jamais, comme les garants d’un certain ordre public, soumis aux réglementations de toutes sortes, au contrôle des prix et aux réquisitions de l’Autorité. On savait très bien comment se terminaient toutes ces histoires de boulangers qui ne voulaient plus mettre la main à la pâte ou déclenchaient des guerres picrocholines de village en refusant de vendre leur pain aux « épicièristes » de l’autre camp.1 Mais jamais il n’aurait imaginé se retrouver coincé entre une administration pointilleuse et une population rurale qui faisait la loi dans le pays avec la bénédiction du Gouvernement. D’ailleurs, hommes politiques et notables de tous horizons savaient bien que pour gagner les votes des ruraux, le plus simple était encore de se réclamer d’un parti dont le sigle faisait croire 1 La Femme du Boulanger (1938) Le Boulanger de Valorgue (1953) 62 AU BON PAIN qu’on était directement issu de leurs rangs : se faire élire Indépendant-Paysan en 1955 était une garantie de longévité politique pour celui qui savait y faire. Mais cela allait bientôt changer. Il avait écouté à Cherbourg ce Pierre Poujade qui promettait un grand coup de balai aux prochaines élections. Quelqu’un, enfin, qui allait défendre les « petits », un vrai courageux qui n’avait pas hésité à foutre les agents du fisc à la porte de sa librairie ; le Sous-préfet de Figeac n’avait même pas osé envoyer ses gendarmes. C’étaient des meneurs comme lui dont la France avait besoin pour remplacer tous ces propres à rien, ces guignols qui ne pensaient qu’à se partager les ministères à Paris. Une fois sur deux, on les retrouvait sur le devant de la scène après un entracte de cinq ou six mois, parfois moins. C’était la norme, un coup pour toi, un coup pour moi. Si les Français rêvaient de Prisunics, nets, blancs et lisses comme des cliniques ultra-chic tels que le cinéma les montraient en Amérique, il ne fallait pas oublier que les boutiquiers ne demandaient pas mieux que d’adapter leur affaire au goût du jour. Roland savait bien, lui, que pour moderniser sa profession, on devait arrêter tous 63 AU BON PAIN ces contrôles, laisser les boulangers acheter leur farine en toute liberté là où bon leur semblait et revoir à la hausse le prix du kilo de pain qui pénalisait les boulangeries de campagne pourvoyeuses de grosses miches moins avantageuses que les pains de fantaisie. Et d’abord, il fallait mettre fin à cette pratique absurde de l’échange qui datait d’un autre âge. On avait bien vu comment le drame de PontSaint-Esprit avait mis en pleine lumière la menace qu’une farine de très mauvaise qualité faisait peser sur la santé. Il ne voulait pas se retrouver dans la situation de ce pauvre Guy Bruère accusé un temps d’avoir fait moudre un mélange de blé et de seigle porteur d’ergot. Le Gard n’était pas une terre à blé, La Manche non plus mais tout le monde faisait du blé parceque nourrir les siens restait le premier devoir des chefs de famille. Ils avaient appris, étant enfant, qu’après une période de sept années de vaches grasses et d’épis de blé pleins de grains très beaux succédait toujours une période de sept années de vaches maigres et défaites. Depuis toujours ! Depuis que Jacob avait envoyé ses fils acheter du blé en Egypte car en ce temps-là régnait une grande famine dans le pays de Chanaan. L’Occupation dont on sortait tout juste n’était, 64 AU BON PAIN après tout, que le dernier cycle de disettes voulues par Dieu et qui pouvaient revenir. C’était aussi la raison pour laquelle dans un bocage constitué d’une mosaïque de clos, d’herbages, de courtils et de pièces de terre de toutes sortes, subsistait encore un « champ à labour » au milieu des propriétés ; souvent les restes d’une ancienne tenure venue du Moyen-âge, une maigre lanière divisée à l’excès par des héritages successifs et sur laquelle on continuait, par tradition, par précaution, par superstition, par ignorance à faire du blé. Au cours des longues tournées dans la campagne, Roland avait appris à reconnaître les cultures de ses clients. Il voyait très souvent des blés versés par les orages de printemps, des tiges brisées qui ralentissaient la croissance des épis baignant dans une humidité permanente et pour le plus grand bonheur de tous les oiseaux de la Création. Il était devenu un peu paysan lui-même et pensait qu’il fallait couper ces blés, quoique moins mûrs, plus tôt que les autres et les battre séparément. Cela ferait, il en était sûr, de bien tristes javelles au fauchage et un peu plus tard, il reconnaîtrait immédiatement ces grains gourds, poisseux, glissant mal entre les doigts. 65 AU BON PAIN Moissonner courant juillet ? Il n’en était pas question ; c’était l’époque des foins, un moment autrement plus important quand se décidait sur quatre ou cinq bonnes ou mauvaises journées la subsistance des bêtes pendant tout un hiver. Rentrer du fourrage au sec était avec l’ouverture de la chasse à la fin du mois d’août les deux sommets qui marquaient le début et la fin de la belle saison dans le Cotentin. Entre les deux, ils n’étaient pas trop regardants sur la qualité du froment qu’il fallait rentrer en même temps que la demi-vergée d’avoine pour la basse-cour. Après tout, c’était au boulanger de se débrouiller pour leur donner du bon pain. C’était, en effet, avec la farine de ces récolteslà que Roland devrait se débrouiller. Avec d’autres aussi médiocres. Il devait alors les mélanger avec celle - pas toujours meilleure - directement achetée chez le minotier et lui-même trop heureux de redonner au boulanger une plus mauvaise encore. C’était comme au mistigri, il fallait à tout prix se débarrasser du valet de pique, le pouilleux dont personne ne voulait. À ce petit jeu, le boulanger était toujours perdant. On se serait cru à Pont-Saint-Esprit. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il avait bien vu comment les paysans battaient et 66 AU BON PAIN séchaient leur blé. On le retrouvait le plus souvent dans des greniers mal ventilés avec une simple lucarne dans le toit qu’on fermait dès qu’il pleuvait. Chez le Père Eustache c’était pire. Les grains commençaient à germer à même le sol en terre battue et ce n’était pas l’unique pelle à portée de main pour le retourner qui améliorerait la situation ; une pelle que Roland voyait toujours au même endroit quand il grimpait l’escalier avec un sac de maïs sur le dos. Elle était bien là la véritable fraude. Aucune administration n’irait jamais contrôler cette manière de sabotage. Sanctionner un petit producteur gardois ou manchois eût été un crime quand le Gouvernement comptait sur eux pour faire la soudure de septembre en ces années difficiles et honorer nos engagements internationaux. Les Français, rassurés et flattés, qui voyaient au cinéma leurs soldats défiler à Berlin ou dans Baden-Baden, n’imaginaient pas qu’à cet instant même, le Pays prélevait chaque année sur ses récoltes, bonnes ou mauvaises, un quota de bon blé qui partait de l’autre côté ravitailler les habitants de notre zone d’occupation en RhénaniePalatinat. La France des Lumières, celle qui nous venait des philosophes et des Principes de 1789, éprise de Liberté et de Fraternité entre les peuples, pou67 AU BON PAIN vait-elle faire accepter en 1952 à la France profonde, celle qui avait connu les tickets de pain, qu’elle avait aussi le devoir de nourrir ces populations ? C’était une chose d’être un pays exportateur net d’idées généreuses, c’en était une autre de dilapider chez les autres le blé qui nous manquait. « L’Allemagne paie », disait le commentateur d’un film-propagande, faisant ainsi écho à « l’Allemagne paiera » de Clémenceau. En évoquant, au titre des réparations, le démontage des usines de la Ruhr qui nous avaient fait tant de mal, sur le ton jouissif de celui qui tient enfin sa revanche, il oubliait de dire au passage que les Allemands aussi avaient faim et qu’on devait leur venir en aide. Un cauchemar à répétition pour des vainqueurs qui ne voulaient plus que leurs vaincus d’hier, ces mangeurs de schwartzbrot, continuent à leur retirer le pain blanc de la bouche. Les gouvernements pouvaient-il dans ces conditions mettre fin à la pratique de l’échange ? Par nécessité autant que pour ménager ses soutiens électoraux, le Pouvoir fermait les yeux sur une activité commerciale qu’il aurait promptement taxée en temps normal. 68 AU BON PAIN C’était aussi pour l’Etat, soucieux de moderniser l’outil agricole et l’outil industriel durement touchés, le signe d’un blocage paralysant sur cette question du pain en maintenant une coutume aussi démodée. L’échange, c’était tolérable voire indispensable en temps de guerre mais à présent, il s’apparentait au troc des sociétés antiques. Le troc et l’autosubsistance étaient des usages séculaires dans le monde paysan. Du tête à tête souvent agité entre le meunier roublard et le campagnard madré, il subsistait tout de même une belle image romantique à la Daudet quand le fermier partait avec ses beaux grains roux au moulin et en revenait avec le bon froment nourricier et le son pour les bêtes et les gens de la ferme. Tout cela était bien fini, même si on pouvait encore voir dans le sud du département et déjà du côté de Villedieu-les-Poëles, les femmes de la maison continuer à cuire pour la semaine de beaux pains ronds dans un petit bâtiment justement dénommé la « boulangerie » au fond d’un plan de pommiers. Maintenant, on confiait à un autre ce qu’on ne faisait plus soi-même ; le boulanger avait remplacé les femmes de la maison. En Cotentin, la chaîne familiale de fabrication du pain s’était rompue depuis longtemps. La belle indépendance du pay69 AU BON PAIN san s’était effritée pour donner naissance à un système boiteux, pour un tiers autarcique et pour deux-tiers échangiste. Au moins, permettait-il de croire qu’on continuait à nourrir sa famille uniquement par son travail et sans bourse délier. Le troc, principe égalitaire toujours faussé par le jeu des rapports de force, n’était plus qu’un mauvais procédé économique pour tenter de sauvegarder un système archaïque, patriarcal et profondément injuste. Dans un monde rural qui ne se reconnaissait comme seuls maîtres que les caprices de la nature et des saisons - « au plaisir de Dieu » - le paysan français entendait conserver le contrôle de la chaîne alimentaire du pain dans laquelle le boulanger, « ce mineur blanc » aux nuits blanches, ce paria de la société, n’était à tout prendre qu’un maillon intermédiaire à son service comme n’importe quel ouvrier agricole venu se louer après la Saint-Jean. Un acteur étranger était venu contrarier l’ordre naturel des choses mais heureusement, on pouvait encore faire son cidre et son calva chez soi et ce n’était pas ce cochon de Mendès-France qui allait changer ça. 70 LE RAPPEL Les nouvelles qui nous arrivaient d’Algérie n’étaient pas bonnes. Après les attentats de la « Toussaint Rouge » de 1954, on avait présenté les événements comme la machination de quelques dizaines de tueurs armés de fusils de chasse contre lesquels il convenait de sévir durement. Les tueurs en question se retrouveront quinze mille quelques mois plus tard, obligeant le gouvernement à envoyer des renforts militaires pour maintenir l’ordre, en Kabylie, dans le Constantinois et dans les Aurès. Les gens commençaient maintenant à en parler un peu partout, à l’atelier, dans les cafés, dans les familles avec l’opinion bien tranchée de ceux qui ne savent pas grand-chose. 71 AU BON PAIN Ce qui était certain c’est qu’on avait affaire à des terroristes et qu’on ne pouvait pas supporter ça chez nous en France puisque l’Algérie c’était la France. Le Ministre Mitterrand l’avait encore répété à l’Assemblée. Heureusement, l’armée d’Indochine et la Légion étrangère se trouvaient justement prêtes au réemploi pour mâter tout ce monde-là. Contre le terrorisme et les criminels, une seule solution : la force. L’Algérie c’était la France, certes, mais c’était aussi le pays de tous les gros colons dont les grandes possessions d’orangers à la californienne donnaient le vertige à la simple évocation de leur étendue. Là-bas, on ne comptait pas en vergées mais en milliers d’hectares comme dans nos autres colonies. Et puis, c’était aussi un pays de huit millions d’Arabes, des citoyens français de seconde zone, mais qui s’étaient comportés en héros pendant la guerre aux côtés de Leclerc et de de Lattre. Nos Spahis algériens-français faisaient partie des troupes coloniales comme nos spahis marocains, des héros aussi mais qui, eux, n’étaient que Marocains. Les Français ne connaissaient pas trop les neuf millions de Français des départements d’Algérie. Des gros colons blancs français, ils n’en avaient 72 AU BON PAIN jamais vu, pas plus d’ailleurs que les autres Français d’Algérie qu’on appelait déjà d’un drôle de nom : les Pieds-Noirs. Les seuls Arabes qu’ils côtoyaient en France, c’étaient ceux qui arrivaient comme manœuvres pour nous aider à la reconstruction de nos maisons après la guerre. Ils n’avaient pas toujours bonne presse nos bicots français ; ils passaient pour feignants et faux-jetons toujours prêts à jouer du couteau dans les bars à Marseille ou ailleurs. En Normandie, on parlait encore de ce médecin à Caen qui s’était fait poignarder en pleine nuit, rue de Geole au début des années cinquante. En 1955, la connaissance de l’Algérie était faite de toutes ces représentations qui se superposaient dans les têtes aux images de la République bâtisseuse de routes, de ponts, d’écoles. Il n’était jusqu’à Abd-El-kader, le chef nomade, convoqué pour l’Histoire. Insaisissable à la tête de sa Smalah, prêchant et menant la guerre sainte, l’Emir Abdelkader sera définitivement vaincu par Bugeaud en 1847…Ah, le brave père Bugeaud ! L’homme à la casquette, conduisant la riposte à la tête de ses zouaves avec son bonnet de nuit. Abdelkader, emprisonné, libéré, la France lui versera une pension. Retiré à Damas, il sera décoré de la Légion d’Honneur en 1860 pour 73 AU BON PAIN avoir sauvé des chrétiens au cours d’une émeute et son petit-fils devenu officier français se conduira en héros pendant la Grande Guerre. Comme elle était belle l’épopée coloniale que nous chantaient les hussards de la République ! La France, conquérante mais magnanime, attentive comme une bonne mère, écrivait le texte de la pièce, choisissait ses acteurs et distribuait les rôles de l’Histoire pour le plus grand profit de tous les enfants de France candidats au Certificat d’Etudes Primaires. Après tout, on ne pouvait reprocher aux Français la bouillie indigeste qui encombrait leur cervelle quand l’Etat lui-même n’avait cessé pendant cent-trente ans de tergiverser entre autonomie et intégration, Royaume Arabe et Code de l’Indigénat, entre assimilation-naturalisation et assujettissement au statut de droit coranique. Les événements qui débutaient n’étaient dans l’esprit de nos Princes qu’un avatar de plus qu’il convenait de régler comme à Sétif en 1945. À Sétif le 8 mai 1945, les quinze mille morts algériens du jour de la Victoire sur le barbare nazi n’étaient que la répétition générale d’une autre guerre de sept ans qui allait commencer dix ans plus tard. C’est à Philippeville le 20 août 1955 que tout 74 AU BON PAIN démarre vraiment. Ce jour-là, cent-dix Français seront massacrés par les Fellagas dans la ville et les villages environnants dans les conditions atroces que décriront plus tard les soldats du contingent découvrant leurs copains morts au combat. Le foyer de la rébellion - les mots sont déjà bien en place - est parti d’une dizaine de mechtas des quartiers périphériques de Philippeville et du village d’El Halia, une petite mine de fer à quelques kilomètres où Algériens et Européens travaillent ensemble. Le ratissage - l’euphémisme est lui aussi déjà bien rôdé - est à la mesure du drame. Il s’étend à tout le Nord-Constantinois et rend très difficile le comptage des morts. Dix mille, douze mille ? Un peu plus, un peu moins ? On ne sait pas. Il est cependant à peu près constant que si le cours moyen de l’Arabe en temps de paix est de un pour huit - huit étant le nombre d’enfants européens scolarisés pour un petit Algérien - dans les moments de sauvagerie le rapport s’inverse et grimpe à cent pour un. Le 24 août 1955, le gouvernement Edgar Faure décide le rappel du demi-contingent, le 19532 libéré en avril ; moins d’une semaine plus tard, le Général Koenig, ministre de la guerre, annonce 75 AU BON PAIN le maintien sous les drapeaux du premier contingent 1954. Dans le Pays, la décision est accueillie presque avec indifférence et ne semble concerner que ceux qui en sont frappés. Il s’agissait d’une mesure provisoire, disait-on, le temps de remettre de l’ordre dans ce Constantinois décidément bien agité. Et puis, on voyait aussi que beaucoup de ces rappelés embarquaient pour le Maroc ou même restaient en France dans leurs casernes. Ils venaient en perme très régulièrement quand ils ne rentraient pas directement dans leurs foyers bénéficiant d’exemptions tout à fait inhabituelles qui arrangeaient tout le monde. Pourquoi s’inquiéter donc ? Aux actualités, le dimanche après-midi au Trianon à Valognes, on ne montrait que des militaires l’arme à la bretelle interrogeant pacifiquement des suspects, vérifiant des identités comme de braves gendarmes de campagne ou convoyant vers des « zones de sécurité » des familles entières de bergers aux maisons détruites par les rebelles. « Toutes ces mesures, disait le commentateur, ne manqueront pas de ramener le calme dans l’Aurès...premières annonces, espère-t-on, de la fin de la crise. » Pourquoi Roland se serait-il inquiété en effet ? Peu de temps auparavant, il avait rencontré com76 AU BON PAIN me tous les ans au mois de juillet un oncle de Christiane avec lequel il s’entendait bien. Jules Mangon était un ancien boulanger qui faisait maintenant carrière dans la gendarmerie et avait été muté à sa demande en Algérie pour arrondir plus rapidement ses annuités de cotisation retraite. C’était un homme tranquille, d’humeur joviale mais qui ramenait sans cesse la conversation sur la formidable expérience de sa nouvelle vie. En l’écoutant ainsi discuter pendant des heures de la douceur de vivre à Souk-Ahras, on comprenait vite que le vrai bonheur était là-bas et que son premier métier avait bien été une erreur de jeunesse. - Souk-Ahras c’est un petit paradis, disait-il, tu te croirais vraiment en France. C’est très calme, tu sais. Les Arabes ? oui, bien sûr mais il vivent en dehors ; on ne les voit que quand il viennent travailler en ville, c’est comme pour les deux mouquères de la maison. On en a une au ménage et l’autre pour les enfants ; gentilles et discrètes avec ça. Tiens, regarde ! C’est une photo de la place principale, la place Thagaste. On va écouter l’harmonie municipale le soir autour du kiosque que tu vois au centre. Et je te prie de croire que c’est pas de la musique bougnoule…Derrière, mais on ne le voit pas sur la photo, tu as le Grand Hôtel d’Orient. 77 AU BON PAIN Le dimanche midi après la messe, avec Madeleine on est invités au cercle militaire pour l’anisette avec les officiers…on n’est pas toujours frais en revenant, ajoutait-il en clignant de l’œil. Le colonel est un très chic type. Il a fait l’Indo. et la Corée ; il connaît toutes les histoires qu’on racontait à Hanoï sur les bordels au Tonkin pendant la guerre. Il est marrant. Tu sais, là-bas les filles travaillaient dans des cabines, ou plutôt des réduits, dont les cloisons arrivaient à peine à l’épaule comme dans les chiottes de la troupe. Ils en ont bavé avec les Viets mais ils avaient aussi du bon temps. Tiens !...là, c’est la photo de l’église Saint-Augustin, enchaînait-il aussitôt. Le chanoine nous fait toujours de grands sermons sur Augustin. Augustin par-ci, Augustin par-là. Il est né ici à SoukAhras. Il dit que c’était un Père de l’Eglise, une sorte d’apôtre, tu vois ! Il devait être un peu bougnoule sur les bords parce qu’il possédait plusieurs bonnes femmes. Au début, du moins ! Après, il s’est bien ressaisi ; il s’est converti et il a pris du galon rapidement jusqu’à devenir évêque, pas très loin, à Bône. Dans ce temps-là, y avait de l’avancement, c’est pas comme maintenant ! N’empêche que sa mère a fini comme sainte, elle aussi, Sainte Monique mais elle, elle est moins connue. 78 AU BON PAIN Roland l’écoutait tout en pétrissant sa pâte dans le fournil surchauffé de juillet, un peu agacé, un peu admiratif, un peu envieux. L’Algérie, dans la bouche de Mangon devenait un pays mythique, une sorte d’Eldorado, même lorsqu’il parlait du climat et de la neige en hiver qui recouvrait le kiosque de la place Thagaste. C’était comme si dans ce pays brûlé par le grand soleil d’Afrique, la neige était un bienfait supplémentaire apporté par la civilisation pour le Noël des Européens. Les événements d’Algérie étaient infiniment moins graves dans l’esprit des gens que ce qui se passait à Nantes, à deux pas de chez eux. Dans la foulée des ouvriers des chantiers navals de Penhoët à Saint-Nazaire, les métallos avaient pris le relais pour demander un alignement de leurs salaires sur ceux de la région parisienne. Depuis plusieurs mois déjà, manifestations, grèves surprises, bureaux mis à sac, commissions mixtes, accords, ruptures, défilés, combats de rue se succédaient sans arrêt. Il n’était pas de jour où Ouest-France ne relatait des batailles rangées à coups de gaz lacrymogène et de jets de boulons entre les ouvriers et la police. Alors qu’on croyait l’affaire réglée voilà que tout recommence fin juillet au retour des congés payés ; les patrons dénoncent un accord 79 AU BON PAIN d’augmentation de quarante francs de l’heure accepté sous la contrainte, disent-ils - et les affrontements reprennent. Le 17 août, on relève des centaines de blessés et le 19 - la veille des massacres de Philippeville - un jeune maçon de vingtquatre ans est tué d’une balle en pleine tête dans une rue de Nantes. Les Français découvrent des mots nouveaux, grève tournante, grève perlée qui font dire à un patron nantais : « on ne vous empêche pas de faire grève mais au moins faites la grève comme d’habitude. » On n’en voyait pas le bout et toute cette violence commençait à faire peur. Ce qui faisait peur c’étaient les images de ces foules grises, déferlantes et hurlantes comme les grand’marées de la Manche en Hiver, ces milliers de bleus de chauffe, de casquettes et de bérets qui faisaient penser au retour du danger communiste comme en 36. Déjà, la gangrène gagnait d’autres centres en France - Le Havre, Saint-Etienne, Belfort, Montluçon - comme autant d’avant-gardes prolétariennes. Et même Lorient ! Il n’aurait plus manqué que ceux de l’arsenal de Cherbourg s’y mettent aussi. L’année 1956, année terrible, marque le début de la prise de conscience en Algérie. Elle démarre 80 AU BON PAIN avec la majorité toute neuve des élections du 2 janvier. Guy Mollet, à la tête de la S.F.I.O., pivot des combinaisons ministérielles tripartites, devient le nouveau Président du Conseil. Sa silhouette fait partie du paysage. Il n’était pas nécessaire de forcer le trait pour saisir la grande disproportion entre le vaste front bombé largement dégarni et le bas d’un visage plutôt fuyant. Avec l’âge, le menton en galoche s’était épaissi sans toutefois disparaître totalement, noyant du même coup les lèvres minces comme une petite boutonnière découpée au ciseau, encore plus minces lorsqu’il pinçait sa cigarette de tabac blond. Il portait les grosses lunettes de myope du politicien retors qui donnait l’impression de vous regarder par en-dessous, supportant mal ainsi la comparaison avec Léon Blum dont la myopie était une des marques de son aura intellectuelle et de sa vertueuse sagesse. Il souriait peu, à cause peut-être de la fente trop étroite de la bouche mais cela convenait bien à l’humour glacé au deuxième degré de ce prof. d’anglais aux motions sur mesure et aux exposés trop bien préparés. C’était un redoutable débatteur capable d’une phrase de vous retourner, une salle, un amphithéâtre, des assises socialistes. Son malheur sera de n’avoir pu imposer sa diabolique habileté sur des 81 AU BON PAIN forces et des passions infiniment moins contrôlables qu’un congrès socialiste de cette époque. À tout prendre, c’était bien une bonne tête de prof qu’on aurait aimé chahuter et sur laquelle on se rattrapait au stand des grosses têtes sur les fêtes foraines. Les Algérois, eux, ne se contentent pas d’une effigie pour bombarder le nouveau Président lors de la journée « des tomates » le 6 février. Les Actualités françaises sont là pour filmer. De loin. Au monument aux morts, sans un mot de commentaire, on ne distingue que quelques bras levés et de vagues mouvements de foules - on nous en avait montré quand même un peu plus pour le départ de Soustelle-le-Sauveur, contraint quatre jours auparavant de traverser la foule en délire sur un char d’assaut. Les violences ? c’est un peu plus tard, devant le Palais d’Eté. Des « empoignades, plutôt, où se reconnaissaient un grand nombre d’étudiants. On compte des blessés de part et d’autre », disait un commentateur qui avait enfin retrouvé sa voix. Une sorte de grand monôme qui aurait mal tourné, quoi ! Mais très vite, après l’annonce de la démission du Général Catroux, le nouveau ministre-résident 82 AU BON PAIN nommé moins d’une semaine plus tôt par Mollet, « Alger retrouva tout son calme. » Au fond, tout était calme, comme dans les Aurès. Tout était calme ! La pièce n’est pas encore écrite mais qu’importe, les passions sont déjà engagées dans le canon des armes et tiendront lieu de répliques. Les acteurs aussi sont déjà en place, les Pieds-Noirs, les Algériens, l’Armée - comme dans les ménages à trois. Il ne manque plus que les figurants. Roland et Christiane écoutaient les informations à la radio le soir et lisaient La Presse de la Manche tous les jours. Autour d’eux, on continuait à penser que tout cela finirait par s’arranger même si les esprits commençaient à être troublés par les déclarations contradictoires qui circulaient. Un grand malentendu s’installait entre les intentions de paix affichées par le gouvernement, les attentats qui se multipliaient et les surenchères du gros Lacoste1 à Alger qui réclamait toujours plus de troupes sur place. Par des personnes haut-placées qui en avaient discuté avec Schmidt, le député-maire socialiste de Cherbourg, on disait qu’ils allaient envoyer 1 Robert Lacoste est le successeur du Général Catroux comme ministrerésident à Alger. 83 AU BON PAIN tout le contingent là-bas et même, paraît-il, rappeler encore d’autres classes. Une sourde angoisse commençait à les gagner le soir avec la fatigue des journées harassantes. Ils en parlaient peu et sans prononcer les mots interdits, comme on fait pour les grandes maladies. - Si cela devait arriver, disait Christiane, je pourrais m’arranger avec Simone Courbaron ; je ferais les tournées en modifiant un peu les circuits. - Oui mais il y a la pesée et le transport des grains…C’est vrai qu’on pourrait supprimer tout ça…pour ce que ça rapporte !…Au fournil, Jean se débrouillera tout seul, il comprendra la situation…Il suffira de l’augmenter un peu. Roland était né le 12 Avril 1932 et appartenait à la classe 1952-2. Entre lui et ceux de la 53-2 qui étaient partis au mois d’août dernier il n’y avait plus que le demi-contingent de la 53-1 c'est-àdire des gars qui avaient six mois de moins que lui. En cas de rappel, il était à peu près certain d’être dans la même fournée. Pourtant, les jours de grand optimiste ils se disaient qu’il serait sûrement exempté. Quand on connaissait les raisons de ceux qui avaient été renvoyés dans leurs foyers au mois de septembre la situation de Roland semblait prioritaire. Marié, 84 AU BON PAIN ravitaillant quatre communes en denrée de première nécessité, oui forcément, il était prioritaire. On ne pouvait quand même pas laisser sans pain une clientèle de campagne loin de tout. Le vote des pouvoirs spéciaux au gouvernement avait encore alourdi l’atmosphère. Deux jours plus tôt, le 10 mars, Guy Mollet avait prononcé une allocution à la télévision pour commémorer le cinquantième anniversaire de la catastrophe minière de Courrières qui avait fait mille-quatre-dix-neuf morts en 1906. Un curieux discours ! Guy Mollet commençait par évoquer le drame algérien mais pour expliquer aussitôt qu’il n’en parlerait pas sinon pour dire aux Français « qu’ils devraient faire preuve de courage, peutêtre même de courage militaire. » Et puis, tout de suite après il avait embrayé sur le courage et l’abnégation du mineur de fond constamment en danger et « qui sait qu’il abrège sa vie soit par l’accident soit par la maladie professionnelle. » Un vrai discours de politique mariant trop habilement l’hommage de la Nation aux disparus, l’ouvriérisme de bon aloi, et l’exemplarité pour les nouvelles générations. Pour les cinq-cent-mille privilégiés qui possédaient un poste trônant dans leur salon, anciens combattants des deux guerres ou pas, c’était un 85 AU BON PAIN beau discours. Mais il est vraisemblable que les futurs « disponibles », s’ils avaient eu la télé chez eux, n’auraient pas beaucoup apprécié le rapprochement un peu trop voyant de ce discours-alibi même avec la perspective de profiter d’une gloire posthume cinquante ans plus tard. Mars et début avril se passent dans l’annonce en vrac des nouvelles les plus diverses. Les attentats contre des fermiers qui se multiplient, les disparitions, les règlements de compte entre Algériens, les attaques de bâtiments publics, une grenade lancée dans un cinéma à Alger, tout, donnait la sale impression que les événements se précipitaient malgré la banalité laconique des communiqués passés au filtre d’une censure sournoise. L’indépendance de la Tunisie et du Maroc annoncée courant mars comme la preuve que le gouvernement s’engageait sur la voie tracée par Mendès-France deux ans plus tôt, libérait en fait des forces pour l’Algérie et faisait cruellement ressortir que le sort de celle-ci était indissolublement lié à celui de la Métropole. C’est du moins ce que devait encore penser le Ministre BourgèsMaunoury le 17 mars en déclarant « que la perte de l’Algérie entraînerait la perte de tout l’Empire français et représenterait (pour la France) son irrémédiable décadence. » 86 AU BON PAIN C’est sûrement pour échapper à cette irrémédiable décadence que le Gouvernement se décidait à rappeler par décret du 12 avril 1956, les classes 53-1, 52-2 et 52-1. Roland se trouvait au beau milieu du pétrin. Cette fois-ci, le branle-bas de combat est général. En quelques semaines, c’est toute la 53-1 qui rejoint les casernes. Direction l’Algérie via Marseille. Les regroupements se font selon des plans qui échappent à la logique ordinaire. Le camp de Sissone voit défiler beaucoup de monde, ceux de Mourmelon et de Frileuse également ; des noms qui n’ont pas la consonance familière des villes de garnison habituelles et rappellent de mauvais souvenirs. Trois semaines passées au même endroit et renaît le fol espoir de ne pas partir. En fait, personne ne sait rien. Comme toujours, l’ordre d’embarquer dans les camions arrive au dernier moment. Roland connaissait de vue un jeune mécanicien qui s’était installé à son compte à la sortie de Quinéville. Il avait reçu ses ordres et était parti dans les premiers avec son contingent. Tout était fermé. Il habitait avec sa jeune femme dans une petite maison à côté du garage ; désormais sans ressources, elle était retournée vivre chez ses parents cultivateurs à Saint-Jacques-de-Néhou. 87 AU BON PAIN Avant de tout laisser, il avait pris le temps de peindre une inscription en noir, pour qu’on la vît bien de la route, sur les deux portes en tôles ondulées de son garage. La peinture avait dégouliné jusqu’en bas mais on pouvait lire ces mots tracés d’une main rageuse en forme d’épitaphe au dessus du gros cadenas : FERMÉ POUR CAUSE DE RAPPEL EN ALGÉRIE En passant par là un dimanche après-midi, Roland s’était senti tout de suite très proche de cet homme qu’il ne connaissait pas vraiment. Il l’entendait hurler sa révolte placardée en lettres géantes sur la tôle comme un cri de colère et se demandait s’il aurait eu lui-même le courage de clamer en public son propre dégoût. Il courait pourtant le risque de voir lui aussi ses propres espoirs mis entre parenthèses ou même anéantis pour cause de remboursement des emprunts auprès des banques. On ne savait d’ailleurs toujours pas si le courage silencieux demandé aux Français et pareil à celui des mineurs dont avait parlé Guy Mollet comprenait également l’abnégation sacrificielle des banquiers pour suspendre momentanément les échéances. Le temps passait. Avril allait se terminer. Le 88 AU BON PAIN printemps, après un hiver si rude, tardait à se montrer. Il y avait toujours ce petit vent aigre qui venait de la mer et vous saisissait dès qu’on mettait le nez dehors. Roland et Christiane attendaient et prenaient des dispositions…au cas où ! À la mi-mai, toujours rien. Roland se disait que finalement il y avait peut-être assez d’hommes comme ça pour une simple pacification. On parlait déjà de cent-soixante-dix-mille bidasses sur le terrain. Un jour, on était le mardi 22 mai il s’en souviendrait longtemps, il vit la camionnette des gendarmes de Quettehou s’arrêter devant la boutique. Il était dix heures et il préparait la quatrième fournée exactement comme le jour où il avait été contrôlé par les « Indirectes ». Il comprit immédiatement. Les gendarmes lui apportaient en mains propres sa feuille de route lui enjoignant de rejoindre la base aérienne de Mont-de-Marsan sous quarante-huit heures muni de son livret militaire. Oui, il s’en souviendrait longtemps parce que ce jour-là, le 22 mai, le Pays abasourdi apprenait la mort de dix-huit jeunes soldats du contingent massacrés d’une façon affreuse dans une embuscade à Palestro en Grande Kabylie. 89 LA NOCE Bizarrement, il se sentait soulagé. Enfin, apparaîtrait au grand jour l’extravagance d’une situation qui faisait du boulanger, ce forçat de la nuit, un exclu de la société dont l’importance n’était reconnue que lorsqu’il s’arrêtait de travailler. Ainsi, serait-on bien obligé de reconnaître en haut-lieu que la sueur d’un boulanger à Gamberville était plus utile à la communauté que la transpiration du caporal-chef Roland Boulin sur un piton des Aurès. Toute la journée, il s’était raccroché à cette pauvre idée tout en effectuant mécaniquement les gestes mille fois répétés depuis ses débuts. En se couchant le soir, lui le grand dormeur n’avait pu trouver le sommeil. Il dressait dans sa tête d’interminables listes de choses à régler avec 91 AU BON PAIN l’angoissante certitude provoquée par sa veille forcée de ne pouvoir en réaliser aucune. Vers minuit, il s’était réveillé, blotti contre sa femme, son bras passé autour d’elle. D’autres pensées s’imposaient maintenant à lui, un besoin impérieux d’effectuer un retour sur son jeune passé, un état des lieux auquel son esprit n’avait pas été habitué. Que de chemin parcouru ensemble depuis trois ans ! La vie avait glissé sur un rythme qu’il n’avait pas connu jusqu’alors. Est-ce que c’était cela être un homme ? Un métier difficile, un foyer, des enfants…peut-être, une clientèle à garder, un commerce à développer. Il n’avait pourtant pas l’impression que ceux qui l’avaient précédé dans la profession et qui menaient la vie épuisante des boulangers enchaînaient les épreuves à cette cadence. Oui mais voilà, les événements dans le monde venaient à nouveau bouleverser la vie des gens. Il se retrouvait dans la situation de son père qui avait été obligé de tout quitter en 39 pour aller faire la Drôle de guerre dans les Ardennes. La vie reprenait pourtant son cours normal, Staline et compagnie avaient remplacé Hitler sur la scène internationale et, avant lui encore, le Kaiser comme si, pour entretenir la peur et la 92 AU BON PAIN vigilance, ces catalyseurs du nationalisme, il fallait toujours un épouvantail aux frontières. Chez nous, c’était redevenu comme avant ; on continuait à jouer à chamboule-tout avec la tête des ministres qui réapparaissaient aussitôt dans un autre costume, prêts pour un nouveau jeu de massacre. Oui, c’était comme avant. Après les privations de l’Occupation, on se remettait à faire du pain blanc ; on sentait bien que les gens voulaient penser à autre chose qu’à la perte de l’Indochine. Ce qui comptait, c’était de rattraper le temps perdu, d’essayer de retrouver la joyeuse insouciance des « congés payés » de 1936. D’ailleurs, on voyait encore sur les routes ces couples en tandem à cadre mixte, femmes au dos bronzé, cloisonné par les bandes de peau blanche des bretelles entrelacées du maillot et les hommes debout sur les pédales, béret rond sur la tête. Et c’était vrai qu’ils avaient participé à la fête du renouveau : travail et insouciance, c’étaient les maîtres-mots de l’art de vivre à la française. Il y avait une bonne raison à cela : c’était le temps de leurs fiançailles. Christiane était la nièce d’amis de ses parents. Ils se croisaient parfois dans les familles, ce qui leur avait donné l’occasion de se jauger du regard en silence et de vérifier tout le bien qu’on rapportait de part et d’autre sur les jeunes gens. 93 AU BON PAIN Au retour de son service militaire, il avait pris une place de « brigadier » à vingt et un ans et demi chez un patron de la rue des Religieuses à Valognes et passait régulièrement par Montebourg en vélo quand il rentrait le dimanche soir pour les levains. Un jour, il était venu voir ses parents en semaine pour reprendre son beau pantalon bleu-pétrole, celui qu’il laissait à la maison à cause de la farine ; il leur avait dit qu’en repartant, il s’arrêterait à Montebourg pour la demander à son père. Dans la montée, il avait dû mettre pied à terre pour mieux contrôler sa respiration et se redonner un coup de peigne en passant devant une vitrine. Il ne tenait surtout pas à arriver les mains moites et le souffle court, l’épreuve d’une demande en mariage était déjà suffisamment éprouvante comme ça…Et puis, la chaîne pouvait toujours sauter au dernier moment. C’est donc en poussant le vélo d’une main qu’il s’arrêta, hésitant, le cœur battant devant la boutique. Il était attendu. Tout de suite, il fut accepté. Le carcan de la demande en mariage commençait déjà à se desserrer un peu même s’il fallait toujours en passer par là. Ça n’avait pas empêché son futur beau-père bougon mais ravi de lui lâcher mi-sérieux mi-badin : 94 AU BON PAIN - Ah mais…sois pas trop pressé parce qu’elle a pas encore vingt ans ! Pressés, ils l’étaient. Leur voyage du Tendre n’avait duré qu’une année au lieu des deux ans comme le voulait la tradition. Ils s’étaient pourtant arrêtés dans tous les ports sans même rater l’escale technique du passage au tutoiement avant de s’attarder dans le havre des fiançailles. Incroyablement amoureux l’un de l’autre, incroyablement confiants l’un dans l’autre, ils avaient enfin touché la rive promise des épousailles qui marquait provisoirement la fin de la croisière sur leur mer de la Félicité. Oui, le temps des fiançailles avait été un temps béni, fait de retrouvailles sages, incroyablement sages, de repas en famille le dimanche, de promenades, de lettres attendues qui mettaient deux jours pour faire les huit kilomètres qui les séparaient. Il économisait pour se mettre à son compte, elle finissait son trousseau. Christiane avait décidé de broder ses draps pur fil en lettres de cotons de couleurs en suivant un modèle C L qu’elle avait vu dans « Mode & Travaux » ; c’était quand même plus joli et plus moderne que blanc sur blanc. Elle aimait chanter en travaillant. Bécaud était son préféré. Elle avait une jolie voix de mezzo-soprano douce et claire, une voix de chœur à 95 AU BON PAIN la paroisse. Avec sa sœur Marinette, elles formaient un duo bien rôdé adaptant à leur style, celui des Sœurs Etienne, toutes les chansons qu’elles aimaient : Mes mains Dessinent dans le soir La forme d’un espoir Qui ressemble à ton corps Quand elle chantait, elle ne pensait qu’à son travail et au rythme de la musique pour rester en mesure avec Marinette ; en les écoutant, émerveillé et pensif, il n’était pas du tout certain que Roland, lui, pensait à Bécaud ou aux Sœurs Etienne. Puis, il y avait eu la noce au mois d’août 54, le jeudi 26 exactement parce qu’ils devaient commencer dès le lundi suivant. Les gens n’avaient pas hésité à prendre deux jours sur leur capital de deux semaines de congés. Il faut dire qu’entre les fonctionnaires, ceux qui tenaient un commerce, les gens de la campagne, les jeunes gens qui travaillaient chez les artisans du canton, et les retraités, tout le monde s’était arrangé pour être là. Il n’y avait que Michèle Lemercier, une camarade de classe de Christiane à Notre-Dame-des-Anges qui avait failli ne pas venir. Elle était remmailleuse de bas à Valognes chez les vieilles demoi96 AU BON PAIN selles Pontis, les mercières-corsetières de la rue Saint-Malo. On l’apercevait quelquefois derrière la vitrine pour mieux séparer ses fils à la lumière du jour, maniant le crochet, penchée sur son minuscule tambour à broderie. Les dames maintenant ne supportaient plus d’attendre et les deux vieilles filles avaient résisté avant de lui accorder ses deux jours. Elle se crevait les yeux sur l’ouvrage et se disait quelquefois qu’elle ne pourrait pas faire ça toute sa vie surtout qu’avec le progrès les femmes délaissaient de plus en plus les bas en fil pour les bas nylon. Les soirées étaient déjà moins longues mais il avait fait beau. Une belle lumière douce et pâle d’été finissant comme le Nord-Cotentin en connaît dans l’arrière-saison. Le clou des festivités, c’était cet autobus qu’ils avaient loué pour la demi-journée. Entre le repas du midi qui ne pouvait s’éterniser et celui du soir qui entamait une nuit complète de réjouissances et de chansons, il fallait bien s’occuper des gens qui, pour la plupart, n’avaient pas de voiture. Il avait été décidé d’aller faire une grande virée dans le Val-de-Saire, ça permettait ainsi de commencer la tournée par Gamberville pour visiter la maison des jeunes mariés. La Hague, avec ses routes sinueuses, étroites et pentues avait été 97 AU BON PAIN jugée bien trop périlleuse pour des estomacs surmenés ; et puis, c’est joli le Val-de-Saire ! Leur petite maison avait été envahie par une troupe de fêtards bruyants, furetant, circulant partout comme dans une foire-expo. Les cadeaux, avec les noms de tous les invités, avaient été étalés sur la grande table de la cuisine rallongée pour la circonstance et sur laquelle on avait ajouté à la dernière minute les présents de ceux qui venaient de loin et n’avaient pas osé confier aux P.T.T. le transport de verres en demi-cristal par peur de les retrouver en miettes. Les gens parlaient fort en s’esclaffant, chacun donnait crûment son avis sur tout, se croyant dispensé de toute retenue dans une maison qui n’était plus tout à fait un pavillon témoin prêt à l’emploi mais pas encore un foyer habité et vivant. Il se souvenait que dans la chambre à coucher il avait fallu faire la leçon à Henri pour l’empêcher de débiter ses habituelles sornettes ; le vieux s’était donc contenté d’enfoncer les deux mains sur le lit pour s’assurer de la bonne tenue des ressorts tout en jetant un regard circulaire et entendu autour de lui. Un bon vivant ce farceur d’Henri… Il était mort d’un cancer de l’intestin six mois plus tard ! Puis ils avaient repris le car ; le chauffeur avait 98 AU BON PAIN bifurqué à gauche dans le bas de Crasville pour monter sur les hauteurs de Morsalines d’où on pouvait profiter de la vue sur Saint-Vaast-la-Hougue et Tatihou. Jamais personne ne venait à Crasville, c’était pourtant de là-haut qu’on avait la plus belle vue ; c’était magnifique et bien plus majestueux qu’à La Pernelle d’où le panorama est pourtant plus large. Deux fois par semaine, il passait par ici et c’était beau par tous les temps. Certains jours, on avait même l’impression que le fortin sombre et découpé sur une mer blanc-argent se rapprochait de vous jusqu’à le toucher presque comme à travers une paire de jumelles…Et dire qu’il allait quitter tout cela pour « la beauté sauvage des djebels » comme disait ParisMatch. Après Saint-Vaast et Barfleur où ils avaient fait de belles photos des jeunes mariés sur fond de bateaux et de soleil déclinant, la côte plate et rocheuse s’arrondit mollement. Ici, le Cap Levi et la pointe de Gatteville, comme deux oreilles naissantes sur une grosse tête de matou, se donnent les allures menaçantes de leurs sauvages voisins de la Hague. Mais ce qui étonnait le plus les hommes chaque fois qu’ils venaient dans ces contrées c’était cette nature maigrichonne, pour ne pas dire rabougrie et stérile ; habitués aux grasses prairies généreuses du centre de la Presqu’Ile, ils ne vo99 AU BON PAIN yaient plus là que genêts et fougères. C’était comme si la terre, la terre nourricière, épuisée et exsangue à force d’avoir tant donné aux humains s’abandonnait dans la mer. Plus loin vers Maupertus, ils avaient fait une dernière halte à l’Anse-du-Brick la bien nommée. La baie profonde entre ses deux rives protégées et écorchées semblait dans le soleil couchant un havre naturel pour drakkars danois en terre normande. C’était, à leur porte, une invitation au voyage pour ces gens du bocage rêvant d’aventures lointaines l’espace d’un après-midi. Ils ne s’étaient pas arrêtés à Cherbourg. Après la côte de La Glacerie, le retour par la Nationale marquait la fin du voyage. Les Rouges-Terres, Delasse, Tollevast, ils se retrouvaient les passagers ordinaires et sages de la ligne régulière Cherbourg-Saint-Lô de la S.T.A.O. Sur la banquette arrière, le groupe des garçons d’honneur continuait à s’égosiller avec des voix éraillées en essayant vainement d’entraîner la noce assoupie. Dans leur coin, quelques-uns, un peu barbouillés, regardaient fixement devant eux. D’autres pensaient à la suite et avaient enfin décodé la périphrase sibylline qu’ils avaient lue sur le menu du soir tracée en anglaise d’une belle main d’écriture avec pleins et déliés : 100 AU BON PAIN Les Demoiselles du Cap Lévi Evidemment ! c’était du bouquet, de la crevette rose. L’eau leur en venait déjà à la bouche. Mont-à-la-Quesne, Saint-Joseph, Valognes, le car pressé d’arriver filait maintenant sur la N.13 rectiligne. C’était vraiment une belle journée et la France était vraiment un beau pays. Pas étonnant que les Allemands s’y plaisaient tant ! En ce mois d’août 1954, la vie avait enfin repris un cours presque normal. La guerre en Corée était finie, Staline était mort et peut-être bien qu’il n’y aurait pas de troisième guerre mondiale. Bien sûr, on venait de perdre l’Indochine contre les Viets mais le Tonkin c’était loin et il y avait suffisamment de problèmes comme ça dans le pays avec la reconstruction qui n’avançait pas. Comme tous les Français, ils s’étaient vite consolés du désastre de Dien Bien Phu après avoir écouté à la radio, les derniers mots avec Hanoï du Colonel de Castries promu général sur le champ de bataille. Ils étaient également très fiers de cette femme, Geneviève de Galard, convoyeuse de l’air, la seule femme du camp retranché, restée pour soigner les blessés après l’atterrissage en catastrophe du dernier avion sanitaire. « L’Ange de Dien Bien Phu », « La Jeanne d’Arc des 101 AU BON PAIN rizières » avait eu le privilège d’être reçue par le Président Eisenhower et de défiler sur Broadway. Une belle parade et déjà une légende que les reportages dans les journaux et à la radio avaient complaisamment développée et enjolivée en prenant bien soin de ne pas leur dire que les petites Vietnamiennes des bordels militaires qui se trouvaient là-bas et n’en étaient pas revenues avaient fait le même boulot. C’était une défaite, d’accord, mais que pouvait-on faire contre le nombre ? Au moins, on savait que la France perpétuait la race des héros et que le soldat français restait le meilleur soldat du monde. Oui, pendant l’été 54 l’espoir renaissait ; le monde ne connaissait plus la guerre et notre empire colonial vivait à nouveau en paix pour longtemps. Comme avant ! Oui, tout était redevenu normal. Louison Bobet venait de gagner son deuxième Tour de France exactement comme Antonin Magne avant lui en 1931 et en 1934. 102 LE DÉPART Mont-de-Mar-san ! Mont-de-Mar-san ! Toutle-mon-de-des-cend ! Tout-le-mon-de-des-cend ! Par la vitre de la micheline, il vit passer la casquette étoilée du chef de quai, un gros rougeaud roulant des consonances gasconnes bien détachées qui soulignaient encore plus l’importance de la nouvelle. Mont-de-Marsan était le terminus pour Roland. Après une journée entière d’un voyage harassant, cinq trains, une attente interminable au Mans, Roland se réveillait dans un grincement de ferraille. Il s’était assoupi dès le départ de l’autorail après Morcenx. Il n’avait donc pu voir les jolies fermes landaises du Pays de Marsan posées bien à plat sur le sol sableux, leur auvent tourné 103 AU BON PAIN vers le soleil du matin et le puits à balancier devant la maison. Hommes et femmes figés comme sur une photo de Felix Arnaudin1 avaient gardé leur chapeau de paille à la fin d’une belle journée du mois de mai quand le soleil tape fort au-dessus des grands pins immobiles. Des Landes, il ne garderait que le souvenir du voyageur indifférent qui traverse des paysages immenses et vides entre Facture et Labouheyre. La forêt monotone et noire, agressive ou lointaine, faisait place soudain à de vastes étendues plates de brandes dénudées où, par endroits, on voyait briller quelques marécages aux contours incertains. Pas un animal dans la campagne, pas une maison à des kilomètres, si ce n’est celles des garde-barrières dont la femme tournait une manivelle inutile pour arrêter une circulation imaginaire sur des routes rectilignes et désertes fuyant vers l’horizon. Rien, il n’y avait rien ! Au voyageur pressé qui ne pouvait s’arrêter, pour cause de rappel en Algérie, la Haute-Lande n’allait certainement pas livrer d’un coup ses secrets et son austère beauté. Soudain sur pied, Roland attrapa sa valise en 1 Félix Arnaudin (1844-1921 né à Labouheyre) : historien, « sociologue » et photographe de la Haute-Lande alors en pleine mutation. Surnommé « Lou Pec », le fou, par ses contemporains. Un Fada landais. 104 AU BON PAIN bois, celle qu’il avait fait confectionner sur mesure chez un menuisier avant de partir faire ses dix-huit mois à la base aérienne de Cognac. L’indispensable valise en bois, la garantie absolue contre la pluie qui détrempe le carton bouilli et les détrousseurs de chambrée qui découpent le rabat ; la cantine du soldat sur laquelle on posait ses fesses dans le couloir des trains de permissionnaires bondés du dimanche soir. Ils se retrouvèrent à quatre sur le quai, se reconnaissant immédiatement à l’air emprunté de ceux qui attendent on ne sait quoi. Le chef de bord du camion les reconnut aussi. En un rien de temps, ils grimpèrent à l’arrière d’un G.M.C. bâché qui attendait devant la gare. Quatre ! La rafle de la soirée était maigre. Assis en face de Roland, un postier de la HauteLoire racontait qu’il « travaillait dans la distribution » pour éviter de dire qu’il était facteur. Il y avait un viticulteur angevin de Cravant-les-Coteaux complètement démoralisé par ce qui lui arrivait encore, après que ses cépages de Cabernet franc n’eurent pas résisté aux -22° du mois de février. Le dernier, un Bordelais, était dessinateur à la Ville. Marié, un enfant, il attendait une intervention imminente de Chaban-Delmas, le députémaire, Ministre d’état ; un homme vraiment très sympathique qui faisait la pluie et le beau temps 105 AU BON PAIN et à qui il avait eu l’honneur de serrer la main au moins trois fois. L’air douloureux et hautain, il s’était écarté des trois autres pour bien montrer qu’il se trouvait là par erreur et comme pour se protéger d’une épidémie toujours transmissible. On était loin des départs en fanfare trois ans plus tôt. Bon pour le Service ! Bon pour les filles ! L’Armée en ferait des hommes, disaient les gradés. Plus tard, ils étaient devenus des hommes mais fragiles, si fragiles que le cours de leur existence pouvait encore en être bouleversé… On les dirigea, après un rapide passage aux cuisines, dans une piaule mal éclairée où une quinzaine de types avaient déjà pris leurs habitudes. Les rares conversations se faisaient à voix feutrée en tête à tête. Beaucoup s’étaient lancés dans des lettres interminables. Leur arrivée provoqua un regroupement spontané. Quelqu’un leur expliqua que des incidents avaient eu lieu en plusieurs endroits. À la base de Cazaux, à moins de cent kms d’ici, des rappelés avaient tout cassé dans un réfectoire et même insulté des gradés. Un Lyonnais arrivé depuis la veille répétait encore que des bagarres avaient éclaté à la gare de Grenoble. Des jeunes communistes avaient couché une grue sur les voies, déversé du béton sur les aiguillages pour bloquer le 106 AU BON PAIN mécanisme et empêcher le train de partir. Il racontait qu’il y avait eu des dizaines de blessés avec la police. Les journaux avaient parlé de simples incidents mais c’était du sérieux. - Tu comprends, disait le Lyonnais, ils préfèrent dans ces cas-là disperser les mecs au maximum. C’est pour ça qu’on est ici. Mont-de Marsan est une base opérationnelle qui n’a rien à voir avec l’Algérie ; on les emmerde plutôt. D’une manière ou d’une autre, ils vont sûrement se débarasser de nous rapidement. Le Lyonnais prenait l’air rassurant d’un spécialiste sûr de lui et bien informé. Affirmer qu’on « se débarrasserait d’eux d’une manière ou d’une autre » ne voulait rien dire mais permettait de s’endormir l’esprit plus serein et de garder encore un peu d’espoir… Le lendemain fut une journée de total désœuvrement. Affalé sur un lit du bas, Roland semblait rattraper les heures de sommeil perdues depuis deux ans. Il avait écrit une longue lettre très tendre à Christiane comme au temps des fiançailles mais où perçait de l’inquiétude parce qu’un sergent était passé prendre les feuilles de route et les livrets militaires. Le sergent, un type de l’active, bombardé de questions ne savait rien. Un peu plus tard, il était revenu pour les emmener chez le fourrier d’où ils 107 AU BON PAIN étaient ressortis habillés de pied en cap avec casque lourd et tout le barda. L’uniforme qui fait le soldat faisait resurgir les automatismes d’autrefois et le vocabulaire vache et viril oublié depuis des années. Le soir même, il y eut rassemblement devant l’officier de semaine, avec appel, au garde-à-vous, juste avant la soupe. Par petites étapes, ils redevenaient les bidasses d’hier prêts à marcher au pas cadencé, parés pour une nouvelle vie. Ils étaient maintenant une bonne quarantaine. La journée du lendemain, un samedi, s’annonçait aussi morne. Vers neuf heures et demie, la porte de la carrée s’ouvrit brusquement ; dans l’encadrement, le sergent de la veille, méconnaissable, se mit à beugler : - Rassemblement dans quinze minutes devant la compagnie avec tout le paquetage, couchages pliés et la piaule balayée. Allez…fissa ! Vous partez en week-end, ajouta-t-il finement. - Oh !…oh !…doucement ! Ça va pas, non, on n’est plus des bleus ! - Vos gueules ! Vous avez un quart d’heure pour gicler. Six bahuts attendaient sur la place d’armes. La base avait bien fait les choses. Pour le salut aux Couleurs avant l’embarquement, un des com108 AU BON PAIN mandants en second s’était spécialement déplacé pour la cérémonie. Il était arrivé en sautant avec légèreté d’une jeep pas encore tout à fait arrêtée, manches retroussées, le torse bien moulé dans un battle-dress élégamment retaillé des commandos parachutistes. Au garde-à-vous, ils avaient écouté sa harangue sans broncher : - « Soldats, Au moment où vous allez quitter le sol de la Patrie, je voudrais vous apporter le salut de la France et spécialement celui de l’Armée de l’Air. En vous embarquant pour la terre d’Afrique comme le firent naguère vos aînés, je sais que le Pays peut compter sur votre engagement sans faille pour maintenir les traditions de notre armée et en pacifiant la terre algérienne mettre un terme à l’inquiétude et au déchirement. » - Après un décollage sans histoire et un large tour d’horizon, le commandant devait maintenant effectuer la mission pour laquelle il avait reçu ses instructions. - « L’Armée de l’Air, dont les missions aériennes sont en constante redéfinition a décidé d’apporter également son concours actif sur le terrain. Dans ce but, l’Etat-major vient d’ordonner la création d’un corps de commandos des Fusiliers de l’Air dont le rôle sera de défendre les 109 AU BON PAIN départements français d’Algérie. Les opérations, rapides et courtes, seront exécutées avec de faibles effectifs en privilégiant le combat offensif. Rapidité, surprise, légèreté, adaptation aux conditions de combat en Algérie seront les caractéristiques de ces unités d’élite. » « Ces commandos regroupés depuis peu à La Réghaïa, à vingt kms d’Alger, au sein de la 541ème demi-brigade, seront constitués uniquement sur la base du volontariat. Après une première sélection rigoureuse en France, les hommes choisis recevront ensuite en Algérie une formation adaptée afin que ces unités figurent parmi les meilleures. » « Je souhaite que parmi vous d’authentiques volontaires se déclarent, aujourd’hui, ici, pour l’honneur de la cause que nous défendons là-bas. Je sais que la flamme de la jeunesse, le goût du nouveau, l’esprit de décision sont des qualités qui vous animent ; jointes à l’ambiance de l’unité et à la présence de vos chefs, ceux d’entre vous qui incorporeront ce corps d’élite auront la chance de vivre une aventure unique dont ils pourront plus tard être fiers auprès de leurs familles et de leurs amis. » - En quelques salves, le commandant pensait avoir fait mouche sur sa cible ; pour s’en assurer il reprit de la hauteur. - « En devenant demain combattants de l’Armée d’Afrique 110 AU BON PAIN vous assurerez après vos pères, la sauvegarde des valeurs humaines que la France a toujours représentées aux yeux du monde et pour laquelle elle s’est sacrifiée sans compter. » - Le commandant aimait beaucoup ce passage qu’il avait appris par cœur en visionnant et revisionnant un film du Service cinématographique aux Armées. Il ne lui restait plus, dès lors, qu’à redescendre en effectuant un impeccable virage sur l’aile. « Avant que ne disparaissent les côtes de France en quittant Marseille, je souhaite que Notre-Dame-de-la-Garde, la Bonne Mère, vous apporte sa bénédiction pour que renaisse l’espoir…Tout laisse espérer, en effet, que grâce aux efforts de tous, bientôt va renaître une Algérie pacifiée et prospère. » Des volontaires, il n’y en eu point ce jour-là. La suite ne fut qu’une interminable journée de transport. Durement secoués dans les G.M.C, le cou meurtri par le casque lourd, ils étaient montés à Agen dans un Bordeaux-Marseille direct. L’arrêt dans chaque grande ville voyait de nouveaux renforts embarquer dans les six wagons de queue qui leur étaient réservés. À Toulouse, à Nîmes, à Montpellier, les hommes qui montaient étaient peu nombreux parce que d’autres trains avaient déjà quitté les gares, emmenant des contingents 111 AU BON PAIN fractionnés pour éviter des rassemblements trop importants. Dans les wagons surchauffés par le soleil du Midi, l’atmosphère irrespirable faisait monter les odeurs aigres des transpirations qui se mêlaient aux émanations aseptisées des paquetages fraîchement sortis des magasins d’habillement. À chaque arrêt, des têtes hirsutes, le cou dévissé, s’encadraient par les fenêtres des wagons, hurlant aux employés S.N.C.F., aux filles, aux voyageurs, à la ville, au monde, la formule magique, le sésame de la porte de sortie, l’objet de tous leurs rêves, la quille, bordel ! À Marseille, ils n’eurent pas droit au grand escalier de la gare Saint-Charles. Regroupés par unités, ils quittèrent les quais en longeant des bâtiments crasseux, colonne par un pour qu’on puisse mieux les recompter encore. Par des cheminements compliqués où veillaient des C.R.S. vigilants comme des bouviers des Ardennes, ils atteignirent enfin la sortie de service où, après une nouvelle attente, et un nouveau recomptage, ils gagnèrent le quartier Sainte-Marthe au nord de Marseille, entassés dans des camions militaires qui faisaient la navette en continu avec le camp. Un peu plus tard, dans la moiteur d’un dortoir ouvrant directement sur la charpente du toit, 112 AU BON PAIN ceux-là même qui, l’après-midi, imploraient d’une voix éraillée leur adresse aux filles qui passaient sur le quai se retrouvaient soudain orphelins de leur vie d’avant. Recroquevillés sur leurs pauvres odeurs civiles déjà dispersées, les combattants de l’Armée d’Afrique avaient maintenant la certitude d’avoir basculé dans une autre existence, un monde nouveau, inconnu et obscurément dangereux. Roland, les yeux grand ouverts, les mains croisées derrière la tête ne dormait pas. À sa gauche, le type sur le lit de camp du troisième étage, ne dormait pas non plus. C’était le Bordelais. Sa bonne étoile ne scintillait plus. Tourné vers le mur, les épaules agitées de légers frissonnements, Roland s’aperçut qu’il pleurait. 113 BOUFARIK Personne n’avait été malade en dehors de quelques-uns qui, en d’autres occasions, n’auraient pas non plus supporté les odeurs de vieille graisse rancie mêlée aux relents acides des locaux mal désinfectés après les houleux voyages d’hiver. Il avait fait très beau et la traversée s’était déroulée sans histoire. Les hommes allaient et venaient sans arrêt entre la fraîcheur du pont et leur hamac pour échapper à l’étouffement des entrailles du bateau cloisonné en caissons malsains et sonores comme des citernes. Ils naviguaient sur le « Kairouan » la perle de la Compagnie Mixte de Navigation capable de rallier Alger en moins de vingt heures ; le beau bateau blanc qui faisait penser aux départs en115 AU BON PAIN chanteurs vers Alicante, le Maroc et l’Afrique noire des Croisières Paquet dont Roland avait vu une affiche sur un mur du quai de la Joliette. Aucun des deux mille bidasses massés sur les ponts n’avait raté l’arrivée à Alger, Alger la blanche, Alger la belle qu’une photo en double-page de Paris-Match, laissait imaginer au lecteur que la vue valait à elle seule le déplacement. C’était magnifique dans le soleil resplendissant du matin mais en Kabylie là-bas vers l’Est le soleil également devait briller au-dessus des gorges de Palestro. Derrière le décor, la dispersion de son groupe s’était rapidement effectuée. Beaucoup partaient assurer la garde dans les fermes de la Mitidja. Les Fellagas avaient déjà incendié par ici des exploitations isolées dont ils avaient massacré tous les occupants en pleine nuit. La nuit, le pays leur appartenait, le danger était partout et les cibles à protéger bien trop nombreuses. Roland avait revu le Lyonnais. Il avait été affecté dans le secteur de L’Arba dans une plantation de tabac. Des orangeraies, des vignobles, des plantations de tabac il y en avait à perte de vue autour de la petite ville adossée aux premières collines de l’Atlas. Le Lyonnais toujours fureteur était tombé par 116 AU BON PAIN hasard sur le Guide Bleu 1955 de la région qui mentionnait pour la commune de L’Arba une population de trois-mille-vingt-six habitants dont mille-neuf-cent-douze indigènes. Comment était-il possible de faire encore ce genre de distinction ? Il avait aussitôt pensé que, par différence, les mille-cent-quatorze Européens, les descendants des pionniers de 1835, se trouvaient eux-mêmes sur place depuis une bonne centaine d’années et étaient donc des autochtones au même titre que les autres. Est-ce que pour maintenir cet ordre colonial ancien, il était nécessaire d’envoyer des gones se faire tuer là-bas ? Les habitudes ont la vie dure ; le Lyonnais ne devait pas savoir que malgré la suppression du Code de l’Indigénat à la Libération, jamais les contorsions de l’Administration républicaine et de la Cour d’appel d’Alger « n’avaient poussé aussi loin qu’en Algérie la confusion entre les mots du Droit et les choses du vécu. »1 La ferme appartenait aux Mélia. Les propriétaires, d’origine espagnole, avaient créé la S.A.CM.A., une manufacture de cigarettes à Bab-ElOued où ils employaient les Européens d’origine 1 Patrick Weil : Le statut des musulmans en Algérie coloniale, une nationalité française dénaturée. 117 AU BON PAIN modeste du quartier. C’était une belle affaire de famille qui avait investi dans toute la filière et dont les intérêts étaient indissolublement liés à ceux de la S.E.I.T.A., le monopole d’Etat de la distribution. La sécurité de leurs biens semblait d’autant mieux assurée que la ferme était également le siège de l’Etat-major d’une demi-brigade de fusiliers de l’armée de l’air. Le plus délicat avait donc été d’héberger tout le monde. Le Lyonnais avait trouvé refuge avec un copain dans une petite bauge, une porcherie désaffectée, dont l’une des cases était déjà occupée par un harki logé à la même enseigne. Joues creusées, voûté, silencieux, avec l’air ancestral d’un vieux berger berbère un peu philosophe, il était difficile de savoir ce que l’énigmatique Ahmed avait derrière le crâne. Il aurait suffi d’une nuit, par exemple…juste avant de rejoindre l’A.L.N.…pour… Mais non !...Ahmed était un ancien de la Division Monsabert2 un fidèle parmi les fidèles qui avait combattu à Monte Cassino et qui se sentait plus en sécurité dans la ferme que dans le bled. Finalement, c’est quand il prenait son tour de 2 Le Général de Monsabert, le maître d’œuvre de la bataille du belvédère à Monte Cassino en janvier/février 1944. 118 AU BON PAIN garde aux endroits les plus reculés du domaine qu’il avait vraiment peur. Il attendait avec impatience les relèves pour essayer d’oublier les hurlements glaçants et suraigus des chacals qui lui semblaient dans les nuits argentées de pleine lune un chœur maghrébin invisible et discordant, aussi étrange que les youyous traditionnels des femmes et annonciateur toutes les deux minutes de cris de ralliement convenus d’avance juste avant l’attaque. Une grande partie de ses journées était consacrée à se protéger des mouches qui bourdonnaient sans arrêt autour de lui et contre le terrible soleil de juin, il avait démarré un traitement de choc de six mois à la Kronenbourg pour lutter contre une déshydratation endémique qui menaçait tout le contingent. Le reste du temps, il astiquait une 203 Peugeot de l’Etat-major et emmenait les gradés à Boufarik à Blida ou à Alger. Surtout à Alger ! Il aimait bien aller à Alger. Deux fois par semaine, il y conduisait un capitaine qui venait rejoindre sa maîtresse, une mulâtre épaisse et maquillée entrevue dans l’entrebâillement d’une porte d’immeuble. Le capitaine lui refilait des paquets de cigarettes Melia, de beaux paquets jaunes avec un disque rouge et une cigarette allumée au milieu. 119 AU BON PAIN Avec ses Mélia il faisait des envieux ; c’était vraiment de très bonnes cigarettes qui ne vous laissaient pas dans la bouche le goût âcre du tabac de troupe de l’ordinaire du soldat. Elles avaient même aux dires de certains un petit côté voluptueux, celui que garantissaient les chromos de langoureuses créatures plus ou moins déshabillées des réclames Mélia de la Belle époque. Roland avait tout de suite été embarqué en car vers la base de Boufarik. Le dépaysement lui avait semblé moins brutal qu’au Lyonnais. C’était un peu comme à Cognac pendant son régiment, où « volants » et « rampants » représentaient deux mondes qui se côtoyaient dans le service sans jamais se mêler. La France découvrait en 1955 les hélicoptères. Jusqu’à présent, on les utilisait dans l’armée pour les évacuations sanitaires mais, en Algérie où il était impossible d’effectuer des parachutages par avion, on avait vite compris l’intérêt de ces machines qui pouvaient servir à la fois de P.C. mobile et d’engins de combat. Boufarik était en pleine transformation. C’était l’époque où arrivaient d’Amérique les hélicos Sikorsky moyens puis toujours plus gros et où le 120 AU BON PAIN Colonel Bigeard mettait au point les techniques combinées d’attaque Air-Terre. Boufarik était à la pointe de l’innovation. À Boufarik, il était plutôt bien installé. Caporal-chef était un grade qui permettait dans certains cas de bénéficier du statut de sergent comme ici où on manquait de petits gradés. En tant que boulanger, on l’avait affecté à la soute à essence où il contrôlait les arrivées et les sorties de carburant. Il dormait dans une piaule attenante à une chambrée évitant ainsi, quand il le souhaitait, les soirées enfumées passées à taper le carton et à boire des bibines. Il effectuait les relèves de la garde, la nuit, en 4x4 à cause des distances. C’était l’occasion pour lui avec le chauffeur de lancer le véhicule à fond sur la piste d’envol, de freiner à mort et de finir par un virage serré juste pour entendre s’entrechoquer les casques lourds des mecs qui gueulaient derrière. Idiot ! mais ça changeait un peu des chemins creux à Crasville. Pourtant, il n’avait pu empêcher une plaisanterie stupide. Un soir, trois bidasses écrasés de chaleur et un peu allumés avaient décidé contre une caisse de bière de prendre un bain dans le château d’eau qui alimentait tout le camp. 121 AU BON PAIN La sentinelle qui se trouvait là n’avait pas remarqué un étrange commando nocturne de trois hommes en caleçon U.S. en train de grimper à l’échelle de fer suivis d’un observateur impartial très tenté également par l’expérience. Le temps de faire trois petits tours dans la couronne d’eau puis de redescendre, ils avaient gagné leur pari. Après un rapide débriefing, il ressortait premièrement que les Fells pouvaient faire sauter le château d’eau exactement au moment où ils le souhaiteraient et deuxièmement qu’il était urgent d’expliquer autour de soi que la chambrée N°6 à la suite d’un pari avait décidé de se mettre exclusivement à la Kronenbourg pendant quinze jours. Juillet-août 56, marquaient la forte montée des effectifs du contingent en Algérie. Il y avait maintenant trois-cent-cinquante-mille soldats sur place. Boufarik avait reçu également des renforts : des techniciens, des mécanos et même des sansgrade venaient compléter les services d’une base aérienne qui s’agrandissait. La plupart arrivaient après trois semaines de formation militaire ou même sans formation du tout. Il convenait donc de casser le raisonnement essentiellement civil selon lequel spécialité-égaleindépendance. Il fallait inculquer à tous ces jeu122 AU BON PAIN nes gens une saine discipline, leur rappeler qu’ils étaient d’abord des soldats, qu’on était en guerre et que le meilleur moyen de rester en vie ici consistait toujours à tirer le premier. Roland, un rappelé qui avait maintenant vingt mois de service, faisait figure de vieux briscard. On l’avait donc sorti de sa soute à essence pour encadrer les exercices de la bleusaille. Avec son groupe, il était parti un jour vers le stand de tir au pistolet-mitrailleur. C’était un endroit tranquille un peu à l’écart dans le camp et aménagé d’une façon tout à fait sommaire. Derrière la demi-douzaine de cibles individuelles, des maçons improvisés du contingent avaient monté un mur de toc et de broc afin d’arrêter les balles perdues des rafales aériennes des tireurs débutants. Entre le pas de tir à dix mètres et les cibles, une poussière de sable ocre avait été étalée comme pour bien matérialiser une zone rouge dans laquelle il était interdit de s’aventurer. C’était à peu près tout et les trouffions chargés de l’entretien du site n’avaient comme seul boulot de la journée que celui de changer les silhouettes noires des hommes à abattre sur les cibles et de ratisser le sable ocre pour récupérer les balles et donner à l’ensemble un air convenable de propreté. Les gars étaient un peu excités ; ferrailler au 123 AU BON PAIN P.M. c’était si rare ! Ça les changerait du semiautomatique Mas 36 même modifié 1951. L’infortuné soldat de deuxième classe, l’héritier du piou-piou de 1914 armé de son fusil Lebel à répétition pourrait enfin canarder avec une mitraillette. L’arme bien en appui à la hanche, jambes légèrement écartées, il était soudain John Wayne dans « Les sables d’Iwo Jima », un héros solitaire, un de ces commandos de chasse à lui tout seul tirant au jugé, au réflexe sur un Fell subitement apparu dans son champ de vision. Au stand, deux groupes étaient déjà sur place. L’officier de tir, un lieutenant, dirigeait les opérations. L’enchaînement des ordres obéissait à une procédure très précise qui devait garantir le bon déroulement et la sécurité. Les gus au pas de tir avaient terminé. Ils s’assuraient qu’aucune cartouche ne restait engagée dans le canon ; culasse en avant, ils avaient retiré le chargeur et n’avanceraient seulement qu’après que le lieutenant eut lancé l’air un peu narquois : - Aux résultats ! C’était maintenant à leur tour. Le lieutenant reprenait : - De la gauche vers la droite, numérotezvous ! 124 AU BON PAIN Roland se trouvait juste derrière les gars, corrigeant une position, stoppant net toute velléité de brûler une étape. Enfin, l’officier annonçait : - Feu à volonté…Ouvrez le feu ! Ça commençait à pétarader par courtes rafales de quatre ou cinq coups. Les chargeurs n’avaient été montés qu’avec vingt cartouches et il était difficile dans ce cas de faire durer le plaisir. Soudain, l’arme du type au pas N°3 s’était subitement enrayée ; ça arrivait quelquefois avec le P.M., surtout dans le sable. Il avait levé le bras gauche en criant : - Incident de tir, mon lieutenant ! C’était la règle. Mais, en même temps, ce con s’était retourné, l’arme toujours collée contre lui, montrant le visage d’un gosse étonné et boudeur dont le joujou ne fonctionnait plus. Et tellement con qu’il avait gardé la main droite crispée sur la poignée et actionnait la détente par saccades comme on faisait le matin à froid avec la tirette d’un démarreur de voiture. Un réflexe aussi con !… Le geste de Roland fut instantané, il se précipita main en avant pour essayer de retourner l’arme du type vers les cibles. C’est à ce moment que la rafale l’atteignit en pleine poitrine. Trois balles sûrement, la quatrième s’était perdue dans les airs. Il s’écroula sans un cri. 125 AU BON PAIN Le lieutenant arrivé en jeep le matin l’emmena dans l’instant jusqu’à l’infirmerie ; le capitainemédecin se trouvait là et l’examina immédiatement. Il devait avoir des hémorragies internes, le pouls faiblissait. L’ambulance du camp attendait devant l’infirmerie pour l’emmener à l’hôpital militaire Maillot à Alger ; mais il était intransportable. Il mourut une heure plus tard sans avoir repris connaissance. C’était le 7 août 1956. Midi tombait sur la plaine arrêtée. La vie semblait suspendue, cachée, absente. Lui-même n’était plus maintenant qu’un corps sans-nom, ignoré, en transit, dissimulé sous son linceul blanc. Prisonnier de son destin et pareil au boulanger de la chanson. Un anonyme, le 7 août 1956, venait grossir les statistiques officielles des vingt-quatre-mille-six cent-quatorze morts du contingent dont sept-mille neuf-cent-dix-sept par accident - ou incident de tir. Il était simplement un soldat inconnu dans son cercueil plombé, en route vers la France comme fret de retour dans un avion de l’armée ou sur le « kairouan ». 126 AU BON PAIN Cette année-là en 1956, un observateur au jour le jour de la guerre d’Algérie avait noté : 5 août : un agriculteur assassiné dans sa ferme de Aïn El Arba ; l’autocar Alger-Miliana attaqué, trois personnes tuées, les seuls Européens de l’autocar. 6 août : un garde-champêtre musulman égorgé ; un cafetier assassiné à Biskra ; embuscade vers Tabbat : une section du 117ème R.I. anéantie, treize morts, seulement trois survivants. 7 août : Rien. 127 CORENTIN HUREL C orentin Hurel était boucher à Saint-Martin-des-Groseillers. Un bon boucher ; sûrement le meilleur des trois que comptait Saint-Martin aux dires de la population. Le jeudi, jour de marché, il fallait voir les femmes de la campagne attendre leur tour avant de repartir bien servies pour la semaine, chargées de rôtis, de potau-feu, de blanquette de veau qu’elles prépareraient à la crème, et d’un gigot de pré-salé pour le dimanche suivant. Généralement, elles arrivaient directement de chez la Mère Hautemanière, la marchande de poisson sur la place, où elles avaient longuement attendu dans le froid leur morceau de congre pour le lendemain. Elles n’avaient que la rue principale à traverser avant de 129 CORENTIN HUREL s’engouffrer en troupeau dans la boutique pour se protéger de la bise de nord-est qui soufflait de la côte toute proche. Faire la queue sur le trottoir était une pratique inconnue à Saint-Martin autant pour les mauvais souvenirs que ça rappelait que pour éviter de montrer la triste vision d’un égalitarisme de mauvais aloi entre ceux qui possédaient trois-cents vergées de terre au soleil et les autres. Et puis, cela facilitait les conversations à mivoix, les cancans, la fille à Mait’ Louis qui s’était amourachée d’un moins que rien et qui buvait en plus. C’était surtout l’occasion d’étaler sa bonne fortune, celle de l’exploitation, en jouant adroitement sur des intonations habilement graduées selon l’importance de la nouvelle. À Saint-Martin comme dans toute la Presqu’Ile, on pensait qu’il valait mieux faire envie que pitié. Cette situation faisait bien l’affaire des resquilleuses pour gagner un tour ou deux. La chose était aisée. Il suffisait somme toute de feindre une ignorance bien calculée pour battre en retraite sans perdre la face si l’une de ces imprudentes se faisait vertement remettre à sa place par une vipère aux aguets. Finalement, très peu prenaient ce risque et les incidents étaient rares par crainte du ridicule dans une boutique pleine de monde. Et puis, Corentin Hurel veillait au grain. 130 CORENTIN HUREL L’homme en imposait naturellement. La petite cinquantaine, grand, fort et beau comme un athlète de foire qui remplit le maillot, il donnait l’impression d’avoir fait sauter la deuxième bretelle de son tablier de boucher tendu sur un poitrail velu que laissait voir une chemise à carreaux ouverte été comme hiver sur une hauteur de trois boutons. Aucune carcasse ne lui résistait quand il abattait son fendoir bien affûté d’un geste sûr et puissant. En un rien de temps, il vous sciait un os de jarret dans un quartier de bœuf sorti d’une chambre froide dont lui seul connaissait les trésors. Tous ses gestes, fruits d’une longue pratique, tenaient du reflexe et laissaient ainsi le temps de surveiller les abords de la place pour lui permettre de tenir à jour la comptabilité exacte et silencieuse de ceux qui ne viendraient pas à la boucherie ce jeudi-là. Il avait le teint rougeaud sans qu’on puisse dire vraiment si cela était dû au vent aigre de la campagne normande ou à la carnation du gros mangeur de viande, premier client de son commerce. Les yeux étaient petits et vifs enfoncés dans les orbites dans une face toute ronde ; mais ce qui frappait le plus c’étaient les lèvres relevées aux commissures qui finissaient de donner au visage la parfaite caricature d’un porcelet. Du porcelet il 131 CORENTIN HUREL avait aussi la rondeur pour ne pas dire plus. Son tablier qui frottait sur le devant du billot portait en permanence les traces de sang de la découpe, étalées comme un fondu aux contours imprécis d’un coloriage d’enfant. Corentin Hurel régnait sur un commerce florissant et personne n’osait contester l’autorité du spécialiste en bas morceaux et quartiers nobles. Quand il disait d’un air entendu - j’vous ai mis du filet l’vé, ma p’tite dame, vous m’en direz des nouvelles !- la p’tite dame repartait en confiance mais dans l’ignorance totale où pouvait se trouver ce fameux filet l’vé. Cela n’empêchait pas un certain nombre de grincheuses de se plaindre qu’il leur avait servi de la carne dure comme de la semelle le jeudi précédent et qu’on n’avait pas pu manger même après deux heures de cuisson. Cela arrivait, en effet, car il fallait quand même bien faire passer entre deux, les vaches de réforme dont on avait un peu trop prolongé la carrière de bonne laitière. Dans ces cas-là, Corentin Hurel s’en tirait par une de ces plaisanteries dont il avait le secret et qui faisaient se tordre de rire les gens dans la boutique : - Ah, mais c’est parce qu’elle a eu peur en regardant passer le train dans les marais de Chefdu-Pont. 132 CORENTIN HUREL La rouspéteuse en était le plus souvent pour ses frais et enrageait de ne savoir quoi répondre en public ; elle repartait en faisant mauvaise figure se jurant que dame, la prochaine fois, elle oserait lui dire tout net en face que son argent valait bien celui de Madame Malenfant, la restauratrice du haut du bourg chez qui partait toute la bonne viande. C’était un malin comme beaucoup de bouchers. Il n’avait pas son pareil pour lancer sur le plateau de sa balance Testut à cadran, la pesée de sept ou huit-cents grammes de bifteck et sans attendre que la grande aiguille graduée soit stabilisée, il annonçait alors avec une étonnante précision d’une voix retentissante : « et sept-cent-cinquante-trois francs de bavette d’aloyau pour Madame Couppey ! » Il inscrivait alors sur le papier d’emballage fin et craquant, le poids et le prix avec un crayon à mine grasse un peu sanguinolent qu’il faisait coulisser derrière l’oreille entre casquette et cheveux huileux. Alors, dans le fond de la boutique Madame Hurel derrière la caisse, de sa petite voix fluette un peu étouffée, répétait les consignes comme on faisait naguère dans la marine à voile : « Sept-cent-cinquante-trois francs de bavette d’aloyau pour Madame Couppey ! » Madame Hurel était une petite femme pâle, 133 CORENTIN HUREL l’air toujours frigorifié avec le teint cireux des statues des églises. Toujours tirée à quatre épingles, elle avait les cheveux d’un blond-roux aux ondulations impeccables inlassablement reformées par la mise en plis hebdomadaire du mercredi. Timide et réservée, elle était à l’opposé de l’image traditionnelle de la « caissière opulente du Grand Café », à chignon pyramidal, olympienne, trônant sur sa chaise haute dans sa tour d’ivoire. Derrière les deux demi-vitres qui entouraient sa cage, elle portait en permanence sur les épaules une pèlerine courte, marron, tricotée main qui tranchait sur sa blouse blanche et lui donnait un air de madone enchâssée. Elle faisait ses additions avec un crayon sur un petit cahier dont elle noircissait toutes les pages et rendait la monnaie sans remuer les épaules par crainte du froid qui pénétrait partout. Tous les gens disaient qu’ils formaient un couple bien mal assorti, ce qui dans les conventions de langage du pays incluait également l’aspect amoureux et charnel. Le mot avait l’avantage de donner l’impression de n’avoir pas péché par médisance et de s’absoudre par avance de toute mauvaise pensée. À la campagne, la franche gaudriole était plutôt réservée pour les fins de repas de noce 134 CORENTIN HUREL où il semblait admis depuis toujours pour les hommes d’honorer les jeunes mariés par les plaisanteries grasseyantes qu’on leur avait servies quand ils étaient jeunes. Quand il avait terminé le gros du travail de la matinée et après s’être solidement restauré, Corentin Hurel partait se faire faire la barbe chez Plantefol, le coiffeur de l’autre côté de la place. Commerçants et rentiers prospères s’octroyaient ce petit luxe pour satisfaire à peu de frais un plaisir de Sybarite inné en chaque être humain. Si les chirurgiens-barbiers avaient perdu au cours des siècles le privilège de pratiquer la petite chirurgie pour soulager dans la douleur le corps des hommes, du moins restait-il aux barbiers-coiffeurs la ressource, pleine d’avenir, de bichonner leur personne en frisant les moustaches, en rasant les barbes et en taillant les rouflaquettes. Ainsi donc, Corentin Hurel en s’installant sur le fauteuil pivotant éprouvait-il instantanément la sensation délicate qu’on allait s’occuper de son visage comme de celui d’un pacha. Déjà, il aimait le frottement énergique du coupe-chou sur la lanière de cuir souple et le frais passage du blaireau sur la peau tendue et encore plus rouge que de coutume sous l’effet d’un début de digestion un peu lourde. Il en profitait pour piquer un petit roupillon, une somnolence légère qui le récom135 CORENTIN HUREL pensait de tous ses efforts tout en lui permettant de goûter l’instant présent et de guetter les allées et venues de Madame Plantefol dans le salon. Les Plantefol étaient un jeune couple qui arrivait de Cherbourg sans qu’on sût au juste ce qui les avait amenés jusqu’ici. Il est vrai qu’on ne connaissait pas toujours non plus les raisons de ceux qui partaient s’installer là-bas. À part peutêtre certaines filles perdues qui allaient se fondre dans la foule des marins et des dockers. Cherbourg, la grande ville anonyme, le grand port, « le refuge des pécheurs » disaient parfois les bonnes femmes sans rire, accueillait tous ceux qui avaient de bonnes raisons de quitter leur coin de terre. Le couple n’avait pas encore d’enfant et vivait dans une certaine insouciance et une fantaisie qui étonnaient. Lors de la fête patronale, par exemple, Plantefol faisait paraître une petite réclame dans le programme des réjouissances ainsi rédigée : Les cheveux s’envolent Sous les ciseaux de Plantefol Liliane Plantefol ne travaillait pas. Elle faisait des apparitions dans le salon pour balayer les cheveux qui tapissaient le sol et converser avec les clients qui avaient ses faveurs. Aux dires des femmes de Saint-Martin, elle n’était pas franchement jolie, jolie, mais elle avait cet air déluré des 136 CORENTIN HUREL filles de la ville qui plaisait aux hommes et alertait les épouses. Elle plut à Corentin Hurel. Les visites quotidiennes du boucher tenaient maintenant du madrigal et jamais il n’avait manifesté autant d’empressement pour se rendre à sa séance quotidienne de rasage. Ils devinrent amants… Ils se retrouvaient à la sortie du bourg sur la route de Bonville où, à cette époque encore, Corentin Hurel possédait un petit abattoir privé bien aménagé avec une pièce sur l’arrière qui pouvait faire fonction de coin bureau-remise ou de coin repos, au choix. Lui qui n’avait jamais connu de femmes autrement que dans un vrai lit, même au régiment, il était prêt maintenant, à son âge, à prendre tous les risques pour elle. Un jour, il lui proposa de l’emmener au gabion dans les marais de Cloville pour y passer une nuit. Là, il pourrait tout à la fois satisfaire sa passion pour la chasse au canard et son appétit pour elle. L’idée changeait de l’ordinaire et plut un instant à Liliane. Mais, outre l’inconfort du lieu, il aurait fallu trouver des raisons compliquées pour s’absenter, alléguer une invitation à une soirée anniversaire à Cherbourg, prendre l’autobus, descendre trois communes plus loin, attendre qu’il 137 CORENTIN HUREL vienne vous chercher en voiture…Il était plus simple de se donner rendez-vous justement à Cherbourg où elle avait encore ses habitudes. Et puis finalement, l’idée de se retrouver elle-même au milieu des trophées de chasse de son galant heurtait sa sensibilité de femme ; un homme était bien incapable de comprendre ces choses-là. Corentin Hurel au volant de sa Frégate Renault prenait donc tous les mardis la route de Cherbourg sous le prétexte de régler quelques « affaires » essentielles chez un notaire de ses amis. Mentir lui allait bien, c’était un jeu comme de berner les gens sur la marchandise dans sa boutique. Mais, à ce jeu-là, ses vraies affaires restaient en attente ; il oubliait des rendez-vous importants dans les fermes, se trompait dans les commandes et prenait du retard dans le débit des grosses carcasses. Corentin Hurel n’avait pas organisé sa vie en fonction de situations comme celles-là. Ah, s’ils avaient habité Cherbourg il aurait pris une garçonnière du côté de la rue de la Bucaille ; ni vu, ni connu...Alors qu’ici…! Ici, on commençait à jaser. Tout le bourg savait maintenant que Corentin Hurel s’était fait débaucher par cette catin de Liliane Plantefol. On plaignit beaucoup Madame Hurel. Bien entendu, 138 CORENTIN HUREL le coiffeur premier témoin de ses déboires était au courant. Il décida de se faire justice lui-même. L’entreprise était importante, grave même et devait être préméditée dans tous ses détails. Il fallait d’abord éloigner sa femme quelques jours, le temps de se retrouver seul à seul dans le salon avec le boucher à un moment qu’il n’avait pas encore déterminé parce que l’affaire pouvait prendre du temps et devait absolument se dérouler sans témoins. La première partie du plan était la plus facile à réaliser. Il savait que sa femme, frivole, aimait beaucoup s’amuser. Elle s’ennuyait à Saint-Martin. On était en mai ; il lui proposa d’aller passer quelques jours pour la fête de la Sainte-Echelle à Octeville. Ils y allaient souvent au début quand ils s’étaient connus. La grande parade, les bals, la retraite aux flambeaux, tout cela lui changerait les idées ; il la rejoindrait le dimanche puisqu’il ne pouvait pas fermer le salon en semaine. Elle s’empressa d’accepter. Ce vendredi-là, Corentin qui n’était au courant de rien, se présenta comme d’habitude, surpris de ne trouver que le Coiffeur. L’air bougon et las, il se décida pour une coupe de cheveux en règle. Fatigué par la vie qu’il menait depuis quelque temps, il s’endormit instantanément sur son fau139 CORENTIN HUREL teuil. C’était exactement ce qu’attendait Plantefol ; tout s’enchaînait comme prévu. Alors, il affûta longuement son rasoir sur le cuir, se saisit de sa meilleure paire de ciseaux. Il respira profondément…le geste suspendu comme pris par un remords tardif…Non, il ne fallait pas faiblir…pas maintenant ! Oui, il pouvait y aller. Il s’élança… En un rien de temps, de grosses touffes brunes de cheveux qu’il saisissait par poignées et qui crissaient entre les lames tombaient une à une sur le sol. Il trouvait le bon rythme ; progressivement, il abandonnait les réflexes du professionnel à la recherche du dégradé raffiné. Il sentait peu à peu la bonne humeur revenir ; le cocu vindicatif cédait la place au poète guilleret et optimiste qu’il avait toujours été. Il se surprit à murmurer : « De longues mèches brunes s’envolent en lambeaux, Sous le cliquetis rapide et aérien de mes ciseaux. » Et clic et clac et clic et clac et vole jolie crinière. Et clic et clac et clic et clac et choient gentils cheveux… C’était grisant. Tout à coup, il était redevenu l’apprenti s’acharnant par la pensée sur la tête de son patron, le trouffion rigolard taillant des coupes « Centre d’Instruction » aux nouveaux ap140 CORENTIN HUREL pelés du contingent. Mieux, il était le justicier dont il avait entendu parler au catéchisme rasant les tresses de ce Samson pour le priver de sa force et, il l’avait lu plus tard dans l’Almanach Vermot, de sa puissance sexuelle… …Bien fait pour ce salaud et cette salope de Dalila ! Corentin émit un grognement sur son siège. Attention ! Il ne devait surtout pas se réveiller maintenant. Avec précaution, il passa la brosse à cou sur les joues noircies parsemées de petits poils ; s’il éternuait c’était fini. Il attendit un instant. Le plus difficile était de passer le rasoir pour obtenir la sphère parfaite. Il ne lésina pas sur le savon à barbe bien mousseux qui lui faisait une perruque blanche de vieillard impuissant. L’idée lui plut. Il recula d’un mètre pour mieux apprécier le tableau. Il se remit au travail ; le rasoir glissait bien sur le crâne, découvrant à chaque passage de larges couloirs de peau rosée. Il fallait faire vite. Corentin remuait de plus en plus sur son fauteuil comme si son corps doté d’une vie propre voulait avertir son esprit que des sensations nouvelles de froid et de nudité annonçaient l’arrivée d’un péril imminent. Enfin, il arriva au bout. Enchanté du résultat, il décida sur le champ d’octroyer en prime au bou141 CORENTIN HUREL cher une friction double-dose d’une lotion qui plaisait. Délaissant la bouteille d’Eau de Cologne, trop classique, il se saisit du grand flacon de « Cuir de Russie », un parfum aux fragrances puissantes qu’il conseillait à ses clients les veilles de fête pour ne laisser le jour même qu’une trace légère et distinguée. La violence des senteurs jointes aux irritations de l’alcool sur la peau de son crâne meurtri et malaxé d’une main ferme, réveillèrent pour de bon Corentin Hurel. Tout d’abord, il ne se reconnut pas. La glace lui renvoyait l’image d’un catcheur boursouflé et sonné pour le compte. Cette tête-là, cette espèce de Chéri-Bibi boudeur, ça ne pouvait pas être lui, c’était quelqu’un d’autre. Il essaya d’établir un lien avec un individu surgi dans la fulgurance d’un mauvais rêve qu’il venait de faire et né d’une sensation tactile instantanée. En vain. Derrière le fauteuil, Plantefol, souriant, satisfait, professionnel, miroir de contrôle en main, quêtait une approbation du regard. Il se leva, enfonça sottement sa casquette en toute hâte comme fait une femme surprise dans sa nudité et qui se couvre avec ce qui lui tombe sous la main. Il sortit, entraînant à sa suite les effluves du « Cuir de Russie ». Il traversa la place, déserte 142 CORENTIN HUREL à cette heure, pour éviter des rencontres dans la rue et rentra chez lui. Nul ne sut les explications qu’il donna à sa femme. Toujours est-il que dès le lendemain, il avait retrouvé son bagout pour expliquer à qui voulait l’entendre qu’il avait rencontré à Cherbourg où il se rendait depuis quelque temps, un bon copain de régiment à Bar-le-Duc et qu’après cinq ou six vermouth-cassis, il ne savait plus très bien, ils avaient fait le pari de se faire tondre : la boule à zéro comme au bon vieux temps. Lui, il ne s’était pas dégonflé et voilà le résultat. Dans la boutique, sur le marché, les gens l’écoutaient sans oser faire de commentaires. Certains le crurent ; beaucoup hochaient la tête, signe d’un profond scepticisme. Le doute lui profita. Bientôt il n’en fut plus question dans les discussions. Dans le magasin, Corentin annonçait toujours d’une voix retentissante le poids et le prix du bifteck. C’est tout juste si on remarquait que le crayon vaguement sanguinolent glissait maintenant un peu sur l’oreille entre une casquette désormais trop grande et un cuir chevelu huileux. 143 L’AMICALE omment l’idée leur était-elle venue ? Bertrand croyait bien se souvenir maintenant que c’est Régine qui en avait parlé la première. « Et pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi au repas de l’Amicale des Anciens Elèves du Lycée », avait-elle dit un jour à Elisabeth au téléphone. La proposition semblait, à priori, surprenante puisqu’Elisabeth n’avait pratiquement pas remis les pieds à Montluçon après que ses parents eurent quitté le Bourbonnais pour Strasbourg. Elle avait, certes, fréquenté les classes primaires du « Petit Lycée » comme on disait alors mais pas au point d’y avoir conservé de relations ou même de simples contacts. De temps en temps, elle parlait bien d’une certaine Françoise Michaud, la fille du receveur des P.T.T. chez qui elle allait jouer C 145 L’AMICALE dans le grand appartement de fonction au-dessus de la poste mais finalement, ses souvenirs d’école étaient plutôt rares. Les liens s’étaient pourtant maintenus avec quelques familles jusque dans les années 70 à travers la génération suivante. Les Malaval, des marchands de vins faisaient partie des bons amis de ses beaux-parents ; leur fille Régine était venue les voir à Strasbourg puis à Caen et Elisabeth l’avait même invitée à son mariage où Bertrand avait fait sa connaissance. Elle avait déjà la quarantaine bien sonnée à cette époque et n’était toujours pas casée. Le mariage, le beau mariage était pourtant une préoccupation essentielle dans sa vie. À Montluçon, son premier terrain de chasse, elle avait découragé bon nombre de prétendants ; trop jeunes, trop vieux, n’ayant pas de santé, pas assez fortunés, trop entreprenants. On racontait dans la famille qu’elle avait rompu dans l’heure avec un garçon qui avait osé poser son bras sur son épaule, boulevard de Courtais. Toute la ville l’avait appris ! C’était une fille gaie avec un rire franc. Le jour de leur mariage, elle avait tenté de séduire un cousin d’Elisabeth, Michel Evrard, Sup-Elec., ingénieur chez Dassault. Beau brun, trente-six ans, grand, yeux noirs, très séduisant, revenus confor146 L’AMICALE tables, aimant la mer et les bateaux et cherchant celle qui voudrait bien partager sa passion avec lui et plus si affinités. Régine ayant hérité de sa famille, d’une belle villa à Pornichet, l’affaire, on ne sait pourquoi, ne s’était pas faite. Un an plus tard, Elisabeth reçut un jour, une lettre d’elle lui annonçant qu’elle aller se marier. Elle avait rencontré dans une exposition, à Paris, un homme de cinquante-quatre ans, Maître Matthieu, veuf, avoué à Compiègne. Elle allait s’installer chez son mari mais elle avait décidé de continuer à travailler à la S.A.C.E.M. et de garder le petit appartement qu’elle avait acheté rue des Petits-Champs. Le mariage avait eu lieu dans la plus stricte intimité. Puis, ils s’étaient perdus de vue et Elisabeth, après toutes ces années, avait décidé de renouer les fils. Bertrand sentait en elle le désir très profond de retrouver une vieille amie mais également celui de revoir la ville de son enfance. Le nom de Montluçon a toujours résonné d’une manière particulière à ses oreilles, mais quand on parle lieu de naissance elle préfère dire, certaine de son petit effet, qu’elle a vu le jour en Bourbonnais. - Ah oui !...Le Bourbonnais ?...C’est où ? - Dans le centre de la France. - Ah bon…! 147 L’AMICALE Il plaisantait souvent Elisabeth sur ses origines bourbonnaises, un pays qu’elle avait quitté à onze ans et qui ne pesait pas lourd devant son enracinement normand. Elle en convenait un peu et cette errante se disait alors citoyenne du monde sans vraies attaches. Pourtant, il sentait bien à la manière dont elle lui parlait des pêches de Domérat que son père lui pelait le soir à la belle saison sur les marches de la cuisine, que c’étaient là les meilleures pêches du monde. Ici, s’étaient tissés les liens forts, profonds, ceux de la petite enfance qui relient d’une manière indéfectible à un lieu. Les appels au téléphone avec Régine étaient devenus plus fréquents. Elle était revenue vivre avec son mari à Nérisles-Bains, une station thermale plutôt chic, à neuf Kms de Montluçon. Elle avait soixante-dix-sept ans à présent. Elle s’était retrouvée veuve à cinquante-sept ans et n’avait été mariée que seize ans. Elle vivait seule désormais dans une villa avec un grand jardin, dans un quartier résidentiel des hauts de Néris. Peu à peu, l’idée faisait son chemin ; Régine avait achevé de la convaincre en lui disant que l’invitée d’honneur serait cette année-là Audrey Tautou, une « ancienne » du lycée Marx-Dormoy. 148 L’AMICALE Si Audrey Tautou venait c’était donc qu’il n’y avait pas que des vieilles barbes dans cette Amicale. Par vieilles barbes, il fallait entendre, bien sûr, ceux des années de guerre qui avaient connu les dortoirs glacés et les rutabagas. Ils faisaient, eux, partie de la génération des trente glorieuses, celle du renouveau et du modernisme, une situation commode qui permettait de faire le lien intergénérationnel, la fameuse moyenne française et de croire qu’ils avaient vieilli moins vite que les autres. Ils étaient en quelque sorte les parents d’Audrey Tautou. C’était dit, Elisabeth allait adhérer à l’Amicale. Jean-Paul Mazaud, ancien élève, ancien professeur du collège André-Messager, ancien principal dans le dit collège, c'est-à-dire l’ancien lycée, était depuis deux ans le nouveau Président de l’Amicale : bref, le circuit complet avec recyclage sur place et passage de témoin en fin de course. Mazaud répondit très vite qu’il était très heureux d’accueillir une nouvelle adhérente et qu’il lui souhaitait la bienvenue au nom de tous les membres de l’Association. Il disait encore qu’il reprenait très modestement le flambeau que ses chers condisciples avaient bien voulu lui confier 149 L’AMICALE l’année précédente et précisait aussi que la cotisation restait plafonnée à vingt-cinq euros. Ils reçurent également les éditions des quatre années écoulées du Bulletin de liaison. Mazaud succédait enfin à l’indéboulonnable Jean Benamou alias le grand Ben, alias Big Ben. On voyait le nouveau Président, en grand, lors de sa prise de fonction, Mazaud encore, dans l’équipe junior de foot 57-58 ou Mazaud enfin, recevant l’Ordre National du Mérite quelques années plus tard. Heureusement, à côté de ces photos, on trouvait les lettres de la rubrique « Des Nouvelles d’ici et d’ailleurs. » Bertrand passa plusieurs heures à les éplucher, tant leur lecture lui apparaissait extrêmement savoureuse. Il y avait les désinvoltes - « je ne pourrai venir au repas pour cause de tournoi de bridge. » les médicales « Ma santé est très atteinte…en plus d’une épaule invalidante depuis 1998, je suis assaillie depuis le mois de mars d’une sciatique pernicieuse. » les précises - « le nom du censeur s’écrit PEREIRA et pas avec deux R. » les insouciantes « je crois que j’ai été un peu négligent dans le versement de mes cotisations 2001 2002 et 2003. » les nostalgiques - « je vous revois bien sûr avec mes yeux de 17 à 19 ans de l’époque, où vous étiez l’adjoint de M. Passarelli. » 150 L’AMICALE Elisabeth avait reçu, comme tout le monde, le calendrier des festivités pour 2006. Mazaud avait retenu la date du dimanche 28 janvier et réservé la participation d’une invitée d’honneur locale. Audrey Tautou, malheureusement indisponible, le Président s’était rabattu sur l’Inspectrice d’Académie-adjointe de Corrèze, une ancienne de Sévigné, Madame Monique Pasquier-Louroux, (19581965). Bertrand aurait préféré Audrey Tautou. Il avait été convenu qu’ils passeraient la soirée chez Régine avant de partir ensemble à l’assemblée générale qui précédait le repas. La météo prévoyait de fortes chutes de neige pour le week-end mais la traversée du Haut-Limousin, superbe et tout blanc, s’était faite sans difficulté. La maison était en état de siège. Elle s’était fait cambrioler quelques mois auparavant et ne s’en était pas encore remise. Le portillon était verrouillé avec un gros cadenas ainsi que le petit portail. Elle vint ouvrir en s’excusant de les avoir fait attendre mais avec toutes ces clés, il y avait de quoi s’y perdre. À l’intérieur régnait une atmosphère sépulcrale. Les volets roulants étaient baissés aux trois-quarts et la table était déjà mise comme pour un souper funèbre. Il leur fallut quel151 L’AMICALE ques instants avant de s’apercevoir qu’ils se trouvaient au milieu de meubles d’époque et d’objets de collection de toutes sortes qui s’accumulaient dans le salon. La tendance était nettement à dominante XVIIIème siècle à en juger aussi par les tableaux et les gravures accrochés aux murs. Elle leur expliqua que son mari avait été un collectionneur d’art absolument insatiable. « Il était un peu spécial » avait-t-elle dit un jour à Elisabeth au téléphone. Il avait passé sa vie à courir les galeries, les salles des ventes, Drouot même, pour satisfaire sans relâche une passion dévorante pour les belles pièces quand ce n’était pas pour l’objet unique. En baissant la voix, elle leur révéla qu’elle avait déposé au coffre de la banque, entre autres choses, le sceptre du couronnement de Charles X qu’il avait acquis quelques années auparavant. Pendant la visite, à l’étage, elle les fit entrer dans une pièce débarras plongée dans l’obscurité, où ils avaient remisé une bibliothèque qui couvrait tout un pan de mur et remplie d’éditions rares. Sur une chaise, au milieu, sous de vieux journaux, elle redécouvrit soudainement deux pistolets de cavalerie qu’elle avait cachés là. Jugeant l’endroit finalement peu sûr, elle décida sur le champ qu’ils iraient rejoindre le sceptre au coffre, dès le lundi suivant. 152 L’AMICALE Avec les biens qu’elle avait eus de son côté, elle se trouvait à la tête d’un joli patrimoine… mais c’était du souci ! Elle s’occupait elle-même du jardin sauf pour tailler la grande haie de thuyas pour laquelle il fallait bien prendre quelqu’un. Elle rendait régulièrement visite à son frère à Montluçon, par le car, et en profitait pour faire quelques courses et aller à la banque. À part cela, elle ne sortait guère, clouée au logis par ses deux chats, deux énormes bêtes qu’ils avaient vus se glisser furtivement jusqu’à la cuisine où un libre-service de boites aux odeurs puissantes, était en permanence à leur disposition sous la table. Il avait neigé une partie de la nuit et le dimanche matin de nombreuses routes étaient impraticables, à commencer par les rues de Nérisles-Bains. Régine habitait à l’intérieur d’un ancien domaine dont les limites formaient lotissement. Autant dire qu’à dix heures aucun véhicule n’était encore sorti du quartier. La voiture patinait avant de s’engager dans la descente ; finalement, en prenant divers sens interdits, ils avaient fini par atteindre la route de Montluçon. En ville, la circulation était devenue plus facile mais c’est seulement vers onze heures 153 L’AMICALE qu’ils s’étaient retrouvés dans la grande salle d’honneur du collège André-Messager. Elisabeth avait remonté toute l’allée centrale comme on remonte la grande nef pour s’installer le plus discrètement possible au deuxième rang, à trois chaises de Monsieur Bourland (1938-1945) ancien élève, ancien directeur des usines Dunlop, ancien sénateur de l’Allier, ancien Président de l’Amicale dont il restait néanmoins le toujours jeune Président honoraire. Des anciens élèves arrivaient encore, dispensés d’avoir à fournir un mot et même auréolés du courage d’avoir bravé les éléments en venant de Domérat et de Désertines alors que ceux de la Creuse ou de Cosne-d’Allier étaient déjà là depuis longtemps. De sa chaire, le Président-Principal tenait la comptabilité vigilante et silencieuse des derniers retardataires ; dans le fond de la salle il n’y avait déjà plus assez de chaises. La dernière séquence de la matinée était réservée aux aventures de Madame Pasquier-Louroux racontées par elle-même, dans le paysage accidenté et envoûtant de l’Education Nationale. Très vite, l’assistance fut invitée à suivre le parcours, sans se perdre, d’une stakhanoviste de l’enseignement technique ayant entrepris de gravir tous les échelons de la hiérarchie. Au quatrième bar154 L’AMICALE reau, lorsque après le passage obligé à l’E.N.N.A. elle devient professeur animateur auprès des inspecteurs de l’enseignement technique de l’académie de Créteil, puis chargée de mission d’inspection dans cette même académie, puis… Bertrand voyait déjà, d’où il se trouvait, dodeliner quelques têtes chenues, signe évident de picotements furtifs mais irrésistibles dans la nuque. Les anciens bons élèves du premier rang, eux, suivaient encore la piste… …Dehors, la cour du lycée était d’un blanc immaculé. Dieu que le bahut était beau sous la neige ! Cela faisait des années qu’on ne l’avait pas vu ainsi. C’était comme au bon vieux temps quand les pensionnaires se réveillaient le matin dans les dortoirs glacés et découvraient le paysage, tout excités à l’idée que le prof de maths qui habitait sur les hauteurs ne viendrait peut-être pas mais que les filles du cours Sévigné, elles, pourraient descendre. Quelle lumière ! C’était très rare de voir les portes des classes du rez-de-chaussée sous la galerie sombre comme éclairées par en dessous. Les toits tout blancs se découpaient sur un ciel uniformément gris. La neige allait retomber, c’est sûr ! En se penchant un peu, on pouvait presque 155 L’AMICALE apercevoir les fenêtres de la salle d’allemand au deuxième étage, le royaume du célèbre Marc Weiss, dit Deutschemark, le terrible Deutschemark qui leur avait lâché un jour en plein milieu du cours mi-plaisantant, mi-menaçant : « Achhh, mezzieux ! Nous z’affons les moyens de fous faire taire ! » Quel type c’était ! Il est mort en cours d’année, voyons c’était en 1959…non en 1958… …Au milieu d’un rang on entendit un sac tomber par terre. Madame Pasquier-Louroux racontait maintenant que tout ce qu’on disait dans les médias sur les personnels de l’Education Nationale, toujours en grève pour un oui pour un non, n’étaient que de pures méchancetés. Elle savait, elle, que le gisement intellectuel du corps professoral que le monde du travail nous enviait, était largement inexploité. Pourquoi diable l’Education Nationale si soucieuse de progrès ne s’impliquait-elle pas davantage dans la formation continue ? Oui, pourquoi ? Près de la porte de sortie, quelques conversations furtives avaient démarré par petits groupes de deux. Du haut de son estrade, Mazaud derrière les verres fumés de ses lunettes à la Jaruselsky, scrutait attentivement le fond de la salle sans par156 L’AMICALE venir tout à fait à identifier les perturbateurs. Midi était passé depuis un bon moment. Qu’est ce que le concierge attendait pour aller sonner la cloche ? C’était l’heure ! Elle s’arrêta. Le Président sentait bien qu’il devait reprendre la main avant d’inviter l’assistance à passer à table. C’est le moment qu’il choisit, après les remerciements d’usage à Madame l’Inspectrice d’Académie, pour annoncer qu’il avait enfin reçu l’accord de Georges Heudebert (1946-58), un ancien proviseur devenu Vice-président du Conseil général des Hauts-de-Seine pour présider les cérémonies de Janvier 2007. Est-ce que le nombrilisme des hommes politiques qui n’a d’équivalent que l’autosatisfaction de certains membres de l’Education Nationale produirait des effets conjugués ? Sur le coup pourtant, l’annonce de cette nouvelle apparut dans les dures circonstances qu’ils venaient de vivre, aussi rafraîchissante que s’il se fût agit de la candidature d’Audrey Tautou elle-même, malheureusement toujours indisponible. Dans le chahut qui suivit la fin de la séance, les groupes se constituaient très vite : des gens passaient rapidement de l’un à l’autre ou s’appelaient de loin, heureux de se retrouver alors qu’ils 157 L’AMICALE n’y croyaient pas trop. Par tropisme olfactif, tout le monde peu à peu se dirigeait cependant vers les réfectoires dont l’un avait été dressé pour l’apéritif. C’était un moment un peu difficile pour eux. Déambuler au milieu de dizaines de personnes inconnues est une spécialité des cocktails parisiens qu’ils ne pratiquaient pas. Néanmoins après avoir salué rapidement Mazaud, Bertrand engagea un bout de conversation pendant quelques instants avec un ancien prof d’histoire de classes prépa. à Moulins et qui était revenu s’installer à la retraite dans sa ville natale. Au milieu de tout ce monde, il avait beau trier, sélectionner, photographier les silhouettes, il fallut se rendre à l’évidence, l’ancien sénateur de l’Allier avait disparu. Pourquoi diable s’était-il subitement éclipsé ? Il ne devait pourtant pas être homme à se contenter de voter un rapport moral et financier sans rester au pot, considéré après tout comme la clôture normale de l’A.G. et non les prémisses des agapes qui allaient suivre. Mystère ! Peut-être bien qu’en revenant des urinoirs au fond de la cour il avait glissé sous la galerie ou que le « fondant de canette farcie à la périgourdine » ne lui réussissait plus. 158 L’AMICALE Le repas fut agréable et bien dans la tradition de ce que savent faire les chefs de cuisine de lycée quand ils n’ont pas perdu la main par trente années de tambouille collective. Pour Francis Pichavant, le chef, la retraite approchait et ce dimanche 28 Janvier 2006 était son dernier repas d’Amicale. Mazaud, en l’absence de son successeur, avait repris ses habits d’ancien principal du collège pour lui rendre un hommage appuyé dans une sorte de répétition générale. Les fins de repas en France sont l’occasion de propos louangeurs et d’envolées lyriques permettant en général de féliciter et de remercier tout le monde si bien que les gens ne savaient plus très bien à la fin s’il ne fallait pas aussi congratuler Mazaud lui-même, d’avoir su reconnaître les grands mérites de « son » cuisinier en lui faisant obtenir les palmes académiques quelques années auparavant. Les cuisiniers de lycée ont beaucoup de chance, ils sont le maillon indispensable et commode, tradition de la table oblige, qui permet d’apporter la preuve indiscutable que le personnel de service fait aussi partie intégrante de la communauté éducative si chère à nos enseignants. Il faudrait sûrement affiner les statistiques pour connaître le pourcentage de chefs-cuisiniers ayant obtenu les palmes académiques. 159 L’AMICALE Mazaud savait ce que l’Association devait à Francis Pichavant ; le Président d’honneur Jean Bourland le savait également mais il devait avoir ce jour-là de solides raisons pour n’avoir pu s’associer aux éloges. Il allait rater aussi la révélation des nouveaux talents dont l’éclosion artistique se fait généralement sur le coup de trois heures et demie de l’après-midi. En première partie, on vit surgir d’un bout de table, un ancien mais toujours jeune chansonnier style Montmartrois, directement échappé du Caveau de la République. Texte en main, l’air décidé, il récita la triste histoire d’une pauvre zigounette pas toujours à la (bonne) hauteur, en cinq couplets avec reprise au refrain. Un grand moment. On devinait que l’auteur avait à sa disposition un répertoire beaucoup plus vaste mais qu’il avait réservé spécialement cette œuvre pour un auditoire de choix. Puis vinrent les figures imposées du devoir de nostalgie, celles où l’invité d’honneur doit présenter une sélection de souvenirs à la manière du « je me souviens… » de Pérec. Excellente idée mais qui demande justesse de ton, doigté et un bon rythme. Pour ce qui est de la nostalgie, chacun y avait trouvé son compte ; peut-être que pour soutenir la bonne cadence eût-il fallu qu’elle 160 L’AMICALE contât cela, perchée sur son vélo. Mais après tout, Madame Pasquier-Louroux n’est pas Samy Frey. - Ju-liette, Ju-liette, Ju-liette, Ju-liette, Juliette…Le chahut était parti de la table d’honneur et gagnait maintenant toute la salle pour devenir clameur. On voyait bien à la mine des gens que quelque chose de convenu, d’habituel se préparait et que le moment était arrivé. - Ahhhhhhhhhhhh… ! Une petite dame - scoliose dorso-lombaire prononcée et indéfrisable à reflets violets - s’était levée en tirant maladroitement sur sa jupe. L’air faussement timide, elle attendait que le silence se fît en savourant par avance son triomphe. - C’est Juliette Fayeulle, la doyenne de l’Association, souffla Régine à l’oreille d’Elisabeth. Elle vient d’être opérée d’un cancer du colon et elle s’est très bien remise. À plus de quatrevingt-douze ans, c’est beau ! Elle est très gaie ; vous allez voir, elle est formidable. Juliette Fayeulle (1928-1932) avait fréquenté jusqu’au brevet le cours Sévigné pour jeunes filles avant de passer quarante-deux ans dans la même étude et d’épuiser deux générations de notaires. Elle devait en connaître des secrets, celle-là sur tous les présents à la fête. À quatre-vingt-dix ans passés, on la voyait encore en ville aux répétitions d’une chorale pour vieux messieurs et vieilles 161 L’AMICALE dames et aux repas de l’Amicale elle ne se faisait pas prier pour pousser la chansonnette. Tous les ans, donc, entre l’omelette norvégienne et le café, la salle, ravie, reprenait en chœur avec elle : « J’ai quitté mon vieux rancho Je suis à San Francisco Je fréquente en élégante Pomponnée de la tête aux talons Les bars chics et les grands salons J’allais pieds nus dans la rosée Me voilà métamorphosée En toilette avec voilette Mon ombrelle et mon petit manchon Ma guêpière et mes longs jupons. » Elle ne montait pas sur les tables, non mais elle avait, en effet, encore une belle énergie qu’avaient l’air d’envier ses compagnons de table tous candidats putatifs à sa succession. Mais la vedette incontestée de cet après-midi chantant fut Georgette Mazaud. La femme du Président n’était pas une ancienne élève mais elle apportait un concours actif à la réussite de ces réunions. Outre les grands succès de toujours que le public attendait, elle interpréta, d’une belle voix à la Lucienne Delyle, une chanson dont elle 162 L’AMICALE avait composé elle-même la musique sur un texte de Mazaud lui-même. Mazaud, président-mariparolier-impresario-présentateur, décidément il faut vraiment tout faire soi-même dans les associations si on veut que ça marche. La chanson était la version soft de « J’aurais voulu être un artiste », à ceci près que Balavoine (et Aznavour avant lui) se situait au deuxième degré d’une fausse autodérision, alors que la belle Georgette livrait très discrètement mais très directement ses espoirs envolés. Il n’aurait quand même pas fallu que le rêve avorté de Georgette Mazaud fît basculer dans l’amertume et les regrets stériles la douce nostalgie dans laquelle l’assistance s’était installée. Le temps s’était un peu arrangé et ils avaient décidé de tenter le retour le soir même en s’arrêtant à Bessines sur la N°20 dans un hôtel qu’ils connaissaient. Profitant d’une pause, Elisabeth prit congé du Maître de cérémonie. Sur la route, la voiture roulait bien mais le ciel plombé ne laissait présager rien de bon. Et puis, Bertrand avait ce poids sur l’estomac qui ne s’arrangeait pas. Il se trouvait triste et moche comme la campagne creusoise d’un blanc sale qui défilait autour d’eux. À coté de lui, Elisabeth s’était en163 L’AMICALE dormie sereinement, très sereinement comme toujours. Brusquement, il eut envie de s’arrêter. Il était las, les épaules et la tête aussi lourdes que la panse. Un instant, il se demanda si le « fondant de canette à la périgourdine » et « l’omelette norvégienne » faisaient bon ménage dans l’estomac de Juliette Fayeulle, la doyenne. Le rapprochement le troubla. Soudain, il eut le sentiment terrible d’être devenu le grand-père d’Audrey Tautou. 164 BIBLIOGRAPHIE Steven L. KAPLAN Le Pain maudit. Retour sur les années oubliées 1945-1958, Paris, Fayard 2008. DICTIONNAIRE UNIVERSEL DU PAIN Sous la direction de Jean Philippe de Tonnac Editions Robert Laffont. 2010. ARCHIVES I.N.A . LA FRANCE PITTORESQUE Une encyclopédie de la vie d’autrefois. Maquette de couverture : Frédérique GIORGI