André Levesque
AU BON PAIN
et
Quelques fallues* de fantaisie
*LA FALLUE
Dans le bocage et le Pays d’Auge, la fallue est une galette briochée, longue, plate, et côtelée, chaque côté correspondant
à une part. Riche en gruau, œufs, crème
fraîche et beurre, elle accompagne traditionnellement la terrinée ou teurgoule (du
riz au lait sucré à la cannelle que l’on fait
cuire pendant six heures au four.)
DICTIONNAIRE UNIVERSEL DU PAIN
ED. ROBERT LAFFOND
À Olivier, Anne-Sophie, Frédérique.
DU MÊME AUTEUR:
- Sainte-Mère-Eglise,
Mon été 44 ( 2010 ) Ed. des Veys.
- Marie, Françoise, Françoise Marie,
Histoire sans fin ( 2011 ) Ed. des Veys.
AU BON PAIN
Lecteur, écoute un peu, rumine et considère
Les plaintes que je fais de ma propre misère ;
Je vais par ce discours, te faire envisager
Les maux qu’il faut souffrir quand on est boulanger.
………….
Entre tous les métiers j’ai bien choisi le pire,
Puisque dans cet emploi le plus confiant soupire,
Qui se voit obligé avec nécessité,
De vivre et de mourir dans la captivité.
(Complainte : anonyme, XVIIIème siècle)
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AU BON PAIN
Ordonnance de Charles V du 12 mars 1366
Les boulangers, tant de Paris que du dehors apporteront leur pain à
la halle les jours de marché et ne pourront faire de pain que du
même poids, de la même farine, de la même substance et du même
prix ; ils feront deux sortes de pains l’un de tel poids qu’il vaille
quatre deniers, et l’autre de deux deniers.
Ordonnance de Charles VII
Le pain blanc se vendra à raison de 3 deniers parisis ; le pain bis, 2
deniers parisis et le pain mêlé d’orge, 2 deniers tournoi les 13 onces.
Les boulangers sont tenus de déclarer ces prix à l’acheteur et ne
peuvent tirer du setier de farine plus de six douzaines de pain
blanc de treize onces.
Ordonnance de Charles VIII du 19 septembre 1439
Les poids pour peser à Paris les blés et les farines seront gardés
dans un lieu choisi par les échevins.
Le pain blanc, quand il sera permis d’en faire, sera vendu, par six
onces, le prix du pain bis de huit onces.
Les mesureurs de grain feront rapport chaque semaine du prix du
blé, froment, seigle et orge, vendu dans les trois marchés des
Halles, de Grève et du Martrai ; le prix du pain sera publié et affiché aux trois marchés ; les boulangers n’achèteront le blé avant
midi.
Ordonnance de Charles IX du 13 mai 1569
Les compagnons boulangers devaient être continuellement en chemise, en caleçon, sans haut-de-chausse et en bonnet dans un costume tel, qu’ils fussent en état de travailler et jamais de sortir, hors
les dimanches et les jours de chômage réglés par les statuts.
« Et leur sont faites défense d’eux assembler, monopoler, porter épée, dagues et autres bâtons offensibles ; de ne porter aussi
manteaux, chapeaux et autres hauts-de-chausses, sinon ès jours de
dimanche et autres fêtes, auxquels jours seulement leur est permis
porter chapeaux, chausses et manteaux de drap gris ou blanc et
non autre couleur, le tout sur peine de prison et de punition corporelle, confiscation desdits manteaux, chausses et chapeaux. »
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AU BON PAIN
hristiane et Roland s’étaient mariés au
mois d’août 1954. Roland était boulanger
et Christiane, la fille de petits commerçants de Montebourg, travaillait dans la boutique
de ses parents.
Comme la vie était simple. On choisissait son
métier une fois pour toutes. À vingt ans, les plus
chanceux partaient de l’autre côté de la Méditerranée vérifier si Alger la blanche était pareille aux
gravures des expositions coloniales et, comme
leurs pères en 1919, un certain nombre de veinards étaient envoyés en troupes d’occupation de
l’autre côté du Rhin sans trop savoir s’ils étaient
là par un juste retour des choses ou pour attendre
l’arme au pied, notre nouvel ennemi communiste.
C
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AU BON PAIN
Au retour, on se mariait et c’était pour toute la
vie.
Encore fallait-il être en mesure de nourrir une
femme et des gosses ! Dans l’immuable A A A
Amour-Argent-Arrangement, le mariage restait
une institution à géométrie variable même lorsqu’il n’était pas question de changer de milieu social. Certes, il n’était plus nécessaire, comme au
début du siècle, d’afficher une certaine condition
auprès de ses futurs beaux-parents mais le principe subsistait à travers des mentalités bien établies et trouvait encore sa justification dans les
difficultés de tous ordres qui avaient suivi la fin
de la guerre.
Pour se lancer dans la vie, on était mécano,
garçon-boucher ou apprenti maçon - un métier
d’avenir avec la reconstruction qui redémarrait.
Tout le monde trouvait sa place ; sur place. On citait même le cas de ce garçon, devenu, peu après
son Certificat d’Etudes, commis aux écritures à la
Mairie de Saint-Lô pour reconstituer l’Etat civil
qui avait brûlé dans les bombardements de 1944.
Lui, il avait décidé de devenir boulanger. Dans
la tête du jeune homme se bousculaient pêle-mêle
des images de multiplication des pains, le souvenir des tartines grassement beurrées d’avant-guer12
AU BON PAIN
re et l’exemple d’un oncle boulanger à Colomby
qui avait réussi à s’acheter sa première auto en
1939. L’obsédait l’idée qu’il pourrait enfin satisfaire la faim de ses seize ans après les dures privations qu’on endurait encore et surgissaient des
apparitions délicieuses de pâtisseries fondantes
fabriquées avec de la vraie farine de froment dont
il se goinfrait dans le secret du fournil.
Un beau métier ; difficile, quand on était un
grand dormeur comme lui mais le boulanger a
toujours été un personnage central dans la vie des
Français ; et puis les gens auraient toujours besoin de manger du bon pain.
Oui, un bon métier qui rapportait bien à condition d’être le patron. Surtout depuis qu’on parlait
de refaire du pain blanc.
Le pain blanc ! Les gens en avaient tellement
rêvé pendant des années. Le pain blanc, c’était
bien la preuve que les mauvais jours seraient
bientôt derrière nous.
Après que le Gouvernement Bidault eut décrété la fin du « rationnement des farines » - le 22
décembre 49 juste avant le réveillon - se carillonnaient en France des aurores lumineuses, des greniers d’abondance dans un monde en paix et le
bien-être retrouvé sur les chemins du progrès en
marche…!
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AU BON PAIN
…En attendant ces lendemains, il s’était retrouvé petit « arpète » rue Holgate à Carentan,
grelottant de froid dans le bien-être d’un galetas
sans chauffage et arrosant le levain de ses premières suées.
Il avait découvert le décor grisâtre des fournils
d’autrefois, les pannes de courant qui obligeaient
à pétrir à bras et les bouts de sommeil qu’on volait au travail, allongé sur le pétrin entre deux
fournées. Par-dessus tout, il redoutait les humeurs du patron qui passait sur lui ses terribles
colères quand il envoyait aux cent-mille diables
tous ces meuniers qui trafiquaient des farines couleur de cendres et au goût de pétrole.
Il avait fait le voyage jusqu’à Caen pour travailler dans une boulangerie moderne du Gaillon.
On disait alors que l’Union Meunière du Calvados, fortement excédentaire en blé, gardait le
meilleur de ses récoltes dans le département et
expédiait toutes les raclures de silos dans La
Manche.
Et c’était vrai qu’on fabriquait là-bas notre
pain quotidien blanc-bis à longueur de nuits. Les
journées étaient trop courtes et les fournées jamais assez nombreuses. Dans la course-poursuite
fabrication-vente, le fournil avait toujours un
temps de retard et ce n’était pas la bonne odeur
des baguettes brûlantes arrivant dans le magasin
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AU BON PAIN
qui pouvait masquer très longtemps le manque de
cuisson et la pauvreté de la pâte. Mais pour lui,
ouvrier, c’était simple, la patronne vendait tout ce
qui arrivait dans sa boutique et il n’y en avait
jamais assez.
Et puis, il y avait eu cette affaire du « Pain
maudit » à Pont-Saint-Esprit au mois d’août 1951.
Cette année-là, l’été fut pluvieux et glacial. On
avait un nouveau gouvernement et Pétain venait
de mourir en juillet, oublié dans son île. La France des congés payés parcourait les journaux, indifférente et ronchon sans rien comprendre aux
allers-retours de deux gouvernements Pleven en
moins d’un an et ne sachant plus très bien non
plus dans quelle galerie de l’Histoire il fallait ranger la légende du vieux Maréchal.
Pétain ? Pleven ? Pleven et Pétain ; au fond,
tout ce que demandaient les Français c’était juste
un peu de soleil.
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L’AFFAIRE DU PAIN QUI TUE
Tout commence par une banale intoxication
alimentaire, une série de troubles inexplicables
mais probablement liés à la consommation de
pain. Des vomissements, des diarrhées et une
chute brutale de la tension artérielle. Mais à partir
du 21 août, le Pays est brusquement réveillé en
sursaut lorsque les journaux et la radio annoncent
le décès de Félix Mison - un homme robuste de
cinquante-six ans - survenu la veille à l’hôpital de
Nimes. Le premier mort !
Quatre autres suivront.
L’émotion est considérable !
Comment était-il possible que le pain, la nourriture par excellence, l’aliment sacré, le painsymbole, devînt subitement le « pain qui tue » ? Il
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AU BON PAIN
y avait là quelque chose d’inadmissible et de profondément injuste.
Mais le pire est en route.
Après quelques jours d’un calme relatif, une
partie de la population est maintenant en proie à
des crises nerveuses incompréhensibles. Les malades sont victimes d’hallucinations effrayantes et
de troubles mentaux foudroyants.
Après le « pain qui tue », voilà maintenant le
« pain qui rend fou. »
À la lecture de leurs journaux, les Français découvrent avec stupeur les photos terrifiantes et les
récits insoutenables des journalistes envoyés sur
place. Au cours de la nuit dite « de l’apocalypse »
et dans la journée du 25 août, en quelques heures,
l’hôpital-hospice de Pont-Saint-Esprit est devenu
une Maison pour les fous. On les amène de partout, en voiture, en charrettes ou sur des brancards improvisés dans des états de démence incontrôlable. Les salles retentissent de cris affreux
de malades qui supplient qu’on les délivre des
bêtes immondes cachées sous leur lit. L’un d’eux
soutient qu’un serpent rouge est en train de lui
dévorer le crâne, d’autres se croient pris au piège
d’une chambre dont le plafond descend et le plancher remonte ou bien se sentent menacés par des
boules de feu qui explosent autour d’eux quand
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AU BON PAIN
ils ne sont pas eux-mêmes dévorés par des flammes qui s’élèvent de leurs doigts.
Les couloirs et les escaliers résonnent de courses de bêtes féroces et de monstres à la poursuite
des malades terrorisés. Et partout, des visions infernales, le feu, des tourbillons de flammes, des
plantes cannibales auxquels il faut échapper par
tous les moyens. Une femme, Léontine Rieu, qui
mourra deux jours plus tard ainsi que son mari,
saute du premier étage et, retenue dans sa chute
par une treille, elle se fracture un poignet. C’est
aussi le cas de José Puche qui prétend capter Radio Monte-Carlo avec ses orteils-antennes et soudain, enjambant la fenêtre du deuxième étage, il
déclare : « Regardez, je suis un avion, je vole. »
Il faut barricader les fenêtres ; des volontaires
viennent prêter main-forte au personnel, aux
pompiers et aux gendarmes pour arrêter des demifous qui s’enfuient à moitié nus en hurlant dans
les jardins de l’Hôtel-Dieu et dans les rues de la
ville pour échapper - en allant se jeter dans le
Rhône - à d’insupportables brûlures et à des dizaines de fantômes qui errent dans la nuit.
« La folie a pris le pouvoir à l’hôpital » dira
Pierre Bousquet, un viticulteur du pays et il est
vrai que les Spiripontains ne sont pas loin de céder à l’hystérie collective et à la psychose du
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AU BON PAIN
« pain qui rend fou ». La mort qui fauche, on se
dit que c’est injuste mais qu’elle est le terminus
normal des épreuves de la vie quand la médecine
est impuissante à les résoudre ; d’ailleurs, ne diton pas à mots couverts, que les victimes sont
âgées - à part Joseph Moulin un garçon de vingtquatre ans - et que l’alcool pourrait bien y être
pour quelque chose.
Mais la folie qui frappait au hasard deux-cents
ou trois-cents personnes - on ne savait plus très
bien avec les rémissions et les rechutes soudaines
- il y avait là une violence capricieuse, une cruauté démoniaque comme si là-haut, Satan lui-même,
avait décidé de leur donner un avant-goût des
tourments de l’enfer en contrariant les bienfaits
du Bon Dieu avec du pain empoisonné.
À Pont-Saint-Esprit, où les biscottes se font rares, plus personne ne se sentait à l’abri du châtiment et dans les campagnes françaises beaucoup
appréhendaient que le drame ne vînt jusqu’à eux.
Perplexes et obscurément inquiets, les gens suivaient jour après jour dans leurs journaux, les
débordements de ce mauvais feuilleton qui faisait
peur et, qu’en d’autres temps ils auraient mis sur
le compte d’un exotisme quasi-méditerranéen.
L’enquête démarre très rapidement. Désormais,
il faut suivre les investigations du Commissaire
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AU BON PAIN
Sigaud de la police de Montpellier tout en gardant
un œil sur les ravages de la maladie.
Tous les regards sont maintenant braqués sur
la boulangerie de Roch Briand, un des meilleurs
boulangers de la ville, située dans la Grand’Rue
et responsable de la fournée fatale de la nuit du
15 au 16 août.
Très vite, Briand est mis hors de cause par Sigaud. Le policier oriente ses recherches sur la
provenance et la qualité des farines puisque d’autres boulangers de la ville ont vendu aussi du pain
contaminé. On apprend ainsi que le Gard est un
département déficitaire en blé - tiens, comme La
Manche ! - et que la farine vient principalement
de La Vienne dans le Poitou.
L’enquête le mène à Saint-Martin-la-Rivière,
près de Poitiers, chez Maurice Maillet, un obscur
petit minotier du coin d’où sont parties les funestes moutures.
Sigaud, qui ne connaît rien à la meunerie et
doit en être resté à Maître Cornille, est vite convaincu que les installations ne sont pas un modèle
de propreté et d’organisation. Les photos du moulin maudit sont accablantes, la presse renchérit.
Au Ministère, l’élégant Docteur Olieu, Inspecteur Général de la Santé, apporte la caution scientifique et souveraine de Paris qui relève « que le
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AU BON PAIN
grain et la farine étaient travaillés et stockés dans
une intimité scandaleuse avec des produits toxiques à base d’arsenic, de D.T.T. et d’hexaclorocyclohexane … »
Un drôle de bonhomme ce Maurice Maillet qui
laisse traîner de l’hexaclorocyclohexane partout
dans son maudit moulin.
On tient un suspect !
Pressé de questions par Sigaud, il se défend
mal, se contredit, prétend qu’il n’y a jamais eu
d’accidents chez lui et que ses installations ne
sont ni plus sales ni moins anciennes que les dizaines de petits moulins de la contrée.
Pourtant, on découvre qu’il reçoit et écrase du
mauvais blé d’échange mélangé avec du seigle.
L’échange ?…Quoi, quel échange ? Sigaud
qui apprend aussi vite qu’il accuse se fait expliquer qu’il s’agit d’une pratique ancestrale consistant à moudre le blé d’un paysan pour le compte
d’un boulanger. Ensuite, ce dernier s’engage à
rémunérer l’agriculteur en lui remettant gratuitement, tout au long de l’année, une certaine quantité de pain en échange.
- Dans quelle proportion ? demande Sigaud.
- Ça dépend de leurs accords. En ce moment,
avec la mauvaise récolte de cette année, le gouvernement exige d’extraire presque 100% de farine avec la saloperie qu’on nous apporte ; alors,
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AU BON PAIN
on va dire qu’avec cent kg de farine si on fait cent
vingt kg de pain - à cause de l’eau qu’on rajoute,
forcément - le paysan en reçoit soixante-quinze
kg ou quatre-vingts. Le boulanger gagne pas
beaucoup, c’est sûr ! Moi, en tant que meunier, je
me paye de mon travail en gardant une quantité
de farine.
- Le nom du boulanger ?
- Guy Bruère, dans notre village à Saint-Martin, répond Maillet.
C’est Bruère lui-même qui a apporté le blé au
moulin sans ouvrir les sacs, avait-il prétendu. Le
blé n’était pas beau, on était en période de soudure entre la récolte de 1950 et celle de 1951. On
grattait tout ce qu’on pouvait trouver dans le fond
des greniers, des fèves, du seigle bien sûr, les
charançons et tout le reste. Peut-être qu’il y avait
aussi de l’ergot à l’intérieur.
Là, le Commissaire est déjà au courant.
Aussitôt connus les symptômes de la maladie,
les médecins de Pont-Saint-Esprit avaient fait
remonter les examens cliniques à Montpellier
jusqu’au Professeur Giraud leur Maître à tous.
Ses conclusions sont sans appel : on est en présence d’ergotisme.
L’ergot de seigle ! Le Mal des Ardents, le feu
de Saint-Antoine, la peste noire ! Un mal qui remonte à la nuit des temps, aux années de disettes
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AU BON PAIN
quand le seigle était contaminé par un parasite
inconnu qui formait un sclérote noir, un ergot de
coq sur l’épi et provoquait chez ceux qui en
étaient victimes, des hallucinations, des visions
d’horreur, des convulsions, des représentations
fantastiques de monstres.
Le mal est identifié et la police tient un deuxième suspect !
Sigaud pousse les feux.
Maillet soutient avoir écrasé à part, comme il
est d’usage, le mauvais blé apporté par Bruère et
qu’ensuite, il lui avait rendu une mouture de très
mauvaise qualité à peine panifiable. Puis, il se rétracte et reconnait finalement avoir remis, à la
demande de Bruère lui-même, de la farine « potable » sur les stocks du moulin.
- Et l’autre, questionne Sigaud ?
- L’autre ? Eh bien je l’ai écoulée par petites
portions avec la farine des blés fournis par la
coopérative de Saint-Jean-d’Ars.
C’est désormais très clair, on tient les deux
coupables.
Maillet et son complice Bruère sont arrêtés
puis transférés à la prison de Nîmes le 31 août.
L’affaire est bouclée en moins de quinze jours.
La France respire. Mais décidemment, avec cet
ergot et ces histoires d’échange, c’était le Moyenâge en plein XXème siècle !
24
AU BON PAIN
Dans les fournils, à l’heure du casse-croûte on
commentait entre soi les dernières nouvelles parues dans Ouest-France et La Presse Cherbourgeoise dans le langage cru des spécialistes habitués à une réalité qu’il n’était pas toujours bon de
crier sur tous les toits et au vécu d’un quotidien
de misère des mitrons qui n’intéressait personne.
Oui, l’occasion était trop belle de dire enfin
que les boulangers en avaient marre d’être le dernier maillon de la pénurie qui se poursuivait. Tout
ce qui arrivait c’était de la faute de l’O.N.I.C.,
l’Office National des Céréales, les flics du Gouvernement, de mèche avec tous les gros bonnets
de la meunerie pour réglementer la filière, depuis
le taux d’extraction du blé en farine, la répartition
autoritaire des quantités département par département et même jusqu’au choix du meunier. Ah,
si au moins on pouvait choisir son meunier en
toute liberté, on n’en serait pas là à faire manger
aux gens toutes ces saloperies qu’on trouvait
maintenant dans leur farine aussi grise que de la
poussière. C’était bien simple, il y avait des jours
où ils avaient honte de fabriquer leur camelote.
Rares étaient ceux qui allaient jusqu’à se remettre en cause en avouant que, pressés par le
temps, ils laissaient parfois traîner des carapaces
de charançons dans la pâte, sans parler des crottes
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AU BON PAIN
de rats sans nombre et des squelettes de souris
momifiées dans leur sarcophage de croûte. Non,
le vrai mal venait de plus haut, chez les meuniers
et tout ça devait finir par arriver un jour ou l’autre.
Roland, qui à cette époque était « second » à
Saint-Lô, chez Jean Nédellec sur la route de Villedieu, suivait avec passion les événements avec
son patron, un Breton taciturne qui ne pensait pas
comme tout le monde.
- Ah, il leur fallait des coupables !...ils les
ont trouvés mais comme d’habitude c’est les lampistes qui paient pour les gros, disait Nédellec,
l’air entendu.
Il n’en disait pas plus mais chacun comprenait
qu’il avait son idée. Les événements, d’ailleurs,
semblaient lui donner raison puisque deux mois
plus tard Maillet et Bruère furent remis en liberté
provisoire et firent un retour triomphal dans La
Vienne.
C’est qu’en effet, la thèse de l’ergot toxique si
prometteuse et si facile commençait à battre de
l’aile. Les symptômes cliniques étaient bien les
mêmes que ceux observés dans la maladie historique mais leur déclenchement était d’une violence extrême et beaucoup plus tardif.
Pourtant, Montpellier se risquait encore à pen26
AU BON PAIN
ser que le champignon avait muté sous l’effet de
transformations chimiques des alcaloïdes le composant et...
…Finalement on connaissait très mal cette affection puisque la dernière manifestation en France remontait au grand hiver 1709.
Et puis, les expertises du pain ou des lots de
farine incriminés étaient menées dans la plus
grande confusion.
Il y avait ceux qui recherchaient la toxicité par
tous les moyens, ceux qui parlaient simplement
de farine impropre à la consommation, sans parler
de quelques-uns qui se procuraient des échantillons par effraction en commandos organisés.
Entre les analyses dirigées dans les laboratoires de la police à Marseille, la contre-expertise
d’échantillons examinés à Nîmes à la demande du
juge, les examens du laboratoire des Subsides
Militaires de Marseille pour le compte de l’O.N.I.C., les conclusions du bureau des experts réunis
à Paris par le Ministère de la Santé et les journalistes qui mélangeaient tout, les gens n’y comprenaient plus rien.
Alors, ergot ou pas ergot ?
La police en trouvait dans ses officines à Marseille alors que le laboratoire des militaires à
quelques kilomètres de là n’en trouvait pas. Paris
n’en voyait pas non plus mais voulait reprendre la
27
AU BON PAIN
main et régler une fois pour toute son compte à
Montpellier sur fond de vieille querelle de faculté
de médecine ; tout le monde, néanmoins, se ralliant aux avocasseries des défenseurs de Maillet
pour enfoncer le patron des experts marseillais,
un ancien Résistant dont les mérites, semblait-il,
avaient été homologués par la vertu d’une Agrégation-F.F.I. .
- Vous verrez, disait Nedellec, ça finira comme à Loudin où on trouvait de l’arsenic une fois
sur deux ; Marie Besnard peut dormir tranquillement…et les meuniers aussi, ajoutait-il.
Ses attaques contre les pontes de la meunerie
dépassaient de très loin les généralités que ses
confrères pouvaient lire dans « L’Ami de la Boulangerie », le journal de la profession.
Un jour, il avait rapporté dans le fournil la réflexion d’un minotier entendue quelque part :
- Ah, les Français veulent du pain blanc, eh
bien, on va leur en donner !
La phrase sonnait comme une menace dans sa
bouche et appelait une suite. Pour une fois, il
avait bien voulu en dire un peu plus.
Par certaines indiscrétions on savait déjà qu’avant le drame de Pont-Saint-Esprit on traitait la
farine au trichlorure d’azote dans certaines minoteries, un « améliorant » qui avait un pouvoir de
blanchiment et provoquait dans certains cas des
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AU BON PAIN
convulsions et des crises d’hystérie canine chez
les chiens…De là à penser qu’on aurait pu se
tromper sur le dosage…!
Mais il avait appris, on ne savait par quelle
source, que des machines électriques de blanchiment importées d’Allemagne commençaient à se
propager en France.
La publicité commerciale précisait qu’elles
étaient avant tout destinées à « désinsectiser » la
farine - la purifier en quelque sorte - par l’emploi
d’une solution de nicotine pure qui, tombant
goutte à goutte sur une plaque chauffée, envoyait
un gaz dans les conduits du moulin à l’arrêt. Mais,
il se disait aussi à mots couverts, que le procédé
fonctionnait bien également pour le blanchiment
de la farine, moulin en marche. Le résultat était
même progressif, il suffisait simplement d’augmenter la puissance du courant.
- Ah, ces Allemands ! disait Nédellec d’une
voix lourde de sous-entendus.
Roland n’en revenait pas. Il découvrait la face
cachée d’un métier pour lequel il avait cru à
l’honnête travail de l’artisan mariant la farine,
l’eau, le sel et le ferment dans une tradition millénaire de simplicité et de pureté biblique.
C’était donc ça le progrès, pensait-il, des produits chimiques, des trucages, des morts, des
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AU BON PAIN
fous… alors que la digestion des rutabagas pendant la guerre ne provoquait tout au plus que des
coliques incontrôlables et des concours de pets
dans les cours de récréation.
Une fois de plus, le pain allait se retrouver au
centre des préoccupations nationales. Dès le début 1952, une enquête est diligentée par un juge
d’instruction de La Seine et destinée à recenser
les fameuses machines. En quelques semaines, on
en trouve une quarantaine dans une trentaine de
départements.
L’Affaire fait grand bruit dans la presse. Il y
avait là une nouvelle piste pour l’enquête de
Pont-Saint-Esprit qui commençait à s’enliser.
Mais brusquement, le magistrat instructeur
donne l’ordre d’arrêter tous les contrôles alors
que la police et la répression des fraudes s’apprêtait à passer au peigne fin les quelques six mille moulins de France.
La raison d’Etat commandait-elle de ne pas
ajouter un scandale au scandale ? Y avait-il eu
des pressions en haut-lieu ? On disait que le Président de la République, lui-même le fils d’un
boulanger, était très lié à une grosse coopérative
céréalière du Midi. Et voila justement cet homme,
Vincent Auriol, un Socialiste qui n’avait pas eu la
moindre parole de réconfort pour des populations
en pleine détresse. C’était comme ce Pléven qui
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AU BON PAIN
avait refusé d’ouvrir un crédit de dix millions de
francs pour fournir une aide aux gens de PontSaint-Esprit cruellement marqués dans leur vie ;
les journaux en avaient à peine parlé. On ne s’y
serait pas pris autrement pour étouffer l’affaire.
- Pléven-la vie-chère ! Avec lui, l’essence a
pris d’un coup dix balles de plus au litre, disait
Nédellec. Heureusement qu’il est passé à la trappe début janvier celui-là. Bon débarras !
...D’abord, tout ça c’est d’la politique ! finissait-il par conclure.
Bientôt, il fut de moins en moins question de
l’Affaire dans les journaux et à la radio. On savait
que l’enquête continuait mais les gens avaient fini
par s’en lasser maintenant que tout danger à grande échelle semblait écarté.
Pendant le bel été suivant, les Normands, tous
reconvertis en adjoints du Commissaire Sébeille,
allaient plutôt tenter de forcer le front têtu du père
Dominici, le patriarche de la tribu provençale, laborieuse, dure, sèche comme la Grand’Terre, à
des milliers de kilomètres des galéjades avé
l’assent et du bagout ensoleillé qui les faisaient
tant rire au cinéma.
Bref ! un vrai crime, avec de vrais suspects et
un vrai coupable, c’était quand même plus inté31
AU BON PAIN
ressant que toutes ces histoires de pain empoisonné.
Pourtant, dans les fournils on se perdait encore
dans les détails farfelus et les hypothèses extravagantes comme savent le faire les vrais spécialistes.
Quand Roland - devenu incollable tant il avait lu
d’articles sur le sujet - évoquait la possibilité
d’une contamination par un produit à base de
mercure ayant servi à désinfecter des wagons de
la S.N.C.F. transportant un jour du bétail un autre
jour de la farine vers les coopératives du Gard,
Nédellec, plus énigmatique que jamais en secouant la tête passait directement à la conclusion :
- Oh, tout ça c’est d’la politique !
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UN BOULANGER D’AUTREFOIS
Christiane et Roland s’étaient établis à Gamberville, un gros village à l’entrée du Val-de-Saire à cinq ou six kms de la mer où ils avaient repris le fond de commerce d’Amédée Postel, un
boulanger qui n’avait jamais quitté le pays et qui
arrêtait le métier.
Monsieur Postel habitait une belle demeure,
complètement séparée des installations de la boulangerie par un jardin entouré d’un petit muret. Il
se trouvait un peu dans la situation d’un hobereau
de manoir, vrai gentilhomme de bonne lignée
mais régisseur avisé, vivant à proximité de sa ferme pour mieux en surveiller l’exploitation. Avec
cette différence que Monsieur Postel ne possédait
aucun quartier de noblesse dans sa famille.
33
AU BON PAIN
Amédée Postel menait la vie d’un commerçant
aisé proche de la retraite. Il ne boulangeait plus
lui-même depuis longtemps ce qui ne l’empêchait
pas de contrôler au plus près le travail de son brigadier, un vieux garçon prénommé Léon et de
Simone Courbaron sa vendeuse, une femme du
pays dont la présence douze heures d’affilée à la
boutique se justifiait, sans qu’elle y trouvât à redire, par l’exigence d’une clientèle de campagne
habituée depuis toujours à trouver porte ouverte.
Madame Postel qui avait été postière dans sa
jeunesse ne mettait jamais les pieds au magasin
mais elle tenait à jour avec une vigilance impitoyable les impayés de la petite clientèle rurale
qui attendait pour régler ses dettes d’avoir touché
les allocations de fin de mois. Elle consignait également mais avec une rigueur teintée d’indulgence les « doit » et les « avoir » des terriens précautionneux avec lesquels son mari pratiquait dans
les grosses fermes le commerce triangulaire et pas
toujours équitable de l’échange blé, farine, pain.
La principale occupation d’Amédée Postel,
celle qui trente après ses débuts lui procurait toujours les mêmes satisfactions c’était le portage du
pain. Tous les jours, vers deux heures, il partait
donc livrer sa précieuse manne deux fois par se34
AU BON PAIN
maine aux habitants des trois communes voisines
de Gamberville.
Le fourgon Renault bourré du pain encore craquant de la dernière fournée et dégoulinant de la
vapeur qui s’infiltrait partout, Amédée s’enfonçait dans le bocage le plus profond, empruntait les
« caches » les plus cahoteuses, les plus inaccessibles où les branches des noisetiers griffaient
sans relâche les flancs du fourgon, pour finir dans
des petites cours boueuses où des poules effarouchées s’enfuyaient en caquetant, aussitôt remplacées par une meute de chiens et d’enfants qui l’avaient entendu de loin.
Curieusement, dans ces parcours mille fois et
mille fois répétés, il se sentait libre. Libre et indispensable. Porteur de pain et de nouvelles, il
était celui qu’on attendait.
Par-dessus tout, il aimait potiner en tête-à-tête
à l’arrière du camion avec des habituées avides de
cancans ; lui tout en hauteur, accoudé sur la planche qui servait à distribuer le pain, délivré des
rapports clients-fournisseurs qui rendaient les
conversations si artificielles de part et d’autre du
monumental comptoir en bois de la boutique.
Sa seule contrainte était de rentrer - toujours
trop tôt, pensait-il - pour laisser le temps à cette
grande feignante de Simone Courbaron de sortir
les invendus, remplir la caisse des biscuits à
35
AU BON PAIN
soupe, regarnir le casier à biscottes et balayer le
fourgon tout en surveillant la venue des derniers
retardataires au magasin.
Et puis, il avait ses habitudes. Des relais où il
coupait le moteur, se débarrassait de sa sacoche à
monnaie et descendait boire un café qui l’attendait en bouillotant sur les braises au coin de la
cheminée, arrosé d’une large rasade de « blanche », atroce. Il repartait légèrement gris poursuivi par les chiens qui remontaient en hurlant la
moitié du chemin.
Il y avait aussi des maisons où il s’attardait un
peu plus longtemps. Il descendait alors le pain
qu’il rangeait lui-même dans la huche et profitait
alors de tous les avantages d’un foyer où il se
sentait comme chez lui.
Sans le savoir, Amédée pratiquait à la manière
des grands séducteurs et des agents secrets, le
cloisonnement des réseaux que ses tournées bien
séparées et l’épaisseur du bocage lui permettaient
de constituer en toute discrétion.
Il avait dispersé comme ça au gré de ses équipées, un certain nombre de bouches supplémentaires à nourrir, sans d’ailleurs que la principale
intéressée du moment pût vraiment dire ellemême à qui en revenait le mérite.
À part peut-être quelques méchantes langues
du voisinage.
36
AU BON PAIN
Roland l’avait suivi pendant ses congés payés
au mois d’août pour faire connaissance avec ses
futurs clients et mémoriser les parcours d’un gigantesque jeu de l’oie campagnard. Il avait bu le
café bouilli des maisons où les commères du lieu
l’assuraient qu’il serait toujours le bienvenu et
apprenait les prénoms d’enfants roux qui se jetaient sur les pesées des pains de six livres.
Avec son pantalon pied-de-poule de boulanger,
il avait l’air d’appartenir à un autre monde. Amédée Postel, lui, portait à l’année une vareuse grise
sur un pantalon en droguet de façon plus sombre
mais auquel la farine finissait par donner la même
teinte cendrée. Quand arrivait la belle saison, il
enlevait son gros pullover à torsades tricoté main
qui tirait sur le brun-varech mais il gardait les
grosses chaussures en cuir raidi par les ans - malgré un entretien journalier à la graisse - qui lui
permettaient d’affronter les terrains les plus variés par tous les temps. Une casquette sans couleur bien particulière plantée sur une tête toute
ronde achevait de lui donner l’aspect sérieux et
malin des gens de la campagne auxquels il avait
fini par ressembler.
Roland se demandait au cours de ces aprèsmidis-marathon si les années auraient le même
effet sur lui. Dans dix ou vingt ans se mettrait-il à
« praichi à grandes goulèes » comme les gens du
37
AU BON PAIN
Val-de-Saire avec cette façon bien à eux de vous
demander :
- Donnez-mé donc deux biscuits à soup’ bî
brulôs !
En laissant penser qu’il ne ferait pas de vieux
os dans le pays, il savait que les gens de la Presqu’Ile qui pratiquaient l’euphémisme de langage
comme une autre forme d’épargne diraient derrière son dos : « Ah, pour ça nous’était bi n’habitués à Monsieur Postel !». À vingt-quatre ans, il
découvrait la prudence, celle du pays et celle du
négoce ; apparaître comme un horsain de passage
n’était pas bon pour les affaires.
Les occasions d’ailleurs ne manquaient pas de
se faire déjà quelques ennemis. Il avait fallu expliquer à Simone Courbaron qu’il ne pourrait pas
la garder puisque Christiane familiarisée au commerce chez ses parents tiendrait la boutique. Elle
avait pris cet air pincé qu’on lui connaissait pour
dire que le pain c’était pas pareil et que tout le
monde ne saurait pas s’y prendre avec ses clientes
les plus difficiles mais que, finalement, c’était
monsieur qui voyait.
Léon, lui, avait pris les devants. Il avait vu
d’un très mauvais œil l’arrivée de ce jeune blancbec qui allait changer ses habitudes ; aussi n’avait-il rien trouvé de plus urgent que de se rap38
AU BON PAIN
procher de chez lui en prenant une place à Coutances au 1er septembre.
Léon était un vieux garçon d’une quarantaine
d’années, osseux, frileux, bilieux qui couchait
juste à côté de la chambre à farine, dans un grenier surchauffé que la proximité du four maintenait hiver comme été à température constante.
Léon, dont la régularité n’avait jamais été prise en
défaut pendant les cinq années qu’il avait passées
à Gamberville, se levait tous les matins à deux
heures tapantes, tiré de son sommeil par deux
gros réveils qui sonnaient à trois minutes d’intervalle dans deux assiettes creuses remplies de
petite monnaie à trois mètres de son lit.
Réformé en 39 pour asthme chronique, il rentrait tous les samedis chez sa mère à Nicorps sur
sa Motoconfort 175 cm³. Il prenait grand soin
avant de partir de se barder de journaux sous sa
veste en cuir et de s’enduire les narines d’un gel à
base d’eucalyptus qui coulait un peu sur les lèvres
en chauffant et dont les senteurs épicées dégageaient des effluves plus fortes encore que celles
du bâtonnet que cet éternel enrhumé se fourrait en
permanence dans les trous de nez.
Les grands parcours en moto ne réussissaient
pas à Léon ; au fond il était bien mieux à Coutances.
39
L’INSTALLATION
Christiane et Roland s’étaient installés dans
une habitation avec chambres à l’étage à l’entrée
d’un alignement de sept ou huit maisons qui marquaient le centre de Gamberville. Dans les années
quarante, on avait construit, sur le devant, la boutique en toit-terrasse qui masquait une moitié de
façade mais permettait de passer directement de
la cuisine au magasin.
La maison appartenait au couple Postel et n’était pas habitée. C’est là, dans la grande pièce du
rez-de-chaussée que Simone Courbaron passait
ses journées à attendre ses clientes-copines en effectuant le repassage de toute la maisonnée - pour
ne pas s’ennuyer disait Madame Postel - et tricotait des pulls à torsades pour l’automne.
41
AU BON PAIN
Sur le côté, la maison donnait sur une grande
cour tout en longueur en bordure de route et fermée par un muret et un grand portail. À l’autre
extrémité se trouvait le petit fournil accroché au
pignon de la demeure des Postel comme un greffon sur son tuteur et qui semblait ne pas vouloir
s’en détacher avant de porter ses fruits sur un autre. L’ensemble donnait l’impression de se trouver dans une cour de ferme avec son garageremise et ses magasins à grains comme des greniers à foin. Au centre de la cour, une barrière
ouvrait sur un plan de pommiers dont il avait la
jouissance et qui servait à empiler une montagne
de fagots que les paysans lui amenaient par charrettes entières à la fin de l’automne pour cuire
leurs miches selon les accords d’échange blé, farine, pain.
Au fond du plan de pommiers, en direction des
vents d’ouest dominants, un buret à cochons abritait une paire de porcelets qu’on engraissait pendant trois mois avec les restes des invendus avant
de les expédier un beau lundi matin au marché de
Carentan. Le buret marquait la limite extrême du
domaine. Il était attenant aux cabinets de la maison eux-mêmes au fond du jardin en lanière, de
sorte que la fosse à purin et la fosse d’aisance qui
communiquaient par un trou dans le mur de sépa42
AU BON PAIN
ration, permettaient aux rats de passer de l’une à
l’autre sans aucune difficulté.
Il avait fallu procéder à quelques aménagements dans la maison. Pour cela, ils avaient fait
appel à Henri, un oncle de Christiane, un ancien
voyageur de commerce à la retraite qui faisait ce
qu’il voulait de ses dix doigts. En une petite semaine seulement, il avait repeint la grande pièce
et refait les trois autres en tapisserie à fleurs.
En bas, la cuisinière à bois chauffait, par le
plancher, la grande chambre au-dessus de la cuisine. L’autre moitié de maison était un monde de
froid et d’humidité qui vous tombait sur les épaules dès qu’on avait franchi la porte. La salle à
manger en boyau, glaciale, était un endroit où ils
ne pénétraient jamais mais dans lequel ils avaient
remisé l’indispensable buffet bas en placage ronce de noyer, la table et les six chaises achetés au
comptant chez Ségurel à Valognes.
Mais la grande affaire avait été ce cabinet de
toilette sous l’escalier.
Henri avait fait passer un fil électrique pour
éclairer une tablette sur laquelle trônaient le pot à
eau et la grande bassine en faïence qu’on trouvait
habituellement dans les chambres à coucher derrière un paravent. Une prise de courant permettait
de brancher le rasoir électrique - un cadeau de sa
belle-mère pour ses vingt-deux ans. C’était un
43
AU BON PAIN
progrès considérable. Sous la tablette, un rideau
cachait un broc d’eau froide rempli en permanence pour tiédir l’eau bouillante de la cuisinière qui
brouillassait la glace et faisait griller l’ampoule.
Un petit verrou, enfin, donnait l’illusion en s’isolant de se trouver dans une vraie salle de bains
comme celles dans les magazines montrant les
dernières nouveautés du Salon des Arts Ménagers
à Paris.
Les Arts Ménagers à Paris, le rêve de Christiane !
La grande aventure avait démarré. Enfin, il
était à son compte.
Il avait vite compris qu’il était d’abord là au
service de ruraux traditionalistes et exigeants.
Amédée Postel en avait même fait un service individuel. Pas question d’appeler à un attroupement à coups de klaxon précipités. La distribution
se faisait maison par maison, cour par cour, par
sauts de trente mètres dans des hameaux perdus
de trois ou quatre « feux » dans lequel un coq de
village estimait n’avoir pas à faire la queue comme tout le monde et où deux familles, au moins,
ne se parlaient pas pour d’obscures raisons que
chacune d’elles lui avait détaillées.
Il avait découvert que le temps qui régissait la
vie à la campagne était une notion élastique. Se44
AU BON PAIN
lon les saisons, il s’asseyait autour d’une tablée
de chasseurs pour prendre un pt’it remontant ou
bien en juin il trouvait porte close avec un mot lui
demandant de mettre trois pains de plus dans la
huche - la clé, comme d’habitude, se trouvant
derrière le pot de géraniums de la deuxième fenêtre.
À la fois fournisseur, confident, homme de
confiance, valet, messager express, il était pareil à
ces vieux médecins des champs, sur la brèche
vingt-quatre sur vingt-quatre, qu’on appelait en
urgence en pleine nuit pour remettre sur pied des
marchands de bestiaux mal fichus juste avant la
grande Chandeleur de Montebourg.
Il était loin le temps où il voyait à Caen des
boulangères à chignon de bouchère vendre n’importe quoi à n’importe qui, pareilles à ces jeunes
médecins des villes, le front haut, lunettes à fines
montures, rétrocédant des ordonnances recto-verso à des malades patients et ignorés.
Dans un monde aux rites qu’il croyait immuables, certains clients en avaient pourtant profité
pour aller voir si le pain était plus blanc chez son
concurrent direct, un certain Lefauconnier, boulanger à Lestre, qu’il croisait quelquefois dans
l’écheveau de leurs tournées enchevêtrées : Lefauconnier ! un sournois qui n’attendait que le
45
AU BON PAIN
moment de faire un crochet supplémentaire pour
conquérir une position forte de sept ou huit bouches dans une sorte de guerre des haies commerciale permanente.
Ce n’était pas du tout ainsi qu’il avait imaginé
son avenir, lui qui avait pourtant côtoyé le monde
paysan depuis toujours. Certains soirs, un peu
découragé, il se demandait même s’il avait bien
fait de choisir un tel métier.
Quelquefois, ils avaient la surprise de voir le
père de Christiane venu de Montebourg leur
pousser une visite dans sa vieille B12 Citroën.
On en voyait encore qui hoquetaient leurs derniers râles sur les routes de campagne et dans les
petits bourgs, vieilles gloires déchues finissant là
une carrière commencée trente ans plus tôt sur la
Nationale 7. Celle-là, avec sa caisse en bois était
une ancienne tâcheronne de commerçant qui
n’avait jamais connu la route heureuse des vacances parfumées du côté de Saint-Paul-de-Vence,
mais elle possédait, comme ses distinguées consœurs, des freins avant de série qui en faisait déjà
un modèle beaucoup plus sûr que sa parente la B2.
décapotable de 1921.
Les journées s’écoulaient calmes et laborieuses. Fournées et tournées s’enchaînaient au rythme syncopé du monde de la boulangerie sur
46
AU BON PAIN
fond d’accord de la cloche d’Antoine Marie, le
sonneur du village qui ponctuait matin, midi et
soir la vie à Gamberville.
Antoine Marie, dit Tony, était l’unique agent
de la commune. C’était un gros homme, l’œil
rond et placide, parlant peu et dont les gestes
lents et étudiés avaient atteint le degré absolu
d’économie de soi que sa corpulence avait rendue
nécessaire et, par chance, compatible avec sa
fonction d’employé municipal.
Il terminait généralement sa matinée de travail
près de l’église, binant inlassablement les abords
du cimetière, l’un des endroits certainement les
mieux entretenus de la commune. Vers midi
moins le quart, mis en alerte par une horloge interne extrêmement précise, il posait alors son
outil contre le mur et sortait un oignon à chaîne
de son gousset pour vérifier, simple précaution,
que sa montre n’avait pris aucun retard. Puis, il
levait la tête vers le clocher à bâtière afin d’estimer le temps nécessaire pour accomplir l’ultime
mais le plus violent effort de la matinée.
À pas comptés, il se dirigeait vers la petite
porte sur le côté de l’église, rajustait sa casquette
avant de cracher dans ses mains et se saisissait
enfin de la grosse corde en chanvre qui montait
jusqu’au clocher par un trou dans le plafond.
47
AU BON PAIN
Tout Gamberville savait alors qu’il était midi
moins dix.
Antoine aimait le timbre aigrelet de la cloche
comme Dom Balaguère aimait la clochette de
Garrigou. Sans jamais l’avoir vue là-haut dans
son clocher, rattaché à elle par la corde qui lui
tombait sur la panse comme un cordon ombilical
prometteur et réconfortant, elle lui renvoyait des
visions délicates de lard fumé aux haricots blancs
et de truites grosses comme ça.
Antoine était un sonneur consciencieux ; pourtant, certains jours - maître du temps - il abrégeait
la sonnerie en donnant rapidement du mou au
balancement de la cloche afin de n’avoir pas à
trop forcer le pas pour rentrer chez lui à midi pile,
délais de route compris.
S’asseoir en haut de table, ouvrir son pradel
d’un geste sec en frappant le manche sur le rebord
du banc, faire le signe de la croix avec la pointe
du couteau sur l’envers de son pain quotidien de
trois livres étaient les seules démarches de la
journée pour lesquelles cet homme, par ailleurs
sans malice, ne supportait aucun retard.
48
LA MÈRE TOURAINE
Un jour, où il devait livrer soixante-quinze kilos de tourteau dans une petite ferme, il avait demandé au Père Eustache pourquoi il ne prenait
pas tout de suite un sac d’un quintal ; l’autre lui
avait répondu, l’air buté, que c’était la consommation d’un mois de la paire de cochons qu’il
engraissait avec les déchets de la maison et qu’il
ne voyait pas pourquoi il devrait changer ses habitudes.
Il ne trouva rien à répondre. Au fond, ça l’arrangeait parce que s’il perdait beaucoup de temps
pour la pesée à la maison, il en avait quand même
moins lourd sur le dos pour monter au grenier. Le
gars avait, en effet, immédiatement vu le parti
qu’il pouvait tirer de la situation avec ce solide
49
AU BON PAIN
gaillard de vingt-quatre ans qui pouvait vous
grimper un sac de cent kilos de maïs au sec dans
le coffre qui avait toujours été là-haut.
Roland, boulanger, grainetier, livreur à domicile, c’était comme si on lui avait aussi demandé
d’aller ranger les miches sur la planche à pains
suspendue au plancher de la cuisine par quatre
tiges en fer au-dessus de la grande table.
Il entreprit l’ascension de l’escalier branlant et
sombre. Il savait qu’à la hauteur de la douzième
marche, il fallait déporter un peu le pied à droite
pour éviter un trou dans le plancher vermoulu. En
effectuant l’écart, il se mit alors à tanguer comme
un doris surchargé auquel on aurait donné un
brusque coup de barre. Le pied tourna dans la
sandalette un peu moins bien serrée et sous le
poids, il perdit l’équilibre. D’un violent coup de
reins, il tenta de se projeter en avant pour ne pas
partir à la renverse et lâcha le sac qui vint s’aplatir sur sa cheville déjà à angle droit avec le pied.
La douleur lui arracha un cri qui parut étouffé,
lointain presqu’anodin, amorti par le boyau de la
cage d’escalier.
Le paysan attendait en bas, mains dans les poches et dut s’écarter pour laisser passer la boule
de jute qui venait à sa rencontre. Visiblement
contrarié, il sortit une main de son pantalon et
d’un geste machinal il fit faire un gauche-droite à
50
AU BON PAIN
sa casquette par deux petites touches réflexes
comme pour mieux rajuster la visière graisseuse
qui lui tombait sur les sourcils.
Comment pouvait-on être aussi maladroit ? cré
vingt dieux ! Depuis plus de dix ans, personne
n’était passé au travers de cette sacrée marche. Il
l’avait pourtant bien prévenu de faire attention.
C’était presque certain qu’il devrait remonter la
farine tout seul avec un seau.
Roland était redescendu sur un pied en grimaçant ; assis sur une marche, il se massait la cheville qui commençait à gonfler en prenant une
vilaine couleur violacée.
De fait, c’était presqu’aussi moche que la patte
à la « Paquerette », une amouillante de quatre ans
qui s’était démis le boulet en voulant passer une
« brèque ». Il avait fallu aller chercher la Mère
Touraine, la rebouteuse à Valognes, pour la remettre d’aplomb.
Le paysan sentait bien qu’il devait faire quelque chose ; la bourgeoise était partie à vélo faire
des courses, il était tout seul à la maison. À court
d’idées, il proposa de prendre un p’tit remontant.
Oui, un p’tit coup de gnole pour remettre tout en
place. Ils se dirigèrent à petits pas vers la grande
cuisine où Roland, assis sur la bancelle dos contre
le mur pouvait allonger sa jambe sous la table.
Le Père Eustache devant le buffet hésitait un
51
AU BON PAIN
peu. Un p’tit coup de fine, d’accord, mais attention …! Pas n’importe laquelle. Il revint portant
religieusement un joli flacon ventru en terre cuite
vernissée qu’il avait l’habitude de remplir régulièrement à un petit fût spécial. C’était la blanche
à soixante-dix degrés, la normale, celle de tous
les jours, celle qui n’aurait pas le temps de prendre de l’âge, « la bouteille du facteur » comme il
disait.
La violence de l’alcool lui tira une autre grimace, une autre douleur qui faisait presque oublier la première. Concentré sur sa tasse à moitié
pleine, il buvait d’infimes gorgées sans même
avoir le choix de tout avaler d’un trait comme on
fait avec une potion amère. Le paysan, regard
plissé, tête rentrée dans les épaules, le fixait par
en-dessous comme chaque fois qu’il voulait juger
des résultats de son calva sur un étranger.
- Ça ravigote hein ! En tout cas, si ça fait pas
de bien ça peut pas faire de mal !
Après quelques minutes, l’alcool commença à
produire ses effets anesthésiants. La tête lui tournait un peu mais la douleur à la cheville s’était
bien atténuée. Une douce chaleur qui se propageait par ondes apaisantes et salutaires commençait à engourdir tout son corps.
Pourtant, il fallait repartir, la tournée était loin
d’être terminée.
52
AU BON PAIN
Vers les quatre heures, il en était à se retenir
aux casiers à pains pour aller servir les clients au
fond ; chaque déplacement demandait un effort
infini et appuyer sur l’accélérateur était un supplice en continu qu’il faudrait maintenir jusqu’à la
fin de l’après-midi.
Quand il rentra sous le coup de six heures, il
ne pouvait plus poser le pied par terre. L’enchaînement des travaux de la soirée s’annonçait impossible.
Le pied emmailloté de linges bouillants et humides quand il aurait fallu de la glace qu’on n’avait pas - mais le froid a toujours eu mauvaise
réputation dans les médications familiales - la
jambe posée sur une chaise et deux Aspro comme
antidouleur universel, Roland se prenait soudain à
regretter les brodequins d’Amédée Postel. Ereinté,
vidé, inquiet, il se demandait bien ce que le lendemain lui réserverait.
C’est dans cet état que le trouva son beau-père
venu de Montebourg en simple visiteur avec la
B12.
On lui expliqua la situation.
Le bas de la jambe n’était plus qu’un bloc de
chairs coulé dans une guêtre de peau qui annexait
la cheville au passage - ainsi, les jambes de ces
femmes vieillies avant l’âge par les maternités et
53
AU BON PAIN
les phlébites à répétition et dont on devinait les
articulations éléphantesques sous l’épaisseur des
bas gris.
Il n’hésita pas un instant :
- On avale une assiette de soupe et je t’emmène aussitôt chez la Mère Touraine à Valognes.
- Mais… je croyais…
- Il n’y a pas de mais, la Mère Touraine soigne aussi bien les gens que les bêtes.
Et les voila partis dans la B12, qui tapait, bâche arrière flottant au vent, un bon quarante-cinq
kilomètres heure sur la route de Valognes.
Ils arrivèrent de nuit dans une ville déserte. La
Mère Touraine habitait deux pièces rue Pelouze
dans une vieille maison avec tourelle dont l’arrière donnait sur le Merderet. Il fallait encore
grimper dans le noir un escalier à vis aux marches
en pierres inégales et usées.
Tout en haut, sa porte, enfin !
Elle recevait dans sa cuisine. On y venait de
tout l’arrondissement pour soi-même ou pour
l’emmener dans une étable ou dans un clos des
environs, toujours dans l’urgence, toujours disponible.
C’était une petite femme ordinaire qu’on ne
remarquait pas dans une rue ou sur le marché.
Elle avait la soixantaine, les cheveux gris ramenés en arrière dans un petit chignon serré sur la
54
AU BON PAIN
nuque et portait habituellement une blouse à motifs compliqués gris et violets boutonnée jusqu’au
cou.
Mais quand elle se penchait sur une patte ou
une cheville son regard prenait une acuité particulière et il se dégageait alors de sa personne une
confiance en soi communicative et l’assurance un
peu distante d’un doyen de la Faculté.
Elle les fit asseoir.
En examinant la cheville avec l’air indifférent
de celle qui en avait vu d’autres, elle se fit expliquer les circonstances de l’accident. Au fond, elle
s’en fichait un peu, une entorse est une entorse
mais fine mouche, elle savait que son éclopé du
moment se détendrait en parlant à la différence de
ces dentistes qui, pour obtenir le même résultat,
vous posent des questions auxquelles vous ne
pouvez jamais répondre.
Les tendons n’avaient pas été arrachés mais les
muscles froissés devaient être sûrement un peu
déchirés. Rien de grave ! L’entorse était sa spécialité. Il y en avait tellement à la campagne avec
tous ces sabots mal paillés qui roulaient autour du
pied dans les cours boueuses et les étables en terre battue. Dans la technique du « débrousaillage
du pied » - terme médico-paysan qui empruntait
plus au vocabulaire forestier qu’au latin - elle
avait un secret. Un tour de main qui lui venait de
55
AU BON PAIN
son père, un agriculteur à Brix bien connu comme
renoueur de vertèbres.
Elle se dirigea vers un buffet deux-corps, seul
beau meuble au milieu du mobilier disparate de la
pièce.
Elle revint avec une bouteille toute simple aux
trois-quarts pleine d’une mixture blanchâtre et
visqueuse de sa composition qui servait pour toutes ses manipulations et semblable à de l’huile qui
aurait gelé dans une arrière-cuisine glaciale.
Après s’en être enduit les mains, elle commença à masser la cheville gonflée. Elle travaillait
avec une infinie douceur, arrêtant un doigt en un
point précis, en faisait glisser un autre un peu plus
loin. Elle effleurait la peau tendue du coup de
pied, appuyait avec précaution sur la tête du tibia,
courant légèrement jusqu’au tendon d’Achille
qu’on voyait encore. La spatule de ses phalanges
hésitait, caressait en surface et semblait envoyer
des ondes pour interroger comme de multiples
sonars les profondeurs des chairs.
Soudain, elle lui dit :
- Attention, serrez les dents et accrochezvous aux barreaux de la chaise, je vais vous faire
mal !
Dans le remontage des nerfs, le crochetage des
tendons et le décordage des nœuds, elle possédait
l’art de débrouiller en un tournemain tout le pa56
AU BON PAIN
quet informe du pied comme un gabier de misaine à la manœuvre qui aurait emmêlé tous ses gréements.
Elle se mit alors à poncer les muscles bouchonnés par des gestes profonds, à frictionner des
ligaments chiffonnés en un toucher puissant ; elle
brassait toute la partie atteinte de la jambe de ses
larges mains, elle étirait des extenseurs comme un
treuil de cabestan. La course de ses doigts était à
la fois précise et désordonnée, brutale parfois,
n’hésitant pas à enfoncer ses ongles profondément pour remettre en place un tendon qui avait
sauté.
Roland, la tête renversée et le visage crispé par
la douleur ne pouvait s’empêcher de pousser
quelques cris.
Après une demi-minute qui en parut dix, elle
s’arrêta.
- Voila, dit-elle, une bonne bande Velpeau
par là-dessus et demain, il n’y paraîtra plus rien !
Le lendemain, Roland reprenait la tournée la
plus longue de la semaine, celle du mardi qui le
menait jusqu’au carrefour de Piédechou à Videcosville sur la route de Montaigu-la-Brisette.
57
L’ÉCHANGE
Ce fut le jour où il reçut la visite des « Indirectes » de Valognes qu’il comprit à quel point la
pénurie des années de guerre et d’après-guerre
avait donné à l’O.N.I.C. cette organisation tentaculaire et tatillonne dont il avait entendu parler.
L’O.N.I.C, une pieuvre nombreuse, honnie, méprisée mais crainte qui n’hésitait pas encore à
cette époque à faire appel à la Répression des
Fraudes pour accomplir son sale boulot.
Depuis que Pinay avait décrété une amnistie
fiscale pour faire revenir les capitaux en France,
les contrôleurs, disponibles et réorganisés en redoutables « polyvalents » s’étaient rabattus sur le
commerce de détail, un gibier plus facile à piéger
que les gros collabos de guerre dont le ferrailleur
59
AU BON PAIN
Joanovici, Monsieur Joseph, était l’emblématique
représentant.
Ceux-là avaient débarqué un beau matin en
pleine préparation de la quatrième fournée. Ils
avaient, en effet, tout contrôlé ; les stocks de farine, bien sûr mais aussi leur provenance. Ils
avaient ouvert des sacs, vérifié l’étiquetage, évalué ses propres sorties, passé les bons de transports à la loupe, épluché ses factures, pointé ses
dépôts à la Poste, fureté dans les greniers, et
même sondé les murs à la recherche d’une cache
où il aurait pu dissimuler en douce des sacs horscircuit officiel. Ils arrivaient, l’air supérieur, malveillant et soupçonneux pour traquer la fraude,
celle pour laquelle il pouvait être directement
responsable et celle dont il se serait fait le complice auprès des meuniers et des paysans qui pratiquaient l’échange.
Parce que l’échange c’était, bien sûr, l’occasion trop belle de frauder le fisc sur les volumes
de blé et de farine en circulation.
Moissonner son blé pour faire son pain et
nourrir sa famille était un privilège dont bénéficiaient les agriculteurs depuis toujours. Mais il
était bien tentant de dépasser le maximum de quatre quintaux par ménage que la loi autorisait en
exonération de toute charge. C’était à peine d’ail60
AU BON PAIN
leurs s’ils consommaient en pain les quantités autorisées.
Il s’était donc créé un marché parallèle entre
agriculteurs intouchables, petits minotiers en survie économique et boulangers mal récompensés
de leurs efforts. D’énormes quantités de farine se
vendaient sans acquit, donc sans taxe, à des prix
défiant toute concurrence et générant de bons bénéfices aux différents stades de l’opération.
C’était exactement comme pour le calva, un
autre produit de première nécessité à la campagne
où les quotas en franchise, toujours dépassés, jamais vérifiés, entretenaient une fraude à grande
échelle dans le secret et la pénombre des celliers.
Après le passage des inspecteurs, il lui était
venu un déchaînement paranoïaque qui l’avait fait
hurler à l’injustice. Il se sentait la victime insignifiante de plus gros et de plus influents. C’était
comme si on voulait faire payer maintenant au
petit commerce les privations d’hier, la cherté de
la vie d’aujourd’hui et les trafics du marché noir
de tous les crémiers de France.
Il était bien plus facile de venir torturer le boulanger débutant du coin que d’aller déjouer les
manigances des bouilleurs de cru du Mortainais
attendant fourche en main ces mêmes « rats de
caves » de la Régie venus mettre la main sur la
« goutte » de contrebande qui partirait, de toute
61
AU BON PAIN
façon, de nuit dans des camions vers l’Angleterre
ou la Belgique. C’était là tout leur courage ; ses
anciens patrons avaient bien raison de penser
qu’on voulait leur mort !
Pourtant, il avait appris comme tout le monde
à travers les livres d’Histoire que dans un pays où
le Roi était regardé comme le Grand Boulanger
en chef, il semblait encore normal que cent-cinquante ans plus tard, les mitrons apparaissent plus
que jamais, comme les garants d’un certain ordre
public, soumis aux réglementations de toutes sortes, au contrôle des prix et aux réquisitions de
l’Autorité. On savait très bien comment se terminaient toutes ces histoires de boulangers qui ne
voulaient plus mettre la main à la pâte ou déclenchaient des guerres picrocholines de village en
refusant de vendre leur pain aux « épicièristes »
de l’autre camp.1
Mais jamais il n’aurait imaginé se retrouver
coincé entre une administration pointilleuse et
une population rurale qui faisait la loi dans le
pays avec la bénédiction du Gouvernement.
D’ailleurs, hommes politiques et notables de
tous horizons savaient bien que pour gagner les
votes des ruraux, le plus simple était encore de se
réclamer d’un parti dont le sigle faisait croire
1
La Femme du Boulanger (1938)
Le Boulanger de Valorgue (1953)
62
AU BON PAIN
qu’on était directement issu de leurs rangs : se
faire élire Indépendant-Paysan en 1955 était une
garantie de longévité politique pour celui qui savait y faire.
Mais cela allait bientôt changer. Il avait écouté
à Cherbourg ce Pierre Poujade qui promettait un
grand coup de balai aux prochaines élections.
Quelqu’un, enfin, qui allait défendre les « petits »,
un vrai courageux qui n’avait pas hésité à foutre
les agents du fisc à la porte de sa librairie ; le
Sous-préfet de Figeac n’avait même pas osé envoyer ses gendarmes. C’étaient des meneurs comme lui dont la France avait besoin pour remplacer
tous ces propres à rien, ces guignols qui ne pensaient qu’à se partager les ministères à Paris. Une
fois sur deux, on les retrouvait sur le devant de la
scène après un entracte de cinq ou six mois, parfois moins.
C’était la norme, un coup pour toi, un coup
pour moi.
Si les Français rêvaient de Prisunics, nets,
blancs et lisses comme des cliniques ultra-chic
tels que le cinéma les montraient en Amérique, il
ne fallait pas oublier que les boutiquiers ne demandaient pas mieux que d’adapter leur affaire au
goût du jour. Roland savait bien, lui, que pour
moderniser sa profession, on devait arrêter tous
63
AU BON PAIN
ces contrôles, laisser les boulangers acheter leur
farine en toute liberté là où bon leur semblait et
revoir à la hausse le prix du kilo de pain qui pénalisait les boulangeries de campagne pourvoyeuses de grosses miches moins avantageuses que les
pains de fantaisie.
Et d’abord, il fallait mettre fin à cette pratique
absurde de l’échange qui datait d’un autre âge.
On avait bien vu comment le drame de PontSaint-Esprit avait mis en pleine lumière la menace qu’une farine de très mauvaise qualité faisait
peser sur la santé. Il ne voulait pas se retrouver
dans la situation de ce pauvre Guy Bruère accusé
un temps d’avoir fait moudre un mélange de blé
et de seigle porteur d’ergot.
Le Gard n’était pas une terre à blé, La Manche
non plus mais tout le monde faisait du blé parceque nourrir les siens restait le premier devoir des
chefs de famille. Ils avaient appris, étant enfant,
qu’après une période de sept années de vaches
grasses et d’épis de blé pleins de grains très beaux
succédait toujours une période de sept années de
vaches maigres et défaites. Depuis toujours ! Depuis que Jacob avait envoyé ses fils acheter du blé
en Egypte car en ce temps-là régnait une grande
famine dans le pays de Chanaan.
L’Occupation dont on sortait tout juste n’était,
64
AU BON PAIN
après tout, que le dernier cycle de disettes voulues
par Dieu et qui pouvaient revenir.
C’était aussi la raison pour laquelle dans un
bocage constitué d’une mosaïque de clos, d’herbages, de courtils et de pièces de terre de toutes
sortes, subsistait encore un « champ à labour » au
milieu des propriétés ; souvent les restes d’une
ancienne tenure venue du Moyen-âge, une maigre
lanière divisée à l’excès par des héritages successifs et sur laquelle on continuait, par tradition, par
précaution, par superstition, par ignorance à faire
du blé.
Au cours des longues tournées dans la campagne, Roland avait appris à reconnaître les cultures de ses clients. Il voyait très souvent des blés
versés par les orages de printemps, des tiges brisées qui ralentissaient la croissance des épis baignant dans une humidité permanente et pour le
plus grand bonheur de tous les oiseaux de la Création.
Il était devenu un peu paysan lui-même et pensait qu’il fallait couper ces blés, quoique moins
mûrs, plus tôt que les autres et les battre séparément. Cela ferait, il en était sûr, de bien tristes
javelles au fauchage et un peu plus tard, il reconnaîtrait immédiatement ces grains gourds, poisseux, glissant mal entre les doigts.
65
AU BON PAIN
Moissonner courant juillet ? Il n’en était pas
question ; c’était l’époque des foins, un moment
autrement plus important quand se décidait sur
quatre ou cinq bonnes ou mauvaises journées la
subsistance des bêtes pendant tout un hiver.
Rentrer du fourrage au sec était avec l’ouverture de la chasse à la fin du mois d’août les deux
sommets qui marquaient le début et la fin de la
belle saison dans le Cotentin. Entre les deux, ils
n’étaient pas trop regardants sur la qualité du
froment qu’il fallait rentrer en même temps que la
demi-vergée d’avoine pour la basse-cour. Après
tout, c’était au boulanger de se débrouiller pour
leur donner du bon pain.
C’était, en effet, avec la farine de ces récolteslà que Roland devrait se débrouiller. Avec d’autres aussi médiocres. Il devait alors les mélanger
avec celle - pas toujours meilleure - directement
achetée chez le minotier et lui-même trop heureux
de redonner au boulanger une plus mauvaise encore. C’était comme au mistigri, il fallait à tout
prix se débarrasser du valet de pique, le pouilleux
dont personne ne voulait.
À ce petit jeu, le boulanger était toujours perdant. On se serait cru à Pont-Saint-Esprit.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Il
avait bien vu comment les paysans battaient et
66
AU BON PAIN
séchaient leur blé. On le retrouvait le plus souvent
dans des greniers mal ventilés avec une simple
lucarne dans le toit qu’on fermait dès qu’il pleuvait. Chez le Père Eustache c’était pire. Les
grains commençaient à germer à même le sol en
terre battue et ce n’était pas l’unique pelle à portée de main pour le retourner qui améliorerait la
situation ; une pelle que Roland voyait toujours
au même endroit quand il grimpait l’escalier avec
un sac de maïs sur le dos.
Elle était bien là la véritable fraude. Aucune
administration n’irait jamais contrôler cette manière de sabotage. Sanctionner un petit producteur
gardois ou manchois eût été un crime quand le
Gouvernement comptait sur eux pour faire la soudure de septembre en ces années difficiles et honorer nos engagements internationaux.
Les Français, rassurés et flattés, qui voyaient
au cinéma leurs soldats défiler à Berlin ou dans
Baden-Baden, n’imaginaient pas qu’à cet instant
même, le Pays prélevait chaque année sur ses
récoltes, bonnes ou mauvaises, un quota de bon
blé qui partait de l’autre côté ravitailler les habitants de notre zone d’occupation en RhénaniePalatinat.
La France des Lumières, celle qui nous venait
des philosophes et des Principes de 1789, éprise
de Liberté et de Fraternité entre les peuples, pou67
AU BON PAIN
vait-elle faire accepter en 1952 à la France profonde, celle qui avait connu les tickets de pain,
qu’elle avait aussi le devoir de nourrir ces populations ?
C’était une chose d’être un pays exportateur
net d’idées généreuses, c’en était une autre de
dilapider chez les autres le blé qui nous manquait.
« L’Allemagne paie », disait le commentateur
d’un film-propagande, faisant ainsi écho à « l’Allemagne paiera » de Clémenceau. En évoquant,
au titre des réparations, le démontage des usines
de la Ruhr qui nous avaient fait tant de mal, sur le
ton jouissif de celui qui tient enfin sa revanche, il
oubliait de dire au passage que les Allemands
aussi avaient faim et qu’on devait leur venir en aide.
Un cauchemar à répétition pour des vainqueurs
qui ne voulaient plus que leurs vaincus d’hier, ces
mangeurs de schwartzbrot, continuent à leur retirer le pain blanc de la bouche.
Les gouvernements pouvaient-il dans ces conditions mettre fin à la pratique de l’échange ?
Par nécessité autant que pour ménager ses soutiens électoraux, le Pouvoir fermait les yeux sur
une activité commerciale qu’il aurait promptement taxée en temps normal.
68
AU BON PAIN
C’était aussi pour l’Etat, soucieux de moderniser l’outil agricole et l’outil industriel durement
touchés, le signe d’un blocage paralysant sur cette
question du pain en maintenant une coutume aussi démodée. L’échange, c’était tolérable voire indispensable en temps de guerre mais à présent, il
s’apparentait au troc des sociétés antiques.
Le troc et l’autosubsistance étaient des usages
séculaires dans le monde paysan. Du tête à tête
souvent agité entre le meunier roublard et le campagnard madré, il subsistait tout de même une
belle image romantique à la Daudet quand le fermier partait avec ses beaux grains roux au moulin
et en revenait avec le bon froment nourricier et le
son pour les bêtes et les gens de la ferme.
Tout cela était bien fini, même si on pouvait
encore voir dans le sud du département et déjà du
côté de Villedieu-les-Poëles, les femmes de la
maison continuer à cuire pour la semaine de
beaux pains ronds dans un petit bâtiment justement dénommé la « boulangerie » au fond d’un
plan de pommiers.
Maintenant, on confiait à un autre ce qu’on ne
faisait plus soi-même ; le boulanger avait remplacé les femmes de la maison. En Cotentin, la chaîne familiale de fabrication du pain s’était rompue
depuis longtemps. La belle indépendance du pay69
AU BON PAIN
san s’était effritée pour donner naissance à un
système boiteux, pour un tiers autarcique et pour
deux-tiers échangiste.
Au moins, permettait-il de croire qu’on continuait à nourrir sa famille uniquement par son travail et sans bourse délier.
Le troc, principe égalitaire toujours faussé par
le jeu des rapports de force, n’était plus qu’un
mauvais procédé économique pour tenter de sauvegarder un système archaïque, patriarcal et profondément injuste.
Dans un monde rural qui ne se reconnaissait
comme seuls maîtres que les caprices de la nature
et des saisons - « au plaisir de Dieu » - le paysan
français entendait conserver le contrôle de la
chaîne alimentaire du pain dans laquelle le boulanger, « ce mineur blanc » aux nuits blanches, ce
paria de la société, n’était à tout prendre qu’un
maillon intermédiaire à son service comme n’importe quel ouvrier agricole venu se louer après la
Saint-Jean.
Un acteur étranger était venu contrarier l’ordre
naturel des choses mais heureusement, on pouvait
encore faire son cidre et son calva chez soi et ce
n’était pas ce cochon de Mendès-France qui allait
changer ça.
70
LE RAPPEL
Les nouvelles qui nous arrivaient d’Algérie
n’étaient pas bonnes.
Après les attentats de la « Toussaint Rouge »
de 1954, on avait présenté les événements comme
la machination de quelques dizaines de tueurs
armés de fusils de chasse contre lesquels il convenait de sévir durement.
Les tueurs en question se retrouveront quinze
mille quelques mois plus tard, obligeant le gouvernement à envoyer des renforts militaires pour
maintenir l’ordre, en Kabylie, dans le Constantinois et dans les Aurès.
Les gens commençaient maintenant à en parler
un peu partout, à l’atelier, dans les cafés, dans les
familles avec l’opinion bien tranchée de ceux qui
ne savent pas grand-chose.
71
AU BON PAIN
Ce qui était certain c’est qu’on avait affaire à
des terroristes et qu’on ne pouvait pas supporter
ça chez nous en France puisque l’Algérie c’était
la France. Le Ministre Mitterrand l’avait encore
répété à l’Assemblée.
Heureusement, l’armée d’Indochine et la Légion étrangère se trouvaient justement prêtes au
réemploi pour mâter tout ce monde-là. Contre le
terrorisme et les criminels, une seule solution : la
force.
L’Algérie c’était la France, certes, mais c’était
aussi le pays de tous les gros colons dont les
grandes possessions d’orangers à la californienne
donnaient le vertige à la simple évocation de leur
étendue. Là-bas, on ne comptait pas en vergées
mais en milliers d’hectares comme dans nos autres colonies.
Et puis, c’était aussi un pays de huit millions
d’Arabes, des citoyens français de seconde zone,
mais qui s’étaient comportés en héros pendant la
guerre aux côtés de Leclerc et de de Lattre. Nos
Spahis algériens-français faisaient partie des troupes coloniales comme nos spahis marocains, des
héros aussi mais qui, eux, n’étaient que Marocains.
Les Français ne connaissaient pas trop les neuf
millions de Français des départements d’Algérie.
Des gros colons blancs français, ils n’en avaient
72
AU BON PAIN
jamais vu, pas plus d’ailleurs que les autres Français d’Algérie qu’on appelait déjà d’un drôle de
nom : les Pieds-Noirs.
Les seuls Arabes qu’ils côtoyaient en France,
c’étaient ceux qui arrivaient comme manœuvres
pour nous aider à la reconstruction de nos maisons après la guerre. Ils n’avaient pas toujours
bonne presse nos bicots français ; ils passaient
pour feignants et faux-jetons toujours prêts à
jouer du couteau dans les bars à Marseille ou ailleurs. En Normandie, on parlait encore de ce médecin à Caen qui s’était fait poignarder en pleine
nuit, rue de Geole au début des années cinquante.
En 1955, la connaissance de l’Algérie était faite de toutes ces représentations qui se superposaient dans les têtes aux images de la République
bâtisseuse de routes, de ponts, d’écoles.
Il n’était jusqu’à Abd-El-kader, le chef nomade, convoqué pour l’Histoire. Insaisissable à la
tête de sa Smalah, prêchant et menant la guerre
sainte, l’Emir Abdelkader sera définitivement
vaincu par Bugeaud en 1847…Ah, le brave père
Bugeaud ! L’homme à la casquette, conduisant la
riposte à la tête de ses zouaves avec son bonnet
de nuit. Abdelkader, emprisonné, libéré, la France
lui versera une pension. Retiré à Damas, il sera
décoré de la Légion d’Honneur en 1860 pour
73
AU BON PAIN
avoir sauvé des chrétiens au cours d’une émeute
et son petit-fils devenu officier français se conduira en héros pendant la Grande Guerre.
Comme elle était belle l’épopée coloniale que
nous chantaient les hussards de la République !
La France, conquérante mais magnanime, attentive comme une bonne mère, écrivait le texte de
la pièce, choisissait ses acteurs et distribuait les
rôles de l’Histoire pour le plus grand profit de
tous les enfants de France candidats au Certificat
d’Etudes Primaires.
Après tout, on ne pouvait reprocher aux Français la bouillie indigeste qui encombrait leur cervelle quand l’Etat lui-même n’avait cessé pendant
cent-trente ans de tergiverser entre autonomie et
intégration, Royaume Arabe et Code de l’Indigénat, entre assimilation-naturalisation et assujettissement au statut de droit coranique.
Les événements qui débutaient n’étaient dans
l’esprit de nos Princes qu’un avatar de plus qu’il
convenait de régler comme à Sétif en 1945. À Sétif le 8 mai 1945, les quinze mille morts algériens du jour de la Victoire sur le barbare nazi
n’étaient que la répétition générale d’une autre
guerre de sept ans qui allait commencer dix ans
plus tard.
C’est à Philippeville le 20 août 1955 que tout
74
AU BON PAIN
démarre vraiment. Ce jour-là, cent-dix Français
seront massacrés par les Fellagas dans la ville et
les villages environnants dans les conditions atroces que décriront plus tard les soldats du contingent découvrant leurs copains morts au combat.
Le foyer de la rébellion - les mots sont déjà
bien en place - est parti d’une dizaine de mechtas
des quartiers périphériques de Philippeville et du
village d’El Halia, une petite mine de fer à quelques kilomètres où Algériens et Européens travaillent ensemble.
Le ratissage - l’euphémisme est lui aussi déjà
bien rôdé - est à la mesure du drame. Il s’étend à
tout le Nord-Constantinois et rend très difficile le
comptage des morts. Dix mille, douze mille ? Un
peu plus, un peu moins ? On ne sait pas. Il est
cependant à peu près constant que si le cours
moyen de l’Arabe en temps de paix est de un
pour huit - huit étant le nombre d’enfants européens scolarisés pour un petit Algérien - dans les
moments de sauvagerie le rapport s’inverse et
grimpe à cent pour un.
Le 24 août 1955, le gouvernement Edgar Faure
décide le rappel du demi-contingent, le 19532 libéré en avril ; moins d’une semaine plus tard,
le Général Koenig, ministre de la guerre, annonce
75
AU BON PAIN
le maintien sous les drapeaux du premier contingent 1954.
Dans le Pays, la décision est accueillie presque
avec indifférence et ne semble concerner que
ceux qui en sont frappés. Il s’agissait d’une mesure provisoire, disait-on, le temps de remettre de
l’ordre dans ce Constantinois décidément bien
agité. Et puis, on voyait aussi que beaucoup de
ces rappelés embarquaient pour le Maroc ou même restaient en France dans leurs casernes. Ils
venaient en perme très régulièrement quand ils ne
rentraient pas directement dans leurs foyers bénéficiant d’exemptions tout à fait inhabituelles qui
arrangeaient tout le monde.
Pourquoi s’inquiéter donc ? Aux actualités, le
dimanche après-midi au Trianon à Valognes, on
ne montrait que des militaires l’arme à la bretelle
interrogeant pacifiquement des suspects, vérifiant
des identités comme de braves gendarmes de
campagne ou convoyant vers des « zones de sécurité » des familles entières de bergers aux maisons détruites par les rebelles. « Toutes ces mesures, disait le commentateur, ne manqueront pas
de ramener le calme dans l’Aurès...premières
annonces, espère-t-on, de la fin de la crise. »
Pourquoi Roland se serait-il inquiété en effet ?
Peu de temps auparavant, il avait rencontré com76
AU BON PAIN
me tous les ans au mois de juillet un oncle de
Christiane avec lequel il s’entendait bien.
Jules Mangon était un ancien boulanger qui
faisait maintenant carrière dans la gendarmerie et
avait été muté à sa demande en Algérie pour arrondir plus rapidement ses annuités de cotisation
retraite. C’était un homme tranquille, d’humeur
joviale mais qui ramenait sans cesse la conversation sur la formidable expérience de sa nouvelle
vie. En l’écoutant ainsi discuter pendant des heures de la douceur de vivre à Souk-Ahras, on comprenait vite que le vrai bonheur était là-bas et que
son premier métier avait bien été une erreur de
jeunesse.
- Souk-Ahras c’est un petit paradis, disait-il, tu
te croirais vraiment en France. C’est très calme,
tu sais. Les Arabes ? oui, bien sûr mais il vivent
en dehors ; on ne les voit que quand il viennent
travailler en ville, c’est comme pour les deux
mouquères de la maison. On en a une au ménage
et l’autre pour les enfants ; gentilles et discrètes
avec ça. Tiens, regarde ! C’est une photo de la
place principale, la place Thagaste. On va écouter
l’harmonie municipale le soir autour du kiosque
que tu vois au centre. Et je te prie de croire que
c’est pas de la musique bougnoule…Derrière,
mais on ne le voit pas sur la photo, tu as le Grand
Hôtel d’Orient.
77
AU BON PAIN
Le dimanche midi après la messe, avec Madeleine on est invités au cercle militaire pour l’anisette avec les officiers…on n’est pas toujours
frais en revenant, ajoutait-il en clignant de l’œil.
Le colonel est un très chic type. Il a fait l’Indo. et
la Corée ; il connaît toutes les histoires qu’on
racontait à Hanoï sur les bordels au Tonkin pendant la guerre. Il est marrant. Tu sais, là-bas les
filles travaillaient dans des cabines, ou plutôt des
réduits, dont les cloisons arrivaient à peine à l’épaule comme dans les chiottes de la troupe.
Ils en ont bavé avec les Viets mais ils avaient
aussi du bon temps.
Tiens !...là, c’est la photo de l’église Saint-Augustin, enchaînait-il aussitôt. Le chanoine nous
fait toujours de grands sermons sur Augustin. Augustin par-ci, Augustin par-là. Il est né ici à SoukAhras. Il dit que c’était un Père de l’Eglise, une
sorte d’apôtre, tu vois ! Il devait être un peu bougnoule sur les bords parce qu’il possédait plusieurs bonnes femmes. Au début, du moins !
Après, il s’est bien ressaisi ; il s’est converti et il
a pris du galon rapidement jusqu’à devenir évêque, pas très loin, à Bône. Dans ce temps-là, y
avait de l’avancement, c’est pas comme maintenant ! N’empêche que sa mère a fini comme sainte, elle aussi, Sainte Monique mais elle, elle est
moins connue.
78
AU BON PAIN
Roland l’écoutait tout en pétrissant sa pâte
dans le fournil surchauffé de juillet, un peu agacé,
un peu admiratif, un peu envieux. L’Algérie, dans
la bouche de Mangon devenait un pays mythique,
une sorte d’Eldorado, même lorsqu’il parlait du
climat et de la neige en hiver qui recouvrait le
kiosque de la place Thagaste. C’était comme si
dans ce pays brûlé par le grand soleil d’Afrique,
la neige était un bienfait supplémentaire apporté
par la civilisation pour le Noël des Européens.
Les événements d’Algérie étaient infiniment
moins graves dans l’esprit des gens que ce qui se
passait à Nantes, à deux pas de chez eux. Dans la
foulée des ouvriers des chantiers navals de Penhoët à Saint-Nazaire, les métallos avaient pris le
relais pour demander un alignement de leurs salaires sur ceux de la région parisienne. Depuis
plusieurs mois déjà, manifestations, grèves surprises, bureaux mis à sac, commissions mixtes,
accords, ruptures, défilés, combats de rue se succédaient sans arrêt.
Il n’était pas de jour où Ouest-France ne relatait des batailles rangées à coups de gaz lacrymogène et de jets de boulons entre les ouvriers et
la police. Alors qu’on croyait l’affaire réglée voilà que tout recommence fin juillet au retour des
congés payés ; les patrons dénoncent un accord
79
AU BON PAIN
d’augmentation de quarante francs de l’heure accepté sous la contrainte, disent-ils - et les affrontements reprennent. Le 17 août, on relève des
centaines de blessés et le 19 - la veille des massacres de Philippeville - un jeune maçon de vingtquatre ans est tué d’une balle en pleine tête dans
une rue de Nantes.
Les Français découvrent des mots nouveaux,
grève tournante, grève perlée qui font dire à un
patron nantais : « on ne vous empêche pas de
faire grève mais au moins faites la grève comme
d’habitude. »
On n’en voyait pas le bout et toute cette violence commençait à faire peur. Ce qui faisait peur
c’étaient les images de ces foules grises, déferlantes et hurlantes comme les grand’marées de la
Manche en Hiver, ces milliers de bleus de chauffe, de casquettes et de bérets qui faisaient penser
au retour du danger communiste comme en 36.
Déjà, la gangrène gagnait d’autres centres en
France - Le Havre, Saint-Etienne, Belfort, Montluçon - comme autant d’avant-gardes prolétariennes. Et même Lorient ! Il n’aurait plus manqué
que ceux de l’arsenal de Cherbourg s’y mettent
aussi.
L’année 1956, année terrible, marque le début
de la prise de conscience en Algérie. Elle démarre
80
AU BON PAIN
avec la majorité toute neuve des élections du 2
janvier. Guy Mollet, à la tête de la S.F.I.O., pivot
des combinaisons ministérielles tripartites, devient le nouveau Président du Conseil.
Sa silhouette fait partie du paysage. Il n’était
pas nécessaire de forcer le trait pour saisir la
grande disproportion entre le vaste front bombé
largement dégarni et le bas d’un visage plutôt
fuyant. Avec l’âge, le menton en galoche s’était
épaissi sans toutefois disparaître totalement, noyant du même coup les lèvres minces comme une
petite boutonnière découpée au ciseau, encore
plus minces lorsqu’il pinçait sa cigarette de tabac
blond. Il portait les grosses lunettes de myope du
politicien retors qui donnait l’impression de vous
regarder par en-dessous, supportant mal ainsi la
comparaison avec Léon Blum dont la myopie
était une des marques de son aura intellectuelle et
de sa vertueuse sagesse.
Il souriait peu, à cause peut-être de la fente
trop étroite de la bouche mais cela convenait bien
à l’humour glacé au deuxième degré de ce prof.
d’anglais aux motions sur mesure et aux exposés
trop bien préparés.
C’était un redoutable débatteur capable d’une
phrase de vous retourner, une salle, un amphithéâtre, des assises socialistes. Son malheur sera de
n’avoir pu imposer sa diabolique habileté sur des
81
AU BON PAIN
forces et des passions infiniment moins contrôlables qu’un congrès socialiste de cette époque.
À tout prendre, c’était bien une bonne tête de
prof qu’on aurait aimé chahuter et sur laquelle on
se rattrapait au stand des grosses têtes sur les fêtes
foraines.
Les Algérois, eux, ne se contentent pas d’une
effigie pour bombarder le nouveau Président lors
de la journée « des tomates » le 6 février.
Les Actualités françaises sont là pour filmer.
De loin. Au monument aux morts, sans un mot de
commentaire, on ne distingue que quelques bras
levés et de vagues mouvements de foules - on
nous en avait montré quand même un peu plus
pour le départ de Soustelle-le-Sauveur, contraint
quatre jours auparavant de traverser la foule en
délire sur un char d’assaut.
Les violences ? c’est un peu plus tard, devant
le Palais d’Eté. Des « empoignades, plutôt, où se
reconnaissaient un grand nombre d’étudiants. On
compte des blessés de part et d’autre », disait un
commentateur qui avait enfin retrouvé sa voix.
Une sorte de grand monôme qui aurait mal
tourné, quoi !
Mais très vite, après l’annonce de la démission
du Général Catroux, le nouveau ministre-résident
82
AU BON PAIN
nommé moins d’une semaine plus tôt par Mollet,
« Alger retrouva tout son calme. »
Au fond, tout était calme, comme dans les Aurès.
Tout était calme ! La pièce n’est pas encore
écrite mais qu’importe, les passions sont déjà engagées dans le canon des armes et tiendront lieu
de répliques. Les acteurs aussi sont déjà en place,
les Pieds-Noirs, les Algériens, l’Armée - comme
dans les ménages à trois.
Il ne manque plus que les figurants.
Roland et Christiane écoutaient les informations à la radio le soir et lisaient La Presse de la
Manche tous les jours. Autour d’eux, on continuait à penser que tout cela finirait par s’arranger
même si les esprits commençaient à être troublés
par les déclarations contradictoires qui circulaient. Un grand malentendu s’installait entre les
intentions de paix affichées par le gouvernement,
les attentats qui se multipliaient et les surenchères du gros Lacoste1 à Alger qui réclamait toujours plus de troupes sur place.
Par des personnes haut-placées qui en avaient
discuté avec Schmidt, le député-maire socialiste
de Cherbourg, on disait qu’ils allaient envoyer
1
Robert Lacoste est le successeur du Général Catroux comme ministrerésident à Alger.
83
AU BON PAIN
tout le contingent là-bas et même, paraît-il, rappeler encore d’autres classes.
Une sourde angoisse commençait à les gagner
le soir avec la fatigue des journées harassantes. Ils
en parlaient peu et sans prononcer les mots interdits, comme on fait pour les grandes maladies.
- Si cela devait arriver, disait Christiane, je
pourrais m’arranger avec Simone Courbaron ; je
ferais les tournées en modifiant un peu les circuits.
- Oui mais il y a la pesée et le transport des
grains…C’est vrai qu’on pourrait supprimer tout
ça…pour ce que ça rapporte !…Au fournil, Jean
se débrouillera tout seul, il comprendra la situation…Il suffira de l’augmenter un peu.
Roland était né le 12 Avril 1932 et appartenait
à la classe 1952-2. Entre lui et ceux de la 53-2 qui
étaient partis au mois d’août dernier il n’y avait
plus que le demi-contingent de la 53-1 c'est-àdire des gars qui avaient six mois de moins que
lui. En cas de rappel, il était à peu près certain
d’être dans la même fournée.
Pourtant, les jours de grand optimiste ils se disaient qu’il serait sûrement exempté. Quand on
connaissait les raisons de ceux qui avaient été
renvoyés dans leurs foyers au mois de septembre
la situation de Roland semblait prioritaire. Marié,
84
AU BON PAIN
ravitaillant quatre communes en denrée de première nécessité, oui forcément, il était prioritaire.
On ne pouvait quand même pas laisser sans pain
une clientèle de campagne loin de tout.
Le vote des pouvoirs spéciaux au gouvernement avait encore alourdi l’atmosphère. Deux
jours plus tôt, le 10 mars, Guy Mollet avait prononcé une allocution à la télévision pour commémorer le cinquantième anniversaire de la catastrophe minière de Courrières qui avait fait
mille-quatre-dix-neuf morts en 1906. Un curieux
discours ! Guy Mollet commençait par évoquer le
drame algérien mais pour expliquer aussitôt qu’il
n’en parlerait pas sinon pour dire aux Français
« qu’ils devraient faire preuve de courage, peutêtre même de courage militaire. » Et puis, tout de
suite après il avait embrayé sur le courage et
l’abnégation du mineur de fond constamment en
danger et « qui sait qu’il abrège sa vie soit par
l’accident soit par la maladie professionnelle. »
Un vrai discours de politique mariant trop habilement l’hommage de la Nation aux disparus,
l’ouvriérisme de bon aloi, et l’exemplarité pour
les nouvelles générations.
Pour les cinq-cent-mille privilégiés qui possédaient un poste trônant dans leur salon, anciens
combattants des deux guerres ou pas, c’était un
85
AU BON PAIN
beau discours. Mais il est vraisemblable que les
futurs « disponibles », s’ils avaient eu la télé chez
eux, n’auraient pas beaucoup apprécié le rapprochement un peu trop voyant de ce discours-alibi
même avec la perspective de profiter d’une gloire
posthume cinquante ans plus tard.
Mars et début avril se passent dans l’annonce
en vrac des nouvelles les plus diverses. Les attentats contre des fermiers qui se multiplient, les
disparitions, les règlements de compte entre Algériens, les attaques de bâtiments publics, une grenade lancée dans un cinéma à Alger, tout, donnait
la sale impression que les événements se précipitaient malgré la banalité laconique des communiqués passés au filtre d’une censure sournoise.
L’indépendance de la Tunisie et du Maroc annoncée courant mars comme la preuve que le
gouvernement s’engageait sur la voie tracée par
Mendès-France deux ans plus tôt, libérait en fait
des forces pour l’Algérie et faisait cruellement
ressortir que le sort de celle-ci était indissolublement lié à celui de la Métropole. C’est du moins
ce que devait encore penser le Ministre BourgèsMaunoury le 17 mars en déclarant « que la perte
de l’Algérie entraînerait la perte de tout l’Empire
français et représenterait (pour la France) son
irrémédiable décadence. »
86
AU BON PAIN
C’est sûrement pour échapper à cette irrémédiable décadence que le Gouvernement se décidait à rappeler par décret du 12 avril 1956, les
classes 53-1, 52-2 et 52-1.
Roland se trouvait au beau milieu du pétrin.
Cette fois-ci, le branle-bas de combat est général. En quelques semaines, c’est toute la 53-1 qui
rejoint les casernes. Direction l’Algérie via Marseille. Les regroupements se font selon des plans
qui échappent à la logique ordinaire. Le camp de
Sissone voit défiler beaucoup de monde, ceux de
Mourmelon et de Frileuse également ; des noms
qui n’ont pas la consonance familière des villes
de garnison habituelles et rappellent de mauvais
souvenirs. Trois semaines passées au même endroit et renaît le fol espoir de ne pas partir. En
fait, personne ne sait rien. Comme toujours, l’ordre d’embarquer dans les camions arrive au dernier moment.
Roland connaissait de vue un jeune mécanicien qui s’était installé à son compte à la sortie de
Quinéville. Il avait reçu ses ordres et était parti
dans les premiers avec son contingent. Tout était
fermé. Il habitait avec sa jeune femme dans une
petite maison à côté du garage ; désormais sans
ressources, elle était retournée vivre chez ses parents cultivateurs à Saint-Jacques-de-Néhou.
87
AU BON PAIN
Avant de tout laisser, il avait pris le temps de
peindre une inscription en noir, pour qu’on la vît
bien de la route, sur les deux portes en tôles ondulées de son garage. La peinture avait dégouliné
jusqu’en bas mais on pouvait lire ces mots tracés
d’une main rageuse en forme d’épitaphe au dessus du gros cadenas :
FERMÉ POUR CAUSE
DE RAPPEL EN ALGÉRIE
En passant par là un dimanche après-midi, Roland s’était senti tout de suite très proche de cet
homme qu’il ne connaissait pas vraiment. Il l’entendait hurler sa révolte placardée en lettres géantes sur la tôle comme un cri de colère et se demandait s’il aurait eu lui-même le courage de clamer en public son propre dégoût.
Il courait pourtant le risque de voir lui aussi
ses propres espoirs mis entre parenthèses ou même anéantis pour cause de remboursement des
emprunts auprès des banques. On ne savait d’ailleurs toujours pas si le courage silencieux demandé aux Français et pareil à celui des mineurs dont
avait parlé Guy Mollet comprenait également
l’abnégation sacrificielle des banquiers pour suspendre momentanément les échéances.
Le temps passait. Avril allait se terminer. Le
88
AU BON PAIN
printemps, après un hiver si rude, tardait à se
montrer. Il y avait toujours ce petit vent aigre qui
venait de la mer et vous saisissait dès qu’on mettait le nez dehors. Roland et Christiane attendaient et prenaient des dispositions…au cas où !
À la mi-mai, toujours rien. Roland se disait que
finalement il y avait peut-être assez d’hommes
comme ça pour une simple pacification. On parlait déjà de cent-soixante-dix-mille bidasses sur le
terrain.
Un jour, on était le mardi 22 mai il s’en souviendrait longtemps, il vit la camionnette des gendarmes de Quettehou s’arrêter devant la boutique.
Il était dix heures et il préparait la quatrième fournée exactement comme le jour où il avait été contrôlé par les « Indirectes ».
Il comprit immédiatement. Les gendarmes lui
apportaient en mains propres sa feuille de route
lui enjoignant de rejoindre la base aérienne de
Mont-de-Marsan sous quarante-huit heures muni
de son livret militaire.
Oui, il s’en souviendrait longtemps parce que
ce jour-là, le 22 mai, le Pays abasourdi apprenait
la mort de dix-huit jeunes soldats du contingent
massacrés d’une façon affreuse dans une embuscade à Palestro en Grande Kabylie.
89
LA NOCE
Bizarrement, il se sentait soulagé. Enfin, apparaîtrait au grand jour l’extravagance d’une situation qui faisait du boulanger, ce forçat de la nuit,
un exclu de la société dont l’importance n’était
reconnue que lorsqu’il s’arrêtait de travailler.
Ainsi, serait-on bien obligé de reconnaître en
haut-lieu que la sueur d’un boulanger à Gamberville était plus utile à la communauté que la transpiration du caporal-chef Roland Boulin sur un piton des Aurès.
Toute la journée, il s’était raccroché à cette
pauvre idée tout en effectuant mécaniquement les
gestes mille fois répétés depuis ses débuts.
En se couchant le soir, lui le grand dormeur
n’avait pu trouver le sommeil. Il dressait dans sa
tête d’interminables listes de choses à régler avec
91
AU BON PAIN
l’angoissante certitude provoquée par sa veille
forcée de ne pouvoir en réaliser aucune. Vers minuit, il s’était réveillé, blotti contre sa femme, son
bras passé autour d’elle. D’autres pensées s’imposaient maintenant à lui, un besoin impérieux
d’effectuer un retour sur son jeune passé, un état
des lieux auquel son esprit n’avait pas été habitué.
Que de chemin parcouru ensemble depuis trois
ans ! La vie avait glissé sur un rythme qu’il n’avait pas connu jusqu’alors. Est-ce que c’était cela
être un homme ? Un métier difficile, un foyer, des
enfants…peut-être, une clientèle à garder, un
commerce à développer. Il n’avait pourtant pas
l’impression que ceux qui l’avaient précédé dans
la profession et qui menaient la vie épuisante des
boulangers enchaînaient les épreuves à cette cadence.
Oui mais voilà, les événements dans le monde
venaient à nouveau bouleverser la vie des gens. Il
se retrouvait dans la situation de son père qui
avait été obligé de tout quitter en 39 pour aller
faire la Drôle de guerre dans les Ardennes.
La vie reprenait pourtant son cours normal,
Staline et compagnie avaient remplacé Hitler sur
la scène internationale et, avant lui encore, le
Kaiser comme si, pour entretenir la peur et la
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AU BON PAIN
vigilance, ces catalyseurs du nationalisme, il fallait toujours un épouvantail aux frontières.
Chez nous, c’était redevenu comme avant ; on
continuait à jouer à chamboule-tout avec la tête
des ministres qui réapparaissaient aussitôt dans
un autre costume, prêts pour un nouveau jeu de
massacre. Oui, c’était comme avant. Après les
privations de l’Occupation, on se remettait à faire
du pain blanc ; on sentait bien que les gens voulaient penser à autre chose qu’à la perte de l’Indochine. Ce qui comptait, c’était de rattraper le
temps perdu, d’essayer de retrouver la joyeuse
insouciance des « congés payés » de 1936. D’ailleurs, on voyait encore sur les routes ces couples
en tandem à cadre mixte, femmes au dos bronzé,
cloisonné par les bandes de peau blanche des bretelles entrelacées du maillot et les hommes debout
sur les pédales, béret rond sur la tête.
Et c’était vrai qu’ils avaient participé à la fête
du renouveau : travail et insouciance, c’étaient les
maîtres-mots de l’art de vivre à la française. Il y
avait une bonne raison à cela : c’était le temps de
leurs fiançailles.
Christiane était la nièce d’amis de ses parents.
Ils se croisaient parfois dans les familles, ce qui
leur avait donné l’occasion de se jauger du regard
en silence et de vérifier tout le bien qu’on rapportait de part et d’autre sur les jeunes gens.
93
AU BON PAIN
Au retour de son service militaire, il avait pris
une place de « brigadier » à vingt et un ans et demi chez un patron de la rue des Religieuses à Valognes et passait régulièrement par Montebourg
en vélo quand il rentrait le dimanche soir pour les
levains.
Un jour, il était venu voir ses parents en semaine pour reprendre son beau pantalon bleu-pétrole,
celui qu’il laissait à la maison à cause de la farine ;
il leur avait dit qu’en repartant, il s’arrêterait à
Montebourg pour la demander à son père.
Dans la montée, il avait dû mettre pied à terre
pour mieux contrôler sa respiration et se redonner
un coup de peigne en passant devant une vitrine.
Il ne tenait surtout pas à arriver les mains moites
et le souffle court, l’épreuve d’une demande en
mariage était déjà suffisamment éprouvante comme ça…Et puis, la chaîne pouvait toujours sauter
au dernier moment. C’est donc en poussant le vélo d’une main qu’il s’arrêta, hésitant, le cœur battant devant la boutique.
Il était attendu. Tout de suite, il fut accepté. Le
carcan de la demande en mariage commençait
déjà à se desserrer un peu même s’il fallait toujours en passer par là. Ça n’avait pas empêché
son futur beau-père bougon mais ravi de lui lâcher mi-sérieux mi-badin :
94
AU BON PAIN
- Ah mais…sois pas trop pressé parce
qu’elle a pas encore vingt ans !
Pressés, ils l’étaient. Leur voyage du Tendre
n’avait duré qu’une année au lieu des deux ans
comme le voulait la tradition. Ils s’étaient pourtant arrêtés dans tous les ports sans même rater
l’escale technique du passage au tutoiement avant
de s’attarder dans le havre des fiançailles. Incroyablement amoureux l’un de l’autre, incroyablement confiants l’un dans l’autre, ils avaient
enfin touché la rive promise des épousailles qui
marquait provisoirement la fin de la croisière sur
leur mer de la Félicité.
Oui, le temps des fiançailles avait été un temps
béni, fait de retrouvailles sages, incroyablement
sages, de repas en famille le dimanche, de promenades, de lettres attendues qui mettaient deux
jours pour faire les huit kilomètres qui les séparaient. Il économisait pour se mettre à son compte,
elle finissait son trousseau. Christiane avait décidé de broder ses draps pur fil en lettres de cotons
de couleurs en suivant un modèle C L qu’elle
avait vu dans « Mode & Travaux » ; c’était quand
même plus joli et plus moderne que blanc sur
blanc. Elle aimait chanter en travaillant. Bécaud
était son préféré. Elle avait une jolie voix de mezzo-soprano douce et claire, une voix de chœur à
95
AU BON PAIN
la paroisse. Avec sa sœur Marinette, elles formaient un duo bien rôdé adaptant à leur style,
celui des Sœurs Etienne, toutes les chansons
qu’elles aimaient :
Mes mains
Dessinent dans le soir
La forme d’un espoir
Qui ressemble à ton corps
Quand elle chantait, elle ne pensait qu’à son
travail et au rythme de la musique pour rester en
mesure avec Marinette ; en les écoutant, émerveillé et pensif, il n’était pas du tout certain que
Roland, lui, pensait à Bécaud ou aux Sœurs
Etienne.
Puis, il y avait eu la noce au mois d’août 54, le
jeudi 26 exactement parce qu’ils devaient commencer dès le lundi suivant. Les gens n’avaient
pas hésité à prendre deux jours sur leur capital de
deux semaines de congés. Il faut dire qu’entre les
fonctionnaires, ceux qui tenaient un commerce,
les gens de la campagne, les jeunes gens qui travaillaient chez les artisans du canton, et les retraités, tout le monde s’était arrangé pour être là. Il
n’y avait que Michèle Lemercier, une camarade
de classe de Christiane à Notre-Dame-des-Anges
qui avait failli ne pas venir. Elle était remmailleuse de bas à Valognes chez les vieilles demoi96
AU BON PAIN
selles Pontis, les mercières-corsetières de la rue
Saint-Malo. On l’apercevait quelquefois derrière
la vitrine pour mieux séparer ses fils à la lumière
du jour, maniant le crochet, penchée sur son minuscule tambour à broderie. Les dames maintenant ne supportaient plus d’attendre et les deux
vieilles filles avaient résisté avant de lui accorder
ses deux jours. Elle se crevait les yeux sur l’ouvrage et se disait quelquefois qu’elle ne pourrait
pas faire ça toute sa vie surtout qu’avec le progrès
les femmes délaissaient de plus en plus les bas en
fil pour les bas nylon.
Les soirées étaient déjà moins longues mais il
avait fait beau. Une belle lumière douce et pâle
d’été finissant comme le Nord-Cotentin en connaît dans l’arrière-saison. Le clou des festivités,
c’était cet autobus qu’ils avaient loué pour la demi-journée. Entre le repas du midi qui ne pouvait
s’éterniser et celui du soir qui entamait une nuit
complète de réjouissances et de chansons, il fallait bien s’occuper des gens qui, pour la plupart,
n’avaient pas de voiture.
Il avait été décidé d’aller faire une grande virée dans le Val-de-Saire, ça permettait ainsi de
commencer la tournée par Gamberville pour visiter la maison des jeunes mariés. La Hague, avec
ses routes sinueuses, étroites et pentues avait été
97
AU BON PAIN
jugée bien trop périlleuse pour des estomacs surmenés ; et puis, c’est joli le Val-de-Saire !
Leur petite maison avait été envahie par une
troupe de fêtards bruyants, furetant, circulant partout comme dans une foire-expo. Les cadeaux,
avec les noms de tous les invités, avaient été étalés sur la grande table de la cuisine rallongée pour
la circonstance et sur laquelle on avait ajouté à la
dernière minute les présents de ceux qui venaient
de loin et n’avaient pas osé confier aux P.T.T. le
transport de verres en demi-cristal par peur de les
retrouver en miettes. Les gens parlaient fort en
s’esclaffant, chacun donnait crûment son avis sur
tout, se croyant dispensé de toute retenue dans
une maison qui n’était plus tout à fait un pavillon
témoin prêt à l’emploi mais pas encore un foyer
habité et vivant.
Il se souvenait que dans la chambre à coucher
il avait fallu faire la leçon à Henri pour l’empêcher de débiter ses habituelles sornettes ; le vieux
s’était donc contenté d’enfoncer les deux mains
sur le lit pour s’assurer de la bonne tenue des ressorts tout en jetant un regard circulaire et entendu
autour de lui. Un bon vivant ce farceur d’Henri…
Il était mort d’un cancer de l’intestin six mois
plus tard !
Puis ils avaient repris le car ; le chauffeur avait
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AU BON PAIN
bifurqué à gauche dans le bas de Crasville pour
monter sur les hauteurs de Morsalines d’où on
pouvait profiter de la vue sur Saint-Vaast-la-Hougue et Tatihou. Jamais personne ne venait à Crasville, c’était pourtant de là-haut qu’on avait la
plus belle vue ; c’était magnifique et bien plus
majestueux qu’à La Pernelle d’où le panorama est
pourtant plus large. Deux fois par semaine, il passait par ici et c’était beau par tous les temps. Certains jours, on avait même l’impression que le
fortin sombre et découpé sur une mer blanc-argent se rapprochait de vous jusqu’à le toucher
presque comme à travers une paire de jumelles…Et dire qu’il allait quitter tout cela pour « la
beauté sauvage des djebels » comme disait ParisMatch.
Après Saint-Vaast et Barfleur où ils avaient
fait de belles photos des jeunes mariés sur fond de
bateaux et de soleil déclinant, la côte plate et rocheuse s’arrondit mollement. Ici, le Cap Levi et la
pointe de Gatteville, comme deux oreilles naissantes sur une grosse tête de matou, se donnent
les allures menaçantes de leurs sauvages voisins
de la Hague. Mais ce qui étonnait le plus les hommes chaque fois qu’ils venaient dans ces contrées
c’était cette nature maigrichonne, pour ne pas dire
rabougrie et stérile ; habitués aux grasses prairies
généreuses du centre de la Presqu’Ile, ils ne vo99
AU BON PAIN
yaient plus là que genêts et fougères. C’était comme si la terre, la terre nourricière, épuisée et exsangue à force d’avoir tant donné aux humains
s’abandonnait dans la mer.
Plus loin vers Maupertus, ils avaient fait une
dernière halte à l’Anse-du-Brick la bien nommée.
La baie profonde entre ses deux rives protégées et
écorchées semblait dans le soleil couchant un
havre naturel pour drakkars danois en terre normande. C’était, à leur porte, une invitation au voyage pour ces gens du bocage rêvant d’aventures
lointaines l’espace d’un après-midi.
Ils ne s’étaient pas arrêtés à Cherbourg. Après
la côte de La Glacerie, le retour par la Nationale
marquait la fin du voyage. Les Rouges-Terres,
Delasse, Tollevast, ils se retrouvaient les passagers ordinaires et sages de la ligne régulière
Cherbourg-Saint-Lô de la S.T.A.O. Sur la banquette arrière, le groupe des garçons d’honneur
continuait à s’égosiller avec des voix éraillées en
essayant vainement d’entraîner la noce assoupie.
Dans leur coin, quelques-uns, un peu barbouillés, regardaient fixement devant eux. D’autres
pensaient à la suite et avaient enfin décodé la périphrase sibylline qu’ils avaient lue sur le menu
du soir tracée en anglaise d’une belle main d’écriture avec pleins et déliés :
100
AU BON PAIN
Les Demoiselles du Cap Lévi
Evidemment ! c’était du bouquet, de la crevette rose. L’eau leur en venait déjà à la bouche.
Mont-à-la-Quesne, Saint-Joseph, Valognes, le
car pressé d’arriver filait maintenant sur la N.13
rectiligne. C’était vraiment une belle journée et la
France était vraiment un beau pays. Pas étonnant
que les Allemands s’y plaisaient tant !
En ce mois d’août 1954, la vie avait enfin repris un cours presque normal. La guerre en Corée
était finie, Staline était mort et peut-être bien qu’il
n’y aurait pas de troisième guerre mondiale.
Bien sûr, on venait de perdre l’Indochine contre les Viets mais le Tonkin c’était loin et il y
avait suffisamment de problèmes comme ça dans
le pays avec la reconstruction qui n’avançait pas.
Comme tous les Français, ils s’étaient vite
consolés du désastre de Dien Bien Phu après
avoir écouté à la radio, les derniers mots avec Hanoï du Colonel de Castries promu général sur le
champ de bataille. Ils étaient également très fiers
de cette femme, Geneviève de Galard, convoyeuse de l’air, la seule femme du camp retranché,
restée pour soigner les blessés après l’atterrissage
en catastrophe du dernier avion sanitaire. « L’Ange de Dien Bien Phu », « La Jeanne d’Arc des
101
AU BON PAIN
rizières » avait eu le privilège d’être reçue par le
Président Eisenhower et de défiler sur Broadway.
Une belle parade et déjà une légende que les reportages dans les journaux et à la radio avaient
complaisamment développée et enjolivée en prenant bien soin de ne pas leur dire que les petites
Vietnamiennes des bordels militaires qui se trouvaient là-bas et n’en étaient pas revenues avaient
fait le même boulot.
C’était une défaite, d’accord, mais que pouvait-on faire contre le nombre ? Au moins, on savait que la France perpétuait la race des héros et
que le soldat français restait le meilleur soldat du
monde.
Oui, pendant l’été 54 l’espoir renaissait ; le
monde ne connaissait plus la guerre et notre empire colonial vivait à nouveau en paix pour longtemps.
Comme avant !
Oui, tout était redevenu normal. Louison Bobet venait de gagner son deuxième Tour de France exactement comme Antonin Magne avant lui
en 1931 et en 1934.
102
LE DÉPART
Mont-de-Mar-san ! Mont-de-Mar-san ! Toutle-mon-de-des-cend ! Tout-le-mon-de-des-cend !
Par la vitre de la micheline, il vit passer la casquette étoilée du chef de quai, un gros rougeaud
roulant des consonances gasconnes bien détachées qui soulignaient encore plus l’importance
de la nouvelle. Mont-de-Marsan était le terminus
pour Roland.
Après une journée entière d’un voyage harassant, cinq trains, une attente interminable au
Mans, Roland se réveillait dans un grincement de
ferraille. Il s’était assoupi dès le départ de l’autorail après Morcenx. Il n’avait donc pu voir les
jolies fermes landaises du Pays de Marsan posées
bien à plat sur le sol sableux, leur auvent tourné
103
AU BON PAIN
vers le soleil du matin et le puits à balancier devant la maison. Hommes et femmes figés comme
sur une photo de Felix Arnaudin1 avaient gardé
leur chapeau de paille à la fin d’une belle journée
du mois de mai quand le soleil tape fort au-dessus
des grands pins immobiles.
Des Landes, il ne garderait que le souvenir du
voyageur indifférent qui traverse des paysages
immenses et vides entre Facture et Labouheyre.
La forêt monotone et noire, agressive ou lointaine, faisait place soudain à de vastes étendues plates de brandes dénudées où, par endroits, on voyait briller quelques marécages aux contours incertains. Pas un animal dans la campagne, pas
une maison à des kilomètres, si ce n’est celles des
garde-barrières dont la femme tournait une manivelle inutile pour arrêter une circulation imaginaire sur des routes rectilignes et désertes fuyant
vers l’horizon. Rien, il n’y avait rien !
Au voyageur pressé qui ne pouvait s’arrêter,
pour cause de rappel en Algérie, la Haute-Lande
n’allait certainement pas livrer d’un coup ses secrets et son austère beauté.
Soudain sur pied, Roland attrapa sa valise en
1
Félix Arnaudin (1844-1921 né à Labouheyre) : historien, « sociologue »
et photographe de la Haute-Lande alors en pleine mutation. Surnommé
« Lou Pec », le fou, par ses contemporains. Un Fada landais.
104
AU BON PAIN
bois, celle qu’il avait fait confectionner sur mesure chez un menuisier avant de partir faire ses
dix-huit mois à la base aérienne de Cognac. L’indispensable valise en bois, la garantie absolue
contre la pluie qui détrempe le carton bouilli et
les détrousseurs de chambrée qui découpent le
rabat ; la cantine du soldat sur laquelle on posait
ses fesses dans le couloir des trains de permissionnaires bondés du dimanche soir.
Ils se retrouvèrent à quatre sur le quai, se reconnaissant immédiatement à l’air emprunté de
ceux qui attendent on ne sait quoi. Le chef de
bord du camion les reconnut aussi. En un rien de
temps, ils grimpèrent à l’arrière d’un G.M.C. bâché qui attendait devant la gare.
Quatre ! La rafle de la soirée était maigre. Assis en face de Roland, un postier de la HauteLoire racontait qu’il « travaillait dans la distribution » pour éviter de dire qu’il était facteur. Il y
avait un viticulteur angevin de Cravant-les-Coteaux complètement démoralisé par ce qui lui arrivait encore, après que ses cépages de Cabernet
franc n’eurent pas résisté aux -22° du mois de
février. Le dernier, un Bordelais, était dessinateur
à la Ville. Marié, un enfant, il attendait une intervention imminente de Chaban-Delmas, le députémaire, Ministre d’état ; un homme vraiment très
sympathique qui faisait la pluie et le beau temps
105
AU BON PAIN
et à qui il avait eu l’honneur de serrer la main au
moins trois fois. L’air douloureux et hautain, il
s’était écarté des trois autres pour bien montrer
qu’il se trouvait là par erreur et comme pour se
protéger d’une épidémie toujours transmissible.
On était loin des départs en fanfare trois ans
plus tôt. Bon pour le Service ! Bon pour les filles ! L’Armée en ferait des hommes, disaient les
gradés.
Plus tard, ils étaient devenus des hommes mais
fragiles, si fragiles que le cours de leur existence
pouvait encore en être bouleversé…
On les dirigea, après un rapide passage aux
cuisines, dans une piaule mal éclairée où une
quinzaine de types avaient déjà pris leurs habitudes. Les rares conversations se faisaient à voix
feutrée en tête à tête. Beaucoup s’étaient lancés
dans des lettres interminables.
Leur arrivée provoqua un regroupement spontané. Quelqu’un leur expliqua que des incidents
avaient eu lieu en plusieurs endroits. À la base de
Cazaux, à moins de cent kms d’ici, des rappelés
avaient tout cassé dans un réfectoire et même
insulté des gradés. Un Lyonnais arrivé depuis la
veille répétait encore que des bagarres avaient
éclaté à la gare de Grenoble. Des jeunes communistes avaient couché une grue sur les voies, déversé du béton sur les aiguillages pour bloquer le
106
AU BON PAIN
mécanisme et empêcher le train de partir. Il racontait qu’il y avait eu des dizaines de blessés
avec la police. Les journaux avaient parlé de simples incidents mais c’était du sérieux.
- Tu comprends, disait le Lyonnais, ils préfèrent dans ces cas-là disperser les mecs au maximum. C’est pour ça qu’on est ici. Mont-de Marsan est une base opérationnelle qui n’a rien à voir
avec l’Algérie ; on les emmerde plutôt. D’une
manière ou d’une autre, ils vont sûrement se débarasser de nous rapidement.
Le Lyonnais prenait l’air rassurant d’un spécialiste sûr de lui et bien informé. Affirmer qu’on
« se débarrasserait d’eux d’une manière ou d’une
autre » ne voulait rien dire mais permettait de
s’endormir l’esprit plus serein et de garder encore
un peu d’espoir…
Le lendemain fut une journée de total désœuvrement. Affalé sur un lit du bas, Roland semblait
rattraper les heures de sommeil perdues depuis
deux ans. Il avait écrit une longue lettre très tendre à Christiane comme au temps des fiançailles
mais où perçait de l’inquiétude parce qu’un sergent était passé prendre les feuilles de route et les
livrets militaires.
Le sergent, un type de l’active, bombardé de
questions ne savait rien. Un peu plus tard, il était
revenu pour les emmener chez le fourrier d’où ils
107
AU BON PAIN
étaient ressortis habillés de pied en cap avec casque lourd et tout le barda.
L’uniforme qui fait le soldat faisait resurgir les
automatismes d’autrefois et le vocabulaire vache
et viril oublié depuis des années. Le soir même, il
y eut rassemblement devant l’officier de semaine,
avec appel, au garde-à-vous, juste avant la soupe.
Par petites étapes, ils redevenaient les bidasses d’hier prêts à marcher au pas cadencé, parés
pour une nouvelle vie.
Ils étaient maintenant une bonne quarantaine.
La journée du lendemain, un samedi, s’annonçait
aussi morne. Vers neuf heures et demie, la porte
de la carrée s’ouvrit brusquement ; dans l’encadrement, le sergent de la veille, méconnaissable,
se mit à beugler :
- Rassemblement dans quinze minutes devant
la compagnie avec tout le paquetage, couchages
pliés et la piaule balayée. Allez…fissa ! Vous
partez en week-end, ajouta-t-il finement.
- Oh !…oh !…doucement ! Ça va pas, non,
on n’est plus des bleus !
- Vos gueules ! Vous avez un quart d’heure
pour gicler.
Six bahuts attendaient sur la place d’armes. La
base avait bien fait les choses. Pour le salut aux
Couleurs avant l’embarquement, un des com108
AU BON PAIN
mandants en second s’était spécialement déplacé
pour la cérémonie. Il était arrivé en sautant avec
légèreté d’une jeep pas encore tout à fait arrêtée,
manches retroussées, le torse bien moulé dans un
battle-dress élégamment retaillé des commandos
parachutistes.
Au garde-à-vous, ils avaient écouté sa harangue sans broncher :
- « Soldats,
Au moment où vous allez quitter le sol de la Patrie, je voudrais vous apporter le salut de la
France et spécialement celui de l’Armée de l’Air.
En vous embarquant pour la terre d’Afrique
comme le firent naguère vos aînés, je sais que le
Pays peut compter sur votre engagement sans
faille pour maintenir les traditions de notre armée et en pacifiant la terre algérienne mettre un
terme à l’inquiétude et au déchirement. » - Après
un décollage sans histoire et un large tour d’horizon, le commandant devait maintenant effectuer
la mission pour laquelle il avait reçu ses instructions. - « L’Armée de l’Air, dont les missions aériennes sont en constante redéfinition a décidé
d’apporter également son concours actif sur le
terrain. Dans ce but, l’Etat-major vient d’ordonner la création d’un corps de commandos des
Fusiliers de l’Air dont le rôle sera de défendre les
109
AU BON PAIN
départements français d’Algérie. Les opérations,
rapides et courtes, seront exécutées avec de
faibles effectifs en privilégiant le combat offensif.
Rapidité, surprise, légèreté, adaptation aux conditions de combat en Algérie seront les caractéristiques de ces unités d’élite. »
« Ces commandos regroupés depuis peu à La
Réghaïa, à vingt kms d’Alger, au sein de la
541ème demi-brigade, seront constitués uniquement sur la base du volontariat. Après une première sélection rigoureuse en France, les hommes choisis recevront ensuite en Algérie une formation adaptée afin que ces unités figurent parmi
les meilleures. »
« Je souhaite que parmi vous d’authentiques
volontaires se déclarent, aujourd’hui, ici, pour
l’honneur de la cause que nous défendons là-bas.
Je sais que la flamme de la jeunesse, le goût du
nouveau, l’esprit de décision sont des qualités qui
vous animent ; jointes à l’ambiance de l’unité et à
la présence de vos chefs, ceux d’entre vous qui
incorporeront ce corps d’élite auront la chance
de vivre une aventure unique dont ils pourront
plus tard être fiers auprès de leurs familles et de
leurs amis. » - En quelques salves, le commandant pensait avoir fait mouche sur sa cible ; pour
s’en assurer il reprit de la hauteur. - « En devenant demain combattants de l’Armée d’Afrique
110
AU BON PAIN
vous assurerez après vos pères, la sauvegarde
des valeurs humaines que la France a toujours
représentées aux yeux du monde et pour laquelle
elle s’est sacrifiée sans compter. » - Le commandant aimait beaucoup ce passage qu’il avait appris
par cœur en visionnant et revisionnant un film du
Service cinématographique aux Armées.
Il ne lui restait plus, dès lors, qu’à redescendre
en effectuant un impeccable virage sur l’aile. « Avant que ne disparaissent les côtes de France
en quittant Marseille, je souhaite que Notre-Dame-de-la-Garde, la Bonne Mère, vous apporte sa
bénédiction pour que renaisse l’espoir…Tout
laisse espérer, en effet, que grâce aux efforts de
tous, bientôt va renaître une Algérie pacifiée et
prospère. »
Des volontaires, il n’y en eu point ce jour-là.
La suite ne fut qu’une interminable journée de
transport. Durement secoués dans les G.M.C, le
cou meurtri par le casque lourd, ils étaient montés
à Agen dans un Bordeaux-Marseille direct. L’arrêt dans chaque grande ville voyait de nouveaux
renforts embarquer dans les six wagons de queue
qui leur étaient réservés. À Toulouse, à Nîmes, à
Montpellier, les hommes qui montaient étaient
peu nombreux parce que d’autres trains avaient
déjà quitté les gares, emmenant des contingents
111
AU BON PAIN
fractionnés pour éviter des rassemblements trop
importants.
Dans les wagons surchauffés par le soleil du
Midi, l’atmosphère irrespirable faisait monter les
odeurs aigres des transpirations qui se mêlaient
aux émanations aseptisées des paquetages fraîchement sortis des magasins d’habillement. À
chaque arrêt, des têtes hirsutes, le cou dévissé,
s’encadraient par les fenêtres des wagons, hurlant
aux employés S.N.C.F., aux filles, aux voyageurs,
à la ville, au monde, la formule magique, le sésame de la porte de sortie, l’objet de tous leurs
rêves, la quille, bordel !
À Marseille, ils n’eurent pas droit au grand escalier de la gare Saint-Charles. Regroupés par
unités, ils quittèrent les quais en longeant des bâtiments crasseux, colonne par un pour qu’on puisse mieux les recompter encore. Par des cheminements compliqués où veillaient des C.R.S. vigilants comme des bouviers des Ardennes, ils atteignirent enfin la sortie de service où, après une
nouvelle attente, et un nouveau recomptage, ils
gagnèrent le quartier Sainte-Marthe au nord de
Marseille, entassés dans des camions militaires
qui faisaient la navette en continu avec le camp.
Un peu plus tard, dans la moiteur d’un dortoir
ouvrant directement sur la charpente du toit,
112
AU BON PAIN
ceux-là même qui, l’après-midi, imploraient d’une voix éraillée leur adresse aux filles qui passaient sur le quai se retrouvaient soudain orphelins de leur vie d’avant. Recroquevillés sur leurs
pauvres odeurs civiles déjà dispersées, les combattants de l’Armée d’Afrique avaient maintenant
la certitude d’avoir basculé dans une autre existence, un monde nouveau, inconnu et obscurément dangereux.
Roland, les yeux grand ouverts, les mains croisées derrière la tête ne dormait pas. À sa gauche,
le type sur le lit de camp du troisième étage, ne
dormait pas non plus. C’était le Bordelais. Sa
bonne étoile ne scintillait plus. Tourné vers le
mur, les épaules agitées de légers frissonnements,
Roland s’aperçut qu’il pleurait.
113
BOUFARIK
Personne n’avait été malade en dehors de quelques-uns qui, en d’autres occasions, n’auraient
pas non plus supporté les odeurs de vieille graisse
rancie mêlée aux relents acides des locaux mal
désinfectés après les houleux voyages d’hiver.
Il avait fait très beau et la traversée s’était déroulée sans histoire. Les hommes allaient et venaient sans arrêt entre la fraîcheur du pont et leur
hamac pour échapper à l’étouffement des entrailles du bateau cloisonné en caissons malsains et
sonores comme des citernes.
Ils naviguaient sur le « Kairouan » la perle de
la Compagnie Mixte de Navigation capable de
rallier Alger en moins de vingt heures ; le beau
bateau blanc qui faisait penser aux départs en115
AU BON PAIN
chanteurs vers Alicante, le Maroc et l’Afrique
noire des Croisières Paquet dont Roland avait vu
une affiche sur un mur du quai de la Joliette.
Aucun des deux mille bidasses massés sur les
ponts n’avait raté l’arrivée à Alger, Alger la blanche, Alger la belle qu’une photo en double-page
de Paris-Match, laissait imaginer au lecteur que la
vue valait à elle seule le déplacement.
C’était magnifique dans le soleil resplendissant du matin mais en Kabylie là-bas vers l’Est le
soleil également devait briller au-dessus des gorges de Palestro.
Derrière le décor, la dispersion de son groupe
s’était rapidement effectuée. Beaucoup partaient
assurer la garde dans les fermes de la Mitidja. Les
Fellagas avaient déjà incendié par ici des exploitations isolées dont ils avaient massacré tous les
occupants en pleine nuit. La nuit, le pays leur appartenait, le danger était partout et les cibles à
protéger bien trop nombreuses.
Roland avait revu le Lyonnais. Il avait été affecté dans le secteur de L’Arba dans une plantation de tabac. Des orangeraies, des vignobles, des
plantations de tabac il y en avait à perte de vue
autour de la petite ville adossée aux premières
collines de l’Atlas.
Le Lyonnais toujours fureteur était tombé par
116
AU BON PAIN
hasard sur le Guide Bleu 1955 de la région qui
mentionnait pour la commune de L’Arba une
population de trois-mille-vingt-six habitants dont
mille-neuf-cent-douze indigènes.
Comment était-il possible de faire encore ce
genre de distinction ? Il avait aussitôt pensé que,
par différence, les mille-cent-quatorze Européens,
les descendants des pionniers de 1835, se trouvaient eux-mêmes sur place depuis une bonne
centaine d’années et étaient donc des autochtones
au même titre que les autres.
Est-ce que pour maintenir cet ordre colonial
ancien, il était nécessaire d’envoyer des gones se
faire tuer là-bas ? Les habitudes ont la vie dure ;
le Lyonnais ne devait pas savoir que malgré la
suppression du Code de l’Indigénat à la Libération, jamais les contorsions de l’Administration
républicaine et de la Cour d’appel d’Alger « n’avaient poussé aussi loin qu’en Algérie la confusion entre les mots du Droit et les choses du vécu. »1
La ferme appartenait aux Mélia. Les propriétaires, d’origine espagnole, avaient créé la S.A.CM.A., une manufacture de cigarettes à Bab-ElOued où ils employaient les Européens d’origine
1
Patrick Weil : Le statut des musulmans en Algérie coloniale, une
nationalité française dénaturée.
117
AU BON PAIN
modeste du quartier. C’était une belle affaire de
famille qui avait investi dans toute la filière et
dont les intérêts étaient indissolublement liés à
ceux de la S.E.I.T.A., le monopole d’Etat de la
distribution.
La sécurité de leurs biens semblait d’autant
mieux assurée que la ferme était également le
siège de l’Etat-major d’une demi-brigade de fusiliers de l’armée de l’air. Le plus délicat avait
donc été d’héberger tout le monde. Le Lyonnais
avait trouvé refuge avec un copain dans une petite
bauge, une porcherie désaffectée, dont l’une des
cases était déjà occupée par un harki logé à la
même enseigne.
Joues creusées, voûté, silencieux, avec l’air
ancestral d’un vieux berger berbère un peu philosophe, il était difficile de savoir ce que l’énigmatique Ahmed avait derrière le crâne. Il aurait
suffi d’une nuit, par exemple…juste avant de rejoindre l’A.L.N.…pour…
Mais non !...Ahmed était un ancien de la Division Monsabert2 un fidèle parmi les fidèles qui
avait combattu à Monte Cassino et qui se sentait
plus en sécurité dans la ferme que dans le bled.
Finalement, c’est quand il prenait son tour de
2
Le Général de Monsabert, le maître d’œuvre de la bataille du belvédère
à Monte Cassino en janvier/février 1944.
118
AU BON PAIN
garde aux endroits les plus reculés du domaine
qu’il avait vraiment peur. Il attendait avec impatience les relèves pour essayer d’oublier les hurlements glaçants et suraigus des chacals qui lui
semblaient dans les nuits argentées de pleine lune
un chœur maghrébin invisible et discordant, aussi
étrange que les youyous traditionnels des femmes
et annonciateur toutes les deux minutes de cris de
ralliement convenus d’avance juste avant l’attaque.
Une grande partie de ses journées était consacrée à se protéger des mouches qui bourdonnaient
sans arrêt autour de lui et contre le terrible soleil
de juin, il avait démarré un traitement de choc de
six mois à la Kronenbourg pour lutter contre une
déshydratation endémique qui menaçait tout le
contingent.
Le reste du temps, il astiquait une 203 Peugeot
de l’Etat-major et emmenait les gradés à Boufarik à Blida ou à Alger. Surtout à Alger ! Il aimait
bien aller à Alger. Deux fois par semaine, il y
conduisait un capitaine qui venait rejoindre sa
maîtresse, une mulâtre épaisse et maquillée entrevue dans l’entrebâillement d’une porte d’immeuble.
Le capitaine lui refilait des paquets de cigarettes Melia, de beaux paquets jaunes avec un disque rouge et une cigarette allumée au milieu.
119
AU BON PAIN
Avec ses Mélia il faisait des envieux ; c’était
vraiment de très bonnes cigarettes qui ne vous
laissaient pas dans la bouche le goût âcre du tabac
de troupe de l’ordinaire du soldat. Elles avaient
même aux dires de certains un petit côté voluptueux, celui que garantissaient les chromos de
langoureuses créatures plus ou moins déshabillées
des réclames Mélia de la Belle époque.
Roland avait tout de suite été embarqué en car
vers la base de Boufarik. Le dépaysement lui
avait semblé moins brutal qu’au Lyonnais. C’était
un peu comme à Cognac pendant son régiment,
où « volants » et « rampants » représentaient
deux mondes qui se côtoyaient dans le service
sans jamais se mêler.
La France découvrait en 1955 les hélicoptères.
Jusqu’à présent, on les utilisait dans l’armée pour
les évacuations sanitaires mais, en Algérie où il
était impossible d’effectuer des parachutages par
avion, on avait vite compris l’intérêt de ces machines qui pouvaient servir à la fois de P.C. mobile et d’engins de combat.
Boufarik était en pleine transformation. C’était
l’époque où arrivaient d’Amérique les hélicos Sikorsky moyens puis toujours plus gros et où le
120
AU BON PAIN
Colonel Bigeard mettait au point les techniques
combinées d’attaque Air-Terre.
Boufarik était à la pointe de l’innovation.
À Boufarik, il était plutôt bien installé. Caporal-chef était un grade qui permettait dans certains
cas de bénéficier du statut de sergent comme ici
où on manquait de petits gradés. En tant que
boulanger, on l’avait affecté à la soute à essence
où il contrôlait les arrivées et les sorties de carburant.
Il dormait dans une piaule attenante à une
chambrée évitant ainsi, quand il le souhaitait, les
soirées enfumées passées à taper le carton et à
boire des bibines.
Il effectuait les relèves de la garde, la nuit, en
4x4 à cause des distances. C’était l’occasion pour
lui avec le chauffeur de lancer le véhicule à fond
sur la piste d’envol, de freiner à mort et de finir
par un virage serré juste pour entendre s’entrechoquer les casques lourds des mecs qui gueulaient derrière. Idiot ! mais ça changeait un peu
des chemins creux à Crasville.
Pourtant, il n’avait pu empêcher une plaisanterie stupide. Un soir, trois bidasses écrasés de
chaleur et un peu allumés avaient décidé contre
une caisse de bière de prendre un bain dans le
château d’eau qui alimentait tout le camp.
121
AU BON PAIN
La sentinelle qui se trouvait là n’avait pas remarqué un étrange commando nocturne de trois
hommes en caleçon U.S. en train de grimper à
l’échelle de fer suivis d’un observateur impartial
très tenté également par l’expérience.
Le temps de faire trois petits tours dans la couronne d’eau puis de redescendre, ils avaient gagné leur pari.
Après un rapide débriefing, il ressortait premièrement que les Fells pouvaient faire sauter le
château d’eau exactement au moment où ils le
souhaiteraient et deuxièmement qu’il était urgent
d’expliquer autour de soi que la chambrée N°6 à
la suite d’un pari avait décidé de se mettre exclusivement à la Kronenbourg pendant quinze jours.
Juillet-août 56, marquaient la forte montée des
effectifs du contingent en Algérie. Il y avait maintenant trois-cent-cinquante-mille soldats sur place. Boufarik avait reçu également des renforts :
des techniciens, des mécanos et même des sansgrade venaient compléter les services d’une base
aérienne qui s’agrandissait. La plupart arrivaient
après trois semaines de formation militaire ou
même sans formation du tout.
Il convenait donc de casser le raisonnement essentiellement civil selon lequel spécialité-égaleindépendance. Il fallait inculquer à tous ces jeu122
AU BON PAIN
nes gens une saine discipline, leur rappeler qu’ils
étaient d’abord des soldats, qu’on était en guerre
et que le meilleur moyen de rester en vie ici
consistait toujours à tirer le premier.
Roland, un rappelé qui avait maintenant vingt
mois de service, faisait figure de vieux briscard.
On l’avait donc sorti de sa soute à essence pour
encadrer les exercices de la bleusaille.
Avec son groupe, il était parti un jour vers le
stand de tir au pistolet-mitrailleur. C’était un endroit tranquille un peu à l’écart dans le camp et
aménagé d’une façon tout à fait sommaire. Derrière la demi-douzaine de cibles individuelles, des
maçons improvisés du contingent avaient monté
un mur de toc et de broc afin d’arrêter les balles
perdues des rafales aériennes des tireurs débutants. Entre le pas de tir à dix mètres et les cibles, une poussière de sable ocre avait été étalée
comme pour bien matérialiser une zone rouge
dans laquelle il était interdit de s’aventurer.
C’était à peu près tout et les trouffions chargés
de l’entretien du site n’avaient comme seul boulot
de la journée que celui de changer les silhouettes
noires des hommes à abattre sur les cibles et de
ratisser le sable ocre pour récupérer les balles et
donner à l’ensemble un air convenable de propreté.
Les gars étaient un peu excités ; ferrailler au
123
AU BON PAIN
P.M. c’était si rare ! Ça les changerait du semiautomatique Mas 36 même modifié 1951. L’infortuné soldat de deuxième classe, l’héritier du
piou-piou de 1914 armé de son fusil Lebel à répétition pourrait enfin canarder avec une mitraillette.
L’arme bien en appui à la hanche, jambes légèrement écartées, il était soudain John Wayne
dans « Les sables d’Iwo Jima », un héros solitaire, un de ces commandos de chasse à lui tout seul
tirant au jugé, au réflexe sur un Fell subitement
apparu dans son champ de vision.
Au stand, deux groupes étaient déjà sur place.
L’officier de tir, un lieutenant, dirigeait les opérations. L’enchaînement des ordres obéissait à une
procédure très précise qui devait garantir le bon
déroulement et la sécurité.
Les gus au pas de tir avaient terminé. Ils s’assuraient qu’aucune cartouche ne restait engagée
dans le canon ; culasse en avant, ils avaient retiré
le chargeur et n’avanceraient seulement qu’après
que le lieutenant eut lancé l’air un peu narquois :
- Aux résultats !
C’était maintenant à leur tour. Le lieutenant reprenait :
- De la gauche vers la droite, numérotezvous !
124
AU BON PAIN
Roland se trouvait juste derrière les gars, corrigeant une position, stoppant net toute velléité de
brûler une étape. Enfin, l’officier annonçait :
- Feu à volonté…Ouvrez le feu !
Ça commençait à pétarader par courtes rafales
de quatre ou cinq coups. Les chargeurs n’avaient
été montés qu’avec vingt cartouches et il était difficile dans ce cas de faire durer le plaisir.
Soudain, l’arme du type au pas N°3 s’était subitement enrayée ; ça arrivait quelquefois avec le
P.M., surtout dans le sable. Il avait levé le bras
gauche en criant :
- Incident de tir, mon lieutenant !
C’était la règle. Mais, en même temps, ce con
s’était retourné, l’arme toujours collée contre lui,
montrant le visage d’un gosse étonné et boudeur
dont le joujou ne fonctionnait plus. Et tellement
con qu’il avait gardé la main droite crispée sur la
poignée et actionnait la détente par saccades comme on faisait le matin à froid avec la tirette d’un
démarreur de voiture.
Un réflexe aussi con !… Le geste de Roland
fut instantané, il se précipita main en avant pour
essayer de retourner l’arme du type vers les cibles. C’est à ce moment que la rafale l’atteignit
en pleine poitrine. Trois balles sûrement, la quatrième s’était perdue dans les airs.
Il s’écroula sans un cri.
125
AU BON PAIN
Le lieutenant arrivé en jeep le matin l’emmena
dans l’instant jusqu’à l’infirmerie ; le capitainemédecin se trouvait là et l’examina immédiatement. Il devait avoir des hémorragies internes, le
pouls faiblissait. L’ambulance du camp attendait
devant l’infirmerie pour l’emmener à l’hôpital
militaire Maillot à Alger ; mais il était intransportable. Il mourut une heure plus tard sans avoir
repris connaissance.
C’était le 7 août 1956.
Midi tombait sur la plaine arrêtée.
La vie semblait suspendue, cachée, absente.
Lui-même n’était plus maintenant qu’un corps
sans-nom, ignoré, en transit, dissimulé sous son
linceul blanc. Prisonnier de son destin et pareil au
boulanger de la chanson.
Un anonyme, le 7 août 1956, venait grossir les
statistiques officielles des vingt-quatre-mille-six
cent-quatorze morts du contingent dont sept-mille
neuf-cent-dix-sept par accident - ou incident de
tir. Il était simplement un soldat inconnu dans son
cercueil plombé, en route vers la France comme
fret de retour dans un avion de l’armée ou sur le
« kairouan ».
126
AU BON PAIN
Cette année-là en 1956, un observateur au jour
le jour de la guerre d’Algérie avait noté :
5 août : un agriculteur assassiné dans sa ferme
de Aïn El Arba ; l’autocar Alger-Miliana attaqué,
trois personnes tuées, les seuls Européens de l’autocar.
6 août : un garde-champêtre musulman égorgé ; un cafetier assassiné à Biskra ; embuscade
vers Tabbat : une section du 117ème R.I. anéantie,
treize morts, seulement trois survivants.
7 août : Rien.
127
CORENTIN HUREL
C
orentin Hurel était boucher à Saint-Martin-des-Groseillers. Un bon boucher ; sûrement le meilleur des trois que comptait
Saint-Martin aux dires de la population. Le jeudi,
jour de marché, il fallait voir les femmes de la
campagne attendre leur tour avant de repartir bien
servies pour la semaine, chargées de rôtis, de potau-feu, de blanquette de veau qu’elles prépareraient à la crème, et d’un gigot de pré-salé pour le
dimanche suivant. Généralement, elles arrivaient
directement de chez la Mère Hautemanière, la
marchande de poisson sur la place, où elles
avaient longuement attendu dans le froid leur
morceau de congre pour le lendemain. Elles n’avaient que la rue principale à traverser avant de
129
CORENTIN HUREL
s’engouffrer en troupeau dans la boutique pour se
protéger de la bise de nord-est qui soufflait de la
côte toute proche. Faire la queue sur le trottoir
était une pratique inconnue à Saint-Martin autant
pour les mauvais souvenirs que ça rappelait que
pour éviter de montrer la triste vision d’un égalitarisme de mauvais aloi entre ceux qui possédaient trois-cents vergées de terre au soleil et les
autres.
Et puis, cela facilitait les conversations à mivoix, les cancans, la fille à Mait’ Louis qui s’était
amourachée d’un moins que rien et qui buvait en
plus. C’était surtout l’occasion d’étaler sa bonne
fortune, celle de l’exploitation, en jouant adroitement sur des intonations habilement graduées
selon l’importance de la nouvelle. À Saint-Martin
comme dans toute la Presqu’Ile, on pensait qu’il
valait mieux faire envie que pitié.
Cette situation faisait bien l’affaire des resquilleuses pour gagner un tour ou deux. La chose
était aisée. Il suffisait somme toute de feindre une
ignorance bien calculée pour battre en retraite
sans perdre la face si l’une de ces imprudentes se
faisait vertement remettre à sa place par une vipère aux aguets. Finalement, très peu prenaient ce
risque et les incidents étaient rares par crainte du
ridicule dans une boutique pleine de monde. Et
puis, Corentin Hurel veillait au grain.
130
CORENTIN HUREL
L’homme en imposait naturellement. La petite
cinquantaine, grand, fort et beau comme un athlète de foire qui remplit le maillot, il donnait l’impression d’avoir fait sauter la deuxième bretelle
de son tablier de boucher tendu sur un poitrail
velu que laissait voir une chemise à carreaux ouverte été comme hiver sur une hauteur de trois
boutons.
Aucune carcasse ne lui résistait quand il abattait son fendoir bien affûté d’un geste sûr et puissant. En un rien de temps, il vous sciait un os de
jarret dans un quartier de bœuf sorti d’une chambre froide dont lui seul connaissait les trésors.
Tous ses gestes, fruits d’une longue pratique, tenaient du reflexe et laissaient ainsi le temps de
surveiller les abords de la place pour lui permettre
de tenir à jour la comptabilité exacte et silencieuse de ceux qui ne viendraient pas à la boucherie
ce jeudi-là.
Il avait le teint rougeaud sans qu’on puisse dire
vraiment si cela était dû au vent aigre de la campagne normande ou à la carnation du gros mangeur de viande, premier client de son commerce.
Les yeux étaient petits et vifs enfoncés dans les
orbites dans une face toute ronde ; mais ce qui
frappait le plus c’étaient les lèvres relevées aux
commissures qui finissaient de donner au visage
la parfaite caricature d’un porcelet. Du porcelet il
131
CORENTIN HUREL
avait aussi la rondeur pour ne pas dire plus. Son
tablier qui frottait sur le devant du billot portait en
permanence les traces de sang de la découpe, étalées comme un fondu aux contours imprécis d’un
coloriage d’enfant.
Corentin Hurel régnait sur un commerce florissant et personne n’osait contester l’autorité du
spécialiste en bas morceaux et quartiers nobles.
Quand il disait d’un air entendu - j’vous ai mis du
filet l’vé, ma p’tite dame, vous m’en direz des
nouvelles !- la p’tite dame repartait en confiance
mais dans l’ignorance totale où pouvait se trouver
ce fameux filet l’vé.
Cela n’empêchait pas un certain nombre de
grincheuses de se plaindre qu’il leur avait servi de
la carne dure comme de la semelle le jeudi précédent et qu’on n’avait pas pu manger même après
deux heures de cuisson.
Cela arrivait, en effet, car il fallait quand même bien faire passer entre deux, les vaches de réforme dont on avait un peu trop prolongé la carrière de bonne laitière. Dans ces cas-là, Corentin
Hurel s’en tirait par une de ces plaisanteries dont
il avait le secret et qui faisaient se tordre de rire
les gens dans la boutique :
- Ah, mais c’est parce qu’elle a eu peur en
regardant passer le train dans les marais de Chefdu-Pont.
132
CORENTIN HUREL
La rouspéteuse en était le plus souvent pour
ses frais et enrageait de ne savoir quoi répondre
en public ; elle repartait en faisant mauvaise figure se jurant que dame, la prochaine fois, elle
oserait lui dire tout net en face que son argent valait bien celui de Madame Malenfant, la restauratrice du haut du bourg chez qui partait toute la
bonne viande.
C’était un malin comme beaucoup de bouchers.
Il n’avait pas son pareil pour lancer sur le plateau
de sa balance Testut à cadran, la pesée de sept ou
huit-cents grammes de bifteck et sans attendre
que la grande aiguille graduée soit stabilisée, il
annonçait alors avec une étonnante précision
d’une voix retentissante : « et sept-cent-cinquante-trois francs de bavette d’aloyau pour Madame
Couppey ! » Il inscrivait alors sur le papier d’emballage fin et craquant, le poids et le prix avec un
crayon à mine grasse un peu sanguinolent qu’il
faisait coulisser derrière l’oreille entre casquette
et cheveux huileux. Alors, dans le fond de la boutique Madame Hurel derrière la caisse, de sa petite voix fluette un peu étouffée, répétait les consignes comme on faisait naguère dans la marine à
voile : « Sept-cent-cinquante-trois francs de bavette d’aloyau pour Madame Couppey ! »
Madame Hurel était une petite femme pâle,
133
CORENTIN HUREL
l’air toujours frigorifié avec le teint cireux des
statues des églises. Toujours tirée à quatre épingles, elle avait les cheveux d’un blond-roux aux
ondulations impeccables inlassablement reformées par la mise en plis hebdomadaire du mercredi. Timide et réservée, elle était à l’opposé de
l’image traditionnelle de la « caissière opulente
du Grand Café », à chignon pyramidal, olympienne, trônant sur sa chaise haute dans sa tour
d’ivoire.
Derrière les deux demi-vitres qui entouraient
sa cage, elle portait en permanence sur les épaules
une pèlerine courte, marron, tricotée main qui
tranchait sur sa blouse blanche et lui donnait un
air de madone enchâssée. Elle faisait ses additions avec un crayon sur un petit cahier dont elle
noircissait toutes les pages et rendait la monnaie
sans remuer les épaules par crainte du froid qui
pénétrait partout.
Tous les gens disaient qu’ils formaient un couple bien mal assorti, ce qui dans les conventions
de langage du pays incluait également l’aspect
amoureux et charnel. Le mot avait l’avantage de
donner l’impression de n’avoir pas péché par médisance et de s’absoudre par avance de toute mauvaise pensée. À la campagne, la franche gaudriole
était plutôt réservée pour les fins de repas de noce
134
CORENTIN HUREL
où il semblait admis depuis toujours pour les
hommes d’honorer les jeunes mariés par les plaisanteries grasseyantes qu’on leur avait servies
quand ils étaient jeunes.
Quand il avait terminé le gros du travail de la
matinée et après s’être solidement restauré, Corentin Hurel partait se faire faire la barbe chez
Plantefol, le coiffeur de l’autre côté de la place.
Commerçants et rentiers prospères s’octroyaient
ce petit luxe pour satisfaire à peu de frais un plaisir de Sybarite inné en chaque être humain. Si les
chirurgiens-barbiers avaient perdu au cours des
siècles le privilège de pratiquer la petite chirurgie
pour soulager dans la douleur le corps des hommes, du moins restait-il aux barbiers-coiffeurs la
ressource, pleine d’avenir, de bichonner leur personne en frisant les moustaches, en rasant les
barbes et en taillant les rouflaquettes.
Ainsi donc, Corentin Hurel en s’installant sur
le fauteuil pivotant éprouvait-il instantanément la
sensation délicate qu’on allait s’occuper de son
visage comme de celui d’un pacha. Déjà, il aimait
le frottement énergique du coupe-chou sur la lanière de cuir souple et le frais passage du blaireau
sur la peau tendue et encore plus rouge que de
coutume sous l’effet d’un début de digestion un
peu lourde. Il en profitait pour piquer un petit
roupillon, une somnolence légère qui le récom135
CORENTIN HUREL
pensait de tous ses efforts tout en lui permettant
de goûter l’instant présent et de guetter les allées
et venues de Madame Plantefol dans le salon.
Les Plantefol étaient un jeune couple qui arrivait de Cherbourg sans qu’on sût au juste ce qui
les avait amenés jusqu’ici. Il est vrai qu’on ne
connaissait pas toujours non plus les raisons de
ceux qui partaient s’installer là-bas. À part peutêtre certaines filles perdues qui allaient se fondre
dans la foule des marins et des dockers.
Cherbourg, la grande ville anonyme, le grand
port, « le refuge des pécheurs » disaient parfois
les bonnes femmes sans rire, accueillait tous ceux
qui avaient de bonnes raisons de quitter leur coin
de terre.
Le couple n’avait pas encore d’enfant et vivait
dans une certaine insouciance et une fantaisie qui
étonnaient. Lors de la fête patronale, par exemple,
Plantefol faisait paraître une petite réclame dans
le programme des réjouissances ainsi rédigée :
Les cheveux s’envolent
Sous les ciseaux de Plantefol
Liliane Plantefol ne travaillait pas. Elle faisait
des apparitions dans le salon pour balayer les
cheveux qui tapissaient le sol et converser avec
les clients qui avaient ses faveurs. Aux dires des
femmes de Saint-Martin, elle n’était pas franchement jolie, jolie, mais elle avait cet air déluré des
136
CORENTIN HUREL
filles de la ville qui plaisait aux hommes et alertait les épouses. Elle plut à Corentin Hurel. Les
visites quotidiennes du boucher tenaient maintenant du madrigal et jamais il n’avait manifesté
autant d’empressement pour se rendre à sa séance
quotidienne de rasage.
Ils devinrent amants…
Ils se retrouvaient à la sortie du bourg sur la
route de Bonville où, à cette époque encore, Corentin Hurel possédait un petit abattoir privé bien
aménagé avec une pièce sur l’arrière qui pouvait
faire fonction de coin bureau-remise ou de coin
repos, au choix.
Lui qui n’avait jamais connu de femmes autrement que dans un vrai lit, même au régiment, il
était prêt maintenant, à son âge, à prendre tous les
risques pour elle. Un jour, il lui proposa de l’emmener au gabion dans les marais de Cloville pour
y passer une nuit. Là, il pourrait tout à la fois satisfaire sa passion pour la chasse au canard et son
appétit pour elle.
L’idée changeait de l’ordinaire et plut un instant à Liliane. Mais, outre l’inconfort du lieu, il
aurait fallu trouver des raisons compliquées pour
s’absenter, alléguer une invitation à une soirée
anniversaire à Cherbourg, prendre l’autobus, descendre trois communes plus loin, attendre qu’il
137
CORENTIN HUREL
vienne vous chercher en voiture…Il était plus
simple de se donner rendez-vous justement à
Cherbourg où elle avait encore ses habitudes. Et
puis finalement, l’idée de se retrouver elle-même
au milieu des trophées de chasse de son galant
heurtait sa sensibilité de femme ; un homme était
bien incapable de comprendre ces choses-là.
Corentin Hurel au volant de sa Frégate Renault
prenait donc tous les mardis la route de Cherbourg sous le prétexte de régler quelques « affaires » essentielles chez un notaire de ses amis.
Mentir lui allait bien, c’était un jeu comme de
berner les gens sur la marchandise dans sa boutique. Mais, à ce jeu-là, ses vraies affaires restaient en attente ; il oubliait des rendez-vous importants dans les fermes, se trompait dans les
commandes et prenait du retard dans le débit des
grosses carcasses.
Corentin Hurel n’avait pas organisé sa vie en
fonction de situations comme celles-là. Ah, s’ils
avaient habité Cherbourg il aurait pris une garçonnière du côté de la rue de la Bucaille ; ni vu,
ni connu...Alors qu’ici…!
Ici, on commençait à jaser. Tout le bourg savait maintenant que Corentin Hurel s’était fait
débaucher par cette catin de Liliane Plantefol. On
plaignit beaucoup Madame Hurel. Bien entendu,
138
CORENTIN HUREL
le coiffeur premier témoin de ses déboires était au
courant.
Il décida de se faire justice lui-même.
L’entreprise était importante, grave même et
devait être préméditée dans tous ses détails. Il
fallait d’abord éloigner sa femme quelques jours,
le temps de se retrouver seul à seul dans le salon
avec le boucher à un moment qu’il n’avait pas
encore déterminé parce que l’affaire pouvait
prendre du temps et devait absolument se dérouler sans témoins.
La première partie du plan était la plus facile à
réaliser. Il savait que sa femme, frivole, aimait
beaucoup s’amuser. Elle s’ennuyait à Saint-Martin. On était en mai ; il lui proposa d’aller passer
quelques jours pour la fête de la Sainte-Echelle à
Octeville. Ils y allaient souvent au début quand ils
s’étaient connus. La grande parade, les bals, la
retraite aux flambeaux, tout cela lui changerait les
idées ; il la rejoindrait le dimanche puisqu’il ne
pouvait pas fermer le salon en semaine.
Elle s’empressa d’accepter.
Ce vendredi-là, Corentin qui n’était au courant
de rien, se présenta comme d’habitude, surpris de
ne trouver que le Coiffeur. L’air bougon et las, il
se décida pour une coupe de cheveux en règle.
Fatigué par la vie qu’il menait depuis quelque
temps, il s’endormit instantanément sur son fau139
CORENTIN HUREL
teuil. C’était exactement ce qu’attendait Plantefol ;
tout s’enchaînait comme prévu. Alors, il affûta
longuement son rasoir sur le cuir, se saisit de sa
meilleure paire de ciseaux. Il respira profondément…le geste suspendu comme pris par un remords tardif…Non, il ne fallait pas faiblir…pas
maintenant ! Oui, il pouvait y aller.
Il s’élança…
En un rien de temps, de grosses touffes brunes
de cheveux qu’il saisissait par poignées et qui
crissaient entre les lames tombaient une à une sur
le sol. Il trouvait le bon rythme ; progressivement,
il abandonnait les réflexes du professionnel à la
recherche du dégradé raffiné. Il sentait peu à peu
la bonne humeur revenir ; le cocu vindicatif cédait la place au poète guilleret et optimiste qu’il
avait toujours été. Il se surprit à murmurer :
« De longues mèches brunes s’envolent en
lambeaux,
Sous le cliquetis rapide et aérien de mes ciseaux. »
Et clic et clac et clic et clac et vole jolie crinière. Et clic et clac et clic et clac et choient gentils cheveux…
C’était grisant. Tout à coup, il était redevenu
l’apprenti s’acharnant par la pensée sur la tête de
son patron, le trouffion rigolard taillant des coupes « Centre d’Instruction » aux nouveaux ap140
CORENTIN HUREL
pelés du contingent. Mieux, il était le justicier
dont il avait entendu parler au catéchisme rasant
les tresses de ce Samson pour le priver de sa force
et, il l’avait lu plus tard dans l’Almanach Vermot,
de sa puissance sexuelle…
…Bien fait pour ce salaud et cette salope de
Dalila !
Corentin émit un grognement sur son siège.
Attention ! Il ne devait surtout pas se réveiller
maintenant. Avec précaution, il passa la brosse à
cou sur les joues noircies parsemées de petits
poils ; s’il éternuait c’était fini. Il attendit un instant. Le plus difficile était de passer le rasoir pour
obtenir la sphère parfaite. Il ne lésina pas sur le
savon à barbe bien mousseux qui lui faisait une
perruque blanche de vieillard impuissant. L’idée
lui plut. Il recula d’un mètre pour mieux apprécier
le tableau.
Il se remit au travail ; le rasoir glissait bien sur
le crâne, découvrant à chaque passage de larges
couloirs de peau rosée. Il fallait faire vite. Corentin remuait de plus en plus sur son fauteuil comme si son corps doté d’une vie propre voulait
avertir son esprit que des sensations nouvelles de
froid et de nudité annonçaient l’arrivée d’un péril
imminent.
Enfin, il arriva au bout. Enchanté du résultat, il
décida sur le champ d’octroyer en prime au bou141
CORENTIN HUREL
cher une friction double-dose d’une lotion qui
plaisait. Délaissant la bouteille d’Eau de Cologne,
trop classique, il se saisit du grand flacon de
« Cuir de Russie », un parfum aux fragrances
puissantes qu’il conseillait à ses clients les veilles
de fête pour ne laisser le jour même qu’une trace
légère et distinguée. La violence des senteurs
jointes aux irritations de l’alcool sur la peau de
son crâne meurtri et malaxé d’une main ferme,
réveillèrent pour de bon Corentin Hurel.
Tout d’abord, il ne se reconnut pas. La glace
lui renvoyait l’image d’un catcheur boursouflé et
sonné pour le compte. Cette tête-là, cette espèce
de Chéri-Bibi boudeur, ça ne pouvait pas être lui,
c’était quelqu’un d’autre. Il essaya d’établir un
lien avec un individu surgi dans la fulgurance
d’un mauvais rêve qu’il venait de faire et né d’une sensation tactile instantanée. En vain.
Derrière le fauteuil, Plantefol, souriant, satisfait, professionnel, miroir de contrôle en main,
quêtait une approbation du regard.
Il se leva, enfonça sottement sa casquette en
toute hâte comme fait une femme surprise dans sa
nudité et qui se couvre avec ce qui lui tombe sous
la main. Il sortit, entraînant à sa suite les effluves
du « Cuir de Russie ». Il traversa la place, déserte
142
CORENTIN HUREL
à cette heure, pour éviter des rencontres dans la
rue et rentra chez lui.
Nul ne sut les explications qu’il donna à sa
femme. Toujours est-il que dès le lendemain, il
avait retrouvé son bagout pour expliquer à qui
voulait l’entendre qu’il avait rencontré à Cherbourg où il se rendait depuis quelque temps, un
bon copain de régiment à Bar-le-Duc et qu’après
cinq ou six vermouth-cassis, il ne savait plus très
bien, ils avaient fait le pari de se faire tondre : la
boule à zéro comme au bon vieux temps. Lui, il
ne s’était pas dégonflé et voilà le résultat.
Dans la boutique, sur le marché, les gens l’écoutaient sans oser faire de commentaires. Certains le crurent ; beaucoup hochaient la tête, signe
d’un profond scepticisme. Le doute lui profita.
Bientôt il n’en fut plus question dans les discussions. Dans le magasin, Corentin annonçait
toujours d’une voix retentissante le poids et le
prix du bifteck. C’est tout juste si on remarquait
que le crayon vaguement sanguinolent glissait
maintenant un peu sur l’oreille entre une casquette désormais trop grande et un cuir chevelu
huileux.
143
L’AMICALE
omment l’idée leur était-elle venue ? Bertrand croyait bien se souvenir maintenant
que c’est Régine qui en avait parlé la première. « Et pourquoi ne viendriez-vous pas avec
moi au repas de l’Amicale des Anciens Elèves du
Lycée », avait-elle dit un jour à Elisabeth au téléphone. La proposition semblait, à priori, surprenante puisqu’Elisabeth n’avait pratiquement pas
remis les pieds à Montluçon après que ses parents
eurent quitté le Bourbonnais pour Strasbourg.
Elle avait, certes, fréquenté les classes primaires
du « Petit Lycée » comme on disait alors mais pas
au point d’y avoir conservé de relations ou même
de simples contacts. De temps en temps, elle parlait bien d’une certaine Françoise Michaud, la fille du receveur des P.T.T. chez qui elle allait jouer
C
145
L’AMICALE
dans le grand appartement de fonction au-dessus
de la poste mais finalement, ses souvenirs d’école
étaient plutôt rares.
Les liens s’étaient pourtant maintenus avec
quelques familles jusque dans les années 70 à
travers la génération suivante. Les Malaval, des
marchands de vins faisaient partie des bons amis
de ses beaux-parents ; leur fille Régine était venue les voir à Strasbourg puis à Caen et Elisabeth
l’avait même invitée à son mariage où Bertrand
avait fait sa connaissance.
Elle avait déjà la quarantaine bien sonnée à
cette époque et n’était toujours pas casée. Le mariage, le beau mariage était pourtant une préoccupation essentielle dans sa vie. À Montluçon, son
premier terrain de chasse, elle avait découragé
bon nombre de prétendants ; trop jeunes, trop
vieux, n’ayant pas de santé, pas assez fortunés,
trop entreprenants. On racontait dans la famille
qu’elle avait rompu dans l’heure avec un garçon
qui avait osé poser son bras sur son épaule, boulevard de Courtais. Toute la ville l’avait appris !
C’était une fille gaie avec un rire franc. Le jour
de leur mariage, elle avait tenté de séduire un
cousin d’Elisabeth, Michel Evrard, Sup-Elec., ingénieur chez Dassault. Beau brun, trente-six ans,
grand, yeux noirs, très séduisant, revenus confor146
L’AMICALE
tables, aimant la mer et les bateaux et cherchant
celle qui voudrait bien partager sa passion avec
lui et plus si affinités. Régine ayant hérité de sa
famille, d’une belle villa à Pornichet, l’affaire, on
ne sait pourquoi, ne s’était pas faite.
Un an plus tard, Elisabeth reçut un jour, une
lettre d’elle lui annonçant qu’elle aller se marier.
Elle avait rencontré dans une exposition, à Paris,
un homme de cinquante-quatre ans, Maître Matthieu, veuf, avoué à Compiègne. Elle allait s’installer chez son mari mais elle avait décidé de continuer à travailler à la S.A.C.E.M. et de garder le
petit appartement qu’elle avait acheté rue des
Petits-Champs. Le mariage avait eu lieu dans la
plus stricte intimité.
Puis, ils s’étaient perdus de vue et Elisabeth,
après toutes ces années, avait décidé de renouer
les fils. Bertrand sentait en elle le désir très profond de retrouver une vieille amie mais également
celui de revoir la ville de son enfance. Le nom de
Montluçon a toujours résonné d’une manière particulière à ses oreilles, mais quand on parle lieu
de naissance elle préfère dire, certaine de son
petit effet, qu’elle a vu le jour en Bourbonnais.
- Ah oui !...Le Bourbonnais ?...C’est où ?
- Dans le centre de la France.
- Ah bon…!
147
L’AMICALE
Il plaisantait souvent Elisabeth sur ses origines
bourbonnaises, un pays qu’elle avait quitté à onze
ans et qui ne pesait pas lourd devant son enracinement normand. Elle en convenait un peu et
cette errante se disait alors citoyenne du monde
sans vraies attaches. Pourtant, il sentait bien à la
manière dont elle lui parlait des pêches de Domérat que son père lui pelait le soir à la belle saison
sur les marches de la cuisine, que c’étaient là les
meilleures pêches du monde. Ici, s’étaient tissés
les liens forts, profonds, ceux de la petite enfance
qui relient d’une manière indéfectible à un lieu.
Les appels au téléphone avec Régine étaient
devenus plus fréquents.
Elle était revenue vivre avec son mari à Nérisles-Bains, une station thermale plutôt chic, à neuf
Kms de Montluçon. Elle avait soixante-dix-sept
ans à présent. Elle s’était retrouvée veuve à cinquante-sept ans et n’avait été mariée que seize
ans. Elle vivait seule désormais dans une villa
avec un grand jardin, dans un quartier résidentiel
des hauts de Néris.
Peu à peu, l’idée faisait son chemin ; Régine
avait achevé de la convaincre en lui disant que
l’invitée d’honneur serait cette année-là Audrey
Tautou, une « ancienne » du lycée Marx-Dormoy.
148
L’AMICALE
Si Audrey Tautou venait c’était donc qu’il n’y
avait pas que des vieilles barbes dans cette Amicale. Par vieilles barbes, il fallait entendre, bien
sûr, ceux des années de guerre qui avaient connu
les dortoirs glacés et les rutabagas. Ils faisaient,
eux, partie de la génération des trente glorieuses,
celle du renouveau et du modernisme, une situation commode qui permettait de faire le lien intergénérationnel, la fameuse moyenne française et
de croire qu’ils avaient vieilli moins vite que les
autres.
Ils étaient en quelque sorte les parents d’Audrey Tautou.
C’était dit, Elisabeth allait adhérer à l’Amicale.
Jean-Paul Mazaud, ancien élève, ancien professeur du collège André-Messager, ancien principal dans le dit collège, c'est-à-dire l’ancien lycée, était depuis deux ans le nouveau Président de
l’Amicale : bref, le circuit complet avec recyclage
sur place et passage de témoin en fin de course.
Mazaud répondit très vite qu’il était très heureux d’accueillir une nouvelle adhérente et qu’il
lui souhaitait la bienvenue au nom de tous les
membres de l’Association. Il disait encore qu’il
reprenait très modestement le flambeau que ses
chers condisciples avaient bien voulu lui confier
149
L’AMICALE
l’année précédente et précisait aussi que la cotisation restait plafonnée à vingt-cinq euros.
Ils reçurent également les éditions des quatre années écoulées du Bulletin de liaison.
Mazaud succédait enfin à l’indéboulonnable Jean
Benamou alias le grand Ben, alias Big Ben. On
voyait le nouveau Président, en grand, lors de sa
prise de fonction, Mazaud encore, dans l’équipe
junior de foot 57-58 ou Mazaud enfin, recevant
l’Ordre National du Mérite quelques années plus
tard.
Heureusement, à côté de ces photos, on trouvait les lettres de la rubrique « Des Nouvelles
d’ici et d’ailleurs. » Bertrand passa plusieurs
heures à les éplucher, tant leur lecture lui apparaissait extrêmement savoureuse. Il y avait les
désinvoltes - « je ne pourrai venir au repas pour
cause de tournoi de bridge. » les médicales « Ma santé est très atteinte…en plus d’une
épaule invalidante depuis 1998, je suis assaillie
depuis le mois de mars d’une sciatique pernicieuse. » les précises - « le nom du censeur s’écrit
PEREIRA et pas avec deux R. » les insouciantes « je crois que j’ai été un peu négligent dans le
versement de mes cotisations 2001 2002 et
2003. » les nostalgiques - « je vous revois bien
sûr avec mes yeux de 17 à 19 ans de l’époque, où
vous étiez l’adjoint de M. Passarelli. »
150
L’AMICALE
Elisabeth avait reçu, comme tout le monde, le
calendrier des festivités pour 2006. Mazaud avait
retenu la date du dimanche 28 janvier et réservé
la participation d’une invitée d’honneur locale.
Audrey Tautou, malheureusement indisponible, le
Président s’était rabattu sur l’Inspectrice d’Académie-adjointe de Corrèze, une ancienne de Sévigné, Madame Monique Pasquier-Louroux, (19581965).
Bertrand aurait préféré Audrey Tautou.
Il avait été convenu qu’ils passeraient la soirée
chez Régine avant de partir ensemble à l’assemblée générale qui précédait le repas.
La météo prévoyait de fortes chutes de neige
pour le week-end mais la traversée du Haut-Limousin, superbe et tout blanc, s’était faite sans
difficulté.
La maison était en état de siège. Elle s’était
fait cambrioler quelques mois auparavant et ne
s’en était pas encore remise. Le portillon était
verrouillé avec un gros cadenas ainsi que le petit
portail. Elle vint ouvrir en s’excusant de les avoir
fait attendre mais avec toutes ces clés, il y avait
de quoi s’y perdre. À l’intérieur régnait une atmosphère sépulcrale. Les volets roulants étaient
baissés aux trois-quarts et la table était déjà mise
comme pour un souper funèbre. Il leur fallut quel151
L’AMICALE
ques instants avant de s’apercevoir qu’ils se trouvaient au milieu de meubles d’époque et d’objets
de collection de toutes sortes qui s’accumulaient
dans le salon. La tendance était nettement à dominante XVIIIème siècle à en juger aussi par les
tableaux et les gravures accrochés aux murs. Elle
leur expliqua que son mari avait été un collectionneur d’art absolument insatiable. « Il était un
peu spécial » avait-t-elle dit un jour à Elisabeth
au téléphone. Il avait passé sa vie à courir les galeries, les salles des ventes, Drouot même, pour
satisfaire sans relâche une passion dévorante pour
les belles pièces quand ce n’était pas pour l’objet
unique. En baissant la voix, elle leur révéla qu’elle avait déposé au coffre de la banque, entre autres choses, le sceptre du couronnement de Charles X qu’il avait acquis quelques années auparavant.
Pendant la visite, à l’étage, elle les fit entrer
dans une pièce débarras plongée dans l’obscurité,
où ils avaient remisé une bibliothèque qui couvrait tout un pan de mur et remplie d’éditions rares. Sur une chaise, au milieu, sous de vieux journaux, elle redécouvrit soudainement deux pistolets de cavalerie qu’elle avait cachés là. Jugeant
l’endroit finalement peu sûr, elle décida sur le
champ qu’ils iraient rejoindre le sceptre au coffre,
dès le lundi suivant.
152
L’AMICALE
Avec les biens qu’elle avait eus de son côté,
elle se trouvait à la tête d’un joli patrimoine…
mais c’était du souci !
Elle s’occupait elle-même du jardin sauf pour
tailler la grande haie de thuyas pour laquelle il
fallait bien prendre quelqu’un. Elle rendait régulièrement visite à son frère à Montluçon, par le
car, et en profitait pour faire quelques courses et
aller à la banque. À part cela, elle ne sortait guère,
clouée au logis par ses deux chats, deux énormes
bêtes qu’ils avaient vus se glisser furtivement
jusqu’à la cuisine où un libre-service de boites
aux odeurs puissantes, était en permanence à leur
disposition sous la table.
Il avait neigé une partie de la nuit et le dimanche matin de nombreuses routes étaient impraticables, à commencer par les rues de Nérisles-Bains. Régine habitait à l’intérieur d’un ancien domaine dont les limites formaient lotissement. Autant dire qu’à dix heures aucun véhicule
n’était encore sorti du quartier.
La voiture patinait avant de s’engager dans la
descente ; finalement, en prenant divers sens interdits, ils avaient fini par atteindre la route de
Montluçon. En ville, la circulation était devenue
plus facile mais c’est seulement vers onze heures
153
L’AMICALE
qu’ils s’étaient retrouvés dans la grande salle
d’honneur du collège André-Messager. Elisabeth
avait remonté toute l’allée centrale comme on
remonte la grande nef pour s’installer le plus discrètement possible au deuxième rang, à trois chaises de Monsieur Bourland (1938-1945) ancien
élève, ancien directeur des usines Dunlop, ancien
sénateur de l’Allier, ancien Président de l’Amicale dont il restait néanmoins le toujours jeune
Président honoraire.
Des anciens élèves arrivaient encore, dispensés
d’avoir à fournir un mot et même auréolés du
courage d’avoir bravé les éléments en venant de
Domérat et de Désertines alors que ceux de la
Creuse ou de Cosne-d’Allier étaient déjà là depuis longtemps. De sa chaire, le Président-Principal tenait la comptabilité vigilante et silencieuse
des derniers retardataires ; dans le fond de la salle
il n’y avait déjà plus assez de chaises.
La dernière séquence de la matinée était réservée aux aventures de Madame Pasquier-Louroux
racontées par elle-même, dans le paysage accidenté et envoûtant de l’Education Nationale. Très
vite, l’assistance fut invitée à suivre le parcours,
sans se perdre, d’une stakhanoviste de l’enseignement technique ayant entrepris de gravir tous
les échelons de la hiérarchie. Au quatrième bar154
L’AMICALE
reau, lorsque après le passage obligé à l’E.N.N.A.
elle devient professeur animateur auprès des inspecteurs de l’enseignement technique de l’académie de Créteil, puis chargée de mission d’inspection dans cette même académie, puis… Bertrand
voyait déjà, d’où il se trouvait, dodeliner quelques
têtes chenues, signe évident de picotements furtifs
mais irrésistibles dans la nuque. Les anciens bons
élèves du premier rang, eux, suivaient encore la
piste…
…Dehors, la cour du lycée était d’un blanc
immaculé. Dieu que le bahut était beau sous la
neige ! Cela faisait des années qu’on ne l’avait
pas vu ainsi. C’était comme au bon vieux temps
quand les pensionnaires se réveillaient le matin
dans les dortoirs glacés et découvraient le paysage, tout excités à l’idée que le prof de maths qui
habitait sur les hauteurs ne viendrait peut-être pas
mais que les filles du cours Sévigné, elles, pourraient descendre.
Quelle lumière ! C’était très rare de voir les
portes des classes du rez-de-chaussée sous la galerie sombre comme éclairées par en dessous. Les
toits tout blancs se découpaient sur un ciel uniformément gris. La neige allait retomber, c’est
sûr !
En se penchant un peu, on pouvait presque
155
L’AMICALE
apercevoir les fenêtres de la salle d’allemand au
deuxième étage, le royaume du célèbre Marc
Weiss, dit Deutschemark, le terrible Deutschemark qui leur avait lâché un jour en plein milieu
du cours mi-plaisantant, mi-menaçant : « Achhh,
mezzieux ! Nous z’affons les moyens de fous faire
taire ! » Quel type c’était ! Il est mort en cours
d’année, voyons c’était en 1959…non en 1958…
…Au milieu d’un rang on entendit un sac tomber par terre.
Madame Pasquier-Louroux racontait maintenant que tout ce qu’on disait dans les médias sur
les personnels de l’Education Nationale, toujours
en grève pour un oui pour un non, n’étaient que
de pures méchancetés. Elle savait, elle, que le gisement intellectuel du corps professoral que le
monde du travail nous enviait, était largement
inexploité. Pourquoi diable l’Education Nationale
si soucieuse de progrès ne s’impliquait-elle pas
davantage dans la formation continue ?
Oui, pourquoi ?
Près de la porte de sortie, quelques conversations furtives avaient démarré par petits groupes
de deux. Du haut de son estrade, Mazaud derrière
les verres fumés de ses lunettes à la Jaruselsky,
scrutait attentivement le fond de la salle sans par156
L’AMICALE
venir tout à fait à identifier les perturbateurs.
Midi était passé depuis un bon moment. Qu’est
ce que le concierge attendait pour aller sonner la
cloche ? C’était l’heure !
Elle s’arrêta.
Le Président sentait bien qu’il devait reprendre
la main avant d’inviter l’assistance à passer à
table. C’est le moment qu’il choisit, après les remerciements d’usage à Madame l’Inspectrice
d’Académie, pour annoncer qu’il avait enfin reçu
l’accord de Georges Heudebert (1946-58), un ancien proviseur devenu Vice-président du Conseil
général des Hauts-de-Seine pour présider les cérémonies de Janvier 2007.
Est-ce que le nombrilisme des hommes politiques qui n’a d’équivalent que l’autosatisfaction
de certains membres de l’Education Nationale
produirait des effets conjugués ? Sur le coup
pourtant, l’annonce de cette nouvelle apparut
dans les dures circonstances qu’ils venaient de vivre, aussi rafraîchissante que s’il se fût agit de la
candidature d’Audrey Tautou elle-même, malheureusement toujours indisponible.
Dans le chahut qui suivit la fin de la séance,
les groupes se constituaient très vite : des gens
passaient rapidement de l’un à l’autre ou s’appelaient de loin, heureux de se retrouver alors qu’ils
157
L’AMICALE
n’y croyaient pas trop. Par tropisme olfactif, tout
le monde peu à peu se dirigeait cependant vers les
réfectoires dont l’un avait été dressé pour l’apéritif.
C’était un moment un peu difficile pour eux.
Déambuler au milieu de dizaines de personnes
inconnues est une spécialité des cocktails parisiens qu’ils ne pratiquaient pas. Néanmoins après
avoir salué rapidement Mazaud, Bertrand engagea un bout de conversation pendant quelques
instants avec un ancien prof d’histoire de classes
prépa. à Moulins et qui était revenu s’installer à la
retraite dans sa ville natale.
Au milieu de tout ce monde, il avait beau trier,
sélectionner, photographier les silhouettes, il fallut se rendre à l’évidence, l’ancien sénateur de
l’Allier avait disparu. Pourquoi diable s’était-il
subitement éclipsé ? Il ne devait pourtant pas être
homme à se contenter de voter un rapport moral
et financier sans rester au pot, considéré après
tout comme la clôture normale de l’A.G. et non
les prémisses des agapes qui allaient suivre. Mystère !
Peut-être bien qu’en revenant des urinoirs au
fond de la cour il avait glissé sous la galerie ou
que le « fondant de canette farcie à la périgourdine » ne lui réussissait plus.
158
L’AMICALE
Le repas fut agréable et bien dans la tradition
de ce que savent faire les chefs de cuisine de lycée quand ils n’ont pas perdu la main par trente
années de tambouille collective. Pour Francis Pichavant, le chef, la retraite approchait et ce dimanche 28 Janvier 2006 était son dernier repas
d’Amicale.
Mazaud, en l’absence de son successeur, avait
repris ses habits d’ancien principal du collège
pour lui rendre un hommage appuyé dans une
sorte de répétition générale. Les fins de repas en
France sont l’occasion de propos louangeurs et
d’envolées lyriques permettant en général de féliciter et de remercier tout le monde si bien que les
gens ne savaient plus très bien à la fin s’il ne fallait pas aussi congratuler Mazaud lui-même, d’avoir su reconnaître les grands mérites de « son »
cuisinier en lui faisant obtenir les palmes académiques quelques années auparavant. Les cuisiniers de lycée ont beaucoup de chance, ils sont le
maillon indispensable et commode, tradition de la
table oblige, qui permet d’apporter la preuve indiscutable que le personnel de service fait aussi
partie intégrante de la communauté éducative si
chère à nos enseignants. Il faudrait sûrement affiner les statistiques pour connaître le pourcentage
de chefs-cuisiniers ayant obtenu les palmes académiques.
159
L’AMICALE
Mazaud savait ce que l’Association devait à
Francis Pichavant ; le Président d’honneur Jean
Bourland le savait également mais il devait avoir
ce jour-là de solides raisons pour n’avoir pu s’associer aux éloges.
Il allait rater aussi la révélation des nouveaux
talents dont l’éclosion artistique se fait généralement sur le coup de trois heures et demie de l’après-midi.
En première partie, on vit surgir d’un bout de
table, un ancien mais toujours jeune chansonnier
style Montmartrois, directement échappé du Caveau de la République. Texte en main, l’air décidé, il récita la triste histoire d’une pauvre zigounette pas toujours à la (bonne) hauteur, en cinq
couplets avec reprise au refrain. Un grand moment. On devinait que l’auteur avait à sa disposition un répertoire beaucoup plus vaste mais qu’il
avait réservé spécialement cette œuvre pour un
auditoire de choix.
Puis vinrent les figures imposées du devoir de
nostalgie, celles où l’invité d’honneur doit présenter une sélection de souvenirs à la manière du
« je me souviens… » de Pérec. Excellente idée
mais qui demande justesse de ton, doigté et un
bon rythme. Pour ce qui est de la nostalgie, chacun y avait trouvé son compte ; peut-être que
pour soutenir la bonne cadence eût-il fallu qu’elle
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L’AMICALE
contât cela, perchée sur son vélo. Mais après tout,
Madame Pasquier-Louroux n’est pas Samy Frey.
- Ju-liette, Ju-liette, Ju-liette, Ju-liette, Juliette…Le chahut était parti de la table d’honneur
et gagnait maintenant toute la salle pour devenir
clameur. On voyait bien à la mine des gens que
quelque chose de convenu, d’habituel se préparait
et que le moment était arrivé.
- Ahhhhhhhhhhhh… !
Une petite dame - scoliose dorso-lombaire prononcée et indéfrisable à reflets violets - s’était levée en tirant maladroitement sur sa jupe. L’air
faussement timide, elle attendait que le silence se
fît en savourant par avance son triomphe.
- C’est Juliette Fayeulle, la doyenne de
l’Association, souffla Régine à l’oreille d’Elisabeth. Elle vient d’être opérée d’un cancer du colon et elle s’est très bien remise. À plus de quatrevingt-douze ans, c’est beau ! Elle est très gaie ;
vous allez voir, elle est formidable.
Juliette Fayeulle (1928-1932) avait fréquenté
jusqu’au brevet le cours Sévigné pour jeunes filles
avant de passer quarante-deux ans dans la même
étude et d’épuiser deux générations de notaires.
Elle devait en connaître des secrets, celle-là sur
tous les présents à la fête. À quatre-vingt-dix ans
passés, on la voyait encore en ville aux répétitions
d’une chorale pour vieux messieurs et vieilles
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L’AMICALE
dames et aux repas de l’Amicale elle ne se faisait
pas prier pour pousser la chansonnette. Tous les
ans, donc, entre l’omelette norvégienne et le café,
la salle, ravie, reprenait en chœur avec elle :
« J’ai quitté mon vieux rancho
Je suis à San Francisco
Je fréquente en élégante
Pomponnée de la tête aux talons
Les bars chics et les grands salons
J’allais pieds nus dans la rosée
Me voilà métamorphosée
En toilette avec voilette
Mon ombrelle et mon petit manchon
Ma guêpière et mes longs jupons. »
Elle ne montait pas sur les tables, non mais elle
avait, en effet, encore une belle énergie qu’avaient
l’air d’envier ses compagnons de table tous candidats putatifs à sa succession.
Mais la vedette incontestée de cet après-midi
chantant fut Georgette Mazaud. La femme du
Président n’était pas une ancienne élève mais elle
apportait un concours actif à la réussite de ces
réunions. Outre les grands succès de toujours que
le public attendait, elle interpréta, d’une belle
voix à la Lucienne Delyle, une chanson dont elle
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L’AMICALE
avait composé elle-même la musique sur un texte
de Mazaud lui-même. Mazaud, président-mariparolier-impresario-présentateur, décidément il
faut vraiment tout faire soi-même dans les associations si on veut que ça marche. La chanson
était la version soft de « J’aurais voulu être un
artiste », à ceci près que Balavoine (et Aznavour
avant lui) se situait au deuxième degré d’une
fausse autodérision, alors que la belle Georgette
livrait très discrètement mais très directement ses
espoirs envolés. Il n’aurait quand même pas fallu
que le rêve avorté de Georgette Mazaud fît basculer dans l’amertume et les regrets stériles la douce
nostalgie dans laquelle l’assistance s’était installée.
Le temps s’était un peu arrangé et ils avaient
décidé de tenter le retour le soir même en s’arrêtant à Bessines sur la N°20 dans un hôtel qu’ils
connaissaient.
Profitant d’une pause, Elisabeth prit congé du
Maître de cérémonie.
Sur la route, la voiture roulait bien mais le ciel
plombé ne laissait présager rien de bon. Et puis,
Bertrand avait ce poids sur l’estomac qui ne s’arrangeait pas. Il se trouvait triste et moche comme
la campagne creusoise d’un blanc sale qui défilait
autour d’eux. À coté de lui, Elisabeth s’était en163
L’AMICALE
dormie sereinement, très sereinement comme toujours. Brusquement, il eut envie de s’arrêter. Il
était las, les épaules et la tête aussi lourdes que la
panse. Un instant, il se demanda si le « fondant de
canette à la périgourdine » et « l’omelette norvégienne » faisaient bon ménage dans l’estomac de
Juliette Fayeulle, la doyenne. Le rapprochement
le troubla.
Soudain, il eut le sentiment terrible d’être devenu le grand-père d’Audrey Tautou.
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BIBLIOGRAPHIE
Steven L. KAPLAN
Le Pain maudit. Retour sur les années oubliées 1945-1958,
Paris, Fayard 2008.
DICTIONNAIRE UNIVERSEL DU PAIN
Sous la direction de Jean Philippe de Tonnac
Editions Robert Laffont. 2010.
ARCHIVES I.N.A .
LA FRANCE PITTORESQUE
Une encyclopédie de la vie d’autrefois.
Maquette de couverture :
Frédérique GIORGI