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Leçons de la dyspraxie

Neuropsychologie développementale. Leçons de la dyspraxie GAILLARD, F. (2007). Neuropsychologie développementale. Leçons de la dyspraxie. Lyon : Bilan neuropsychologique et démarches pédagogiques, 4, 76-83. F. Gaillard Université de Lausanne, Suisse <francois.gaillard@unil.ch> Résumé Nous présentons une revue de question sur la dyspraxie développementale en examinant comment l'identification, la reconnaissance et la prise en charge de ce trouble contribuent à la construction d'une neuropsychologie de l'enfant. Notre méthode est, d'une part, une relecture des maîtres, et, d'autre part, une intégration des données récentes de la recherche. Les résultats montrent que les précurseurs avaient bien mis en évidence la complexité de l'apprentissage des gestes et les liens avec la représentation du corps engagé dans l'action, attirant déjà l'attention sur un trouble à la fois cognitif et relationnel qui ne peut être traité par la seule voie sensori-motrice. Cependant, deux décennies de découvertes sur les fonctions exécutives ont éclairé l'importance de la programmation de l'action, considérant le geste appris dans ses relations avec la préparation et les composantes contextuelles du contrôle de son déroulement. Plus récemment, les recherches fondées sur l'imagerie cérébrale fonctionnelle révèlent une sorte de "neuropsychologie de l'autre", c'est-à-dire prouvent une sensibilité particulière des mêmes régions cérébrales qui reconnaissent les gestes manuels d'autrui et qui exécutent les praxies. L'observation et l'exécution des gestes fins sont donc appariés chez les adultes normopraxiques. Ces nouvelles données suggèrent de considérer la dyspraxie développementale comme un trouble spécifique de l'apprentissage d'un dialogue gestuel codifié et empathique. Présentation lors de : « Bilan neuropsychologique et démarches pédagogiques », Lyon, 17-18 mars 2005. Mots clés: dyspraxie développementale, neuropsychologie de l'enfant, trouble des coordinations Introduction La dyspraxie développementale est pour nous un trouble des apprentissages touchant l'élaboration des mouvements en gestes signifiants. Ce trouble, qui peut s'avérer extrêmement gênant pour les acquisitions scolaires, apparaît progressivement après un développement psychomoteur normal ou du moins subnormal. Il n'a jamais été à la mode, il s'exprime "à bas bruit", ses bases neurologiques ne sont pas aussi claires que les troubles de la motilité, et ce sont les raisons pour lesquelles il reste en partie difficile à comprendre. La dyspraxie parmi les troubles neurologiques Le tableau 1 récapitule les troubles neurologiques de la posture, du mouvement et des gestes, en évoquant les notions de base provenant du grec et du latin (deux premières colonnes) et en citant les termes de la pathologie concernée (dernière colonne). La première et la dernière ligne nous intéressent tout particulièrement. En effet, on remarque que l'idée d'un trouble de la coordination concerne l'ataxie (première ligne), si bien que la dyspraxie (dernière ligne) ne peut plus être définie par l'incoordination des mouvements, ou alors il faut reconnaître plusieurs acceptions du terme "coordination". Par exemple, nous savons notamment depuis Bernstein, 1967, que pointer son doigt sur une cible, l'exemple même de la taxis, peut être réalisé de multiples façons, qui donnent au mouvement son "style" personnel, à condition chaque fois que le sujet applique une recette de coordination des segments qu'il mobilise: le tronc, l'épaule, le bras, le coude, l'avant-bras, le poignet, la main, le doigt. C'est une définition de la coordination en quelque sorte à l'intérieur du mouvement. La praxis non plus ne peut se passer de coordination, mais une coordination cette fois à l'extérieur du mouvement, avec une programmation considérablement plus importante, et des apprentissages plus complexes et tardifs. Nous pensons donc que les racines d'une première confusion plongent dans la neurologie des mouvements elle-même, qui conduit certains à considérer la dyspraxie comme un trouble sensori-moteur. Succès d'un forum sur la dyspraxie ? La confusion des notions concernant la dyspraxie a suscité la tenue du forum de London, Ontario, en 1994, où fut tentée une clarification des termes décrivant les diverses maladresses de l'enfant (cf Polatajko, Fox & Missiuna, 1995). Tableau 1. Neurologie de la posture, du mouvement & des gestes terme grec terme latin fonction pathologie  taxis coordination=ajustement des composantes motrices du mouvement ataxie σσ stasis se tenir debout, posture astasie  basis marcher abasie  kinesis initier le mouvement en boucle fermée = le ressentir akinesie  tonos tension des muscles atonie  metron mesure du mouvement dysmetrie  praxis le « comment » de l’action, son plan d’exécution, et les aptitudes motrices apprises. apraxie Cependant, plusieurs articles scientifiques apparus l'année suivante dénoncent la perpétuation de la confusion, notamment au niveau de la DSM-IV qui ne reconnaît pas la dyspraxie développementale mais seulement le trouble de l'acquisition de la coordination ou TAC (Camerini et al., 1995; Miyahara & Moebs, 1995). A London, 1700 spécialistes semble s'être entendus pour faire reconnaître d'une part la maladresse motrice simple, d'autre part la dyspraxie développementale, comme troubles différents du TAC. La maladresse banale ou simple est décrite par Dawdy au tableau 2. Tableau 2. Description correspondant plutôt à la maladresse banale ou «clumsiness» (d'après Dawdy, 1981, notre traduction) - l’enfant tombe souvent, - il percute souvent les obstacles, - il renverse les objets sur les tables, - il renonce vite dans les activités physiques, - il a besoin d’aide pour boutonner et lacer, - il dessine et écrit « mal » = difficilement, - il compense facilement. La différence entre maladresse simple et dyspraxie tient d'abord à l'âge d'apparition du trouble, plus précoce chez le "clumsy child", à la motricité globale plutôt qu'à la motricité fine, et à la banalité des caractéristiques du trouble qui font de l'enfant un petit clown, avec peu de répercussions sur sa scolarité. La différence entre le TAC et la dyspraxie tient au système concerné, en principe sensori-moteur dans le cas du TAC et en principe cognitif dans le cas de la dyspraxie, l'affectivité de l'enfant étant affectée dans les deux cas. Parmi ceux qui dénoncent la confusion, on trouve notamment des praticiens relativement insatisfaits de l'approche exclusivement sensori-motrice de la dyspraxie. Par exemple, les adeptes de l'intégration sensorielle selon Ayres travaillent sur les coordinations entre mouvement, somatognosie, kinesthésie, intégration visuelle, auditive et vestibulaire, ce qui leur apparaît comme insuffisant pour traiter les dyspraxies de l'enfant (Poole, 1995; Verkerk, 1999). Ces thérapeutes demandent une formation plus large pour traiter les dyspraxies. Les origines de la confusion Au lendemain du colloque de London, nous en savons assez, semble-t-il, pour identifier les raisons de la confusion dénoncée dans les travaux cités. La figure 1 propose quatre points cardinaux qui expliquent cette confusion. Nous observons tout d'abord une rupture historique entre l'âge d'or de la psychologie de l'enfant (ayant permis la naissance de la neuropsychiatrie infantile) et la période scientifique plus récente où les progrès de nos connaissances sur les systèmes fonctionnels spécifiques dirigent plutôt notre attention sur des systèmes séparés. En effet, aussi bien Henri Wallon que Jean Piaget ont décrit dans les années quarante comment la pensée et l'intelligence de l'enfant naissent de l'acte moteur. Ce dernier est à considérer d'emblée comme intégré à la sensorialité, il est le mode d'expression tonico-émotionnelle, il est le matériau pour les réactions circulaires permettant à l'enfant de découvrir la causalité, la permanence de l'objet, la symbolique des actions, parmi les conquêtes fondamentales qui propulsent l'enfant au-delà de l'étape sensori-motrice de son développement. Ainsi en 1964, de Ajuriaguerra, Stambak et Bergès on décrit la dyspraxie développementale comme une perturbation combinée de l'action dirigée vers un but et du corps engagé dans cette action. Ils introduisent donc les notions de schéma corporel et de représentation spatiale dans la praxis (Stambak, Lheriteau, Auzias, Bergès & de Ajuriaguerra, 1964). Fig. 1. Les raisons d'une confusion rupture historique différences culture CONFUSION enfants- scientifique adultes spécialités pédagogiques et thérapeutiques Imaginons un jeune chercheur qui décide aujourd'hui d'étudier la dyspraxie développementale. Sa recherche dans les bibliographies informatisées donnera les résultats présentés au tableau 3. La rupture historique est totale avec la psychologie et la neuropsychiatrie de l'enfant, cette dernière spécialité n'existant d'ailleurs plus. Il y a très peu de chances que ce chercheur lise l'article de Piaget sur les praxies (Piaget, 1960). Au contraire, sa culture scientifique sera actuellement pétrie des listes nosographiques de l'Organisation Mondiale de la Santé ou de l'American Psychiatric Association, listes pragmatiques de reconnaissance afin de reconnaître également les traitements des troubles, mais n'en procurant aucune explication. La mort d'une science médicale unifiée, la neuropsychiatrie de l'enfant, laisse le jeune chercheur hésitant entre la pédopsychiatrie, d'orientation vraiment très différente, et la neurologie où la confusion se révélera entre l'apraxie de l'adulte et la dyspraxie de l'enfant. Chez l'adulte, l'apraxie apparaît à la suite d'une atteinte brutale ou dégénérative du systène nerveux central. Les symptômes sont les plus caricaturaux en clinique et suggèrent des schémas de dysconnection intracérébrale, comme par exemple l'apraxie idéo-motrice de la main gauche après lésion du corps calleux. Chez l'enfant, la dyspraxie développementale est reconnue comme indépendante de toute lésion cérébrale circonscrite et connue. Elle se situe, au contraire de l'adulte, dans une série échelonnée d'apprentissages, handicapant d'abord les activités spatiales et constructives et handicapant l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul. Au point de vue de la classification des troubles, elle est incontestablement un trouble grave d'apprentissage, marqué par des comorbidités dans les incapacités scolaires (cf aussi Dewey, 1995). Sans cela, on n'en parlerait même pas, et il nous resterait à sourire devant l'enfant simplement et délicieusement maladroit. Finalement, les raisons de la confusion viennent du morcellement des interventions thérapeutiques. Nous avons déjà évoqué le manque que ressentent les thérapeutes de l'intégration sensorielle. Faut-il incriminer une déafférentation sensorielle ? Une incapacité de se représenter l'espace ? Au contraire, un trouble du temps dans le mouvement ? Est-ce une séquelle du retard de développement psychomoteur ? Et le développement de la latéralisation, avec l'hypothèse d'une dyslatéralité cérébrale ? S'agit-il d'un enfant qui apprend simplement lentement ? Faut-il le traiter en ergothérapie comme un paralysé ? Faut-il au contraire ignorer les manifestations du trouble, comme chez le maladroit, et l'adresser à un psychothérapeute ? Pour clore le chapitre sur la nature de la dyspraxie, nous la plaçons résolument au carrefour d'une multitude d'apprentissages très intégrés sur les plans à la fois perceptif, moteur, linguistique, cognitif et affectif. Il découle de ce point de vue qu'aucune thérapie ne paraît complètement déphasée par rapport au problème, dans la mesure où l'on tient compte des souffrances de l'enfant qui ne se sent pas comme les autres, dans la mesure également où l'on prévient le rejet social et où l'on met en place une procédure "pédagogique", c'est-à-dire un travail de compréhension des limites de l'enfant et d'encouragement de ses compensations. Mais là ne s'arrête pas l'histoire de notre connaissance de la dyspraxie développementale. Tableau 3. Bibliométrie "developmental dyspraxia" Banque PsychInfo période Banque Medline 32 1945-2004 12 14 1995-2004 6 12 1985-1994 3 5 1975-1984 3 1 1965-1974 0 0 1955-1964 0 0 1945-1954 0 Dyspraxie et troubles des fonctions exécutives Geste appris, la praxie peut être examinée sous l'angle de la séquence des mouvements. Comme telle, elle implique sa propre grammaire. Tout comme les phonèmes se mettent en place pour former les mots plurisyllabiques et les mots se placent dans la phrase pour respecter le sens et l'accentuer, les actes moteurs qui traduisent l'intention, donnent au geste sa pertinence et permettent une expression symbolique. Après avoir choisi le geste, après avoir plus ou moins maîtrisé les paramètres spatiaux, se pose à l'enfant le défi du "comment" de la praxie. Comment est-ce qu'on planifie à l'avance son geste ? Comment est-ce qu'on programme l'ordre de ses composantes ? Y a-t-il un temps précis pour l'impulsion donnée à un certain mouvement afin qu'il serve l'habileté et l'intelligence de l'action ? Dans quel répertoire du "déjà exécuté" faut-il aller chercher en mémoire le geste pour l'améliorer ? Quelle dose d'attention, de concentration et de persévérance dans l'essai et dans l'erreur faut-il pour contrôler le geste habile ? N'oublions pas le destin typiquement humain de la praxie, très au-delà du mouvement utilitaire, comme dans l'exécution musicale, par exemple. L'histoire de notre compréhension des praxies est parallèle à la découverte des fonctions neurocognitives. Après le rôle de l'hémisphère gauche dans le langage, après les recherches sur la richesse des fonctions du cortex visuel, après les interrogations sur le travail de l'hémisphère non dominant, voici les fonctions frontales et préfrontales qui répondent en partie aux questions posées. En effet, les régions antérieures du cerveau ne sont ni muettes ni inutiles (comme on a pu le croire en détruisant ou séparant thérapeutiquement les lobes frontaux). Elles sont le siège de l'intelligence exécutive, coordination de l'intention, de la motivation, de l'initiative, de l'attention suffisante, de la recherche en mémoire et de la mémoire de travail, finalement de la mise en place d'un projet planifié et programmé. Toutes les fonctions cérébrales sont contrôlées par les deux pôles antérieurs du cerveau, même langagières et visuelles. Cependant, l'action motrice intègre l'intelligence exécutive au premier chef, probablement pour répondre à la nécessité vitale de la maîtrise des mouvements. Il y a aussi un rapport de proximité des zônes de contrôle cérébral, puisque toutes les fonctions neuromotrices sont prérolandiques, c'est-à-dire situées en avant du sillon central. La motricité dite pyramidale qui commande les muscles occupe la rive antérieure de la scissure de Rolando. L'adéquation du geste aux caractéristiques de l'objet et aux contraintes de l'environnement est du ressort du cortex préfrontal, plus en avant. Les régions les plus antérieures couplent les gestes au désir, choisissent, si l'on peut dire, le moment de chaque commande, contrôlent la réalisation du mouvement, ajoutent la touche personnelle d'assurance, de concordance ou de paradoxe, voire d'humour dans la gestuelle. Cette description des fonctions motrices permet la distinction nette entre paralysie et maladresse du geste pour des raisons non pyramidales, c'est-à-dire qui ne relèvent pas de la commande neuro-musculaire. C'est ainsi que Mazeau, 1999, souligne la difficulté pour les dyspraxiques à planifier et programmer les mouvements volontaires. Aux contraintes spatiales du mouvement s'ajoutent maintenant les contraintes temporelles. L'apprentissage moteur imprime en quelque sorte des formules d'intégration sensorielle qui contribuent au déroulement harmonieux du geste. Mais il n'y a pas que l'intégration sensorielle. Il y a une véritable intégration fonctionnelle, les apprentissages se renforçant et se confirmant réciproquement. Ainsi le schéma corporel, lui-même intégration de la proprioception (pour parler court), permet de calibrer les mouvements sur la posture et la position du corps dans l'espace. Le langage, lui-même intégration de l'audition et de la phonologie, assiste la programmation du geste. Picard, 2000, place les troubles dysexécutifs au cœur des dyspraxies développementales, alors que les infirmités motrices cérébrales présentent généralement une dyspraxie plutôt pour des des raison de comorbidité dont les agnosies et les troubles oculo-moteurs, par exemple. L'ère de la découverte des fonctions exécutives a donc permis un éclairage nouveau sur les dyspraxies de l'enfant, conditions apparaissant sans signe neurologique moteur. C'est un trouble non pas des fonctions cérébrales primaires, mais un trouble de leur intégration. On mesure alors pourquoi la réduction de la dyspraxie à un trouble de la coordination est inacceptable pour certains, surtout si la coordination n'est pas définie dans la richesses des interactions fonctionnelles. Si la coordination des commandes segmentaires est indispensable au geste précis et économique, le modèle de la coordination neuromotrice reste très en-deçà de la réalité de l'intégration fonctionnelle. Ainsi la prise en compte de l'intelligence exécutive illustre parfaitement le point de vue des neuropsychologues qui situent le trouble dyspraxique au-delà du système moteur. Ce sont les fonctions exécutives qui permettent l'intelligence des gestes et les habiletés humaines les plus extraordinaires. Tout le monde ne devient pas Rubinstein ou Noureïev, mais tous les enfants atteignent l'expertise gestuelle que représente l'écriture, par exemple. Tous les adolescents utilisent l'écriture pour exprimer leur personnalité. C'est encore le chemin de la praxie. C'est aussi la raison pour laquelle la dyspraxie développementale devient progressivement de plus en plus gênante avec l'âge de l'enfant. Proche de la maladresse pyramidale commune chez le tout petit, la dyspraxie sévère devient carrément invalidante à l'âge scolaire. A la fin de la scolarité obligatoire, de nouveau, ce trouble fait le désespoir des orienteurs professionnels, car le jeune faiblement scolarisé n'a accès ni aux professions intellectuelles ni aux métiers demandant une intelligence développée des gestes. Voilà donc pour la période de l'intelligence exécutive. Cependant, nous n'aurions pas choisi de vous exposer ce thème s'il n'y avait pas une suite, du nouveau en quelque sorte. En effet, une convergence de découvertes récentes nous montre que les gestes ne sont pas des productions indépendantes de la perception des mouvements d'autrui. Reconnaissance et production des gestes Il semble bien que ce soit une découverte par hasard qui ait ouvert l'exploration de la sensibilité cérébrale aux gestes d'autrui. Chez le singe supérieur, plusieurs chercheurs visent à spécifier le rôle des fonctions préfrontales dans le geste particulier, comme arracher, prendre ou saisir délicatement entre le pouce et l'index. Pendant que la tâche ainsi différenciée est demandée au singe, des électrodes implantées dans les cortex frontaux renseignent sur la participation des différents réseaux neuronaux à la performance motrice. Ces chercheurs démontrent dans les années 80 déjà que certaines classes de neurones s'impliquent différemment dans chaque action caractérisée. Lors de ces enregistrements, un singe déjà "branché" (sous analyse électrophysiologique) observe l'expérimentateur en train de saisir une pièce de nourriture. L'expérimentateur s'apprète à offrir cette pièce au singe afin de connaître, chez le singe, les secrets du geste de saisie. O surprise, les neurones attendus pour s'activer lors de la saisie par la pince pouce-index du singe "déchargent" (s'activent) lorsque l'animal observe passivement l'expérimentateur en train de saisir la pièce. Plus encore, ces mêmes réseaux neuronaux semblent s'éteindre quand le geste change, à savoir lorsque l'expérimentateur tend la pièce de nourriture au singe. Ils déchargent à nouveau lorsque le singe s'en empare d'une pince pouce-index (Rizzolatti & Arbib, 1999). Reprises dans de nombreuses expériences, ces observations montrent l'existence de ce qui a été (maladroitement) appelé les "mirror neuron systems" (nous préférons ne pas traduire). Il s'agit de réponses spécifiques du cerveau lorsque l'animal observe sur un autre animal ou sur un être humain un type particulier d'action. La fonction de ce système serait d'identifier l'action d'autrui. Cette capacité permettrait de calibrer sa propre réponse sur l'intention d'autrui telle que reconnue par son comportement moteur. Par exemple, si l'animal identifie un comportement moteur de rapprochement, il peut adapter sa réponse en fonction du rapprochement ou non. On songe immédiatement aux réactions d'évitement apparemment guidées par le "sixième sens" chez les animaux et, dans certaines situations, chez les petits humains. Par ailleurs, l'identification de l'intention d'autrui par ses gestes prépare la réponse de l'individu et favorise une réponse correspondante, qui est dite "en miroir" dans la théorie simplificatrice. En fait, en nous gardant de considérer le dialogue comme un simple mimétisme entre l'expérimentateur et son sujet, les atout de cette identification permettent au sujet d'accorder sa propre action sur celle de l'expérimentateur. Mais avant de prendre cette capacité du cerveau pour du bon argent, faut-il au moins vérifier l'existence de ces "mirror neuron systems" chez les humains. Sans entrer dans les détails, l'expérimentation de cette hypothèse s'est révélée positive: la personne qui simplement observe l'expérimentateur en train de saisir un objet par la pince pouce-index vit une activation significative de son cerveau, particulièrement dans les régions inférieures des lobes frontaux, dans le sillon temporal supérieur et dans le lobule inféro-pariétal, toutes localisations privilégiant l'hémisphère dominant (l'hémisphère gauche quand il n'y a pas exception, à vrai dire rare). En termes neuropsychologiques, les "mirror neuron systems" sont plus étendus chez l'homme comparé au singe, et impliquent vraisemblablement plusieurs résolutions de problèmes: quel geste, pour quelle signification et dans quel échange corporel ? Toujours est-il que l'existence de systèmes de sensibilité aux mouvements d'autrui semble confirmée chez l'être humain (cf aussi Rizzolatti & Craighero, 2004). Est-ce à dire que l'entier de notre encéphale, par sa sensibilité à l'exposition sociale, condamne la personne humaine à l'imitation ? Oui et non. Oui, nous sommes sensibles au-delà de tout contrôle volontaire au comportement d'autrui. Par exemple, le baillement est contagieux. D'autre part, merci à dame Nature de nous avoir conditionnés à l'accordage affectif sans lequel nous ne pourrions tout simplement pas nous développer. Le bain social dans lequel nous nous émancipons comprend nombre de reprises dans notre propre comportement d'exemplaires du comportement d'autrui (par exemple, phénomènes d'intoxication linguistique ou praxique). Non, notre comportement n'est pas simplement calqué sur le comportement d'autrui. C'est une réaction pathologique connue que de mimer le comportement d'autrui au-delà de sa volonté et au-delà de tout sens (signes neurologiques d'aimantation). Car le développement nerveux, cognitif et moteur procure un frein à l'imitation forcée. Face au comportement en miroir, si vous me permettez l'expression, nous opposons l'inhibition de la réponse, la temporisation riche de ses propres traitements de l'information. Par exemple, je peux comprendre que les gestes d'autrui signifient l'intention d'autrui, mais je peux prendre du recul par rapport aux comportements observés, reconnaissant l'aspect strictement privé de la gestuelle. Il nous semble que nous avons ici la clé d'un dialogue plutôt constructif qu'imitatif avec autrui, consistant à reprendre la communication sur le même mode ou au contraire en ajoutant une touche personnelle qui n'était pas dans le comportement observé. Il s'agit ni plus ni moins de la communication et de la liberté individuelle dans la communication. Quels que soient les développements à venir sur la question de la communication sociale par les gestes, nous ne pouvons plus considérer les praxies comme des productions seulement, nous devons admettre que les habiletés motrices se développent et s'apprennent dans la boucle de résonnance sociale, où les gestes de l'adulte, les gestes d'autrui, ne sont pas anodins. Les praxies sont donc à étudier dans le contexte des échanges moteurs avec le pourvoyeur de soins et avec l'entourage. Leçons pour la neuropsychologie Les leçons à tirer de ces développements récents concernent à la fois l'observation des praxies et à la fois leur définition. Au niveau de l'observation, nous sommes souvent confrontés à la question de la sélectivité de la praxie et au défi de n'observer que la dyspraxie et non pas un handicap mental plus général ou un handicap instrumental d'un autre ordre. En effet, notamment parce que les gestes symboliques et le langage se développent en parallèle chez le petit enfant, ils sont intimement reliés au niveau conceptuel. Plusieurs auteurs recommandent de distinguer d'ailleurs une "apraxie conceptuelle" de l'adulte (trouble de la conception du mouvement, autrement dit du langage, de la perception et du symbolisme) d'une "apraxie motrice" (trouble de la réalisation du mouvement, autrement dit de sa planification spatiale et temporelle et de sa formule de commandes motrices). (cf par exemple Rothi, Ochipa & Heilman, 1997). Chez l'enfant, se posent en même temps les questions de l'objectif à atteindre (le pourquoi) et de la production du geste (le comment). Afin de spécifier le mieux possible ce qui appartient au développement des praxies et de le distinguer du développement de l'intelligence générale et du langage, il vaut mieux éviter de demander à l'enfant de réaliser des gestes sur ordre verbal, ce qui est la pratique courante. Concrètement, cela signifie qu'il faudrait supprimer la première ligne du tableau 4 ci-dessous. Tableau 4. Evolution de l'examen des praxies idéomotrices (N.B.: l'ordre entouré renvoie à une "praxie conceptuelle") transitif intransitif entrée verbale "utilise la brosse à dents !" "fais le geste OK !" entrée visuelle pantomime sur image imiter une poupée ou image imitation "fais comme moi !" test de Bergès-Lézine corps pris comme objet Tableau 5. Adjonction d'une épreuve de reconnaissance des gestes corrects et incorrects transitif Reconnaissance visuelle images justes ou fausses Par contre, il nous paraît souhaitable d'ajouter à l'observation une épreuve de reconnaissance des gestes corrects (tableau 5). A cet effet, nous avons construit le test COURT (pour "Correct Object Use Recognition Test") qui examine l'exécution du geste après que l'enfant a identifié sur photographies le bon geste réalisé par autrui. La recherche sur l'utilité de ce test est actuellement engagée. Nous pouvons déjà dire qu'après avoir reconnu l'objet à manipuler et après avoir reconnu son bon usage par autrui, l'enfant se trouve encore confronté au "comment" de son exécution. La reconnaissance du bon geste n'empêche en rien, dans la production, que le corps ne soit pris comme objet, ni même que l'enfant ne montre des erreurs de séquentialisation et de spatialisation du geste. Les premiers résultats indiquent donc que la reconnaissance est meilleure que la production chez l'enfant. Ils montrent aussi une bonne corrélation entre reconnaissance et production, du moins dans le groupe examiné jusque là, ce qui tendrait à prouver la validité d'un test comme COURT. Au niveau de la définition de la dyspraxie développementale et des conséquences pour la thérapie, la découverte des "mirror neuron systems" permet de considérer le cerveau comme un gestionnaire des interactions sociales et non plus comme un programmateur du comportement moteur isolé. Les praxies, en particulier, se développent en tant que processus intersubjectif, résultant, chez l'enfant habile, dans une capacité d'accordage de son action avec les gestes d'autrui. Cette propriété sociale du geste est une nouvelle dimension à ajouter à celle de la conceptualisation et à celle du programme moteur d'exécution. Cet élargissement de la notion de praxie permet également d'étudier la réalisation des gestes au cœur des systèmes associatifs, neuropsychologiquement au carrefour des échanges entre les régions du cerveau qui perçoivent autrui, qui résonnent de sa présence et qui programment une part de vécu conjoint. Pour des raisons instrumentales (ce qui le différencie de l'enfant autiste), l'enfant dyspraxique ne parviendrait pas à développer un dialogue codifié et empathique de gestes avec ses proches. C'est probablement ce que supposaient nos maîtres dans les années 60, lorsqu'ils parlaient de la "représentation du corps engagé dans l'action". Sans l'imagerie cérébrale, ils avaient déjà compris. Finalement, la thérapie devrait dépasser un point de vue sensori-moteur trop restrictif et technique. Tant l'observation que le traitement de l'enfant dyspraxique mériteraient d'être considérés dans le système des actions de relation. C'est dire que la thérapie devrait se situer dans le contexte naturel de la communication de l'enfant avec ses proches. L'image du laboratoire pour traiter les maladresses de l'enfant reçoit moins de crédit que celle d'un lieu et d'un temps d'échanges, où l'on travaille sur les interactions, où sont valorisées les perceptions et toutes les formes de réponses incluant les gestes, leur réalisation, leur inhibition, leur régulation. * * * * * Références citées Bernstein, N. (1967). The coordination and regulation of movements. Oxford: Pergamon Press. Camerini, G.B., & Caffo, E. (1995). Considerazioni in merito alla diagnosi di disprassia in eta evolutiva. Note semeiologiche. 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