Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
À la recherche du temps… Colloque du 14 octobre 2017 Librairie internationale Kléber - Strasbourg Exposé de Jérôme LÈBRE « L’accélération mène-t-elle à la catastrophe ? » Jérôme LÈBRE est philosophe, professeur de philosophie en Khâgne au lycée Hélène Boucher à Paris, directeur de programme au Collège international de philosophie, chercheur associé au Centre de recherche en philosophie allemande et contemporaine de l’université de Strasbourg. Ses travaux de recherche portent actuellement sur la vitesse et l’immobilité. Auteur entre autres du livre Vitesses, Hermann, 2011. Chantal DILLER : Jérôme Lèbre, merci d’être venu de Paris. Je vais vous laisser la parole pour nous parler de ce thème que nous avons introduit en y ajoutant un peu de littérature, à travers un extrait de poème d’Alfred de Vigny. Jérôme LÈBRE : Bonjour. Dans ce monde si rapide, les TGV sont aussi quelquefois en retard : celui-ci d’une vingtaine de minutes, veuillez m’en excuser. C’est un grand plaisir d’être parmi vous et de retrouver Strasbourg. Je remercie très chaleureusement l’association Espaces Dialogues pour cette invitation, ainsi que la librairie Kléber que j’ai aussi plaisir à retrouver. J’ai prévu un exposé dont le titre est : « L’accélération mène-t-elle à la catastrophe ? » Peut-être avez-vous vu le film de Lars von Trier, Melancholia, où une planète du même nom se dirige vers la Terre. Le choc est imminent, inévitable. Cet événement astronomique fait sens parce que sur au moins l’une de ces planètes, la Terre, il y a des êtres vivants dont certains sont conscients de leur fragilité et de leur finitude – les humains et aussi certains animaux qui euxmêmes sentent, quelquefois plus que les humains, la catastrophe arriver. C’est significatif également parce que Melancholia arrive à un moment où les humains s’interrogent sur la possibilité de la fin de leur propre monde, une fin qui aurait lieu pour des raisons internes : le monde va, le monde avance, ne cesse Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… d’accélérer, et cette accélération semble aller vers ce qui serait de l’ordre de la fin, du choc, sans même qu’il y ait besoin pour cela d’une autre planète. À vrai dire, la Terre n’accélère pas : elle ne va ni vite ni lentement, pas plus que la planète Melancholia. Il est même possible de dire que la Terre, si on la prend comme système de référence de tout mouvement, est immobile. C’est bien plutôt nous qui avons transformé notre monde technique, social, en un monde qui avance, qui accélère, qui épuise les ressources terrestres et qui nous épuise également. D’où cette impression que notre limite est proche d’être dépassée, qu’elle va l’être, et c’est cela le sentiment que tout accélère, que le monde luimême accélère, qu’il va vers une catastrophe et s’en rapproche à une vitesse qui croît de manière exponentielle. En même temps, cette catastrophe-là n’arrive pas. Pour dire les choses autrement, elle est peut-être fictive comme l’est cette rencontre avec Melancholia. Plus précisément, cette catastrophe pourrait être le lieu où se rencontrent la réalité et la fiction. S’il y a une réalité de ce mouvement réel – je tiens à cette expression marxiste de mouvement réel –, c’est bien celle de l’accélération technique des transports, des communications et de la production. Mais la production est aussi productrice de ses propres fictions, elle est même sans doute majoritairement production fictive, et la première de ses fictions est que tout accélère, que le monde n’est plus que productif, que nous ne sommes plus que des sujets voués à produire ; si bien qu’il nous faudrait aller de plus en plus vite. C’est alors que notre limite comme celle du monde apparaissent comme celles de l’accélération elle-même, d’où l’idéologie incohérente qui invite chacun à dépasser ses limites, mais qui s’accompagne de la certitude pour chacun d’être naturellement ou psychologiquement limité ; ce serait la cause du breakdown, du burnout. Idéologie incohérente, aussi, d’une croissance pour la croissance, qui s’accompagne de l’idée qu’il faudrait fixer des limites à cette croissance, à la technique et à la production, qu’il faudrait ralentir – ou arrêter d’accélérer – avant d’arriver à une catastrophe mondiale, tout en sachant en même temps que la production s’est en quelque sorte détachée de nous et ne peut être ralentie ou arrêtée. Ces apories m’intéressent depuis un certain temps, non parce que je les crois dépassables, mais plutôt parce qu’il faut les creuser et essayer de mieux les comprendre, de façon à se demander quelle est la limite de l’accélération, si cette limite est la nôtre, si elle est celle du monde, ou encore : l’accélération estelle ce qui nous mène à notre limite, que nous ne pourrions alors que heurter violemment ? Est-ce qu’elle mène ou pas à la catastrophe ? * * * L’accélération au sens strict, cela vaut la peine de le rappeler, est avant tout une notion de physique, un rapport entre l’espace et le temps. Le temps de mètres ou de kilomètres par seconde, c’est la vitesse, et quand ce rapport croît, quand le nombre d’espaces que l’on franchit en une même unité de temps augmente, de 20 à 40 mètres par seconde, de 100 à 150 kilomètres par heure, on accélère. C’est un rapport entre l’espace et le temps, ce qui signifie, contrairement à ce 2 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… que l’on dit souvent, que le temps n’accélère pas ; c’est impossible et il faut garder ce rapport à l’espace pour pouvoir parler littéralement d’accélération. On peut avoir un sentiment d’accélération du temps, mais pour un physicien, cela ne veut rien dire. D’un point de vue physique, on ne peut pas dire non plus que tout accélère puisqu’il y a des accélérations, des décélérations, des vitesses différentes ; les corps peuvent prendre de la vitesse, en perdre, être dans un état de repos, et tout dépend aussi du système de référence que l’on prend pour étudier les mouvements. Évidemment, la physique n’est pas toute la vérité. Cette théorie a participé à une sorte d’inflexion dans le rapport du temps à l’espace, puisque la physique dont je vous parle est la physique moderne à partir de Galilée ; dans cette période qui est celle de la naissance de la modernité, s’impose une nouvelle conception de l’infini. Auparavant, dans l’Antiquité occidentale, il y a eu plusieurs conceptions de l’infini : l’infini actuel, complet et réel qui est le fondement même de la réalité, comme peut l’être le Dieu chrétien par exemple, et un infini « potentiel » : quand on prend un espace, on peut toujours le diviser, le rediviser ou l’additionner. Ce qui est né à l’époque de Galilée est un indéfini : c’est ce qui peut indéfiniment croître, mais d’une manière réelle, qui ne dépend pas véritablement de la division ou de la soustraction. On peut appeler cela une forme d’illimitation à l’infini. Cette idée nouvelle fait que l’accélération, pour Galilée, peut aller à l’infini et dans cette même période, cet indéfini concerne également la technique. La technique, précédemment, était plutôt la reproduction des formes qui venaient compléter ce qui manquait dans la nature : la nature reproduisait les mêmes formes et la technique des formes supplémentaires, mais toujours les mêmes – un lit, une table, une maison, etc. Puis la technique change de statut et produit à l’infini, et plutôt de manière indéfinie, de nouvelles formes, de nouveaux produits, objets, instruments, etc. On ne peut pas savoir ce qu’elle fera dans dix ou quinze ans. Tout cela est lié et trouve corps dans ce phénomène d’accélération technique qui se réalise à partir du milieu du XVIIIe siècle. L’accélération physique, c’est Galilée et l’accélération technique, c’est à partir du moment où on passe des chevaux aux relais qui permettent de changer de monture très régulièrement et d’aller plus vite. Après, il y a le tournant technique où le cheval va laisser place à des véhicules qui sont des produits, des artefacts : trains, voitures, avions… C’est l’accélération technique à l’aide de machines. Tout cela est lié à cette inflexion qui donne naissance à cet indéfini, ce qui fait que l’accélération elle-même est indéfinie. * * * On devine la suite : l’accélération technique entraîne une accélération sociale, une accélération du rythme de vie, etc. C’est là que je me demande : est-ce qu’on a raison de véritablement deviner la suite ? Ne faut-il pas plutôt s’interroger, surtout maintenant où, d’un point de vue physique, il y a une limite, celle qui a été fixée par Einstein ? On était déjà en train de chercher cette vitesse de la lumière et avec Einstein, c’est une constante indépassable de la physique : 300 000 kilomètres par seconde. Aucune accélération ne peut dépasser la vitesse de la lumière. 3 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… Cette interrogation, il faut l’étendre en dehors de la physique. Il n’est pas sûr du tout que l’accélération absorbe indéfiniment toutes les activités de production et de transformation de la nature. De ce point de vue, Hans Jonas, le théoricien qui a un peu fait naître l’écologie, parlait du fait qu’on est menacé par un danger technique, que la nature devient entièrement vulnérable, qu’elle est à notre merci et que si on la détruit, on détruit aussi notre vie humaine. Mais quand il parle de ces dangers de la technique, il ne tient pas compte de l’accélération de la vitesse ni des transports. Il y a une raison à cela, qu’il ne donne pas mais qu’on découvre assez facilement : c’est que justement, il parle de transformation de la nature – la chimie, la biotechnologie, etc., transforment notre nature, notre corps –, mais en revanche, l’accélération ne vise pas la transformation de la nature. Le transport ne vise qu’à aller d’un point à un autre ; évidemment, il pollue et utilise de l’énergie, mais ce n’est pas son but, donc la transformation de la nature est secondaire. Hans Jonas ne parle donc pas de danger de l’accélération, sauf une fois, dans une phrase où il évoque « la vitesse causale des interventions technologiques dans l’organisation de la vie, dont l’accélération torrentielle, exponentielle, effroyable, menace d’échapper à tout contrôle ». Vous voyez donc qu’il ne s’agit pas de l’accélération technique permise par les transports, mais de l’accélération de la transformation, ce qui est complètement différent. C’est-à-dire que le fait d’aller de plus en plus vite est retransposé à un autre niveau selon lequel la technique elle-même irait de plus en plus vite. Malgré ces termes de « torrentiel », « exponentiel », « effroyable », aucune démonstration n’accompagne cette transposition des transports en accélération technique à une sorte d’accélération générale du rythme du monde. En fait, il me semble extrêmement fréquent que l’on passe d’un niveau à l’autre et que du coup, il y a une sorte de manière tautologique de se convaincre qu’on va vers la catastrophe en disant simplement « oui, on y va puisqu’on y va de plus en plus vite » et que la catastrophe, c’est d’aller de plus en plus vite vers la catastrophe. Cela vaut la peine de s’interroger sur ce raisonnement. Un auteur français, Paul Virilio, a absolument tenu compte de ce paradoxe et l’a suivi jusqu’au bout dans le sens du catastrophisme. Il essaie de montrer – et y arrive dans une certaine mesure – que l’accélération prise au sens strict, comme l’accélération d’une vitesse dans l’espace-temps, est l’événement principal qui nous mène vers la catastrophe, qu’il a absorbé tous les autres modes d’effets de la technique et tend à absorber tous les autres modes d’effets de l’existence ellemême. Je le cite : « La violence de la vitesse est devenue à la fois le lieu et la loi, le destin et la destination du monde. » Il arrive à le démontrer d’une certaine manière, d’abord parce que chaque déplacement dans l’espace et dans le temps entraîne une accidentalité – il n’y a pas de voiture sans télescopage, pas d’avion sans crash, etc. –, ensuite, parce que l’accélération des transports nie l’espace. On pourrait objecter que quand on est en avion, on traverse très vite l’espace, mais il existe quand même. En même temps, ce qui existe dessous – la Terre – est radicalement transformé par les transports, c’est-à-dire par toutes les infrastructures telles que routes, autoroutes, aéroports, etc., mais aussi par une accélération de la production qui est une accélération des machines ; ce qui fait que de l’avion, on voit un paysage réellement uniforme, c’est-à-dire une succession de champs consacrés à la monoculture, parce que c’est ainsi qu’on cultive le plus vite et que les machines agricoles vont au plus vite. De ce point de 4 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… vue, il n’y a plus de différence entre le virtuel et le réel, les deux s’équilibrent complètement et en effet, il y a une véritable négation du monde par la vitesse ou par l’accélération. C’est une thèse forte. La seule chose qu’on peut lui reprocher, c’est justement de faire coïncider absolument le virtuel et le réel, ou la réalité et la fiction, et cette coïncidence, qui est la catastrophe, perd un peu le sens des termes, parce que réalité et fiction ne valent que dans la mesure où on trouve une limite et une opposition. On peut le voir dans l’usage que fait Virilio de cette limite einsteinienne de la vitesse de la lumière qui n’est pas une négation de l’espace et du temps, mais au contraire le repère à partir duquel se créent toutes différences d’espace et de temps et qui permet toutes les autres vitesses, sachant que pour Einstein, un avion, c’est extrêmement lent. Ce n’est même pas la peine de passer à la physique d’Einstein pour calculer le trajet d’un avion : la physique de Newton suffit largement et l’erreur sera tellement infime qu’il n’est pas nécessaire d’en tenir compte. Virilio, lui, d’une manière presque métaphorique, conçoit la vitesse de la lumière comme une sorte de mur, de choc ; de même que quand une voiture rencontre un mur, plus elle va vite et plus le choc est violent. Nous serions, là, dans ce moment de la catastrophe où nous avons rencontré ce mur qui est le mur de la lumière, c’est-à-dire que le monde lui-même se transforme en image. Cette transformation de l’image, c’est le passage des transports à la vitesse de la télécommunication, quasiment équivalente à celle de la lumière et qui fait que le monde nous apparaît immédiatement sur nos écrans. C’est comme si le monde lui-même venait choquer les écrans et pour nous-mêmes, ce serait là le choc fatal de notre monde – mais à condition d’admettre cette coïncidence totale entre réalité et fiction, qui ne correspond pas à ce que nous vivons puisque nous sommes toujours capables de faire la différence entre réalité et fiction. Dans cette différence, il y a quelque chose d’essentiel qui va contre la thèse de Virilio : en fait, on ne peut pas réduire tous nos modes de temporalité à la vitesse des transports. Même si on dit que tout accélère, dans ce « tout », il faut faire des différences entre la vitesse des transports, celle de la production, du rythme social, du rythme de vie, etc. L’auteur Hartmut Rosa l’a fait dans un livre connu, Accélération - Une critique sociale du temps, en soulignant qu’il faut faire des différences à l’intérieur de ce tout : il y a le rythme des transports et de la production, le rythme social, le rythme de vie, et une fois cette différence faite, on donne un autre sens à « tout s’accélère », c’est-à-dire que ces trois rythmes s’entraînent les uns les autres. C’est une thèse importante, mais je pense qu’elle a un grand défaut qui m’inquiète presque – quand on pense que Hartmut Rosa fait partie de la lignée de l’École de Francfort –, c’est sa définition même de l’accélération. Rosa part de l’accélération des transports – donc rapport entre l’espace et le temps – et ensuite, s’appuyant sur Virilio, il dit que l’accélération fait que l’espace est de plus en plus nié ; ce qui fait qu’ensuite, dans ses autres définitions de l’accélération, il n’y a plus de rapport entre l’espace et le temps. L’accélération de la production, pour lui, ce n’est plus l’accélération du rythme des machines, c’est le nombre de produits par unité de temps. Mais un nombre de produits, ce n’est pas une distance. Quand il passe au rythme social, il dit que c’est le nombre de 5 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… changements structurels des institutions par unité de temps. Mais un changement structurel, ce n’est pas une distance. Quand il parle du rythme de vie, il dit que c’est le nombre d’épisodes ou d’actions par unité de temps. Mais une action, ce n’est pas un kilomètre. Or, les changements structurels ou les actions, on ne peut pas simplement les juxtaposer les uns à côté des autres comme on le fait avec les distances et les kilomètres. Une action, ça commence, ça s’interrompt, on en commence une autre… Pour les épisodes, cela dépend de la manière dont on voit les choses : on peut partager tout ce qu’on est en train de faire et dire qu’on a vécu un million d’épisodes en trois minutes, et un épisode peut aussi durer trois heures, trois mois, quatre ans, ou ne jamais se terminer. Les histoires d’amour par exemple, même quand elles ont une fin, on peut dire « j’étais amoureux de telle personne pendant cinq ans », mais on ne peut pas simplement dire ça : on était amoureux d’elle avant et on continue sans doute à l’être un peu après, même si cela devient indéterminé. Ce qui m’inquiète est qu’en spatialisant tout, Hartmut Rosa procède un peu comme un contremaître qui surveillerait ses ouvriers sur une chaîne de montage : il découpe et spatialise les actions. Son temps sociologique est exactement ce que Marx appelait le temps abstrait, celui qui permet justement l’accélération de la production. C’est-à-dire que Rosa, dans sa sociologie même, s’inscrit dans la logique de l’aliénation : il comprend toute la vie en fonction du rythme de la production, comme un contremaître qui non seulement surveillerait ses ouvriers, mais continuerait à surveiller le reste de sa vie, surveillerait aussi sa femme et contrôlerait les épisodes d’action de sa vie, etc., et ne comprendrait la vie que de cette manière-là. Toutes ses différenciations sont soumises au rythme de la production, alors que notre vie elle-même ne l’est pas. J’ajoute que Rosa, plus que Virilio, en reste à une physique périmée et donc à l’idée que l’accélération est illimitée. Il ne tient aucun compte du fait que du point de vue physique, ça a changé depuis un siècle, et c’est pourquoi, dans sa spirale de l’accélération, il n’y a pas de fin et il n’y a aucune raison que ce soit catastrophique. Si bien que c’est dans sa conclusion qu’il dit « oui, mais tout ça nous mène à la catastrophe », et il énumère des raisons de catastrophe : une vaste épidémie ou une catastrophe technologique, ou ceci, ou cela… Mais il n’y a aucune logique, ça ne découle pas du tout de la spirale de l’accélération. Il n’y a aucun lien non plus entre les catastrophes qu’il décrit. * * * C’est en partant de là que je me suis dit : finalement, si on veut comprendre les rythmes de vie, il faut peut-être les comprendre en dehors de ce qu’est la production, c’est-à-dire ne pas se laisser entièrement aliéner, parce que nous ne sommes pas que des sujets productifs. Nous sommes aussi des êtres vivants et les êtres vivants sont dans le temps de la vie qui n’est pas le temps de la production. Je ne pense pas, par exemple, que votre chat ou votre chien soit complètement aliéné et stressé par la technique, et ce n’est pas le cas non plus des renards ou des insectes… On ne peut pas se dire que c’est juste parce qu’ils 6 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… n’ont pas la perception du temps, car ils ont évidemment une perception du temps, même si elle n’est pas la nôtre. En fait dans la Critique sociale du temps de Rosa, il n’y a aucune critique du temps parce que son introduction ne le définit pas, sous prétexte qu’il est sociologue et non philosophe. Cette division du travail à laquelle il se soumet jusqu’au manque de sens critique fait que plus tard dans sa définition de l’accélération, il sous-entend sans s’en rendre compte une définition du temps en fonction du chronomètre. Ce temps chronométrable, comme le disait déjà Bergson, il a bien fallu qu’il soit inventé, qu’il soit produit. Et c’est un produit de l’intelligence humaine, c’est une certaine voie qu’a pris la vie pour s’adapter à la nature, en se donnant un schème spatial uniforme qui n’est pas seulement lent, mais qui est absolument immobile. C’est dans cette immobilité du schème spatial que nous pouvons calculer des distances, et c’est dans cet espace aussi que nous pouvons dispatcher des actions, les chronométrer, etc. Mais cela reste une invention, un schème fictif. Or, il y a d’autres voies, et en particulier la voie de l’animal qui ne se place jamais sur le plan géométrique, mais sur le plan de son adaptation immédiate au monde. Quelque chose, chez nous, fonctionne un peu comme l’instinct animal, c’est la mémoire. Pourquoi sommes-nous dans un présent qui n’est pas l’instant de la physique ou le point de la géométrie ? Parce que notre présent est une contraction de la mémoire, comme l’animal qui contracte de l’énergie et qui est capable de l’utiliser d’un seul coup, par une sorte d’explosion qui est l’action. Le chat dort les trois quarts de la journée, mais quand il est réveillé, il va extrêmement vite. La mémoire, c’est la même chose : elle contracte du passé, des souvenirs, etc., et elle en fait une sorte de présent contracté en utilisant ses souvenirs à un instant précis ; c’est pour cela que nous pouvons agir d’une manière libre, non déterminée, alors que du point de vue de la géométrie et de la physique, tout est déterminé. Ce qui est intéressant chez Bergson est que du coup, c’est paradoxal : comme la technique se fonde sur l’intelligence, son principe est en fait le retard, et non l’avance. C’est quoi, la technique ? Ça consiste d’abord à faire des outils au lieu d’agir directement avec ses ongles, ses griffes ou ses dents ; pour faire des outils, il faut retarder l’action, la différer. De même, ce schème spatial qui fait qu’on a besoin de tout mettre sur un plan géométrique immobile fait que l’accélération, finalement, se compte dans un espace déjà parcouru, c’est-à-dire selon un schème immobile. Donc, la technique est toujours en retard par rapport au présent. Et donc, il est normal qu’on ait l’impression, dans un monde technique, d’être toujours en retard. Bergson dit, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion : « On a vu la course au bien-être aller en s’accélérant, sur une piste où une foule de plus en plus compacte se précipitait. Aujourd’hui, c’est une ruée. » Il ajoute : « On ne s’arrêtera bien souvent que devant l’imminence d’une catastrophe. » Cela est entièrement pris dans cette idée que d’un côté c’est une ruée, d’un autre côté cette ruée repose sur l’intelligence, qui a pour caractéristique de tout arrêter. C’est pour cela qu’il dit juste après qu’en fait, il n’y aura pas de catastrophe, parce que dès qu’une voie tend à s’accentuer, en l’occurrence celle de 7 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… l’intelligence, une forme de réaction fait qu’on se rend compte qu’il y a une autre voie possible. À ce propos, les Français furent parmi les premiers à s’être enthousiasmés pour les voitures – ils ont une sorte de rapport spécial à la voiture et il y en avait dans Paris bien avant qu’il y en ait partout ailleurs. Précisément à ce moment-là, Bergson dit qu’un jour, la voiture sera devenue quelque chose de banal et d’aliénant, et on l’utilisera, mais on n’aura pas de plaisir particulier à l’utiliser… Donc, l’idée de Bergson est que la technique va devenir elle-même de plus en plus banale et aliénante, et on va se rendre compte qu’il y a d’autres possibilités de vie et en particulier la possibilité de l’action, et que cette action se place dans un temps qui n’est pas celui de la technique. * * * À partir de là, j’ai essayé de déployer différents types de vitesses qui ont toutes comme caractéristique de ne pas être mesurables et dans lesquelles je pense que nous vivons. J’ai repris un terme – qui correspond à ce qui s’appelait auparavant l’infini actuel – utilisé par Deleuze et par d’autres, c’est celui de vitesse absolue, qu’on trouve dans la fulgurance de l’animal. Elle est dans nos traditions occidentales et on la trouve en Orient également. Si vous prenez quasiment l’ensemble des dieux grecs, ils n’ont pas besoin de temps pour aller d’un endroit à un autre. Si vous prenez l’éloge de la technique dans Antigone de Sophocle, il dit que l’homme est formidable parce qu’il est capable de traverser les océans en un instant – un instant, c’était le temps que prenait un bateau à l’époque, mais en même temps, il y avait cette idée que c’était un seul instant, quand on ne compte pas. Cette vitesse absolue peut s’exprimer par une ellipse. Virilio dit qu’en prenant l’avion à Paris, on arrive à New York six heures après, mais que du coup, ça va tellement vite qu’on est complètement désorienté, on perd tous nos repères et que c’est déjà une préintuition d’une sorte de catastrophe. Soit. Mais si vous êtes en train de lire un livre, que vous finissez un chapitre se déroulant à Paris et que le chapitre suivant commence à New York, la perte de repères est exactement la même et pourtant, il n’y a aucun traumatisme. Pourquoi ? Parce que notre pensée est habituée depuis toujours à cette vitesse absolue et de ce point de vue, elle n’est pas du tout traumatisée par une accélération quelconque, elle va déjà bien au-delà de ça. Donc, ce que nous avons affronté dans le vol Paris - New York n’est pas la vitesse du vol, c’est qu’il est fatiguant, c’est qu’il est long… et c’est qu’il est lent. Il est bien plus lent que l’ellipse. Un autre exemple que j’aime bien est l’histoire d’une vestale appelée Tuccia, qui était accusée de ne pas avoir respecté son vœu de chasteté. Pour prouver qu’elle était restée chaste, elle devait faire cette épreuve relevant de l’impossible, qui était de prendre de l’eau dans le fleuve et de l’amener jusqu’au temple des vestales dans un tamis, sans perdre une seule goutte. Il n’y a pas d’accélération technique qui permet cela, et pourtant, la vestale y arrive. C’est un miracle, mais cela veut dire quoi ? Qu’on est dans une vitesse absolue figurée en permanence, dans l’histoire, dans la peinture… Dans toutes les Annonciations, l’ange arrive devant Marie à une vitesse bien supérieure à celle d’un avion ou même d’un 8 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… missile. Il part du ciel et il est là. Il n’a pas non plus l’énergie cinétique qui fait qu’il aurait des problèmes de freinage ! Deleuze et Guattari disent, en prenant l’exemple de quantité d’auteurs, que quand on lit Nietzsche, quand on écoute Reich, il peut y avoir des vitesses absolues dans le style, l’écriture, la musique. Pourquoi ? Parce qu’on n’est pas dans le domaine de la technique et du coup, on vit des vitesses bien supérieures qui ne nous gênent absolument pas. Dire que tout accélère, qu’on est traumatisé par la vitesse, etc., c’est oublier qu’on fait quantité de ces autres expériences ; les oublier, c’est être dans l’aliénation. J’essaie d’étudier ces différents rythmes. Pour ce qui est de la vitesse de la pensée et de l’intelligence, on ne peut pas la calculer et si on essaie de le faire, les calculs ne fonctionnent pas. Il y a la vitesse du contretemps, très importante chez Derrida, parce qu’elle entraîne une rupture dans l’expérience de la vitesse comme flux continu telle qu’on la trouve chez Deleuze. Il y a la vitesse au théâtre chez Novarina, la vitesse dans la poésie – Celan dit que la poésie brûle nos étapes. De ce point de vue, la vitesse n’a rien de catastrophique, parce qu’on a toujours vécu des vitesses bien supérieures à celle de la technique. Ce qui est catastrophique est de se laisser aliéner par la vitesse de la technique et de la production, c’est-à-dire de croire qu’il n’y a qu’elle, alors que nous avons d’autres modes de temporalité. Je peux encore prendre 5 minutes ? C’est un sujet qui me passionne et je suis forcément intarissable, mais il faut se fixer une limite… * * * Ensuite, ce qui m’a frappé en travaillant sur la vitesse, c’est à quel point l’accélération peut se transformer en son contraire, en immobilisation. Rosa considère que toutes les formes d’immobilisation sont résiduelles, c’est-à-dire que dès qu’on essaie de ralentir, l’accélération reprend le dessus. Forcément, si on accélère, on veut ralentir, et vouloir ralentir serait passer un week-end à la campagne, s’installer à l’autre bout du monde, à un endroit où ça va plus lentement, vivre comme si on était dans une période où ça allait plus lentement, etc. En fait, cela ne fonctionne jamais parce qu’on est toujours rattrapé par ses mails, son téléphone, etc. Je ne pense pas du tout que cette immobilisation soit résiduelle, mais – et de ce point de vue, Virilio est intéressant (s’il ne restait pas deux minutes je vous parlerais de Gunther Anders) – que la catastrophe, comme c’est l’accélération, c’est aussi une immobilité. Dans notre quotidien, nous sommes de plus en plus immobilisés : la vitesse de la télécommunication fait que nous sommes immobilisés devant notre ordinateur ; la vitesse des voitures, des avions, fait que nous sommes attachés et immobiles pendant des heures ; notre voiture avance, mais une fois que la vitesse de croisière est la même, elle n’avance plus par rapport aux autres voitures. C’est la même expérience que celle de l’embouteillage : je suis à 120 km/h sur l’autoroute et les autres voitures ne bougent pas, je suis dans un embouteillage et elles ne bougent pas non plus. L’un implique l’autre et en fait, nous sommes dans des moments d’immobilisation 9 Espaces Dialogues - 14 octobre 2017 À la recherche du temps… contrainte qui sont constants. Je pense qu’il ne faut pas oublier ce champ de l’immobilité et que la catastrophe est peut-être là, sauf qu’en même temps, ce n’en est pas une puisque c’est une catastrophe immobile. Le problème, qui est aussi celui d’une forme d’aliénation, c’est la privation de mouvement. De même que j’avais essayé d’étudier les différences de rythmes, je me suis ensuite penché sur les différentes manières d’être immobile et de supporter l’immobilité. La privation de mouvement dans une voiture, dont on dit souvent qu’on est « emprisonné » dans un embouteillage, a donc quelque chose à voir avec la prison. La prison a quelque chose à voir avec l’enchaînement : comme nous avons une ceinture de sécurité, nous sommes non seulement emprisonnés, mais aussi enchaînés. Cela a quelque chose à voir avec cette sorte de paradoxe incroyable que l’immobilisation en soi n’est pas véritablement une peine, car cela ne fait pas souffrir d’être simplement immobilisé. C’est pour cela que la prison peut remplacer « torture », « peine de mort », etc. Mais en même temps, l’immobilisation peut être la pire des peines : enchaînement, crucifixion, carcan… Il n’y a rien de pire que d’être immobilisé, cela peut être la pire des tortures. Toutes ces immobilisations sont contraintes, mais elles peuvent se renverser en forme d’immobilisation libre que j’appelle des tenues ou des stations où, volontairement, nous résistons en nous tenant immobiles. Nous sommes immobiles quand nous lisons, méditons, contemplons… Les résistances statiques comme l’occupation des places, comme Nuit debout, comme tout ce qui nous vient de la non-action chez Gandhi que l’on appelle aussi résistance non violente, qui consiste à être là et à ne plus bouger, sont des formes de résistance très efficaces qui n’ont pas été remplacées par des résistances mobiles. Elles ont plutôt tendance à refaire surface. 10