Revue des sciences religieuses
90/4 | 2016
Varia
Les traductions médiévales du coran : une
question de cumulativité ? (XIIe – début XVIe s.)
Benoît Grévin
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/3420
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 30 septembre 2016
Pagination : 471-490
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Benoît Grévin, « Les traductions médiévales du coran : une question de cumulativité ? (XIIe – début XVI
e s.) », Revue des sciences religieuses [En ligne], 90/4 | 2016, mis en ligne le 30 septembre 2018,
consulté le 18 décembre 2016. URL : http://rsr.revues.org/3420
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Revue des sciences religieuses 90 no 4 (2016), p. 471-490.
LES TRADUCTIONS MÉDIÉVALES DU CORAN :
UNE QUESTION DE CUMULATIVITÉ ?
(XIIe – DÉBUT XVIe S.)
i. une révolution historiographique fructueuse
L’ère du mépris pour les traductions coraniques médiévales et
renaissantes semble close, au moins parmi les médiévistes 1. Depuis
à présent une génération, une masse importante de travaux a permis
de dépasser la vision négative qui caractérisait jadis la perception des
traductions latines « canoniques » élaborées en Europe occidentale aux
xiie et xiiie siècles, et que reflétaient par exemple certaines appréciations
d’une pionnière telle que Marie-Thérèse d’Alverny 2. Ce changement doit
sans doute beaucoup à un effet de curiosité, porté par le caractère actuellement brûlant des débats sur les relations entre l’« Occident chrétien »
et l’« Islam 3 » à travers les âges. Il a aussi des raisons plus directement
scientifiques. D’une part, les techniques de traduction médiévales sont
désormais mieux connues, et mieux interprétées : on n’analyse plus des
tendances à privilégier la traduction littérale ou, au contraire, à s’éloigner
du texte par la pratique de la glose-paraphrase, en utilisant les catégories de la traduction moderne 4. Il est donc désormais possible d’interpréter certaines spécificités des traductions coraniques prémodernes en
1. Ce n’est pas toujours le cas pour les modernistes travaillant sur les traductions coraniques, parmi lesquels des appréciations très négatives sur les traductions
médiévales persistent, dans la logique des discours élaborés aux xviie et xviiie siècles.
Cf. par exemple S. larzul, « Les premières traductions françaises du Coran (xviiexixe siècles) », Archives des sciences sociales des religions, 147, 2009, p. 147-165,
introduction, p. 147.
2. M.-A. d’alverny, « Deux traductions latines du Coran au Moyen Âge »,
Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 22-23, 1947-1948, p. 69-131,
article fondateur sur le sujet, mais désormais dépassé. Cf. en particulier p. 86.
3. On emploie ici les deux termes par convention, la réduction du socle culturel
de l’Europe et du monde musulman modernes à leurs identités religieuses majoritaires
posant un certain nombre de problèmes.
4. Pour une mise en perspective des travaux sur la traduction médiévale, cf. les
études regroupées dans la série The Medieval Translator/Traduire au Moyen Âge (15
volumes parus à ce jour, 1996-2013, un seizième volume sous presse début 2016).
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dépassant la vision de l’éloignement ou de l’inexactitude par rapport au
texte – vision d’ailleurs problématique dans le cas du Coran, un texte
dont le statut linguistique aussi bien que théologique rend la traduction
difficile 5. D’autre part, la rigueur philologique s’est accrue, avec le
besoin de mieux comprendre les processus de transfert de sens en jeu.
Depuis les travaux de José Martínez Gázquez 6, Thomas E. Burman 7
et Ulisse Cecini 8 en particulier, l’habitude de réfléchir au statut des
traductions latines en s’appuyant sur une analyse fine, non seulement du
texte arabe, mais aussi de la tradition musulmane exégétique classique
(que l’on résumera ici sous le nom de tafsīr) s’est imposée. Dans un
article qui a fait date, T. Burman a en particulier montré que l’éloignement apparent par rapport au texte de la traduction latine du Coran la
plus ancienne, celle de Robert de Ketton (1143), s’expliquait en partie
par le recours de l’auteur à l’exégèse musulmane pour faciliter l’accès
d’un texte souvent énigmatique au lecteur latin 9. Des interprétations sur
le sens de passages coraniques obscurs issues du tafsīr, et qui ont pu
être véhiculées par les grandes sommes du genre du Jāmiʿ al-bayān de
Ṭabarī aussi bien que par des recueils d’excerpta (muḫtaṣar) souvent
anonymes et de dimension plus modeste, ont été intégrées dans le texte
5. Sur la question des traductions du Coran et de leur statut, cf. la synthèse de
H. bobzin, « Translations », dans Jane Dammen McAuliffe (éd.), Encyclopaedia of
the Qur’ān, t. V, Leiden-Boston, Brill, 2006, p. 340-358
6. Cf. en particulier J. martínez gázquez, « Observaciones a la traducción latina
del Coran (Qur’an) de Robert de Ketene », dans Jacqueline Hamesse (éd.), Les traducteurs au travail. Leurs manuscrits et leurs méthodes, Turnhout, Brepols, 2001 (Textes et
Études du Moyen Âge, 18), p. 115-127 ; id., « El prólogo de Juan de Segobía al Corán
(Qur’ān) trilingüe (1456) », Mittellateinisches Jahrbuch, 38/2, 2003, p. 389-410 ; id.,
« Finalidad de la primera traducción latina del Corán », dans M. Barceló-J. Martínez
Gázquez (éd.), Musulmanes y cristianos en Hispania durante las conquistas de los
siglos XII y XIII, Barcelona, Universitat Autónoma de Barcelona, 2005, p. 71-77 ; id.,
« El lenguaje de la violencia en el prólogo de la traducción latina del Corán impulsada por Pedro el Venerable », Cahiers d’études hispaniques médiévales, n° 28, 2005,
p. 243-252 ; id., « Glossae ad Alchoran Latinum Roberti Ketenensis translatoris, fortasse
a Petro Pictaviense redactae : An Edition of the Glosses to the Latin Qur’ān in bnF Ms
Arsenal 1162 », Medieval Encounters, 21, 2015, p. 81-120 ; id., « A New Set of Glosses
to the Latin Quran Made by Nicholas of Cusa (ms Vat. Lat. 4071) », Ibid., p. 295-309.
7. T. H. burman, Reading the Qur’ān in Latin Christendom, 1140-1560,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007. Cf. également id., « Tafsīr and
Translation : Traditional Arabic Qur’ān Exegesis and the Latin Qur’āns of Robert of
Ketton and Mark of Toledo », Speculum, 73/3, 1998, p. 703-732.
8. Cf. en particulier U. cecini, Alcoranus Latinus. Eine sprachliche und kulturwissenschaftliche Analyse der Koranübersetzungen von Robert von Ketton und Marcus
von Toledo, Berlin-Münster-Wien-Zürich-London, Lit, 2012 (Geschichte und Kultur
der Iberischen Welt, Band 10). Cf. également id., « Some remarks on the translation of
proper names in Mark of Toledo’s and Robert of Ketton’s Latin Qur’an translations »,
Al-Qanṭara, 35, 2014, p. 579-605.
9. burman, « Tafsīr and Translation ».
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latin. Celui-ci se retrouve ainsi sensiblement différent de l’original arabe,
mais en quelque sorte « explicité », là où une traduction plus littérale
risquerait de fourvoyer le lecteur dans son interprétation. Il faut bien sûr
tenir compte du fait que les interprétations proposées par le tafsīr sont
multiples, particulièrement pour les termes coraniques obscurs. Il s’agit
en effet là d’une tradition foisonnante, comme le suggère la foule des
auteurs-transmetteurs et la complexité des renvois intertextuels. Plus
que jamais, en utilisant la technique de traduction-glose de Robert de
Ketton, traduire se révèle donc interpréter. On verra d’ailleurs que si
plusieurs traductions coraniques ultérieures peuvent être considérées
comme plus littérales que la version kettonienne, le recours à l’exégèse
musulmane est resté une tendance récurrente des travaux de traduction
latine du Coran à travers les siècles.
Un autre facteur a contribué à améliorer notre connaissance de ces
entreprises de traduction. Il s’agit d’une meilleure prise en compte de
leur arrière-plan socioculturel et sociolinguistique. Pour les époques les
plus hautes, des clichés persistants comme l’existence d’une école de
« traduction tolédane » fortement structurée ont été ainsi relativisés, au
profit d’une meilleure compréhension du fonctionnement des réseaux
de clercs susceptibles d’avoir accompagné les premiers grands mouvements de traduction de l’arabe en Occident avec pour base principale la
péninsule ibérique 10. Le contexte des entreprises de Robert de Ketton
puis de Marc de Tolède, au xiie-xiiie siècle s’en est trouvé éclairé, tandis
que l’arrière-plan ecclésial et politique des programmes de traduction
ayant motivé leurs versions latines du Coran était débattu 11. De même,
en dépit de la disparition de la majeure partie de la traduction coranique
de Jean de Ségovie, le contexte de son entreprise, au milieu du xve siècle,
est maintenant éclairci, non seulement grâce à certaines découvertes
philologiques concernant ce texte 12, mais aussi grâce aux recherches sur
la vie, l’œuvre et le milieu de son « informateur » musulman, le mudéjar
Yça de Ségovie 13. Les travaux d’Angelo Michele Piemontese ont également contribué à replacer les traces de circulation et d’étude du Coran
10. Cf. pour un bilan équilibré sur ce point cecini 2012, p. 62-64, avec bibliographie.
11. On pense notamment pour la France à D. iogna-prat, Ordonner et exclure :
Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150,
Paris, Aubier, 1998, en particulier p. 234-259 pour la constitution du dossier clunisien
sur l’Islam.
12. U. roth et R. F. glei, « Die Spuren der lateinischen Koranübersetzung des
Juan de Segovia. Alte Probleme und ein neuer Fund », Neulateinisches Jahrbuch, 11,
2009, p. 109-154. Sur la traduction de Jean de Ségovie, cf. U. roth, « Juan of Segovia’s
Translation of the Qur’ān », Al-Qanṭara, 35/2, 2014, p. 555-578.
13. G. Wiegers, Islamic Literature in Spanish & Aljamiado. Yça of Segovia (fl.
1450), His Antecedents & Successors, Leiden-New York-Cologne, Brill, 1994.
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dans l’Italie du Quattrocento dans le cycle d’interactions complexes entre
communautés juives, autorités ecclésiastiques et milieux humanistes,
qui a rendu possible l’existence d’une culture coranique dans certains
milieux péninsulaires au xve siècle 14. Cette dynamique aboutit à partir
de 1450 à une nouvelle vague de réfutations, d’interprétations et de
traductions coraniques, introduite par la Cribratio Alcorani de Nicolas
de Cues 15, et poursuivie par les travaux de l’humaniste sicilien d’origine
juive Guglielmo Raimondo Moncada, alias Flavius Mithridate 16.
La contextualisation des tentatives de traduction du Coran se révèle
certes plus aisée aux époques d’explosion documentaire et de meilleure
préservation archivistique que sont les quinzième et seizième siècles.
Auparavant, le manque de repères prosopographiques complique la tâche
de l’historien. Comme T. Burman l’a remarqué, la présence de notes dans
certains manuscrits de la traduction coranique de Marc de Tolède prouve
l’existence aux xiiie et xive siècles de lecteurs bons connaisseurs des
traditions islamiques, mais sans que l’on puisse percer leur anonymat 17.
Après 1450, il est en revanche possible de multiplier les indices. C’est
ainsi qu’A. M. Piemontese a pu suggérer des identifications plausibles
pour certaines des mains qui interviennent, en plus de celle de Guglielmo
Moncada/Flavius Mithridate, sur le Coran en caractères hébraïques
contenu dans la seconde partie du ms. composite Vat. Ebr. 357 18. Il
est également possible de présenter une histoire sinon complète, du
moins assez détaillée de la chaîne d’informateurs, de correcteurs et
de lecteurs de la version latine du Coran élaborée sous les auspices du
cardinal Gilles de Viterbe dans la décennie 1510 avec l’aide du converti
Juan Gabriel de Teruel 19. Dans les deux cas, aussi bien le prestige de
14. Cf. en particulier A. M. piemontese, « Il Corano latino di Ficino e i corani arabi
di Pico e Monchates », Rinascimento, 36, 1996, p. 227-273 ; id., « Guglielmo Raimondo
Moncada alla Corte di Urbino », dans Mauro Perani (éd.), Guglielmo Raimondo Moncada
alias Flavio Mitridate. Un ebreo converso siciliano. Atti del Convegno Internazionale
Caltabellotta (Agrigento), 23-24 ottobre 2004, 2008, Palerme, Officina di studi medievali, p. 151-171.
15. nicolas de cusa, Opera omnia, 8, Cribratio alkorani, éd. et com. Ludwig.
Hagemann, Hamburg, Felix Meiner, 1986 (à compléter par martínez gázquez, « A
new Set »).
16. Sur Moncada/Mithridate et le Coran, cf. notamment burman, Reading the
Qur’ān, p. 133-148, à compléter et corriger par B. grévin, « Le ‘Coran de Mithridate’
(ms. Vat. Ebr. 357) à la croisée des savoirs arabes dans l’Italie du xve siècle », Al-Qanṭara,
31/2, 2010, p. 513-548, ainsi qu’id., « Flavius Mithridate au travail sur le Coran », dans
M. perani – G. corazzol (éd.), Flavio Mitridate mediatore fra culture nel contesto dell’ebraismo siciliano del xv secolo. Atti del convegno internazionale di studi, Caltabellotta,
30 giugno-1 luglio 2008, Palerme, Officina di studi medievali, 2012, p. 200-230.
17. burman, Reading the Qur’ān, p. 126-127.
18. piemontese, « Il Corano latino », p. 266-272.
19. Sur la traduction coranique de Gilles de Viterbe et ses lecteurs, cf. burman,
Reading the Qur’ān, p. 149-177, à compléter et préciser par K. starczeWska, « Critical
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certains acteurs (Giovanni Pico della Mirandola, étudiant l’arabe sous
la direction de Flavius Mithridate 20, Léon l’Africain, correcteur de la
première version du Coran de Gilles de Viterbe 21) que l’ampleur des
ramifications repérées donne une profondeur remarquable à ces histoires.
Même si elle demande encore beaucoup de travail, l’étude de « l’inflexion renaissante » des savoirs coraniques latins est en bonne voie.
ii. la cumulativité des traductions coraniques Jusqu’en
position du problème
1530 :
Si ce second âge des traductions européennes du Coran commence, à
la fin du xve siècle, avec l’intensification de la circulation des manuscrits,
la multiplication de nouveaux essais de traduction, et les premières transcriptions préservées en langues modernes, cette histoire reste pourtant
intimement liée à celle des traductions médiévales, dont l’influence pèse
encore d’un grand poids durant tout le xvie siècle. La grande édition
latine du Coran à l’âge de la Réforme, inspiratrice de plusieurs versions
en langues modernes, fut celle de Théodore Bibliander (1543 22). Or
elle reprenait en le modifiant à peine le texte latin de Robert de Ketton,
tandis que la première traduction (avant 1515) du Coran en italien,
partielle, était basée sur la version de Marc de Tolède, la seconde (en
1547, à Venise), sur celle de Robert de Keton 23. Autant dire que le
edition of Egidio da Viterbo’s Latin Translation of the Qur’ān (1518) : some methodological problems », dans A. Castro Correa et alii (éd.), Estudiar el pasado : aspectos
metodológicos de la investigación en Ciencias de la Antigüedad y de la Edad Media,
Barcelona, Universitat Autònoma de Barcelona, 2012, p. 353-359, ainsi que M. garcíaarenal – k. starczeWska, « ‘The Law of Abraham the Catholic’ : Juan Gabriel as
Qur’ān Translator for Martín de Figuerola and Gilles de Viterbe », Al-Qanṭara, 35/2,
2014, p. 409-459 en attendant la parution imminente de l’édition-analyse de la traduction
élaborée sous les auspices de Gilles de Viterbe par K. starczeWska, Latin Translation
of the Qur’an (1518/1621) commissioned by Gilles de Viterbe. Critical Edition and
Introductory Study, sous presse, Harrassowitz.
20. Sur les relations complexes de Pico della Mirandola et Moncada (incluant
l’apprentissage de l’hébreu, de l’arabe et de l’araméen, la commande de nombreux
travaux de traduction, et plusieurs crises de nerfs…), cf. piemontese, « Il corano… »,
ainsi que S. campanini, « Guglielmo Raimondo Moncada (alias Flavio Mitridate)
traduttore di opere cabbalistiche », dans Guglielmo Raimondo Moncada alias Flavio
Mitridate, p. 49-88.
21. Sur le rôle de Léon l’Africain dans la révision de la traduction coranique de
Gilles de Viterbe, cf. garcía-arenal – starczeWska, « ‘The Law’ », p. 421.
22. Sur Théodore Bibliander et son rôle dans l’édition du Coran kettonien
(1542/1543), cf. principalement H. bobzin, Der Koran im Zeitalter der Reformation,
Beyrouth, Egon Verlag, 2008 (Beiruter Texte und Studien, 42), p. 159-275.
23. Pour cette traduction partielle jadis inconnue, cf. l’édition-commentaire du
manuscrit Firenze, Biblioteca riccardiana, n° 1910 (codice Vagliente) dans L. Formisano,
Iddio ci dia buon viaggio e guadagno, Florence, Edizioni Polistampa, 2006 (Biblioteca
Riccardiana, 10), p. 31-34 pour le commentaire et p. 267-281 pour le texte. Sur son
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dégagement d’un nouveau régime « d’études coraniques » dans l’Europe chrétienne entre 1450 et 1650 a été très progressif, même s’il
est excessif de prétendre que la domination des plus vieilles versions
médiévales fut sans partage au cours du xvie siècle. Grâce aux travaux
de Hartmut Bobzin sur le Coran au temps de la Réforme 24, ou à ceux de
Katarzyna Starczewska sur le Coran de Gilles de Viterbe 25, cette transition de l’ère des Corans latins médiévaux vers les études coraniques
de l’âge classique est désormais, également, mieux connue. Or l’un des
enjeux de ces recherches est précisément de comprendre dans quelle
mesure les structures d’analyse mises en place lors de la confection
des grands dossiers islamo-latins des années 1140-1210 ont interagi au
xvie siècle avec d’autres approches, nourries de savoirs nouveaux. En
d’autres termes, il s’agit de mesurer jusqu’à quel point l’accumulation
de nouvelles informations, voire de nouvelles méthodes d’analyse, a
permis, au cours des années 1450-1525, de dépasser la connaissance du
texte sacré de l’Islam véhiculée par les deux versions latines du Coran
qui avaient reçu – surtout la première – un statut quasi canonique aux xiiie
et xive siècles : les versions de Robert de Ketton et de Marc de Tolède.
Plutôt que de cumulativité, un examen sommaire des travaux de
traduction du texte coranique entrepris jusqu’en 1525 incite d’abord
à parler d’un désir de complémentation, voire de substitution, dû à
la perception récurrente d’une insuffisance. L’histoire est connue : la
seconde traduction coranique, celle de Marc de Tolède (1209-1210), a
été créée moins d’un siècle après celle de Robert de Ketton (1143), en
contexte castillan, pour offrir une version plus littérale du texte coranique 26. Deux cent ans plus tard, et toujours dans un contexte castillan,
c’est également l’insatisfaction face aux traductions existantes qui a
poussé Jean de Ségovie à entreprendre sa propre version (1455-1457),
comme l’atteste sa préface, conservée 27. Jusqu’aux propositions de
Guglielmo Raimondo Moncada (élaborées entre 1475 et 1489) et à la
version patronnée par Gilles de Viterbe (1518 pour la première version,
statut, cf. U. cecini, « Tra latino, arabo e italiano. Osservazioni sulla riduzione in volgare
italiano della traduzione latina del corano di Marco da Toledo (ms. Ricc. 1910, cc.
170vb-174rb) », Filologia mediolatina, 16, 2009, p. 131-160. Sur la traduction italienne
de 1547, longtemps seule connue, cf. C. de frede, La prima traduzione italiana del
corano sullo sfondo dei rapporti tra Cristianità e Islam nel Cinquecento, Napoli, Istituto
Universitario Orientale, 1967 (Studi e materiali sulla conoscenza dell’Oriente in Italia, 2).
24. bobzin, Der Koran.
25. Cf. supra, n. 19.
26. Cf. dernièrement cecini, Alcoranus latinus, p. 96-127. La version de Marc de
Tolède a fait l’objet d’une édition critique de N. petrus pons, Alcoranus Latinus, quem
transtulit Marcus canonicus Toletanus. Estudio y edición crítica. Tesis doctoral-UAB,
2008, à paraître.
27. martínez-gázquez, « El prológo de Juan » ; Burman, Reading the Qur’ān,
p. 180-181.
les traductions médiévales du coran
477
1525 pour la révision), l’histoire des traductions latines semble donc se
présenter comme une suite de propositions destinées à faire table rase
d’un passé considéré comme insatisfaisant.
Au-delà de cette perpétuelle remise en chantier, un second point
semble infirmer l’hypothèse d’une forte cumulativité des « savoirs coraniques » dans la Chrétienté antérieure à la Réforme. Il s’agit de la fragilité
des acquis des travaux du xve siècle, pourtant destinés, dans l’esprit de
leurs auteurs, à renouveler la perception latine du Coran. Autant le socle
des premières entreprises ibériques a résisté dans la longue durée – les
nombreux manuscrits kettoniens se prolongent à travers l’édition de
Bibliander, et la version de Marc de Tolède est tout de même conservée
par sept témoins médiévaux, ce qui indique une réception faible mais non
négligeable 28 –, autant les travaux entrepris après 1450 pour remplacer ces
premières traductions se sont révélés, du point de vue de la réception, des
impasses ou des quasi-échecs. Le Coran de Jean de Ségovie s’est perdu,
à l’exception de quelques éléments et de sa préface 29. Les entreprises de
traduction du sicilien Guglielmo Raimondo Moncada ont eu une postérité
relativement faible. Sa traduction de deux sourates (les 21 et 22e) exécutée
pour le duc d’Urbino, et contenue dans un volume d’apparat en partie
bilingue et bi-graphe (ms. Urb. lat. 1384 de la Bibliothèque vaticane), a
bénéficié d’au moins deux copies ultérieures, mais ces copies présentent
un état dégradé de cette entreprise, puisqu’elles abandonnent le texte
arabe pour ne conserver que son reflet latin 30. En revanche, son travail
majeur sur le Coran, les traductions fragmentaires et les commentaires
exégétiques qui parsèment le Coran transcrit en caractères hébraïques
presque intégralement préservé dans la seconde partie du ms. Vat. Ebr.
357 de la Bibliothèque vaticane, n’a apparemment eu aucune postérité. Le
contenu de ce manuscrit, qui semble avoir servi de base de discussion pour
un groupe de controverse, ainsi que, peut-être, d’instrument d’enseignement de l’arabe dans le cadre des cours donnés par Moncada à Giovanni
Pico della Mirandola, n’a d’ailleurs été redécouvert que relativement
28. Cf. cecini, Alcoranus latinus, p. 74-81.
29. martínez-gázquez, « El prológo de Juan » ; roth-glei, « Die Spuren ».
30. Sur ces traductions, cf. H. bobzin, « Guglielmo Raimondo Moncada e la
sua traduzione della sura 21 (‘dei profeti’) », in Guglielmo Raimondo Moncada alias
Flavio Mitridate, p. 173-183 ; piemontese, « Guglielmo Raimondo Moncada alla Corte
di Urbino », ibid., p. 151-171. Sur le manuscrit Vat. Urb. Lat. 1384, qui comprend
d’autres sections bilingues arabo-latines, et forme un témoignage important de savoirs
« islamo-latins » dans l’Italie du xve siècle, cf. B. grévin, « Editing an Illuminated
Arabic-Latin Masterwork of the Fifteenth Century. Manuscript Vat. Urb. lat. 1384 as
a Philological Challenge », dans G. Mandalà-I. Pérez Martín (éd.), Multilingual and
Multigraphic Documents of East and West, Piscataway, N., Gorgias Press (Perspectives
on Linguistics and Ancient Languages, 5), sous presse.
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récemment 31. Gilles de Viterbe, enfin, connaissait certains des travaux
de Moncada, et l’on aurait pu imaginer qu’il utilise ce matériel, mais les
sondages comparatifs effectués n’ont mis en évidence aucun point de
contact important entre les deux ensembles textuels 32. Quant au Coran latin
de Gilles de Viterbe, il n’a bénéficié que d’une réception erratique. Si deux
copies de la traduction initiale ont été préservées, le manuscrit original,
élaboré en fonction d’un dispositif graphique, linguistique et exégétique
complexe, est perdu, et l’ensemble n’a jamais fait l’objet d’une impression
à l’époque moderne. Le travail fourni par Juan Gabriel de Teruel et Léon
l’Africain pour Gilles de Viterbe n’a pourtant pas été totalement inutile,
puisque l’un des deux manuscrits-reflets de cette entreprise a été copié par
David Colville, un savant écossais actif en Espagne au xviie siècle, et l’un
des profils de lettrés caractéristiques de la transition entre la renaissance
et l’âge classique 33. Il reste significatif que la traduction opérée sous les
auspices de Gilles de Viterbe n’ait, pas plus que celle de Jean de Ségovie,
trouvé le chemin des presses au cours du xvie siècle, alors que la vieille
version kettonienne avait, elle, les honneurs de l’édition.
L’effet de boucle semble impressionnant : dans la longue durée
des savoirs latins sur le Coran, les renouvellements des années 14501525 paraissent s’être heurtés à la permanence d’une structure de présentation du dossier coranique héritée du xiie siècle. S’agit-il là d’une
question de vitesse acquise, d’un problème de transmission aggravé
par la sophistication des versions du xve siècle (généralement bi- ou
31. Attribution des notes et analyse initiale dans piemontese, « Il corano latino »,
p. 266-271 ; présentation détaillée des notes dans grévin, « Le Coran », ainsi qu’id.,
« Flavius Mithridate au travail ». Sur la tradition des Corans écrits en caractères
hébraïques, cf. A. paudice, « On three extant sources of the Qur’ān transcribed in
Hebrew », European Journal of Jewish Studies, 2, 2009, p. 213-257. Ce manuscrit a
fait l’objet d’une erreur d’interprétation par burman, Reading the Qur’ān, qui considère p. 142 qu’il ne contient que « a few surahs of the Qur’an in Arabic, but written
in Hebrew Characters », et qui doute que la majorité des notes soient de Moncada/
Mithridate. Le manuscrit, dans son état actuel, contient les neuf-dixièmes du Coran
(quelques pages manquent), et non seulement la grande majorité des innombrables
notes est de la main de Moncada, connue par de nombreux autres travaux, mais il les
signe à plusieurs reprises. Cf. sur ce point grévin, « Le Coran de Mithridate », p. 517.
32. Sur le liens entre Gilles de Viterbe et les manuscrits de Moncada, cf.
A. scandaliato – g. mandalà, « Guglielmo Riamondo Moncada e Annio da Viterbo :
proposte di identificazione e prospettive di ricerca », dans Flavio Mitridate mediatore,
p. 215, n. 68 (copie de traductions kabbalistiques de Moncada dans un manuscrit appartenant à Gilles de Viterbe, et mention d’une possible circulation de la traduction des
sourates 21 et 22 pour le duc de Montefeltre dans les milieux de formation de Gilles).
Les sondages réalisés dans la traduction de Gilles de Viterbe pour établir l’existence de
similitudes avec les notes de Moncada l’ont été sur l’édition du Coran égidien préparée
par Katarzyna Starczewska, que je remercie ici pour sa précieuse collaboration. Nous
avons testé nos hypothèses en les croisant en 2013 et 2016.
33. Sur David Colville lecteur d’Egidio, cf. burman, Reading the Qur’ān,
p. 150-166, ainsi que garcía-arenal – starczeWska, « ‘The Law’ », p. 414-430.
les traductions médiévales du coran
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trilingues, souvent bigraphes, souvent présentées sous forme de tableaux
comparatifs) par rapport aux textes, plus simples à imprimer, des Corans
kettoniens ? Ou le caractère confessionnel des « dossiers islamiques »
préparés par l’équipe de Pierre le Vénérable et par celle de Rodrigo
Jiménez de Rada, le commanditaire du Coran de Marc de Tolède 34, en
faisait-il des instruments bien adaptés aux attentes de milieux confessionnels avant tout préoccupés par une lecture de combat de l’Islam
dans un contexte marqué par les guerres turques ? Il est possible que la
sophistication des versions du xve siècle ait nui à leur diffusion. C’est
pourtant cette sophistication qui permet d’envisager sous un autre angle
la question de la « cumulativité » des savoirs coraniques dans l’Europe
de la fin du Moyen Âge.
iii. un changement dans les « régimes » de traduction
coranique au xve siècle ? l’apparition du bilinguisme et du
bigraphisme
C’est sans doute une conjugaison de facteurs – parmi lesquels le
simple hasard des déperditions manuscrites a joué son rôle 35 – qui a
empêché les traductions coraniques créées entre 1450 et 1525 de jouer
un rôle plus déterminant dans l’inflexion progressive des savoirs sur
le Coran dans l’Occident chrétien des xvie et xviie siècles. Pourtant,
l’analyse comparée de ce que nous savons des traductions et projets de
traductions de Jean de Ségovie, Guglielmo Raimondo Moncada/Flavius
Mithridate et Gilles de Viterbe incite à souligner que si le résultat de
ces entreprises avait été mieux conservé et diffusé, elles offriraient
un panorama remettant en cause la vision « continuiste » des cultures
coraniques latines qui a été entretenue par le succès de la version kettonienne au xvie siècle. Les traductions du xve siècle possèdent, au-delà
de continuités avec leurs devancières, d’indéniables spécificités. Or
ces spécificités semblent pouvoir être analysées en fonction d’un désir
de créer des outils mieux adaptés à l’étude approfondie du Coran, qui
pourrait à la rigueur être considéré comme un indice de « cumulativité des savoirs coraniques » en Occident latin. Que ce processus n’ait
pas vraiment débouché sur un enracinement de ces savoirs nouveaux
durant les générations mêmes pendant lesquelles ces outils furent créés,
34. Sur la contextualisation « politique » de ces deux entreprises de traduction, cf.
dernièrement cecini, Alcoranus latinus, p. 81-125.
35. C’est l’entrée des manuscrits Vat. Urb. lat. 1384 et Vat. Ebr. 357 à la Bibliothèque
vaticane qui les a vraisemblablement préservés. Sur la possibilité que le manuscrit
princeps du Coran de Gilles de Viterbe ait disparu lors de l’incendie de la bibliothèque
de l’Escorial, où il se trouvait, en 1671, cf. garcía-arenal – starczeWska, « ’The
Law’ », p. 414.
480
benoît grévin
de 1450 à 1525, ne remet pas en cause l’existence de ce phénomène,
même s’il en limite la portée.
Avant de présenter les deux plus importantes de ces inflexions, il
importe toutefois de souligner quelques continuités. La plus importante
d’entre elle concerne sans doute les techniques de préparation. Il est
remarquable que la traduction de Jean de Ségovie, comme celle supervisée par Gilles de Viterbe soixante ans plus tard, reprenne la technique
de travail en équipe et d’exploitation d’informateurs musulmans ou
convertis de l’islam, suivant des schèmes de traductions classiques dans
la péninsule ibérique et ailleurs à l’époque médiévale. Dans le cas de
Moncada/Mithridate, les choses sont moins claires. Il se pourrait qu’il
ait travaillé de manière isolée, même s’il n’est pas exclu qu’il ait eu
en partie recours à des informateurs musulmans ou d’origine musulmane sans l’avoir mentionné. Cette différence peut s’expliquer : Jean
de Ségovie et Gilles de Viterbe, quoiqu’ayant étudié à des degrés divers
l’arabe, n’étaient pas arabophones de naissance, et a priori peu familiers
au début de leur entreprise avec la culture musulmane. Si les connaissances sur l’Islam de Moncada/Mithridate sont l’objet de débats 36, il est
en revanche probable que ce converti sicilien, issu d’une communauté
juive de l’ouest de l’île, était né dans un milieu arabophone, même si
l’arabe qu’il avait appris dans son enfance – un dialecte judéo-sicilien,
par certains aspects, proche du maltais moderne – était très éloigné de
l’arabe coranique 37. En d’autres termes, les entreprises de traduction du
xve siècle comme leurs devancières des xiie-xiiie siècles, dépendaient
de facteurs socioculturels et sociolinguistiques qui mettaient en contact
des compétences linguistiques (Moncada) ou linguistiques et religieuses
(Yça de Ségovie, informateur de Jean ; Juan Gabriel de Teruel, informateur de Gilles) et une volonté de traduire le Coran. Toutes ces entreprises
se sont appuyées sur des bassins de compétence correspondant à des
zones d’arabophonie résiduelle dans l’Europe méridionale (Aragon et
Castille des mudéjars, Sicile insulaire des communautés juives).
Cet aspect de travail en équipe, en partie interconfessionnel, se
place dans la continuité des conditions de travail des traducteurs d’arabe
en latin aux xiie et xiiie siècles. Un trait commun aux traductions du
36. Cf. pour un point de vue négatif H. bobzin, « Guglielmo Raimondo Moncada
e la sura » ; burman, Reading the Qur’ān, p. 133-148. Pour un point de vue laudatif,
piemontese, « Il Corano latino », p. 254-273 ; id., « Guglielmo Raimondo Moncada
alla Corte » ; pour une tentative d’explication des carences de Moncada par son contexte
sociolinguistique d’éducation, grévin, « Le Coran de Mithridate » et id., « Flavius
Mithridate au travail ».
37. Sur le judéo-arabe sicilien et l’apprentissage de l’arabe dans l’Italie du
xve siècle, cf. dernièrement B. grévin, « De Damas à Urbino. Les savoirs linguistiques
arabes dans l’Italie renaissante (1370-1520) », Annales HSS, 70/3, 2015, p. 607-635,
en particulier p. 618-622.
les traductions médiévales du coran
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xve
siècle, qui les différencie en revanche de la vague fondatrice des
années 1140-1220, est le désir de clarifier les relations entre texte-source
et texte-cible. Dans les trois cas envisagés, il ne s’agit plus seulement
de proposer une nouvelle version latine du Coran, mais également de
confectionner des artefacts permettant au lecteur de faire l’aller-retour
entre le texte coranique et sa ou ses traductions.
– La traduction de Jean de Ségovie (1455-58) comportait deux
colonnes, l’une présentant le texte arabe vocalisé, la seconde sa
traduction en castillan par Yça de Ségovie, doublée à l’encre rouge
par l’adaptation en latin élaborée par Jean de Ségovie. Ce dispositif
n’a pas été préservé, mais il a été décrit avec précision dans la
préface de Jean 38.
– La traduction partielle des sourates 21 et 22 exécutée par Moncada/
Mithridate pour le duc d’Urbino dans les années 1479-1482 et
contenue dans le ms. Urb. Lat. 1384 reprend un dispositif similaire. La colonne externe donne le texte arabe en caractères arabes
vocalisés, la colonne interne, la traduction latine correspondante 39.
– Nous ne possédons plus la version princeps de la traduction du
Coran patronnée par Gilles de Viterbe, mais Colville a donné une
description du manuscrit sur lequel il a travaillé qui permet de se
faire une idée de sa structure, encore plus complexe : elle comportait
quatre colonnes, la première reportant le texte arabe en caractères
arabes, la seconde le texte arabe translittéré en caractères latins,
la troisième, une traduction latine, la quatrième, un ensemble de
traductions latines de gloses reflétant les enseignements du tafsīr 40.
– La traduction fragmentaire du Coran par Moncada (et, pour une
fraction, par ses interlocuteurs ou ses élèves), probablement
élaborée dans la décennie 1480 et contenue dans la seconde partie
du ms. Vat. Ebr. 357, adopte un principe de base codicologiquement différent, mais structurellement analogue aux précédents. Le
savant d’origine juive a en fait utilisé comme base textuelle un
coran écrit en caractères hébraïques, probablement créé à Palerme
38. martínez-gázquez, « El prológo de Juan » ; burman, Reading the Qur’ān,
p. 180-1816 ; roth, « Juan of Segovia’s Translation », p. 556.
39. Reproduction dans piemontese, « Guglielmo Raimondo Moncada alla Corte »,
p. 171 ; pour une discussion codicologique plus précise du rapport entre ce dispositif et
les annexes préparées pour l’expliciter dans le manuscrit grévin, « Editing ».
40. Cf. burman, Reading the Qur’ān, p. 150-165 ; arenal – starczeWska, « ‘The
Law’ », p. 420-421. Sur le statut complexe des gloses du Coran latin de Gilles de Viterbe
(elles-mêmes réélaboration de travaux déjà opérés par Juan Gabriel de Teruel à partir
de ses connaissances de l’exégèse musulmane), cf. K. starzceWska, « Apologetic
glosses – venues for encounters : Annotations on Abraham in the Latin translation of
the Qur’ān », sous presse dans Medieval Encounters. Je remercie Katerzyna Starewska
de m’avoir communiqué cet article ainsi qu’une partie de son édition sous presse.
482
benoît grévin
dans le premier quart du xve siècle 41. Étant donné qu’il a reporté
ses suggestions de traduction principalement dans les espaces
interlinéaires, l’artefact forme un Coran bilingue qui, si les notes
s’étaient densifiées au point d’offrir une traduction continue, serait
devenu une traduction de travail bilingue 42. L’interface graphique
hébreu-latin introduit ici un élément original, mais qui, replacé dans
le contexte culturel de la fin du xve et du xvie siècle, peut être mis
en relation avec des habitudes d’apprentissage de l’arabe. L’étude
de l’hébreu prenait alors son essor en milieu chrétien, et tant les
conceptions entretenues par les communautés juives concernant les
rapports entre l’hébreu et l’arabe (considéré dans une optique juive
traditionnelle comme une corruption de l’hébreu) que les habitus
des savants chrétiens incitaient à se servir de l’hébreu comme d’une
sorte de porte d’entrée vers l’arabe. La coutume d’écrire l’arabe en
caractères hébraïques fut ainsi empruntée aux communautés juives
par une partie des milieux réformés étudiant le Coran, et notamment,
dans certains passages de son édition de 1543, par Bibliander 43.
– Enfin, Moncada évoque dans la préface à l’anthologie coranique du
ms. Vat. Urb. lat. 1384 un projet, attribué par lui au duc d’Urbino,
de créer une sorte de Coran quadrilingue arabe-latin-hébreuaraméen 44. Ce projet n’a jamais vu le jour, mais certains aspects
du travail de Moncada sur le manuscrit Vat. Ebr. 357 suggèrent qu’il
n’était pas de pure fantaisie : le savant sicilien, certainement moins
bon arabisant qu’il ne le prétendait devant des auditoires chrétiens,
possédait une profonde culture talmudique et kabbalistique, et
ses traductions de l’hébreu et de l’araméen en latin attestent sa
capacité à naviguer avec aisance entre les trois langues. D’autre
part, certaines notes linguistiques, grammaticales et exégétiques
marginales du ms. Vat. Ebr. 357 montrent qu’il entretenait des
idées précises sur les rapports entre l’hébreu et la phraséologie
coranique, au point que l’on peut imaginer qu’il aurait pu créer
des « hébraïsations » de passages du Coran 45.
41. paudice, « On three extant sources », p. 253-257. Sur le contexte de production
de ce texte et ses caractéristiques, cf. B. grévin, « Le judéo-arabe, un concept sociolinguistique et ses limites textuelles », dans J. Loiseau, G. Martinez-Gros, E. Tixier du
Mesnil (éd.), La fabrique de l’ethnie dans l’Islam médiéval, à paraître.
42. Description détaillée dans grévin, « Le Coran de Mithridate » et id., « Flavius
Mithridate au travail ».
43. Cf. sur ce point bobzin, Der Koran, p. 254-261.
44. Cf. sur ce point piemontese, « Il Corano latino », p. 260-261 ; id., « Guglielmo
Raimondo Moncada alla corte », p. 161-162 et grévin, « Flavius Mithridate au travail »,
p. 28-29.
45. Cf. pour des extraits de gloses particulièrement significatives grévin, « Flavius
Mithridate au travail », notes des pages 42-43 et 45.
les traductions médiévales du coran
483
L’analyse de ces différents projets, artefacts et descriptions d’artefacts suggère certaines raisons à l’absence de succès de ces travaux
coraniques du xve et du début du xvie siècle sur le marché du livre
européen. D’une part, la complexité de ces entreprises n’en a pas facilité
l’achèvement : les procédures de confection de ces volumes bilingues
ou trilingues étaient lourdes, au point de souvent dépasser la compétence ou les forces d’un seul rédacteur, voire d’un tandem. Moncada a
laissé la traduction interlinéaire du manuscrit Vat. Ebr. 357 inachevée,
et Gilles de Viterbe a dû demander à Léon l’Africain de réviser une
partie du travail de traduction de Juan Gabriel de Teruel. D’autre part
et surtout, la finalité de ces volumes apparaît différente de celle des
traductions de Robert de Ketton et de Marc de Tolède. Ces dernières
étaient destinées à informer un vaste public de clercs latinophones, sans
qu’il fût question d’une démarche linguistique ultérieure supposant la
confrontation directe entre l’original arabe et le texte latin. Dans le
cas des traductions du xve et du début du xvie siècle, on se trouve en
face d’un phénomène de création de volumes bilingues ou trilingues
dont une des finalités semble bien, au moins en théorie, de donner la
possibilité au lecteur de contrôler le latin sur l’arabe, ou d’apprendre
l’arabe à partir du latin. Les témoignages sur l’activité d’apprentissage
de Juan sous la gouverne d’Yça de Séville ou sur l’activité d’enseignant d’arabe de Moncada auprès de Pico della Mirandola, ou, avec un
saut chronologique notable entre la rédaction initiale et l’exploitation,
sur l’utilisation faite par Colville des traductions de Gilles de Viterbe,
prouvent que cet aspect pédagogique n’est pas resté un vœu pieux,
même s’il s’est exercé pour des périodes relativement brèves, et dans
des contextes particuliers.
L’objectif de ces traductions a donc changé, l’aspect philologique ou
linguistique venant équilibrer la mise au point d’une nouvelle traduction
« confessionnelle », ou plutôt, l’exigence philologique plaçant désormais l’aspect « confessionnel » de la traduction à un autre niveau. Que
cette mutation ait eu des raisons d’ordre culturel, en rapport avec le
déferlement de l’humanisme qui triomphait dans l’Europe des années
1450-1550, et qui incitait à cultiver les autres langues « sacrées », « révélées » ou « savantes », en plus du latin, avec des outils philologiques,
est probable. Mais cette crise de croissance des traductions coraniques,
opérant un saut qualitatif par la création répétée de versions bilingues,
portait en germe sa propre négation : ces versions, plus ou moins explicitement destinées à des philologues de haut niveau ou à des spécialistes,
ne pouvaient pas vraiment trouver place sur un marché destiné à un large
public, et elles ne pouvaient pas facilement non plus franchir le cap de
l’impression. Elles représentent – malgré leurs multiples défauts – des
prouesses linguistiques, graphiques et codicologiques, dans l’attente
484
benoît grévin
d’une normalisation. Le paradoxe veut que cette normalisation se soit
d’abord faite sous le signe d’un retour à l’ « orthodoxie » clunisienne,
à travers l’édition aménagée de la version de Robert de Ketton ou par
l’entremise des traductions en langues modernes qui ont pris ce texte
pour appui.
iv. De la traduction à l’exégèse
autonomisation progressive
: le tafsīr et son
Une autre inflexion se constate entre la première et la seconde vague
des traductions latines du Coran, une inflexion qui concerne l’exégèse,
ou plus exactement, le rapport à l’exégèse musulmane. Ici, le propos
doit être d’autant plus nuancé que les travaux de J. Martínez Gázquez,
de T. Burman, d’U. Cecini ont abouti à revaloriser la part d’utilisation
du tafsīr dans la confection de la traduction de Robert de Ketton 46.
La présence d’explications empruntées au tafsīr dans une partie des
traductions coraniques des années 1450-1525 pourrait donc conduire
à souligner la continuité de la culture coranique latine – une culture
dans les deux cas supérieure à ce que l’on a longtemps considéré, parce
qu’elle ne se limitait pas à la traduction plus ou moins littérale ou exacte
du texte coranique, mais prenait, dès l’origine, également appui sur les
interprétations musulmanes pour dépasser cette littéralité et entrer de
plain-pied dans l’exégèse. Or la présence de cette culture exégétique est
patente dans les entreprises de traduction latine des années 1450-1525 :
Jean de Ségovie, qui voulait offrir une traduction littérale dépouillée
de ce type de commentaire à ses lecteurs, finit par se familiariser avec
le tafsīr en voyant travailler son informateur 47 ; Gilles de Viterbe fait
préparer une colonne spécialement réservée aux autorités exégétiques
du tafsīr, colonne dont le contenu a été pour une fraction conservée
par des annotations prises par Colville 48 ; surtout, Guglielmo Raimondo
Moncada/Flavius Mithridate, trop vite accusé d’ignorance crasse par
T. Burman et H. Bobzin 49, dispose d’un important réservoir d’interprétations exégétiques musulmanes qu’il traduit en abondance dans les
marges (et parfois dans les espaces interlinéaires) du manuscrit Vat.
Ebr. 357, à cet égard véritable mine d’information, encore en grande
partie inexploitée 50.
46. Cf. supra, n. 6, 7 et 8.
47. burman, Reading the Qur’ān, p. 183-184.
48. Ibid., p. 157-165.
49. Cf. supra, notes 30-31.
50. Cf. grévin, « Le Coran de Mithridate » et id., « Flavius Mithridate au travail ».
Je prépare une édition de ces transcriptions latines du tafsīr sous la plume de Moncada,
dont je donnerai de plus amples extraits dans un prochain article.
les traductions médiévales du coran
485
La grande nouveauté dans ces insertions ne tient toutefois pas seulement à la quantité des informations, qui n’est quantifiable que dans ce
dernier cas, étant donné la disparition des archétypes des traductions
de Jean de Ségovie et Gilles de Viterbe. Elle tient dans la mise en
valeur de ce matériel exégétique. Il n’est plus intégré directement, sans
commentaire et sans avertissement, à la traduction, comme c’était le
cas chez Robert de Ketton. Si le travail d’Yça de Séville et de Jean de
Ségovie ne se laisse pas facilement analyser, les dispositifs mis au point
par Moncada et par Gilles de Viterbe semblent clairs. Dans le manuscrit d’apparat Vat. Lat. 1384, Moncada a créé un système de renvois
pour certains termes, et c’est une sorte d’index-commentaire succinct
qui donne quelques éléments en partie empruntés au tafsīr 51. Dans
le manuscrit Vat. Ebr. 357, l’espace interlinéaire est tendanciellement
réservé à la traduction, tandis que l’espace marginal est plutôt réservé à
l’exposition de la « glose musulmane », présentée comme telle. Surtout,
son caractère de glose est spécifié, à la fois par des explications générales
sur son statut, et par des accroches (glosa), voire, dans certains cas, par
la transcription d’une partie de la chaîne de transmetteurs qui fonde son
autorité (isnād 52). On pourrait enfin considérer l’archétype perdu du
coran égidien comme un exemple de dégagement d’une lecture ordonnée
de l’exégèse islamique, présentée cette fois dans une colonne à part,
avec – si l’on en croit le témoignage de Colville – une exposition claire
des autorités textuelles (par exemple al-Zamaḫšarī) des renseignements
fournis par les informateurs musulmans ou ex-musulmans 53. Étant donné
le destin des versions de Jean de Ségovie et de Gilles de Viterbe, c’est en
l’état actuel des connaissances l’ensemble composé par les annotations
du Coran de Mithridate (ms. Vat. Ebr. 357) qui reste le seul témoin bien
conservé de cette nouvelle culture de la glose musulmane en milieu
chrétien. Peut-on parler ici de cumulativité ? L’ambiguïté réside dans le
51. Sur ce point, cf. ibid., p. 30 et grévin, « Editing », corrigeant la description
inexacte de cette partie du manuscrit, bouleversée à la suite d’une interversion de pages,
dans l’article par ailleurs remarquable de K. lippincott – D. pingree, « ‘Ibn al-Ḥātim
and the Talismans of the Lunar Mansions’ », Journal of the Warburg and Courtauld
Institutes, 50, 1987, pp. 56–81 (première étude approfondie sur le ms. Vat. Urb. 1384,
à propos d’un traité de magie talismanique astrale bilingue arabo-latin).
52. Cf. un exemple dans grévin, « Le Coran de Mithridate », p. 541 note 96 :
fol. 154v, commentaire introductif à la sourate 96 : Narrat il Zorhi sic recepisse a
Horoa qui accepit ab Aisca, salus dei super ea, quod dixerat… (suit une traduction
latine d’un extrait du tafsīr proche, pour ce passage, d’un des commentaires du Jāmi‘
al-bayān de Ṭabarī).
53. burman, Reading the Qur’ān, p. 157-165 ; garcía-arenal – starczeWska,
« ‘The Law’ », p. 414-437 (études des autorités utilisées, qui mettent sur la piste du
rôle joué par Juan Gabriel de Teruel comme informateur non seulement de Gilles de
Viterbe, mais également du frère Martín de Figuerola, auteur d’un traité anti-islamique
resté manuscrit, la Lumbre de fe contra el Alcorán, 1521).
486
benoît grévin
fait qu’il y a peut-être eu « progrès », en tout cas changement d’attitude,
mais que ce progrès n’a pas vraiment débouché, à court terme, sur une
rénovation. Les versions des années 1450-1525 présentaient de manière
plus claire l’interaction entre le texte coranique et sa glose musulmane.
Dans la mesure toutefois où il ne semble guère que les matériaux réunis
dans ces entreprises aient circulé, pour former une masse critique qui
aurait été intensément exploitée au cours des xvie et xviie siècles, il
est possible de considérer cette inflexion comme un symptôme d’une
nouvelle prise de conscience des exigences de contextualisation de la
lecture du Coran, qui est restée presque sans débouchés. L’enquête sur
la circulation de motifs issus du tafsīr dans les cultures chrétiennes
renaissantes est toutefois trop embryonnaire pour porter un jugement
définitif sur cette question.
v. renouvellement et diversité des techniques de la traduction
Avant de clore cette présentation, il convient enfin d’aborder brièvement un dernier aspect de la question, même si son examen serait la
matière d’un livre plus que d’un article : celui des changements et des
continuités dans les techniques de traduction. La question a été récemment examinée en détail par U. Cecini pour les Corans de Robert de
Ketton et Marc de Tolède, par Burman, de manière plus synthétique,
pour l’ensemble des acteurs concernés 54. Avant de soumettre quelques
hypothèses sur les techniques de travail de Moncada/Mithridate, le seul
traducteur qui n’a pas été véritablement étudié (H. Bobzin et T. Burman
s’étant limités à examiner les deux textes de l’anthologie coranique, en
laissant de côté la masse bien plus considérable des notes du ms. vat.
Ebr. 357 55), il est possible d’esquisser quelques remarques sur la différence de statut entre les traductions des années 1140-1210 et celles de la
« seconde vague » (1450-1525). Les deux premières traductions étaient
conditionnées par un désir d’adapter le texte-source à une conception
de la latinité qui était celle des clercs cultivés du plein Moyen Âge,
54. cecini, Alcoranus Latinus, en particulier p. 126-162 ; burman, Reading the
Qur’ān, passim ; roth, « Juan of Segovia’s Translation », en particulier p. 569-575,
avec une comparaison de fragments survivants de la traduction de Jean de Ségovie avec
les passages correspondant chez Robert de Ketton. La démonstration met en valeur
la qualité de la traduction de Jean de Ségovie et elle s’inscrit dans une démarche de
réflexion sur l’amélioration des traductions latines du Coran. Sans nier l’intérêt de cette
optique, que tout chercheur s’occupant des traductions coraniques est obligé d’affronter,
on aura compris que je ne m’inscris pas ici dans cette perspective : pour comprendre
l’ensemble des tentatives de traductions du Coran à haute époque, il faut sans doute à
la fois tenter de jauger la qualité des travaux effectués, et analyser chaque traduction
pour elle-même, sans « effet de classement ».
55. Cf. n. 30 et 31.
les traductions médiévales du coran
487
avec une volonté de trouver un style adéquat au sujet qui s’exprime
en particulier dans les choix de Robert de Ketton 56. Le texte s’intègre
ainsi dans une culture fondamentalement différente de celle de l’Europe
du xve siècle, une culture où le latin – et un latin souvent fort différent
du latin classique – était considéré comme la langue des clercs, encore
en situation de quasi-monopole de l’expression religieuse et politique.
Les traductions du xve siècle se ressentent d’un environnement culturel
différent, marqué par la coexistence du latin et de nombreuses langues
modernes comme véhicules de l’expression lettrée et par un rapport au
latin modifié, où c’est la référence humaniste classicisante qui domine.
Sans même aborder la question de leur qualité et de leur rapport au texte
coranique, les trois entreprises de traductions de Jean de Ségovie, de
Moncada/Mithridate et de Gilles de Viterbe présentent à cet égard un
certain nombre de particularités, qui suggèrent la distance les séparant
de leurs homologues du Moyen Âge central :
– Les trois dossiers présentent des traces, il est vrai très variées,
d’interaction entre le latin et les langues modernes. Le phénomène
est spectaculaire dans l’entreprise de Jean de Ségovie, qui avait fait
le choix de laisser subsister une traduction castillane intermédiaire
entre l’original arabe et la version latine. Il est encore notable dans
la version égidienne, pensée par rapport au latin, mais où l’origine
de l’informateur-préparateur Juan Gabriel de Teruel a conduit à
l’insertion dans le latin d’un certain nombre de « vulgarismes »
qui sont en fait des « ibérismes » (castillanismes ou idiolectes des
communautés mudéjars d’Aragon), un fait qui a intrigué Colville 57.
Il est marginal, quoique non nul, dans les commentaires-traductions
de Moncada. Celui-ci s’efforce visiblement d’écrire dans un latin
exempt d’influences, mais il laisse transparaître à travers des choix
orthographiques le poids du parler roman sicilien 58.
– La stratégie de présentation du texte coranique en latin se révèle
extrêmement variable, oscillant entre le pôle de l’explication
mot-à-mot et de l’interprétation libre, sans trouver un équilibre.
Dans le cas de Jean de Ségovie, pour autant que l’on puisse en
juger par ses explications, le choix avait été fait de soumettre en
partie le latin à la syntaxe de l’arabe, au risque d’une certaine artificialité, pour faire comprendre au lecteur latinophone la structure
du texte coranique 59. Le castillan devait en quelque sorte servir de
56. Sur la question des choix stylistiques de Robert de Ketton, cf. cecini, Alcoranus
latinus, p. 87-95.
57. burman, Reading the Qur’ān, p. 151 ; garcía-arenal – starczeWska, « ‘The
Law’ », p. 426.
58. Cf. grévin, « Le Coran de Mithridate », p. 539, et note 93.
59. roth, « Juan of Segovia’s Translation », p. 572 suggère, sur la foi des fragments
488
benoît grévin
version moyenne pondérant l’audace de cette traduction. Dans le
cas de Moncada, les choses se présentent de manière également
complexe, la tension se traduisant cette fois par la multiplication
des stratégies. Les versions des sourates 21 et 22 contenues dans le
manuscrit Urb. lat. 1384, stigmatisées pour leurs (réelles) erreurs
d’interprétation 60, se veulent écrites dans un latin à prétention de
classicisme, dans le goût des mécènes humanistes de Moncada
(cour papale de Sixte IV, cour de Frédéric de Montefeltre). Les
traductions-commentaires signées de sa main dans le manuscrit
Vat. Ebr. 357 s’éloignent souvent de ces choix, au point que les
notes prises sur ces deux mêmes sourates donnent des leçons totalement différentes de celle de l’anthologie d’apparat. Les problèmes
d’interprétation et erreurs, probablement dus au conditionnement
sociolinguistique de Moncada, judéo-arabophone, et non lettré
musulman, ne manquent pas, mais il est probable que dans cette
seconde phase de son travail, plus liée à son enseignement, il a
privilégié une pédagogie du sens littéral sur la volonté d’élégance.
Cette interprétation est d’ailleurs corroborée par un certain nombre
de notes interlinéaires, amorces de gloses précisant le sens d’un
terme ou d’une phrase au sein même des fragments de traductions.
Si l’on voulait résumer ce bref passage en revue des techniques de
traduction, il faudrait d’abord souligner que le même constat global
s’impose pour les deux phases des années 1140-1210 et 1450-1525 : il
n’y a pas de ligne directrice, mais exploration de diverses potentialités.
On aboutit tantôt à la confection de traductions plutôt littérales, voire
ultralittérales (Marc de Tolède ; Jean de Ségovie) tantôt à des tentatives
d’interprétation plutôt éloignées du texte (Robert de Ketton ; Moncada
de l’anthologie), les versions de Gilles de Viterbe et du ms. Vat. Ebr.
357 représentant en quelque sorte une moyenne entre ces deux pôles.
Cela n’est pas vraiment surprenant, le problème du choix entre interprétation et littéralité transcendant les changements culturels. En revanche,
les traductions du xve siècle, dans leur variété, portent la marque de
stratégies d’adaptation du texte arabe qui auraient probablement été
impensables aux xiie et xiiie siècles, et qui relèvent certainement du
désir de jouer des instruments linguistiques et stylistiques à disposition des clercs à la Renaissance. Ces instruments sont d’une grande
diversité : jeu entre les langues modernes et le latin, emploi du latin
subsistants de sa traduction latine, que Jean de Ségovie a pu exagérer dans sa préface
l’effet d’étrangeté de ses choix syntaxiques. Il reste difficile de trancher en l’état actuel
du dossier, mais il n’est pas impossible que les craintes de Jean à ce sujet aient en partie
dérivé de l’ambiance d’hypercorrection classicisante qui se diffusait en Occident sous
la pression de ce qui tendait à devenir vers 1450 la « déferlante » humaniste.
60. Cf. supra, n. 36.
les traductions médiévales du coran
489
classique, ou au contraire création d’un latin syntaxiquement arabisé.
Là encore, le manque de stabilité des solutions envisagées lors d’une
époque d’exploration a peut-être favorisé le maintien d’une préférence
pour la vieille version kettonienne, même s’il est dangereux d’attribuer
à un seul facteur la continuation de son influence au long du xvie siècle.
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Il existe encore d’autres pistes pour mesurer le problème de la
« cumulativité » des connaissances latines sur le Coran entre le xiie et
le xvie siècle, tel que nous pouvons l’appréhender à travers les traductions ou les vestiges de traduction antérieurs à 1525. En particulier, s’il
est à peu près certain que la majeure partie des entreprises nouvelles
avait pour but le dépassement des projets anciens, il n’est pas sûr que
la lecture par un certain nombre des acteurs de ces entreprises des
versions de Robert de Ketton ou de Marc de Tolède n’ait pas influencé
plus ou moins directement leurs travaux. Encore une fois, les indices se
portent sur le dossier du xve siècle le mieux conservé, celui des notes
reportées par Moncada sur le Coran « judéo-arabe » du manuscrit Vat.
Ebr. 357. On sait en effet que Moncada a emprunté un Coran latin à la
Bibliothèque pontificale en 1481 61, et il travaillait sur le manuscrit Vat.
Ebr. 357 à cette époque. A. M. Piemontese a fait l’hypothèse, plausible,
que le volume emprunté par Moncada était un « dossier clunisien 62 ».
Une série de sondages tendrait toutefois à faire penser que s’il a utilisé
une ou plusieurs traductions latines du Coran antérieures pour avancer
dans son travail de traduction dans la décennie 1480, Moncada s’est
peut-être plutôt inspiré de la version de Marc de Tolède que de celle
de Robert de Ketton. La proportion de rencontres textuelles entre les
traductions latines fragmentaires des quarante premiers versets de la
quarantième sourate reportées par Moncada dans le manuscrit coranique
en caractères hébraïques et la version de Marc de Tolède semble en effet
bien supérieure à celle des points communs avec la version kettonienne
pour le même passage 63. Dans le second cas, on pourrait penser à des
61. piemontese, « Il Corano latino », p. 268-269.
62. Ibid.
63. Ces sondages ont été notamment réalisés sur les quarante premiers versets de
la sourate 19 (« Maryam »), base du travail de présentation-analyse des traductions de
Robert de Ketton et Marc de Tolède effectué par cecini, Alcoranus latinus, p. 136-162.
La proportion de rencontres entre les choix de traductions ‘moncadiens’ et ‘kettoniens’
semble faible (un mot sur douze circa), et pourrait être mise sur le compte de hasards
de traduction (les choix possibles pour des termes communs comme umm, ‘mère’,
n’étant pas nombreux). La proportion de rencontres avec la version de Marc de Tolède
490
benoît grévin
coïncidences (même si cela n’est pas sûr), tandis que dans le premier,
il est plausible, voire probable qu’il s’agit d’emprunts. Quatre-vingt
pour cent du texte de Moncada restant indépendant des choix de Marc
de Tolède pour cette section, la question ne se réduit pourtant pas à la
mise en évidence d’un supposé « plagiat » : la traduction « fragmentaire »
de Moncada est bien, dans une large mesure, autonome, même si son
statut particulier (sans processus apparent de recomposition en latin à
partir de la traduction d’un informateur musulman ou d’origine musulmane) explique peut-être une dépendance plus affirmée face au latin
des versions anciennes examinées que dans le cas de Jean de Ségovie
ou de Gilles de Viterbe.
Le caractère provisoire de ces analyses souligne combien, malgré
les percées fondamentales opérées ces dernières années, l’histoire des
traductions médiévales et renaissantes du Coran, et plus généralement
des savoirs sur l’Islam dans l’Europe latine, doit encore être explorée.
Grâce à ces travaux, la recherche a partiellement réussi à rejeter une
vision manichéenne des entreprises de traduction (réussies ou ratées/
hostiles ou positives) au profit d’une perception plus articulée de ce
que furent ces tentatives d’approche de l’Islam par les clercs latins. Il
importe aujourd’hui de continuer dans cette voie, tout en ne succombant
pas à la tentation de recréer une « grande histoire des Corans latins »
qui se révèlerait trop linéaire : si cette réflexion sur la « cumulativité »
des savoirs coraniques entre les xiie et xvie siècles a montré quelque
chose, c’est en effet à quel point cette histoire a été complexe, dès les
derniers siècles du Moyen Âge, et à quel point les voies explorées lors
de la « seconde vague » de traductions coraniques, celle des années 14501525, se sont révélées différentes de celles du Moyen Âge central, tout
en n’influençant à leur tour que très marginalement les options choisies
par les générations de la Réforme et de l’Âge classique.
Benoît grévin
CNRS-LAMOP (UMR 8589)
semble plus haute (un mot sur cinq), et inclut des séquences de plusieurs mots. Une
étude fondée sur ces sondages sera présentée dans un prochain article.