KaReL AppeL
sous la direction de
Choghakate Kazarian
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
Paris Musées
17
Choghakate Kazarian
Effervescence pâteuse
Karel Appel commence véritablement sa carrière de peintre
après la guerre, au moment où les artistes tentent de repartir à zéro, de jouer
les anartistes.1 Sa maniera, développée dès 1947, fait suite à une formation
solide en peinture : d’abord en amateur durant son adolescence auprès de
son oncle Karel Chevalier, lui-même peintre du dimanche, et ensuite auprès
de l’artiste professionnel Jozef Verheijen. Après ces premières expériences
picturales, souvent pratiquées en plein air, il entre à la traditionnelle
Rijksakademie d’Amsterdam pour étudier la peinture. Son style de jeunesse
évoque le paysagisme aux tons sombres de la désormais classique école
de La Haye qui s’est développée aux Pays-Bas au cours du dernier tiers
du XIXe siècle. Il est peu à peu imprégné par le colorisme d’Henri Matisse
et la ligne fracturée de Picasso qu’il découvre par le biais d’une exposition
Picasso/Matisse, en 1946, au Stedelijk Museum et à travers le post-cubisme
d’Édouard Pignon dont il voit en 1945 des reproductions d’œuvres dans
l’ouvrage Cinq peintres d’aujourd’hui, publié en 1943. Lorsqu’en 1948
Karel Appel prend part au lancement de l’aventure Cobra (et de ses prémices
néerlandaises, le Experimentele Groep in Holland, qui réunit des artistes
tels que Constant et Corneille, rencontré à la Rijksakademie), il n’a
que 27 ans. Mais il a déjà acquis un style personnel P.30 dans lequel il mêle
gribouillage et vif coloris dans une figuration sommaire où apparaît
son iconographie de prédilection (figure humaine et animaux).
Please Draw Freely : l’idéal de la main gauche
C’est donc tout naturellement que son œuvre s’intègre
dans le groupe Cobra dont Appel fait naturellement partie par sa présence
à Paris, avec ses acolytes néerlandais Constant et Corneille, lors
d’une réunion orchestrée par les surréalistes révolutionnaires. De la création
du mouvement en novembre 1948 à sa dissolution en 1951, Appel est associé
à tous les événements de Cobra (expositions et publications). Il devient
très vite le peintre le plus célèbre du groupe avec le Danois Asger Jorn
tout en représentant l’antithèse de ce dernier. Tandis que Jorn est le leader
charismatique tant d’un point de vue idéologique que logistique (il est
partout et rencontre tout le monde), Appel incarne le versant apolitique
de Cobra. Certes, l’absence totale de ses textes dans les revues masque
1 Voir cat. exp. 1945-1949.
Repartir à zéro, 2008,
musée des Beaux-Arts
de Lyon et cat. exp.
L’Art en guerre, 2012,
musée d’Art moderne
de la Ville de Paris.
18
une production poétique et théorique non négligeable. Néanmoins celle-ci,
dans son charme naïf, n’a pas la verve politique et utopique de Jorn qui
se développe dans le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste
dès 1953 puis dans l’Internationale situationniste à partir de 1957.
Tandis que les poèmes d’Appel sont un hymne à la vie et à la mélancolie
consubstantielle à celle-ci, ses affirmations sur l’art, loin des préoccupations
politiques de ses collègues, naviguent entre l’habituel rejet de l’art bourgeois,
une ode à la spontanéité et à la « nécessité vitale »2 qui a fini par forger
l’image de l’artiste pour les décennies suivantes.
Dotremont écrit dans la revue Cobra : « Les artistes réunis
à Amsterdam sont naturels comme le pain […] leur vie est garante de leur art,
je les connais, Appel qui est un coiffeur, ouvrier terriblement manuel ».3
C’est avec ce ton délicieusement exagéré que le poète belge qualifie
les artistes du groupe qu’il présente comme des outsiders et des manuels
(« il n’y en a pas un qui n’ait les pieds et les mains dans la vie ») alors
qu’ils s’inscrivent tous dans un réseau artistique européen et ont suivi
une formation classique.
La scène artistique du Paris de l’époque est alors dominée
par le surréalisme, les Jeunes Peintres de tradition française et l’abstraction
géométrique. « On est submergé ici par les abstraits, les imitateurs stériles
de Kandinsky et de Mondrian, tout cela est scientifiquement exact,
mais il y manque le principal, la vie », écrit Appel à Aldo van Eyck.4 La « vie »
qu’évoque Appel exprime de manière explicite l’importance pour Cobra
de la notion d’art expérimental, omniprésent au sein du groupe (Cobra
a pour autre nom « Internationale des artistes expérimentaux Cobra », tandis
que Reflex est la revue du Groupe expérimental hollandais). Il faut entendre
ce mot au sens d’une recherche empirique : une peinture expérimentale
et libre ne peut être construite par la raison. C’est pourquoi l’art abstrait
géométrique est exclu au profit d’un art expérimental, spontané, matériel
voire matérialiste, opposé aux théories prescriptives de l’abstraction et plus
proche des rêveries de la matière, explorées notamment dans cinq ouvrages
de Gaston Bachelard publiés entre 1938 et 1948.5 « Quant à nous, nous ne
trouvons que dans la matière la source réelle de l’art. Nous sommes peintres,
et le matérialisme est d’abord, pour nous, sensation : sensation du monde
et sensation de la couleur.»6 Cette approche de l’expérimentation conduira
tout naturellement à la peinture gestuelle, idéal de spontanéité.
L’art expérimental devient expressionniste.
Malgré leur méfiance envers le surréalisme (Cobra s’est
formé en dissidence du groupe du surréalisme révolutionnaire), les artistes
Cobra s’intéressent à l’automatisme. Le manifeste surréaliste de 1924
définit le surréalisme comme « automatisme psychique pur ». Pour Jorn,
il y a là une « contradiction interne ». « On ne peut pas s’exprimer
d’une façon purement psychique. Le fait de s’exprimer est un acte physique
qui matérialise la pensée. Un automatisme psychique est donc lié
2 Voir p. 45.
3 Cobra, nº 4, p. 28.
C’est en réalité son père
qui tient un salon de
coiffure, pas Karel Appel.
4 Michel Ragon, Karel Appel.
Peinture 1937-1957,
Paris, Galilée, 1988, p. 21.
5 Voir Gaston Bachelard,
La Psychanalyse du feu,
Paris, Gallimard, 1938 ;
L’Eau et les rêves :
essai sur l’imagination
de la matière, Paris,
José Corti, 1941 ;
L’Air et les songes :
essai sur l’imagination
du mouvement, Paris,
José Corti, 1943 ;
La Terre et les rêveries
du repos, Paris, José Corti,
1946 ; La Terre et
les rêveries de la volonté,
Paris, José Corti, 1948.
6 « GROUPE EXPERIMENTAL
HOLLANDAIS », Cobra, nº 2.
19
organiquement à l’automatisme physique.»7 Cet automatisme, qui figure
plus comme un idéal abstrait au sein du surréalisme, n’est véritablement
matérialisé (en se donnant à voir) que dans l’après-guerre. Ce type de
pratique, recherchant le geste primaire, se développe à la fin des années 1940
et dans les années 1950 tant en Europe, qu’aux États-Unis et au Japon.
Tandis qu’Appel se sert volontiers de la main gauche,8 Kazuo Shiraga,
membre éminent du groupe japonais Gutaï fondé en 1954, utilise ses pieds
pour réaliser des peintures, opposition à la suprématie de la main droite
d’un côté et véhémence corporelle de l’autre.
Dans un entretien publié par Jan Vrijman dans l’hebdomadaire
Vrij Nederland,9 en réponse à la question : « Que fais-tu en ce moment,
Karel ? », l’artiste déclare : « Je peins, je barbouille un petit peu. En ce moment
j’en mets des couches énormes, je flanque la peinture à la brosse, à la truelle,
avec mes mains nues sur la toile, je la jette parfois à pleins pots. Il n’y a pas
longtemps j’avais une toile tellement alourdie par la peinture que trois
hommes ne suffisaient pas à la soulever, il a fallu faire appel à une entreprise
de charpente pour pouvoir l’accrocher, tant la couche était épaisse.»
Cette affirmation (pourtant non dénuée d’ironie) poursuivra l’artiste toute
sa carrière et sera à l’origine de l’image de l’artiste barbouilleur.10
Vitalità
7 Asger Jorn,
« Discours aux pingouins »,
Cobra, nº 1, p. 8.
8 J.-C. Lambert, « La voie
9
10
11
12
de la main gauche »,
dans Le Règne imaginal,
vol. 1 : Les artistes Cobra,
Paris, Cercle d’Art, 1991,
p. 115-140.
Jan Vrijman, « Interview
avec Karel Appel »,
Vrij Nederland,
29 janvier 1955. Cité dans
Écrits sur Karel Appel,
Paris, Galilée, 1982, p. 193.
Il va sans dire
que cette spontanéité
n’est qu’un idéal. Comme
chez Hans Hartung,
Appel réalise pour
certaines œuvres
des études préparatoires :
voir F.-W. Kaiser,
cat. exp. Karel Appel
Retrospective, La Haye,
Gemeentemuseum, 2016.
Cat. exp. Vitalità
nell’arte, 1959, p. 7.
Ibid., p. 9.
« Un enfant nouveau-né qui crie, c’est de la vitalité qui s’exprime
au-delà de sa raison, mais c’est aussi sa raison d’être. Un homme qui
pense et qui s’exprime c’est le même enfant qui a accepté son temps.»11
« Ce ne sont plus les recherches intellectuelles et paisibles//
ce sont les instincts qui s’emparent des moyens d’expression plastique//
partout éclate une vitalité bruyante// c’est à cette vitalité que nous
consacrons l’exposition actuelle.» 12 C’est ainsi que définit Paolo Marinotti
l’exposition «Vitalità nell’arte » qui s’est tenue en 1959 au Palazzo Grassi,
à Venise, et qui présente des ex-Cobra (Jorn, Alechinsky, Pedersen, etc.)
et des ex-expressionnistes abstraits (De Kooning, Pollock, etc.). C’est
sans surprise qu’y figure Appel dont on souligne la vitalité véhémente qui
se manifeste dans sa peinture « volcanique » (selon les mots du catalogue).
Pour Willem Sandberg, « Cette vitalité, c’est Appel qui la possédait au plus
20
haut point.»13 Herbert Read fait le même constat : « Appel est le plus vital
des peintres de notre époque.»14 Cette vitalité s’exprime dans
l’« effervescence pâteuse »15 de son œuvre des années 1950 et du début
des années 1960 où Appel s’adonne à une débauche luxuriante de
peinture faite au tube (qui apparaît comme une éjaculation incontrôlable).
Jan Vrijman, qui a filmé Appel « en plein acte », dans De werkelijkheid
van Karel Appel en 1961, insiste sur ce lien entre création artistique
et flux vital dans la genèse du film : « Je connaissais ses périodes
de création qui, comme de formidables pollutions, duraient des semaines
et le laissaient abattu, incapable de toucher une toile avant des mois.
J’avais peur qu’il ne fût vidé de toute énergie picturale avant d’arriver […].»16
13 Michel Ragon, op. cit., p. 95.
14 Appel new Paintings,
15
16
17
18
dépliant de l’exposition
à la Martha Jackson
Gallery, New York,
1er – 26 octobre 1957.
Stéphane Lupasco,
Karel Appel. 40 ans
de peinture, sculpture
et dessin, Paris,
Galilée, 1987, p. 123.
Jan Vrijman,
dans 40 ans de peinture,
op. cit., p. 139.
Hugo Claus, Karel Appel
Painter. Amsterdam,
A.J.G. Strengholt, 1962.
Cat. exp. School of Paris.
The Internationals,
1959, Minneapolis,
Walker Art Center, p. 16.
Peindre comme un ogre
« My paint tube is like a rocket, which describes its own space. I try to make
the impossible possible. What is happening I cannot foresee : it is a surprise.
Painting, like passion, is an emotion full of truth and rings a living sound
like the roar coming from the lion’s breast.» 17
Cette affirmation emphatique réunit toutes les composantes
viriles de la peinture gestuelle : un outil érectile (le tube-fusée),
la spontanéité (l’inconnu du résultat), la bestialité (le lion rugissant).
C’est ce type de propos, combiné à l’expressionnisme « loudly declamatory »18
de sa peinture, qui a fait l’image d’Appel : un sauvage du Nord gesticulant
sur la toile, conséquence lointaine mais néanmoins directe de Cobra
qui prône la spontanéité créative. Le film de Vrijman P.6 montre l’artiste
à la moustache broussailleuse, les vêtements recouverts de tâches
de peinture – car cela va de soi qu’un peintre se salit les mains, ou plutôt
les gants en caoutchouc dans lesquels il tient de gros pinceaux pour attaquer
la toile, quand ce n’est pas directement au tube ou au couteau, voire avec
les doigts (car les sauvages mangent avec les doigts). La musique tonitruante
du film composée par Dizzy Gillepsie et Appel lui-même (la « musique
barbare ») accentue l’aspect dramatique de la scène qui prend des allures
de thriller. Les murs du château Groeneveld – qui fait office d’atelier –
ont été repeints en noir pour l’occasion, coupant l’espace artistique du reste
du monde et conférant au lieu un aspect de scène de théâtre (ce qu’accentue
la série de photographies réalisées par Ed van der Elsken pendant
le tournage). L’artiste avance, recule, prend de l’élan, frappe la toile
des deux mains. Des torchons sales qui pendent de part et d’autre
de ses hanches lui donnent des allures de cowboy. D’autres jonchent le sol
au milieu de bidons de peinture comme des cadavres résultant de la lutte.
C’est pourtant un expressionnisme sans pathos, qui n’exprime rien si ce n’est
une énergie vitale, expressionniste, terme « le plus ouvert et certainement
le plus anarchiquement a-classique » (Michel Tapié P.56).
21
Tout cela n’est évidemment pas sans rappeler l’Action
Painting new-yorkais, « forme de production artistique compulsive, gestuelle
et spontanée »,19 définie par l’article d’Harold Rosenberg, «The American
Action Painters », paru en décembre 1952 dans Art News et qui avait
pour modèle principal Jackson Pollock. La peinture physique de ce dernier
a pour prélude littéral une œuvre du « froid » Marcel Duchamp. Réalisée
en 1946, donc juste au moment où Pollock met en place sa technique,
Paysage fautif est une petite œuvre intime que Duchamp destine
à sa bien-aimée, l’artiste Maria Martins. On peut considérer celle-ci comme
la première œuvre véritablement gestuelle de l’après-guerre qui déjà,
de manière prospective, est une caricature du dripping : la forme tachiste
et aléatoire est littéralement une éjaculation, comme l’a montré une analyse
chimique réalisée en 1989. L’effet n’est que le résultat d’un processus
corporel. C’est précisément celui-ci qui va être mis en avant dans
les années 1950 et 1960 dans une « internationale de l’automatisme »
(expressionnisme abstrait à New York, automatisme québécois au Canada,
Gutaï au Japon, abstraction lyrique en Europe qui opère une fusion
entre expressionnisme abstrait et performance, le dernier ayant pris
le pas sur le premier aux États-Unis).
Karel fa presto
« By nature I am simply a machine which never stops painting.»20
On compte aujourd’hui dans la production d’Appel quelques
milliers de peintures et des centaines de sculptures, auxquels s’ajoutent
les œuvres sur papier, les projets de livres, tapis, etc. Tout cela durant
une carrière d’environ soixante ans. On entend souvent à son sujet le mot
d’hyperproductivité, parfois injustement attribuée à son succès
commercial ; idée évidemment bien naïve car la rareté est aussi un élément
clé du marché et ce, sans tenir compte du fait qu’à sa mort il possédait
encore une partie importante de sa production. Il faudrait plutôt
voir dans cet excès, encore une fois, la conséquence de son vitalisme,
de son excès de flux qui le pousse à produire sans retour en arrière,
qui n’est pas sans écho avec son fa presto.21
19 Rosalind Krauss,
« Emblèmes ou lexies :
le texte photographique »,
dans L’Atelier de Jackson
Pollock, Paris, Macula,
1978, p. 16.
20 Ischa Meijer, Nomade,
publié pour la première
fois en néerlandais
dans Vrij Nederland,
28 avril 1984.
21 Luca Giordano (1634-1705)
était surnommé « Luca
fa presto » pour son style
abbozzato et sa rapidité
d’exécution.
22
L’insistance sur la rapidité d’exécution dans les documents
filmiques nécessite et génère à la fois un style bien spécifique :
un barbouillage approximatif de formes, qui tient plus de l’esquisse
que de l’œuvre achevée. On peut trouver un antécédent de cette peinture
badigeonnée à la va-vite chez l’artiste américain Louis Michel
Eilshemius P.30 (1864-1941). Ce vrai/faux naïf se vantait de pouvoir peindre
très rapidement,22 preuve pour lui de sa virtuosité (pour d’autres,
cette barbouille vite esquissée n’était que la démonstration de sa folie
grandissante), fanfaronnade en réaction à la lenteur maladive de
son compatriote Albert Pinkham Ryder P.30 (1847-1917) dont il venait de
visiter l’atelier. Ce dernier, modèle absolu du Frenhofer dans le Chef-d’œuvre
inconnu de Balzac, passait de longues années sur une même œuvre,
au point d’en altérer la lisibilité et la solidité matérielle.
Cette question de la rapidité n’a jamais été aussi présente
que dans le contexte de la peinture gestuelle (l’esprit est contemplatif mais
le corps se doit d’être fulgurant, le contraire étant assimilé à la maladie
et à la sénilité). L’idée d’improvisation (sans étude préparatoire), déjà
présente dans le texte de Harold Rosenberg, est également un élément clé
dans la pensée et l’œuvre de Georges Mathieu, figure centrale de ce type
de peinture en Europe : « primauté accordée à la vitesse d’exécution »,
« absence de préméditation ni des formes ni des gestes », et « nécessité
d’un état second de concentration ».23 L’artiste français, également soutenu
par Tapié, est connu dès 1956 pour ses performances publiques
(performance dans tous les sens du terme) où il exécute avec une rapidité
imbattable des œuvres de grandes dimensions. Chez Appel, nulle
démonstration publique de ce genre. Son exploit de la documenta 3 de 1964
(ses œuvres n’étant pas arrivées à temps, il improvise en une nuit
un immense polyptyque) n’est même pas filmé. Il ne s’est réellement pris
au jeu qu’en 1961.24 Œuvre en soi plutôt que documentaire, le film
de Vrijman est d’ailleurs présenté comme tel au sein de cette exposition.
On peut y voir une version européenne du célèbre film de 1951
de Hans Namuth montrant Jackson Pollock projetant de la peinture.P.31
Cette peinture gestuelle s’accorde parfaitement avec le médium
filmique qui donne l’impression de prendre l’artiste en flagrant délit,
« en direct », quitte à utiliser toutes sortes d’artifices : peinture sur une surface
transparente chez Namuth tandis qu’une caméra filme Appel en face à face
depuis un trou dans la toile. Le film montrant l’artiste au travail se développe
dans ces années-là, non seulement à cause et grâce à sa diffusion
mais aussi parce que certaines pratiques artistiques impliquent la rapidité
d’exécution. Car il faut que l’œuvre soit réalisée dans le temps imparti
au film (et inversement, le film, dont la cadence se rapproche plutôt
de l’esthétique du clip vidéo, est la « preuve » flagrante de cette rapidité/
authenticité/spontanéité) et qu’elle soit exécutée de manière spontanée,
sans recherche et études préparatoires. Par ailleurs, la rapidité-spontanéité
22 William Schack,
And he sat among the ashes,
New York, American
Artists Group, 1939, p. 151.
23 Georges Mathieu,
De l’abstrait au possible :
jalons pour une exégèse
de l’art occidental, Zurich,
Éditions du Cercle d’art
contemporain, 1959, p. 37.
24 Exception faite
de quelques extraits
documentaires et
de la photographie de 1958
le montrant suspendu
à un hélicoptère
au-dessus d’une toile pour
la travailler au pinceaubalai. Dans le même genre,
l’année suivante,
c’est Asger Jorn qui, assis
sur son scooter, réalise
un relief en roulant sur
de l’argile, à Albisola.P.31
23
induit, pour ne pas dire nécessite, une imagerie plutôt abstraite, les formes
figuratives ne pouvant surgir de l’aléatoire que de manière sporadique.
Étonnamment, alors qu’Appel est un peintre figuratif, les peintures
réalisées pour le film sont parmi les plus « abstraites » qu’il n’ait jamais
faites jusque-là,P.192-193 conforme à cette esthétique de l’esquisse valorisant
le fa presto qui peut tantôt être interprété comme signe d’une extrême
virtuosité ou à l’inverse d’une ébauche bâclée, voire le signe d’une certaine
désinvolture.
Au même moment, les critiques se développent :
les Méta-matics de Jean Tinguely P.31 et la Pittura industriale (dès 1958)
de Giuseppe Pinot-Gallizio singent le caractère « industriel » de la peinture
gestuelle devenue académique. Tandis que la machine de Tinguely
en reproduit le gribouillis de manière mécanique/spontanée, l’artiste
italien vend cette même peinture au mètre. C’est aussi en ce sens
qu’il faudrait comprendre la Merda d’artista (1961) de Piero Manzoni P.31
qui imite littéralement cette peinture lyrique faite avec ses tripes
et la qualité excrémentielle d’une peinture épaisse sortie du tube.
Selon le jeune artiste italien, ces « retoriche espressionistiche » présentées
dans l’exposition «Vitalità nell’arte » ne sont qu’un « banale rigurgito
romantico espressionista » 25 qui envisage la toile comme un réceptacle
des projections du peintre. Un nouveau modèle d’artiste émerge : une série
de photographies d’Ugo Mulas montre Lucio Fontana élégamment vêtu
d’un costume trois pièces fendant (ou plutôt feignant de fendre) la toile
en quelques mouvements rapides et propres. Apogée du fa presto
en germe dans la tradition expressionniste, parvenu ici à son essence,
sans éclaboussures. Yves Klein réalise (ou fait réaliser) ses peintures
par des modèles tandis qu’il porte un smoking : « Il ne me viendrait même
pas à l’idée de me salir les mains avec de la peinture.» 26
Véhémence tempérée
Dès 1966, Appel abandonne peu à peu sa gymnastique
picturale au profit de peintures ou de sculptures à la surface plus lisse
et aux contours définis avant d’aboutir à une impasse au milieu
des années 1970. La longue carrière d’Appel le fait passer des dernières
25 « Da Milano viltà nell’arte »,
dans Piero Manzoni,
Scritti sull’arte, Milan,
Abscondita, 2013.
26 Manifeste de l’hôtel
Chelsea, New York, 1961.
24
avant-gardes de l’après-guerre à l’âge postmoderne. Car il faut bien
continuer à peindre pour celui qui n’est pas mort à l’apogée de la vigueur
virile de sa jeunesse tel que Pollock (dont le compatriote Willem De Kooning,
qui a vécu nettement plus longtemps s’est vu attribuer, par déchéance,
l’idée de « late style » 27). Le changement dans l’œuvre de Karel Appel fait écho
non seulement à l’émergence d’une tendance « froide » (pop art, art minimal,
hyperréalisme, peinture analytique, art conceptuel, etc.) mais aussi
au développement du féminisme. S’opère alors une méfiance grandissante
envers l’image virile et héroïque de l’artiste, qui a atteint son sommet
dans la peinture gestuelle.
L’exposition d’Appel à la galerie Aberbach Fine Art à New York
en 1975 attire les foudres de l’acerbe critique américain Hilton Kramer
qui voit le « quick squeeze of the tube » et le « sharp slap of the palette knife »
comme de simples « tired conventions » 28 qui pourtant correspondent peu
à la production d’Appel de l’époque mais plutôt aux affirmations, anciennes,
publiées dans le catalogue de l’exposition. Ces phrases emphatiques
(« My painting tube is like a rocket which describes its own space.») continuent
d’être véhiculées en 1977 dans une importante série de photographies
réalisées par Nico Koster, qui montrent l’artiste gesticulant et recouvert
de peinture alors qu’au même moment il travaille à la série, plus apaisée,
des Visages-paysages et entame des œuvres à touches en bâtonnets.P.209
Au-delà de la critique, c’est dans une impasse plus
personnelle que se trouve Appel au milieu de la décennie. Il décide
alors de reprendre la peinture à ses bases, celles de la peinture moderne,
celle de son pays natal. Entre 1977 et 1980, il se met à déconstruire,
de manière analytique, la célèbre « touche » expressionniste de
son compatriote Vincent Van Gogh,P.30 abandonnant pour un temps
la peinture au tube. Cette discipline imposant un geste maîtrisé
et une proximité entre la main et la toile, loin des envolées gestuelles, est
une façon pour lui de repartir à zéro. Les sujets sont choisis dans la tradition
hollandaise : arbres, champs, moulins. Ces paysages dissous par la touche
et dans une gamme chromatique plus froide sont naturellement plus
abstraits. Son réapprentissage de la peinture à travers Van Gogh, modèle
de la peinture expressionniste et de l’artiste outsider, s’inscrit néanmoins
dans le contexte moins idéaliste des années 1970, avec un regard rétrospectif
sur les styles du passé.
De retour à New York en 1980, Appel retrouve sa veine
expressionniste et la figure humaine à travers de grands polyptyques dont
le format introduit des personnages avec une fibre plus narrative
et dramatique que la figuration joyeuse des années 1950 et 1960. Certaines
œuvres font écho à celles du jeune Jean-Michel Basquiat dont la première
exposition personnelle a lieu en mars 1982 à la galerie Annina Nosei,
qui travaille également avec Appel. Ce dernier aime le caractère « spontané »
du jeune artiste.29 Basquiat sera associé à la grande peinture figurative
27 Voir Hervé Vanel,
« Dernière gerbe », dans
Letzte Bilder – Von Monet
bis Kippenberger, Munich,
Himmer Verlag, 2013.
28 Hilton Kramer,
« No one denies that
painting is a material
medium », New York Times,
20 septembre 1975.
29 Voir p. 115.
25
des années 1980 (néo-expressionnisme américain de Julian Schnabel
ou David Salle, ou Neue Wilde allemand ou Transavanguardia en Italie),
tendance également présentée par la galerie new-yorkaise au tout
début des années 1980. À la fin de la décennie, nouveau changement :
abandonnant les vifs coloris qui le caractérisent, Appel s’adonne
à un nouvel exercice de peinture, en noir et blanc, travaillant d’après
modèle. Cette épuration se retrouvera dans les dernières peintures,
plus mélancoliques.P.223,225
Barbouillage et bricolage
Appel a beau être sculpteur, poète, musicien, c’est toujours
la peinture qui est au cœur de son art. Dans l’ensemble de son corpus,
une place à part doit cependant être accordée à la sculpture, avec
quatre phases majeures : les bricolages de l’époque Cobra, les céramiques
des années 1950, les sculptures en racine d’olivier au début des années 1960,
et les grandes compositions théâtrales des années 1990-2000. Contre
toute attente, Appel a peu pratiqué le modelage (équivalent en sculpture
de la peinture gestuelle), si ce n’est à travers la céramique dont il devait
apprécier la pastosità. En 1954, invité par Jorn à participer à l’« Incontro
internazionale della ceramica », il réalise un ensemble de céramiques
en frappant la terre avec une barre de fer, transposition de sa peinture
véhémente de l’époque.P.157 Tout au long de sa carrière, l’artiste présente
une nette prédilection pour l’assemblage, utilisant à l’époque Cobra
des objets trouvés qu’il réunit dans des totems primitifs à la surface brute.
La polychromie caractéristique de sa sculpture s’épanouit dans
sa « période cirque » (1976-1978) avec des sculptures aux allures de jouets
géants, renouant avec le caractère ludique de ses années Cobra, sans l’aspect
bricolé.P.206-207 La tentation gestuelle ayant rapidement pris le dessus
sur sa peinture, le versant primitif s’incarne dans la sculpture qui, les deux
dernières décennies de sa vie, prend une ampleur monumentale et théâtrale.
Ces immenses installations sont constituées d’assemblages/superpositions
d’objets hétéroclites pour partie de sa collection personnelle, qu’il absorbe
dans ces compositions à mi-chemin entre esthétique du manège pour
enfants et mélancolie de fin de vie (toute fête a une fin).P.220-221
26
30 Hugo Claus, « Mélancolie
et fureur d’Appel »,
dans XX e siècle, 1965, nº 25.
31 Paul Schimmel,
Feestje ?
« Il témoigne de la splendeur de la vie dans sa plus haute fréquence.»
Hugo Claus 30
Si l’essentiel de son travail s’inscrit dans la lignée
de l’expressionnisme, Appel en donne une version plus réjouissante
que le « underlying darkness, informed by the recognition of humanity’s
seemingly relentless drive toward self-annihilation »31 qui infuse
la peinture gestuelle de part et d’autre du Pacifique et de l’Atlantique
dans les années 1950. Un expressionnisme dénué de rôle cathartique,
sans pathos, mais simplement dans la jouissance de l’acte pictural
lui-même. Naïf en ce qu’il croit à la pure expression artistique,
à la joie de la création. Ce jouisseur acceptait librement l’image qu’on
voulait se faire de lui, voire même offrait en retour le rôle qu’on voulait
lui faire jouer, car ce qui compte finalement, c’est la peinture.
La peinture comme jubilation du flux vital. La peinture comme fête
sur terre.
« Leap into the void :
performance and
the object », dans
Out of Actions : between
performance and
the object, Londres,
Thames & Hudson, 1998,
p. 17. (Traduction
de l’auteur : « ténèbres
sous-jacentes,
conscientes de la pulsion
apparemment implacable
de l’humanité vers
l’autodestruction ».)
27
29
A Vincent Van Gogh,
La Nuit étoilée, 1889,
huile sur toile, New York,
Museum of Modern Art
B Karel Appel,
Meisje met vlechten,
1946, huile sur toile,
collection particulière
C Louis Michel Eilshemius,
1914, huile sur panneau
en carton, New York,
Museum of Modern Art
D Albert Pinkham Ryder,
Moonlight Marine,
1870-1890, New York,
The Metropolitan
Museum of Art
E Marcel Duchamp,
Paysage fautif, 1946,
œuvre originale extraite
de la Boîte en valise,
édition de luxe, nº XII/XX,
sperme sur Astralon
avec satin noir au dos,
Toyama, Prefectural
Museum of Art and Design
F Jirō Yoshihara,
Please Draw Freely, 1956.
Peinture et marqueur
sur bois, vue de l’exposition
« Outdoor Gutai Art
Exhibition », Ashiya,
Ashiya Park, 27 juillet –
5 août 1956. Les visiteurs
sont invités à dessiner
sur le panneau vierge.
G Hans Namuth,
Jackson Pollock, 1950
H Piero Manzoni,
Merda d’artista, nº 31, 1961
I Jean Tinguely,
Méta-matic nº 1, 1959,
métal, papier, crayon feutre,
moteur, Paris, musée
national d’art moderne
J Asger Jorn réalisant
un relief en céramique
à Albisola, 1959
31
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I
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D
J