L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Leo P. Tyson
LES VILLES DU MONDE AU MOYEN-ÂGE
L’ARCHITECTURE DANS LES VOYAGES ET
PÉRIPLES D’IBN BATTÛTA
Introduction………………………………………………………………………………………2
Histoire et louanges des villes de Dieu………………………………………………………..4
Célébration et renommées des villes
De la découverte des merveilles du monde
L’esquisse d’un premier patrimoine mondial
L’architecture et la polarisation des pouvoirs urbains
La ville, un paysage religieux
Les faubourgs du savoir
L’architecture, arme de guerre et de puissance
Transcrire la mémoire des villes et de ses édifices
À l’origine de la construction urbaine
Un palimpseste d’une riche histoire religieuse
Voyages aux confins des beautés de l’Islamisme………………………………………………10
Habiter la ville, vivre l’expérience du monde
Le plein de monde
La ville prend forme
Le village considérable
L’anatomie urbaine disséquée
Bâtir d’or et de bois
L’observation calculée
Détailler la pierre
Sculpter la ville dans la beauté
Un suresthétisme urbain
L’artiste architecte
La beauté mondialisée
La vie des villes et son périple dans l’Histoire……………………………………………….17
Ruines et prospérité urbaines d’un monde qui change
L’architecture solide des villes prospères
Cicatrices urbaines de la décadence d’un monde
Richesses et civilisations urbaines
Les quartiers caravansérails
Des rues pavées d’or foulées par des pieds d’argent
La belle ville des métiers
Aménager un monde urbain
Voyager en ville
Les oasis urbaines
Conclusions………………………………………………………………………………………21
Annexes
Bibliographie
1
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
L’ARCHITECTURE DANS LES VOYAGES ET
PÉRIPLES D’IBN BATTÛTA
INTRODUCTION
« Parmi les œuvres merveilleuses de Dieu, il est à remarquer qu’il a imprimé dans
le cœur des hommes le désir de se rendre auprès de ses illustres lieux, et la passion de se
trouver dans leurs nobles places de réunion »1. Ibn Battûta fait ici référence aux paroles
du Prophète Mahomet qui incite ses fidèles à voyager, à explorer le monde pour y
chercher le savoir et y trouver « la connaissance jusqu’aux confins de la Chine ». Jeune
musulman instruit de religion et de sciences juridiques, Abou Abd Allah Mohammad, fils
d’Ibrâhîm de la tribu berbère des Lawata, originaire de la ville de Tanger, appelé plus
couramment Ibn Battûta (1304-1377), s’est lui, rendu en Chine (si ce n’est à Pékin, au
moins à Canton). Il a, fidèle aux mots du Prophète, voyagé, exploré, s’est instruit et s’est
enrichi du périple qui l’a mené à traverser l’ensemble du monde connu. Son départ du
Maroc était nécessaire, cela a conduit ce voyageur de l’Islam à accomplir un des cinq
piliers de sa religion : le pèlerinage vers la ville sainte de La Mecque, le hajj. Son itinéraire
de près de 120 000 kilomètres l’a amené à repasser par les mêmes villes, les mêmes déserts
et les mêmes ports. Il a ainsi eu l’occasion de visiter quatre fois la ville sainte et d’en
dépeindre les beautés. À son retour au Maroc, 26 ans après son départ du 25 février 1325
(le 17 du mois de Rajab de l’an 703 de l’Hégire), son souverain, le sultan marocain, fait
venir d’Espagne un jeune scribe pour permettre à Ibn Battûta de coucher par écrit le récit
de ses voyages et des beautés qu’il en a tirées. Ibn Djozzay reprend ainsi tous les souvenirs
profonds du voyageur et les riches informations qu’il conserve dans sa mémoire.
Agrémenté de poèmes et de descriptions empruntées à des auteurs et voyageurs antérieurs,
les deux hommes parviennent à achever ce « Cadeau fait aux observateurs, traitant des curiosités
offertes par les villes, et des merveilles rencontrées dans les voyages »2. Chef-d’œuvre de la Rihla, genre
littéraire où le voyage est mené sous le concept de rihla fi talab al-alm, le « voyage à la
recherche de la connaissance », hérité des injonctions du Prophète, les écrits d’Ibn Battûta
font souvent (notamment au début de son périple) référence aux voyages d’Ibn Djubair
(1145-1217), un des premiers auteurs majeurs du genre, qui n’hésite pas à ajouter aux
paysages qu’il décrit, son expérience vécue et des commentaires personnels. Ce genre
littéraire se développe d’abord dans l’intention de décrire le pèlerinage vers les lieux saints
1
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « Le pèlerinage de La Mecque », p.285
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « Le voyage au Soudan »,
p.444
2
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
de l’Islam, puis devient peu à peu un récit d’ethnographie, d’urbanisme ou d’architecture.
Originaire de Valencia en Espagne, Ibn Djubair est régulièrement cité dans l’œuvre écrite
par Ibn Djozzay, parfois pour compléter les descriptions imparfaites ou les lacunes de la
mémoire du voyageur. À une époque où la réécriture de pans entiers d’œuvres littéraires
n’est pas vue comme un recel intellectuel, mais davantage comme une possible courroie de
transmission, Ibn Battûta consacre le genre de la Rihla par la longueur de son itinéraire et
les hautes qualités du récit. Il témoigne des évènements de son temps comme du passé
historique des lieux où il séjourne. Il explique comment vivent et croient les populations
qu’il visite jusqu’en Afrique et en Chine et dépeint aussi à contrecœur un Islam totalement
pluriel et divisé (sunnite, il cherche avant tout l’unité du monde musulman), mais
pourtant très étendu à l’Est comme à l’Ouest, dont il est l’un des premiers à en décrire
l’ampliation géographique. Ibn Battûta profite des descriptions d’Ibn Djubair pour lui
aussi orienter son propre récit de descriptions beaucoup plus personnelles que
scientifiques. Homme de lettres, cultivé et fréquentant les élites politiques pendant son
périple en menant une vie de courtisan, subsistant avec les grâces que lui apportaient les
puissants des pays qu’il visitait, Ibn Battûta rédige ses Voyages à destination d’un public
musulman averti du contexte politique et religieux du monde islamique (Dâr al-Islâm). La
religion est alors d’une importance majeure dans le but de son périple et des écrits qui en
découlent.
Si Ibn Battûta quitte Tanger en 1325, il atteint l’Arabie en un an et demi, visitant
l’Afrique du Nord, l’Égypte, la Palestine et la Syrie. À la fin de son pèlerinage, il se rend
en Perse et en Iraq avant de revenir à La Mecque. Il embarque alors pour Kilwa au SudEst de l’Afrique, après être passé à Mogadiscio, Mombasa et Zanzibar. Avant de revenir
une nouvelle fois dans la ville sainte, il visite Oman et le Golfe persique. En 1330,
désireux de se rendre en Inde, il entreprend un voyage de trois ans qui le mène en Asie
Mineure (où il visite Constantinople), et en Russie. Arrivé à Delhi, il y demeure huit ans
en tant que qadi (juriste) du sultan Muhammad Tughluk. Ibn Battûta est alors envoyé en
Chine sous les ordres du sultan. Il voyage pendant près de deux ans en Asie du Sud et de
l’Est et profite de la perte de son navire pour visiter les Maldives (où il est aussi qadi),
l’Inde du Sud et Ceylan. En 1345, il se rend lui-même en Inde et visite le Bengale, la
Birmanie et Sumatra. Arrivé en Chine, il visite Canton et dit avoir visité Pékin. À son
retour, il en profite pour réaliser une dernière fois le hajj à La Mecque et visite la
Sardaigne et l’Espagne au cours de l’année 1349 avant de rentrer à Tanger. Quelques
années après son retour, le sultan du Maroc lui demande de mener une expédition dans le
sud de l’Afrique : Ibn Battûta se rend alors au Mali en traversant le Sahara. De retour
chez lui, il termine sa vie à Tanger et se consacre en partie à la rédaction du Tuhfat an-
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
nuzzar fi garàib al-amsar wa-ajàib al as-safar (1356), le précieux témoignage sur des pays
exotiques et d’insolites voyages.
La description qu’il fait des villes et des architectures qu’elle offrent selon les
régions est à mettre en lien avec son attachement viscéral à la religion musulmane. Il ne
décrit bien souvent que les mosquées et ignore de grands bâtiments étrangers à l’Islam et à
son influence à Jérusalem jusqu’en Extrême-Orient. Les descriptions minutieuses qu’il
mène sont majoritairement plus complètes et précises avant qu’il ne quitte le noyau de
diffusion de l’Islam (La Mecque et Médine) où, déjà en Asie Mineure, il dépeint plus
brièvement les nombreux ermitages et madrasa qu’il avait eu l’occasion de décrire lors de
son périple au Levant. Confronté à des architectures tantôt semblables, tantôt
complètement étrangères à ses yeux, il n’en demeure pas moins admirablement surpris de
découvrir les merveilles que les villes du monde renferment.
De fait, si la description de l’architecture des bâtiments et de la morphologie des
villes du monde islamique est si bien rendue par Ibn Battûta, il serait convenu de se
demander en quoi cette description rend compte de la structure et de l’organisation de
l’Islam dans le monde. De quelles manières se concrétise la pluralité des courants
religieux musulmans dans la diversité de l’architecture des villes du Dâr al-Islâm ? Le
voyageur rapporte d’abord les louanges des villes islamiques, renommées et célèbres,
organisées et polarisées autour de nombreux pouvoirs symbolisés dans d’admirables
édifices : la ville et ses édifices sont un parchemin sur lequel on lit l’influence de la
religion, à l’origine de leur construction. Ibn Battûta se pose ensuite comme un
admirateur des beautés du monde islamique : par la forme et le raffinement dans
lesquelles les villes sont bâties dans le but de magnifier les œuvres de Dieu, le voyageur
est stupéfait d’en admirer une beauté presque suresthétique. Ibn Battûta s’attache enfin à
rendre compte de la place des villes et de son architecture dans la vie des Hommes et leur
Histoire, là où elle marque et incarne un âge d’or — non pas de la religion — mais de la
civilisation musulmane.
HISTOIRE ET LOUANGES DES VILLES DE DIEU
Si Delhi est « la plus grande ville de l’Inde, et même de toutes contrées soumises à
l’islamisme dans l’Orient »3, c’est aussi parce qu’elle est liée à une histoire riche4 et
profondément ancrée dans un rapport avec la religion musulmane, qui se concrétise par
son mode de gouvernement, et surtout, par son architecture.
3
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « Le voyage à Dihli », p. 355
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « L’histoire du sultanat de
Dihli », p. 366
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Célébration et renommées des villes
Comme le Prophète l’a énoncé dans son appel à voyager et à rechercher savoirs et
connaissances, « les monuments de sa munificence jouissent d’une célébrité qu’attestent
des témoignages authentiques »5 dont le voyageur en découvre les renommées dans
l’architecture urbaine.
De la découverte des merveilles du monde
Ibn Battûta a l’occasion de traverser des régions et des villes dont la célébrité, si
elle ne donne que ce qu’elle a, s’incarne surtout dans la place que la religion musulmane y
prend : la mosquée d’Hébron en Palestine est réputée par sa célébrité. Dans son périple,
le voyageur est déjà au fait de l’importance des lieux qu’il doit visiter, dont il en a tiré les
enseignements auparavant. Mais il est aussi invité à se rendre dans des lieux dont il
apprend sur place la renommée qu’ils renvoient. Ibn Battûta dépeint ainsi de « célèbres »
forts et forteresses, dont celui de Mâridîn en Asie Mineure, qui est au nombre des plus
célèbres châteaux forts. Il prend le temps de comparer les architectures qui composent un
bâtiment afin de le distinguer des autres et de s’accorder sur la légitimité de sa célébrité :
le port de Kaffa est ainsi « au nombre des plus célèbres dans l’univers »6 . De même, en
Inde, la ville de Daoulet Abâd est « illustre, égale à la capitale Dihly par l’élévation de
son rang et la vaste étendue de ses quartiers »7.
L’esquisse d’un premier patrimoine mondial
Si le voyageur offre au lecteur des lieux incontournables par leurs beautés
architecturales et l’emprise de la religion au cœur des villes, il ne néglige pourtant pas de
louer les admirables édifices des plus célèbres de l’époque, ceux qui sont parvenus à
résister au passage du temps. Il observe ainsi l’iconique phare d’Alexandrie qui, malgré la
renommée qu’il supporte, tombe progressivement en ruine. À son retour au milieu des
années 1340, l’édifice a presque disparu. En revanche, la colonne de Pompée qu’Ibn
Battûta observe aussi à Alexandrie est prodigieuse : le voyageur n’occulte pas ici les beautés
architecturales de l’Antiquité grecque et impériale romaine. En revanche, il prend un
5
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « L’Afrique du Nord », p.80
6
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « La Russie méridionale »,
p.204
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Inde du Sud, les Maldives,
Ceylan et le Bengale », p.177
7
5
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
grand plaisir de rendre compte des renommées des bâtiments religieux musulmans: la
mosquée d’Amr au Caire est très considérée. Notons que l’observation qu’il fait des
Pyramides égyptiennes s’en trouve quelque peu fabuleuse, décrites de forme circulaire. À
Jérusalem, Ibn Battûta dépeint les beautés du Dôme du Rocher, « un édifice des plus
merveilleux, des plus solides, et des plus extraordinaires pour sa forme »8 . Ici cependant,
le voyageur ne mentionne que très brièvement l’église de la Vierge et le Saint-Sépulcre,
réduits à une description inexistante, là où l’église Sainte-Sophie de Constantinople est
« une des plus grandes églises des Grecs ; elle a une muraille qui en fait le tour, comme si
c’était une ville »9 . Ibn Battûta néglige, en partie, de donner du crédit à des bâtiments
pourtant renommés dans le monde : Jérusalem, ville trois fois sainte et source de tensions
religieuses entre Juifs, Chrétiens et Musulmans (notamment dans une période qui suit de
très près la fin des Croisades), serait aux yeux du voyageur une ville avant tout embellie
par l’architecture islamique. Alexandrie et Constantinople, plus lointaines et d’importance
relative dans la religion musulmane, sont davantage présentées par une architecture qui
n’est pas forcément en lien avec l’Islam, mais qui fondent leur célébrité néanmoins. Les
bâtiments renommés que célèbre d’autant plus Ibn Battûta sont alors légion, et sont
presque tous rattachés au monde islamique et à la religion qu’ils glorifient et incarnent :
l’auteur rend compte de la beauté de la mosquée des Omeyyades de Damas, de la mosquée
du Prophète de Médine ou de la ca’bah de La Mecque. Mais la célébrité que donne Ibn
Battûta des villes qu’il visite est également en lien avec leur beauté resplendissante : ainsi,
le minaret de Delhi, inachevé et bâti à un tiers, « est une des merveilles du monde, par sa
grandeur et la largeur de son escalier, qui est telle que trois éléphants y montent de
front »10 : la renommée de la ville peut donc aussi passer par l’extraordinaire architecture
qu’en dresse l’auteur.
L’architecture et la polarisation des pouvoirs urbains
On trouve à Delhi, attenant à la grande mosquée, un lieu nommé Daoulet-Khâneh11,
la Maison du Bonheur, aussi appelée maison du pouvoir. L’architecture devient ici un
polariseur de ces nombreux pouvoirs que la ville intègre : religieux, éducatif, politique et
militaire. Cette Maison du Bonheur et du Pouvoir symbolise peut-être ce que la ville et
8
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « La Syrie et la Palestine », p.161
9
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « La Russie méridionale »,
p.249
10
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « Le voyage à Dihli », p.359
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « L’histoire du sultanat de
Dihli », p.370
11
6
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
son architecture incarnent : un centre pacifié où règnent avec épanouissement religiosité et
scolarité, défendu par un pouvoir défensif mais toutefois militaire.
La ville, un paysage religieux
Les villes d’Islam sont toutes dotées de plusieurs mosquées dont Ibn Battûta prend
plaisir à en décrire et à en découvrir l’architecture. Certains paysages urbains sont presque
exclusivement identifiables aux nombreuses mosquées qui y sont construites : à Saray en
Russie méridionale, le voyageur en compte treize d’importance majeure et dont plusieurs
sont simplement mentionnées. Certaines villes, on le remarque clairement quant au
nombre de bâtiments religieux et au personnel employé dans le culte, sont davantage
tournées vers la religion que d’autres : de fait, on trouve à Damas la grande mosquée des
Omeyyades avec ses trois minarets et ses soixante-dix muezzins, ainsi que ses nombreuses
autres mosquées. À Constantinople, on compte quatre monastères localisés et
d’innombrables églises alors que l’église Sainte-Sophie compte près de mille clercs en son
sein. L’aspect des mosquées est sensiblement le même : les minarets accueillent le muezzin
et les portes accueillent les fidèles. Hormis les mosquées, on trouve dans les villes et dans
leurs environs des zâouïah, des ermitages religieux qui accueillent les voyageurs et qu’Ibn
Battûta fréquente et dépeint beaucoup. Certaines sont plus belles que d’autres mais
attestent véritablement de l’ancrage de la religion dans le monde urbain et périurbain :
elles jalonnent en effet les routes du désert et les faubourgs des villes. À l’extérieur des
cités, on trouve aussi des musalla (à Velez-Malaga et à Tunis notamment), un lieu de prière
à ciel ouvert généralement à l’extérieur des murailles de la ville et qui sert de lieu de
prière pour les deux grandes fêtes de l’année, quand les mosquées ne peuvent pas contenir
tous les fidèles. Si ces bâtiments, de taille parfois imposante sont légion en ville et au-delà,
les cités islamiques abritent souvent de nombreux tombeaux, sanctuaires et mausolées en
mémoire de grandes figures de la religion musulmane. La ville concentre ainsi la totalité
de son espace à la vie religieuse, qui, d’une importance sans faille, concentre un pouvoir
indiscutable sur les habitants des villes : en Perse à Abbadan, le village possède ainsi
« beaucoup de mosquées, des oratoires et des couvents pour les hommes pieux »12 .
Les faubourgs du savoir
À l’instar des mosquées qui jonchent les villes du Dâr al-Islâm, les écoles et collèges
coraniques permettent aux cités de prospérer par l’enseignement dans la voie de Dieu. Ibn
Battûta ne parvient pas précisément à compter leur nombre au Caire, même s’il devrait y
12
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « L’Irak et la Perse », p.382
7
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
en avoir entre trente et quarante. À Damas, ville que le voyageur apprécie, il fait le détail
des collèges qui structurent la cité (collège des mâlikites, des hanbélites, le collège d’alSomaïsatiya, le collège El’âdiliyah ou le collège Ezzhâhiriyah), sans compter les nombreux
autres pôles d’enseignement qui fondent l’importance de la ville. Sans compter les
nombreuses madrasa (ou medréceh) que le voyageur dépeint, les Hommes sont aussi d’une
grande importance pour faire vivre et prospérer l’enseignement de la religion : on trouve
ainsi à La Mecque de très nombreux maîtres de lecture coranique ou des copistes. Des
cellules sont aménagées dans les collèges pour accueillir élèves et professeurs : le
magnifique collège de Wâcith (en Iraq) est doté d’environ 300 cellules. De plus, loin à
l’Est en Inde du Sud à Honavar, Ibn Battûta remarque que la ville est pourvue de treize
écoles pour filles ainsi que de vingt-quatre écoles pour garçons. L’espace urbain, par les
choix architecturaux qu’il prend pour s’organiser, montre que l’éducation religieuse est
d’une importance majeure, un investissement pour le progrès humain et le futur de la
civilisation musulmane.
L’architecture, arme de guerre et de puissance
Si les Hommes habitent la ville et ses quartiers religieux où l’enseignement est
respecté, les sultans, vizirs et émirs habitent palais et salles d’audiences pour administrer
ces cités, murées de pierres, souvent en proie aux dangers venant de l’extérieur. Dans le
monde islamique qui s’étale langoureusement jusqu’en Chine, Ibn Battûta fréquente les
puissants sultans du Caire, de Delhi ou de Hangzhou, les riches émirs de La Mecque ou
de Smyrne, le vizir de Pékin et quelques chérifs de la Horde d’Or, l’empereur de
Constantinople et les rois de Damas et de Sumatra. Il se rend dans leurs palais splendides
à Sfax ou à Mogadiscio et découvre leurs salles d’audience ornées des plus belles
décorations, à Phan Rang ou aux Maldives. L’imposante architecture de ces édifices reflète
la puissance et la majesté que ces souverains en tirent. Administrateurs de villes, de
régions ou d’empire, ces décideurs sont aussi des défenseurs et des protecteurs. La majorité
des villes qu’Ibn Battûta rencontre sont fortifiées, ceinturées de murailles. Il peut
découvrir, perdues dans un désert, une forteresse isolée qui était jadis un avant-poste de
défense, mais la plupart de ces châteaux et citadelles trônent avec fierté au cœur des villes.
À Daoulet Abâd, en Inde, la forteresse du Doueïguir, « qui n’a pas sa pareille sous le
rapport de la force »13 , est l’un des trois quartiers principaux de la ville : elle est construite
sur un rocher taillé sur lequel on a construit un château. À Gibraltar, la ville est dotée
d’un arsenal en son sein. Ancrer le pouvoir de la ville dans son architecture est à la fois
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Inde du Sud, les Maldives,
Ceylan et le Bengale », p.178
13
8
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
une nécessité mais aussi un symbole de puissance qui permet d’asseoir l’autorité des
souverains de l’Islamisme partout où la religion musulmane a de l’influence.
Transcrire la mémoire des villes et de ses édifices
Comprendre la morphologie des villes, son aspect et la beauté de son architecture,
renvoie à explorer l’histoire qui se cache derrière la fondation d’un bâtiment ou d’une cité
dans son ensemble. La place que prend la religion musulmane dans la ville permet
d’expliquer en quoi elle a subsisté au cours du temps et pourquoi elle fait toujours
mémoire chez les Hommes de l’époque.
À l’origine de la construction urbaine
Ibn Battûta voyage au début de son périple dans les anciennes terres gouvernées et
administrées il y a mille ans par le puissant Empire romain. Malgré son effondrement, les
villes impériales ont soit subsisté sous le joug de la religion musulmane, soit sont tombées
en ruine, mais dont les traces encore visibles illustrent la grandeur de cette civilisation. Il
visite ainsi l’antique Héliopolis (Ba’albek au Liban), l’ancienne Ninive (Nînaoua en Iraq),
l’antique Éphèse (la ville de Selcuk en Asie Mineure) et les anciennes Magnésie, Pergame
et Nicée (toutes en Asie Mineure). Ibn Battûta précise par ailleurs si la fondation des villes
qu’il visite est récente ou bâties depuis longtemps (comme Le Caire) : Damiette est ainsi
fondée depuis peu (elle reprend en réalité de l’importance depuis les Croisades), mais le
voyageur nous explique qu’elle a été détruite par les Francs. Quand il traverse les
territoires de la Horde d’Or, le voyageur revient aussi sur les destructions de villes
perpétrées par Gengis Khan (1155-1227) : Samarkande, Termedh et Balkh sont ainsi
réduites à l’état de ruine. À Balkh, il précise que « quiconque la voit la pense florissante,
à cause de la solidité de sa construction. Elle a été jadis considérable et étendue. Les
vestiges de ses mosquées et de ses collèges subsistent encore, ainsi que les peintures de ses
édifices »14. Lors de son voyage à Delhi, le voyageur découvre les ruines de la ville de
Mora-Mori, où il y aurait eu à cet endroit une ville considérable ; les habitants auraient
causé beaucoup de désordre et se seraient changés en pierre ; une inscription sur un mur
renfermerait par ailleurs la date de la destruction de la ville. Ici, l’histoire devient une
légende, qui se transforme presque en mythe, où l’architecture laisse des traces tangibles.
L’origine de la construction des bâtiments est aussi mise à jour par l’auteur : à Hébron,
Salomon aurait ordonné aux Djinns de construire la mosquée de la ville. À Médine, la
grande mosquée aurait été probablement bâtie par le Prophète lui-même, lui donnant une
forme carrée sans toit ni colonnes. Certaines histoires sont davantage en lien avec des faits
14
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « L’Asie centrale », p.299
9
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
distincts de l’influence de la religion musulmane qui, là aussi, donne à la ville et à ses
bâtiments une importance quasi mystique et divine. Ainsi, à Damas, la mosquée étant
autrefois d’origine chrétienne, fut réduite à l’état de ruine par les musulmans afin de
prouver l’inaction et l’inexistence du Dieu chrétien. Parfois aussi, certaines histoires
restent inachevées : à Balkh, le reste du financement pour la construction de la mosquée a
été enfoui sous une des colonnes de la mosquée, et jamais retrouvé.
Un palimpseste d’une riche histoire religieuse
De toutes les villes qu’il visite, la majorité d’entre elles est placée sous les auspices
de la religion musulmane. Cependant, plusieurs d’entre elles ont connu l’influence
d’autres cultes et religions et en ont gardé parfois des traces concrètes qui reflètent une
riche histoire religieuse. Les religions païennes sont rarement mentionnées dans le récit
que fait Ibn Battûta sur l’origine de la construction des bâtiments : il mentionne
simplement que les Pyramides auraient été bâties par le dieu égyptien Thoth. En
revanche, la place que tient la religion catholique, souvent liée à l’histoire de la religion
musulmane, est davantage considérée et incarnée dans les bâtiments que le voyageur
rencontre : il voit à Bethléem le lieu de naissance de Jésus ainsi que la trace du tronc de
palmier mentionné dans le Coran. Il dépeint à Jérusalem le lieu où Jésus serait monté au
ciel et à Busra ash-Sham le lieu où Mahomet aurait rencontré le moine chrétien Bahira.
À Constantinople il admire les reliques de la Vraie Croix rapportées par sainte Hélène.
Plus extraordinaire encore, Ibn Battûta serait parvenu, lors de son pèlerinage vers La
Mecque, à se rendre à Coûfah, lieu où fut construit l’Arche de Noé ; il dépeint à Cizre, le
mont Djoudi sur lequel l’Arche se serait échouée après quarante jours d’errance. En
rendant compte de ces nombreuses histoires, Ibn Battûta n’oublie pas non plus de
mentionner tous les tombeaux qui abriteraient les dépouilles de fameuses figures des trois
religions monothéistes : les sépultures d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ainsi que de Lot à
Hébron, de la fille de Salomon et de Judas à Tibériade.
VOYAGES AUX CONFINS DES BEAUTÉS DE L’ISLAMISME
Arrivé devant la chapelle dorée du Dôme du Rocher à Jérusalem, Ibn Battûta
s’éprend des merveilles qu’il rencontre : « La vue de celui qui la regarde est éblouie de ses
beautés, la langue de qui la voit est incapable de la décrire »15. Au-delà des admirables
édifices qu’il dépeint, le voyageur rend également compte d’une certaine beauté qui habite
à la fois la forme de la ville mais aussi l’extraordinaire richesse et diversité de sa
population, unies dans la religion.
15
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « La Syrie et la Palestine », p.161
10
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Habiter la ville, vivre l’expérience du monde
Les villes du Dâr al-Islâm ne se ressemblent peut-être pas toutes dans leurs
morphologies mais elles sont liées par la présence de musulmans qui façonnent à leur
manière l’architecture urbaine.
Le plein de monde
Quand Ibn Battûta quitte Tanger et qu’il se rend d’abord dans les villes à proximité
du Maroc, il est capable de chiffrer assez précisément les populations qui peuplent les
cités. En faisant notamment référence aux travaux de Léon l’Africain (explorateur arabe du
XVe siècle) couplés aux observations du voyageur, nous savons que la ville de Tlemcen
comptait environ 16 000 feux. Si au cours de son voyage Ibn Battûta ne donne comme
indices sur la population que le fait que certaines d’entre elles sont très peuplées (Nigde,
Sinope) ou presque inhabitées (Balkh), il détaille à la fin de son périple, quand il
s’aventure en Asie, la diversité des populations qu’il rencontre : à Pantalayini, au sud de
l’Inde, la ville regroupe les musulmans dans trois quartiers. En Chine en revanche, à
Kianchangfou, les quartiers sont distincts et abritent des populations bien différentes
(esclaves du sultan, militaires à cheval et l’émir, les musulmans, les Chinois). De même à
Hangzhou, il existe un quartier pour les gardiens de la cité avec leur commandant, un
quartier juif et un quartier musulman, le quartier du gouvernement et des esclaves du
sultan, un quartier chinois et un dernier espace réservé aux marins et aux pêcheurs.
Rendre ainsi compte des populations habitant les villes permet de constater une
organisation urbaine qui change sensiblement en fonction de la géographie, mais qui
laisse néanmoins place aux musulmans et à l’influence islamique.
La ville prend forme
Les formes que prennent les villes sont certes semblables, mais elles diffèrent aussi
beaucoup dans les détails que prend la morphologie de certaines cités. Au Caire, le
cimetière de Qarafa prend l’apparence d’une ville, en raison de sa grandeur et de son
étalement qui en font un symbole du Caire. C’est ce que remarque beaucoup Ibn Battûta :
la grandeur, non pas de la ville en elle-même, mais de ses quartiers, de ses édifices, de son
architecture. À Hamâh en Syrie, le faubourg Almansoûriyah est plus grand que la ville
même. À Bagdad, chaque quartier ressemble à une ville, tandis qu’à Constantinople, la
ville se divise en deux quartiers : Istanbul (le quartier du sultan et de sa cour) et Galata (le
quartier des soldats francs). De même, à Delhi, la ville se compose de quatre cités (Delhi,
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Sîry, Toghlok Abâd et Djihân pénah) ; trois à Daoulet Abâd (Daoulet Abâd, Catacah et la
citadelle du Doueïguir). Les villes chinoises suivent la même logique de distinction des
quartiers, souvent matérialisée par l’élévation de murailles (Kianchangfou, Poyang,
Hangzhou). Ce qu’Ibn Battûta relève le plus quand il observe la morphologie de la ville,
c’est bien la largeur des rues, cette grandeur qui ne le quitte plus, de Bursa à Moutrah.
Certaines villes sont dépourvues de murailles (Coûfah, Samarkande) tandis que d’autres
sont si géométriquement organisées, qu’elles paraissent symétriques : la largeur et la
symétrie des marchés d’Alep est impressionnante aux yeux du voyageur ; de même que la
ville de La Mecque prend la forme d’un parallélogramme. Dans les détails qui frappent
encore la vue d’Ibn Battûta, sont quelques places troglodytes qu’il croise pendant son
périple (il observe à Djeraoun une grotte creusée par un homme qui rassemble un
ermitage, une salle de réception et un petit appartement). Mais il observe aussi et surtout
l’incroyable troupe du sultan turc qui paraît à « une grande ville qui se meut avec ses
habitants, qui renferme des mosquées et des marchés, et où la fumée des cuisines s’élève
dans les airs »16. Le nomadisme est rare mais observable dans les portraits qu’il en dresse :
ainsi la troupe du sultan de la Horde d’Or se déplace souvent dans des tentes et avec des
tours en bois construites sur place. La diversité du monde se perçoit ainsi dans la diversité
de la morphologie architecturale des villes de l’Islamisme.
Le village considérable
Ibn Battûta est confronté à la taille des villes qu’il visite. Il est d’autant plus capable
d’en distinguer la grandeur au fil du temps qu’il en découvre de taille très différentes les
unes des autres, et peut ainsi les comparer entre elles. Il passe parfois dans de petites
villes (Qina, Beyrouth, Burdur, Grenade) mais rarement dans des villes de taille moyenne
(Nusaybin, Locaq et Torbat e-Djam). En revanche, il fréquente presque exclusivement des
grandes villes, quand ce ne sont pas des villes “considérables” ou “extrêmement vastes” (alMinya, Siraf, Saray). Ce que l’on remarque de ses descriptions sommaires sur la taille des
villes, c’est que les cités chinoises sont beaucoup plus imposantes que celles qu’il a visitées
précédemment : Hangzhou est la cité « la plus grande [qu’il n’ai] jamais vu sur la surface
de la terre ; sa longueur est de trois jours de chemin, de sorte que le voyageur marche et
fait halte dans la ville »17 . Pékin est quant à elle une des villes les plus grandes du monde.
L’architecture urbaine disséquée
16
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « La Russie méridionale »,
p.217
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Asie du Sud-Est et la
Chine », pp.332-333
17
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Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Ibn Battûta a mené pendant tout son périple une analyse architecturale précise et
très complète qui permet de connaître les matériaux utilisés et exploités par la ville et d’en
distinguer les orientations économiques et productives prises par ces centres producteurs
de richesses, tant matérielles qu’artistiques, dans un monde musulman davantage connecté.
Bâtir d’or et de bois
Si la pierre et le bois sont les matériaux de base pour bâtir simples maisons et
riches palais (sauf dans la mosquée de Delhi qui ne compte aucune planche dans sa
construction et dans un village à proximité de la forteresse de Gâlyoûr en Inde, où le bois
n’est seulement utilisé que pour les portes), l’or et l’argent sont tout autant extraits des
mines pour embellir les bâtiments et montrer aux voyageurs la richesses de la ville. Bien
sûr des matériaux employés dans la construction des édifices, on en relève évidemment
bien d’autres plus ou moins rares : marbre blanc et marbre veiné de couleurs (à Jérusalem
comme à Delhi), ferronneries et métaux sculptés (fer, plomb, laiton, cuivre), mosaïques
(appelées féçîfeçâ), verre coloré, pierres et bois précieux (teck, tamarin, ébène, cocotier),
tissus (rideaux et tapis de soie, laine, coton), faïence de Kâchân (du lapis-lazuli utilisé à
Ispahan comme à Qalhat). Ibn Battûta remarque également l’utilisation de matériaux
étranges dans la construction de bâtiments : il fait mention de l’utilisation d’un métal
inconnu dans une colonne élevée à Delhi. Il note l’extraction de blocs de sel au sud du
Sahara à proximité de la ville de Salines, qui est presque entièrement bâtie de cette
matière : « Une des choses curieuses que l’on y remarque, c’est que ses maisons et sa
mosquées sont bâties avec des pierres de sel, ou du sel gemme ; leurs toits sont faits avec
des peaux de chameaux »18 . Malgré quelques particularités, la majorité des villes visitées
par Ibn Battûta sont bâties de pierre et de bois, agrémentées d’or et d’argent pour les plus
riches d’entre elles, toujours pour embellir les mosquées ou les palais qui abritent
l’autorité politique qui régie le monde musulman.
L’observation calculée
Lors de ses descriptions, Ibn Battûta s’est montré parfois très précis, voire
minutieux au sujet de la mesure de certains bâtiments. Il examine ainsi le phare
d’Alexandrie, de nombreuses mosquées, le rocher du Dôme du Rocher, la ca’bah et la
gouttière en or, une partie de la ville de Constantinople ; il observe que la mosquée
Sainte-Sophie compte treize portes ou que la mosquée des Omeyyades de Damas mesure
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « Le voyage au Soudan »,
p.396
18
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
200 pas d’est en ouest, 135 pas du sud au nord, qu’elle compte 74 ouvertures garnies de
verres colorés, trois nefs (de 18 pas chacune) soutenues par 54 colonnes et par huit
pilastres de plâtre et six pilastres de marbre incrustés de différents marbres colorés. Les
détails sont parfois trop abondants alors qu’ils sont presque inexistants dans d’autres
endroits du monde. Ibn Battûta tient dans son livre à montrer la grandeur et la technique
des ingénieurs, architectes et mathématiciens du monde musulman.
Détailler la pierre
Restant plus ou moins longtemps dans les villes qu’il visite à admirer les bâtiments,
Ibn Battûta relate dans son récit des détails architecturaux qui l’ont marqué, et qui, sans
grande collusion avec l’influence de la religion dans leurs aspects, sont d’abord des
remarques sur les particularités des architectures du monde entier. Il note d’abord qu’à
Damiette en Égypte, de nombreuses habitations sont dotées d’escaliers. Il observe à Damas
une salle avec « des portes en nombre égal à celui des heures de la journée, et peintes à
l’intérieur en vert, et à l’extérieur en jaune »19 : à chaque heure qui passe, les couleurs
changent. Les habitations à La Mecque sont orientées de manière à voir la grande
mosquée depuis les terrasses ou directement depuis sa fenêtre. Aux alentours de Chîrâz en
Iran, les morts sont enterrés sous le plancher des maisons : « Les habitants de la maison
mortuaire prennent soin du mausolée, le couvrent de tapis et y entretiennent des lampes
allumées. C’est comme si la personne morte n’était pas absente »20 . Il remarque à
Mudurnu, en Asie Mineure, que les « portes des maisons de cette ville sont petites et des
bêtes de somme ne sauraient y passer »21 . Il décrit à Bolu un système de chauffage d’une
zâouïah, où est placé à chaque angle du bâtiment un foyer adapté de conduits et d’évents
par lesquels la fumée monte sans incommoder les habitants. Il dépeint aussi aux Maldives
des habitations de bois avec un plancher élevé au-dessus du sol pour lutter contre
l’humidité. Ayant passé près de huit ans en Inde comme qadi auprès du sultan à Delhi,
Ibn Battûta observe les changements que vivent la ville et son architecture : en effet, les
jours de fête, le château de la cité est recouvert de tentes et de draps de la manière la plus
somptueuse : « On forme des arbres artificiels avec de la soie de différentes couleurs, et où
les fleurs sont aussi imitées »22 . À travers tous ces exemples non exhaustifs des
19
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « La Syrie et la Palestine », p.220
20
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « L’Irak et la Perse », p.424
21
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « L’Asie Mineure »,
pp.186-187
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « Le bon et le mauvais
gouvernement de Muhammad bin Tughluk », p.414
22
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Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
particularismes de l’architecture d’un monde immense et divers, le voyageur admire la
volonté, presque naïve, des gens d’habiter un espace et de créer un foyer qui correspond à
leurs besoins. C’est aussi cette simple beauté d’une architecture du quotidien que décrit
Ibn Battûta par les détails qu’il donne à voir.
Sculpter la ville dans la beauté
De toutes les villes qu’il visite, à quelques exceptions près, Ibn Battûta rend compte
de leur beauté admirable. Louant les architectures de l’Islamisme, il donne à voir un
monde musulman simplement beau dans son architecture.
Un suresthétisme urbain
Le récit que fait le voyageur des beautés rencontrées lors de son périple est presque
la norme de la description qu’il donne des villes et des bâtiments. Mais parfois, au lieu de
trouver un édifice simplement beau ou admirable, Ibn Battûta en fait un éloge quasi
divin, et loue le suresthétisme architectural des différents endroits qu’il voit. Le port
d’Alexandrie est par exemple ainsi considéré comme le plus beau de tout l’univers. De
même, les îles des Maldives sont au nombre des merveilles du monde et on en compte
environ deux mille. Ibn Battûta fait ainsi une sélection des plus beaux endroits du monde
selon les régions. Ainsi, Zebîd est la plus belle ville du Yémen et la plus jolie ; Kunya
Urgentch est quant à elle la plus belle ville des Turcs. De même, Gao est « une des plus
belles cités des nègres, une des plus vastes et des plus abondantes en vivres »23 . Ibn
Battûta est aussi capable de rendre compte des indescriptibles beautés des villes qu’il aime
particulièrement : Damas « surpasse toutes les autres en beauté et en perfection ; et toute
description, si longue qu’elle soit, est toujours trop courte pour ses belles qualités […]
C’est le paradis de l’Orient, et le point d’où s’élève la lumière brillante»24. Si les villes
sont autant admirées, les bâtiments qu’elles renferment sont d’autant plus magnifiques : à
Tyr, on a l’occasion d’apercevoir une porte placée entre deux tours dont « sa construction
est telle qu’il n’y a dans aucun pays du monde une œuvre plus merveilleuse et
extraordinaire que celle-ci »25 . À Alep, il dépeint le belvédère de la forteresse comme s’il
« [était] compté au nombre des étoiles des cieux, si seulement il parcourait leurs
orbites »26. Ibn Battûta, émerveillé des beautés qu’il rencontre, ne peut se retenir d’en
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « Le voyage au Soudan »,
p.435
23
24
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « La Syrie et la Palestine », p.206
25
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « La Syrie et la Palestine », p.168
26
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « La Syrie et la Palestine », p.182
15
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
louer les qualités, dont le nombre des descriptions nous empêche de toutes les énoncer.
Nous soulignerons simplement que la mosquée des Omeyyades de Damas est, selon Ibn
Battûta, la plus sublime mosquée du monde.
L’artiste architecte
Comme autant de merveilles qu’il voit, Ibn Battûta souligne aussi l’aspect artistique
que les architectures, quand elles sont un support pour la peinture ou la mosaïque, offrent
à voir. La mosquée de Damas est ainsi dotée de mosaïques et de peintures diverses dans la
coupole d’Aïchah. À La Mecque, le pavé de marbre blanc et lilas du hidjr à proximité de la
ca’bah est « disposé avec art, d’un ouvrage inimitable »27. Ibn Battûta mentionne à Kertch,
en Crimée, la représentation d’un Arabe coiffé d’un turban et ceint d’un sabre sur une des
murailles de l’église : l’art islamique et ses figures sont implémentés bien loin des centres
culturels et artistiques renommés. Il observe également à Constantinople des murs en
mosaïque qui représentent des figures de productions naturelles, animales ou minérales :
Ibn Battûta semble apprécier ici de décrire les richesses artistiques produites par ses
voisins ; l’art est un réel vecteur de liaison entre les civilisations, comme l’est la religion.
Le voyageur relate aussi la technique artistique des peintres et des sculpteurs, comme si
ceux-ci participaient à embellir une architecture déjà trop belle.
La beauté mondialisée
Du fait des nombreuses villes qu’il visite (près de 420), Ibn Battûta est capable de
remarquer les quelques similitudes qui existent entre certains bâtiments ou certaines cités.
Marqué très tôt par l’indescriptible beauté de Damas, il voit dans des villes plus lointaines
des ressemblances avec elle (Ba’albek ou Sindjar par exemple). Il perçoit aussi dans l’île de
Sendâboûr aux Maldives, une mosquée qui ressemble à celles de Bagdad. Ainsi, arrivé en
Chine, il précise que les marchés du quartier musulman de Hangzhou ressemblent à ceux
des pays de l’Islamisme. La beauté s’est mondialisée, accompagnant l’extension de la
religion incarnée elle aussi dans les merveilles de l’architecture.
LA VIE DES VILLES ET SON PÉRIPLE DANS L’HISTOIRE
Si la vie trouve toujours un chemin, c’est sans nul doute dans les villes qu’elle s’y
épanouit le plus. On y trouve les richesses, les activités, les Hommes et les idées qui font
des villes des lieux de vie. Tous ces multiples centres urbains sont structurés par
l’architecture, qui embrasse et réconforte le voyageur et les habitants, sans se charger de
27
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « Le pèlerinage à La Mecque », p.296
16
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L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
l’influence religieuse. L’architecture unifie les cœurs urbains et permet d’en lire, depuis les
débuts de la Révolution urbaine28, une histoire qui ne s’est jamais arrêtée.
Ruines et prospérités urbaines d’un monde qui change
Le monde que traverse Ibn Battûta n’est jamais homogène. Malgré l’influence de
l’unification religieuse et les similitudes observées dans l’architecture des édifices, c’est un
monde qui connait la ruine et la prospérité en simultané, et qui se garde d’en effacer la
mémoire. C’est un monde qui a déjà fait face à des millénaires d’Histoire et qui s’apprête à
en affronter encore des siècles.
L’architecture solide des villes prospères
Ce que remarque le voyageur, au-delà de la beauté des villes et de ses bâtiments,
c’est leur solidité. Ici, c’est l’architecture qui rend compte de la prospérité de la ville : à
Chîrâz, Konya ou Vicina, cités “solidement bâties”, le temps peut venir en découdre. Mais
c’est aussi dans l’apparence même des villes qu’une atmosphère paisible rend compte de
leur prospérité : la luxuriante végétation que le voyageur décrit en déambulant dans les
jardins montre une certaine adaptation de la ville à son climat, qui cherche à s’embellir
en montrant la capacité qu’elle a de dompter la nature (Naplouse, Koûs, Valarpattanam).
Ibn Battûta mentionne aussi la fertilité de certaines terres, comme à Sarsati en Inde, qui
est très fertile en riz. Au cœur des villes, le voyageur remarque aussi parfois leur propreté,
prémices des premières politiques hygiénistes. Les rues d’Alep ou de Constantinople sont
pavées, les rues des Maldives sont « balayées et bien propres »29 (les habitants doivent par
ailleurs se laver les pieds avant d’entrer dans les maison ou les mosquées). Ce que décrit
aussi Ibn Battûta, ce sont les hôpitaux qui se dressent dans certaines villes qu’il visite : au
Caire, à Alep, à Mossoul et Nusaybin ou à Sîn-assîn en Chine, ce sont des signes tangibles
incarnés dans l’architecture, qui montrent la prospérité de la ville.
Cicatrices urbaines de la décadence d’un monde
Pour autant, Ibn Battûta traverse également des paysages désolés où la ruine est de
mise. Si de nombreuses villes sont abandonnées et détruites (Acre, Tibériade, Ninive,
Balkh ou Mora-Mari), d’autres sont en grande partie ruinées, même si des habitants
continuent d’y vivre : Bagdad est « comme un vestige oblitéré, ou pareille à un spectre qui
28
Voir le concept de Urban Revolution, V. Gordon Childe
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Inde du Sud, les Maldives,
Ceylan et le Bengale », p.226
29
17
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
s’évanouit. Elle ne possède aucune beauté capable d’arrêter les regards »30. Car c’est aussi
ce que transcrit Ibn Battûta : la laideur de certaines villes. Bien que ses regards soient
principalement portés vers les beautés architecturales du monde, le voyageur est aussi
capable d’en observer les cicatrices : à Constantinople par exemple, les ordures dominent
les beaux marchés du quartier de Galata et les « églises [des Francs] sont dégoûtantes […],
et elles n’offrent rien de bon »31 . Si Ibn Battûta en profite ici pour dénigrer au passage
l’hygiène des chrétiens, il dépeint surtout des marchés jonchés d’immondices. De même, à
Zhafar al-Humudh, la ville abrite « un des plus sales marchés, des plus puants et des plus
abondants en mouches »32. Cependant, c’est à Zeila, en Somalie actuelle, qu’Ibn Battûta
dépeint « la ville la plus sale qui existe, la plus triste et la plus puante »33.
Richesses et civilisations urbaines
Selon Abou Mohammed ‘Abd Alouahhâb, Bagdad est « une demeure, vaste pour les
personnes riches, mais pour les pauvres c’est l’habitation de la gêne et de l’angoisse »34 . La
ville dans sa globalité est structurée ainsi, et elle n’offre les possibilités d’une vie meilleure
qu’à ceux qui arpentent les caravansérails et les marchés, tout en relevant la tête pour
apercevoir les riches palais qui décorent les rues.
Les quartiers caravansérails
Ibn Battûta aime fréquenter les marchés et en apprécie les beautés. Il en visite une
soixantaine qu’il présente dans son récit et s’attache à parler de quelques-uns d’entre eux
qui offrent des marchandises particulières : poisson et lait dans les marchés d’Aïdhab,
marché au grains de Delhi, marché aux peintres de Pékin, ou magasins de munitions de
guerre à Gibraltar. La ville est un pôle économique et commercial majeur où se retrouvent
à l’extérieur les caravansérails et leurs boutiques venus échanger dans ces oasis de
richesses. Le marché est permanent et est un vrai lieu de vie qui permet de montrer ce
que la ville fabrique, ses productions et ses richesses. Certains marchés sont
architecturallement beaux afin d’en exposer davantage les merveilles de la ville, comme
30
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « L’Irak et la Perse », p.435
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « La Russie méridionale »,
p.249
31
32
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « L’océan Indien et le golfe
Persique », p.95
33
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « L’océan Indien et le golfe
Persique », p.84
34
Ibn Battûta, Voyages, De l’Afrique du Nord à La Mecque, « L’Irak et la Perse », p.437
18
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
celui de Tharb Abâd (le Séjour de l’allégresse), le marché des chanteurs à Daoulet Abâd,
qui est « au nombre des plus beaux et des plus grands qui existent. Il a aussi beaucoup de
boutiques, dont chacune a une porte qui aboutit à la demeure de son propriétaire »35 . Car
le marché attire marchands et voyageurs jusqu’aux confins du monde : aux Maldives, Ibn
Battûta décrit les bédjensâr, des maisons de commerce qui sont un relais dans l’activité
économique qui tend à se mondialiser de plus en plus, une nouvelle religion.
Des rues pavées d’or foulées par des pieds d’argent
La richesse des villes est d’abord architecturale. On y voit en premier lieu de l’or,
dans les mosquées, les salles d’audience et les meubles qui les ornent. Ce sont les riches
palais de Sfax, Samarkande ou de Delhi qui rendent compte des richesses de la ville. « Il
faut savoir que l’usage est, dans l’Inde, de laisser le château de sultan, à sa mort, avec tout
ce qu’il contient ; on n’y touche pas. Son successeur fait bâtir pour lui un autre palais »36 .
Cela illustre encore la propension d’afficher davantage la richesse des Hommes dans la
ville. Des décorations initiées dans les palais, fondés par des Hommes tout aussi riches
que puissants politiquement, Ibn Battûta relève plus simplement l’odeur de la ville, qui
sent par ailleurs elle aussi la richesse : à Abyar en Libye, les environs exhalent une odeur
aromatique. De même, à Kâddiciyah en Iraq, le voyageur note la présence d’eau de rose,
de musc et de divers parfums, qui lui font pour un temps oublier le goût de la religion,
habitant pourtant permanent dans ces murs.
La belle ville des métiers
Ibn Battûta s’attache aussi à rendre compte de la vie urbaine en dehors des cercles
du culte, qui structurent et régissent pourtant beaucoup la vie économique musulmane. Il
prend plaisir à observer les métiers pratiqués dans les villes qu’il visite. Ainsi, il voit à
Miliana en Algérie, artisans, tisserands ou tourneurs ; à Damas il évoque les fripiers et
autres marchands et vendeurs de fruits, fabricants de bougies et de natif (une boisson faite
de jus de raisin) ; il note qu’à Bagdad, dans la structure même des marchés, les métiers
ont leurs lieux séparés (comme à Konya en Turquie) ; À Constantinople enfin, il relate
avoir fréquenté le marché des droguistes. La vie économique et commerciale participe ainsi
elle aussi à l’architecture de la ville, au plus près des Hommes et de leurs vies.
35
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Inde du Sud, les Maldives,
Ceylan et le Bengale », p.180
Ibn Battûta, Voyages, De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde, « Le bon et le mauvais
gouvernement de Muhammad bin Tughluk », p.437
36
19
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Aménager un monde urbain
Ibn Battûta s’est fait ethnographe, artiste et architecte, historien et géographe. Le
voyageur a été confronté aux enjeux auxquels les villes font face. L’aménagement urbain
revient à structurer la structure architecturale des villes pour les rendre habitables et
vivables. C’est construire des routes, des ponts et des aqueducs qui permet de donner vie à
la ville.
Voyager en ville
Pour se rendre dans ces cités, parfois isolées et composées de quelques bâtiments,
Ibn Battûta n’emprunte pas toujours les routes et les ponts qui mènent principalement à
des centres urbains reliés entre eux par le commerce, les pèlerinages ou les voyages. Ce
qu’il distingue avant tout ce sont les portes qui laissent respirer les villes enfermées dans
leurs murailles. Certaines sont dotées d’ouvertures nombreuses (on compte 28 portes à
Delhi), tandis que d’autres villes, de toute aussi grande importance, n’en disposent que de
quelques-unes (il est fait mention à La Mecque de trois portes qui ceinturent la ville).
Pour franchir fleuves et fossés, Ibn Battûta emprunte des ponts qui illustrent l’ingéniosité
et les techniques développées par les villes pour se connecter au monde. À Iznik en Asie
Mineure, il observe des ponts de bois amovibles qui témoignent du talent des ingénieurs
de l’époque. Grand voyageur, Ibn Battûta vogue aussi beaucoup sur les mers et océans du
globe et fréquente de nombreux ports (Alexandrie, Aden, Larry-Bender), portes d’entrées
dans des contrées parfois isolées (Ceylan, les Maldives) : Quanzhou, en Chine, est alors
selon lui le port le plus vaste du monde.
Les oasis urbaines
À son arrivée au Caire, Ibn Battûta raconte que douze mille porteurs d’eau
travaillent pour acheminer l’eau du Nil dans les villes d’Égypte. Il mentionne tout au long
de son périple, les bassins, les réservoirs et les jolies fontaines qu’il voit. Ibn Battûta aime
le bruit blanc de l’eau. Il décrit avec plaisir les fleuves qui desservent les villes et la
manière dont font les habitants pour s’y approvisionner. Car l’eau est d’une importance
majeure dans la vie humaine : elle est nécessaire à la survie de l’Homme et permet de
faire les ablutions liées à la vie religieuse. Certains bassins sont de petites merveilles
architecturales : ils sont de marbre à Bagdad et d’or et d’argent à Kâddiciyah. Comme
pour les routes et les ponts, l’ingénierie humaine trouve des solutions pour acheminer
directement l’eau des sources au cœur des villes : des canaux et des roues hydrauliques
sont construits et permettent, à Bagdad notamment, l’approvisionnement en eau chaude et
20
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
froide directement dans des robinets. Dans les villages indiens, les « rois et les chefs du
pays s’efforcent de se surpasser les uns les autres, en construisant de pareilles citernes dans
les chemins où il n’y a pas d’eau »37 . Les villes deviennent alors de véritables oasis
urbaines, où la vie s’installe et se développe.
CONCLUSIONS
À son retour au Maroc, Ibn Battûta est reçu par le sultan et son ministre Aboû
Ziyân qui, curieux du voyage mené par l’enfant du pays, l’interroge naïvement sur
l’Égypte, car il s’y était aussi rendu. Mais Ibn Battûta a surtout parcouru des centaines de
milliers de kilomètres pour effectuer ce grand périple qui s’apparente à un pèlerinage
exceptionnel. Il a traversé le monde islamique et ses richesses et en a dépeint les beautés
admirables. En découvrant la diversité architecturale du monde, il s’est aussi rendu
compte de l’étendue de la religion musulmane et de sa multiplicité. Si la « Chine est la
plus sûre ainsi que la meilleure de toutes les régions de la terre pour celui qui voyage38 ,
[elle ne lui] plaisait pas ; au contraire, [son] esprit y était fort troublé, en pensant que le
paganisme dominait cette contrée »39 . C’est là toute la réflexion que mène le voyageur
pendant son périple : connaître un monde qu’il pensait uni sous les mêmes doctes et les
mêmes traditions issues de sa religion, et en découvrir un autre, pourtant bien plus vaste,
où l’architecture incarne en premier cette diversité religieuse, économique, politique et
scientifique, sans pour autant quitter une simplicité qui forge également une part de sa
beauté.
De retour au Maroc donc, Ibn Battûta se permet de dépeindre une dernière fois un
paysage architectural, après avoir tant décrit les splendides palais et mosquées de l’Inde ou
de l’Iraq, les églises de Constantinople et les demeures admirables de Chine. Ici, de retour
chez lui après vingt-quatre années d’un tour du monde inoubliable, il jette enfin « le
bâton de voyage dans le noble pays de ce souverain, après [s’être] assuré par un jugement
incontestable que c’est le meilleur de tous les pays »40.
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Inde du Sud, les Maldives,
Ceylan et le Bengale », p.159
37
38
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Asie du Sud-Est et la
Chine », pp.322
39
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « L’Asie du Sud-Est et la
Chine », p.332
Ibn Battûta, Voyages, Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, « Le retour et l’Espagne »,
p.366
40
21
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Annexe A : plan du Dôme du Rocher
DEHIO Georg & BEZOLD Gustav, Die Kirchliche Baukunst des Abendlandes, volume 1, 1887
Annexe B : Mausolée de Ghazan Khan, Rashid al-Din, 1305 (31,3x39,7cm)
22
Leo P. Tyson
L’architecture dans les voyages et périples d’Ibn Battûta
Bibliographie
Ouvrages de travail
IBN BATTÛTA Abou Abd Allah Mohammad Ibn Abd Allah al-Lawati al-Tangit, Voyages I. De
l’Afrique du Nord à La Mecque (traduction de l’arabe de C. Defremery et B.R. Sanguinetti,
1858), Paris, La Découverte/Poche, 1997, 2012
—, Voyages II. De La Mecque aux steppes russes et à l’Inde (traduction de l’arabe de C. Defremery
et B.R. Sanguinetti, 1858), Paris, La Découverte/Poche, 1997, 2012
—, Voyages III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan (traduction de l’arabe de C. Defremery
et B.R. Sanguinetti, 1858), Paris, La Découverte/Poche, 1997, 2012
Ouvrages généraux
E. DUNN (R.), The Adventures of Ibn Battuta. A Muslim Traveler of the 14th Century, Berkeley and
Los Angeles, University of California Press, 1986
SAVALL (J.) (dir.), Ibn Battuta. Le Voyageur de l’Islam (1304-1377), « Une évocation historique,
géographique, littéraire et musicale de la rihla d’Ibn Battuta », Bellaterra (Barcelone),
AliaVox, 2018
— (dir.) & Culture sector, Abu Dhabi Tourism and Culture Authority, Ibn Battuta. Le
Voyageur de l’Islam (1304-1377), « Ibn Battuta : Destin d’un voyageur solitaire », Bellaterra
(Barcelone), AliaVox, 2018
— (dir.), CASTELLS Margarida & FORCANO Manuel, Ibn Battuta. Le Voyageur de l’Islam
(1304-1377), « Ibn Battuta, “le voyageur du temps” », Bellaterra (Barcelone), AliaVox, 2018
Ouvrages spécialisés
ROUX (J.-P.) & ROUX (S.-A.), Les explorateurs au Moyen-Âge, « Les Indes et l’ExtrêmeOrient », Paris, Hachette, Pluriel, 1995
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