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Baudrillard en trois coups 1. Baudrillard ventriloque Les coupures historiques sur lesquelles la modernité a bâti son domaine se referment, en laissant dans l'air un petit bruissement cybernétique. Comment traduire le murmure laissé par un processus qui vise à s'accomplir sans passer par la forme déclarative? Le redoublement est la forme que Baudrillard utilise pour mettre en scène la (perte de la) réalité. Cette attitude ventriloque relève d'un redoublement originaire qui traverse la modernité: les objets sont pré-parlés par le design fonctionnaliste, l'acte de consommation est produit par le capitalisme au visage social-démocrate, la valeur d'échange est codifiée par la valeur-signe, bref, la réalité s'efface au profit des copies. «Simulation». Or, si on devait placer Baudrillard par rapport à la simulation, il ne serait ni dedanspour ni dehors-contre, il en serait le supplément parlant. Il met en mots un processus déjà accompli, sans lui ajouter un sens qu'il n'a pas - qu'il a peut-être perdu, mais comment pourrait-on établir cela, sinon avec un travail de simulation historique? La coupure est irréversible, et les œuvres de Baudrillard sont marquées par cette posture posthume: «nous sommes passés vivants dans les modèles, nous sommes passés vivants dans la mode, nous sommes passés vivants dans la simulation»1. D'où l'origine des soucis épistémologiques qui marquent sa réception: mais alors, il y a une copie vraie (celle que vous proposez, M. Baudrillard) et des copies fausses (les autres versions «réalistes» de la réalité); mais alors, vous devez démontrer que la modernité a bien la forme que vous affirmez; mais alors, vu que vous ne donnez ni donnés, ni argumentation, votre discours manque de fondements. C'est cela. Si l'on accepte le défi de Baudrillard, il n'y a pas d'espace logique pour une fondation, qu'elle soit scientifique ou philosophique. Une fondation suppose une prise sur le réel ou sur quelque structure universelle (langage, esprit humain etc.), quand Baudrillard ne prend appui sur rien (ou: quand Baudrillard prend appui sur le Rien). Mais alors, si l'on n'accepte pas son diagnostic? 1 J. Baudrillard, Les stratégies fatales, Grasset, Paris 1983, p. 12. Si on ne l'accepte pas, tant pis: «Ces stratégies fatales existent-elles? […] Où prenezvous ce que vous racontez sur l'objet? […] Il n'y a peut-être qu'une stratégie fatale et une seule: la théorie. Et sans doute la seule différence entre une théorie banale et une théorie fatale, c'est que dans l'une le sujet se croit toujours plus malin que l'objet, alors que dans l'autre l'objet est toujours supposé plus malin, plus cynique, plus génial que le sujet, qu'il attend ironiquement au détour»2. 2. Baudrillard déserteur Le deuxième coup a la forme d'une possibilité presque obligée, mais refusée. Baudrillard ne fut jamais ce que presque tout le monde pense qu'il fût, ou, alternativement, qu'il aurait dû être: un critique. Il est un cas de désertion sans affiliation, donc, puisque il n'a jamais été «critique» dans le sens de porteur de la contradiction, d'analyste du pouvoir idéologique ou des rapports de dominations. En fait, si nous devions choisir l'opposé de Baudrillard, ce serait tout à fait simple: Pierre Bourdieu. Je ne parle pas du Bourdieu anti-néolibériste, quand il oublie la rigide et austère fidélité à l'ethos savant qu'il a défendue pendant des années. Je parle du Bourdieu éminence critique qui dénonce la domination à travers la prise scientifique du réel. Selon Bourdieu, en effet, la critique est réductible à une bonne maîtrise de la réalité, parce que c'est dans la réalité (en tant que objectivée par le savoir sociologique) que se dévoilent les rapports de domination symbolique. Dans la mesure où elle représente correctement la dynamique réelle, la simple reconstruction de ce qu'il se passe là dehors acquiert un potentiel critique. Prenons comme objet son œuvre la plus connue, La distinction. Critique social du jugement (1979). Ici Bourdieu conteste, prenant appui sur des données empiriques, l'idéologie de empreinte kantienne selon laquelle le goût esthétique serait une disposition universelle. En fait, Bourdieu démontre que, au contraire, le jugement de goût est découpé selon les failles qui séparent les classes sociales. Or, les conséquences critiques réelles de cette œuvre majeure avaient en partie déjà était tirées en 1977, avec l'ouverture du Beaubourg. En effet, en tant que projet de démocratisation culturelle, le centre Pompidou «enchaîne» avec la critique 2 Ivi, p. 260. sociologique de la réception de l'art développée durant les années '60 par Bourdieu même. La critique de l'idéologie esthétique converge «objectivement» avec l'institution d'un Ministère des Affaires Culturelles (1959) et suppose les grandes enquêtes étatiques qui s'en suivront. Le sociologue Bernard Lahire est très net sur la logique de cet échange occulte: «S'inscrivant depuis les années '60 dans une volonté affichée de 'démocratisation culturelle', les politiques culturelles ont ainsi déclenché toute une série de recherches sociologiques critiques sur les inégalités culturelles persistantes, sur les déterminants sociaux de ces inégalités et les modalités de leur reproduction. En prenant à bras-le-corps cette tâche critique là, les sociologues critiques ont donc accepté tacitement le terrain problématique (au double sens du terme) qu'on leur proposait et les limites méthodologiques et interprétatives qu'on leur fixait»3. La désertion de l'ethos critique vient de l'idée que la critique peut avoir prise sur le réel seulement à condition d'en partager le caractère simulationnel: le code sociologique, en tant que code, est homogène au code politique ou au code économique, et ses conséquences «critiques» sont destinées à devenir simples mesures bureaucratiques (création d'un nouveau type de musée, changement à niveaux de curriculum scolaire etc.). Mais tout cela vaut dans la meilleure des hypothèses, c'est-à-dire si, et la chose ne va pas de soi, le code scientifique ne traduit pas des modèles politiques préalables. Dans ce cas malheureux, comme nous avons vu à propos de la précession de La distinction, les conséquences critiques possibles sont déjà prévues à l'intérieur du projet politique. Ici, il n'y a plus de critique possible, seulement une sorte d'auto-évaluation de la performance du projet inclusif. L'alternative à cette pré-récupération, c'est le ghetto. L'intellectuel critique authentique survit dans l'académie, les tribunes et tous les univers parallèles où se déclenchent des actions vouées à rester parallèles. S'il n'est pas absorbé dans la gestion hi-tech du pouvoir, le monde intellectuel devient un tiers monde cultivé, peuplé d'exclus qui doivent se dire heureux de l'être. En fait, l'intellectuel peut gagner seulement s'il perd, en face de la réalité des choses: «Where an intellectual is put in the position of having to make a political decision, that is, when he is integrated in the mechanisms of power, he is in a totally false position4». 3 B. Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, Paris 2004, p. 11. 4 J. Baudrillard, «Intellectuals, Commitments and Political Power. Interview whit Maria Shevtsova», Baudrillard live. Selected Interviews, M. Gane (éd.), Routledge, London 1993, p. 77. 3. L'Autre Baudrillard Quelqu'un pourrait penser (et, sans doute, beaucoup le pensent) que le Baudrillard redoublant la simulation en est un crypto-idéologue. La trajectoire de ses œuvres fait penser qu'il a plutôt l'air d'un infiltré provocateur. Le redoublement déborde sur une alliance avec les forces qui empêchent la paix cybernétique. Ses ressources dialectiques conjurent avec les forces d'un Autre au caractères chtoniques5 - pas une altérité transcendante «par le haut», donc, plutôt une rébellion souterraine, déclenchée par le processus même de maîtrise de la réalité: «l'univers n'est pas dialectique – il est voué aux extrêmes, non à l'équilibre. Voué à l'antagonisme radical, non à la réconciliation ni à la synthèse»6. Le ventriloque change de voix: qui parle, ce n'est plus l'écho (éloigné, décalé, sceptique) d'un Sujet perdu, mais la violence de la Contre-Finalité – ce qui ne devrait pas être là, si tout s'était parfaitement passé. Or, d'un coté, il y a une continuité entre ventriloquisme de la maîtrise et ventriloquisme de sa défaillance, dans la mesure où c'est la maîtrise qui couve sa hétérogenèse fatale. D'un autre, et c'est le passage décisif, Baudrillard même, en tant que ventriloque d'un processus délirant, est voué à perdre à son tour son identité d'auteur. D'un point de vue textuel, cela se manifeste souvent par une voix qui vient s'ajouter à celle du narrateur: il y avait quelqu'un qui était en train de nous parler de consommation et de bonheur, qui est-ce qui nous parle de violence et spectres? L'auteur commence disant que la guerre est prévisible et nécessaire, après il y a un autre (c'est à dire, l'Autre!) qui dit que la guerre n'aura pas lieu. Crime parfait et revanche des Peuples du Miroir... La main gauche inverse ce que la main droite vient d'établir. Quoi de mieux de l'Italie pour un exemple? Dans une modernité aux couleurs gnostiques, l'Italie figure comme affiliée d'office aux forces chtoniques. Elle n'est pas 5 Cfr. E. Tiryakian, «Three Metacultures of Modernity: Christian, Gnostic, Chtonic», dans Theory, Culture and Society, vol. 13, n. 1, pp. 99-118. Avec «chtonique», Tiryakan se réfère à l'acceptation de l'univers tel qu'il est et de la vitalité de ses forces, tandis que «gnostique» (cfr. infra) est la tentative d'imprégner l'univers d'une signification cachée. 6 J. Baudrillard, Les stratégies fatales, Grasset, Paris 1983, p. 9. seulement l'Atlantide de la séduction, elle est aussi le triangle des Bermudes de la simulation. Elle est la présence énigmatique de ce qu'il y aurait eu «avant» la modernité, mais aussi l'abîme de son «après». L'enlèvement du premier ministre, Aldo Moro, pris en otage par le terroristes à la fin des années 70, en est le paradigme7: il écrit des lettres que personne ne comprend (ou que chacun comprend à sa manière), étant donné que personne ne peut savoir qui parle – lui, c'est-à-dire, le pouvoir? Les terroristes? Les services secrets, peut-être, mais les vrais ou les faux? Les lettres s'accumulent, les interprétations aussi, rien ne se passe. A la fin, dans une ambiance intoxiquée et annihilée par les stratégies et les contre-stratégies, Moro est tué, son cadavre livré à mi-chemin entre le siège du parti au pouvoir et celui du parti à l'opposition. La France a eu la gauche divine, évidemment l'Italie a eu le parti du diable. C'est peut-être à cause de cela qu'elle est devenue un vrai petit enfer, l'exacte inversion de l'Amérique: là c'est l'utopie réalisée, ici c'est la contre-utopie qui ne cesse pas de se réaliser. Là-haut le 11 septembre, ici-bas, le 4 avril 2002, quand un petit avion de tourisme se plante accidentellement8 contre le plus grand gratte-ciel de Milan (31 étages; 3 morts quand même), et après le 13 décembre 2009, quand le premier ministre, Silvio Berlusconi, est agressé avec une miniature du Duomo (deux dents tombées). Or, cette Italie chtonique et toutes les figures de la Contre-Finalité (les masses, l'obscène, le terrorisme etc.) existent: «The force of negativity lies in the very exercise of the discourse. This means that something other than the objective mechanisms, than things, exist. The symbolic, the discursive, the critical, the ironic – these exist. These are fundamental»9. C'est l'acte de foi primordial de Baudrillard. On s'aperçoit de cela en lisant sa réponse à l'hypothèse de Boris Groys, selon laquelle Abu-Ghraib serait le contre-potlatch occidental du potlatch terroriste. Baudrillard commence avec un bon coup dialectique (un potlatch est fondé sur la surenchère; or, entre défi terroriste et réponse occidentale il n'y pas d'affrontement parce que le premier joue la mort, le deuxième l'autodérision, ce n'est pas la même monnaie et, donc, on ne peut pas surenchérir, il y a une asymétrie), mais il avoue que, si Groys a 7 Ivi, pp. 62-69. 8 L'hypothèse plus probable est une avarie suivie d'un incroyable enchainement des circonstances. Personne a revendiqué l'action, en revanche tous ont pensé que c'était un vraie attaque terroriste... Je n'ajoute pas des commentaires, les lecteurs de Baudrillard connaissent très bien la chanson. 9 J. Baudrillard, «Intellectuals, Commitments and Political Power. Interview whit Maria Shevtsova», Baudrillard live. Selected Interviews, M. Gane (éd.), Routledge, London 1993, p. 77. raison (donc, si on peut vraiment répondre même au défi plus radical «par le bas», en le dégradant, et si le pouvoir mondial est donc dans la condition d'accumuler puissance économique et puissance symbolique), ce serait un échec accablant. Eh bien, oui, même Baudrillard peut craquer: «Envisager qu'une puissance mondiale, qui est quand même une forme de dégradation de soi et de dégradation universelle, puisse constituer néanmoins une puissance de défi, de réponse au défi venu de l'autre monde – c'est à dire en définitive une puissance symbolique, signifie pour moi une révision déchirante, une mise en balance de ce que j'ai toujours pensé (dont l'horizon a toujours été la révolte et la victoire finale des 'Peuples du Miroir')»10. Échecs Baudrillard envisage la forme de son possible échec dans la défaite des «Peuples du Miroir». Mais l'échec peut arriver aussi d'une victoire d'un Peuple du Miroir très particulier: le «Peuple des Lecteurs». En effet, on pourrait réécrire presque le même article avec le titre «Le lecteur de Baudrillard en trois coups». Le lecteur est ventriloque parce qu'il ne peut pas sortir du monde de Baudrillard, puisque il n'y a pas une théorie à apprendre, ni une morale à tirer. Justement, le lecteur peut seulement lire. Normalement, c'est trop pour des êtres liés à des contextes réels – un parti, une entreprise, une université, un atelier créatif etc. De là, la tentation d'une traduction de Baudrillard, d'une commutation en valeur d'usage. C'est, par exemple, l'option-Nouvel: «Je me sers beaucoup de ce qu'il y a autour de moi, excuse-moi mais je me sers beaucoup de toi [Baudrillard] et de quelques autres»11. Ou l'option-Matrix: la simulation devient une apparence, une copie qui est bonne pour mieux entrer (bien sur, par la fenêtre critique) dans la réalité. Disons que tout cela relève d'une plus générale option platoniciennehumaniste, platonicienne parce que, de cette manière, on confirme l'opposition entre 10 La réflexion débouche sur des tonalités très sombres: «Mais peut-être faut-il se résoudre à ce que même la réversibilité comme arme de séduction massive ne soit pas l'arme absolue, et qu'elle soit affrontée à quelque chose d'irréversible – dans ce qu'on peut dès aujourd'hui entrevoir de pire comme perspective finale J. Baudrillard, «Carnaval et cannibale ou Le jeu de l'antagonisme mondial», Baudrillard, Les Cahiers de l'Herne, Paris 2005, p. 280. 11 J. Baudrillard, J. Nouvel, Les objets singuliers. Architecture et philosophie, Calmann-Lévy, Paris, 2000, pp. 17-18. original et copie, et humaniste parce que la liberté humaine, dont la créativité et le génie seraient des signes indéfectibles, figure comme la valeur à réaffirmer. Je voudrais dire à mes ennemis baudrillardistes, avant-garde du (Petit) Peuple du Miroir, qu'il n'y a pas un bon usage baudrillardien de Baudrillard. Quand on entre dans le domaine de l'application, on est déjà sorti de son espace illusoire – et alors, le mieux serait de parler en son propre nom. Je suis bien conscient du fait que, si Baudrillard «se trouve consacré par Hollywood [et ailleurs, j'ajoute] comme bien de consommation culturel offert à toutes les réappropriations»12, cela peut être enfin considéré comme partie du Jeu. Ce n'est pas un des objets qui attendaient ironiquement au détour, une fatalité ultérieure de la théorie fatale? Et ce ne seraient pas eux, les faussaires, les opérateurs inconscients de cette ironie objective? C'est alors peut-être en empruntant la voix d'un prêtre (d'ailleurs, s'il n'y avait pas de prêtres pédants, qui pourrait comprendre l'ironie objective qui se met en œuvre à travers les faussaires?), c'est une voix clamans in deserto13 qui rappelle qu'à l'échec du «projet» de l'auteur doit répondre l'échec du projet du lecteur. Le lecteur doit perdre, doit se perdre, il lui reste seulement à choisir comment: par la répétition radicale (se maintenir au niveau d'un ventriloquisme stricte, une sorte de becoming Baudrillard) ou par le silence. Ici j'ai pris la voie de la répétition des choses déjà répétées – par moi comme, bien sûr, par bien d'autres. Pour le reste, parfois je lis des gens qui parlent en son nom. Je relis mes préférés (Amérique et Cool memories). Je souris souvent. Signes que je suis désormais prêt pour l'autre voie? René Capovin 12 AA.VV., Matrix. Machine philosophique, Ellipses, Paris 2003, p. 160. 13 «In fact, L'Echange symbolique et la mort is the last book that inspired any confidence... Everything I write is deemed brilliant, intelligent, but not serious […]. So gradually desertification set in. I like the desert, and it doesn't prevent me from continuing on my way. In other respects, I no longer have such need for intellectual debate. So it's not the problem f that strange reception that grieves me», J. Baudrillard, «Cette bière n'est pas une bière» (entretien avec Anne Laurent), en Baudrillard live. Selected Interviews, M. Gane (éd.), Routledge, London 1993, p. 189. Bibliographie - AA.VV., Matrix. Machine philosophique, Ellipses, Paris 2003. - J. Baudrillard, «Carnaval et cannibale ou Le jeu de l'antagonisme mondial», dans Baudrillard, Les Cahiers de l'Herne, Paris 2005. - J. Baudrillard, Les stratégies fatales, Grasset, Paris 1983. - J. Baudrillard, J. Nouvel, Les objets singuliers. Architecture et philosophie, Calmann-Lévy, Paris, 2000. - P. Bourdieu, La Distinction. Critique social du jugement, Editions de Minuit, Paris 1979. - M. Gane (éd.), Baudrillard live. Selected Interviews, Routdledge, London 1993. - B. Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, Paris 2004. - E. Tiryakian, «Three Metacultures of Modernity: Christian, Gnostic, Chtonic», dans Theory, Culture and Society, vol. 13, n. 1, pp. 99-118.