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Soutenance de these Speach

Soutenance de thèse Speach Pour commencer, permettez-moi d’abord de vous remercier, mesdames et messieurs les membres du jury, pour votre lecture, votre attention et vos remarques, et j’aimerais remercier aussi tous ceux qui m’ont fait l’amitié de venir aujourd’hui, partager avec moi les derniers moments de ma vie d’étudiante. La tâche qui m’incombe aujourd’hui, présenter et défendre devant vous le travail effectué pendant six années de ma vie d’apprentie chercheuse, peut paraître périlleuse : comment trouver le moyen, en une petite demi-heure, d’extraire l’essentiel de cette longue thèse, née il y a si peu et qui représente, pourtant, tant d’années d’investissement. Plutôt que de m’essayer à l’exercice du résumé, je préfère tenter de retracer devant vous l’itinéraire qui a guidé ce travail, en vous exposant 1. les projets qui ont animé cette recherche à l’origine 2. les réorientations et réadaptations effectuées au cours des mois et des années, 3. Présenter les ppaux résultats auxquels j’ai finalement abouti pour finir par 4. Tracer à grands traits les perspectives que ce travail ouvre. 1. L’origine du projet Le désir d’écrire cette histoire prend sa source dans le vif intérêt, à la fois personnel, politique et scientifique, porté aux questions de l’immigration , intérêt né dans le contexte de la tourmente xénophobe des années 1980-1990. A cette époque, l’histoire de l’immigration en France, encore balbutiante, “ en friches ”, commence néanmoins de faire ses premiers pas, notamment au sein d’un groupe de chercheurs du laboratoire de sciences sociales de l’ENS. J’y ai, dès 1993, fait mes premiers apprentissages d’historienne grâce à une maîtrise portant sur l’attitude des pouvoirs publics français face aux émigrés du Troisième Reich entre 1933 et 1939. C’est à cette occasion qu’un certain nombre de convictions se sont affirmées quant à mon parcours de recherche : - tout d’abord, le plaisir de travailler sur archives, mais plus encore, de tenter de comprendre et de restituer les trajectoires de femmes et hommes du passé, m’a convaincue de mon envie de faire de l’histoire.  De plus, la nécessité d’une approche élargie à l’ensemble des sciences sociales pour traiter des questions d’immigration correspondait au désir d’exercer  mon métier à la jonction de plusieurs disciplines. - Enfin, et de manière plus anecdotique mais non moins importante par la suite, ce travail de maîtrise suscitait un certain nombre d’interrogations quant aux parcours professionnels de ces émigrés fuyant l’Allemagne puis l’Autriche nazie. Je découvrais alors, non sans quelque étonnement, des médecins et des avocats qui vendaient à Paris des cravates à domicile, des femmes, diplômées de l’Université gagnant leur pain comme vendeuses de gâteaux ou encore, le sociologue Norbert Elias, assistant à l’Université de Francfort, contraint, après son exil à Paris, d’ouvrir rue de l’Abbé  Groult, en 1934, un petit atelier de fabrication-vente de jouets en bois. Cette découverte fut importante à plus d’un titre : tout d’abord, elle m’a conduite sur la piste de la source principale de cette recherche puisque c’est en cherchant des traces archivistiques du passage de Norbert Elias à Paris que j’ai été confrontée, pour la première fois, avec le matériau qui guide ce travail de thèse : les registres d’immatriculations du Tribunal de commerce de Paris. Ensuite, elle a fait naître un certain nombre d’interrogations quant au statut social et professionnel des petits entrepreneurs étrangers : Qui étaient donc ces immigrants devenus petits artisans et commerçants ? L’ouverture d’une petite entreprise correspondait-elle à la quête d’une plus grande liberté économique ou professionnelle ou était-elle imposée par le contexte économique, politique et juridique du moment ? Ces interrogations, suscitées par une rencontre inattendue, Elias commerçant de jouets, ne trouvaient pas de réponse dans l’historiographie existante. L’histoire de l’immigration, avait pourtant commencé de s’écrire en relation avec une histoire du marché du travail, les historiens découvrant les immigrés au détour de monographies ouvrières. Cependant, elle restait d’abord, et tout à fait logiquement, préoccupée de décrire la place et le rôle des travailleurs immigrés dans le fonctionnement de l’appareil industriel. Les petits artisans et commerçants étrangers restaient principalement évoqués dans les histoires des “ communautés ” immigrées en France, sous les traits de personnages figurant la réussite possible de l’intégration, pris comme des vitrines sociales de ces communautés. Quant à l’histoire de la petite entreprise, elle commençait également, au début des années 1990, de faire ses premiers pas, après avoir été qualifiée de “ continent vierge ” par Alain Faure en 1979, étouffée sous le poids d’une histoire sociale et économique largement préoccupée des grandes entreprises et du monde de l’usine. Pourtant l’histoire de la petite entreprise semblait presque ignorer, tout du moins passer sous silence, la composante étrangère du monde de la boutique et de l’atelier. Sans aucun doute, il y avait donc matière à travailler, à écrire et à penser. Les questions posées à l’objet de recherche, à l’origine, s’articulaient autour de la problématique de “ l’identité ”. Cette notion connaissait alors un réel succès dans les travaux de l’ensemble des sciences sociales. Or l’étude des petits commerçants étrangers me semblait permettre de mettre deux types de questionnements à l’épreuve des faits : considérer conjointement les déterminismes sociaux de l’identité nationale, et les déterminismes nationaux de l’identité sociale. D’une part, il me fallait poser la question du lien entre immigration et promotion sociale, entre mobilité géographique et mobilité professionnelle. D’autre part, ce travail voulait envisager le rôle des origines nationales dans le choix d’une profession, en posant le problème d’une éventuelle spécialisation professionnelle des étrangers. Ces questions, qui guidaient le projet à l’origine, ont, depuis été largement transformées, comme je le montrerai rapidement, mais pour y répondre, il fallait choisir un terrain d’enquête adapté. Terrain chronologique tout d’abord, et c’est l’entre deux guerres qui s’est immédiatement imposée comme une période clé : tout d’abord parce que la France connaît à cette époque une énorme vague d’immigration. Ensuite, parce que la conjoncture économique éminemment fluctuante au cours des années 20 et30 permettait de poser la question des incidences des rythmes économiques sur les pratiques des petits entrepreneurs. Enfin, car la période est bornée en mars 1919 par l’institution du Registre du commerce, première source administrative à faire mention de la nationalité du commerçant, matériau archivistique qui rendait donc cette recherche possible. De l’autre côté, en novembre 1938, l’institution d’une carte de commerçant étranger, soumet l’ouverture d’un petit commerce par un étranger à autorisation préfectorale. Mais pour servir le projet et porter attention aux pratiques concrètes de ces petits entrepreneurs, il fallait aussi délimiter un terrain géographique, afin de donner corps et vie à cette histoire. Mon choix s’est porté sur le département de la Seine. Pour des raisons pratiques évidentes qu’il serait illusoire de passer sous silence [la consultation des 750 volumes du registre du commerce conservés aux Archives de Paris pour la période 1919-1939, bd Sérurier, requérant bien évidemment une proximité géographique avec les fonds]. Mais le département de la Seine se justifiait surtout par l’importance, la diversité et le caractère spécifique de l’immigration parisienne, située en majorité à l’écart des flux organisés, canalisés et contrôlés d’immigrés à destination des grandes régions industrielles. De plus, la métropole parisienne présentait l’atout d’offrir un paysage économique riche en activités commerciales et artisanales. Enfin, par sa taille et la variété de ses activités, ce terrain rendait possible la comparaison, dimension centrale du projet. Car l’approche d’emblée fut comparatiste. En effet, je ne pouvais compter sur une histoire du monde de l’atelier et de la boutique pour l’entre-deux-guerres qui aurait permis d’inscrire mes étrangers dans un paysage décrit et connu. Or cette difficulté s’est rapidement instituée comme un défi : n’était-il pas possible, dès lors, de comprendre, grâce au regard porté sur les immigrants, certaines spécificités de l’univers de la petite entreprise dans son ensemble ? Le pari engageait alors nécessairement une démarche comparatiste, déclinée sur plusieurs tableaux : il fallait comparer     petits entrepreneurs français et petits entrepreneurs étrangers, - parmi les étrangers comparer entre les différentes nationalités et communautés, - et réfléchir à la segmentation entre les différents métiers et professions composant l’univers de la petite entreprise… J’avais même envisagé, pendant l’année de Dea, de mener une comparaison internationale, entre Paris et New York, projet qui m’a conduite, pour un an, sur les rives outre-Atlantique. J’en suis revenue convaincue de l’impossibilité pratique, dans le cadre d’une thèse, de mener à bien la comparaison entre les deux métropoles, mais nourrie d’une littérature prolixe et innovante sur mon objet, et enrichie de manières de faire qui m’ont amenée à mettre en cause un certain nombre d’a priori sur le sujet. Ce séjour a sans doute contribué, parmi d’autres faits et contraintes, à modeler, au fil des mois et des années, le parcours de cette recherche pour aboutir à cette thèse, que je soutiens aujourd’hui devant vous. 2. Les transformations du projet Le premier tournant fut imposé par les sources. Cette recherche aurait pu se contenter, dans une approche macrosociale, d’exploiter les données fournies par le registre du commerce, source riche et précieuse bien que relativement rébarbative. Mais mon souci fut d’abord, face à un document relativement méconnu, de comprendre pourquoi le registre du commerce était institué en 1919. Cette question m’a conduite à dépouiller l’ensemble des débats publics et professionnels, archives des chambres de commerce, archives des ministères de l’Intérieur et du Commerce, législation, débats parlementaires et municipaux, manuels de droit commercial et autres textes juridiques relatifs au statut du commerçant étranger. Ce travail fastidieux de prime abord s’est avéré tout-à-fait passionnant, puisqu’il permettait de montrer comment le droit, loin d’être un monde à part, modèle les pratiques sociales et surtout combien, les pratiques sociales en retour le modèle. Le deuxième tournant pris fut méthodologique J’aimerais rappeler que je n’étais pas disposée à faire du quantitatif. Pourtant, j’ai pris grand plaisir à m’armer de statistiques pour tenter d’éclairer mes propos en m’initiant à l’analyse de données, aux logiciels informatiques ou aux méthodes de l’analyse factorielle. Pourtant, il me fallait utiliser ces données non pour elles-mêmes mais pour répondre à mes questions. Or malgré le poids des échantillons constitués (plus de 2500 immatriculations au final ont été saisies), la seule analyse quantitative montrait, au fil du travail, ses insuffisances. Comment comprendre le sens et la nature des parcours d’individus à partir de données agrégées ? Travailler sur des migrants conduit à la conviction qu’une approche uniquement quantitative ne suffit pas à rendre compte des logiques à l’œuvre dans les parcours géographiques et professionnels. Or je voulais comprendre comment ces immigrants bougeaient, où ils allaient, ce qu’ils faisaient. C’est pourquoi j’ai décidé de compléter l’analyse quantitative par une méthode plus centrée sur les trajectoires individuelles. La méthode nominative qui consiste à multiplier les sources disponibles sur des individus, à partir de leur patronyme, s’est avérée particulièrement efficace. Listes nominatives de recensement, annuaires commerciaux, rôles d’imposition des patentes ou encore dossiers de naturalisation ont alors été convoqués pour tenter de suivre les itinéraires de ces petits entrepreneurs, dans l’espace et dans la durée. Certes, il a fallu restreindre, pour cette partie du travail, le terrain d’analyse. Mon choix s’est porté sur le quartier du bas-Belleville. Pourquoi ? Ce quartier offrait, à mes yeux, une énigme : celui d’un quartier, aujourd’hui considéré comme l’un des principaux “ quartiers d’immigration ” de Paris et qui, pourtant, représentait, au début du siècle, le “ quartier le plus parisien de la capitale ”. Disposer, de plus d’études sur cet espace pour la période antérieure à mon sujet (thèse de Jacquemet) et postérieure (P. Simon) me permettait d’avancer sur un terrain quelque peu balisé. Or ce choix s’est avéré, en pratique, fructueux car, le foisonnement économique et démographique qui caractérise le paysage bellevillois m’a permis de ne pas écrire une monographie de quartier mais de réfléchir aux types de liens qui se jouaient entre les petits entrepreneurs immigrants et un quartier. La réflexion menée collectivement, lors de mon séjour de trois ans au centre d’histoire de la ville contemporaine de l’Université de Tours, m’amenait alors à découvrir l’intérêt d’une approche urbaine de mon objet. On le voit donc, le travail empirique comme le cheminement intellectuel mené pendant ces années, m’ont amenée à transformer le projet d’origine, sans le trahir à mon sens, mais en l’enrichissant. Abandonnant en route le terme d’identité, concept par trop flou et polysémique, je m’apercevais de l’intérêt d’une histoire de l’immigration qui tente de comprendre à la fois une histoire de l’assignation identitaire d’une part, et une histoire des pratiques quotidiennes, d’autre part. Le défi consistait à faire le lien entre ces deux processus, ce qui m’a conduite à abandonner, en route, le concept d’identité, trop flou et polysémique, pour préférer travailler sur la dialectique entre identification et appartenance. Seul le jeu d’échelles, mené de l’Etat au département, du quartier à la rue voire même à l’immeuble, seule la complémentarité des méthodes quantitatives et nominatives, permettait de réfléchir au cœur du problème : l’articulation entre un statut social, celui d’indépendant, et les trajectoires individuelles, entre parcours et contraintes. Mais comment écrire cette histoire ? Dans le troisième temps de cette présentation, j’aimerais montrer comment, en pratique, j’ai tenté de construire ma démarche en vous exposant les quatre temps qui la scandent. 3. Quels en sont les ppaux résultats ? Dans un premier temps, qui correspond à la première partie de cette thèse, j’ai essentiellement montré comment les ambiguïtés juridiques, sociales, économiques et politiques d’un secteur où la catégorie nationale n’avait pas sa place avant 1919 permettaient de comprendre la spécificité des étrangers qui ouvrent un atelier, une boutique ou un commerce ambulant. Au nombre d’environ 25 000 au début des années 1920 dans le département de la Seine, ces immigrants ne ressemblent guère aux portraits habituellement dressés des “ travailleurs immigrés ” : leurs caractéristiques socio-démographiques et nationales sont spécifiques. Italiens, Polonais, Grecs, Turcs, Arméniens, Russes, Allemands et Autrichiens, Suisses et Belges, Espagnols, Syriens et Brésiliens… près de quarante nationalités ont été recensées. Tailleurs et restaurateurs, vendeurs de lits et de plumes, brocanteurs et taxis, fabricants de pantoufles et de chapeaux, coiffeurs et confiseurs, électriciens, sculpteurs et représentants de commerce, marchands de bananes et de sous-vêtements, ces immigrants ne partagent ni savoirfaire ni qualification commune. La petite entreprise étrangère est multiforme, elle ne se prête qu’avec difficulté à toute volonté de catégorisation sociale, économique, administrative ou encore nationale mais se définit essentiellement par un statut : l’indépendance. Ainsi l’histoire des petits entrepreneurs étrangers ne trouve pas sa cohérence du côté d’une histoire des métiers, des professions ou des pratiques. Porter l’accent sur le statut de ces individus conduit à évaluer leurs positions sociales à l’aune de leurs trajectoires et c’est l’objet de la deuxième partie de la thèse : tenter de suivre et de comprendre les chemins qui mènent à l’indépendance. Retracer les flux d’arrivée des étrangers dans le monde de la petite entreprise au regard des changements de conjoncture économique et du contexte politique, mais également montrer comment c’est moins l’origine, qu’elle soit provinciale ou nationale, qui détermine les modes d’implantation que les moments des trajectoires migratoires. Le contexte économique et politique modèle, bien évidemment ces chemins vers l’indépendance. On le voit bien lorsqu’à la suite de la loi du 10 août 1932 qui limite l’accès des étrangers au monde du travail salarié, on assiste à une véritable “ ruée vers l’indépendance ” des immigrants parisiens. Mais ces variations de conjoncture font également l’objet d’interprétations et d’appropriations qui sont fonction des parcours migratoires. Adaptant et amendant les conclusions d’A. Sayad sur la pertinence de différents “ âges de l’émigration ”, j’ai ainsi montré que les lignes de partage au sein de cet univers étaient largement tracés entre les immigrants “ établis ” et les immigrants pionniers ou encore “ outsiders ” (Elias et Scotson). Les établis bénéficient d’assises dues à une présence plus longue dans la société d’accueil. Ils en tirent parti pour privilégier des implantations économiques à la fois plus individuelles, plus prospères et pourtant plus risquées. Les seconds, arrivés il y a peu, cherchent dans la petite entreprise un moyen rapide de se construire une situation : leurs implantations sont moins prospères mais pérennes et peu risquées. Ainsi sont démontés un certain nombre de présupposés sur les liens entre entreprise étrangère et précarité économique, entre origine nationale et spécialisation professionnelle ou encore entre accès à l’indépendance et trajectoire sociale ascendante. Les atouts de l’indépendance se déconstruisent ainsi sous le poids des histoires migratoires. Ceci m’a mené, logiquement, dans un troisième temps, à examiner comment jouaient concrètement, dans la tenue d’une petite entreprise, ces différences en termes de parcours. Pour cela, il fallait montrer comment ces entrepreneurs individuels s’inscrivaient socialement et spatialement dans des groupes définis par leur trajectoire migratoire. Dans l’exercice de leur activité économique, les petits entrepreneurs immigrants puisent en effet leurs ressources relationnelles et économiques dans un certain nombre de configurations, la structure conjugale, la fratrie, la maisonnée, concept emprunté à l’anthropologie, ou encore la communauté d’origine, mais aussi dans les relations nouées dans la société d’immigration, les voisins, les associés ou les amis. Pour illustrer cette conclusion, j’aimerais revenir sur le bel exemple de David Rotbard. L’histoire commence dans les années vingt, alors que David, Polonais, né en 1894 à Varsovie, s’immatricule en 1925 au Registre du commerce comme brocanteur ambulant déclarant alors habiter boulevard de la Villette, dans le dix-neuvième arrondissement. De l’autre côté du canal de l’Ourcq, Louise Crance, femme divorcée originaire de Nancy, ouvre une boucherie rue Bisson. Nous sommes en 1927, Louise a 40 ans. Les registres d’immatriculation ne disent pas comment Louise a connu David même si la tentation est grande de situer la rencontre dans les rues agitées qui entourent les imposants abattoirs de La Villette, où Louise vient probablement s’approvisionner en viande de gros. Mais la sécheresse des sources permet seulement de constater le mariage de David et Louise, sous le régime de la séparation de biens, en 1931. Or David, à la suite de son union avec Louise, reprend à son nom la boutique de la rue Bisson, en avril 35. Or l’histoire de David et Louise prend place au sein d’une saga. Pendant les années trente, plusieurs bouchers portant le patronyme Rotbard s’établissent dans les environs immédiats de la boucherie Crance : Mozes, lui-même originaire de Varsovie, ouvre une boucherie rue des Amandiers, à quelques centaines de mètres de la rue Bisson. Puis trois ans plus tard, Léon, né lui aussi à Varsovie, immatricule également une boucherie cette fois de l’autre côté de la rue de Belleville, dans le 19e arrondissement. Mozes et Léon Rotbard sont jeunes et célibataires. Leur accès à la petite entreprise s’appuie sans nul doute sur la boucherie de David, dans le cadre de la maisonnée Rotbard. Or pour être complète, la saga doit mentionner le rôle des femmes, épouses et sœurs Rotbard, qui, très rapidement après leur arrivée en France, se lancent elles aussi dans l’univers de la petite entreprise, mais en diversifiant les activités de la maisonnée ; Hudesa se lance dans l’épicerie, Gisèle dans la bonneterie, toutes deux installant leur entreprise dans le même espace bellevillois. On voit ainsi se succéder rapidement, dans le cadre de la maisonnée, plusieurs profils de migrants : un pionnier, David, dont la réussite semble largement due à son mariage avec Louise, migrante établie, puisqu’il s’agit d’une femme déjà insérée dans le monde de la petite entreprise, de jeunes hommes célibataires, qui bénéficient directement de l’installation professionnelle du pionnier, enfin des femmes, épouses et sœurs qui contribuent à diversifier les activités de la maisonnée. La filière se construit ici pourtant sur l’ouverture à l’extérieur du cercle d’interconnaissance : il prend appui sur David et Louise, couple “ mixte ” qui constitue le pilier fondateur et le point nodal de la filière migratoire comme en témoigne la suite de l’histoire. Celle-ci se déroule pendant la guerre, sous le gouvernement de Vichy : le 23 octobre 1941, David se rend au greffe du Tribunal de commerce afin de radier son immatriculation du registre. Motif ? “ Commerce passe à l’épouse ”. La solidarité matrimoniale joue ici un rôle central dans l’exercice de l’activité professionnelle : grâce au changement d’identité du commerce, la boucherie de David et de Louise échappe aux mesures d’aryanisation des biens juifs de 1941. Et David peut reprendre son activité en 1947. J’ai pu décrire ainsi comment, pour un individu donné, les différents groupes d’appartenance étaient mobilisés, mis à profit ou revendiqués, à différents moments de son cycle de vie, selon les opportunités du marché et les contraintes biographiques mais aussi économiques et institutionnelles qui jalonnent son parcours. C’est à la lumière de ces groupes d’appartenance, mobilisés dans l’activité économique, que j’analyse le rôle des petits entrepreneurs immigrants dans les transformations urbaines du département de la Seine. Rejetant le postulat selon lequel les immigrants se regroupent, dans les mêmes portions de l’agglomération, j’ai tenté de comprendre ce qui se jouait dans cette proximité des lieux. Les localisations des ateliers et boutiques des étrangers épousent les formes spatiales des réseaux mobilisés dans leur activité professionnelle. C’est pourquoi ces formes spatiales semblent éminemment malléables et mobiles. Changements de quartiers, déménagements d’entreprises, départs vers la banlieue sont le lot partagé par nombre d’artisans et de commerçants immigrants au cours de la période. Pourtant les boutiques et les ateliers des étrangers sont également des lieux de rencontre, d’approvisionnement et de sociabilité partagés par l’ensemble des habitants des quartiers, parisiens et banlieusards. Les clientèles de ces petites entreprises, dans un curieux brassage, s’y retrouvent pour nouer de nouveaux liens. Cette dynamique ne doit pas pour autant faire oublier les difficultés et les contraintes auxquelles se heurtent les petits entrepreneurs étrangers, notamment à partir des années 1930. La dernière partie de la thèse s’attache ainsi à montrer le processus qui aboutit à l’édification de barrières “ nationales ” à l’entrée de l’univers de la petite entreprise, au cours des années trente. Faute de temps, je ne pourrai insister sur la nature et les modalités du processus, décrit, qui conduit les pouvoirs publics français, sous la pression des organisations de défense des classes moyennes indépendantes, à poser les jalons d’une discrimination nationale dans le monde du commerce ambulant, de l’atelier puis de la boutique. Les mouvements des étrangers vers le monde de la petite entreprise deviennent, dès lors, soumis à restrictions et contraintes croissantes. Les étrangers sont tenus d’obtenir une autorisation administrative pour ouvrir une boutique ou un atelier, de justifier de cinq ans de résidence en France pour exercer un commerce ambulant ; au moindre faux pas, ils risquent d’être destitués de leur autorisation et de se voir retirer leurs cartes d’artisans ou de commerçants étrangers. Les processus de stigmatisation puis d’encartement des étrangers contribue ainsi à réduire amplement le principe de la “ liberté du commerce pour tous ”, affirmé dans les textes du Code du commerce. Surtout, il participe de la catégorisation progressive de cet univers, puisque c’est notamment à l’occasion de la production de textes législatifs relatifs aux étrangers que l’Etat est sommé de produire, par exemple, une distinction administrative entre la catégorie d’“ artisan ” et celle de “ commerçant ”. Mais je préfère surtout insister sur les tentatives que j’ai faites de mettre ce processus en relation, là encore, avec les pratiques sociales des immigrants indépendants. Alors que les étrangers sont accusés de cacher leur origine en dissimulant leur nom, l’étude des dénominations commerciales des entreprises étrangères m’a permis, de travailler à la mesure des incidences concrètes d’une politique de stigmatisation de l’étrangeté. Car s’il fallait résumer d’un mot le parti-pris qui a guidé ce travail, c’est bien de travailler à la construction d’indicateurs pertinents capables de mettre au jour les rapports entre l’Etat et l’acteur, les normes et les pratiques, le statut et les trajectoires, l’identification et l’appropriation, la société et les individus où l’on retrouve Elias avec lequel on était parti. Dans ce projet, l’enjeu consiste bien évidemment à travailler à l’intersection des disciplines, puisant notions et méthodes tant à l’économie, la démographie, la géographie, la science politique qu’au droit ou à la sociologie, pour réaffirmer la place de l’histoire parmi et avec les autres sciences sociales. J’espère avoir montré dans cette thèse combien ce dialogue était nécessaire. Il devra sans nul doute être approfondi lors des perspectives qui s’offrent à moi au terme de ce travail et que j’esquisserai très rapidement pour finir. 4. Perspectives La première piste ouverte par ce travail consiste à mettre à l’épreuve de la comparaison les conclusions esquissées, en multipliant les points de vue, notamment avec d’autres lieux et d’autres temporalités. Communes de banlieue, grandes métropoles provinciales comme Lyon ou Marseille, voire comparaison internationale, mais également petites villes de province apparaissent comme autant de terrains possibles. Poursuivre également cette recherche après guerre pour saisir en quoi et comment l’institution d’une carte de commerçant étranger a, ou non, modifié les pratiques des petits entrepreneurs constitue l’une des pistes qui s’ouvre au terme de cette thèse. Enfin, envisager le fonctionnement interne de ces entreprises devrait permettre de diversifier le point de vue. Pour cela, archives judiciaires et dossiers de faillite, qui viennent seulement de faire l’objet d’un classement complet aux archives de Paris, pourront être sollicités. Mais également des archives privées : la découverte récente et impromptue, quelques jours après la fin de la rédaction de cette thèse, d’un fonds d’archives privées d’une petite entrepreneuse étrangère, installée à Lens depuis 1938, offre de ce point de vue, la possibilité de creuser ces perspectives. Livres de compte, factures de fournisseurs et de clients constituent, alors, la matière première d’une histoire à venir des groupes d’appartenance, vus de l’intérieur. Comme vous le voyez, si la thèse est finie, les projets ne manquent pas ! Mais pour conclure, au terme de ce travail, je voudrais dire combien cette “ aventure intellectuelle ” me semble, à bien des égards, faire écho aux parcours de ces petits entrepreneurs étrangers. Moi même, tout en aspirant et en revendiquant une vraie indépendance de pensée, j’ai du faire face au fil des années, à de multiples contraintes, méthodologiques, intellectuelles et personnelles. Et comme les leurs, ma petite entreprise, éminemment individuelle, s’est retrouvé, au fil des ans, prendre une dimension puissamment familiale, amicale et collective. En espérant que cette présentation aura éclairé mon propos et ma démarche, je me tiens maintenant à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.