PUBLIÉ EN JANVIER 2020, DANS LE NUMÉRO UN DE TROUNOIR.ORG
É-VIDENTES : NOTES POUR LA FIN D’UN
MONDE
UN TEXTE DÉBORDANT À PROPOS DE LA RÉCEPTION DE LA PENSÉE QUEER
AU BRÉSIL, DE LA PRODUCTION D’ENFANTS ET DU QUEBRANTO.
On aurait tort de croire comprendre ce document immédiatement. Car
si les mots, les institutions ou les pratiques sont les mêmes, la situation
elle, nous est largement inconnue.
Colosse aux deux visages le Brésil est de ces pays que l’on ne peut pas
décrire dans l’unité, le texte y reviendra à plusieurs reprises. Sa
première face est celle contre laquelle ce texte a été écrit. Pendant plus
de quinze ans, le pouvoir a été aux mains des progressistes (de la gauche
au centre droit). Ils ont mené une politique de reconnaissance et
d’intégration des minorités sexuelles. Celle-ci fut construite avec des
institutions comme l’université qui abandonne sa fonction critique pour
assurer et construire la place de chacun dans le grand bal social ou
comme la justice qui reconnaît de plus en plus de droits. Le texte
s’attaque à une logique qui va de la production à la reproduction.
Très inspiré par le féminisme des années 70, il construit un réquisitoire
contre la procréation et les désirs d’enfants afin d’amener une
interrogation radicale sur l’humanité, l’avenir et la fin du monde. Ce
texte est enfin un appel à la dissidence sexuelle.
L’autre visage du Brésil, est celui que nous connaissons tristement
depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, celui des ratonnades antilgbtqi quand il ne s’agit pas de meurtres. C’est le Brésil évangéliste et
anti-avortement, le Brésil de la censure. Le texte fut écrit en 2018, avant
l’accès de Bolsonaro à la présidence de la République toutefois, il
essaime des éléments faisant entrevoir cette nouvelle réalité du Brésil.
Le mauvais augure est une magie des présages. Sa force réside dans l’intuition
particulière, dans l’acuité de ce qui échoue et ne se passe pas comme prévu. Sentir
le mauvais augure d’une chose, d’un flux ou d’un corps, qu’il soit fleuve, pierre ou
fougère des marais, c’est d’abord entrevoir sa matière vibrante. Celle à laquelle je
me révèle, à laquelle je suis présent. L’augure se donne en amont des évènements.
C’est une sensation pénétrante. Et lorsqu’il s’agit de politique, elle peut nous éviter
bien des naufrages.
Le « quebranto » [1] se loge dans les parties du corps infectées par le ressentiment
et les problèmes d’ego. L’être ensorcelé ne désire plus qu’une chose : que tout se
fasse Ordre.
Mettre-en-évidence (E-videnciar) [2] est l’affaire d’une sérieuse analyse animée par
l’impatience d’en découdre. C’est-à-dire de mettre à mal l’espace social pacifié qui
de soft power en récupérations construit une politique de vampire.
À PROPOS DE L’ABANDON DES MOTS ENSORCELÉS
Au début des années 90, le mot queer apparaît au Brésil comme un nouveau champ
d’étude universitaire. Le terme est introduit par des professeurs liés aux cultural
studies (Tomaz Tadeu de Silva, Guacira Lopes Louro). Leur intérêt se porte sur la
pensée critique nord-américaine en train de se reformuler à distance des vieilles
conceptions marxistes du monde. La théorie queer devait annoncer l’arrivée de
temps nouveaux. Elle promettait de sortir l’académie brésilienne de l’inertie et de la
rabâcherie conservatrice qui la caractérisait.
Il semble toutefois qu’une erreur de traduction culturelle ait modifié la trajectoire du
projet queer brésilien. Ce qui amène à distinguer queer theory et teoria queer comme
deux choses tout à fait distinctes. La première, déployée dans l’univers de sens
anglophone, a pu stimuler une certaine radicalité existentielle contenue dans le
concept lui-même et son contexte d’apparition.
La seconde, dans sa tentative de transplantation en langue portugaise, se rapporte
essentiellement à l’existence des corps déviants et anormaux comme à des objets
d’analyse. Il s’agit donc d’une théorie sans la pratique. Il va de soi qu’un mot que
l’on emploie ici, au Brésil, n’a pas forcement le même sens que lorsqu’on l’utilise
ailleurs, comme là-bas aux États-Unis.
La traduction d’un contenu révèle souvent la prétention à l’universalité dissimulée
dans l’acte de traduire.
Au Brésil, le queer a pu se tailler une place dans l’establishment académique. Les
premiers à introduire la théorie queer en nos terres tropicales, furent des chercheurs
et des chercheuses universitaires issus de classes privilégiées. Ce genre de critique
commence à revêtir une certaine importance comme lors d’une rencontre intitulée : «
Défaire le genre » [3] durant laquelle Judith Butler fut questionnée par la travailleuse
du sexe et travestie Indianara Siqueira. Elle l’interrogeait sur sa position privilégiée
et somme toute passive concernant la transgression du genre d’un point de vue
pratique. L’écart entre la vie et la théorie nécessite d’être questionné.
Particulièrement lorsque des institutions comme l’université produisent des manières
de penser, d’être et de se lier.
Au début des années 90, les choses étaient encore différentes. Malgré son caractère
de classe bien marqué, la théorie queer semblait moins présomptueuse, moins
branché et n’était pas vu d’un bon œil. Peut-être gardait-elle quelque chose de trop
radical, d’impur.
Puis voilà qu’à la fin des années 2000, la vision académique du queer s’est abîmée
dans son rôle de prêt-à-penser des esthétiques existentielles. Du Foucault et du
Deleuze à gogo, incapable de soutenir le poids et le risque d’une vie marginale.
Connaissance froide face à son objet de recherche. Le vision queer brésilienne,
alimentée par la psychanalyse a effectué un travail d’incorporation sociale des
singularités et de tout ce sur quoi elle a posé ses yeux de Méduse.
Elle a compris qu’il existait un sujet de la dissidence sexuelle, localisable, et qu’il
fallait que celui-ci soit inclus dans la société. L’identité et les politiques de
reconnaissance furent les véhicules d’une telle opération. La vision queer
académique a de facto pris une consistance politique, avec son style et ses petites
luttes de capital symbolique. Le queer est devenu la caution progressiste de la
gauche.
L’identité et les politiques de reconnaissance sont devenus plus séductrices ces
dernières années, aussi bien ici que dans les pays privilégiés, dû au fait que
l’université s’est imposée comme seul espace possible où la transgression puisse
exister. C’est également le seul espace où l’on puisse lutter pour une vie moins
subalternisée. Ce qui n’était pas queer l’est donc devenu. Tout ce que l’on nous a fait
bouffer dans les programmes de maîtrise et de doctorat, c’est ce que l’on a fini par
nous faire chier dans les beaux vases du progressisme. Perdant au passage la
puissance monstrueuse de ce qui un jour nous avait paru menacer
l’hétéronormativité.
Aujourd’hui, ces forces se trouvent endormies par le gaz de la visibilité et de la
célébrité, enfermant l’expérience de la dissidence sexuelle dans une fonction
capitaliste d’ordre culturel. Il n’y a qu’a regarder, pour s’en convaincre les sériestélés Netflix ou les nouveaux groupes de musique pop. Le queer se réduisant à une
bibliothèque esthétique dans laquelle piocher des éléments.
Le mauvais sort jeté par l’institution sur le queer renvoie à l’idée de salut défendu
par la gauche (qui a promis la rédemption des singularités, la possibilité de les sortir
de la boue) à travers la conquête du diplôme. Or, les compensations offertes par
l’entreprise-université pour nos corps vulnérables nous a ôté toute combativité. Dans
ce processus d’envoûtement (de « quebranto »), nous perdons les espaces de
complicité, d’organisation radicale, du pouvoir de répondre à la mort. Laquelle, dans
ce contexte, n’est pas que symbolique, mais aussi très matérielle. Un mouvement
moléculaire fatal qui étouffe le désordre des trames affectives et collectives des
corps monstrueux.
Plus on se confesse sur le sexe, plus grand est le contrôle exercé sur les pratiques
sexuelles. Nouvelles identités, nouveaux territoires de consommation. Toute société
qui nous convie à confesser quelle sexualité est la nôtre, impose un contrôle sur les
corps. En effet, les révélations du sexe sont hautement lucrative pour le capital.
La pensée décoloniale qui se penche sur le sort de la théorie queer sous les tropiques,
oubli qu’une décolonisation post-queer ne se fait pas seulement en troquant un mot
anglais par un autre moins nord-américanisé (où queer deviendrait kuir). Elle doit se
construire en détruisant le progressisme.
Les bons profs queers brésiliens et quelques activistes fameux ont assumé le rôle de
« capitaos do mato » [4] en capturant l’animalité des expériences divergentes pour la
transformer en un fantasme inoffensif, atténué de sa folie et séparé de sa puissance
perverse.
Accroître davantage la force d’effondrement requiert une réflexion sur la vie crue,
dont les formes flirtent dans l’ombre avec la sourdine du monde. En y faisant peser
le poids de nos existences criminelles.
Ce sera fabuleux.
LE PIED SUR L’ACCÉLÉRATEUR : VERS LA FIN DU FUTUR
REPRODUCTIVISTE
« Est puissant celui ou celle qui sait danser
avec les ombres, et qui sait tisser des relations
intimes entre sa propre force vitale et autres prisons
de forces toujours situées quelque part,
part-delà la surface du visible. »
Achille Mbembe
Le corps n’est pas seulement investi par la sexualité, il est construit, matérialisé à
partir d’un sexe produit par le discours. Nos corps sont le produit entendu de la
sexualité et du discours. Les créations de corps sexués insérés dans un ordre libidinal
socio-historique sont définis au travers de ses pratiques discursives et normatives. La
notion de sexe biologique n’a de valeur et d’importance qu’à l’aune du projet
Humanité.
Le sexe en tant que chose naturelle, l’instinct maternel et l’hétérosexualité sont trois
essentialismes qui opèrent comme régulateurs d’existences. Régulation façonnée et
répétée sans relâche afin de perpétuer l’institution de l’Humain et par l’exclusion de
tout ce qui n’y cadre pas.
Il existe une richesse infini de manières d’apprendre à vivre les sexualités, les genres
et les corps. Et tout autant, de manières de se rendre incontrôlables, ingouvernables à
l’entreprise spectacle de Normalisation-du-Sexe-pour-le-Futur. La sensibilité
politique de l’underground contrasexuel, par exemple, démontre un geste antihéroïque extraordinaire sur la question, qui fout en l’air le continuum libidinal de la
modernité : le glam et la joie d’une (V)IE [5] sans enfants. Cette sensibilité pointe un
des problèmes généraux de la modernité : la fertilité [6]. Plus les flux capitalistes
s’intensifient, plus la fertilité en pâtit. L’expansion illimitée des métropoles,
l’individuation et l’estime de soi délirante, ne sont que quelques-unes des façons de
mourir démographiquement.
Il ne faut pas croire que la-Ligue-du-Sexe-Normal-pour-le-Futur ne soit pas au fait
de ce qui menace partout de craquer. Plus s’accélère le désenchantement général,
plus elle s’empresse d’imposer sa vision du monde en persécutant toutes formes de
vie étrangère au contrat de natalité (c’est-à-dire contrat hétérosexuel en tant que
module opératoire du capitalisme).
Comment faire pour donner le coup d’envoi à une politique concrète de sabotage de
la machinerie reproductive de l’humanité ? Nous sommes en 2018 et le Brésil voit en
ce moment-même s’intensifier l’emprise d’un pouvoir théocratique parallèle, à
tendance évangélique, qui opère depuis l’intérieur même du gouvernement. Rien de
nouveau sous le soleil des tropiques où même les présidentes de gauche sont
contraintes d’assister à l’inauguration du plus grand temple évangélique d’Amérique
latine [7]. Rien de nouveau donc pour nous qui sommes, depuis des siècles, des
cibles de choix aux côtés des corps biopolitiquement produits comme femmes et
comme trans. Menace irréductible du futur, nous sommes immédiatement la
négation empirique de l’avenir, aussi bien par nos façons de vivre la sexualité que
par nos luttes incessantes pour la libération des pratiques abortives.
Le monde dystopique de Margareth Atwood ne serait-il en fait qu’une simple
exagération de ce que nous voyons se déployer sous nos yeux ? Dans la servante
écarlate [8], la narratrice met beaucoup de temps avant de comprendre la mesure de
l’évolution réactionnaire des rapports sociaux. C’est dans un contexte de crise
générale de la fertilité mondiale que l’extrême-droite s’empare rapidement du
pouvoir et impose des mesures visant au contrôle absolu des corps des femmes. Or il
y a longtemps, que la réalité dépasse la fiction. La situation est pire encore lorsque
l’on regarde vers la Tchétchénie, où dans certaines régions du Moyen-Orient,
comme l’Egypte, où des homosexuels sont pendus à la lumière du jour en place
publique. Pas besoin d’aller chercher l’horreur ailleurs. Même au Brésil le
travesticide ne semble plus susciter la moindre étincelle de résistance, pas même
parmi la dite « communauté LGBTQ ». Dictature ou démocratie, dans tous les cas,
nous continuons de mourir et notre sang vient tout juste remplir les calculs des
statistiques d’un monde absurde.
La baisse tendancielle des discours combatifs dans les luttes pour la légalisation et la
diffusion des pratiques abortives, ces dernières années, concorde parfaitement avec
le progressisme de gauche au pouvoir. Les mouvements féministes et LGBTQ se
complaisent dans la négociation avec le pouvoir (pinkwashing) dans le but de
réintégrer les singularités marginales, mais aussi dans le but d’intégrer ce pouvoir,
d’en faire parti. C’est un jeu à double-tranchant, car tandis qu’il procure à certain.es
des améliorations concrètes, il produit en même temps un mirage, une impression
que ces nouvelles valeurs se sont imposée dans la société. Or cette idée, que les lois
transcendent la société, cette croyance en l’État de droit ne tient jamais compte de la
multiplicité du réel, ni de ses propres conditions de possibilités. Combattre
l’incorporation de la singularité, c’est laisser émerger les corps retirés de la
circulation par le poids de la représentation. Nous ne serons jamais tous invités à
boire du champagne aux sommets, nous sommes beaucoup trop nombreux pour ces
espaces éternellement trop petits.
Au moment d’écrire ce texte, un énième projet de lois nous tombe dessus, prétendant
en finir avec toute possibilité légale d’interrompre une grossesse, y compris en cas
de viol. Il est é-vident que dans les années à venir, c’est ce genre de mesures qui
resserrera l’emprise du pouvoir sur les corps. Particulièrement autour des corporéités
hétérogènes qui défient les plans de la modernité par le ventre ou par l’anus.
Le projet de Défense-du-Futur par l’obligation de la procréation est un élément
fondateur de la modernité colonialiste. Or, la reconduction éternelle du même est un
mur sur lequel viennent se briser les discours d’égalité politique, d’inclusion et de
représentation et qui dévitalise la politique des coups rendus.
Nous savons bien que les attaques ne cesseront pas. La persécution ne peut être
amoindrie par des arguments qui évacuent la présence ici-même de tous ces morts
qui nous précèdent et qui furent tués au nom du Futur. Plusieurs diront qu’il en vaut
mieux ainsi, empêchant de ce fait, depuis leur position de bonheur privilégié, toute
conspiration politique.
ÉTHIQUE DE LA GRÈVE HUMAINE
Dans son livre No Future, Lee Edelman propose le terme de queerness comme le
lieu ou réside le refus de l’ordre social. Une négativité qui résiste à l’hétérosexualité
comme régime politique. Le concept de queerness est un rejet actif de tout espoir.
Un lieu ou le pouvoir n’est plus incarné dans les corps, un lieu ou sans proposition,
irréductiblement atypique, singulier et autonome.
Comment tisser les lignes d’un devenir monstre [9] ? Une politique des écarts et des
outrages rendant caduques les notions de bien et de bonne conscience des êtres de
droit.
Même face aux plus destructrices des catastrophes telles que Tchernobyl, Fukushima
ou Mariana, l’humanité ne cesse de se reproduire. Mise devant l’explosion
démographique galopante, comble de la modernité qui voue la terre aux
monocultures de toutes sortes, à l’extractivisme débridé et à la production
quotidienne de milliards de tonnes de détritus, l’humanité ne cesse pour autant de
produire à tout vent. L’anthropocène qui inscrit la présence désastreuse de l’humain
sur terre ne semble déranger personne. Parallèlement à ce besoin de production
excessive, le pouvoir opère sur le désir d’accomplissement de chaque être par la
production d’enfants. Ce n’est pas par hasard si les politiques anti-avortement se font
plus dures chaque jour, aux quatre coins de la planète, alors que les ambitions
génétiques de conservation de conscience se propagent à un rythme aussi inquiétant.
L’enfant qui naît, incarne la réalisation de l’ordre hétéronormal et la perspective de
futur de la race humaine. Il est ce qui prévaut sur n’importe quel désir. Insatiable soif
de futur, soif de se reproduire. L’enfant apparaît comme cet emblème à valeur
incontestable du futurisme, celui qui impose un ordre du monde auquel il devient
impossible d’opposer des subjectivités contrasexuelles, ou une quelconque
proposition politique visant à stopper la course du navire reproductif vers le naufrage
final.
Au milieu de cette hégémonie, il devient primordial d’élaborer sans plus attendre
une politique de la Grève Humaine. C’est dans la reproduction humaine du « sujet »
hétérosexuel que réside le chemin menant tout droit au monde straight de la
production.
Les sexualités et les formes-de-vie stigmatisées pour leurs écarts au mandat hétéroreproductif menacent de dissoudre le contrat social. L’insistance provocatrice,
l’entêtement à semer le trouble et à offenser l’ordre social, bien que conduisant
souvent aux travaux forcés dans le bagne de la culture hétéro-reproductrice, peut
aussi être considérée comme un pari.
Carla Lonzi, féministe italienne des années 70, a traversé l’autonomie italienne en y
construisant des concepts clés comme celui de GRÈVE HUMAINE. « Nous ne
serons ni vos mères, ni vos épouses, ni vos filles : détruisons la famille ! » : tel était
le cri retentissant dans les rues d’une Italie littéralement ensevelie sous les pavés de
l’insurrection. Tout en revendiquant des droits, on y affirmait bruyamment
l’étrangeté radicale vis-à-vis du vieil ordre social. L’effervescence féministe
italienne des années 70 a entraîné aussi bien des femmes cis que des trans, des
homos et lesbiennes et aura donné corps aux manifestations de ce qui, dans le
contexte, a pris le nom de grève humaine. Il y a là, dans cette passerelle entre deux
époques, un moment où le féminisme aura su pousser jusqu’au sommet la vérité
affirmant que « la liberté, ça commence par le ventre ».
La grève humaine renvoie à la question du Comment faire ? Question d’ordre
éthique dans une époque où les limites entre le travail et la vie n’ont jamais été aussi
troubles. L’ouvrage Foucault para encapuchadas pose la question suivante : «
Qu’en serait-il de ce monde si toute affirmation ne tenait à la mise en rapport de
chaque chose par la seule force admise - car la plus contrôlable – d’entre toute les
formes de socialité, c’est-à-dire : le travail ? ».
Bloquer la machinerie de la production humaine suppose la destruction de l’hétéroempire, lequel gère et digère, réintègre et défèque tout ce qui vit, tout ce qui existe et
tout ce qui porte en soi une quelconque puissance. Tout y passe, car tout est
productif, tout est produit et à la fin tout est commercialisable. Dans Foucault para
encapuchadas, « Comment faire ? » est une question technique, qui requiert un
certain art capable d’élaborer de nouveaux processus de subjectivation, de faire
surgir de nouvelles formes-de-vie, de nouveaux devenirs. La grève humaine survient
en réponse à la déchéance du vieux sujet révolutionnaire qu’était l’ouvrier viril. Il ne
s’agit plus désormais d’attaquer les relations de production sans attaquer, du même
coup, les relations affectives qui les soutiennent. Comme le rappelle Silvia Federici :
« Ce qu’ils appellent amour, je dis que c’est du travail mal rémunéré [10] ».
La grève humaine « suppose un bousculement des familiarités hétérosexualisantes,
c’est-à-dire : l’art de fréquenter en soi-même l’hôte le plus inquiétant (notre Mr
Hyde à tous, notre Mystica [11]). La grève humaine suppose de faire tourner à vide
les dispositifs afin de rendre à la présence les corps mutilés par l’empire hétéro, les
rendre à l’amitié politique. Comment faire ? Comment rendre caduques les
dénominations « masculines » et « féminines » qui se conforment aux catégories
d’assignation biopolitique « homme/femme » ? Les codes de la masculinité sont
susceptibles de s’ouvrir pour que nous puissions opérer en eux une sorte de genderhacking perfo-prothésica-lexical par l’utilisation de jeux de langage échappant aux
marques de genre, ou qui au moins savent les altérer ; propager jusqu’à l’absurde les
anomalies psychosexuelles. La mise en scène de pratiques subversives des codes de
masculinité et féminité à travers l’exploration et l’expérimentation des subversions
sexo-génériques visent à déstabiliser les catégories hétérosexuelles du binôme.
Renoncer au maintient des relations sexuelles naturalisantes hétéronormales rend
possible la re-sémantisation et la déconstruction de la centralité du pénis et la
critique des catégories d’ « organes sexuels » (n’importe quelle partie du corps ou
n’importe quel objet pouvant devenir sex toy) : dégénitaliser la sexualité (qu’y a-t-il
de plus sexy que de faire la sieste enlacées), séparer l’usage des plaisirs des formes
de reproduction humaine (à laquelle nous avons renoncé il y a un bail), explorer et
expérimenter d’autres usages des plaisirs (par exemple les pratiques de jeux de
pouvoir consensuels). L’abolition de la pratique de la sexualité de couple, par les
pratiques de plaisir en groupe avec des complices sexo-affectifs re-sémantise le
corps comme barricade d’insubordination politique, de désobéissance sexuelle, de
déterritorialisation de la sexualité hétéronormative, de ses régimes disciplinaires
naturalisés et de ses formes de subjectivation en vue de la création subséquente
d’espaces d’affinités anti-genre et anti-humains : il s’agit rien de moins que de
détruire jusqu’aux ciments l’hétérosexualité en tant que régime politique. Tel est
notre destin. [12] »
PRODUCTION DES EXISTENCES SAINES
« Dans le libre-marché, le marché est libre. Mais vous, vous ne l’êtes pas ».
Max Stirner
Aujourd’hui, l’ordre social sélectionne les corps en fonction de leur utilité. Il y a
ceux voué à l’exploitation diffuse et ceux que l’on enchaîne à la promesse d’un
futur. Le capitalisme a pour principe de produire, y compris les relations. Celles-ci
sont donc toujours le fruit d’une inégalité, d’une exploitation. Le progrès, en tant que
projet de la modernité coloniale agit en faisant le tri, en opérant des distinctions, en
calibrant, en écrémant… Ce sont tout juste quelques enfants qui peuvent dès lors
porter le futur comme leur propriété. Le futur leur appartient. C’est contre cette
axiomatique répressive qu’une lutte peut à tout moment faire irruption : une lutte
désirante pour la destruction de cette notion de futur propre aux existences saines.
En exploitant de la main-d’œuvre migrante et racisée et en détruisant le non-humain,
le capitalisme détermine avec soin qui pourra tirer le fruit d’une vie séparée de ses
conséquences mortifères. En plus de persécuter les dissidences sexuelles nonreproductives, la promesse du futur vise à retirer de la circulation toute une couche
de corps excédentaires, asservis par le travail ou par des mécanismes de contrôle et
d’enfermement. Toute prison vise à neutraliser les existences mises au ban du Futur.
Nombre d’entre nous sont derrière les barreaux. La lutte pour la visibilité les cache,
les cachera toujours. Car la reconnaissance implique un corps et un discours
intelligible et discipliné. Dès que nous pouvons produire d’une manière ou d’une
autre, nous pouvons nous vendre, ne serait-ce qu’à prix d’esclave, pour trouver une
place dans cette structure de production. Les prisonniers et prisonnières sont les
maillons faibles de la lutte pour les droits, qui répugne aux plus gentils des
politiciens LGBTQ, à la gauche culturelle, comme à la jeunesse militante des
universités. Car la visibilité est strictement « mercadologique », exigeant sous ses
projecteurs que tous correspondent à un certain type de fonctionnalités. En prônant
une politique d’inclusion et une stratégie basée exclusivement sur la visibilité nous
ne pouvons que nier tous les corps irréductible au capitalisme.
Depuis une quinzaine d’années, parler d’abolitionnisme pénal est devenu quelque
chose de rare. Or, la construction de complexes carcéraux se multiplie, tout comme
les moyens d’exterminer les communautés en rupture avec l’idée d’un futur planifié.
Le néo-libéralisme aura réussi à capter toute forme d’opposition radicale qui
prétendait encore lui résister. L’anti-racisme autant que le féminisme se sont vu
réduire à des styles mainstream où sont répétés sans cesse les mêmes gestes de
rébellion comme s’ils étaient inédits. Ce formatage du désir politique au travers du
capitalisme annihile non seulement l’évidence d’un futur abolitif, mais impose aussi
au présent une dégradation des possibilités d’imaginer des rébellions concrètes dans
chaque sphère de la vie.
IMPURS-MUTANTS-MONSTRES
Il faut haïr le monde.
Notre haine désire la suspension du monde.
Faisons en sorte que le monde entier se détériore. Ainsi, seulement, nous pourrons
penser de façon significative. Mais qu’il soit dit que la suspension du monde n’est
pas une chasse des conditions de sa reproduction, ni une méditative rhapsodie des
sensations. C’est la pensée qui se construit après la catastrophe du monde. Il ne
s’agit pas d’un scénario de film censé nous apprendre les voies essentielles de la
survie. C’est la machine de guerre d’une politique de la fin.
Les paris multispécistes ou multinaturalistes auront-ils la force de détruire les liens
de sang qui font l’Humain, laissant le corps se perdre dans l’immense molécule que
nous appelons Terre ?
Détruire l’image qu’ils ont fait de cet amoncellement de chair : « Je suis un homme
», « Je suis une femme », « Je suis hétéro », « Je suis homo », sont des états
subjectifs rendus possibles par la fiction sociale et les dispositifs de contrôle. Il ne
s’agit pas de prendre le pouvoir constitué, mais de fendre dans les corps les ordres du
passé.
Je crois qu’il n’y a que la fin du monde tel que nous le connaissons qui puisse
propager une mutation générale. Il faut savoir qu’en interagissant avec ce qui nous
est étrange, nous ne reconduisons pas l’affirmation de notre « humanité » mais
participons de son annulation.
ALI
[1] terme brésilien sans traduction connue, le quebranto est un état morbide, d’envoûtement, attribué au
mauvais œil (o Mau olhado) par la croyance populaire. Syndrome d’abattement, d’affaiblissement, de
prostration et de faiblesse, tant physique que spirituelle.
[2] du portugais « E-vidençar » dont le radical est issu de « vidência » littéralement la voyance (au sens
médiumnique).
[3] rencontre intitulée « Desfazendo o gênero » tenue à Bahia, Brésil 2005.
[4] les « capitaines de la forêt » étaient des sujets métis qu’on envoyait traquer les esclaves enfuis et qui
tuaient les Indiens au passage
[5] dans le texte portugais original, le terme vie (vida) est décomposé en « V-barré » suivi d’un trait d’union
et du « ida » séparé. « Ida » en portugais étant l’aller, ou l’allure.
[6] une des rares études menée au Brésil sur le sujet fut réalisée récemment par la biologiste Anne Ropelle
dans son mémoire de maîtrise de la faculté des sciences médicales de l’université d’état de Campinas. Elle
raconte que le « Centre de soin intégral pour la santé des femmes » de l’université réalise des tests de
spermogrammes depuis 1989. Des 33944 échantillons recueillis entre 1989 et 2016, elle en a analysé 18902.
Elle a ensuite divisé les tests en cinq périodes de temps et a procédé à l’analyse des principaux paramètres
qui mesurent la qualité de la semence : la concentration (quantité de spermatozoïdes par échantillon), la
mobilité (capacité de mouvements) et la morphologie (la forme des spermatozoïdes). « On note une
dégénérescence significative pour chacun des paramètres » affirme la chercheuse. La concentration séminale
est tombée de 86,4 millions de spermatozoïdes/ml entre 1989 et 1995 à 48,32 millions de spermatozoïdes/ml
entre 2011 et 2016. Le ration de bonne mobilité est descendue de 47,6 % à 35,9 %, tandis que l’indice de
morphologie « normale » est passé de 37,1 % à 3,7 %.
source : https://www.pragmatismopolitico.com.br/2018/05/semen-ameaca-reproducao-humana.html
[7] la cérémonie d’inauguration du temple a eu lieu le 31 juillet 2014, en présence de la présidente Dilma
Rousseff et de Michel Temer, du gouverneur de l’État de São Paulo Geraldo Alckmin et du maire de São
Paulo Fernando Haddad.
[8] The Handmaid’s Tales de Margareth Atwood 1984. L’auteur y construit une dystopie situé au Nord des
États-Unis dans un futur d’une proximité (volontairement) inquiétante. Suite à un coup d’État théocratique,
apparemment motivé par une crise d’infertilité mondiale, la société étasunienne se réorganise selon des
principes puritains du XVIIe siècle, devenant la République de Gilead. Le récit accompagne le personnage
d’Offred, une des « servantes » qui sont des femmes contraintes de se faire engrosser par des hauts
fonctionnaires dont les épouses sont stériles.
[9] la première version de ce texte fut présentée à la MONTRA (Mostra Nordestina de Sexualidades,
Travestilidades e Resistência no Audiovisual) le 1er avril 2017, à la Casa Franca, Porto Alegre, Brésil.
[10] el patriarcado del salario. Lo que llaman amor nosotras lo llamamos trabajo no pagado.
[11] personnage des X-men
[12] Foucault para encapuchadas Manada de lobxs Buenos Aires 2014