Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
1 Abdourahmane Ba Sous la direction de Mariella Villasante Cervello et Raymond Taylor Avec la collaboration de Christophe de Beauvais Histoire et politique dans la vallée du fleuve Sénégal Mauritanie Hiérarchies, échanges, colonisation et violences politiques, VIIIe-XXIe siècle © L’Harmattan, 2017 EXTRAITS DU LIVRE : CHAPITRE 1 LE TAKRUR HISTORIQUE ET L’HERITAGE DU FUUTA TOORO. L’HISTOIRE POLITIQUE ANCIENNE DU FLEUVE SENEGAL (PAGES 95-160) ABDOURAHMANE BA 2 CHAPITRE 1 LE TAKRUR HISTORIQUE ET L’HERITAGE DU FUUTA TOORO. L’HISTOIRE POLITIQUE ANCIENNE DU FLEUVE SENEGAL1 Abdourahmane Ba [m. 1996] Université de Dakar Notre travail de thèse était, en grande partie, une entreprise de sauvetage du Takrur. Au cours de ce long travail, nous avons rencontré, entre autres, le professeur Paulo de Moraes Farias, de l’Université de Birmingham. Parmi les nombreux et fructueux entretiens que nous avons eus, nous avons surtout retenu cette injonction qu'il nous lança en nous disant au revoir : « il faut sauver le Takrur ! ». Le Takrur est en effet menacé de deux phénomènes : le traitement des sources arabes d’une part, et l’attitude des populations locales d’autre part. Le Takrur nous est révélé dès le XIe siècle comme un royaume sis sur le fleuve Sénégal, à cheval sur les républiques actuelles du Sénégal et de la Mauritanie. Il s’étend, disent les chroniqueurs, plutôt au nord qu’au sud du fleuve ; mais, très tôt, s’instaure une confusion entre ce Takrur que nous appellerons le Takrur historique et l’empire du Mali, voire tout le Soudan occidental. La confusion introduite par les sources arabes et soudanaises est telle que certains chercheurs modernes ne la soupçonnent même pas. Ainsi, l’ombre du Mali et du Soudan occidental risquait de faire disparaître le souvenir du Takrur historique. Il était donc urgent que l’on tentât de faire la part des choses, dissocier ce qui relève du Takrur de ce qui relève du Mali. L’attitude des populations locales a contribué à favoriser l’oubli. En effet, après avoir dépouillé les sources orales déjà transcrites et publiées, nous sommes retournés au Fuuta Tooro, héritier du Takrur, pendant l’été et l’hiver 1981, espérant avoir plus de chance sur le terrain que dans les bibliothèques. Notre attente fut déçue. À aucun moment un informateur n’a dit se souvenir 1 [Ce texte est issu de la thèse d’Abdourahmane Ba, Le Takrur des origines à la conquête par le Mali (VIe-XIIIe siècle), Université Cheikh Anta Diop de Dakar, 1996. Ce travail remarquable a été envoyé par les professeurs Aboubakri Lam et Lylian Kesteloot à Robert Vernet, préhistorien reconnu de l’Ouest-saharien, qui l’a publié en 2002 dans le cadre des publications du département d’Histoire de l’Université de Nouakchott. Abdourahmane Ba est parti en 1996, après une dizaine de mois de travail à l’Université de Dakar. R. Vernet a été aidé dans le travail de relecture de la thèse par des professeurs de l’Université de Nouakchott (Adama Gnokane, Abdel Wedoud ould Cheikh, Elemine ould Mohamed Baba et Baouba ould Mohamed Naffé). Nous remercions Robert Vernet de nous avoir autorisés à publier le texte dont nous livrons des extraits choisis par M. Villasante. NDE]. 95 Abdourahmane Ba du toponyme Takrur. Tous attribuent au Fuuta Tooro les événements antérieurs, comme ceux postérieurs, au XVIe siècle. Et pourtant, sans aucun souci de contradiction, ils reconnaissent que le pays ne porte ce nom que depuis l’avènement des Deenyanke [XVIe siècle]. Le Takrur disparaît-il de la mémoire collective parce que remontant à la nuit des temps ? Les traditions relatives, entre autres, au Mali, sont la preuve que la mémoire peut remonter très loin le cours de l’histoire. Est-on en présence d’une volonté délibérée d’amnésie sélective ? Et pourquoi ? Toujours est-il que les « Tukolor » et le Fuuta Tooro sont héritiers du Takrur. Il y a une coïncidence en effet entre le Takrur et les sites dont la tradition dit qu’ils appartiennent au Fuuta Tooro. Dans ce texte, on évoquera trois problématiques : le Takrur existe-t-il ? Dans quelle mesure les sources permettent-elles de reconstituer les contours de cet État ? Comment ses frontières ont-elles évolué entre le Ve et le XIIIe siècle ? La seconde interrogation est relative au peuplement. Moins que d’apporter des réponses, notre souci est de montrer que l’utilisation de la notion de « migration » peut être abusive. On tentera enfin d’établir une chronologie du Takrur qui ne s’articule non pas sur une histoire événementielle, mais qui prenne en compte des séquences significatives pour l’histoire économique, sociale et politique. [Mais on commencera en apportant des informations générales sur le Fuuta Tooro.] QUELQUES REPERES SUR LE FUUTA TOORO2 Fuuta Tooro est le nom de la région historique qui aujourd’hui couvre près des 4/5 des régions administratives du fleuve [au Sénégal, en Mauritanie elle concerne les wilaya (régions administratives) du Trarza, du Brakna, du Gorgol et du Guidimakha]. Compris pour l’essentiel entre les isohyètes 300 et 450, le Fuuta Tooro se localise entièrement dans le Sahel ; en réalité il est comme pris en étau par le désert mauritanien au nord et le semi-désert du Ferlo sénégalais. Avec une si faible pluviométrie, le Fuuta Tooro n’aurait offert que de bien médiocres conditions à l’agriculture, activité principale des Fuutanké, habitants de cette région. Mais le Fuuta Tooro est drainé par le fleuve Sénégal. Descendu des monts du Fuuta Jaloo, le cours d’eau s’écoule sur 1 800 kilomètres avant de se jeter dans l’Atlantique. À Bakel, il quitte le haut relief et adoucit sa pente jusqu’à Dagana, au-delà duquel il s’étale en un large delta. C’est là, entre Bakel/Gouye à l’est et Dagana/Tekane à l’ouest que se produit le miracle. Grâce à ses crues annuelles, le Sénégal inonde près de 200 000 hectares pendant environ cinq mois (juillet-novembre), répandant le limon sur tout le waalo. Ainsi, lorsque les eaux se sont retirées, les paysans, qui, pendant la saison des pluies, cultivent le jeeri, exploitent le waalo et réalisent ainsi deux 2 [Ba 2002 : 9-11, extraits choisis. NDE]. 96 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro récoltes par an. Tandis qu’à l’est, le haut relief, et, à l’ouest, le delta sont moins favorables à l’implantation humaine, la moyenne vallée du Sénégal va très tôt apparaître comme une sorte d’El Dorado pour les agriculteurs du Sud mauritanien et du Ferlo sénégalais. Les populations chassées par la migration de l’isohyète 400 convergent vers la moyenne vallée. Tels le Nil et le Niger, le Sénégal, voie de communication et source de vie, devient le berceau d’une civilisation dont l’âge et la prospérité nous sont révélés au fil des fouilles et de l’exégèse de textes arabes. Carte 1. États anciens du Sahel (Larousse) Aujourd’hui où la sécheresse jette les enfants de la vallée sur les routes désespérées de l’émigration nationale et internationale, c’est avec amertume que le « maître de la parole » se souvient. Il se souvient de l’époque où le pays était « terre d’abondance », véritable creuset où toutes les nations de la Sénégambie disent avoir séjourné. Précisons que tout au long de ce texte nous parlerons de nation au lieu du terme contestable d’ethnie (P. Mercier 1978). Au XIXe siècle, lorsque l’impérialisme français tend ses tentacules sur le Sénégal, le Fuuta Tooro est un immense pays s’étalant tout en longueur, de Dagana à Demban Lane. Sept régions le composent : d’est en ouest, le Damnga, le Ngenaar, le Booseya, le YirlaaBe-HebbiyaaBe, le Laaw, le Tooro et le Dimat. C’est cependant aux XVIe et XVIIe siècles que le pays atteint sa plus grande extension ; il abrite alors le plus vaste État du Soudan occidental, de l’Atlantique aux confins du domaine Songhay. Au gré des vicissitudes de l’histoire et de la fortune des princes bidân et sénégambiens, le Fuuta Tooro verra ses frontières tantôt s’écarter, englobant par exemple toute la région au sud de l’Assaba et une partie du pays Wolof, tantôt se confiner aux abords 97 Abdourahmane Ba de la vallée. Le Trarza et le Brakna au nord, les royaumes Wolof du Waalo, du Kajoor et du Jolof à l’ouest et au sud, et enfin le Bundu, à l’est, en constituent les limites. On connaît relativement bien l’histoire politique du pays entre le XVIe et le XIXe siècle, avec des moments forts tels l’invasion deenyaanke et la révolution théocratique de 1776. Mais lorsqu’il s’aventure au-delà du XVIe siècle, le chercheur est frappé par la carence ou l’absence de travaux. Et pourtant, nul n’ignore l’importance de cette région dans l’histoire sénégambienne, sinon ouest-africaine. Carte 2. Métallurgie du fer sur la rive mauritanienne du fleuve Sénégal (Ba 2002 : 73) LE TAKRUR HISTORIQUE : LES JAA OGO DANS LES SOURCES3 [Pour Abdourahmane Ba, l’émergence des Jaa Ogo est antérieure au IXe siècle, comme l’avançaient Soh et Delafosse (1913). En effet, d’après lui : « Il convient de remonter aux origines de la métallurgie du fer que les résultats actuels de l'archéologie permettent de fixer aux IVe-Ve siècles, tout au moins pour Sinthiou Bara, proche du site d’Ogo. » (Ba 2002 : 68). On reviendra sur la dimension chronologique dans la dernière section de ce chapitre. Pour l’instant, nous suivons l’exposé de Ba concernant le Takrur historique et les sources disponibles]. Seuls les textes oraux, et l'archéologie bientôt, permettent d'avoir une idée des dimensions du Takrur à l’époque des Jaa Ogo, encore qu’il faille surmonter quelques difficultés. Il est en effet presque vain d'interroger les sources orales sur certaines questions, celles relatives à l'étendue d'un pays en font partie. Il y a là une étude fort intéressante à mener, pour montrer 3 [Ba 2002 : 15-34, extraits choisis. NDE]. 98 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro comment le substrat socio-économique conditionne le rapport à l'espace et par conséquent la relation qu'on en fait. On peut déplorer que, jusqu'à présent, l'essentiel de l'effort ait été consacré au rapport sources orales/perception du temps. Il nous semble pourtant que l'écriture est liée à l'apparition et l'émancipation totale de l'institution qu'est le pouvoir d'État : l'État en tant qu'appareil de gestion d'un territoire donné. Ainsi, les limites territoriales sont importantes dans la vie du groupe qui peut même les tracer avec précision. Par contre, les sociétés lignagères, ou à structures étatiques peu développées, se reconnaissent non pas dans les limites d'un territoire, mais plutôt dans l'existence d'un certain type de rapports d'ordre politique, religieux, culturel ou biologique. Dès lors, il est naturel que, nulle part dans les sources orales, l'on ne rencontre le souci de délimiter le Takrur avec précision. Aussi proposons-nous de considérer comme appartenant au Takrur, les sites dont la tradition dit qu'ils furent des résidences de la dynastie politique. Nous n'ignorons pas toute la critique que nécessitent ces témoignages. Mais il nous semble qu'au sujet des sources orales, les chercheurs sont souvent passés d'un extrême à un autre. En effet, après avoir combattu ce que Hennige4 considérait comme « des chimères », les chercheurs ont élevé les sources orales au rang de documents d'histoire dignes de ce nom, et pour cela devant être soumises à une critique serrée. Mais cette critique, même si elle est indispensable, ne doit pas, à notre avis, évacuer des sources orales ce qui constitue leur originalité. Les textes que nous utilisons ici sont presque tous des traditions dans le sens où les définit Vansina (1980 : 181). D’après lui, « la société orale connaît le parler courant, mais aussi le discours clé, un message légué par les ancêtres, c'est-à-dire une tradition orale. La tradition est définie comme un témoignage, transmis verbalement d'une génération à l'autre. » Les traditions peuvent et doivent être confrontées aux informations fournies par d'autres traditions, l'archéologie, les sources écrites. Mais, et ceci est essentiel, parce qu'elles sont le produit de cultures orales, elles relèvent d'une rationalité et de modes de légitimation spécifiques dont il faut tenir compte. La tradition est « vraie » soit parce qu'elle requiert le consensus des dirigeants, soit parce qu'elle est conforme à ce que les générations précédentes ont dit. Aussi invraisemblable qu'elle puisse nous paraître, la tradition est vécue par la société productrice comme son histoire réelle. D’après Y. Person (19765), les traditions « représentent sans doute une déformation systématique par rapport à la réalité qu'elles reflètent. Mais telles qu’elles sont, elles justifient la reproduction de la société. » Il s'agit ici, moins 4 D. Hennige 1974, « The chronology of oral traditions. Questions for two chimera », Oxford, Studies in African Affairs. 5 Y. Person, 1976, « La chimère se défend », C.E.A., n° 61-62, XVI : 405-408. 99 Abdourahmane Ba d’arriver à restituer une histoire réelle, que de décrire la représentation que les populations, du moins les chroniqueurs, font du Takrur. Après s'être enfui du Tor6, le Chef de la migration « s'arrêta au nord du fleuve dans le Tyée-Gene, qui fut appelé plus tard Tegenti, le nom de la contrée étant alors Kuda » (Soh 1913 : 16). Selon Gaden, Tye'e-Gene ou Tyche-gene veut dire les « tombes anciennes » et par extension « les villages anciens ». C'est ainsi que les Tukolor appellent le Tagant des Bidân, qui porte aussi le nom arabe de Kuda (montagnes) à cause de sa nature montagneuse. En ce qui concerne particulièrement Tye’e-Gene, l'auteur estime qu'il est parfaitement possible que ce soit un nom tiré ultérieurement de Tegenti, par un écrivain moderne, tel que le tafsiru-boggel Ahmadou Samba7. Dya Ukka8 devint maître du Tagant où il demeura quelques années avant de séjourner dans la province du Tooro. Le Tooro est la province occidentale du Fuuta. Elle est sise aujourd'hui sur la rive gauche du fleuve [worgo en pulaar]. Le Takrur dans les sources anciennes9 Nous disposons d'informations sur le Soudan Occidental dès le VIIIe siècle. Le traditionaliste Wahb Ibn Mounabbih classe les Sudan parmi les descendants de Noë. Dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, Al-Fazari mentionne entre autres « Ghana le pays de l'or » (Cuoq 1973 : 2, et Kamal 1930, III : 483). Un siècle plus tard, Al-Khuwarizmi parle de Kawkaw, Zaghawa et Ghana. Entre 803 et 870, Ibn Abd Al-Hakam raconte les expéditions d'Hâbib ben Abi Ubaida (734) vers le Soudan Occidental. Mais il faut attendre Al-Yakubi, mort à la fin du siècle (891) pour voir ce que d'aucuns considèrent comme la première mention du Takrur. Au Xe siècle, Ibn Hawqal à qui l'on doit beaucoup d'informations sur Awdagust et Ghana passe sous silence le Takrur. On est tenté de croire que le Takrur est inconnu des Arabes à l'époque des premiers contacts transsahariens. Avec Al-Bakri, les informations sont à la fois plus fournies et plus fiables. Il présente le Takrur comme une ville dont le chef est suffisamment puissant pour se porter au secours de Yahya b. Umar assiégé en 1056 dans la montagne de l'Adrâr par les Banu Djudala [Godâla]. Il le localise sur les 6 Selon Delafosse (Soh 1913 : 307-308), Tor est le « nom donné par les Arabes à la presqu'île du Sinaï. Une légende rappelant celle de la fuite de Dyâ'Ogo dans les cavernes du Tôr est racontée par les historiens de Mahomet ». 7 S. A. Soh 1913 : 311. 8 Soh parle tantôt de Dya Ukka, tantôt de Dyâ'Ogo. Ukka serait une ville de Syrie où régnait le Souverain. Nous utiliserons la deuxième lecture, Dyâ’Ogo, transcrite Ogo pour des raisons qui seront exposées plus loin. 9 [Ba 2002 : 21-23. Nde]. 100 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro bords du Nil10 entre Sangana et Silla (Cuoq 1973 : 65), mais ne donne aucune distance. On ne peut pas, comme le fait Hunwick (1979), estimer le Takrur proche de Silla sur la seule foi que celle-ci fut islamisée par le Takrur. Rien ne s'oppose à ce que le prosélytisme ou même l'expansionnisme takruri atteigne des régions très éloignées. Tout ce qu'on peut retenir, c'est que le Takrur chez Al-Bakri, est en amont de Silla, entre l'ouest et le qibla [gibla, gebla]. Cette dernière précision a suscité chez Hunwick [et alii., 1979] une interrogation qui mérite attention11. Il propose alors de traduire qibla non pas par « est », comme le voudrait l'usage en Andalousie et en Afrique du Nord, mais par « sud ». Sa proposition est d'autant plus recevable que Monteil avait déjà fait remarquer que qibla n'avait qu'un sens relatif (Monteil 1968a, 1968 b : 107). En d'autres termes, le voyageur qui quitte Sanghana doit pour atteindre Takrur suivre la direction sud ou sud-est. Cette mise au point permet, à partir du texte d’Al-Bakri, de remettre en cause toutes les hypothèses qui ont proposé de localiser le Takrur dans les environs de Podor. Ces hypothèses ont eu beaucoup d'échos parmi les chercheurs 12. Précisons que Podor se trouve sur le parallèle 16°40 et Guédé un peu plus au sud-est. Alors que si l'on situe Sanghana à l'embouchure actuelle du fleuve Sénégal, c'est-à-dire dans la région de Saint-Louis ou dans les environs de Dagana, la pointe la plus septentrionale, il apparaît clairement que Podor ou Guédé ne sauraient occuper la position indiquée par Al-Bakri. Il convient donc de rechercher la capitale du Takrur en amont de Boghé au moins, là où le fleuve bifurque et prend la direction sud-est13. Chez Al-Idrisi, le Takrur est la capitale d'un pays sûr et tranquille, une grande cité où le souverain réside parmi ses campements. Le chroniqueur donne une idée de l'importance du Takrur en le comparant à Silla plus petite et à Mallel, qui n'est qu'un petit bourg sans murailles. La localisation, plus précise, est différente de celle d'Al-Bakri. Le Takrur est à deux jours de marche de Silla, et non plus à l'ouest mais à l'est. Désormais Takrur semble plus proche des centres commerciaux et aurifères du Galaam et de Ghana. 10 Selon Triaud, « Il est commode de traduire le Nil des auteurs arabes par l'expression "le Fleuve" terme indifférencié et majestueux que les habitants emploient effectivement pour désigner selon les régions le Sénégal ou le Niger. », in Hunwick J. O., Meillassoux C., Triaud J. L., I979 : 412. Ici il s'agit du Sénégal. 11 Hunwick (1979 : 424) écrit : « I am struck by a curious anomaly. He (Al Bakri) describes it (Takrur) as adjoining (the land of Sanghana) along the river in a direction « between the west and the quibla while at the same time its inhabited area stretches to the atlantic Ocean ». 12 P. Diagne « Dekku Tekrwur giy peeyam mi gui waroon feet a fi Podoor nekk tay », in Travaux du séminaire, Dakar, sans date : 11. [En hassaniyya on désigne sous le nom de « gibla » les régions du sud-ouest du pays des Bidân, le Trarza et le Brakna. NDE]. 13 Ce qui est plus précis que les propositions de Triaud (1979) : « Takrur est dans une région du moyen Sénégal, assurément peut-être déjà dans la zone de Hal-pulareen ». 101 Abdourahmane Ba L’on peut situer Silla à seize jours, ou à 480 km de l'embouchure. Ce qui nous amène dans la région de Dembankane alors que le Takrur serait à 420 km de l'embouchure, c'est-à-dire dans la région d'Ogo. Nous pouvons par ailleurs localiser Silla à Magaama et utiliser la méthode de Hunwick. Takrur se trouve alors à 50 km de Magaama [Maghama]. Un demi-cercle de 50 km de rayon tracé à partir de Magaama passe par Ogo. Avec Al-Idrisi, mort en 1166, nous n'avons plus d'information sur le Takrur. Il faut attendre le dernier tiers du XIIIe siècle pour qu’Ibn Khallikan (1211-1282) en parle dans son ouvrage Dictionnaire biographique achevé en 1274 (Cuoq 1973 : 192). Enfin, selon Ibn Said, né à Grenade en 1208/14 et mort à Tunis ou Damas en 1286/74, le Takrur est ville double, s'étalant sur les deux rives du Nil14. Sa position est de 17° long et I3° 30' et quelques minutes. Il précise ce qu'Al-Idrisi laissait deviner, Takrur n'est pas seulement le nom de la résidence princière mais aussi celui du royaume (de l’empire dans la mesure où les villes États sont dites royaumes). Carte 3. « Royaume de Tocrur », selon la description de Al-Idrisi, par le Sieur D’Anville, 1727 (© Collection Gallica, BNF) Le Takrur à l’époque des Manna [XIe-XIVesiècles15] La place de la Sénégambie dans la géopolitique ouest-africaine souffre d'une vision de l'esprit qui relève beaucoup plus d'une « histoire bataille » que d'une approche scientifique. Tant en aval qu'en amont, on a toujours trouvé les moyens d'affirmer que cet espace ne fut jamais capable d'initier des processus sociaux générateurs d'entités politiques indépendantes des « Grands Empires » du Soudan occidental. La puissance et le faste de Ghana [IVe-XIIIe s.], Mali [XIIIe-XVIe s.] et Songhay [XV-XVIe s.] 14 J. Cuoq : 1973 : 202, il semble que l'auteur reprenne ici des informations d'Al-Idrisi. 15 [Ba 2002 : 23-29, extraits choisis. NDE]. 102 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro devraient-ils nécessairement faire ombrage au Takrur ? Person (1974 : 7-8) évoque la situation géographique de la Sénégambie, prise dans l'étau des trois lignes de front d'acculturation : berbère au nord, soudanais à l'est et européen à l'ouest. Curtin (1975) écrit « cultural homogeneity had ancient roots but the tug of political consolidation sometimes came outside the region ». Le Ghana, le Mali et même le Songhay dominèrent la Sénégambie. H. Deschamps [1970-1971] avait déjà donné le ton en avançant que l'un des deux faits dominants de l'histoire de la Sénégambie était l'influence des Grands Empires16. Ces assertions reprises par des générations d'historiens ont fini par prendre l'allure de vérités démontrées17. Il ne s'agit pas de les rejeter en bloc mais de faire la part des choses. Le Takrur face à Ghana Aucun texte, ni oral, ni écrit, encore moins une quelconque preuve archéologique, ne permet d'avancer que le Takrur fut sous la domination du Ghana. Si depuis Al-Fazari mention est faite du Ghana, il faudra attendre Al-Bakri pour avoir une idée sur son identité. Au XIe siècle, l'autorité du Ghana ne dépasse guère six journées de marche environ dans toutes les directions si l'on excepte Awdaghost [cité ancienne, probablement Tegdaoust, en Assaba de Mauritanie]. Au XIIe siècle, après l'intervention almoravide, il ne fait plus de doute que le Takrur est indépendant du Ghana. Al-Idrisi le confirme lorsqu'il écrit que « le pays de Ghana touche du côté de l'ouest à celui de Makzâra » qui, compris dans la première section du premier climat, abrite des villes comme « Oulil, Silla, Tacrour, Daw, Barisa, Moura18 ». Dans le contexte politique du XIIe siècle, Silla qui « résiste à Ghana » trouve dans le Takrur, l'ennemi principal de Ghana, un allié privilégié. Pourquoi ne pas s'allier au Takrur et, à travers lui, aux Almoravides pour lutter contre l'hégémonie de Ghana ? Toujours est-il qu'au XIIe siècle, Silla dépend du Takrur. L'islamisation de Silla pose cependant un certain nombre de problèmes quant à la chronologie. Selon Al-Bakri, Silla fut convertie par le souverain du Takrur Warjabi, mort en 1040 (Cuoq 1973 : 65). Galambu est à une journée de marche de Silla, selon Al-Bakri, également sur le fleuve. Si nous localisons, comme le font Meillassoux et Triaud, Silla dans les environs de Kaédi, Galambu doit être situé vers Ngigiloon, soit à la confluence du Sénégal et de la Faleeme. Par contre, en plaçant Silla aux environs de Magaama, on atteint la région du Ngaalam. Cette hypothèse peut être considérée comme vérifiée, grâce à l'étude que Bathily a consacrée à la 16 Hubert Deschamps, 1970-1971, Histoire générale de l'Afrique noire, 2 vol. 17 Selon Barry (1981 : 2) : « Pendant longtemps et pratiquement jusqu'au XVe siècle, la Sénégambie a été une dépendance du Soudan et du Sahara avant de subir, avec l'arrivée des Européens, l'influence de l'Océan. » 18 Al-Idrisi, in J. Cuoq, 1973 : 109 -114. 103 Abdourahmane Ba région (1969, 1975, 1989). Certaines traditions des Bathily disent qu'avant la fondation de l'actuelle Tiyabu, les Bathily vivaient dans un village du confluent de la Faleeme et du Sénégal, entre Guccube et Tafsirga. Le village s'appelait Galambo ou Galambu. Les Bathily portent encore deux compléments du patronyme : Bathily Sempera et Bathily Yaali Galambo. Galambu est aussi le nom par lequel les Halpular'en appellent le pays de leurs voisins Soninké19. Le Ngalam borde le Takrur au sud-est, mais n'en relève pas. Fig. 1. Restes archéologiques de Koumbi Saleh, Hodh Chargui. Musée Nationale de Mauritanie, 2017 (© Collection Villasante) On l'aura constaté, l'identification des sites du Takrur à partir des textes arabes est loin d'être simple. Deux démarches sont possibles à notre avis. La première consiste à procéder à une lecture littérale des textes arabes, prenant à la lettre les informations fournies dans leur logique interne. Ensuite, on en fait une représentation graphique pour chaque auteur. Les différentes représentations peuvent, après, être superposées et les différences, analysées. Cette méthode a très peu de chance de déboucher sur une localisation effective des sites, mais elle présente l'avantage de restituer la représentation que les auteurs (et au-delà leur société) se font des espaces étudiés. Ce que l'on perd dans l'identification des sites est quelque peu compensé par les informations (économiques, sociales, politiques) que 19 O. Kane, Séminaire, Paris VII, Jussieu, janvier 1981. 104 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro l'analyse des représentations mentales peut mettre en évidence. La deuxième démarche consiste à considérer les textes arabes comme des témoignages de situations réelles. Le concours de l’anthroponymie, de la toponymie, des traditions orales et de la géographie physique est dans ce cas indispensable pour orienter les fouilles archéologiques. Les résultats [archéologiques] obtenus à Tegdaoust, Kumbi Saleh et Jenne Jenno entre autres, sont des incitations. En outre, il n'est plus possible de mettre en doute le caractère urbain des sites mentionnés. Le vocabulaire des chroniqueurs est sans équivoque (Devisse 1983), la description des villes aussi. Elles sont souvent présentées à côté d'un cours d'eau, divisées en deux parties et avec ou sans murailles (à Kumbi Saleh on a retrouvé les deux villes). Il est décrit aussi une vie citadine centrée sur le commerce, le type de consommation urbaine, la présence d'étrangers (Tymowski 1974). Ces indications devraient encourager des fouilles dans la moyenne vallée du Sénégal. Il s'agit, nous en avons conscience, d'un travail de grande envergure et de longue haleine. Carte 4. Fouilles archéologiques en Mauritanie, Musée national de Mauritanie, 2016 (© Collection Villasante) 105 Abdourahmane Ba LA QUESTION DES MIGRATIONS ET DES PEUPLES DU TAKRUR20 Une certaine conception des mouvements de populations compte parmi les présupposés les plus néfastes à l'historiographie africaine. En effet, 1'histoire africaine a été longtemps conçue comme une vaste fresque de courants migratoires et on s'imagine alors d'immenses marées humaines déferlant du nord au sud, d’est en ouest, ou alors tournoyant au gré d'on ne sait quel Dieu. Michael Crowder en est une illustration lorsqu'il écrit « The history of West Africa is the long story of human mouvements, incursions, displacements, intermixtures or successions of peoples. » (Ajayi et Crowder 1975 : 1). Dans la plupart des ouvrages et des monographies d'histoire africaine, les mouvements de populations figurent en bonne place, généralement avant tout autre développement, avec la notion très répandue de migration. Nous nous sommes interrogés sur l'origine de cette conception, et plusieurs éléments de réponse peuvent être retenus. Celui qui nous paraît le plus évident est une certaine « illusion scientifique » due au mauvais traitement des sources orales. En effet, les légendes et mythes d’origine font presque toujours état de mouvements de population. Les sociétés qui ici nous occupent semblent avoir une très grande propension à lier leur origine à des espaces et des époques lointaines. Cela, au demeurant, peut paraître contredire cette autre tendance qui fonde les rapports à la terre sur la prééminence de l'occupation : le droit du premier occupant. En réalité, cette contradiction est facilement résorbée parce que les occupants affirment toujours avoir trouvé la terre vacante. Ces récits renferment sans doute quelques éléments d'histoire, mais il faut se garder de les prendre à la lettre. Toujours est-il que cette conception de l'histoire africaine n'est pas toujours innocente. Elle traduit l'existence de présupposés idéologiques dont l'historiographie coloniale nous a déjà donné bien des illustrations. En esquissant du continent des fresques aussi mouvantes, aussi fluctuantes, on en donne aussi une image d'instabilité, d'inconsistance et de désordre que seule la « pax coloniale » saura enrayer. À l'origine de cette conception, on trouve aussi une pratique (hélas trop courante) qui consiste à projeter sur le passé, l'histoire récente. 20 [Ba 2002 : 37-38, 40 et sqq. NDE]. 106 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro Rapports entre nomades et sédentaires : conflits et solidarités sociales21 Pour expliquer les mouvements de populations de l'Ouest africain en général et de la Sénégambie en particulier, les chercheurs ont jusqu'à présent privilégié, parmi les facteurs humains : la poussée des nomades et les troubles consécutifs au déclin des Grands Empires, Ghana [Wagadu] et Mali. Nous nous emploierons ici à analyser les rapports nomades/sédentaires. S'il est indubitable que des rapports conflictuels ont, à certaines époques, brisé l'équilibre nomades/sédentaires, produisant chez ces derniers des modifications socio-politiques d'importance, il n'en demeure pas moins qu'ériger ces faits en lois historiques relève moins d'une pratique scientifique que d'un discours idéologique, voire d'un traumatisme collectif. Les historiens occidentaux, qui ont fait un si large usage du mythe du nomade agresseur dans leur propre histoire, étaient tout disposés à le réitérer concernant l'histoire africaine. Cette pure vue de l'esprit consiste à croire que les nomades et les sédentaires constituent deux mondes à part, mutuellement exclusifs et étrangers l'un à l'autre. Le nomade du fait de la précarité et l'archaïsme de ses conditions de vie, est toujours à l'affût du butin que représentent les biens des sédentaires. Alors périodiquement, dans un mouvement de chocs saccadés et à travers une série de vagues (flux) nettement différenciés (distincts), il fait irruption dans le monde sédentaire, le pille, le saccage et bouleverse de fond en comble ses structures sociopolitiques. Déjà à une époque très reculée de l'histoire européenne, les nomades sont présentés comme des envahisseurs par nature. Dans un ouvrage consacré à Ibn Khaldun, le géographe Y. Lacoste (1981 : 87-105) s'attaque avec beaucoup de pertinence à ce qu'il appelle « le mythe de l'invasion arabe ». Ce mythe explique la crise économique et sociale qui frappe le Maghreb au XIe par l'invasion des groupes arabes [qabâ’il, sg. qabîla] venus d'Orient. D'abord et surtout les Bani Hilal, ensuite les Bani Solaym. C'est dans cet esprit que C. A. Julien (1931) écrit à propos de « l'invasion hilalienne », elle aurait été la ruée d'un peuple nomade destructeur qui mit fin, sans la remplacer par quoi que ce fût, à une tentative d'organisation berbère, dont rien ne prouve qu'elle n'eût pu normalement se développer et aboutir22. On voit ainsi dessiner à grands traits un peuple sédentaire porteur d'avenir et un peuple nomade, son antagoniste, par essence nihiliste et destructeur de toute civilisation. En outre, les concepts de umran badawi et umran hadari n'opposent pas, comme on l'a souvent écrit, nomade et sédentaire, mais plutôt rural et urbain. En effet, selon Ibn Khaldun, dans l’umran badawi « les uns s'adonnent à 21 [Ba 2002 : 40-43, extraits choisis. NDE]. 22 Cité par Y. Lacoste 1981. 107 Abdourahmane Ba l'agriculture, ils plantent et ils sèment, les autres s'occupent à élever certains animaux, tels que moutons, bœufs, chèvres, abeilles, vers à soie, etc. Les gens de ces deux classes sont obligés d'habiter la campagne23 ». À cheval sur le Sahel et le Soudan, le Takrur jette un pont entre les agriculteurs du sud et les éleveurs du nord. Lui-même bordé dans sa frange septentrionale par les éleveurs Peul, il est le lieu privilégié des contacts nomades/sédentaires24. Dès lors, on comprend que les nomades aient pu jouer un certain rôle dans la mise en place du peuplement. Cependant l'on se gardera bien de la vision simpliste et erronée que nous venons de dénoncer. Nous avons une somme considérable de textes oraux faisant état de ces relations. Cheikh Sidia [Sidiya, in P. Marty] écrit : « À son arrivée, Abu Bakr s'était mis avec ses armées à chasser les Noirs du Tagant. Il les chassa encore de l'Adrâr et du Tiris jusqu'au rivage de l'Atlantique et jusqu'à la rive du fleuve aux eaux douces. » (Sidia 1921 : 76). Sire A. Soh nous apprend que si les Ogo ont quitté le sud de la Mauritanie [actuelle] c'est à cause de la convoitise des nomades. La légende soninké recueillie par Toupet (1966) laisse comprendre que les Soninké ont été chassés du Tagant et de l'Assaba par les nomades. Les Sereer racontent qu'ils eurent maille à partir avec les nomades. Selon Wade (1964 : 454) : « Après la destruction de Ghana par le chef des Almoravides Abu Bakr ben Omar les peuplades noires qui l'habitaient se dispersèrent vers l'ouest. À leur arrivée à Kêlow près du lac Cayar (khôômak) le Serère Amar Godomat se retourna soudain (pour tuer Omar). » En analysant ces différents textes, on se rend compte qu'ils font tous allusion à un épisode bien précis de l'histoire du Takrur : l'épopée almoravide [XIe s.]. Il ne s'agit pas du nomade pris dans son acception générale, mais d'Abu Bakr et de ses hommes. Au demeurant les Peul ne sont-ils pas nomades ? Si les Sanhâja étaient essentiellement nomades, il n'en demeure pas moins que ce qui est privilégié par les textes relève du politique et non d'un quelconque mode de vie. Il s'agit manifestement d'une volonté de domination qui, au XIe siècle, tente de contrôler toute la sousrégion et non d'un antagonisme naturel entre nomades et sédentaires. Du reste, à ce moment même, on voit la direction du mouvement almoravide nouer des alliances avec des populations sédentaires, du Takrur notamment. En effet, à la bataille de Tebfarilla, il n'y a pas un front nomade contre un front sédentaire, mais plutôt une coalition de nomades Sanhâja et des Takruri 23 Ibn Khaldun, cité par Lacoste 1981 : 125. 24 Daveau et Toupet (1963), Modat [sans référence], P. Marty (1919), Saison (1981), Colombani (1931), Lucas (1931), se font l'écho de nombreuses traditions bidân et soninké attestant de la cohabitation entre sédentaires et nomades dans le sud mauritanien. De même, l'analyse toponymique permet d'affirmer l'existence de nombreux sites au sud de la Mauritanie occupés jadis par des Noirs sédentaires. 108 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro qui s'opposent aux nomades Godâla. Des Takruri participeront à des batailles jusqu'en Espagne (O. Kane 1966). Les Bidân au Fuuta Tooro L'on sait par ailleurs que l'histoire du Fuuta Sénégalais aux XVIIIe et XIXe fut particulièrement marquée par les nomades Bidân. O. Kane (1966) a publié un article sur ces relations. Jusqu'au XVIIIe les Trarza se déplaçaient latéralement au fleuve et ne faisaient que quelques rares incursions en direction du sud pour s'attaquer soit au Waalo soit au Fuuta, mais aussi aux Brakna nomades comme eux. Fig. 2. Gravure « Maures du Sénégal » (© Collection Gallica, BNF) C'est au cours du XVIIIe que l'axe nord-sud commence à l'emporter sur l'axe est-ouest et à partir de ce moment l'intervention des nomades dans la vie politique du Fuuta se fait pesante. Non contents de razzier et de rançonner le Fuuta, ils font et défont les souverains. Selon Kane : « C'est une période extrêmement troublée pour les populations riveraines du fleuve. Les populations noires doivent affronter les Maures renforcés par les Marocains. » Antagonismes nomades/sédentaires ? Non. Ces conflits n'ont pas toujours existé et s'expliquent par la situation politique et économique à la fois du Fuuta et du sud de la future Mauritanie. La traite négrière avec l'Occident a rendu les Bidân plus gourmands en esclaves, alors que les révolutions de palais et les conflits dynastiques rendent le Fuuta plus vulnérable. Mieux, les Bidân pactisent avec des familles princières rivales. En 1718 ils sont les 109 Abdourahmane Ba alliés de Bubakar Sire qu'ils déposeront en 1721 pour le remplacer par Bubu Musa. Les Horman de Gaïdy nouent alliance avec Samba Gelajo Jegi en 1724. De leur côté, les nomades ne sont pas unis. Ils s'opposent directement ou par prétendant interposé. Pour ce qui nous intéresse ici, la situation est sensiblement la même au Waalo où il y aura même des mariages entre des émirs Bidân et des princesses Walo-Walo [Taylor, Chapitre 4]. À en croire Charles Toupet (1966), il faudrait même nuancer l'importance du mouvement almoravide. Il semble que les premières poussées n'aient pas conduit à de grands mouvements de populations, car, après la mort d'Abu Bakr, les groupes de parenté berbères, à nouveau traversés par des conflits internes, ne purent chasser les Gangara vers le sud. Il faudra attendre l'arrivée des Bani Hassan au XIIIe siècle pour voir non pas une migration vers le sud, mais une simple modification de l'occupation de l'espace. Les Gangara quittent la plaine pour se réfugier dans la montagne. Premiers occupants du Takrur : Bafour, Sereer et Peul25 Il convient d'ouvrir [cette section] sur la question du fameux peuple Bafour, tant elle est importante pour la compréhension du peuplement sénégambien. En effet, l'opinion est très répandue chez les chercheurs (Toupet 1966) qui veut que le peuple Bafour soit l'ancêtre des peuples de la Sénégambie. Chez d'aucuns, cette opinion apparaît comme le résultat d'une adhésion sans critique au discours de certains chroniqueurs. Cependant que chez d'autres, les Bafour interviennent comme un deus ex machina. P. Pelissier (1966 : 104) par exemple, devant l'impossibilité, fort compréhensible, d'expliquer la naissance du peuple Wolof par l'unique magie de l'appareil d'État de l'empire du Jolof, s'en remet à l'énigmatique peuple Bafour. Nous espérons, en nous servant largement des travaux de T. Lewicki, apporter non pas la réponse définitive, mais un élément susceptible de renouveler la question et poser le débat en termes plus critiques. La crédibilité des textes qui attribuent une origine noire aux Bafour a pu être mise en cause au nom du mode de vie que tous s'accordent à attribuer aux Bafour26. En effet, les Bafour étaient d'excellents phéniciculteurs et c'est à eux qu'on doit les palmeraies de l'Adrâr (Ksar Torchane, Kanoal, Amder, 25 [Ba 2002 : 51-64, extraits choisis. NDE]. 26 Selon T. Lewicki (1978) : « Les légendes attribuant aux Bafour une origine noire ne sont pas dignes de foi, vu le fait qu'il s'agit d'un peuple qui a introduit en Adrâr mauritanien la technique de l'irrigation, la culture du dattier. » D’après Lucas (1931 : 158) : « Ensuite vinrent les Bafour qui importèrent et plantèrent le palmier… Ces palmiers ont des dattes aussi petites que le fruit du jujubier. Les Maures appellent aujourd'hui ces palmiers amendour. Tradition recueillie chez les Ida Aghzeinbou. » 110 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro Toungad, Oujeft), comme celles d'Azugui, Toujounine et Ammogjar27. Au point que les dattiers sont dits par certaines populations actuelles « palmiers Bafour », « enkhal bafur ». Il s'agit, selon Lewicki, des palmiers de Toujounine (rouge) et d'el-Malha (jaune), dont une tradition dit qu'ils sont à l'origine de toutes les autres espèces de dattiers de la Mauritanie. Fig. 3. Carte postale « Femmes Peulhes du Oualo » (Fortier) Aux Bafour, on attribue aussi l'introduction des techniques de l'irrigation, l'élevage des chiens de garde et des chevaux28. Cependant, cet argument est, à nos yeux, insuffisant pour décider de la couleur des Bafour, dans la mesure où aucun peuple n'est condamné à conserver éternellement les mêmes formes d'existence. Selon les incitations de l'histoire, un peuple puise dans son génie propre des réponses qui peuvent se traduire par des changements de mode de vie. Sinon comment expliquer que certains peuples qui jadis connurent des civilisations très brillantes ne les aient pas toujours transmises à leurs héritiers ? 27 Modat, cité par T. Lewicki, 1978 : 19. 28 Voir les Traditions des Oulad Ebeyri [Awlad Abyayri], in Lucas, 1931 : 153. 111 Abdourahmane Ba Les sources arabes ne parlent pas des Bafour, mais, toujours selon Lewicki, il existait vraisemblablement à côté de ce nom étroitement lié à la conquête almoravide, l'Adrâr est dit Djebel Lemtuna par Al-Bakri et Ibn Said, un nom plus ancien dans la mesure où les premiers voyageurs portugais semblent y faire allusion. En effet, D. Gomes (1482) parle de la « montagne d'Aboqui » et [l’éditeur allemand] Valentim Fernandes [15061507] de la « Montagne de Baffor » ou « Montagne de Baaffor ». Le silence des sources arabes pourrait s'expliquer par la pression idéologique des Almoravides. Le mépris des réformistes almoravides pour ces « Kaffir » [infidèles] est connu. Les Sereer au Takrur Dans toutes les villes et tous les villages fuutanke où nous nous sommes rendus au cours de l'hiver 1981/82, les habitants n'ont eu aucun mal à nous indiquer des tertres (buttes) qu'ils attribuent aux Sereer. Plusieurs fois, affirment-ils, au hasard d'une promenade, à la suite de travaux ou du ravinement pluvial, des villageois ont eu la joie de découvrir sur lesdits tertres ou dans leurs environs immédiats des « trésors sereer » faits essentiellement de parures. Certains villages sont dits d'origine sereer. Ainsi en est-il de M'Bumba et de Ciikkite29. La légende raconte que le lamdodes [souverain] Seerer de M'Bumba se nommait M'Bumba Gey et avait donné son nom au village. Comme on conduisait la future mariée à M'Bumba, elle tomba du palanquin et se tua... L'endroit fut plus tard appelé Ciikkite parce qu'on la pleura au tam-tam qu'on fit en son honneur30. Des Sereer, interrogés au Sine, affirment que leurs ancêtres ont vécu entre Salde et Podor où aujourd'hui encore, beaucoup de sites relèvent de la toponymie Sereer. Ils citent à ce sujet Valeen, Jaalo Wali, Fabeen, Walalde (Pelissier 1966). Delafosse estime que tous les toponymes comportant le terme Ayaam sont d'origine sereer (Delafosse, in Soh, 1913 : 194). Nous avons établi une liste de toponymes fuutanke dont beaucoup sont d'origine sereer, confirmant ainsi l'étendue des sites jadis, ou, aujourd'hui encore, occupés par les Sereer. Enfin, selon R. Fall (1983 : 13), « la vallée du fleuve Sénégal est donc habitée au moins depuis le VIe siècle, la présence des Sereer y étant attestée par les sondages ». Les Ogo, les Galunkobe et les Fadube sont-ils des Sereer ? Certaines sources orales en revanche, ne font pas explicitement référence aux Sereer, mais plutôt aux Jaa Ogo, aux Fadube et Galunkoobe que nous faisons l'hypothèse d'identifier aux Sereer. Les Jaa Ogo sont-ils sereer ? L’appartenance ethnique des Jaa Ogo est bien moins facile à saisir que ne le 29 M'Boumba et Tyikkitte des cartes. 30 Ce texte rapporté par Gaden dans le l0e Cahier des manuscrits de l'IFAN, nous fut conté à M'Bumba. 112 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro pensait Delafosse. Les récits les mieux conservés à ce sujet sont ceux de Sire-Abbàs Soh31, mais nous en avons recueilli d'autres, de même que les chercheurs de l’IFAN32 et des Archives culturelles du Sénégal33. Selon Delafosse, les Jaa Ogo sont des Peul. Il l'affirme sur la foi d'informations fournies par Soh, qui leur attribue le patronyme Jaa34. Beaucoup de chercheurs ont adhéré au point de vue de Delafosse sans recul critique. F. Brigaud, quant à lui, prétend l'avoir vérifié à Matam35. Ce point de vue nous semble erroné pour plusieurs raisons. Delafosse (penseur diffusionniste) croit que les Peul ou proto-Peul sont des populations étrangères à l'Afrique, venues du monde judéo-syrien. Il trouve une confirmation dans le récit de Sow, qui attribue aux Jaa Ogo une origine syrienne. En outre, il a tort de prendre Soh à la lettre lorsque ce dernier attribue aux Jaa Ogo le patronyme Jaa. En effet, il apparaît que Soh se livre là à une extrapolation facilitée par l'existence d'un patronyme Jaa attribué aux Peul. Au demeurant, on aura remarqué que Jaa ne fait pas partie des quatre patronymes effectivement peul. Il faudrait plutôt croire que Jaa ici est un titre comme nous l'a confirmé B. Gangue36, parmi d'autres. Enfin, il est établi que les Peul du Takrur sont essentiellement des pasteurs nomades. Or, à aucun moment, cette activité n'a caractérisé les Jaa Ogo, réputés plutôt pour leur maîtrise de la métallurgie. Les enquêtes menées auprès du chef de village d'Ogo abondent dans ce sens (Chavane 1980). Si les descendants des Jaa Ogo s'octroient des origines orientales, ils n'en rejettent pas moins toute parenté avec les Peul. On pourrait nous rétorquer qu'il s'agit là d'un groupe islamisé qui rejette ses origines païennes, mais le doute est au moins légitime, d'autant plus qu'on connaît la propension des musulmans à se rattacher à l'Orient. Il est possible, par contre, de faire un rapprochement entre les Jaa Ogo et les Sereer. Dans les manuscrits de Gaden37 écrits à partir d'informations fournies par le même Soh, on peut lire : « Les descendants de Dya'ogo à Agnam Godo ont pour Yettode : Kobor, Lakkor, Bannor, Sonyam. Ce sont des Séréres (…) beaucoup de Séréres viennent de l'Empire de Dya'ogo. » 31 S. A. Soh 1913, voir aussi H. Gaden 1931. 32 Nous saisissons cette occasion pour remercier Mme L. Kesteloot qui nous a autorisés à faire une copie de ces enregistrements. 33 Cette institution a procédé à une importante collecte de sources orales. 34 Delafosse, in Soh, 1913 : 176 (note 1) et 223 ; voir aussi Yoro Dyao 1912, Légendes et coutumes sénégalaises. Les Cahiers de Yoro Dyao, traduit par H. Gaden. 35 Brigaud affirme : « Nous-mêmes avons entendu dire à Matam que les Diaogo étaient sans doute des Peul », cité par Boly Diop, Les Subalbé, sans date : l0. 36 B. Gangue, Inspecteur de l'Enseignement Primaire à Podor. 37 Fonds Gaden de l’IFAN, Dakar, sans date. 113 Abdourahmane Ba Les sources sont contradictoires au sujet de la culture des Jaa Ogo, Soh les présente comme une population relativement évoluée qui a introduit au Takrur la métallurgie, les grains, les troupeaux. Par contre, de nombreux textes en font un peuple primitif frisant parfois l'animalité. Ainsi, selon un récit que j’ai recueilli : « [Ogo] était un endroit désertique. Ils [les Dya'ogo] construisaient des cases et allumaient des feux la nuit. Ces feux attiraient des éléphants qui détruisaient les cases. Finalement ils ont creusé des trous. Le matin, ils allaient chasser et rentraient la nuit. Ils pêchaient aussi, mais cultivaient peu38. Cette description rappelle celle que A.Y. Ba fait des Galunkobe. Selon un récit rapporté par Bokoum39 (1980) : « Les Dia'ogo étaient des sauvages. Il paraît qu'ils ont vécu avant Adam... Ils avaient des attributs humains (tête, barbe, pieds) et des queues... Ils avaient promis à Dieu de ne rien faire de mal, ni tuer ou sortir de la voie divine. Plus tard ils rompirent le contrat et Dieu envoya les anges pour les exterminer. Les survivants se réfugièrent dans des trous du Tooro. » Ce texte dont le merveilleux est évident n'a d'intérêt que parce qu'il laisse deviner que l'idée de Jaa Ogo Peul n'est pas évidente pour les Fuutanké. On y lit aussi l'ancienneté du peuplement Jaa Ogo. A. Kane [1917] pense que Jaa Ogo est une déformation d'un mot wolof. Si on ne peut pas écarter d'emblée cette étymologie, il convient de la corriger. Il ne saurait s'agir de langue wolof postérieure au Xe siècle40, mais plutôt du Lebu dont nous verrons plus loin la parenté avec les Sereer. Nous venons de démontrer combien il est difficile de statuer de manière formelle sur l'appartenance nationale des Jaa Ogo. Nous proposons l'hypothèse suivant Madina Ly Tall (et alii. 1979) et B. Chavane (1980) après elle, qui avaient été frappés par la contradiction évidente entre, d'une part la relative stabilité du peuplement dont atteste l'archéologie et, d'autre part, l'impression d'instabilité que laissent les sources orales. Nous pensons que la clé de l'énigme réside dans la saisie de la confusion notable qu'entretiennent les textes oraux entre les mouvements de population et les mutations politiques faisant se succéder au pouvoir des dynasties différentes. Ces dynasties pouvant ou non être des nations différentes. L'histoire orale véhiculée au Fuuta, et particulièrement celle fournie par Soh, est une histoire officielle et dynastique. L'évolution du Takrur nous est contée à travers celle des différentes dynasties. Au-delà de la dynastie se trouvent mis en cause tout le lignage, toute la nation. Ainsi lorsqu'une dynastie arrive au pouvoir, 38 Texte recueilli par nous-même. 39 Bokoum, texte oral recueilli par l'IFAN, 1980. 40 Voir la discussion menée par R. Fall 1983 : l8-23. 114 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro on a l'impression d'assister à tout un bouleversement national. On peut poser le problème des Jaa Ogo à la lumière de cette remarque. Ainsi on comprend mieux que certains textes mettent l'accent sur le peuplement de base et d'autres sur la dynastie au pouvoir. Il s'agirait ici d'un fond de peuplement sereer sur lequel se serait greffée une dynastie qui peut bien appartenir à une autre nation, comme elle peut être issue d'un processus de différenciation sociale interne à une même nation. Les descendants des Jaa Ogo interrogés à Ogo disent avoir trouvé les Sereer quittant le Takrur à l'arrivée des Jaa Ogo au pouvoir. Enfin, la conclusion de Gaden prend plus de vraisemblance pour nous : « Il sort de S.A. Soh que Diaogo est un empire à fond de peuplement Sérère41. » Nous savons par ailleurs que les Fadube sont parfois assimilés aux Jaa Ogo. Selon un texte rapporté par Gaden « on appelait les Fadube Da'ogo parce qu'ils brûlaient des pierres pour en faire du fer42 ». Or, d'après P. Diagne (1967 : 52), « tous les noms du groupe dit Fadubé, vivant sur la vallée sont typiques des Serère et réciproquement... c'est du pays Serère et dans les pays None et Ndoute que les patronymes du groupe dit Fadoubé sont intégralement recensés ». Quant à Galunkoobe, c'est un terme générique qui désigne tous « ceux qui ne parlent pas pulaar ». Il pourrait donc s'agir aussi bien des Sereer, des Lebu ou des Soninké. Cependant, la description de la culture Galunkobé recoupe en plusieurs points celle de la culture Sereer. Mieux, parlant de l'histoire de Gamaaji, A. D. Ba43 affirme que les Galunkobé que Wele trouva sur le site étaient des Sereer. La version de E. Abou Ham est quelque peu différente. On y apprend qu'à son arrivée à Gamaaji, le fondateur H. S. Han y trouva « des Galunkoobe et un petit groupe de Sèrere habitant là, les autres étant déjà partis. Ils vivaient de pêche et habitaient dans des grottes44 ». L'analyse des institutions politiques du Waalo confirme la présence ancienne des Sereer sur le fleuve. L'une des originalités de l'État africain traditionnel, face à l'État moderne, est son caractère pluri-national [pluriethnique]. Tandis que l'État moderne est mû par « la pulsion de mort » et tendant à nier et à écraser toute spécificité nationale (Person 1981), l'État traditionnel africain ne trouve sa dynamique que dans la richesse des diversités ethniques et cherche à les favoriser. Aussi lorsque l'État se constitue, la diversité, la différence s'institutionnalisent et chacune des communautés ethniques (ou nationales) trouve sa place dans les structures du pouvoir. Lorsque, sous cet éclairage, on interroge la constitution du Waalo, on est frappé par la place qu'y occupent les Sereer. En effet, les 41 Gaden, Manuscrits, Cahier n° l0, sans date, Fonds Gaden. 42 Gaden, Manuscrits, Cahier n° 3, 62 feuillets, sans date, Fonds Gaden. 43 A. D. Ba est le plus ancien des habitants de Gamaaji. Il se dit pullo lamankobe. Notre entretien s'est déroulé en présence du chef de village, qui se dit toorodo. 44 E. Abou Ham, texte recueilli [sans date, ni lieu. NDE]. 115 Abdourahmane Ba chroniqueurs s'accordent pour donner une origine sereer au moen [lignage] Dyoos, dont on sait par ailleurs qu'il fait partie des trois matrilignages où le souverain est élu. Les Sereer constituent l'un des trois éléments du fond de peuplement sur lequel se greffe le pouvoir Wolof. C'est dans le même esprit que B. Gangue45 nous confie à Podor, qu'à Ogo (domaine des Jaa Ogo selon lui) ceux qui portent le titre de Jaa couronnent les rois du Damga. Selon A. Wade (1964 : 452-453), le plus ancien dignitaire du Waalo (le diogomayo) est Séreer. Il porte le patronyme Ngom. Fig. 4. Carte postale « Famille Wolof » (Duguay-Trouin 1905) L'archéologie semble confirmer la présence et l'ancienneté des Sereer sur la vallée. Le site de Guédé (Ceekel) présente la particularité d'avoir autour de lui une légende encore vivace46 selon laquelle le village fut occupé par les Sereer avant l'arrivée du Lam Tooro [XVe s.]. Delafosse propose la date de 1450 pour cet événement, ce qui, selon Chavane, corrobore l'analyse de la généalogie des dix-sept descendants cités par les actuels descendants du Lam Tooro, de même que par les datations effectuées. Le site de Podor, fouillé et daté du XIVe siècle par J. Joire (1977), est attribué, à partir de la position des squelettes, aux Sereer. Plus à l'ouest, les tumuli de Rao, dits mbanaar, sont attribués à la fois par les archéologues et les populations actuelles aux Sereer (Thilmans 1979). Pelissier (1966) fait 45 Entretien avec B. Gangue, Inspecteur de 1'Enseignement Primaire à Podor. 46 Selon Chavane (1980 : 123-129) « la céramique trouvée sur le site présente avec l'actuelle céramique des populations Serères du Sine-Saloum des similitudes ». 116 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro remarquer les ressemblances entre ce site, ceux de Diaxaw, de Fiseel, de la Pointe de Sangomaar, du pays Nomika et du bas Sénégal. La présence des Sereer au Takrur remonte certainement aux époques les plus anciennes du Takrur. Leur cohabitation ancienne avec « les gens du filet », Lebu et Subbalbe (cuutaboi), est attestée à la fois par les sources orales et par les structures sociales. Les subbalbe : « les gens du filet », maîtres du fleuve47 Les subbalbe, comme ils se présentent aujourd'hui, ne constituent pas un groupe [ethnique] mais une caste48 ou groupe socio-professionnel, celui des pêcheurs. Quant à 1'étymologie du mot, elle est encore objet de controverses parmi les sources orales. Une première version soutient que le terme serait composé à partir de baalo, du verbe baa bader (tirer, rapprocher) et de l'onomatopée cuub (bruit de l'eau) ; faisant ainsi référence à un geste du pêcheur49. D'aucuns, par contre, estiment que le nom vient de subbabe qui signifie « le désigné, l'élu ». Il fut attribué aux pêcheurs par extrapolation, car il désigne le lieu où, lors d'une migration, se noya un des leurs. Le Chef de la migration choisit alors ledit lieu comme demeure de ses hommes. Ce site élu subbabe donna son nom aux pêcheurs. Ces textes sont une fois de plus l'expression de la construction après coup à laquelle les populations se livrent pour donner un sens à un événement. Aucune critique ne peut aller au-delà de cette constatation : ainsi les populations vivent-elles l'étymologie du mot. En revanche, la prééminence des subbalbe au Fuuta se lit dans les rapports sociaux actuels. La société halpulaar est une société très fortement hiérarchisée où la tendance est de ne saisir les groupes sociaux que dans un rapport de dépendance. P. Diagne (1967) fait remarquer, à ce sujet, que la société halpulaar est la seule qui, en Sénégambie, est entièrement prise dans un système de caste. On s'attendrait donc à ce que les subbalbe, travailleurs manuels, autres que les agriculteurs, soient ravalés au rang de castes inférieures (neenbe, ou ñeeñbe). Or les subbalbe font partie de la catégorie supérieure des rimbe, gens nés libres ; [le terme est la] version halpulaar du géér (ou geer) wolof que M. Diouf (1981) qualifie de non-caste ou out-group. 47 [Ba 2002 : 55-56. On a exclu la description des Lebu (pages 57-60). NDE]. 48 [A. Ba utilise le terme « caste » dans son sens courant de groupes fondés sur la fermeture des mariages, occupés dans des travaux manuels. Or l’expression « groupes de métiers » semble plus appropriée car la mobilité sociale est aussi présente en Afrique, alors que cela ne semble pas possible dans le cas de l’Inde. Dans la société indienne la hiérarchie se fonde sur la religion et non sur le pouvoir ; voir Louis Dumont, Homo hierarchicus (1966). NDE]. 49 Selon Kamara (1975 : 752) : « Thiouballo est dérivé de thioufballou (thiouf traduisant le bruit provoqué par la chute dans l'eau de la lance du pêcheur, ballo signifiant attraper de loin), ou bien 1'origine du mot thioub-ballo viendrait-elle de thioubbou, nom originel appliqué à certaines tribus des Soubalbé. » 117 Abdourahmane Ba La terre : droit du premier occupant Au Takrur, la terre est généralement fertile mais de valeur inégale et comme nous le verrons, les terres les plus riches sont l'objet de beaucoup de convoitises. Parmi les différents modes de contrôle de la terre, nous retiendrons ici le droit du premier occupant, qui fixe les privilèges des populations les plus anciennement installées. Il apparaît que les subbalbe ont su faire prévaloir ce droit sur les terres, parmi les plus fertiles de la vallée, les pale. Ils possèdent en outre de nombreux droits sur les kolalle (sg. holalde), les champs les plus convoités. C'est le signe de leur ancienneté par rapport aux autres occupants venus plus tard50. Plus que la terre (domaine des hommes), l'eau est, dans la croyance populaire, le lieu privilégié des génies (bons ou mauvais). Pour s'assurer de leur bienveillance, le pêcheur doit posséder un certain savoir magicoreligieux, suppléé parfois par la force physique. Les célèbres et très belles « chansons du pêcheur » sont le récit fort épique des combats à la fois intellectuels et physiques que le pêcheur livre aux génies des eaux. Les subbalbe ont institué toute une chaîne de transmission de ce savoir. Certaines familles sont spécialisées : celle-là, qu'il convient de consulter lorsqu'on a avalé de travers une arête de poisson, celle-ci, qui détient les secrets de la pêche (joom liigien, maître de la pêche ou du poisson). Le savoir se transmet dans des centres d'initiation (ceefi), véritables écoles où se rencontrent des disciples de tout le Fuuta. Les principaux centres sont : Dungel, Cubalel, Fanay, Walalde, Jowol, Gamajii, Bow, Mbokki, Sadel, Giray (B. Diop, sans date). Les subbalbe sont les maîtres du fleuve. Les mythes d'origine affirment que leur ancêtre descend d'une femme peule, Awaberi Deedi, et du génie des eaux, cuub. On voit dans ce pacte symbolique l'initiation du pêcheur par le génie des eaux, qui fonde en même temps le droit de contrôle de la terre. Selon M. Wane (1980 : 106) : « En premier lieu, le droit de propriété s'acquiert par suite d'une alliance mystico-religieuse avec les divinités du sol, desquelles on attend la protection et la fertilité de la terre. » Ils se reconnaissent une certaine suprématie sur les autres pêcheurs, notamment les Lebu, pour ce qui est du savoir occulte relatif aux cours d'eau, et au métier du pêcheur. La légende raconte que Penda Saar, descendante de l'ancêtre éponyme, eut un jour maille à partir avec un Lebu de Get Ndar51, où 50 Selon Kamara (1975 : 792) : « Il est probable que ceux d'entre eux portant ce nom (Thioubbou) seraient les premiers à avoir été vus en train de pêcher par les habitants du Fouta. » 51 Get Ndar est un important village de pêcheurs sis sur la langue de Barbarie, bercée par le fleuve Sénégal et l'Atlantique. Pêcheur intrépide, ici, l'homme est rude et fier d'un mode de 118 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro elle voyageait. Pour se venger d'une vendeuse qui avait refusé de lui offrir du poisson, elle invoqua les génies de l'eau et rendit la pêche impossible pendant plusieurs jours. Elle prouva ainsi sa haute science et fut consacrée par ceux de Get Ndar. Penda Saar prolongea son voyage jusqu'au Kaarta où, toujours selon les sources orales, elle fut accueillie avec tous les égards dus par les Bozos, cette autre célèbre communauté de pêcheurs. Fig. 5. Carte postale « Pêcheurs au fleuve Sénégal » (Fortier) Naissance des Tukolor52 La saisie de l'origine des « Toucouleurs » [désormais Tukolor] est une des questions centrales de toute recherche sur le Takrur ou le Fuuta Toro. C'est une question difficile, compliquée à la fois par l'état actuel des enquêtes et la forte dose d'investissement idéologique qu'elle occasionne. On peut schématiquement réduire le débat à l'opposition entre deux camps, malgré quelques divergences qui les traversent. D'un côté les tenants de la thèse selon laquelle les Tukolor constituent un groupe ethnique homogène, « pur », et de l'autre, ceux pour qui [ils] sont le fruit d'un métissage. M. Delafosse (1972) est la plus ancienne référence de la première thèse. Selon cet auteur, les Toucouleurs sont le premier peuple autochtone du Takrur. Avec les Wolof et les Sereer ils constitueraient l'une des trois ethnies que Al-Idrisi regroupe sous le terme « Makzara de race noire », par vie qui, au cœur de St-Louis, la Vieille ville française, semble narguer les colons d'hier et leur civilisation d’aujourd'hui. La femme dure à la tâche est réputée pour son franc-parler ». 52 [Ba 2002 : 60-64. NDE]. 119 Abdourahmane Ba opposition aux Peul53 [FulBe, sg. Pullo]. Ils auraient dominé le Takrur jusqu'au début du IXe siècle, date à laquelle la première « migration judéosyrienne » aurait atteint le Takrur et pris le pouvoir pour deux siècles. Ladite migration après avoir adopté la langue des Tukolor (le pulaar), serait par la suite devenue l'ethnie peule différente de celle des Tukolor. Ce point ne résiste pas à l'analyse, l'auteur se fonde sur des présupposés. Nous avons montré que rien ne permet d'affirmer que les Jaa Ogo sont Peul, au contraire. Par ailleurs, comment accepter que les Pël aient emprunté la langue des Tukolor, alors que ces derniers se disent « hal pulaar’en » (ceux qui parlent le pulaar, la langue des Peul). Enfin, citer les Tukolor parmi les Makzara c'est aller trop vite en besogne et « mettre la charrue avant les bœufs ». En effet, chez Al-Idrisi, on « trouve dans la première section (…) Awlil, Silla, Takrur, Daw, Barisa et Mura » et l'on sait tout simplement que « ces agglomérations sont du territoire des Makzara des Sudan » (Cuoq 1973 : 109). Fig. 6. Carte postale « Femmes Tukolor », début du XXe siècle (Fortier) Selon Ch. A. Diop [1978], [le groupe ethnique] Tukolor est bien homogène, mais, à l'instar des autres peuples de la Sénégambie, il 53 [Le terme aurait une origine wolof, « Pel », venant du singulier « Pullo ». Il est passé dans les langues occidentales comme « Peul », ou « Peuhl ». NDE]. 120 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro proviendrait de la vallée du Nil. À l'appui de sa thèse, l'auteur avance des arguments linguistiques et ethnographiques. Les Nuers de cette région, le Soudan, conservent encore, dit-il, sans altérations les noms totémiques typiques des Tukolor actuels54. La « tribu » des Nyoro et celle des Toro qu'on rencontre à l'entrée des Nuba Hills rappelleraient étrangement les toponymies que les Toucouleurs auraient laissées sur leur parcours : Nyoro (Massina), dans l'ex-Soudan français, où les Tukolor ont séjourné selon la tradition, Nyoro du Rip que fonda le marabout Tukolor M'Baba Jaxu Ba au XIXe siècle. Enfin, en Abyssinie, vit une « tribu » appelée Tekrouri et dont les Tukolor du Sénégal seraient une fraction. L'argumentation est faible. S'il existe une coïncidence entre les noms Nuer et les noms Tukolor, ces derniers sont beaucoup plus nombreux que ne le laisse supposer l'auteur. Quant à Nyoro et Toro, ce sont des noms très fréquents parmi les populations des Grands Lacs qui ne semblent pas liées aux Tukolor. De même que les toponymes qu'ils rappellent à Diop sont trop récents pour justifier une éventuelle migration est-ouest. Enfin, à en croire Umar Al-Naqar, les Takruri d'Abyssinie font partie selon la tradition d'une colonie qui revenait d'un pèlerinage à la Mecque au XVIIIe siècle. Elle joue un rôle important dans l'invasion mahdiste de 1885-1891 (Al-Naqar 1969). La thèse que défend O. Kane (1966) représente le dernier volet de ce courant. Les Tukolor seraient un groupe originel mais non autochtone parce que FulBe. Les Tukolor et les FulBe seraient deux groupes socioprofessionnels d'une même ethnie, les FulBe. Selon O. Kane, l'ethnie retient trois critères de classification : linguistique, géographique, et socioprofessionnel. Le premier lui permet de se définir comme Halpulaar’en par opposition aux Sebbe. Le deuxième critère permet de fixer l'origine géographique des sous-groupes de l'ensemble halpulaar'en : ceux de Nyoro (Nyoranke) du Fuuta (Fuutanke) du Massina (Massinanke). Le troisième distingue le Pullo sare (sédentarisé) du Pullo jeere (nomade). Ceux qu'on appelle Tukolor seraient alors FulBe sare55. Cette thèse est une illusion. L'auteur a certes raison de rejeter le terme Tukolor pour s'intéresser à la conscience que ce peuple a de lui-même et non à ce qu'en font les autres, mais il est regrettable qu'il ait adhéré au discours du Tukolor sur lui-même sans le passer au crible de la critique. Il lui serait apparu qu'il s'agit d'un discours idéologique, tendant à occulter plus qu'à révéler56. En effet aujourd'hui encore la plupart des Tukolor font état de leur parenté avec les FulBe, mais revendiquent une appartenance différente. Bubu Hama (1968) reconnaît que les FulBe et les Toorobe (qu'il confond 54 Kan (Nuer) pour Kann toucouleur, Wan pour Wann, Ci pour Sy, Lith pour Ly, Kao pour Ka (Diop 1978). 55 Ce point de vue a été défendu lors du Séminaire de Paris VII, janvier 1981. 56 Nous ne discuterons pas ici de la fonction de ce discours. 121 Abdourahmane Ba avec les Tukolor) sont jaloux les uns et les autres de leur origine distincte. Les FulBe ne se désignent pas par le terme Halpulaar'en, pas plus que les Tukolor par celui de FulBe. Les différences prennent parfois l'allure de véritables antagonismes. Il y a chez les Tukolor toute une imagerie populaire qui dépeint le FulBe sous des traits peu élogieux. Pour eux, les Peul ne sont que des humambineebe (ignorants, incultes), des pullone (sg. pullel, diminutif péjoratif de pullo). Ils ironisent le « pullel labi bali » (petit Peul couvert de poils de mouton). Du reste, les FulBe le leur rendent bien. Ils méprisent les Toorobe « Hey da yelo'en » (qui mendient quand ils ont faim) et parlent de toroodone (diminutif péjoratif de toroodo). Lorsqu'au cours de la révolution de 1776, le commandant des troupes tukolor demande à Sule Bubu, le prince deenyanke de se rendre, celui-ci répond par un texte célèbre (Soh 1913 : 43) : « Vous fils de crève-la-faim mendiants Vous fils de ceux aux bouchées pourries Que Dieu vous casse les gourdes Que vos pères tendaient en mendiant. » La société Tukolor est l'une des plus hiérarchisées de la Sénégambie, alors que chez les FulBe les stratifications sociales restent très sommaires. Enfin on ne peut pas oublier que les patronymes typiques des Peul sont au nombre de quatre seulement (Ba, Diallo, Sow, Barry), et que Y. Wane (1969) fait remarquer que, malgré leur parenté, les mariages entre Peul et Tukolor restent très rares. Pour étudier l'origine des Tukolor avec quelque chance de succès, il convient de dissocier dans un premier temps la question de l'ethnogenèse de celle de l'ethnique. L'ethnique Tukolor prend sa forme et son contenu définitif au XIXe siècle, avec la colonisation française. Il est alors utilisé par les colons et par le reste de la population sénégambienne pour désigner ceux qui se disent Halpulaar'en. Cependant, Tukolor n'est que la forme francisée de l'arabe Takrur ou Takruri. Les navigateurs européens héritent du toponyme avant d'utiliser l'ethnique. Lorsqu'ils abordent les côtes sénégambiennes, le Takrur est occupé par des populations au mode de vie différent et complémentaire : nomades et sédentaires. Si l'on peut dire sans conteste que les nomades sont les FulBe éleveurs de gros bétail, l'identification des sédentaires pose problème. Il ne s'agit certainement pas des Sereer qui pour l'essentiel ont, par vagues successives, quitté la vallée. Il ne s'agit pas non plus des Soninké dont l'essentiel s'est installé sur le haut fleuve. Quant aux Wolof et aux Lebu, ils appartiennent surtout au Djolof [Jolof]. Il s'agit plutôt d'un peuple hétérogène, pluriethnique ou trans-ethnique, résidu (témoin) des différentes populations qui ont résidé et traversé la vallée, mais aussi résultat des échanges (biologiques et culturels) de ces peuples entre eux et avec leurs voisins Bidân. C'est ce peuple que pour la 122 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro première fois Ça Da Mosto [1455-1457], qui, par ailleurs, connaît les Sereer, les « Foules », les Wangara et les Wolof, désignera sous le nom « Thucaror » (Ça Da Mosto 1895 : 33). La première mention européenne du Takrur apparaît sous la plume de Dulcert. Le géographe établit en 1339 une carte où l'Afrique et l'archipel canarien occupent une grande place, et où l'on peut lire « Tochoror ». En 1375, dans l'Atlas Catalan figure une vignette avec le toponyme « Tacorom » (Takrur)57. En 1506, D. Pacheco Pereira établit une carte où figure « le royaume de Tucurol ». Mais si Dulcert et Pacheco semblent utiliser le terme dans le sens d'un toponyme, avec Valentim Fernandes, il ne fait plus de doute que Tucurooes ou Tucaraes désigne bien une population. Thucaror, Tochoror, Tucurol, Tucurooes et Tucaraes sont, à l'évidence, un héritage de la cartographie arabe58. Le passage de la forme arabe à la forme européenne s'est accompagné d'un glissement sémantique. Déjà, au XVIe siècle, le terme prend un sens plus précis et désigne soit des populations vivant à côté des Peul59, soit des métis de Peul (João de Barros [XVIIe] 1945 : 106), soit une partie intégrante des Peul60. Il s'agit dans tous les cas d'un groupe caractérisé par son rapport aux FulBe. Cependant, chez les géographes arabes, Takrur ou Takruri n'a jamais désigné une nation spécifique. Il s'agirait plutôt d'un ensemble de peuples. En effet [l'ethnonyme] takruri partage le destin du toponyme. Il n'est pas rare que dans les sources arabes un même terme soit à la fois un titre, un [ethnonyme] et un toponyme. Ghana en est un bon exemple61. Au sujet du Takrur, l'assimilation s'opère très tôt et progressivement. Al-Bakri parle certes du roi du Takrur, assimilant la ville et l'État, mais Al-Idrisi passe du toponyme au titre : « elle est, dit-il à propos de Silla, un des États du Takruri qui est un sultan puissant. » Plus loin, il reprend l'information au sujet de Barisa. En 1274, Ibn Khallikan franchit le dernier pas, il présente les Kanen comme les cousins des Takrur. Mieux, il estime que les Takrur tiennent leur nom de celui du territoire. « Quant à Takrur, c'est le nom donné au territoire sur lequel ils sont. Leur race est donnée d'après le nom de leur territoire. » 57 Y. Fall, 1982 : 122, pour la carte : cliché 76 C. 96212 BN Paris, et pages 204-205. 58 Pour l'héritage que la cartographie moderne doit à la géographie arabe, voir Y. Fall, 1982 : 183. Il montre avec rigueur que l'utilisation des sources arabes par les cartographes majorquins n'est pas une surprise. L'activité de traduction des manuscrits arabes est attestée à Majorque dès la fin du XIIIe siècle avec le collège de Mizamar. 59 V. Fernandes 1951 : 21 : « Les Tucurooes sont une énorme multitude parmi laquelle vivent les Peuls. » 60 Almada (1964 : 239) : « Les Tacuroes sont une caste des Fulos. » 61 Al-Bakri écrit : « Ghana est le titre que portent les rois du pays... la ville de Ghana se compose de deux villes. » Plus loin on peut lire : « il y a dans le pays des Ghana... », in Cuoq, 1973 : 68-73. 123 Abdourahmane Ba (Cuoq 1973 : 192). Selon Ibn Said, « La première ville des Takrur que l'on rencontre sur les bords du Nil est Kalonbu62 ». Al-Makrizi parle entre 1364 et 1442 des Takrur, des Nimi, des Tmin, des Aja, qui se localiseraient à l'ouest de Kawkaw. Dans les Annales d'Égypte (Manuscrit de la B. N. de Paris, Fonds arabe 1727 et 1732), il fait l'éloge d'un cadi nommé Djamal Al-Kufat « qui entre autres mérites qu'on lui reconnaissait parlait le turc et connaissait la langue nubienne et (la langue) takrurienne. » Il dit aussi que les « Kanem sont une tribu des Takrur » (Cuoq 1973 : 459). En effet, il est fort peu probable qu'aux Xe-XIIe-XIIIe siècles le Takrur n'abrite qu'une même nation qui, de surcroît, serait les Tukolor actuels. Sous le terme générique, Takrur ou Takruri, il faut plutôt voir l'ensemble des composantes nationales du Takrur de l'époque : Sereer, Lebu, Wolof, Soninké et même Peul. C'est à partir de ce substrat, augmenté de l'apport bidân, que se constituent les Halpulaar'en. À quel moment ? On ne saurait le dire avec précision. Dans tous les cas, toutes les composantes sont en place dès le début de notre ère, et rien ne s'oppose à ce que désormais Soninké, Sereer, Lebu-Wolof, Bidân, à travers un long processus de métissage culturel et biologique, donnent naissance à un peuple transethnique. L'apport des différentes composantes est variable. Si, sur le plan ethnique [biologique et culturel], les Lebu-Sereer semblent plus influents, les Peul imposent leur langue alors que l'apport des Bidân et Soninké est relativement réduit. Ce peuple ne trouve son unité et sa personnalité que très tard, à partir du XVIe siècle, dans le cadre de la communauté halpulaar'en. Nous retenons le XVIe siècle parce qu'avant cette date, l'impact FulBe est trop limité pour expliquer les mutations qui s'opèrent. La présence des FulBe sur la vallée semble attestée pour le VIIIe siècle. Elle reste cependant encore marginale. Pasteurs nomades, ils vivent à la périphérie du monde sédentaire. Ce n'est qu'au XIVe siècle, profitant de l'affaiblissement du Takrur, désormais province du Mali, que les Lam Termes et les Lam Taga brisent la frontière et s'installent massivement au Takrur. Les XIVe et XVe siècles sont des périodes troubles. Désormais le Takrur est atomisé en plusieurs chefferies, souvent dirigées par des Peul. Mais, si l'arrivée des Lam Termes et des Lam Taga [XIVe s.] constitue un fait démographique et politique considérable, il faut attendre le XVIe siècle pour que l'hégémonie deenyanke change fondamentalement le paysage humain et politique. Aux XVIe et XVIIe siècles, les FulBe sont à la tête d'un immense empire, alors le plus vaste État du Soudan occidental, s'étendant du fleuve Sénégal au Fuuta Jaloo [Guinée], en passant par les régions aurifères du Haut Sénégal (Boulègue 1981). Les FulBe, démographiquement très importants et 62 Ibn Said écrit : « En général les Sudan, les Takrur et bien d'autres [peuples] s'habillent de peaux. » (Cuoq 1973 : 202). 124 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro politiquement prédominants, vont désormais façonner le Takrur à leur gré. Le plus évident en est le changement de nom : le Takrur devient Fuuta. Mieux encore, cette population hétérogène, très anciennement installée dans la vallée, va devoir s'uniformiser, se fondre dans le moule Peul. La langue est l'outil privilégié de cette assimilation. En adoptant le pulaar, ce peupletémoin de Sereer, Soninké, Peul, Bidân et Lebu-Wolof, acquiert une nouvelle identité : les Halpulaar'en sont nés. La pression sur la terre et les conflits fonciers63 L'aventure fuutanke n'est certainement pas fille de la faim64, s'il faut comprendre par là que l'indigence de la terre qui, dans une large mesure, est le moteur de l'histoire grecque, est la même qui frappe le Takrur et plus tard le Fuuta Tooro. Cependant, au regard de la période qui nous est la mieux connue (à partir du XVIe siècle), on se rend compte du rôle capital que la maîtrise de la terre tient dans l'histoire politique et sociale du Fuuta. Tous les maîtres du Fuuta, depuis les DeenyankooBe, ont fait de la terre un instrument politique. La structure de la tenure foncière reflète cette histoire. On connaît mal la période antérieure aux Deenyanke, mais il semble que les grands domaines les plus anciens correspondent aux premières dynasties, notamment les Lam Termes, d'autres provenant soit des commandements territoriaux exercés par des princes Peul, soit des donations faites à des chefs Peuls par les descendants du Lam Termes (Laaw, Yirlaabe-HebbiyaaBe, Booseya). Avec les DeenyankooBe se constitue la majorité des grands domaines (Boutillier 1962). Le chef de la dynastie confisqua plusieurs domaines (notamment ceux des opposants) et les attribua à ses compagnons65. Le dernier satigui [souverain] ira jusqu'à distribuer les terres de la couronne (bayti) contre des tributs annuels. Jamais les docteurs de l'islam ne reçurent autant de terres que sous le satigui Suuley Njaay l'ancien. Les TooroBBe [groupe religieux], malgré leur idéologie musulmane et égalitaire, usèrent de la même stratégie politique. À un moment où les convoitises des Bidân, au nord, se faisaient plus pressantes et où les luttes intestines pour le pouvoir étaient permanentes, l'autorité des almameeBe [élite religieuse] dépendait en grande partie de leur capacité à lever une armée puissante et nouer des alliances politiques. La terre servit à ces fins. Aussitôt après la défaite du dernier satigui et la mort de l'émir du Trarza en 1786, l’almaami Abdul chercha dans la stratégie des donations la consolidation de son pouvoir. Pour 63 [Ba 2002 : 85-88. Cette section est insérée dans la partie consacrée aux origines de l’État des Jaa Ogo, mais nous pensons qu’elle complète mieux cette section consacrée aux migrations et aux peuples. NDE.] 64 Wane (1980) utilise cette formule inspirée par L'Aventure Grecque de P. Lévêque. 65 « Il réussit par l'attribution d'apanages multiples et par la supériorité militaire à créer un pouvoir centralisé. » (Wane 1980 : 188). [Voir aussi Gaden 1935]. 125 Abdourahmane Ba endiguer la poussée des Bidân, il plaça aux endroits guéables des chefs militaires chargés de regrouper autour d'eux des hommes capables de résister (Boutillier 1962). Il confisqua des terres à des TooroBe, des Sebbe, et à l'aristocratie peule pour les distribuer aux défenseurs du régime (Robinson 1975a : 15). Il usa du même procédé pour exploiter les rivalités qui divisaient certaines familles du Booseya, du Ngenaar et du Damnga. L'importance de la terre dans l'histoire du Fuuta se lit aussi bien dans 1'organisation du rapport à la terre66. Les chercheurs reconnaissent qu'en Afrique ancienne, la terre ne saurait être l'objet d'une appropriation privée. Selon M. Wane, on peut, au Fuuta, dégager un dyptique : la terre don de Dieu et la terre objet de culte, qui fonde le rapport à la terre. Dieu, ici, est conçu comme « ce quelque chose » auquel on accède par l'intermédiaire de l'ancêtre et à qui l'on doit tout. La terre, parce que don de Dieu, « ne peut faire l'objet d'une appropriation plena in re potestas » au risque de porter malheur à celui qui le tente. Par ailleurs, même s'il n'existe ni cérémonies propitiatoires, ni rituels fécondateurs institutionnalisés, la terre fait l'objet d'un culte qui conduit le paysan, au moment des cultures, à mettre des objets dans les semences. Les objets destinés à assurer la bonne récolte varient selon les lieux et les familles. La survivance de ces pratiques, malgré l'ancienneté de l'islamisation, suggère que le Fuuta anté-islamique connut un corpus de rituels qui traduit le même rapport à la terre que dans le reste de l'Afrique occidentale. Après la révolution Toorodo le droit musulman se surimpose au droit traditionnel sans en changer les principes fondamentaux : la terre, bien collectif et inaliénable [Robinson 1975b]. Cependant, même si le principe du libre accès à la terre pour tout le monde est sauf et que les droits du premier occupant sont reconnus jusqu'à la fin de la dynastie deenyanke, les FuutankooBe ont su élaborer un judicieux système de redevances dont la complexité et l'ingéniosité sont à la mesure de l'importance de la terre. « Leydi ala ndi hujja » [nul terrain n'est exempt de redevances] aiment à répéter les Fuutanke. La subtilité réside, selon Deme (1966) dans la « dissociation entre droit de propriété et droit de culture, qui introduit un type original d'appropriation des terres. » Et, selon Robinson (1975a : 4) : « These rules made farming in the flood plain problematic in spite of its fertility. » La lutte pour la terre n'est pas étrangère à l'instabilité politique que connaît le Fuuta théocratique. De 1805 à 1890, date de l'installation française, le Fuuta connut 51 almameeBe selon B. Sall, et 53 selon S.A. Soh (Brigaud 1962, Soh 1913 : 173-175). Devant la ronde des almameeBe, Kamara se détourne de la théocratie élective pour porter sa sympathie au régime dynastique héréditaire. Il explique la crise chronique qui frappe l'État entre autres par le fait que « favorisé par des circonstances un ignorant peut s'imposer par ses largesses et son courage et les habitants du Fuuta se 66 Nous préférons cette formule à l'expression « droit foncier », largement européocentriste. 126 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro soumettent à ce pouvoir qui fait qui vient se surimposer à celui de l'almaami légalement élu67 ». Conditions naturelles du Fuuta Tooro Si la terre joue un tel rôle dans l'histoire du Fuuta, cela tient sans nul doute aux vicissitudes politiques (pressions des Bidân, crises internes) mais aussi à un phénomène structurel lié aux conditions naturelles qui depuis les Ve-VIe siècles ont imprimé au Takrur une personnalité particulière. En étudiant le rapport à l'environnement, nous avons montré comment le Takrur, parce que refuge de l'isohyète 400 a constitué, à partir de 1'ère chrétienne un pôle d'attraction pour les agriculteurs du Sahara. Cependant, la pluviométrie n'est pas le seul phénomène déterminant dans cette situation. Selon S. M. Seck68 : « Le fleuve réserve d'eau dont la valeur est surenchérie par l'environnement structurellement sec demeure l'élément fondamental d'organisation de l'espace. » Il façonne deux grands ensembles géomorphologiques avec chacun une fonction spécifique : le waalo et le jeeri [terres de décrue]. Le waalo couvre aujourd'hui une superficie d'environ 200 000 ha et se trouve inondé dans sa majeure partie de juillet à novembre. Ainsi le reste de l'année, lorsque les pluies cessent de tomber et que les eaux de crue se sont retirées, les paysans y pratiquent la culture inondée. Sous le terme jeeri on regroupe les terres exondées de la vallée. Elles se localisent à une vingtaine de kilomètres de part et d'autre du fleuve. Tandis que le waalo, particulièrement fertile, mais peu étendu, est l'objet de beaucoup de convoitises, le jeeri, vaste, mais de faible rendement, n'attire point le paysan. Cette différence imprime un double aspect à la tenure au Fuuta. Dans le waalo, les droits sont très élaborés et stricts, traduisant l'importance des convoitises, alors que dans le jeeri ils sont plutôt lâches69. En dehors des deux grands ensembles, le fleuve délimite de petites unités d'inégales propriétés pédologiques. Le Sénégal descendu du Fuuta Jaloo et du plateau manden, nourri par le Bafin, le Bakoy (à Bafuulabe) et la Faleme, est de très faible dénivellation. À Bakel il n'atteint que 22 à 23 m d'altitude et 4 m à Richard Toll, soit à 80 km de la mer. La faible dénivellation a favorisé divers dépôts qui ont donné naissance à de véritables micro-reliefs : des cuvettes au sol argileux, parfois dans certaines parties très basses, mal drainées ou cloisonnées par différents bourrelets. De grandes mares y 67 Manuscrit arabe cité par Djennedi 1977. Au cours d'un entretien à Dakar, P. Diagne nous a suggéré que l'aristocratie Toorodo a volontairement entretenu cette crise, que l'avènement d'un nouvel almaami était pour elle 1'occasion de nouvelles donations. 68 [Seck, Thèse, sans date, page 128. NDE]. 69 Selon Robinson (1975a : 3) : « In contrast to the jerri where land had little scarcity value and belonged to whoever scared and cultivated it, the much coveted flood plain has long been subject to complicated rules which survive today. » 127 Abdourahmane Ba subsistent en saison sèche. Enfin, au cours du premier siècle de notre ère, des modifications furent apportées au tracé du fleuve (détournement vers la région de Saint-Louis, assèchement du climat, légère variation du niveau de la mer). Les variétés du sol au Fuuta Tooro Les FuutankooBe ne distinguent pas moins de 5 variétés de sol dans le jeeri et 8 dans le waalo, auxquelles sont attachés des droits spécifiques. Du fleuve au jeeri on rencontre70 : • Le falo (pl. pale) : terrains généralement très en pente, longeant le lit mineur du fleuve. Ils sont sableux à la base et sablo-limoneux de couleur plus claire au sommet. Immergés pendant plusieurs mois, ils reçoivent le limon des crues. Ils abritent plusieurs variétés de cultures : de haut en bas on y rencontre maïs, nebbe, dene (courges), citrouilles, patates douces, tomates, tabac... Les arbustes y sont rares, ce qui rend le travail moins pénible. Les Tukolor disent « falo, falotoo ko heege » [le falo empêche la famine]. La grande majorité des terres est contrôlée par les pêcheurs. • Le holalde (pl. kolalle ou kolle) : terrains facilement inondables (l00 à 120 jours), situés au centre de la cuvette que forme le waalo. De fine texture (40 à 60 % d'argile ; 15 à 20 % de limon, 0,5 % de matières organiques), ils constituent l'essentiel des terres cultivées (62,5 % environ). Leur richesse, la facilité de leur exploitation en font l'objet de beaucoup de transactions (plus des 2/3 sont entre les mains de familles qui ne les tiennent qu'à titre onéreux). • Le wakadiju (pl. wakadiiuuje) et le hoLaawaka (pl. kolle wakaaje) se suivent et se ressemblent. Ils sont à la limite de l'inondation et pour cela, peu exploités. • Le wallere (pl. balle) est niché dans les brèches des bourrelets ou situé en bordure des cuvettes. Il reçoit, grâce aux courants, d'importants apports limoneux. Terrain à surface sablonneuse et fertile, il comporte trois variétés : le wallere wodeere (wallere rouge) se rencontre dans les kollale (terrains facilement inondables) et les itite (les derniers terrains qu'atteint la crue), le wallere baleere (wallere noir), ou mbolto, que préfèrent les cultivateurs et enfin le wallere raneere (wallere blanc) ou booltanel qui fait partie des pale. Comme dans les pale, tout pousse dans les balle. • Les itite (sing. itital) sont de plus haute altitude que les kolalle : l'eau y pénètre par les thalwegs. • Le toggere mbalwaaldi (pl. togge mbalwaaldi), terrains boisés et pierreux, est la partie la plus haute d'un terrain de culture du waalo. Ils sont peu fertiles et peu convoités. • Le poonde (pl. poode) est un bourrelet surplombant les rives, dont le sol à taches et concrétions de couleur rouille ou grise est composé de limon et de sable fin. Rarement inondé (forte crue) et pour peu de temps (environ 30 jours), il abrite des arbustes qui rendent le travail pénible. • Le jakre (pl. jake) encore plus élevé que le précédent est une levée dont les Fuutanke disent « demdo jakre ko jaakdo » (qui cultive le jakre n'a pas le choix). 70 Wane 1980 : 92-96, Ba 1977 : 204-248, Vidal 1935. 128 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro Les Tukolor distinguent à partir du jeejengol (terrasses de remblaiement à la limite des inondations et du jeeri) les micro-reliefs suivants : • Le baljol (balji), terre à carapace dure, propice au mil (feelaa) et au maïs lorsque les précipitations sont abondantes. • Le raneewo ou hoyngo, terre légère aimant peu l'humidité et sur laquelle pastèques et haricots (nebbe) poussent bien, même en cas de demi-sécheresse. • Le jeeri seeno, dit sablière ou balewo, est une terre d'aspect noirâtre à cause sans doute de sa composante argileuse, aimant l'humidité. Terrain de prédilection du petit mil (ndiamiri) et du nebbe. En amont on y sème un peu d'arachides. • Le hartuLaawo : terre nue et pierreuse, impropre à l'exploitation. On y trouve quelques épineux tel le jujubier (jaabi). • Le seeno geddo, proprement stérile, à dominance pierreuse, domaine privilégié des lézards. BREVE CHRONOLOGIE POLITIQUE DU TAKRUR71 Le souvenir le plus ancien de la métallurgie du fer au Takrur est lié à celui de la plus ancienne dynastie. Cette conclusion nous amène à émettre l'hypothèse selon laquelle le pouvoir des Jaa Ogo remonte à une époque plus ancienne que celle proposée par M. Delafosse. En effet, M. Delafosse (1913 : 172), se fiant aux informations de S. A. Soh et de Yoro Dyao, relatives à la durée des différents règnes, retient la moitié du IXe siècle comme début du règne des Jaa Ogo. Pour notre part nous pensons que la conclusion de M. Delafosse, outre les informations des chroniqueurs, est aussi inspirée par l'idée que les Jaa Ogo constituent une dynastie issue de la migration peule ou plutôt proto-peule, qui atteint les rives du Sénégal au IXe siècle. Nous avons déjà montré à quel point cette conception nous laisse sceptiques. Il convient de remonter aux origines de la métallurgie du fer que les résultats actuels de l'archéologie permettent de fixer aux IVe-Ve siècles, tout au moins pour Sinthiou Bara [près de Matam], proche du site d'Ogo. Ce que C. Becker et V. Martin (1976) ont appelé « les anciens villages métallurgiques » du Sénégal, couvre la région qui va de Dagana à Kanel soit environ 300 kilomètres d'ouest en est, et de la frontière sénégalomauritanienne aux limites du Ferlo sénégalais, soit une amplitude nord/sud variant de 90 à 65 kilomètres. Ils y ont recensé, en 1974, 250 sites dont 30 sites métallurgiques. On est encore très loin d'avoir fouillé ou tout simplement sondé l'essentiel de ces sites, mais les travaux qui ont été conduits sur certains d'entre eux attestent déjà de l'ancienneté de la métallurgie du fer dans la vallée. Sur le site de Podor, fut découverte, en 1958, une somme considérable d'objets, entre autres, « la plus importante collection d'objets de parure anciens trouvés jusqu'ici au Sénégal72 ». 71 [Ba 2002 : 68-144, extraits choisis. NDE]. 72 Thilmans G., Bull. IFAN, ser. B, t. 39, n° 4 : 669-694. 129 Abdourahmane Ba Il témoigne d'une grande activité métallurgique, mais nous ne pouvons malheureusement pas utiliser ces résultats, au grand dommage de l'intérêt qu'il pourrait représenter pour nous, dans la mesure où les datations jusqu'à présent obtenues le font remonter à peine au début du XVIe siècle. Le site de Jallowaali, découvert en 1945 et fouillé en 1976 a livré, entre autres, des scories de la métallurgie du fer, des éléments de bas fourneaux et quelques fragments d'objet en fer non identifiés. Des chercheurs de l'Institut mauritanien de Recherche scientifique [IMRS] ont, en 1982, recensé 200 sites métallurgiques sur la rive mauritanienne du fleuve. La cartographie des sites permet de délimiter, selon l'importance des fourneaux, deux régions différentes. Dans le pays en aval de Kaédi, de Belinabé, à Aïré M’bar, la densité de l'implantation est telle qu'on peut parler de véritable région métallurgique. En effet y ont été dénombrés pas moins de 39 325 fourneaux répartis comme suit : • Une concentration orientale73, regroupant 3 657 fourneaux autour de Belinahé, Rinjaaw, Silla, Sinthiou Boumaka et Woloumneré, au nord-ouest. Les ensembles les plus denses se trouvent à Silla et à Sinthiou Boumaka, avec chacun plusieurs centaines de fourneaux. Une concentration intermédiaire englobant la zone de Woloumneré, Nabina, Mbahe, Mbari, Ferrala, et atteignant vers le nord-ouest Garol. Elle compte 2 985 fourneaux ; ensembles moins denses, le plus important regroupant 400 fourneaux et le plus restreint, quatre seulement. • Enfin, une énorme concentration occidentale avec 34 685 fourneaux répartis entre Ellimane, Bababé, Junde, Aïré Gollere et Aïré Mba. Les ensembles les plus importants peuvent compter jusqu'à 2 500 fourneaux. • En amont de Kaédi, la région qui va de Jagily au sud à Kaedi, y compris le Guidimaka, les rives du Gorgol jusqu'à Talhaya et Lexeiba, est plus modeste. Elle regroupe au total 752 fourneaux dont 214 autour de Sive, qui en est le seul ensemble important. • Ailleurs, les fourneaux sont parfois isolés par groupe de trois ou quatre en zone forestière proche du fleuve, ou sur les « fonde » les plus proches des berges. Au total près de 40 000 fourneaux ont fonctionné sur la rive droite du Sénégal. Ce chiffre fort élevé appelle une remarque. Si on est loin d'avoir recensé l'ensemble des sites et des fourneaux, il faut quand même se garder de penser que tous ces fourneaux ont été contemporains. En attendant qu'une datation systématique permette d'établir une chronologie précise et de quantifier la production de fer, on peut signaler que, selon L. M. Diop (1968), un centre est moyen lorsqu'il réunit une dizaine de fourneaux et grand lorsqu'il en compte au moins une trentaine. Nous ne disposons, en effet, d'aucune datation absolue desdits sites, mais les vestiges recueillis autorisent quelques hypothèses. 73 Voir les cartes de Robert-Chaleix D. et Sognane M. 1983a. 130 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro Fig. 7. Poteries en terre cuite de Sinthiou Bara (Ba 2002 : 35) La céramique associée aux fourneaux de l'espace à l'amont de Kaédi, surtout celle de Sive rappelle la céramique de Sinthiou Bara, datée du Ve siècle. Il s'agit surtout d'une céramique à engobe gris-brun, très bien polie, les formes souvent fermées, sphéroïdes aplaties, à cols hauts et droits extérieurement moulurés, comportant à la base une forte moulure de section carrée74. En conclusion, l'analyse des données géographiques de même que celle des sources orales prouvent que les conditions sont réunies au Takrur pour une métallurgie du fer. Les témoignages arabes nous permettent d'affirmer que ces potentialités sont déjà exploitées au XIe siècle. L'archéologie quant à elle recule la limite chronologique jusqu'au Ve siècle. Quand on sait que les fouilles sont encore peu nombreuses au Fuuta et que la présence du fer est attestée dans les régions environnantes pour une période antérieure, on est en droit de s'attendre à ce que les recherches futures nous conduisent à des horizons encore plus profonds. Les groupes de métier de forgerons 74 Robert-Chaleix D. et Sognane M., 1983a : 54. Voici la description que B. Chavane (1980 : 134) fait de la céramique de Sinthiou Bara : « elle est caractérisée par de très belles poteries à col large, souvent engobées et décorées de larges cannelures. Les panses portent parfois des motifs géométriques cannelés (ocellés, chevrons, losanges, ovales). » 131 Abdourahmane Ba D'aucuns ont prétendu que la structure de « castes » fut introduite au Fuuta par les Peul. Ces nomades nourriraient un tel mépris pour le travail manuel qu'ils auraient rejeté et enfermé les forgerons dans une strate inférieure (Suret-Canal 1980, Diop 1968). Nous ne pensons pas que le système des castes, encore moins la métallurgie du fer, soit introduit au Takrur de l'extérieur. Ici, comme chez les Soninké et les Manden, il est le produit d'un processus interne à la société Jaa Ogo. Il est le produit de la défaite des couches sociales liées à la métallurgie du fer, face à celles du commerce international. Dans une étude consacrée à « la caste des forgerons et son importance dans le Soudan Occidental », Ch. D. Ardouin (1978 : 22) établit une typologie qui nous permet de distinguer deux groupes de sociétés se différenciant par la position qu'y occupe le forgeron. Il écrit : « En nous déplaçant de la côte occidentale vers le centre, nous entrons progressivement dans une région qu'on peut appeler « la ceinture du fer » (iron belt). Là... nous rencontrons une technique assez développée d'extraction et de travail du fer, avec des hauts fourneaux de grandes dimensions qui utilisent les courants d'air naturels... À mesure que nous pénétrons dans le centre de cet iron belt [ceinture de fer] la position du forgeron dans la société change. » Dans le premier groupe, constitué par les Wolof, les FulBe, les Soninké et les Bidân, le forgeron occupe une position inférieure. En revanche, chez les Bamana, les Khaasonke, les Maninka, les Dogon, les Minianka, Mossi, Senufo « les forgerons forment un groupe qu'on peut appeler un nœud social concentrant dans leurs mains des fonctions sociales, économiques et religieuses très importantes. » (Ardouin 1978 : 22). L'auteur propose alors deux hypothèses pour expliquer cette différence. Celle-ci serait liée à l'ancienneté (ou non) de la métallurgie du fer, et à la profondeur (ou non) de l'islamisation. Nous pensons pour notre part que des sociétés peuvent avoir connu très tôt la métallurgie du fer, ou en tout cas une organisation sociale où le forgeron occupe une place importante et, aujourd'hui, tenir ce groupe pour méprisable. L'exemple des Soninké nous en offre l'illustration ; dans les mythes de fondation soninké, le forgeron apparaît comme un élément important ayant joué un rôle dans la constitution du groupe75. Et selon M. Sarr (1976 : 132-185), c'est à un moment précis, suite à des luttes politiques, qu'il perd cette position pour être regardé avec mépris. L'auteur raconte comment, aux IXe et Xe siècles, un conflit éclata entre les « grandes familles » islamisées et liées au commerce à longue distance et le pouvoir des Tunka, dont l'idéologie relève des religions traditionnelles. Dans le même élan, les grandes familles musulmanes qui vont émigrer remirent en cause, toujours selon M. Sarr, « les traditions qui mettaient les forgerons sur le même pied que les nobles. » 75 La légende du Wagadu, rapportée par M. Sarr 1976 : 8. 132 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro L’État forgeron des Jaa Ogo [Ve-Xe siècles76] La langue, support à la pensée, et donc au passé et à sa connaissance, est un lien et une source privilégiée du document historique. Aussi, la prise en compte du lexique politique du Takrur des Jaa Ogo nous aide-t-elle à mieux comprendre la nature de leur pouvoir. Jaa est un terme de la titulature [titres] du Takrur. Selon S. A. Soh (1913 : 16), il s'agissait d'un terme hérité de l'arabe za. Cette étymologie est contestable. On y voit la volonté du chroniqueur de donner une souche arabe aux Jaa Ogo. Par contre M. Delafosse signalait déjà que dans l'ouest du Fuuta, on rencontre plusieurs titres de la même forme que Jaa77. L'information nous a été confirmée par B. Gangué à Podor78. « Jaa est un titre local, des Jaa, j'en ai rencontré au niveau des départements de Bakel et Podor. Le premier Jaa était le Jaa Ogo… J'ai trouvé des traductions fantaisistes, Jaa Ogo signifie exactement le maître d'Ogo. » Selon P. Diagne [sans date], Jaa vient de Caa qui a donné CaaLaaw, ou Caa Laaw qui signifie maître du Laaw, de même qu'il existait un Jaa Giya, un Jaa Diyo, un Jaa Wirnde (près de Guédé), un Jaa Walère. Le titre Jaa appartient donc à la plus ancienne terminologie politique du Takrur, dans la mesure où il est d'abord associé à la dynastie des Jaa Ogo. De l'avis de B. Gangué, il a trait à la maîtrise de l'espace. Par ailleurs, on sait que le terme le plus universel et le plus permanent dans le lexique politique propre à la notion de pouvoir politique en Afrique de l'Ouest est relatif au problème de la maîtrise de l'espace. L'espace, ici, doit être compris comme désignant tout ce qui relève du territoire : terre de culture, terrain de parcours, zones de pêche et même sous-sol. De ce fait, Jaa Ogo pourrait avoir deux sens. Il pourrait signifier « maître des terres du village d'Ogo » comme le laissent supposer certaines traditions79. Ainsi Jaa serait l'équivalent du laman Sereer, du dugutigi manden, du topsaba des Mossi de Haute Volta, c'est-à-dire un maître de terre. On peut aussi voir dans Ogo non pas le village du même nom, mais le fer produit à Takrur, et Jaa Ogo serait « maître du fer », renvoyant comme nous l'avons vu plus haut à la qualité de forgeron des Jaa 76 [Ba 2002, 2002 : 91-93. NDE]. 77 Delafosse, in Soh 1913 : 223. 78 Entretien avec Baba Gangué, inspecteur de l'Enseignement Primaire, rencontré à Podor le 27 octobre 1981. Il se dit descendant des Lam Tooro. 79 Selon M. Delafosse (in S.A. Soh 1913) : « Si, comme le rapportent certaines traditions, la résidence des chefs Dya Ogo était le village d'Ogo, on pourrait traduire Dya Ogo par les Dyah de Ogo, ou les chefs de Ogo. » 133 Abdourahmane Ba Ogo. Jaa Ogo rappellerait alors un des attributs du souverain de Ghana : kayamagan, le « maître de l'or »80. Ces deux lectures ne sont pas exclusives du reste et permettent d'avancer une hypothèse sur les fondements du pouvoir des Jaa Ogo. En effet, il est fort probable qu'avec la pression démographique, il se soit produit des conflits d'intérêts autour de la terre [comme on l’a vu plus haut], nécessitant l'intervention d'un arbitre. Nous pensons que dans pareils cas, l'arbitrage peut revenir à celui qui est capable d'imposer sa volonté par la force. Ici, les détenteurs du fer sont les mieux placés. Les Jaa Ogo seraient donc les maîtres de l'État forgeron. L'emploi du concept d'État, ici, ne manquera pas de choquer les chercheurs eurocentristes pour qui l'État-nation moderne est un modèle (Mutuza 1978 :10, Person 1981). Il en va de même des chercheurs, dont le point de vue participe de l'imagerie du bon sauvage, née en Europe au XVIIIe siècle, épanouie avec le romantisme du XIXe siècle et reprise par une certaine idéologie nationaliste africaine (Coquery Vidrovitch 1981b : 2). Loin de nous l'idée de nier la spécificité et la diversité des formes d'expression du pouvoir politique. Les ressortissants des pays dominés qui vivent dans les démocraties bourgeoises ne nous le pardonneraient pas. En revanche si l'État esclavagiste, l'État féodal, l'État bourgeois libéral, l'État fasciste sont si différents en apparence, ils retrouvent leur unité quelque part. C'est ce lieu qu'il faut saisir, l'essence d'abord, la forme après. L'État apparaît, selon Engel81, dès qu'il y a nécessité d'arbitrage : « Il est le produit de la société à un stade déterminé de son développement, il est l'aveu que cette société s'empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions inconciliables, qu'elle est impuissante à conjurer (...). Ce pouvoir né de la société mais qui se place audessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État. » Ce niveau de développement est atteint par le Takrur des Jaa Ogo. Produit de l'histoire, l'État revêt des formes et utilise des stratégies idéologiques différentes. L'État traditionnel ouest-africain, dont relève le pouvoir des Jaa Ogo, en est une illustration. Les communautés ouestafricaines semblent avoir répondu à cette époque à un modèle de distinction, de hiérarchie, et de complémentarité et tirent de cette complémentarité leur reproduction en tant que groupe : le paysan, qui n'a pas le droit de travailler le fer, a besoin du forgeron qui, ne pouvant travailler la terre, attend sa nourriture du paysan. 80 Il semble, sans qu'on puisse le vérifier pour l'instant, qu'il y ait un rapport entre Jaa Ogo et Joogomay : « maître du fleuve », kayamagan, maître de l'or, est donné par M. Kati (1913 : 75). Adama Gnokane [professeur à l’Université de Nouakchott] fait remarquer qu’il existe encore beaucoup de titres coutumiers commençant par Jaa : Jaa-fodo, Jaa-xétéré, Jaa-Ndoogu, Jaa-wirnde. 81 F. Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de 1'État, 1973 : 178. 134 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro La plupart des mythes de fondation de communautés montrent que des individus semblables ne peuvent pas fonder la société politique, et qu'ils doivent au préalable se différencier pour se rendre indispensables les uns aux autres. Cette logique lie les pouvoirs, des pouvoirs de natures différentes hiérarchisés et interdépendants (Alliot 1981 : 95-96). Il s'agit d'un État différentiel qui, non seulement tolère, mais suscite et institutionnalise la différence. État pluri-ethnique, pluri-lingue et de grande tolérance religieuse. L'État unitaire ne relève pas de la panoplie des pratiques et théories politiques ouest-africaines, avant l’irruption de l'influence islamique et arabe ou européenne82. La période politique des Manna [Xe-XIVe siècles83] Nous allons essayer, en nous appuyant sur les témoignages oraux et les sources arabes, de définir l'appartenance nationale [ethnique] de la dynastie des Manna. Selon Soh (1913 : 19), le fondateur de la dynastie Musa, plus connu sous le nom de Manna, venait de Mina. Il envahit le Fuuta et tua le dernier prince Jaa Ogo. Dans son exode, il habita d'abord au nord du fleuve, à Dalol (dans les environs du Hausa), à Magama, près de Kumballi, dans les localités du Booseya, des Hebbiyabe et des Yirlaabe, situées au nord du fleuve. Ensuite, il habita dans le Ngadyak au sud du fleuve, avant de se rendre maître du Fuuta Tooro. Les souverains Manna portaient le patronyme Bah. Nous n'avons pas réussi à identifier Mina84, mais cela semble de peu d'intérêt dans la mesure où, dans l'optique de Soh, les six migrations qui peuplèrent le Fuuta Tooro étaient toutes originaires d'Égypte. Par contre, les localités du Booseya et du Yirlaabe-HebbiyaaBe sont des provinces du Fuuta central, à cheval sur la Mauritanie et le Sénégal actuels. Quant au Dalol, « il est probable que ce fameux Dalol d'où proviennent tant de Peul était tout simplement celui que le capitaine Aubert à traversé et qui porte encore le nom de Tourmiss ou Termes. » Par ailleurs, le chroniqueur a avoué à H. Gaden tenir de son père « que le premier chef du Termes a été Manna85 ». Selon M. Delafosse (in Soh, 1913 : 176) : 82 Selon P. Diagne (1981 : 54) : « Lat Joor est incapable non pas d'unifier militairement l'espace politique de l'ancien Jolof qu'il arrive à conquérir, mais de concevoir le droit légitime d'y imposer un pouvoir unique. » 83 [Ba 2002 : 97-101, extraits choisis. NDE]. 84 Mina, semble-t-il, est une localité voisine de la Mecque, près de laquelle se trouve la célèbre colline d'Al-Aqaba. Delafosse pense que S.A. Soh en fait le pays d'origine de Manna à cause de l'homophonie entre Manna et Mina. Pour notre part, nous pensons y déceler une volonté souvent présente chez les populations musulmanes de se rattacher à la Mecque. 85 Gaden H., Manuscrits IFAN, Cahier n° 10. 135 Abdourahmane Ba « On peut avec quelque raison l'identifier (Manna) avec la dynastie Soninké appartenant au clan des Niakhate, lequel a pour correspondant en peul le clan Bah, auquel, selon les chroniqueurs, appartenait Manna. » Le souverain takruri War Jaabi (m. 1040 ?) D'un autre côté, M. Sarr (1976 : 85-86) affirme que parmi les « grandes familles qui quittèrent le Ghana pour se fixer au Takrur, figuraient les Bathily et les Jaabe ». Nous nous proposons de rapprocher cette famille Jaabe (Maghan Diabe) de l'énigmatique souverain takruri War Jaabi. À notre connaissance, aucune source orale (en tout cas pas celles du Fuuta) n'a retenu le nom de ce personnage. C'est à Al-Bakri que nous devons la première mention que nous en avons. Il écrit notamment que le Takrur devint musulman aux temps de War Jaabi, mort en 1040. L'information sera reprise plus tard par Al-Idrisi et bien d'autres compilateurs. S'il fallait lire AlBakri à la lettre, notre hypothèse s'en trouverait affaiblie par un certain décalage chronologique, dans la mesure où l'exode de grandes familles Jaabe se situe aux environs des IXe et Xe siècles. Cependant, l'on sait que nombre d'informations fournies par Al-Bakri au XIe siècle remontent en réalité au Xe siècle (Lewicki 1965 : 9-14). En outre, pour des périodes et des espaces aussi lointains, la chronologie, dût-elle être fixée en des textes auréolés par la mystique de l'écrit, n'en demeure pas moins approximative. Qui plus est, on notera que si War Jaabi meurt en 1040, la dynastie, quant à elle, arrive au pouvoir au plus tard dans la deuxième moitié du Xe siècle, car Al-Bakri a retenu le nom du père de War Jaabi : Rabis. Ainsi en 1040, nous sommes déjà au bout d'au moins deux générations de souverains Jaabi. Si nous observons la pratique généralement admise d'attribuer de manière théorique une trentaine d'années à chaque génération, il apparaît que la dynastie arrive au pouvoir au plus tard en 980 (Boulègue 1966). On a pu, avec une légèreté certaine, écrire que War Jaabi est probablement un znagî car la plupart des noms berbères commencent par Wer ou War. L'auteur [AlBakri ?] part de l'hypothèse selon laquelle le Takrur islamisé 35 ans avant Ghana n'a pu l'être que par le biais des Zenagh [Aznâga]. L'hypothèse de l'islamisation du Takrur par les Sanhaja est fort intéressante et même plausible, mais n'indique en rien que le relais local (Takruri) appartienne au groupe Sanhaja. D'autre part, l'on sait que W. Cooley connaît très peu l'histoire du Takrur qu'il confond avec Zaghai sur le Niger, un peu au nord de Jenné86. Du texte d'Al-Bakri, nous retiendrons que l'auteur associe l'islamisation du Takrur à War Jaabi, or les commerçants soninké constituent un relais local de l'islam berbère. À l'appui de cette thèse, l'on peut évoquer le point de vue de P. Diagne (1967 : 4). Le linguiste sénégalais estime que War Jaabi est soninké ; en effet : « il a un nom à consonance sarakhoulé, et son nom 86 Cooley W. D., 1966 : 97-98. 136 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro Ndiaye (patronyme) serait probablement un titre qu'il portait, comme le faisaient les gens du Ngoye jusqu'à une époque encore récente ». Les Manna et le commerce à longue distance L’État mannankobe est l'expression politique et idéologique de la place prépondérante qu'occupent les commerçants dans la société du Takrur. Ce groupe socio-professionnel apparaît très tôt grâce aux échanges interrégionaux, mais ne se cristallise en classe dominante qu'avec l'apparition du commerce transsaharien ; son importance devient manifeste dans la deuxième moitié du XIe siècle. Avec le mouvement almoravide, le Takrur devient, et ce pour la première fois de son histoire, l’un des principaux débouchés du commerce transsaharien. En dehors des sources traditionnellement utilisées, une lecture graphique des textes arabes nous en donne une idée très précise. Les textes arabes relatifs à l'histoire du Soudan occidental depuis les IXe et Xe siècles, appartiennent tous au genre des masalik wal mamalik, dont l'attention accordée aux itinéraires est une des caractéristiques principales. Cela tient à plusieurs choses. D'abord la géographie arabe est le reflet des préoccupations de la société matrice87. La civilisation qui voit naître les masalik est fondamentalement commerçante et urbaine (malgré la crise qui la frappe), mais connaît une nouveauté. Désormais la grande route maritime de l'Inde et de la Chine perd de son importance, minée par l'anarchie et la misère en Mésopotamie, l'affaiblissement de l'économie marchande, et la piraterie (aux IXe et Xe siècles), et surtout les vicissitudes de la Chine au IXe siècle. L'intérêt des marchands se porte alors au Xe siècle sur les voies terrestres, et avant tout, vers celles de l'or et des esclaves du Soudan, de la côte orientale de l'Europe centrale et orientale. La géographie des masalik est d'abord celle du commerçant. Elle naît à une époque où, même si le syndrome de la mamlaka persiste avec force, la réalité traduit de profonds déchirements dans l'empire. Siècle de tensions économiques, sociales, religieuses, dynastiques, éthiques, où le mouvement chiite s'amplifie et va donner tout son sens à la confrontation AbbassidesFatimides ; où l'Égypte Fatimide, l'Espagne Umayyade, le Hurâzan Samanide, les multiples principautés locales et Bagdad (où le pouvoir prétorien est consacré en 334/345 par le protectorat buyide) brisent l'unité 87 Selon Y. Fall (1982 : 27) : « Le phénomène cartographique, à travers ses différentes manifestations présentes ou passées, est moins une vedette de l'histoire générale qu'un réceptacle devant permettre la recherche et la constatation directe des différentes préoccupations, des besoins culturels, des mythes et des phantasmes collectifs ; des pesanteurs matérielles et idéologiques ainsi que de leur enchevêtrement dans une société donnée. » 137 Abdourahmane Ba politique. Dans ce cadre, la connaissance et la maîtrise des itinéraires conduisant à l'or et aux esclaves deviennent un enjeu de taille88. Les masalik sont aussi héritiers de la tradition du voyage qui caractérise l'iyan, selon Miquel (1967 : 278), « la systématisation de l'enregistrement de la chose vue, fiévreusement menée, si constant qu'il laisse loin derrière toutes les ébauches antérieures. » Les auteurs porteront cette curiosité au-delà de l'échelon limité de la province. Ils ne cessent de le dire « pour être géographe, il faut d'abord prendre le bâton du voyageur ». La géographie des masalik est celle du piéton et du missionnaire. Enfin, les conditions physiques de la traversée du désert, où toute improvisation risquait d'être fatale, expliquent aussi le soin mis par les chroniqueurs arabes à décrire les itinéraires. Les Manna et les Almoravides : le rôle politique des Africains89 L'histoire de la frange méridionale de l'empire almoravide a depuis trop longtemps été négligée par les chercheurs. À cela plusieurs raisons. La place prépondérante de la direction berbère a pu occulter aux yeux de certains le rôle tenu par les Africains en général et ceux du Takrur en particulier. Dans la présentation qu'il fait des troupes almoravides, A. Laroui (1976 : 150) fait fi des hommes du Soudan occidental ; il écrit : « L'armée qui est à la base de l'État est formée de contingents de provenances diverses, de valeur et de prestige inégaux ; le fond reste constitué par les Lamtuna, Goddala, Lamta, auxquels se sont adjoints des auxiliaires levés sur les populations du Maroc du Sud (Jazula et Masmuda) et ce qui reste des armées des princes zanatiens vaincus. Plus tard ils seront renforcés par des mercenaires turcs (ghuzz) et même des chrétiens. » La fascination de la frange maghrébine apparaît chez le même auteur lorsqu'il analyse la source d'inspiration religieuse des Almoravides. Il est convaincu que le contact des Africains a altéré l'islam berbère (Laroui 1976 : 146). On peut saluer chez A. Laroui sa tentative de réhabiliter le Maghreb face à l'orientalisme classique90, mais en revanche, sa réaction nationaliste [ethnocentrique] le situe d'emblée sur le même axe unilatéral et le conduit à négliger, voire ignorer, les autres composantes du mouvement. Certains chercheurs ont été amenés à privilégier la frange septentrionale en se fondant sur le fait que, très tôt, la dynastie semble s'être désintéressée du Soudan. 88 Pour A. Miquel (1967-75 : 148) : « Le Soudan émerge dans la connaissance musulmane pour des raisons essentiellement commerçantes qui ont pour nom routes du sel, de l'or, des esclaves et ce sont d'abord ces préoccupations que les auteurs traduisent dans leurs notes. » 89 [Ba 2002 : 109-122, sélection de passages. Nous avons choisi d’écrire « Africains » à la place de « Noirs », terme construit socialement et trop connoté. NDE]. 90 Selon Laraoui (1976 : 144) : « Les sources écrites sont assez nombreuses, mais elles sont toutes centrées sur le rôle qu'elle (la dynastie) a joué en Andalousie dans la lutte contre les Castillans, de telle manière qu'elle apparaît très rapidement plus Andalouse que Maghrébine. » 138 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro D'une part, il n'y aurait pas eu de véritable impact religieux des Almoravides sur les Africains et, d'autre part, quand, entre 1053 et 1056, l'essentiel de la dynastie quitte le Soudan, ce serait pour toujours (Moraes Farias 1967 : 800). Pourtant le rôle des Takruri dans la geste almoravide nous semble évident, et peut être établi grâce à une analyse globale du mouvement et à la lecture de certains textes91. Carte 5. Expansion des Almoravides à partir de Marrakesh (Wikipedia) [En outre] la controverse se poursuit encore, qui oppose les partisans d'un commerce transsaharien fort ancien, remontant au début de notre ère, voire aux époques carthaginoise et romaine, et, d'autre part, les partisans d'un commerce plus récent. Les arguments n'ont pas manqué pour la première thèse. Les expéditions des Carthaginois, celles des Romains de même que celles des Arabes à l'époque de « la première grandeur de l'islam », la diffusion du chameau et l'existence des « routes des chars » permettent de supposer que l'or du sud était connu et peut-être déjà l'objet des convoitises des pays du pourtour méditerranéen. Les échanges transsahariens ont existé bien avant le Xe siècle. Ce qui est en cause c'est la nature de ces échanges. À partir de la deuxième moitié du Xe siècle, le Soudan occidental entre de plain-pied dans l'économie de la Méditerranée. [C’est à ce moment-là que la 91 [On rappellera l’importance des travaux de Paulo de Moraes Farias sur les Almoravides, dont son article de 1967 qui fait toujours autorité (« The Almoravids : Some questions concerning the character of the movement during its periods of closest contact with the Western Sahara, BIFAN, XX, B, 3-4 : 794-878). NDE]. 139 Abdourahmane Ba frappe de la monnaie devient la règle générale. Le nouveau rôle de l’or dans l’économie musulmane est illustré par la numismatique, en particulier les monnaies frappées par les dynasties rivales des Fatimides d’Ifriqiya et des Ummayades d’Espagne]. Du coup, autant les débouchés septentrionaux, les ports méridionaux, que les axes qui les unissent, deviennent des enjeux de taille dans les nombreux conflits qui divisent le monde musulman. C'est dans ce cadre, pensons-nous, qu'il faut situer les conflits qui opposent Ghana aux Almoravides. Tandis qu'au nord, le Maghreb tente de s'unifier à travers l'expérience Fatimide et Ziride, au sud, les nombreuses qabâ’il [groupes unis par la parenté] nomades à la lisière du monde noir connaissent des mutations socio-économiques et politiques. Cette partie du Sahara était depuis longtemps (IVe-VIIe siècles) parcourue par les grands nomades chameliers, les Sanhaja, dont l'importance économique dans les siècles antérieurs aux Xe-XIe siècles reste encore à étudier. Habitués de ces étendues désertiques, dont les rigueurs climatiques et les secrets sont là pour décourager tout aventurisme, ils sont vite apparus comme les intermédiaires indispensables de tout contact entre le nord et le sud. Cependant, rien ne s'oppose à ce que les Takruri aient effectivement représenté un élément militaire considérable au sein du mouvement almoravide. Dans une thèse défendue en 1982, A. Courteaux soutient que « chez les Almoravides, les Africains jouent un rôle déterminant dans la conquête de l'Espagne, tant comme esclaves que comme guerriers ». Il est vrai que la présence des Africains dans le Sud espagnol est fort ancienne et que le statut d'esclave enlève quelque peu sa consistance à l'hypothèse d'une alliance Almoravides/Takruri. Cependant, si les autres dynasties (antérieures ou postérieures) ont dû s'en remettre au trafic négrier pour renforcer leurs troupes, les Almoravides, du fait de leur origine ouest-africaine, n'étaient pas soumis aux mêmes contraintes. En outre, n'y a-t-il pas lieu de nuancer le crédit accordé aux sources écrites, sur cette question ? L'ancienneté de la traite négrière (arabe et européenne) a contribué à créer un stéréotype trop souvent pris pour réalité, celui du Noir-esclave. La présence dans l'aristocratie de nombreux métis de même que la liberté de mouvements des Africains doivent nous mettre la puce à l'oreille. Ibn Abdun, chargé sous le règne d'Al-Mutamid (1066), de la police de Séville, se croit obligé de « prescrire aux passeurs qui assurent la traversée du fleuve Guadalquivir aux différents embarcadères de ne pas prendre à leur bord des nègres ou des domestiques berbères connus pour leurs rapines, qui s'approchent des propriétés privées aux heures de canicule et y mangent des fruits. » (Levi-Provençal 1947). D'autre part, le port du voile, signe distinctif des Almoravides, par les Africains, devait être pratique relativement 140 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro courante, pour que le préfet de police s'érige contre. Or, comment imaginer que des esclaves aient eu accès à ce qui faisait la fierté des Almoravides92 ? Les Almoravides au Takrur : la réécriture de l’histoire93 Les traditions wolof, sereer, soninké et fuutanke font état d'étroites relations entre les Almoravides et les populations de la vallée. De l'avis des chroniqueurs sereer, c'est un des leurs qui tua Abu Bakr. Nous savons qu'Abu Bakr est mort en 1087 dans le Tagant94, mais ce texte garde tout son intérêt et doit être interprété comme le témoignage quelque peu symbolique d'une relation conflictuelle avec les Almoravides. Ce contact s'est effectué sur les rives du Sénégal. En effet, les textes indiquent qu'après la destruction de Ghana, les Almoravides se mirent à chasser les Noirs vers l'ouest. C'est alors qu'arrivé sur les rives du Sénégal, le chef de la troupe, un vieil aveugle sereer, se retourna et tira une flèche sur Abu Bakr. Le chef almoravide blessé s'en retourna mourir au Tagant. En dépit de quelques variantes mineures, les traditions du Waalo95 reprennent la même histoire : Abu Bakr, touché à Kelow, près du lac Kajoor, serait mort à Chinguetti, dans l'Adrâr de la Mauritanie actuelle. Il convient de faire deux remarques à ce sujet. La première concerne la ressemblance entre les circonstances de la mort d'Abu Bakr et celle de l'iman Al-Hadrami, comme la restituent les traditions bidân. D'après celles-ci, l'imam fut abattu aux portes de Madinat Al-Kilab, par un archer sereer. L'homme qui avait perdu l'usage de ses yeux et qui avait compris que les chiens seraient incapables d'arrêter l'imam, avait alors demandé à sa fille de guider son arme. L'imam blessé fut, selon certaines sources, englouti par la terre, d'autres disent qu'il fut conduit par son cheval vers un lieu inconnu, et d'autres enfin situent sa sépulture dans la passe de N'Tarazi. [Le chercheur mauritanien] A. ould El-Bah (1982) a cru comprendre que la convergence entre les traditions s'explique par la volonté des chroniqueurs bidân d'idéaliser les deux personnages. [En effet, d’après lui] : « Si on le fait tuer [l’imam] par un archer aveugle ou par des femmes c'est que ceux-ci sont armés par Dieu. Un homme valide, un combattant ne 92 H.T. Norris 1978 : 43 écrit : « The true litham was (…) the exclusive privilege of the Saharan elite and more particularly of the Lamtuna and the Lamta (...) The veiling of the face was the distinctive mark of the ruling Almoravids. » 93 [Ba 2002 : 115-118. NDE]. 94 Paulo de Moraes Farias (1967 : 849) montre qu'outre les textes d'Ibn Abi Zar (Rabat : 1972 : 135) et d'Ibn Khaldun (Beyrouth, t. 4 : 26), qui donnent respectivement 480 et 468, la numismatique de Sijilmasa permet de fixer le mort d'Abu Bakr à 1087. À partir de cette date, en effet, les monnaies sont frappées au nom de Yusuf b. Tashffin. 95 A. Wade 1964 : 454-455. Y. Dyao (1912 : 128), dit que « Boubakar ibn Amar ou Abou Darday est mort à M'Boumba (…) de la maladie qui l'y avait atteint. » 141 Abdourahmane Ba pourrait pas le tuer (…). Ce sera la même chose pour Abu Bakr Ben Omar. » (Bah 1982 : 51). Cette explication nous semble bien insuffisante. Il faudrait plutôt rappeler que dans les traditions, les biographies d'Al-Hadrami et celle d'Abu Bakr se croisent et se chevauchent plusieurs fois. Par ailleurs, outre la volonté délibérée de réécrire l'histoire, les chroniqueurs ont pu être induits en erreur à la fois par la difficulté de suivre l'itinéraire de l'imam et surtout par le fait qu'il s'appelait aussi Abu-Bakri96. La deuxième remarque est relative à la convergence entre les circonstances de la mort d'Abu-Bakr et celle d'Abu Darday, telles que les restituent les sources orales fuutanke. Lesdites sources n'ont pas retenu le souvenir de l'imam Al-Hadrami, mais gardent par contre des traditions très vivaces sur un certain Abu-Darday. Chef religieux et homme de guerre, Abu Darday, un bidânî97, guerroyait contre les populations noires du fleuve. Un jour qu'il progressait de Guédé vers Bakel, il fut blessé par un archer aveugle. Pour respecter une volonté qu'il avait jadis exprimée, ses compagnons laissèrent son cheval le conduire à l'endroit qui devait être sa sépulture. Le sort voulut que ce fut CubbaloM'Bumba. Ce récit nous fut raconté sur les lieux mêmes et nos informateurs, une assemblée d'anciens, nous ont indiqué un tertre près de la vallée fossile de Tokoror, où, dirent-ils, fut enterré Abu Darday. Or Abu Darday n'est autre qu'Abu Bakr, mais certainement pas le compagnon de l'imam Al Hadrami. En effet, les traditions des Wolof et des Fuutanke établissent des liens de parenté entre ces derniers et les Almoravides. Longtemps considérés comme des affabulations légendaires sans grand intérêt98, ces témoignages prennent un relief nouveau depuis l'étude fort bien menée que V. Bomba consacra à Njaajan Njaay99. La plupart des traditions wolof présentent l'ancêtre 96 On consultera avec intérêt, outre les travaux de Norris et de P. de Moraes Farias, l'importante mise au point d'Abdel Wedoud ould Cheikh et B. Saison, 1983. 97 Quelque part dans le sud mauritanien s'est établie une frontière entre le Trab Al-Bidân et le Bilad es-Sudan, entre le monde arabo-berbère et le monde négro-africain. Dans les traditions, au sud de cette ligne, il n'est pas rare de trouver le terme « bidan » pour désigner les araboberbères. [Nous avons choisi d’écrire « bidân/bidânî » à la place du terme colonial « Maures/Maure ». Le terme « bidân » a deux sens, le premier est un ethnoterme qui désigne « ceux qui parlent hassaniyya » (Bidân), et le second sens (bidân) est statutaire et désigne les « personnes libres ». NDE]. 98 Nous avons séjourné à M'Bumba pendant près d'une dizaine de jours au cours desquels nous avons traversé trois fois le fleuve pour passer la journée à Cubbalo M'Bumba. Le village, de petite taille, est habité par la même famille de pêcheurs, celle de M. Diouf. En dehors des différents entretiens informels que nous y avons eus, nous avons participé à une sorte de veillée au cours de laquelle le chef de famille, entouré de plusieurs vieux, nous a conté avec force précautions, ce qu'ils avaient retenu de l'histoire du village. Nous signalons que les Diouf sont des Cubbalo. 99 Bomba, in Y. Dyao (1912 : 128) : « Reprenons la légende d'Ahmadou, écrit H. Gaden, légende fabuleuse, mais que cependant les Ouolof tiennent pour vraie. » [Voir Bomba 1977]. 142 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro éponyme des Njaay et fondateur de l'empire du Jolof, comme le fils d'Abu Bakr ibn Umar. Dyiao (1912 : 126-127) écrit : « Vers l'an 1200 parut à nos ancêtres sénégalais au bord de notre fleuve le Sénégal, un vénérable religieux musulman du nom de Boubacar-ibn-Amar appelé aussi Abou Dardaî (...) pendant un de ses voyages, il convertit le Lam Toro Abrann. Le Lam Toro lui donna en mariage sa fille Fatima Sall qui le rendit père d'un homme nommé Ahmadou (...) appelé ensuite Ndyadiane N'Diaye. » [Cependant] Njaajan n'est assurément pas le fils du conquérant berbère mort en 1087. Certaines traditions wolof, au demeurant, le montrent assez clairement, et laissent entendre qu'il y eut deux Abu Bakr100. Dans la généalogie du matrilignage Loggar le nom d'Abu Bakr, père d'Aram Bakar, ancêtre des Loggar est suivi de la mention « sixième khalif ». Mais qu'en est-il des traditions des Bidân ? On peut établir une cartographie relativement satisfaisante des sources orales bidân, relatives aux Almoravides. Le pays de la tradition almoravide se situe à l'ouest d'une ligne nord/sud qui passe entre Atar et Chingetti, pour rejoindre le Haut Sénégal à l'est du Gidimaxa [Guidimakha] ; avec, comme foyers, l'ouest de l'Adrâr (le baten), la gebla (le Trarza et le Brakna), le Waalo mauritanien et le Gidimaxa. Dans tout le reste de la Mauritanie, on constate un silence total sur les Almoravides (Bah 1982 : 5). Il semble qu'une vieille tradition historiographique écrite et orale dans le gebla, une participation privilégiée au mouvement dans l'Adrâr, et une forte personnalité ethno-culturelle (dans le Waalo et le Gidimaxa), ajoutée à la volonté de se rattacher aux illustres Almoravides « arabes », expliquent la situation de la partie ouest du pays. Cependant qu'à l'est [sharg], les populations, dont l'implantation récente et l'origine arabe sont reconnues par tous, n'ont besoin d'aucune légitimation101. L'histoire servant surtout à cela, on comprend que ces populations ne se soucient point des Almoravides (Bah 1982 : 4-12). Contrairement à ce que pense Bah, le souvenir des Almoravides se poursuit au-delà de la disparition d'Abu Bakr et de l'imam Al-Hadrami102. L'on sait comment les sources orales et les sources écrites se nourrissent mutuellement dans les pays où la tradition de l'écriture remonte à plus d'un siècle. Nous en voulons pour 100 Selon Y. Dyao (1912 : 126-27) : « Ce marabout auquel la tradition attribue (d'être) l'auteur de 1'introduction et prêcheur primitif de l'islam dans nos contrées est aussi, d'après elle, descendant direct de son homonyme. » 101 [La thèse de Mariella Villasante (EHESS, 1995, citée dans le Chapitre 11), centrée sur l’Assaba, confirme cette proposition ; dans le sharg mauritanien la geste almoravide, ainsi que Sharbubba, sont mal connues dans les traditions orales des populations. NDE]. 102 D’après Bah (1982 : 47) : Après la mort d'Abou Bakr on n'entend plus parler des Mourabitouns. (…) Après l'imam El Hadrami et Abou Bakr, c'est le vide. » Cette conclusion nous surprend et nous pose problème de la part d'un chercheur qui, outre sa connaissance empirique d'un pays où il vit, a eu le privilège de fréquenter des bibliothèques et des archives privées. 143 Abdourahmane Ba preuve les textes bidân traduits par H. T. Norris [1972, 1978]. Les manuscrits disparus de Yoro Dyao, les manuscrits en caractères arabes, que nous avons vus au Fuuta et qui représentent une variante des chroniques de Sire Abbas Soh, nous pensons surtout à l'œuvre monumentale de Cheikh Musa Kamara où s'étalent à travers une érudition fantastique des informations puisées tant dans les récits du terroir que dans les textes arabomusulmans103. Il apparaît ainsi qu'au sud, la dynastie survécut à la disparition d'Abu Bakr. Fig. 8. Carte postale, Bidân de la région de Mbout (Gorgol), début du XXe siècle [Selon la tradition recueillie par] Cheikh [sans date] sur le personnage « Cheikh Muhammad M'Barak Al-Lamtuni »104, [il] composa une ode pour les Almoravides au XIXe siècle, la succession d'Abu Bakr fut assurée par son fils Muhammad. Après que Muhammad fut déposé, le pouvoir revint à AlKhadir Al-Lamtuni, fils de Yusuf ben Tashffin. Il régna 60 ans sur tout le Sahara, avant d'être remplacé par son fils Al-Bushara qui régna pendant 30 ans. Puis le pouvoir revint durant 20 ans à son fils Badi surnommé Innah. Amar, son fils, lui succéda pendant 40 ans, avant de passer le pouvoir à Muhammad Al Bambari Al-Lamtuni. Au bout de 10 ans, ce dernier abdiqua et à la suite de désastres et de guerres, les Lamtuna se divisèrent en quatre 103 Norris 1972, Dyao 1912, Djennedi 1977 et 1983. 104 Cheikh [sans référence] remarque que le très énigmatique texte de Cheikh Muhammad M'barak Al-Lamtuni n’est étayé par aucune tradition orale ou écrite autre que celle qu’il rapporte. [Voir U. Rebstock, Maurische Literatur Geschichte, 2001. Référence ajoutée en 2002. NDE]. 144 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro factions avec chacune son chef. L'une des factions était dirigée par Ahmad, fils du sixième Khalif Muhammad Al-Bambari (Norris 1972 : 112-114). Le texte, on l'aura constaté, ne donne pas la durée du règne du deuxième Khalif. Nous pourrions la fixer à 30 ans, âge théorique d'une génération, mais, puisque Muhammad fut déposé, on peut aussi estimer que son règne dura moins. On se limitera alors à noter que Muhammad Al-Bambari, le sixième Khalif, dont le nom indique sans conteste l'origine négro-africaine, régna entre 1237 et 1267, tandis que son fils Ahmad fut à la tête de l'une des quatre factions, entre 1247 et 1277 environ. On peut aussi de manière théorique, en faisant fi des durées de règne fournies par Muhammad M'Barak Al-Lamtuni estimer chaque règne à 30 ans. Ce qui nous conduit à 1267 pour Muhammad Al-Bambari et 1297 pour son fils Njaajan. Nous savons par ailleurs que Njaajan Njaay, encore appelé Ahmadou (Dyao 1912 : 128), altération de Muhammad, ou encore Ahmad, a vécu probablement à la charnière des XIIIe et XIVe siècles105. Dès lors n'est-il pas permis de penser que le fondateur de l'État wolof, dit fils d'Abu Darday, n'est autre qu’Ahmad fils de Muhammad Al-Bambari ? Un fait vient renforcer cette hypothèse : le lion est l'animal associé aux Njaay ; « gaïnde njaay » a-ton coutume de dire. Alors que selon Muhammad M'Barak « the Lamtuna of Mauritania are descended from Jakir-al-Abarr the lion of the Lamtuna. » (Norris 1972). Si nous avons établi avec quelque vraisemblance que l'ancêtre des Wolof descend par son père des Almoravides, nous avons par la même occasion fait la preuve qu'il existe une solide alliance entre ceux-ci et le Takrur. En effet, la mère de Njaajan n'est autre que Fatimata Sall, la fille du Lam Tooro. Nous savons que la stratégie matrimoniale est une pratique très courante et souvent efficace dans la région. Les traditions sont précises, qui indiquent le lieu de cette alliance. Selon Y. Dyao, « ceci se passait à Gallat, village de la rive gauche voisin de Bakel et qui était alors la capitale du Lam Toro. » (Dyao 1912 : 129). Nous ne possédons pas la généalogie de Fatimata Sall, mais P. Diagne [sans date] suggère, sans qu'on puisse le vérifier, que le prince Takruri qui participe à l'expédition de Tabfarilla, avait pour prénom Lebbi comme l'enseigne Al-Bakri et pour nom Sall. L'on peut en déduire que Lebbi Sall, premier allié des Almoravides, est l'ascendant de Fatima Sall et, que de 1056 à 1267-1297, la dynastie est restée proche des Almoravides. À la mort d'Aram Bakar, fille d'Abu Dardaî et d'une femme arabe (sic) (Myriam), Souaiboun Ouahad épouse Kadiata, fille d'un chef ururbé de Guédé (Ali Myriam). Faduma Yumeyga, fille d'Aram Bakar et de Souaiboun Ouahad, épouse à son tour Isma, ardo des Peul Wadabe du Dimat et du 105 Le règne de Njaajan se situe entre 1186 et 1202 pour A. Wade, et 1212-1256 pour Y. Dyao. B. Barry [1972 et 1981], quant à lui, propose 1349 et 1358. Voir la chronologie dans la tradition orale du Waalo, in Africa Zamani, Yaoundé, n° 3, 1974. 145 Abdourahmane Ba Waalo ! (Dyao 1912 : 127). On le voit, Y. Dyao établit la parenté des Almoravides et des Peul du Takrur à travers trois générations106. L’islamisation du Takrur107 L'islamisation [du Takrur] doit être appréhendée sous un double rapport : soit comme le résultat d'une action ponctuelle, soit comme l'aboutissement d'un processus lent, long et diffus. Il nous semble qu'il faut retenir la deuxième hypothèse, qui suppose des conditions internes et externes précises. En effet, il existe dans le voisinage du Takrur des populations acquises à l'islam bien avant le XIe siècle. Au nord, les Berbères Goddala et Lemtuna ont pu être le véhicule de l'islam au Takrur. L’avènement des Tondjon108 [XIVe-XVe siècles] Les sources arabes ne nous apprennent pas grand-chose sur la fin de la dynastie Manna. Al-Idrisi, notre principal informateur, s'en tient à la période faste, tandis qu'Al-Umari arrive trop tard pour parler de cette province extrême-occidentale de l'empire du Mali. Les sources orales par contre relatent la fin du dernier souverain Manna, avec force détails, qu'il convient d'analyser. Nous avons recueilli à M'Bumba, dans la province du Laaw, un récit, qui, tout en recoupant ceux déjà publiés109, les dépasse par sa richesse. Les anciens du village nous ont appris que Manna Maxan était un prince despotique sous le règne duquel le Fuuta (Takrur) vivait dans la misère et l'insécurité. Manna Maxan et ses hommes ne respectaient aucune coutume et se livraient à toutes sortes d'exactions sur les populations. Il avait coutume, disent nos informateurs, de moissonner le mil avant qu'il ne soit à terme, sous prétexte qu'en tant que souverain, il lui revenait de se servir avant les autres. Un jour, le peuple n'en pouvant plus lui tendit un piège. Il fut embarqué dans une pirogue et abandonné à la dérive. Ainsi prit fin le règne du mauvais souverain. Ce récit est renforcé par les textes de S. A. Soh et une tradition jadis consignée par H. Gaden110, dans les manuscrits qu'il légua à 1'IFAN : « Manna fut noyé entre Horndoldé et Bappalel (…). Jusqu'à présent, quand les enfants du Fouta se baignent et frappent l'eau pour s'amuser, ils crient Wey Manna Yo Wey Manna yo. Puis quand ils jouent près des villages, ils 106 [Ba aborde ici « La question du fameux ribât almoravide », et il examine les apports de Paulo de Moraes Farias et considère, avec ce dernier, que le ribât [refuge] était installé au Takrur, et non pas sur l’Atlantique, ni sur l’embouchure du fleuve Sénégal ; voir Ba 2002 : 119-122. NDE]. 107 [Pour plus de précisions, voir Ba 2002 : 122-125. NDE]. 108 [Ba 2002 : 133-135, extraits choisis. NDE]. 109 A M'Bumba, nous avons eu un entretien enregistré avec M. Pathé Wane. 110 Gaden H., Manuscrit I.F.A.N., Cahier N° 10 et Soh 1913 : 18 et 274. 146 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro disent souvent : holto Koba nati ? Holto Kuyam nati ? Réponse : Nderdundu (dans la forêt) parce qu’après que Manna ait été noyé, ce que rappelle leur Wey Manna, ses parents Koba et Kuyam s'enfuirent dans la brousse. » L'évocation de la fin de Manna apparaît à nos yeux comme l'expression symbolique de la crise politique qui frappe le Takrur au XIIIe siècle. Nous n'ignorons pas qu'un pouvoir autocratique n'est pas nécessairement un pouvoir faible, dans la mesure où il peut toujours se maintenir en substituant à l'idéologie de légitimation les appareils de répression. Mais lorsque la remise en cause du pouvoir aboutit à la destitution et au meurtre du souverain, on peut véritablement parler de crise politique, voire d'une remise en cause de la légitimité du pouvoir. Par ailleurs, l'autorité des Manna s'est considérablement affaiblie avant la fin de la dynastie. Les régions extrêmeorientale et occidentale échappent à son contrôle. La naissance du Djolof peut d'ailleurs être appréciée dans cette perspective. La région où Njaajan Njaay va construire le royaume Wolof appartient au Takrur. Selon Y. Dyao, c'est sous Manna que la province du Gammalo devint indépendante. L'on sait par ailleurs que le Gammalo appartient à Waalo, berceau de l'empire Wolof. De même, selon les mêmes sources, la province du Dimat fait allégeance au buurba Jolof, à la même époque (Dyao 1912 : 133). La conquête de l’empire du Mali Les traditions orales, comme les sources arabes, permettent d'établir que le Takrur, au XIIIe siècle, fut victime de l'expansionnisme de l’empire du Mali. Les traditions fuutankooBe font l'impasse sur cet épisode, et pour cause. Même C. M. Kamara, dont le souci d'objectivité est fort remarquable, n'échappe pas à la règle111. Les traditions extérieures, par contre, sont assez explicites. Les textes manden recueillis par J. Vidal, en 1923 [sans référence], à Kangaba, citent parmi les pays dépendants du Mali à la mort de Soundiata [Sunjata112] : le Fuuta Tooro, Sankaran, le Wasulu, le Fuuta Jaloo, la Haute Gambie. D. T. Niane (1977 : 35) confirme l'information lorsqu'il donne le Fuuta Tooro comme marge occidentale de l'empire manden. [Manden Duguba, ou Terre des Mandé, noyau historique de l’empire du Mali, ses ressortissants se nomment Mandenka ou Maninka]. Les sources arabes confirment largement l'appartenance du Takrur au Mali. Al-Umari, le premier, fournit une indication certes indirecte, mais 111 À propos de la conquête du Fuuta par le Jolof, Kamara (1975 : 794) écrit : « Les habitants du Fouta ignorent cela (voire) le nient, n'en ayant pas pris connaissance, étant donné leur ignorance prédominante en matière d'histoire et à cause de l'ancienneté de l'époque. » 112 [Sur Sunjata et le mansa Musa voir le très intéressant texte de Paulo de Moraes Farias, Au-delà de l’opposition coloniale entre authenticité africaine et identité musulmane. L’œuvre de Waa Kamisoko, barde moderne et critique du Mali, in M. Villasante (dir.), Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, L’Harmattan, 2007 (2 vol.), vol. II : 271-307. NDE]. 147 Abdourahmane Ba suffisante. Il rapporte une mise au point que lui fit mansa [souverain] Musa lors de son voyage au Caire. En effet, on avait coutume, à cette époque, d'appeler le Mali « Takrur » et « il (mansa Musa) en est froissé, écrit AlUmari, car le Takrur n'est que l'une des régions des peuples de son empire. Le nom qu'il préfère est celui de Mali qui est la région la plus étendue de ses États. » (Cuoq 1973 : 281). Dans un autre passage, il donne les limites de l'empire manden : « Le Mali s'étendait jusqu'à Toura à l'ouest et comprenait parmi ses provinces Takrur et Sanagana. » [De son côté], Jean Boulègue (1968 : 44) nous invite, à juste titre, à lire Tooro pour Toura. Ibn Khaldun a une acception totalement erronée des Takruri qu'il place à l'est113, mais il nous apprend que l'empire du Mali s'étendait depuis l'Atlantique et Ghana à l'ouest, et que « la ville de Silla, Takrur et Ghana appartiennent aujourd'hui aux gens du Mali. » (Cuoq 1973 : 402). Al-Kalashandi (m 1418) se trompe surement lorsqu'il affirme que Takrur est la capitale du Mali, mais le moins qu'on puisse en tirer est l'appartenance de cette ville à l'empire (Cuoq 1973 : 441-442). Au XVIe siècle, M. Kati (1964 : 68-69) recueillit auprès d'Ibn el Moktar le témoignage suivant : « Le pouvoir de l'Empereur s'étendait autrefois du Biton jusqu'à Fankâsso, et du Kaniaga jusqu'à Singuilo, y compris le Fouta et le pays de Diara ainsi que les Arabes qui s'y trouvent. » Il semble donc que la conquête du Takrur par le Mali n'advient pas avant 1286114. [On a montré que] la prééminence des Tondjon date de l'époque de Sakura, plus que de celle de Sunjata. Enfin, toutes les sources manden s'accordent à attribuer la conquête sinon de la Sénégambie, du moins celle du Djolof et de la Gambie, à Tiramagan Traore, contemporain et général de Sunjata. Leur silence sur le Takrur nous semble être la preuve que Soundiata ne vit pas la conquête de celui-ci. L’origine des Tondjon : mythe de fondation manden115 Le mythe de fondation manden donne une idée précise sur l'origine des Tondjon. Ce mythe, comme beaucoup d'autres, jette les bases de la structuration sociale du pays des Mandé. Il établit et justifie les différentes hiérarchies. Selon O. Konaré (1981 : 133) : « La coutume qui a donné naissance aux structures sociales du Manden daterait de l'époque de Sunjata (…). Après la bataille de Kirina en 1235, Sunjata aurait fixé les droits et devoirs de tous les alliés réunis à KuruKantuga, près de Kaaba. La structure de la société manden n'aurait subi aucune modification sensible depuis lors. » 113 Cooley (1970), le suit dans la même erreur. 114 Cuoq J., 1973 : 202. Voir aussi note n° 8, page 217. 115 [Ba 2002 : 139-14, extraits choisis. NDE]. 148 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro Fig. 9. Mansa Musa (c. 1280-c. 1337) (Détail, Atlas catalán 1375, NY Daily News) Cependant, l'analyse à laquelle nous avons soumis ce mythe, en séminaire, ne nous autorise pas des conclusions chronologiques aussi précises. Nous avons tout simplement retenu qu'il a pris corps au moment de la plus grande extension du Mali. Rien ne s'oppose à ce que le texte ait été retouché après Sunjata116. Dans le texte oral, tel qu'il est publié, les Manden descendent de Bilali Benouma, compagnon du Prophète. Parmi les sept petits-fils de Bilali, l'aîné Laawalo partit de la Mecque pour le Manden. Il eut deux fils, Kalabi Boniba qui choisit le pouvoir et Kabali Dauman qui préféra la richesse, il serait l'ancêtre des Dioula [Joola]. Kalabi Boninta eut trois petits-fils dont descendent les trente familles du Mandé : cinq familles Masaré ou Keita, cinq familles de marabouts, quatre familles de « gens de caste », seize familles de « captifs nobles » dits tôta dyô tâ Woro (seize captifs qui ont pris l'équipement de guerre). Ils sont les alliés volontaires de Keita, avec qui ils sont parfois unis par le mariage. Les chercheurs qui se sont intéressés à l'empire du Mali ont tous insisté sur l'aspect commerçant et musulman du pouvoir. Cependant, si la naissance de l'empire est liée au personnage de Soundiata [Sunjata], « roi musulman », il demeure que, très tôt, le pouvoir fut soumis, de fait, à des hommes d'origines sociales et d'idéologies tout à fait différentes. Dès 1285, le règne de Sakura, qui se prolonge jusqu'en 1300, révèle l'importance que les 116 Séminaire « Cultures matérielles et occupations de l'espace », dirigé par J. Devisse, C.R.A Paris, 1979/1980. 149 Abdourahmane Ba esclaves de la couronne ont acquise au sein de la société politique et civile. Il y eut entretemps le célèbre règne de Mansa Musa. Mais, de 1374 à 1387, comme de 1388 à 1390, les honneurs suprêmes furent dévolus respectivement à Marijaata et Santigi (Konaré 1981 : 148). On comprend aisément que le souvenir des souverains d'origine servile n'apparaisse pas toujours à travers les sources orales. Les chroniqueurs leur attribuent des généalogies idéales par prestige ou par piété, ou alors omettent purement et simplement d'en parler. M. Ly Tall (1975) a eu l'occasion, au cours d'enquêtes menées au Mali, d'en donner une illustration qui, en dehors du recul critique qu'elle nous enseigne, nous fournit la preuve de la place que certains hommes d'origines serviles ont occupée au Mali. Les ceddo : armée professionnelle D'un autre côté, nous avons relevé un élément important du phénomène ceddo117 : la constitution d'une armée de professionnels de la guerre. Or, ce qui ne saurait être un hasard, c'est avec l'émergence des esclaves de la couronne que l'armée des professionnels de la guerre est instituée au Mali. L'armée du temps de Soundiata était « composée, à l'occasion, de chasseurs et de paysans. Chaque village fournissait, en cas de nécessité, un contingent constitué surtout de chasseurs mobilisables à tout moment ». À cette époque, tout homme libre pouvait lever armée quand le besoin se faisait sentir. « La guerre, selon O. Konaré (1981 : 152), était réservée en priorité aux horon (hommes libres), car elle représentait pour le horon un moyen de justifier sa qualité ». Chaque village, constitué essentiellement de chasseurs, donc de guerriers potentiels, apportait son contingent le moment venu et chaque contingent assurait lui-même sa survie. Avec les Tondjon fut instituée l'armée de métier, ou plus exactement l'armée des professionnels de la guerre, qui, non seulement, se recrutait parmi une catégorie spécifique de la société, mais aussi vivait aux dépens des autres. 117 [Selon Ba 2002, note 257, le mot ceddo est d’origine manden et signifie « homme par essence ». En pulaar il désigne « ceux qui ne sont pas halpular’en ». En wolof, il désigne l’aristocratie préislamique. Le terme a été utilisé de manières différentes dans la région. Voir le Chapitre 3, James Searing. NDE]. 150 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro Fig. 10. Gravure « Guerriers Wolof » (sans date ni auteur, archeo-gallay.ch) Les armées de métier vivaient de contributions imposées aux populations des régions où elles se trouvaient en stationnement. Les chefs recevaient chaque année des gratifications du mansa. La taille du Mali, vaste empire s'étalant du Niger à l'Atlantique, regroupant des provinces dont l'histoire et le peuplement étaient différents, nécessitait un appareil administratif relativement sophistiqué. C'est ainsi que selon la nature des provinces on distinguait trois types d'administration. L'épicentre constitué par les provinces du Mande était sous l'autorité directe du mansa, représenté soit par un parent, soit par un allié. Certaines provinces étaient soumises à un simple tribut. Il s'agit, selon M. Ly Tall (1975 : 114-115), de royaumes déjà constitués avant la soumission, tels Walata [cité caravanière], Diarra, Wagadu… Et quand la résistance n'avait pas été forte, la dynastie locale conservait son trône, tout au plus procédait-on à un changement de branche pour porter au pouvoir tel chef plus docile. Un fonctionnaire était alors nommé pour surveiller le chef local et, semble-t-il, les négociants arabes, pour les villes frontières, telle Walata. [Le fonctionnaire], très discret, semble s'en tenir à une fonction surtout économique et diplomatique. Au sujet de Ghana, nous possédons le témoignage d'Al-Umari, confirmé par les sources orales118. Le troisième type de provinces étant sous 118 Selon Al-Umari (1927 : 5) : « Sur l'étendue de ce royaume, nul ne porte le titre de roi que le souverain de Ghana qui n'est plus que le lieutenant du souverain malgré son titre de roi. » Selon M. Ly Tall (1977 : 68-77) : « Les traditionnistes de Dioma-Hamana se rappelaient 151 Abdourahmane Ba administration directe, le mansa y était représenté par les faren. Selon M. Ly Tall, l'administration directe était imposée aux royaumes où la résistance avait été trop violente. Elle cite à ce sujet l'exemple du Sooso qui, selon la tradition, fut totalement rasé et la dynastie des Kanté remplacée par des représentants du mansa (Niane 1960 : 126). Par ailleurs, l'on constate que le Takrur relevait de ce troisième type de provinces. Faut-il pour autant avancer que la résistance y fut violente ? Rien n'autorise une telle conclusion, même si une source orale quelque peu douteuse, selon J. Boulègue, laisse supposer que la conquête du Jolof fut violente. Par contre, il est possible que l'administration directe ait été appliquée aussi aux provinces auxquelles la situation géographique confère quelque importance stratégique ou économique. En effet, le Takrur est avant tout une marche militaire. Localisé sur la frontière ouest de l'empire, il en constitue une des portes dont la maîtrise peut être capitale pour la sécurité du pays. Mais le Takrur est surtout cet empire qui, aux XIe-XIIe siècles contrôle, avec le Ghana d'abord, le trafic de l'or sur les axes occidentaux. Le Takrur était donc administré par des faren. Les farinw (farin, courageux) désignaient les preux du Manden. Ils étaient chefs de provinces et, à ce titre, n'avaient aucun pouvoir sur le Manden, mais, contrairement aux fonctionnaires discrets de Walata, par exemple, ils étaient des chefs d'armées, responsables de la sécurité interne et externe du Mali. En qualité de chefs de provinces, ils représentaient le mansa, rendaient la justice en son nom, garantissaient la sécurité et levaient les impôts. Ils étaient d'origines diverses : parents, alliés du mansa mais aussi affranchis. Ce qui nous importe ici, c'est le caractère militaire et l'origine servile qui nous éclairent sur la nature du pouvoir des Tondjon, car ces derniers portaient le titre de faroba (Soh 1913 : 307). Il semble que le faren du Ghana, le faraba de l'empire du Mali ou le fari (farba) wolof soient tous dérivés du même titre « pharaon » dit pour fari Ise. En égyptien ancien « fari » est un composé de far (fiancé ou épouse en Wolof) et de Isé (Isis) (Diagne 1981 : 28). L'ensemble de ces indices incline à conclure que l'avènement des Tondjon traduit au Takrur la prééminence d'une aristocratie militaire, d'idéologie féodale et dont la conception du pouvoir politique repose sur la violence. Le pouvoir Tondjon peut, à nos yeux, être caractérisé comme un État guerrier. Nous n'ignorons pas que le concept d'État guerrier est loin d'être neuf. Largement étudié entre autres par Clausevitz, il a récemment été opérationnalisé sur le champ de l'histoire africaine à travers un imposant ouvrage collectif, Guerres de lignages et Guerres d'États119. De cet ouvrage, encore, en 1960, le statut particulier dont bénéficiait le roi du Wagadu qui a royalement reçu Soundiata en exil. » Le statut du Wagadu peut s'expliquer par son rôle d'intermédiaire dans le trafic de l'or. 119 Présenté par J. Bazin et E. Terray, 1982. 152 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro nous retiendrons en particulier deux contributions : celle de J. Bazin et celle de C. Aubin (Bazin et Terray, 1982 : 319-374 et 423-500). Les ceddo et la traite négrière120 Au XVIe siècle, l'ouverture du front historique atlantique intègre, et ce jusqu'à nos jours, la Sénégambie dans le marché capitaliste. L'arrivée des Européens aura des conséquences considérables sur l'histoire en général, et en particulier la conception du pouvoir en Sénégambie. Quelques monographies consacrées au Kajoor nous permettent d'étudier la mutation profonde introduite par ce qu'Audiberti a appelé « l'effet ceddo »121 et qui nous semble pouvoir éclairer la signification du pouvoir des Tondjon. Tous les chercheurs s'accordent à reconnaître que le phénomène ceddo est étroitement lié à la traite négrière. Aux XVII-XVIIIe siècles, l'âge d'or, si l'on peut ainsi s'exprimer, de la traite négrière, le royaume du Kajoor se trouve dans une situation particulière où, pour répondre aux exigences économiques de l'aristocratie dominante, il est obligé de s'adonner au juteux commerce de l'homme. De par sa position géographique, le Kajoor est exclu des grandes voies de communication que constituent les fleuves Sénégal et Gambie. En 1658, les Français s'installent à Saint-Louis et contrôlent le fleuve Sénégal, alors que, près d'un demi-siècle plus tard, les Anglais s'arrogent le monopole presqu'exclusif de la Gambie. La seule ouverture du Kajoor (et du Waalo) reste le comptoir de Rufisque, face au tristement célèbre comptoir négrier, l’île de Gorée. Curtin (1975 : 185) [a abordé cette question, cependant, il] a tort lorsqu'il évoque l'incapacité des souverains à maîtriser les ceddo. En fait, l'activité des ceddo répondait d'abord aux besoins des souverains et pour cela fut institutionnalisée. Pour répondre à la demande du marché euraméricain, les États avaient besoin d'une caste guerrière entièrement dévouée, capable de razzier et d'asservir les paysans désarmés. En contrepartie, les ceddo bénéficiaient, entre autres, du droit de moyal, droit de pillage qui rappelle sans étonner le droit de fait dont jouissaient les guerriers du moyen-âge européen. Le phénomène ceddo est aussi lié à la recrudescence de la violence consécutive aux troubles occasionnés par la guerre des marabouts et des conflits entre les différentes familles aristocratiques. [Comme l’ont noté Barry (1980 : 19) et Rousseau (in Dyao 1933)]. De l'avis de M'Baye Gueye (1981 : 5-7), l'institution des ceddo répondait à une autre exigence. Il soutient que l'institution est une réaction « aux menaces extérieures que représentaient l'islam et surtout la traite négrière qui, du XVIe jusqu'à la conquête coloniale (sont) les facteurs déterminants qui ont rompu l'équilibre institutionnel de la société, provoqué des désaxements d'une telle ampleur 120 [Cette section a été insérée en introduction au chapitre sur les Tondjon et la conception du pouvoir, elle, est incluse ici parce qu’elle aborde les XVI-XVIIIe siècles. NDE]. 121 Cité par Le Roy E., 1981 : 152. 153 Abdourahmane Ba que la société a été obligée de se remodeler pour sauver son identité. » La réponse aux défis extérieurs serait la centralisation politique et administrative dont les ceddo ont été l'instrument. « Sans doute, ajoute l'auteur, cette catégorie existait de tout temps dans les cours royales, ses fonctions étaient strictement limitées à l'étiquette de cour (mais après) ils furent alors utilisés à des emplois politiques et administratifs pour mieux contrôler les laman ». M'Baye Gueye semble par ailleurs favorable à cette institution dont il fait remarquer que le rôle s'accrut au Kajoor avec la dynastie des « Guedj issue du peuple (et qui) percevait mieux que quiconque les doléances et les préoccupations des collectivités. » Ce point de vue nous semble partiel [car] il tend à occulter les exactions des ceddo sur les paysans, et leur fonction sociale et politique. Elle participe de la même démarche qui, récemment, a conduit un cinéaste sénégalais, dont le talent est incontestable, à confondre ceddo et peuple122. CONCLUSIONS On l'aura constaté, ce travail, à certains moments, pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses. Nous sommes cependant arrivés à quelques conclusions. À la faveur de la migration de l'isohyète 400, consécutive à la péjoration climatique qui frappe le Soudan occidental au début de notre ère, des populations sédentaires jadis localisées dans le Sud mauritanien [contemporain] ont glissé vers la moyenne vallée du fleuve Sénégal. Quelles sont ces populations ? Si certains indices permettent d'identifier les Seerer, il faut se garder de vouloir à tout prix voir là des nations différentes, constituées en ethnies. Dans l'état actuel de nos connaissances, il semble plus juste de parler de populations sédentaires vivant d'agriculture et de pêche. Le glissement de ces populations n'est nullement occasionné par les invasions nomades. Les nomades et les sédentaires ne sont pas des populations antagoniques par nature. Non seulement leurs économies sont complémentaires, mais, à plusieurs moments de leur histoire, ils ont entretenu des relations pacifiques et même noué des alliances politiques. L'image du nomade envahisseur relève d'un certain diffusionnisme. Si les sédentaires ont quitté le sud de la Mauritanie actuelle, c'est parce que les conditions physiques ne leur laissaient que cette alternative, à moins de changer de mode de vie. Sur les rives du fleuve Sénégal, ils constituent un État que nous connaissons au XIe siècle, sous le nom Takrur, mais dont les racines plongent dans les Ve ou VIe premiers siècles de notre ère. En effet, dès cette époque, la maîtrise du fer, dont l'archéologie apporte maintes preuves, a pu 122 O. Sembene a réalisé en 1977 un très beau long métrage où, à travers une violente satire contre le christianisme, la traite négrière et l'islam, il célèbre la résistance des peuples noirs africains face aux idéologies et pouvoirs étrangers. Ces peuples, il les nomme « ceddo ». 154 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro donner naissance à une civilisation prospère. C'est à cette époque que se constitue ce que nous avons appelé l'État forgeron [Jaa Ogo]. Il s'agit de la première organisation politique du pays. Elle est dominée par ceux qui contrôlent la production du fer. À partir du XIe siècle, le commerce transsaharien et l'empire almoravide jettent un pont entre le Sénégal et les pays de la Méditerranée. Désormais, et ceci pour deux siècles, le Takrur ravit sa place au Ghana et devient le principal débouché des axes transsahariens. C'est l'apogée du royaume qui étend son hégémonie sur des cités prospères, telles Barisa, Silla et peut être Awlil. L'islam devient la religion d'État et, en son nom, les souverains du Takrur razzient et asservissent les populations animistes vendues sur les marchés esclavagistes au-delà du Sahara. Nous avons caractérisé cette période comme celle de l'État marchand [Manna]. Quelque part à la fin du XIIIe siècle, le Takrur, affaibli par une crise interne et probablement par le détournement des voies commerciales, est conquis par l'empire du Mali. Il est administré par les Tondjon, aristocratie militaire d'origine servile. C'est le règne de l'État guerrier. À partir du XIVe siècle, les sources arabes et plus tard les chroniqueurs du Soudan occidental utilisent le toponyme Takrur pour désigner le Mali et tout le Soudan occidental. La confusion s'explique non pas, comme on l'a cru jusqu'à présent, à la faveur de l'islamisation du Takrur, mais pour des raisons d'ordre économique. En effet, il nous semble que, pendant les XI-XIIXIIIe siècles, le Takrur a connu un tel développement et joué un rôle si important dans les relations transsahariennes que, lorsqu'à la fin du XIIIe siècle [le Mali] émerge, on l’appelle Takrur. Si ce travail, à la fois ambitieux et modeste, parvenait tout simplement à dégager des orientations de recherches attestant qu'il est possible d'écrire l'histoire du Takrur, son auteur s'en trouverait largement comblé. * 155 Abdourahmane Ba REFERENCES CITEES Entretiens A. D. Ba (qui se dit pullo lamankobe) entretien à Gamaaji. Baba Gangué, inspecteur de l'Enseignement primaire, rencontré à Podor le 27 octobre 1981. Il se dit descendant des Lam Tooro. M. Pathé Wane, entretien enregistré à M'Bumba. P. Diagne, entretien à Dakar. Archives GADEN H., [sans date], Manuscrits, Fonds Gaden de l’IFAN, Cahiers, Dakar. Références bibliographiques AJAYI J.F. et M. CROWDER, 1975, History of West Africa, London, Longman. ALLIOT M., 1981, L’État et la société en Afrique noire, greffes et rejets, in État et société en Afrique noire, in Actes du Colloque organisé au Centre d’études africaines, Paris, SFHOH : 95-100. AL-NAQAR U., 1969, Takrur. The History of a name, Journal of African History, X : 363-374. ARDOUIN Ch. D., 1978, La caste des forgerons et son importance dans le Soudan Occidental, Études maliennes, 24 : 1-32. BA A. ould, 1982, Les Almoravides à travers les sources orales en Mauritanie. Mémoire de maîtrise, Université de Paris I. Ba Abdourahmane, 1996, Le Takrur des origines à la conquête par le Mali (VIeXIIIe siècles), Université Cheikh Anta Diop de Dakar, IFAN. Publié en 2002, R. Vernet (éd.), CRIAA, Département d’Histoire, Université de Nouakchott. BARROS João de [XVIIe s.] 1945, Décadas, [Europa, Asia, Africa, Santa Cruz], 4 vol., Lisboa, Livraria Sa da Costa, Algueirão-Mems Martins. BARRY B., 1972, Le royaume du Walo, Le Sénégal avant la conquête, Paris, Maspero. BARRY B., 1981, Émiettement politique sénégambien du XVe au XVIIe siècle, État et sociétés en Afrique noire, Actes du Colloque organisé par le CRA, octobre 1980. Paris, SFHOM : 37-52. BATHILY A., 1969, Notices socio-historiques sur l’ancien royaume Soninké du Gadiaga, BIFAN, XXXI : 42-47. BATHILY A., 1975, A discussion of the traditions of Wagadu with some references to Ancient Ghana, including review of oral accounts, arabic sources and archeological evidences, BIFAN, Tome 37 : 1-94. BATHILY A., 1989, Les portes de l’or. Le royaume de Galam de l’ère musulmane au temps des négriers (VIIIe-XVIIIe siècles), Paris, L’Harmattan. BAZIN J. 1982, État guerrier et guerres d’État, in BAZIN J. et E. TERRAY, 1982, Guerres de lignages et Guerres d'États, Paris, Éditions des archives contemporaines : 319-374. BAZIN J. et E. TERRAY, 1982, Guerres de lignages et Guerres d'États, Paris, Éditions des archives contemporaines. 156 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro BECKER C. et V. MARTIN, 1976, Kayor et Baol : Royaume sénégalais et trait d’esclaves. La traite des Noirs par l’Atlantique. Nouvelle approche, Paris, Société française d’outremer. BOMBA V., 1977, Traditions about Ndiadiane N’Diaye, the first Bourba Djolof, BIFAN XXXIX : 1-14. BOULEGUE J., 1966, Contribution à la chronologie du royaume de Saloum, BIFAN [sans pages]. BOULEGUE J., 1968, La Sénégambie du milieu du XVe au début du XVIIe siècle, Thèse de 3e cycle, Paris I. BOULEGUE J., 1979, Sur l’ancien royaume de Namandiru, Communication au Colloque de Dakar [inédit]. BOULEGUE J., 1981, Un empire peul dans le Soudan occidental au début du XVIIe siècle, in Le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à R. Mauny, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer : 700-706. BOUTILLIER J.L., 1962, Moyenne vallée du Sénégal : Études sociologiques et économiques, Paris. CA DA MOSTO A., 1895, Relation de voyages à la côte occidentale d’Afrique : 1455-1457, publiée par Ch. Scheffer, Paris, Leroux. CHAVANE B., 1980, Recherches archéologiques sur la moyenne vallée du Sénégal, Thèse de 3e cycle, 2 vol., Université d’Aix-en-Provence. CHEIKH Abdel Wedoud ould, et B. SAISON, 1983, Vie(s) et mort(s) de al-Iman Hadrami : auteur de la postérité saharienne du mouvement almoravide, Nouvelles études mauritaniennes, t. I, n° 2. COLOMBANI 1931, Le Guidimaka : étude géographique, historique et religieuse, Bulletin de correspondances des études historiques et scientifiques d’AOF, 14. COOLEY W.D., 1966, The Negroland of the Arabs, London, Longman. COQUERY-VIDROVITCH C., 1981b, Les structures du pouvoir et la communauté rurale précoloniale, Revue canadienne d’études africaines, XV, 3 : 433-449. COURTEAUX A., 1982, L’Africain, le Maure, l’Afrique, l’islam dans la constitution d’une idéologie castillane au XIIIe siècle, Thèse de 3e cycle, Université de Paris I. CUOQ J., 1973, Recueil des sources arabes concernant le Bilad al-Sudan depuis le VIIIe siècle jusqu’au XVIe siècle, Thèse de doctorat, Université de Paris I. CURTIN P. D., 1975, Economic change in precolonial Africa: Senegambia in the Era of Slave Trade, Madison, University of Wisconsin Press. DAVEAU S., et CH. TOUPET, 1963, Anciens terroirs Gangara, BIFAN, XXV : 193214. DELAFOSSE M., 1972, Haut Sénégal-Niger, Paris, Maisonneuve et Larose, 3 vol. DEME K., 1966, Classes sociales au Sénégal précolonial, Pensée n° 130 [sans pages]. DESCHAMPS H., 1070-1971, Histoire générale de l'Afrique, Paris, PUF. DEVISSE J. et D. ROBERT-CHALEIX, 1983a, Tegadaoust III, Recherches sur Awdaghost, Paris, Recherches sur les civilisations, Mémoire n° 25. DEVISSE J. et D. ROBERT-CHALEIX, 1983b, Les routes du commerce en Afrique occidentale, in Histoire générale de l’Afrique, UNESCO, vol. III. DEVISSE J., 1983, Histoire et tradition urbaine au Sahel, in Lecture de la ville africaine contemporaine. Actes du séminaire sur les Transformations de l’architecture dans le monde islamique, Dakar, 10 pages [inédit]. 157 Abdourahmane Ba DIAGNE P., 1967, Pouvoir traditionnel en Afrique occidentale, Paris, Présence africaine. DIAGNE P., 1981, Le pouvoir en Afrique, Le concept de pouvoir en Afrique, Paris, Les Presses de l’UNESCO : 28-55. DIOP Boly, [sans date], Les Subalbé, pêcheurs de la moyenne vallée du fleuve Sénégal, Paris, sans date. DIOP Ch. A., 1978, Nations nègres et culture, Paris, P.A. DIOP L. M., 1968, Métallurgie traditionnelle en âge du fer en Afrique, BIFAN, XXX, 2. DIOUF M., 1981, Le problème des castes dans la société wolof, Revue sénégalaise d’histoire, vol. 2, n° 1. DYAO YORO, 1912, Légendes et coutumes sénégalaises. Les Cahiers de Yoro Dyao, Traduit et annoté par GADEN H., Revue d’ethnographie et de sociologie, Paris : 119-217. DYAO YORO, 1933, Le Sénégal d'autrefois, études sur le Cayor, Cahiers de Y. Dyao, présentés et publiés par R. ROUSSEAU, Bulletin du comité d’études historiques et scientifiques d’A.O.F., n° 2 : 237-298. [Voir aussi Bulletin IFAN, 1942]. [Voir aussi Y. Dyao in SOH Siré-Abbàs, 1913, Chroniques du Fouta sénégalais]. ENGELS F., [1884] 1973, L'origine de la famille, de la propriété privée et de 1'État, Paris, Éditions sociales. FALL R. 1983, Le royaume du Bawol du XVIe au XIXe siècle. Pouvoir wolof et rapports avec les populations Sereer, Thèse, Université de Paris I. FALL Y., 1982, L’Afrique à la naissance de la cartographie moderne (XIVe-XVe siècles, les cartes majorquines, Paris, Karthala. FERNANDES de Moravia Valentim [1506-1507] 1938, Description de l’Afrique de Ceuta au Sénégal. Traduit par Pierre de Cenival et Theodore Monod, Comité d’études historiques et scientifiques de l’AOF, Paris, Larose. GADEN H. 1931, Proverbes et maximes Peul et Toucouleurs, traduits, expliqués et annotés, Paris, Institut d’ethnologie. GADEN H. 1935, Du régime des terres de la vallée du Sénégal avant la colonisation, Bulletin de la CEHSAOF, XVIII, n° 4. GUEYE M'Baye, 1981, Le pouvoir politique en Sénégambie des origines à la conquête coloniale communication au Colloque État et Société en Afrique Noire, Paris, S.F.H.O.M., 1981 : 380-387. HENNIGE D., 1974, The chronology of oral traditions. Questions for two chimera, Oxford, Studies in African Affairs [sans n° de pages]. HUNWICK J. O., 1979, Notes on a late fiftienth century document concerning al Takrur, in African Perspectives, C.H. ALLEN and R.W. JOHNSON, éd., C.U.P. HUNWICK J.O., C. MEILLASOUX, J.-L. TRIAUD, 1979, La géographie du Soudan d'après al-Bakri, Revue française d’histoire d’Outre-mer, LXVI : 111-138. JOIRE J., 1977, Les fouilles de Podor, BIFAN, XXXIX, 4. JULIEN C. A., 1931, Histoire de l'Afrique du Nord, Paris, Payot. KAMAL Y, 1930 [1926-1962], Monumenta Cartographica Africae et Aegypti : 19261962, 16 vol. en 5 tomes. KAMARA C. M. 1975, Histoire du Boundou, traduit et annoté par M. N'Diaye, BIFAN, B, 4 : 784-816. KANE A., 1917, Histoire et origines des familles du Fuuta Tooro, Bulletin du CEHAOF. [Sans n° de pages]. 158 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro KANE O., 1966, Les Maures et le Futa Toro au XVIIIe siècle, cahier d’études africaines, XIV, 54, pp. 237-252. KANE O., 1986, Le Fuuta Tooro des Satigi aux Almaami (1512- 1807), Thèse d'État, UCAD, Dakar. KATI Mahmud [auteur du XVIe s.], 1913 et 1964 [aucune référence bibliographique. Voir N. LEVTZION, 1973, Mahmud Kati fut-il l'auteur du Ta'rikh al-Fattash ?, BIFAN, XXXVI, B, 4, 1971 : 665-674 [Cité par A. Ba 2002 : 166]. KONARE O., 1981, La notion de pouvoir dans l'Afrique traditionnelle et l'aire culturelle manden en particulier, in Le concept de pouvoir en Afrique, Paris, Presses de l’UNESCO : 130-170. LACOSTE Y., 1981, Ibn Khaldun. Naissance de l'histoire, passé du Tiers-Monde, Paris, Maspero. LAROUI 1976, L'histoire du Maghreb, Un essai de synthèse, Paris, Maspero. LE ROY E., 1981, Les métamorphoses des représentations du pouvoir et des pratiques politiques, sous l'impact de l'économie sénégambienne dans le royaume wolof du Cayor (XVIIIe et XIXe siècles) Bulletin de liaison de l’équipe de recherche du laboratoire d’anthropologie juridique, 4 : 141-162 LEVI-PROVENÇAL E., 1947, Séville musulmane au début du XIIIe siècle. Le traité d'Ibn Abdun sur la vie urbaine et les corps de métiers, Paris, Maisonneuve. LEWICKI T., 1965, L'Afrique dans le Kitab al-Masalik wa'1 - Mamalik d'Abu 'Ubayd al-Bakri (XIe siècle), Africana Bulletin : 9-14 LEWICKI T., 1978, L'origine nord-africaine des Bafour, Actes du Deuxième Congrès international d'Étude des Cultures de la Méditerranée Occidentale, Tome II, Alger, S.N.E.D. : 145-153. LUCAS A. J., 1931, Considérations sur l'ethnie maure et en particulier sur une race ancienne : Les Bafour, Journal of African Studies, Paris. LY TALL Madina, 1975 [non 1967], L'Empire du Mali, N E.A. LY TALL Madina, S. CAMARA, B. DIOUBA, 1979, L'histoire du Mandé d'après Jeli Kouku Madé Jabate de Kela [sans lieu ni maison d’édition]. MARTY Paul, 1919, L'émirat des Trarzas, Paris. MERCIER Paul, 1978, Remarques sur la signification du tribalisme actuel en Afrique noire, Cahier d’études africaines : 68. MIQUEL A., 1967, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIe siècle, Paris, 2 vol. MONTEIL V., 1968a, Les Empires du Mali, Études d'Histoire et de Sociologie soudanaises Paris, Maisonneuve et Larose. MONTEIL V., 1968b, Routiers de l'Afrique blanche et noire, traduction d'Al-Bakri, BIFAN, XXX, B, 1. MORAES FARIAS Paulo F. de, 1967, The Almoravids: Some questions concerning the character of the movement during its periods of closest contact with the western Sudan, BIFAN, XX, B, 3-4, 1967 : 794-878. MUTUZA K., 1978, Mise en question du concept d'État et de Civilisation, Présence africaine, 108 : 3-18. NIANE T., 1960, Soundjata ou l'épopée mandingue, Paris, Présence africaine. NIANE T., 1977, Recherches sur le Mali au Moyen Âge, Paris, Présence africaine. NORRIS H.T. 1972, Saharan myth and saga, Oxford, Clarendon Press. NORRIS H.T. 1978, Abdullah ibn Yasin et la dynamique conquérante des Almoravides, in Les Africains, Ch. A. Julien (dir.), t. XII, ed. J.A : 9-39. 159 Abdourahmane Ba PELISSIER P., 1966, Les paysans du Sénégal, St Yrieix, Imp. Fabrègue. PERSON Y., 1962, Tradition orale et chronologie, Cahier d’études africaines, II, 7, 1962 : 462-476. PERSON Y., 1976, « La chimère se défend », Cahier d’études africaines, 61-62, XVI : 405-408. PERSON Y., 1981, L'État-Nation et l'Afrique, Le Mois en Afrique, n° 190-191 : 201209, voir aussi Actes du Colloque État et Société en Afrique Noire, Paris, S.F.H.O.M. : 274-282. REBSTOCK U., 2001, Maurische Literatur Geschichte, 3 Vols., Würzburg, Ergon. ROBERT-CHALEIX D. et M. SOGNANE, 1983a, Une industrie métallurgique ancienne sur la rive mauritanienne du fleuve Sénégal, in N. ECHARD, Métallurgies africaines, Paris : 45-62. ROBINSON D., 1975a, Chiefs and Clerics. The History of Abdul Bokar Kan and Futa Toro, 1853-1891, Oxford University Press. ROBINSON D., 1975b, The Islamic Revolution of Futa Toro, Journal of African History, VII, 2 : 185-221. SAISON B. 1981, Azugi : Archéologie et histoire en Adrâr mauritanien, Recherche pédagogie et culture, 55, 1981 : 66-74. SARR M., 1976, Le Soudan Occidental du Paléolithique à la première période d'instabilité, T. 2 : L'Empire de Ghana, Spécial E.M, n° 16. SECK S. M., 1981, Irrigation et aménagement de l’espace dans la vallée du Sénégal : participation paysanne et problèmes de développement, thèse d’État, Université de Saint-Étienne. SIDIA Cheikh, 1921, in Paul MARTY, « Tableau historique de Cheikh Sidia », Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’UAOF, Larose, Paris : 76-95. SOH Siré-Abbàs, 1913, Chroniques du Fouta sénégalais, Traduites de deux manuscrits arabes inédits, accompagnés de documents annexes et commentaires, d’un glossaire et de cartes. Publié par M. DELAFOSSE, avec la collaboration de H. GADEN, Paris, Leroux. SURET-CANAL J., 1980, Essai d'histoire africaine, Paris, Éd. Sociale. TERRAY E. 1982, Nature et fonctions de la guerre dans le monde akan, in J. BAZIN et E. TERRAY (éd.), Guerres de lignages et Guerres d'États, Paris, Éditions des Archives contemporaines : 423-500. THILMANS G., 1979, Les disques perforés en céramiques des sites protohistoriques du fleuve Sénégal, Notes Africaines, 162 : 59-64. TOUPET Ch., 1966, Étude du milieu physique du massif de l'Assaba, Initiations et Études africaines XX. TRIAUD J. L., 1979 [avec J. O. HUNWICK et C. MEILLASSOUX], La géographie du Soudan d'après al-Bakri, Revue française d’histoire d’Outre-mer, LXVI : 111138. TYMOWSKI M., 1974, La ville et la campagne au Soudan Occidental du XIVe au XVIe siècle. Problème des rapports économiques, Acta Polomae Historica, 29 : 51-79. VANSINA J., 1980, La tradition orale et sa méthodologie, Histoire générale de 1'Afrique, Strombeek, Jeune Afrique, Stock & U.N.E.S.C.O, T. I, chap. 7 : 167190. 160 Le Takrur historique et l’héritage du Fuuta Tooro VIDAL M., 1935, Études sur les tenures du Fouta, Bulletin de correspondance des études historiques et scientifiques d’A.O.F. [sans n° de pages]. WADE A., 1964, Chroniques du Walo sénégalais (1186-1855), traduites par F. Cissé, publiées et commentées par V. Monteil, BIFAN, XX : 440-498. WANE Y., 1969, Les Toucouleurs du Fouta Toro. Stratification sociale et structure familiale, Dakar, IFAN. §§§ 161