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P. SILVIO MORENO, IVE Chercheur en histoire et archéologie chrétienne LES CHRÉTIENS DE SICCA VENERIA Parcours historique et archéologique sur le christianisme du IIIème au VIIème siècle au Kef tunisien - TUNIS 2020 Tous droits réservés Couverture : La ville du Kef Dépôt légal – 2020 – Bibliothèque national de Tunis ISBN 9-789-938-594-430 A mes chers amis Umberto Pappalardo, Seriel Bocciarelli Dominique Martinet TABLE DES MATIERES INTRODUCTION 10 I PARTIE: HISTOIRE CHRETIENNE DU KEF 12 CHRONOLOGIE CHRETIENNE SOMMAIRE D’AFRIQUE DU NORD 12 SICCA VENERIA CHRÉTIENNE (LE KEF) 14 Les premiers siècles du christianisme au Kef La persecution vandale au Kef Les grands écrivains chrétiens du Kef 14 21 25 II PARTIE : ARCHEOLOGIE CHRETIENNE DU KEF 30 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES 31 LES BASILIQUES CHRETIENNES 34 a. Basilique de saint Pierre (Dar-el-Kous) b. Chapelle du saint prêtre Crescentius aux Thermes c. La grande basilique chrétienne Ksar-el-Ghoul d. Le monument Djemma el-Kebira e. Hypothèse de travail : édifice chrétien dans la forêt du Kef ? Monastère ? 34 53 63 69 72 CONCLUSION 79 BIBLIOGRAPHIE 80 8 9 INTRODUCTION Le but de notre étude est simple : nous concentrer sur la vie chrétienne de cette importante ville romaine Sicca Veneria, en proconsulaire à l’époque romaine, aujourd’hui faisant partie intégrante du beau paysage de l’ouest tunisien. Dans la première partie de ce travail, nous avons pu reconstituer quelques éléments clés de l’histoire chrétienne du Kef du IIIème au VIIème siècle grâce aux textes conciliaires, aux textes des écrivains latins Arnobe, Lactance, Victor de Vita, ainsi qu’aux lettres du grand évêque saint Augustin. Les vicissitudes chrétiennes de cette ville ainsi que l’activité de ses évêques nous montrent une religiosité surprenante ainsi qu’une sérieuse identité catholique malgré le contexte difficile et fatigant de la querelle donatiste et des persécutions vandales. Dans la deuxième partie, cette étude veut présenter de façon succincte les inscriptions épigraphiques chrétiennes et l’analyse des ruines archéologiques à caractère chrétien qui sont visitables encore aujourd’hui au Kef. Sur ces dernières, j’en propose trois : basilique de Saint Pierre ; chapelle « de Crescentius » aux grands thermes et la grande basilique de ksar El Ghoul. Les fouilles archéologiques au XIXème siècle ont produit des résultats de première importance. Outre l’observation de séquences architecturales, des indications précieuses ont été recueillies pour y reconnaître l’importance historique des lieux. Deux autres monuments compléteront cette partie. Cette riche histoire chrétienne nous aidera à mieux comprendre les lieux chrétiens que nous pouvons visiter à chaque fois que nous nous rendons au Kef. En effet, lorsque nous visitons des ruines chrétiennes en Tunisie ou ailleurs, une dimension importante intervient : non plus celle du temps, mais celle de l’espace. Nous ne pouvons comprendre ces lieux que si, en même temps, nous écoutons ce que l’histoire et la tradition de l’Eglise africaine ont à nous dire des événements dont ils sont le rappel, le point d’ancrage. Pour cela ce dossier historique et archéologique ainsi rassemblé ouvre des perspectives diverses : notre connaissance du passé ancien de la ville au cœur de la cité du Kef, des informations essentielles sur les premières interventions épiscopales et des éléments tangibles de réflexion en vue d’un meilleur aménagement promotionnel religieux et touristique de ces lieux. La préparation de notre texte, a bénéficié de bien des bonnes volontés pour le relire, vérifier l’écriture et apporter des conseils et modifications. Ma gratitude est grande en particulier vers Umberto Pappalardo, archéologue romain, pour ses précieux conseils et surtout pour son inconditionnel soutien, Seriel Bocciarelli, historienne, pour la révision du texte et les corrections, et à Dominique Martinet pour ses connaissances profondes sur le Kef et les voyages de saint Augustin. Enfin, je voudrais aussi remercier les amis de l’Institut National du Patrimoine, spécialement Mohamed Tlili, ancien conservateur du Kef et Moheddine Chaouali, inspecteur général de la région ouest de la Tunisie. Ces pages sont l’expression de mes profonds sentiments de respect pour tous les historiens et archéologues tunisiens et étrangers qui ont su retrouver et raconter l’ancienne vie de ce peuple moderne. P. Silvio Moreno, ive 10 11 I PARTIE HISTOIRE CHRETIENNE DU KEF CHRONOLOGIE CHRETIENNE SOMMAIRE D’AFRIQUE DU NORD 155-220 : Tertullien, premier auteur et polémiste chrétien qui constitue vers l’an 170 le premier noyau de l’Église à Carthage. 180 : Les scillitains, premier groupe de martyrs chrétiens d’Afrique. 189 : Victor Ier, originaire d’Afrique du Nord. 14ème évêque de Rome. Martyr en 199. Enterré au Vatican. 193 : L’africain Septime Sévère est proclamé empereur romain. 203 : Martyre des saintes Perpétue et Félicité et de leurs compagnons dans l’amphithéâtre de Carthage. 249 : Saint Cyprien évêque de Carthage. Il organise en 256 le concile de Carthage qui réunira plus de 80 représentants d’évêchés africains. Ce nombre d’évêques est plus important que celui de l’Italie et de la Gaule réunis. Il est martyrisé en 258 sous Valérien. 250-258 : Grandes périodes de persécution des chrétiens sous les empereurs Dèce et Valérien. Activités d’Arnobe et Lactance à Sicca Veneria. Vers 295 : Nouvelle réorganisation administrative de l’Afrique sous Dioclétien. L’actuelle Tunisie est divisée en provinces plus petites : Proconsulaire au nord, Byzacène au centre et dans une partie du sud. 303-305 : Nouvelle période de persécution des chrétiens sous Dioclétien. 308-313 : Naissance du schisme donatiste qui touchera toute l’Afrique chrétienne et durera plus d’un siècle. 12 313 : Édit de tolérance envers les chrétiens décrété par l’empereur Constantin. 311-314 : Un autre africain, Miltiade devient le 33ème successeur de saint Pierre à Rome. 354 : Naissance de saint Augustin à Thagaste en Algérie qui deviendra le plus célèbre des Pères de l’Eglise africaine. 380-392 : Le Christianisme est proclamé religion officielle de l’Empire romain par l’empereur Théodose. Le paganisme est interdit. 411 : Saint Augustin convoque la grande conférence de Carthage contre les donatistes qui réunira plus de 500 évêques africains (catholiques et donatistes). Condamnation du donatisme. 430 : Mort de saint Augustin à la veille du débarquement vandale en Afrique. 439 : Carthage est prise par Genséric, roi des vandales. 460 : Naissance de saint Fulgence de Ruspe à Thélepte. L’Afrique fait désormais partie du royaume vandale. Cette période de l’histoire de la Tunisie sera marquée par la confiscation des biens de l’Église et de l’envoi en exil de plusieurs évêques africains dont Fulgence de Ruspe, Eugène, etc. 477-484 : Révoltes des tribus berbères et persécution des catholiques par le roi vandale Hunéric. 492- 496 : Gélase devient le troisième et dernier pontife africain. 533 : Le général Bélisaire envoyé par l’empereur Justinien débarque en Afrique et reconquiert l’Afrique en proie à une grave crise économique et sociale. 582-602 : Règne de Maurice qui réorganise l’empire et consacre la primauté des militaires en Afrique. 646-647 : Le patrice Grégoire gouverneur d’Afrique se déclare indépendant. Il installe sa résidence à Sufetula (Sbeïtla) et son État-major à Thélepte et peut-être à Gafsa. Les premières batailles entre les armées arabes venues de Tripolitaine et les armées byzantines ont lieu en 647 autour de Sufetula. Elles marquent la défaite de ces derniers et la mort de Grégoire. 670 : Kairouan est fondée par Okba Ibn Nafaa. C’est la première ville musulmane d’Afrique. 695-698 : Les musulmans conquièrent Carthage. L’ancienne capitale est définitivement prise. 13 SICCA VENERIA CHRÉTIENNE (LE KEF) La colonie romaine de Sicca-Veneria1, appelée aussi Cirta-Nova, se trouvait entre deux villes romaines, Naraggara (Sidi Yousef) et Musti (El Krib), en Proconsulaire, à l’ouest de l’actuelle Tunisie et à 170 kilomètres de Carthage2. C’est aujourd’hui la ville du Kef qui, au Moyen Âge portait encore le nom arabe de ChakkaBenaria, altération du nom latin3. Elle a toujours été nommée avec honneur. Elle devait son surnom de «Veneria » à un temple fameux de Vénus. La ville fut rattachée en 146 avant J.C. au royaume de Numidie, comprise un siècle plus tard dans l’Afrique nouvelle. Sicca fut ensuite (40 av. J.C.) érigée en colonie par Jules César, ainsi que l’indique son nom de Colonia Julia Cirta Nova Sicca. Ce titre se lit dans les dédicaces retrouvées à Sicca même4. Un monument du règne de Gallien porte le même nom5. Aujourd’hui, comme jadis, Sicca - Le Kef, est une place stratégique importante. Son enceinte actuelle est beaucoup moins étendue que celle de la ville antique. Elle était au centre d’un important carrefour routier. Il s’agissait de la plus importante station sur la voie reliant Carthage à Cirta (Constantine – Algérie). Cela dit, le but de ces pages, est de nous concentrer sur l’histoire chrétienne et les monuments chrétiens visibles encore aujourd’hui lorsque nous visitons le Kef. C’est là que débute notre parcours de foi en découvrant les racines chrétiennes de cette ville tunisienne. LES PREMIERS SIECLES DU CHRISTIANISME AU KEF Le nom de la ville est cité pour la première fois dans un document chrétien lors du concile de Carthage de 256, convoqué par son évêque saint Cyprien, rassemblé pour régler la question du baptême des hérétiques (l’affaire des Lapsis). Ce concile réunit 87 évêques de l’Afrique du Nord et dans le document final appelé sentetiae episcoporum, se trouve parmi les signataires Castus évêque de Sicca6. Il est intéressant de noter que ce Castus évêque de Sicca n’est pas le martyr que J. Mesnage, dans son Afrique chrétienne (1912) cite en s’appuyant sur le De Lapsis, 13 de saint Cyprien et le sermon 285 de saint Augustin. Ces textes font référence à deux chrétiens qui ont subi le martyr ensemble sous la TOULOTTE. A, « Géographie de l’Afrique chrétienne », Rennes, 1892. Cf. Atlas arch. Tunisie, 1/50 000e, f. 62 (environs du Kef), n° 145. 3 Voir à ce propos l’excellent article de KALLALA. N, « De Sicca au Kef (au nord-ouest de la Tunisie), histoire d’un toponyme », in Africa XVIII (INP), 2000, p. 77-104. 4 CIL, n. 1648. 5 CIL, n. 1632. — Cf., n. 1634. 6 MAIER. J.-L., « L’épiscopat de l’Afrique romaine, vandale et byzantine », Rome, 1973, p.23, n°28. Pour la liste des évêques du concile voir aussi, DUVAL. Y, « Densité et répartition des évêchés dans les provinces africaines au temps de Cyprien », in Mélange de l’école française de Rome, 1984, p. 505. 1 2 14 persécution de Dèce (251) après avoir trahi la foi chrétienne dans un premier moment : Castus et Emile. Or, Castus évêque est présent, comme nous l’avons déjà montré, au concile de Carthage de 256. Ensuite, au IVème siècle, nous avons l’évêque Eparchius avec sa variante Patricius. C’est un évêque catholique, dont le nom figure en 9ème dans le préambule des actes du concile réuni à Carthage en 345/348 sous l’évêque Gratus7. Déjà, à l’époque de saint Augustin, au début du Vème siècle, nous constatons la présence de l’évêque Fortunatien de Sicca qui a joué un rôle très important dans la vie de l’Eglise en Tunisie. Il faut tout d’abord remarquer que l’affirmation de Mgr Toulotte dans sa Géographie de l’Afrique chrétienne concernant le rôle de cet évêque et de celui de Vincent de Culusi en 407 afin d’obtenir la création d’avocats pour la défense des Églises8 n’est pas très certaine. En effet, Mandouze dans sa Prosopographie affirme que « étant donné que l’ancienneté de Fortunatien dans l’épiscopat est sensiblement du même ordre que celle de son homonyme, évêque de Neapolis, Nabeul, (ancienneté remontant à la fin du IV ème siècle: pour le premier, en raison de sa présence au nombre des actores de la Conférence de 411 ; pour le second, en raison de son rang de souscription en 411, n° 61), il est impossible de déterminer si c’est lui ou son collègue qui, associé à Vincentius, est délégué, par le concile général de Carthage du 13 juin 407, auprès de l’empereur »9. Également, après 411, étant donné qu’on ne peut être sûr de la date de décès de Fortunatien avant la fin de l’année 418 (voir ci-dessous l’évêque Urbain son successeur), il est impossible de déterminer si c’est lui ou son homonyme, évêque de Néapolis dont le nom figure 18ème dans la suscription de la lettre synodale du concile antipélagien réuni à Carthage en 416 ; qui participe, avec Vincentius, au synode byzacénien de Thysdrus (El Jem) et, toujours avec lui, est délégué de la Proconsulaire au synode byzacénien du 24 février 418 ; enfin qui assiste au concile de Carthage du 1er mai 418. En revanche, l’importance de la présence de cet évêque lors de la conférence contre les donatistes de 411, mérite la peine d’être rapportée ici en entier. Très probablement en raison de sa doctrine, de son autorité et de sa fidélité à la véritable église de l’unité « catholique », il fut élu comme l’un des sept mandataires (actores) qui défendirent la cause des catholiques ensemble avec saint Augustin contre les donatistes10. C’est pourquoi il écrivit ensuite : « J’ai accepté ce mandat et je l’ai signé ». Et quand on eut lu sa souscription, il ajouta : « Je sais que j’ai l’unité dans l’Eglise de Sicca. Quant à un autre évêque, je n’en sais que le nom ». Cet évêque était Paul, qui siégeait dans les rangs des Donatistes. À l’appel de son nom il répondit : « J’ai donné mandat et j’ai signé ». Au cours de la première séance de la Conférence (1er juin), Fortunatien commence par déclarer sa confiance dans les témoignages qui pourront être produits en faveur de l’Eglise catholique, et enchaîne aussitôt sur la nécessité que, conformément au texte de l’édit affiché, le débat soit engagé paisiblement entre les seuls responsables mandatés de 7 MANDOUZE. A, « Prosopographie chrétienne du Bas-Empire », 1, Afrique (303-533), Paris, 1982, p. 353, l’auteur donne une autre graphie Sincensis. Maier, op. cit., p. 31, n° 9, propose la date 349 et écrit Siccensis. 8 Cf. Géographie…, p. 244. 9 Cf. Prosopographie…, p. 485. 10 GESTA CONL. CARTH., I, 2, S.C. 195, p. 560 ; II, 2, S.C. 224, p. 924 ; III, 2, p. 982; Saint Augustin, Lettre 148. Les autres orateurs officiels de la conférence ensemble avec Fortunatianus furent : Aurelius de Carthage, Augustin d’Hippone, Alypius de Thagaste, Possidius de Calama, Vincentius de Culusi et Fortunatus de Constantine. 15 part et d’autre : ce qui l’amène à demander que soit procédé immédiatement à la lecture du mandatum catholique qu’il se propose de faire. Une fois cette lecture faite, non par lui mais par un greffier, c’est avec Petilianus11 qu’il se mesure, successivement pour dénoncer ses manœuvres dilatoires et pour y couper court en consentant, après Alypius12, à la réclamation de l’adversaire demandant que tous les évêques soient présents à cette séance de vérification des mandats. Fortunatien se montre très attentif au cours des opérations de pointage des donatistes : d’abord il proteste contre le fait qu’un simple diacre (donatiste) se croie autorisé à intervenir. Ensuite, pour justifier l’absence de deux collègues pris par leur tâche de contrôleurs des procès-verbaux, il s’acharne, lorsqu’on passe aux mandats donatistes, à demander des précisions sur l’emplacement d’un siège ou sur les modalités de procurations données, le cas particulier de Quodvultdeus Cissitanus (évêque déjà décédé) lui fournissant, pour terminer, matière à cinq interventions destinées à en déclencher d’autres et à faire finalement soupçonner les donatistes d’insincérité. Montrant cependant que c’est le sens général du débat et la précision plus que les futilités qui l’intéressent, il dénonce dans la dernière partie de la séance la manœuvre globale des donatistes tendant à grossir le nombre de leurs sièges et indique que, du côté catholique, 64 sièges sont vacants. Au cours de la deuxième séance (3 juin), Fortunatien prend deux fois la parole pour montrer à Marcellinus13 que les évêques catholiques souscrivent aux termes de son édit tandis que les évêques donatistes s’y opposent et ne cherchent qu’à gagner du temps (en refusant de signer sur la minute leurs interventions de la séance précédente). Le 6 juin, «à la cinquième heure du jour, dans l’église catholique Restituta» à Carthage 14, Fortunatien reçoit personnellement, des mains du greffier Martialis, les procès-verbaux, dûment revus, des deux premières séances et lui en donne par écrit une décharge dont lecture est faite au début de la séance suivante (8 juin). Au cours de cette dernière, Fortunatien intervient très souvent, mais, à l’exemple de l’adversaire, en revenant, parfois hors de propos, sur les mêmes thèmes : a. reproche aux donatistes d’essayer d’éviter le vrai débat par une série de manœuvres dilatoires, notamment relatives à des problèmes de personnes ; b. acceptation néanmoins (sous réserve de celle de Marcellinus) de révéler la composition de la legatio catholique auprès de l’empereur en 410, à condition que, de leur côté, les donatistes acceptent de produire le procès-verbal des gesta praefectoria de 406 qui les compromettent; c. réclamation constante, en vue d’entrer dans le véritable débat (l’origine même du schisme), de lire toutes les archives nécessaires, et notamment la lettre synodale des évêques donatistes répondant au mandatum catholique15. Comme nous le voyons donc, l’évêque Fortunatien de Sicca, de fort caractère, a contribué très fortement, avec saint Augustin, à détruire les mensonges donatistes et à déclarer la véracité de l’unité de l’Eglise catholique. Il est justifié de considérer que grâce à son ministère épiscopal et à son magistère, Sicca Veneria a réussi à se maintenir dans Il a été l’un des plus importants évêques donatiste de Constantine au temps de saint Augustin. C’était un ancien avocat, qui avait été catéchumène dans l’Eglise catholique. Il fut élu, malgré lui, évêque de Constantine par les Donatistes. Dès lors, il devint l’un des chefs du parti. 12 Évêque de Thagaste en 395, il est l’ami incontournable de saint Augustin. 13 Envoyé par l’empereur et son représentant, il présida la conférence du 411. Mais il fut martyrisé par les donatistes en 413. Après sa mort, Augustin décida de ne plus retourner à Carthage. 14 Cf. MORENO. S., « Saint Augustin et les basiliques chrétiennes de Carthage », Tunis, 2020, p. 12-24. 15 Cf. Prosopographie…, p. 483-484. 11 16 l’unité catholique, tout en ayant un évêque donatiste, mais qui ne revêtait pas une grande importance. Fig. 1. Les voyages de saint Augustin : Hippone – Carthage par Thagaste – Sicca. (Cl. C. Morlando) À noter également, l’amitié et la vénération qui liait Fortunatien à saint Augustin16. En effet, Fortunatien reçoit d’Augustin, probablement en 413 une longue lettre 17, avec arguments théologiques à l’appui (d’où le titre de commonitorium – lettre 148), dans laquelle) il lui demandait d’intervenir pour essayer de le réconcilier avec un de leurs collègues dans l’épiscopat, blessé par une de ses lettres relative à la vision de Dieu écrite à la vénérable Pauline en 41218. En voici quelques extraits : « Mémoire au saint frère FORTUNATIEN. Je vous ai prié de vive voix et je vous demande encore de vouloir bien visiter le collègue dont nous avons parlé et obtenir de lui qu’il me pardonne s’il a trouvé quelque chose de dur et d’âpre dans la lettre que je ne me repens pas d’avoir écrite quant au fond, et où j’ai dit que les yeux de ce corps mortel ne voient pas et ne verront jamais Dieu […] Je n’y ai prononcé aucun nom, tout en signalant des erreurs; mais je me suis laissé aller dans mon langage à trop de vivacité, et je n’ai pas eu pour la personne d’un frère et d’un collègue dans l’épiscopat tous les égards qu’elle méritait; je ne justifie pas cela, je le condamne; je ne l’excuse pas, je m’en accuse. Que mon collègue me pardonne, je le lui demande; qu’il se souvienne de notre ancienne amitié et qu’il oublie une offense récente. […] qu’il m’accorde mon pardon avec la douceur que je n’ai pas eue dans ma lettre. Je l’en prie par votre charité, n’ayant pu l’en prier de vive voix comme je l’aurais voulu. J’y ai fait effort par l’entremise d’un homme vénérable, plus élevé que nous tous en dignité et qui a écrit à ce frère offensé ; mais celui-ci a refusé de venir : il soupçonnait, je crois, au fond de cette démarche quelque ruse comme il y en a dans la plupart des affaires humaines ; persuadez-lui qu’une 16 Saint Augustin avait sans doute visité la ville du Kef, en faisant la route Hippone Carthage par Thagaste-Sicca. Voyage qui lui prenait ou moins une dizaine des jours. (Cf. PERLER. O., Les voyages de saint Augustin, in Etudes augustiniennes, 1962). 17 L’identification de Fortunatien se déduit du quarante-unième livre de Rétractations de saint Augustin, où il affirme : « J’ai aussi trouvé dans un de nos manuscrits, qui renferme le traité de la vue de Dieu, un mémoire fait par moi sur ce sujet, pour l’évêque de Sicca Fortunatien et qui, dans l’index de mes ouvrages, n’est porté ni parmi les traités ni parmi les épitres ». 18 Cf. SAINT AUGUSTIN, Lettre 147. 17 semblable idée est bien loin de mon esprit ; vous le pourrez aisément en le voyant. Qu’il sache avec quelle grande et vraie douleur je vous ai parlé du déplaisir que je lui cause ; qu’il sache que je ne le méprise pas, combien j’honore Dieu en lui, et combien je vois dans sa personne le Chef divin dans le corps de qui nous sommes frères. Je n’ai pas cru devoir me rendre au lieu qu’il habite, de peur de donner à nos ennemis un spectacle qui eût excité leur moquerie, d’être pour nos catholiques un sujet d’affliction et pour nous-mêmes un sujet de honte. Tout peut s’arranger par votre sainteté et votre charité ; dans cette œuvre réparatrice vous serez l’instrument de Celui qui habite en votre cœur par la foi : je ne crois pas que notre collègue le méprise en vous, puisqu’il le reconnaît en lui. […] En attendant je vous conjure par le Christ d’obtenir de ce frère justement offensé qu’il me pardonne l’âpreté de ma lettre : puissiez-vous, avec l’aide de Dieu, m’adresser une réponse qui me réjouisse ! »19. Comme nous l’avons déjà vu, le rival de Fortunatien parmi les donatistes était l’évêque Paulus. Il est signataire 133ème du mandatum de son parti à la Conférence de Carthage en 411. Il est intéressant de noter que Paul ne proteste pas lorsque Fortunatien assure connaître l’unité de son église à Sicca. Cela souligne, sans doute, que Paul doit avoir très peu de fidèles. Le successeur de Fortunatien au siège épiscopal de Sicca est le prêtre Urbain, probablement entre l’hiver 412 jusqu’à l’hiver 429-430. Il a été auparavant prêtre et moine à Hippone, à l’école de saint Augustin20. En effet, les monastères fondés par saint Augustin ont été des maisons de science autant que de pitié. Ainsi à Hippone, saint Augustin avait créé un vrai monastère, qui fut en même temps une sorte de séminaire. Ce monastère date du temps de sa prêtrise, et il fut par la grâce de Dieu une pépinière de clercs et d’évêques. Selon le témoignage de Possidius, dix anciens moines d’Hippone avaient été promus à l’épiscopat : Possidius lui-même de Calama, Alype de Thagaste, Antonius de Fussala, Evodius de Uzali, Paulus de Cataquas, Profuturus de Constantine, Severus de Milev et Urbanus de Sicca Veneria21. Urbanus, alors qu’il était prêtre ou évêque, nous l’ignorons, rencontra à Rome un pélagien qu’il oblige à révéler le fond de sa pensée au sujet de la demande du Notre Père concernant la tentation, réponse que par la suite il rapportera de vive voix à saint Augustin22. Au vu de ses liens avec saint Augustin, Urbanus peut être aussi identifié avec le prêtre qui, en hiver 411-412, remet à l’évêque d’Hippone une lettre (aujourd’hui perdue) de Marcellinus, posant une question relative à un développement du De Libero arbitrio sur l’origine de l’âme23. 19 Cf. SAINT AUGUSTIN, Lettre 148. SAINT AUGUSTIN, Sermones (fragmenta), P. L. 39, 1719-1720 (P.L. 62, 985 D - 986 A) : « ... Urbanus noster, qui hic presbyter fuit, et modo est Siccensis episcopus ». 21 MONCEAUX. P, «Saint Augustin et saint Antoine, contribution à l’histoire du monachisme», dans Miscelanea Agustiniana, Roma, 1931, p. 78. 22 Cf. SAINT AUGUSTIN, PL. 39, 1719-1721 (= P.L. 62, 985 D - 986 A). 23 SAINT AUGUSTIN, Lettre 143, 2 : « …la lettre que m’a remise de votre part le prêtre Urbain, renferme une difficulté tirée non pas des Livres divins, mais des livres que j’ai écrits sur le Libre Arbitre. De pareilles difficultés ne me retiennent pas longtemps; si les bonnes raisons manquent pour défendre mon avis, cet avis n’est que le mien; il ne s’agit pas ici d’un auteur dont il n’est pas permis de condamner le sentiment, lors même que, faute de le bien saisir, on comprend quelque chose qu’on ne doit pas approuver. Je tâche, je l’avoue, de me mettre au nombre de ceux qui écrivent à mesure qu’ils profitent et profitent à mesure qu’ils écrivent. Si donc, par imprudence 20 18 Mendouze veut soutenir, enfin, l’hypothèse qu’Urbanus pourrait être aussi le prêtre qui reçoit de l’évêque d’Hippone deux mémoires (relatifs aux crimes donatistes postérieurs à la Conférence de 411), dont l’un par l’intermédiaire du diacre Peregrinus, destinés à Marcellin24. Augustin n’évoque pas le nom du prêtre, mais une telle identification serait peut-être probable parce que c’est ce même diacre qui accompagne Urbanus pour rejoindre le siège où il a été nommé évêque, Sicca Veneria, après la disparition du grand évêque Fortunatien, à une date impossible à préciser mais de toute façon postérieure à 412 et antérieure à la fin de 41825. C’est, en effet, antérieurement à la mort de pape Zosime (décembre 418) que Urbanus exclut de sa communion (pour des erreurs qui ne sont pas précisées) Apiarius, prêtre de son église à Sicca26. À la suite de l’appel de ce dernier au pape Zosime, la sanction prise par Urbanus fait l’objet du quatrième point du commonitorium confié aux trois légats envoyés par le pape à Carthage en vue du règlement de l’affaire entre l’évêque et le prêtre : « excommunication ou, au besoin, convocation à Rome » de l’évêque s’il refuse de se corriger27. Il faut pourtant attendre la première session (25 mai) du concile général réuni à Carthage en 419 pour que, en même temps que celui de son prêtre, le cas d’Urbanus soit tranché en présence des légats romains : Faustinus, évêque de la province du Potenza, en Italie, et deux prêtres romains, Philippus et Asellus : selon le commonitorium dont ils sont porteurs, le cas d’Apiarius paraît fournir l’occasion d’un réexamen des procédures d’appel en cas d’excommunication de clercs. Dans ce concile, il est défini que : — ayant sollicité son pardon, Apiarius soit rétabli dans la communion ; — si la prêtrise ne lui est pas retirée, il n’est pourtant pas réintégré dans l’église de Sicca; — muni d’une lettre de recommandation, il peut demander d’exercer partout ailleurs son ministère. Urbanus ne fait alors aucune difficulté pour «se corriger» et revenir sur l’excommunication d’Apiarius. En effet, saint Aurèle, évêque de Carthage, écrivit en ces termes au pape Boniface, successeur de Zosime : « Et tout d’abord notre collègue dans l’épiscopat, Urbain de Sicca, a réprouvé en lui, sans aucune hésitation, ce qui avait paru devoir être réformé, c’est-à-dire qu’il avait reçu dans sa communion Apiarius réhabilité par le pape Zosime ». Cela nous montre l’esprit d’obéissance de l’évêque Urbain ainsi que sa soumission au magistère et à l’autorité du souverain Pontife. Il ne faut pas oublier qu’il fut l’un des 10 moines de saint Augustin à devenir évêque. Sa formation et sa dévotion pour l’Église était aussi solide que celle de son maître, l’évêque d’Hippone. Mais l’affaire du prêtre Apiarius n’est pas terminée. Un procès se rouvre six ans plus tard, à l’initiative d’Apiarius lui-même. En effet, alors qu’il avait été admis à faire ou par ignorance, il m’est échappé quelque chose qui puisse être avec raison relevé par d’autres et aussi par moimême (car si je profite, je dois m’apercevoir de mes fautes), il ne faut ni s’en étonner ni s’en affliger, mais il faut me pardonner, et me féliciter, non pas de m’être trompé, mais d’avoir été rectifié ». 24 Cf. SAINT AUGUSTIN, Lettre 139, 4. 25 SAINT AUGUSTIN, Lettre 149, 34 : « …Peregrinus, notre collègue dans le diaconat, depuis qu’il est parti d’auprès de moi avec notre saint frère Urbain qui allait subir le fardeau de l’épiscopat, n’est pas encore revenu à Hippone ; toutefois nous savons par leurs lettres et par ce que nous entendons dire, qu’ils sont en bonne santé au nom du Christ ». 26 Cf. CONCILIA AFRICAE, c. 149, p. 157, lignes 21-25. Ici nous trouvons toute l’information nécessaire sur le cas du prêtre Apiarius. Cf. Prosopographie…, p. 82. 27 Cf. CONCILIA AFRICAE, c. 149, p. 158, lignes 49-51. 19 partie du clergé de Thabraca (Tabarka), et puis excommunié encore une fois pour des motifs non précisés mais très graves (le canon fait mention à : tantis criminibus, tant immania flagitia ; nefandas turpitudines, tantum libidinum caenum, incredibilibus opprobriis, tam pudendis maculis ; nefandis nequitiis), Apiarius n’a pas honte de se rendre encore à Rome pour invoquer la faveur du pape Célestin, au mépris de l’interdiction d’en appeler «outremer», formulée à l’occasion de sa première affaire, par le concile de Carthage de 419. Renvoyé très rapidement en Afrique accompagné encore de l’évêque Faustinus, déjà légat lors de la première affaire, c’est très probablement à la date de 425 qu’Apiarius comparaît devant le concile général réuni à Carthage. Ses propres tergiversations font prolonger la discussion durant trois jours, jusqu’au moment où, mettant fin à ses dénégations opiniâtres, il s’effondre et reconnait « tous les opprobres incroyables » dont on le déclarait coupable. En revenant sur l’évêque Urbain, il vivait encore en 429, car saint Augustin parle de lui dans une lettre qu’il écrivit cette année-là à un homme illustre, le comte Darius28. En cette année, Augustin, reçoit à Hippone, une dernière fois la visite de son ancien ami et disciple au monastère de Hippone. « Je sais par mes saints frères et collègues Urbain et Novat quel homme vous êtes : l’un vous a vu à Hilari, du côté de Carthage, et récemment encore à Sicca; l’autre, à Sétif. Grâce à eux, je ne puis plus dire que je ne vous connais pas. Quoique mes infirmités et le froid des ans ne m’aient pas permis de m’entretenir avec vous, je ne puis pas dire que je ne vous ai jamais vu. Les paroles de l’un, quand il a daigné venir vers moi, et une lettre de l’autre m’ont bien montré, non point votre visage, mais la face de votre âme : je vous ai vu d’une façon d’autant plus douce qu’elle a été plus intérieure. Vous avez la joie de retrouver, et nous retrouvons avec vous, comme dans un miroir, cette face intérieure de vous-même dans ce passage de l’Evangile où Celui qui est la Vérité a dit : « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu». Et dans la lettre 230, Darius répond à saint Augustin en disant : « Plût à Dieu, mon saint père et Seigneur, que de même que mon nom a été porté à vos oreilles par la grâce bienveillante de vos collègues Urbain et Novat, ainsi le Dieu de tous, votre Dieu, m’eût présenté moi-même à vos mains et à vos yeux ! Ce n’est pas que votre jugement plus sûr m’eût trouvé plus grand que je ne vous ai apparu à travers les discours obligeants et les lettres de tels hommes, et peut-être je ne vous eusse pas semblé tel qu’ils m’ont peint auprès de vous; mais j’aurais voulu recueillir de votre bouche même les fruits immortels de votre sagesse qui vient du ciel, et recevoir à leur source intarissable les flots si purs et si doux de votre génie ». 28 Cf. SAINT AUGUSTIN, Lettre 229. Darius, personnage important de la cour impériale, fut le négociateur qui réconcilia le comte Boniface avec l’impératrice Placidie de Ravenne ; il obtint des vandales une trêve qui, malheureusement, ne fut pas longue. C’est à l’occasion de cette paix, accueillie en Afrique avec tant de joie, que saint Augustin écrivit à Darius cette lettre. 20 LA PERSECUTION VANDALE AU KEF La persécution vandale en Tunisie (Vème siècle) 29, ne fut pas moins virulente pour le Kef. En 439 Carthage et toute la Proconsulaire est prise par Genséric, roi des Vandales. Fig. 2. Le royaume des vandales au Maghreb au Vème et VIème siècle. D’abord, il faut citer le fameux cas du prêtre appelait par les habitants de Sicca « Félix », arien30, raconté par le diacre Ferrand dans sa biographie de saint Fulgence de Ruspe : « Les hommes, affirme Ferrand, le nommait « Félix », sa volonté se dressant contre Dieu était toujours « inféconde ». Il faut situer son ministère entre 484 et 499. D’origine vandale, il était très riche et persécuteur des catholiques. Voyant que le nom de saint Fulgence devenait important dans la région, il pressent la conversion secrète d’un grand nombre de ses adeptes. Il ne croyait pas que saint Fulgence était un simple moine, au contraire, il pensait que, tout en portant l’habit monastique, il remplissait aussi les fonctions sacerdotales. Cette affirmation de Ferrand prouve que les vandales laissaient aux moines une liberté relative et persécutaient surtout les prêtres. Sachant que saint Fulgence et l’abbé Félix veulent s’installer près de Sicca pour vivre la vie monastique, il 29 Cf. YANOSKI. J., « Histoire de la domination des vandales en Afrique, Afrique Ancienne », t.II, Tunis, 1842, p. 1-96. 30 Presque tous les vandales étaient partisans de l’arianisme modère d’Ulfila, l’apôtre des Goths : il s’agit d’une doctrine hérétique qui affirme que le Christ est le Fils de Dieu, mais qu’il est subordonné au Père. Il n’a pas toujours existé mais a été engendré dans le temps par Dieu le Père. Par contre, en Afrique du Nord, nous apprenons par les textes de saint Augustin, de saint Fulgence et de Vigile de Thapse que les Vandales envahisseurs ne niaient pas seulement la divinité de Jésus-Christ, mais aussi la divinité du Saint-Esprit. 21 leur tend une embuscade. Il les soumet tous deux à la bastonnade et les renvoie finalement après les avoir fait raser et dépouiller de leurs vêtements. La nouvelle de ce terrible attentat remplit de tristesse toute la région et se répandit même jusqu’à Carthage. Alors l’évêque arien du Kef, qui connaissant les parents de saint Fulgence, fut gravement irrité contre son prêtre et il se déclara prêt à venger le bienheureux Fulgence s’il voulait déposer plainte. Mais, saint Fulgence, animé par l’esprit de charité, répondit : « Non, il n’est pas permis à un chrétien de chercher sa vengeance en ce monde. Le Seigneur saura bien venger les outrages faits à ses serviteurs. Si, par mon fait, le prêtre reçoit des hommes le châtiment d’un si grand crime, nous perdons auprès de Dieu la récompense de nos souffrances, d’autant plus qu’un grand nombre d’âmes faibles pourraient se scandaliser de me voir en appeler au jugement d’un évêque arien, moi, qui, malgré la multitude de mes fautes, n’en suis pas moins catholique et moine »31. Une autre page de l’histoire des chrétiens de Sicca, opprimés par les vandales, est très impressionnante. Victor de Vita, dans son ouvrage sur la persécution des vandales, raconte la vision de l’évêque Quintien, en indiquant à la fois les deux villes de Sicca et de Lares où, le roi Hunéric avait fait traîner plus de 4966 catholiques afin de les livrer aux Maures (tribus berbères rebelles) qui viendraient les y chercher pour les conduire au désert, au-delà des montagnes de l’Aurès. Fig. 3. Position géographique de Sicca et Laribus (20 km). Ce fait paraît avoir eu lieu vers l’an 480, c’est-à-dire avant l’assemblée de Carthage suivie de l’exil d’un si grand nombre d’évêques. Voici quelques extraits du récit32 : « Cet autre évêque illustre, Quintianus, transporté sur une montagne, aperçut de ce lieu élevé son immense troupeau, au milieu duquel on distinguait deux marmites en ébullition. Il y avait là aussi des gens qui égorgeaient des brebis et plongeaient leurs chairs dans les marmites bouillantes, si bien qu’à la fin le troupeau tout entier fut anéanti. Ces deux marmites représentaient sans doute les deux villes LAPEYRE. G.G., « L’ancienne église de Carthage », études et documents, Ier série : Vie de saint Fulgence de Ruspe, par Ferrand, diacre de Carthage, Paris, 1932, p. 177-184. 32 VICTOR DE VITA, « Historia persecutionis africanae provinciae », lib. II. cap. VI –XI. 31 22 de Sicca Veneria et de Laribus, où se rassembla plus tard la multitude des fidèles et d’où partit, l’incendie ; ou bien encore le roi Hunérich et son évêque Cyrilas. Mais nous en avons assez dit de ces visions, car nous devons nous restreindre. Que s’ensuivit-il ? Tout d’abord le tyran porta un décret redoutable : nul ne pourrait plus occuper au palais aucun emploi civil ou militaire à moins de se faire arien. Un grand nombre de catholiques étaient visés par ce décret : ils restèrent fermes, et, plutôt que d’abandonner leur foi, ils quittèrent la milice du siècle. Mais ensuite Hunérich les fit chasser de leurs demeures et les relégua, dépouillés de tout, en Sicile et en Sardaigne […] Il fit ensuite assembler les vierges consacrées à Dieu, et les livra à des Vandales, qui, accompagnés de sages-femmes de leur nation, et en l’absence de toute femme catholique, s’adonnèrent contre toutes les lois de la pudeur à des inquisitions honteuses sur la personne de ces vierges […] Le tyran s’efforçait de découvrir une voix qui le conduirait à persécuter ouvertement, ce qu’il fit du reste; mais il eut beau s’ingénier, il ne put arriver à souiller l’Église du Christ. Aurai-je assez de larmes pour pleurer ces quatre mille neuf cent soixante-six (4966) membres du clergé, évêques, prêtres, diacres et autres, qui furent exilés dans le désert ? Plusieurs étaient impotents ; certains, avancés en âge, avaient perdu la vue […] On nous réunit tous à Sicca et à Laribus, où les Maures devaient nous prendre pour nous emmener au désert. Nous y trouvâmes deux comtes, qui entreprirent méchamment de fléchir les confesseurs par leurs paroles engageantes et trompeuses. « Qui vous porte, disaient-ils, à résister avec tant de ténacité aux ordres de notre maître, vous que le roi pourrait combler d’honneurs, si seulement vous accédiez à sa volonté ? » Mais tous s’empressèrent de protester vivement et de crier : « Nous sommes chrétiens et catholiques, et nous confessons hautement la Trinité inviolable dans l’Unité divine». Cette réponse leur valut une surveillance plus pénible à la vérité, mais pourtant encore assez large; car nous avions la faculté de nous rendre dans les églises, d’y prêcher aux fidèles la parole de Dieu, et d’y célébrer les saints mystères. Il y avait aussi parmi nous beaucoup de jeunes enfants poussés par leur tendresse, leurs mères les avaient suivis, les unes se réjouissant du sort qui leur était réservé, les autres tâchant de les ramener chez elles; les unes se félicitaient d’avoir enfanté des martyrs; les autres, voyant leurs enfants sur le point de mourir, voulaient par un second baptême les détourner de confesser leur foi. Mais pas un ne se laissa séduire par les caresses; chez aucun les sentiments naturels ne purent faire entrer dans leur cœur l’amour de la vie terrestre. Mais dès que notre ennemi, qui déjà se disait peut-être en lui-même : « Je vais m’emparer de leurs dépouilles et en rassasier mon cœur, mon glaive abattra des victimes, et mon bras fera sentir sa domination », vit qu’il ne pouvait tromper aucun des serviteurs de Dieu, il se prit à chercher les réduits les plus étroits et les plus horribles pour y incarcérer les soldats du Christ. Il leur enleva même la consolation que leur eût procurée la visite de leurs semblables ; il préposa à leur garde des surveillants et leur fit infliger de cruels tourments ; de plus, il les entassa pêle-mêle les uns sur les autres, serrés comme une nuée de sauterelles, ou, pour mieux dire, comme des grains du plus précieux froment… C’est à peine si nous pûmes quelquefois fléchir les Maures au moyen d’énormes sommes d’argent, et pénétrer 23 dans ces réduits pendant le sommeil des Vandales qui les gardaient… Ils sortirent de leur prison un dimanche, le visage et la chevelure tout souillés d’immondices ; les Maures cependant les harcelaient cruellement, tandis qu’ils chantaient d’un cœur joyeux cette hymne au Seigneur : Telle est la gloire réservée à ses saints ! ». Fig. 4. Site archéologique de Lorbeus (Laribus). Restes des thermes de la ville. (Cl. P. Silvio Moreno) La période vandale prit fin en Afrique du Nord en 534 par les victoires des troupes byzantines de Bélisaire envoyées par l’empereur Justinien. À cette époque, la ville était dotée d’édifices religieux (les ruines des basiliques chrétiennes que nous voyons aujourd’hui au Kef datent de cette époque) et d’ouvrages de fortification qui en firent l’une des plus importantes places du pays pour surveiller les grands axes et contrer les mouvements de résistance maures (berbères). Le dernier des évêques de Sicca nommé par les conciles d’Afrique fut Candidus qui signa, en 646, la lettre du concile de la Proconsulaire adressée à Paul, patriarche de Constantinople, contre les Monothélites33. 33 Du grec monos, «seul » et ethelô, « vouloir». Doctrine qui reconnaît au Christ deux natures, divine et humaine, mais une seule volonté, la volonté divine. Développé au début du VIIème siècle par le patriarche de Constantinople. Cette hérésie fut condamnée au concile de Latran de 649 et au concile œcuménique de Constantinople III (680681). 24 En 688, Sicca connut un premier raid des armées arabes du temps de Zouheïr ibn Qaïss Al Balawi. Si Carthage tombe en 689, la conquête définitive de Sicca semble acquise à la fin des campagnes de Moussa ibn Noussayr. Islamisée mais insoumise, Chakkabenaria (appellation arabe de Sicca Veneria) sera en 788 l’ultime carré de résistance des Berbères Kharéjites soufrites du nord, conduits par Salah Ibn Noussayr EnNafzi et la Phalange des grands doctrinaires, où ils seront défaits devant le chef des armées de Yazid34. LES GRANDS ÉCRIVAINS CHRETIENS DU KEF Si à cette époque les gens utilisaient une langue qui était un mélange d’africanisme avec un fort accent punique et berbère, le latin était la langue de l’Église, étudiée par les africains avec une application soutenue. Il est remarquable que l’Afrique ait été le seul pays, alors sous domination romaine, à avoir produit des écrivains chrétiens qui honorent les lettres latines comme Tertullien, Cyprien, Arnobe, Lactance, et celui qui les domine tous, saint Augustin. On affirme avec raison que l’Afrique est le seul pays qui avant Constantin ait eu une véritable littérature chrétienne de langue latine. Dans ce sens, au Kef, deux grands écrivains méritent d’être signalé dans ces pages : Arnobe et Lactance. Le premier, ARNOBE35, ardent défenseur de la foi chrétienne, nous est connu grâce à son traité Adversus nationes : « Contre les païens»36. Les seuls renseignements provenant d’une source externe tiennent en quelques lignes de saint Jérôme 37 : sous le règne de Dioclétien, donc entre 284 et 305, Arnobe enseignait la rhétorique à Sicca ; il jouissait d’une grande réputation. Au temps où il initiait les jeunes gens à l’art de la déclamation, il était encore païen, mais Dieu lui manifesta par des songes son chemin de conversion au christianisme. Cependant, l’évêque refusa de l’admettre au nombre des fidèles chrétiens dont il avait été auparavant l’adversaire, c’est alors qu’il écrivit avec le plus grand soin le traité très brillant contre le paganisme. Ayant ainsi fourni pour ainsi dire des gages de sa piété et de sa sincérité, il obtint enfin l’entrée dans l’Église par le baptême. Ce qui frappe dans le récit de saint Jérôme, c’est que la conversion d’Arnobe reproduit le même scénario de celle de saint Paul : tous deux ont commencé par combattre la foi dont ils vont se faire les champions ; tous deux se convertissent à la suite d’une intervention divine, directe et inattendue : Arnobe a trouvé dans les songes ce que saint Paul a trouvé en tombant du cheval. Arnobe affirme : « Je vénérais naguère — quel aveuglement ! — des statues qui sortaient tout juste des fours, des dieux fabriqués sur des 34 Cf. TLILI. M., in http://www.elkef.info/ Cf. CHARLET. J.-L., « Arnobe (Arnobius) », in Gabriel Camps (dir.), 6 | Antilopes – Arzuges, Aix-en-Provence, 1989 ; LE BONNIEC. H., « Tradition de la culture classique ». Arnobe, témoin et juge des cultes païens. In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°2, juin 1974, p. 201-222. 36 L’œuvre d’Arnobe n’est connue que par deux manuscrits : le Parisinus latinus 1661 du IX ème siècle, conservé à la Bibliothèque nationale, et le Bruxellensis 10847, du XIème siècle, conservé à la Bibliothèque royale de Belgique, qui dérive directement du manuscrit de Paris. Il y a une traduction et commentaire en anglais : Arnobius of Sicca, The Case against the Pagans, par George E. McCracken, Westminster (Maryland) et Londres, 1949, dans la collection « Ancient Christian Writers ». Traduction italienne, avec notes sommaires : I sette libri contro i pagani, traduits par R. Laurenti, Turin, 1962. En français, traduction et commentaire par la Collection Budé, Paris, 1982. 37 Saint Jerome : De viris illustribus, 79, 80 : « Arnobe enseigna, sous Dioclétien, la rhétorique à Sicca, ville d’Afrique, et écrivit contre le paganisme des livres qui sont populaires ». Chronicon pour les années 326-327. 35 25 enclumes à coups de marteau, des ossements d’éléphants, des images, des bandelettes suspendues à des arbres vétustés ; si jamais j’apercevais une pierre lubrifiée et souillée d’huile d’olive, je la vénérais, je lui parlais, comme si une puissance eût été présente en elle, et je demandais des bienfaits à une souche insensible; ces dieux mêmes de l’existence desquels je m’étais convaincu, je les outrageais gravement en croyant qu’ils étaient des morceaux de bois, des pierres, des ossements, et qu’ils habitaient dans de semblables matières » (Contre les païens, I, 39). Malgré les quelques descriptions négatives de saint Jérôme38, il y animait donc à Sicca, une véritable académie et une célèbre école de rhétorique fréquentée par beaucoup de jeunes qui affluaient de partout, parmi lesquels il faut compter le grand Lactance. On y venait de Carthage même, comme ce fut le cas aussi du célèbre saint Marcellin évêque d’Embrun en France39. C’est à Sicca que ce dernier, compagnon de Lactance, côtoyait Donat et deux jeunes chrétiens : saint Vincent et saint Domnin. De Sicca, ces brillants élèves partiront en Europe. Marcellin, Vincent et Domnin arrivèrent à Rome avec les évêques d’Afrique du Nord qui venaient participer, en 313, au concile assemblé pour juger les Donatistes. Après avoir reçu leur mission du pape saint Miltiade, africain lui aussi, ils se dirigèrent vers Nice, où ils ne débarquèrent qu’après avoir pris conseil des évêques réunis en Concile à Arles, en 314. Ils prêchèrent l’Évangile aux habitants du versant italien des Alpes, depuis les rivages de la mer jusqu’à Vercelli où ils se séparèrent. Saint Marcellin partit pour Embrun ou il devient son premier évêque et saint Vincent et saint Domnin fondèrent l’église à Digne. Le deuxième écrivain, LACTANCE, le plus brillant des élèves d’Arnobe, était vraisemblablement originaire de la région. Il deviendra l’un des plus célèbres apologistes catholiques du monde latin. C’est probablement à travers son témoignage que son élève saint Jérôme put rédiger la courte biographie d’Arnobe de Sicca. Saint Jérôme affirme de Lactance : « on trouve dans Lactance un fond d’éloquence qui égale presque celle de Cicéron ; mais plût à Dieu qu’il eût établi aussi solidement la vérité de notre foi, qu’il a facilement ruiné les fondements des religions étrangères ! »40. Il est né vers 250, et décédé vers 325. On a appelé Lactance le « Cicéron chrétien » en raison de l’élégance de sa prose latine. Il enseigna la rhétorique dans la capitale impériale de Nicomédie (en Asie Mineure). Le déchaînement de la dernière persécution antichrétienne, ordonnée par l’empereur Dioclétien en 303 le contraignit à fuir et à perdre son poste et ses honoraires. Nous le retrouvons dix ans plus tard, une fois la tourmente apaisée à la cour du nouvel empereur, Constantin, dans la fonction de précepteur du prince SAINT JEROME, Lettre, 58, 10 (ad Paulinum) : « Arnobe est inégal et confus, et il n’y a ni ordre ni justesse dans ses ouvrages » ; 62, 2 (ad Tranquillinum) : « Puisque vous voulez que je vous dise mon opinion sur la lecture des ouvrages d’Origène, savoir si l’on doit s’abstenir de les lire, comme le voudrait notre cher frère Faustinus, ou si, comme le veulent quelques autres, on peut les lire en partie; je vous dirai que je crois qu’on peut lire quelquefois Origène à cause de son érudition, comme on lit Tertullien, Novatius, Arnobe, Apollinaire et quelques autres écrivains ecclésiastiques, tant grecs que latins, mais avec cette précaution qu’on n’en prenne que ce qui est bon et qu’on laisse ce qu’il y a de mauvais, d’après l'Apôtre : « Éprouvez tout, et attachez-vous à ce qui est bon. » ; 70, 5 (ad Magnum). 39 Cf. « Histoire ecclésiastique du diocèse d’Embrum », t. II, 1786, p. 30 ; HUMBERT. J., « Embrun et l’Embrunais à travers l’histoire », Société d’études des Hautes-Alpes, 1972. 40 SAINT JEROME, Lettre, 58, 10 (ad Paulinum). 38 26 Crispus à Trèves, en Gaule. Désormais réintégré définitivement dans son poste officiel à la cour, il passa ses dernières années sous la protection de Constantin. « Lactance est l’auteur de la première tentative, en grande partie réussie, de composer une somme théologique élémentaire de la doctrine chrétienne, œuvre apologétique maîtresse : les Divinae Institutiones, en sept volumes. Avec cet ouvrage, Lactance s’insère d’autorité dans la période de heurts entre le christianisme et le paganisme, dont il montre une meilleure connaissance que du christianisme lui-même (c’est dans ce sens qu’il faut comprendre la critique de saint Jérôme). Il ne faut pas oublier, d’autre part, que son propos, de nature éminemment apologétique, a pour but de présenter la nouvelle religion aux classes cultivées de la société impériale. Il voulait pratiquer une brèche en instaurant un dialogue et une confrontation en termes culturels accessibles à la mentalité et à la préparation de l’élite intellectuelle à laquelle il s’adressait. Le christianisme présenté par Lactance aux païens cultivés de son milieu se caractérise comme étant la véritable sagesse qui opère le salut par la révélation, apportée par le Christ, de la miséricorde et de la justice. Le Christ est le révélateur, le maître qui communique à l’humanité fourvoyée par l’erreur païenne la façon de pratiquer cette justice, fondement des rapports entre l’homme, Dieu et le prochain. […] Une idée centrale guide Lactance dans sa façon de juger les choses et les doctrines. Une espèce de leitmotiv parcourt tous ses écrits : c’est l’idée de la providence divine qui, à la fin, au travers de toutes sortes de difficultés et de retards, réussit à surmonter et à vaincre le mal sous toutes ses formes. […] Il est intéressant de noter comment, à l’avènement de Constantin qui donne à l’Eglise la liberté, les chrétiens éprouvent le besoin de jeter un regard rétrospectif sur l’histoire, conscients qu’une époque est révolue : que le moment est arrivé de dresser le bilan de la grande épopée qui a duré environ trois siècles »41. À la fin du Vème siècle, un texte attribué au troisième pape africain, Gélase, a fait état d’un dualisme chez Lactance entre un Dieu bon et un Dieu de colère, et a situé son œuvre parmi celles à ne pas lire. Ce jugement a fait que Lactance ne fut jamais unanimement considéré comme un Père de l’Église, bien que l’étude de ses œuvres occupe une place importante dans le champ de la patristique latine42. Nous concluons avec un extrait de Divines institutions de Lactance : « Les Divines Institutions, 59-60 : Nous devons suivre la voie de justice qui conduit à la vie. Or, le premier devoir de la justice, c’est de reconnaître Dieu, de le craindre comme Seigneur et de l’aimer comme père. En effet, il nous a engendrés, il nous a donné la vie, il nous nourrit et nous sauve […] Le second devoir, c’est de reconnaître l’homme comme un frère. Si le même Dieu nous a créés, s’il nous a tous engendrés, sans discrimination aucune, à la justice et à la vie éternelle, nous devons nous sentir tous unis par un lien fraternel. Ne pas l’admettre, ce serait faire preuve d’aveuglement. L’ignorance du vrai Dieu est à l’origine de la désunion entre les hommes, de la rupture de leurs liens communautaires. On ne peut être bon si l’on ne connaît pas la source de ce bien. Voilà pourquoi, depuis que les hommes se BEATRICK. P., « Introduction aux Pères de l’Eglise », Paris 1987, p. 170-173. MONAT. P., « Lactance, l’homme et l’œuvre ». In: Vita Latina, n°130-131, 1993. p. 47-52. Dans ses Décrétales, ouvrage dont la teneur est clairement indiquée par son sous-titre : De recipiendis et non recipiendis libris : cf. CSEL, t. 27, 2, p. 167. 41 42 27 sont adonnés à des pratiques idolâtres, la justice s’est enfuie, comme nous disent les poètes : tout pacte fut rompu, toute vie sociale détruite. On se mit alors à ne penser qu’à soi, à placer le droit dans la force, à nuire à son prochain, à l’attaquer par la violence et à le circonvenir par la fraude, à augmenter ses biens propres aux dépens d’autrui ; on n’en vint à ne plus pardonner, pas même à ses proches, à ses enfants, à ses parents […] La crainte des lois n’a pas réprimé la scélératesse : elle a seulement écarté l’extrême licence. En effet, les lois pouvaient punir les délits, elles ne pouvaient pas affermir les consciences […]. La réalité humaine en était là lorsque le Seigneur, dans sa pitié, se révéla à nous par l’Incarnation. Son exemple a tracé la voie à suivre pour parvenir à la véritable piété, à la fidélité, à la chasteté, à la miséricorde. Pour pouvoir déplorer les erreurs de notre vie passée, tout en reconnaissant notre Dieu dont nous avions été séparés par l’impiété. Pour pouvoir apprendre de la bouche même du Seigneur la loi divine reliant l’humanité aux réalités célestes, loi qui nous affranchit des erreurs, séductions, superstitions vaines et impies. Cette même loi divine nous prescrit nos devoirs envers l’homme parce qu’elle nous apprend que ce que l’on fait pour l’homme, c’est pour Dieu qu’on le fait. Mais la racine de la justice, le fondement de toute équité, c’est que tu ne fasses pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que les autres te fassent, que tu mesures le cœur des autres d’après ton propre cœur. S’il est dur de supporter les injures et si l’offenseur te semble injuste, reporte sur autrui ce que tu ressens et juge l’autre en considération de ta propre personne : tu comprendras alors qu’en nuisant aux autres tu agis injustement, de même que les autres agissent injustement à ton égard s’ils te nuisent. Si nous pesions ceci dans notre esprit, nous conserverions l’innocence qui est le premier échelon de la justice »43. 43 Cité par BEATRICK, « Introduction… », p.180-183. 28 29 II PARTIE ARCHEOLOGIE CHRETIENNE DU KEF Fig. 5. Pierres avec croix grecque trouvées au Kef. (Cl. M. Tlili). 30 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES44 Au XIXème siècle, pendant le protectorat, les officiers de l’Armée française au Kef retrouvèrent plusieurs inscriptions chrétiennes45. Une partie de ces inscriptions est conservée au musée du Bardo et une autre partie dans les réserves de la Kasbah du Kef. Nous citons quelques-unes : Dédicace à l’impératrice sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin, gravée probablement de son vivant, entre 306 et 328 date de sa mort : « Dominae nostrae (Fl)aviae Helenae Aug(ustae), M. Valer(ius)Gypasius v(ir) c(larissimus), cur(ator) reip(ublicae) et d(uum) v(ir)devot(us) numini maiestatique eius » Dans un mur romain contigu à une maison arabe mais démoli en 1883, on lisait sur une pierre marquée par l’Alfa et l’Omega : « IN HOC SIG NUM + SEM PER VI NCES”46 Nous reconnaissons dans cette première inscription chrétienne, la croix grecque, et le labarum de Constantin « in hoc signum, semper vinces » avec l’alfa et l’oméga. La phrase fait référence au symbole en forme de X et P (Xristos - Christ) que Constantin vit dans une vision avant la bataille du pont Milvius à Rome en l’an 312 : « Par ce signe tu vaincras », c’est-à-dire par la croix de Jésus-Christ tu vaincras. Dans cette inscription du Kef, il faut remarquer le mot « semper » ajouté à cette occasion à la croix grecque. Ainsi, la signification devient beaucoup plus évidente. La même phrase a été trouvée par L. Ennabli à Carthage près de la basilique de Cartagenna ainsi que sur un linteau remployé dans la cour de l’une des maisons de la localité de Rénich au Cap Bon attesté par T. Ghalia et à Dougga47. Cette phrase et le signe vu par Constantin dans une sorte de songe nous a été rapporté par saint Eusèbe de Césarée, mais il est plus significatif au Kef, parce que l’autre écrivain à confirmer le fait fut Lactance lui-même, qui était aussi un confident de Constantin. Lactance affirme dans son livre « La mort des persécuteurs de l’Eglise », ch. 44 : « Constantin, averti en songe de faire peindre sur les boucliers de ses soldats le signe adorable de la croix, et d’engager ensuite le combat, obéit, et fit peindre sur ses boucliers un X, avec un accent circonflexe (P), qui signifie Jésus-Christ. Ses troupes fortifiées de cette armure céleste se préparèrent à la bataille ». Cf. CABROL. F. et LECLERCQ. H., « Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie », t. VIII, 1er partie, voix Kef, Paris, 1928, p. 691- 701. 45 Le lieutenant Emile Esperandieu donna au Bulletin de l’Académie d’Hippone, puis réunit en sept volumes le résultat de ses recherches archéologiques aux environs du Kef, sous le titre : « Épigraphie des environs de Kef », publié à Paris en 1884. Peu après, le même, « Etude sur le Kef », publiée à Paris en 1889, publiait 529 textes épigraphiques dont seulement 11 étaient chrétiens. 46 CIL, 1767- 1768-1769. 47 GHALIA. T., «Par ce signe tu vaincras... ». Nouveaux témoignages sur les vestiges du christianisme antique au cap Bon (Tunisie). In : IXème Colloque international sur l’histoire et l’archéologie de l’Afrique du Nord antique et médiévale (Tripoli 2005), Paris, 2008, p. 214. 44 31 Aux environs de l’une des portes de l’ancienne ville du Kef ont été retrouvées plusieurs épitaphes chrétiennes48. Peut-être qu’en ce lieu se trouvait autrefois l’ancienne nécropole chrétienne. Par exemple : « Bonifa (tius ? tia ?) fidelis in pace » « Colonica in pace filio Cyriuse et nepotese » « Aemilia n(...)ra virgo in pace (vixi)t annis LX » « + (...) a in pace (...) ms (...) spes in (...)» « XP Bictoria in pace (vixit) anis XLV» « Liliosa f leli(...) dmf mori(...) fui in pace annis(...) deposita sub(...)» Dans la mosquée de Sidi Kaddour ont été retrouvées des pierres servant de pavés dans la cour, disparues aujourd’hui : «XP Innocenti(us) fideli(s) vixit in (p)ace annis XXXI » Dans une maison construite à quelques mètres de la fontaine romaine, on lisait sur le mur le texte suivant : « DEO SOLI » / « Si Deus pro nobis qui contra nos…fundata labore » L. Ennabli nous rapporte dans son catalogue des inscriptions en pierre du musée du Bardo, une inscription chrétienne du Kef en bloc de calcaire gris blanc. Le travail de préparation de la pierre est grossier. Sur la tranche, une inscription d’une ligne incomplète à gauche et à droite a été gravée. Aucune ligne n’a été gravée au-dessus. Le texte dit : […a m] alo libera nos […] 48 Dans la cour de la mosquée de Bab-el-Cherfline. 32 Délivre-nous du mal ! Ce texte fait donc référence à la prière du Notre Père en latin. L’inscription commençait sans doute par une invocation au Seigneur Domine. La prière pouvait aussi se conclure par amen49. Finalement, signalons l’existence d’une médaille-exorcisme de cuivre rouge, très intéressante, venant du Kef, et faisant partie actuellement de la collection de médailles de la reine de Hollande, à la Haye50. Cette médaille chrétienne était un exorcisme contre le péché capital de l’envie personnifiée par la Chouette (symbole du démon). Elle a servi à deux personnes, le nom propre du côté antérieur et du revers ayant été effacé, et un autre ayant été ajouté à la place. Fig. 6. Médaille – Exorcisme du Kef (Cl. d’après C. Reuvens, Lettres à M. Letronne, 1830, atlas, pl. IV, n° 7). L’inscription latine du revers donne : « Invidia invidiosa nicil tibia ad anima pura et munda. Quiriace ; sata mali(g)na non tibi praevaleant. Ligabit te Dei brachium Dei et Christi et signum et sigillum Solomonis+Paxcasa » « Envieuse envie ! Ne tente rien contre l’âme pure et sans tache. Quiriace. La semence du malin ne prévaudra point contre toi. Le bras de Dieu te liera, et le signe (la croix) du Christ et le sceau de Salomon+ Pascas(i)a ». L’inscription de la face principale donne : « id non prevaleas (pour prevaleat) inf(austum ou infanti)Ligabit te brachium dei. Quiriacedi, in Deo vivas » « Que ceci (l’oiseau signe de malheur) ne prévale pas contre toi, le bras de Dieu te liera. Quiriace, que tu vives en Dieu ». 49 Cf. ENNABLI. L., « Catalogues des inscriptions chrétiennes sur pierre au musée du Bardo », Tunis, 2000, p. 124. 50 MERLIN A. « Amulettes contre l’invidia provenant de Tunisie ». In: Revue des Études Anciennes, t. 42, 1940, n°1-4. Mélanges d’études anciennes offerts à Georges Radet, p. 486-493. 33 La phrase Quiriace(i), sata mali(g)na non tibi pr(a)ebalea(n)t, entre deux phrases concernant la chouette, s’adresse au porteur de la médaille pour assurer que la semence du Malin ne prévaudra pas contre lui, tandis qu’au droit : Quiriace(di), in Deo vivas ! exalte la protection, gage de victoire, dont Dieu le couvre. C’est-à-dire la bénédiction de Dieu descendant sur ceux qui sont dans sa grâce. Ces médailles montrent que la croyance à la malfaisance de l’envie se conciliait sans doute avec la foi chrétienne, et, à en juger par le nombre des exemplaires conservés, ces petits exorcismes ont dû être très en vogue dans l’Afrique chrétienne, ce qui ne surprendra pas si l’on se souvient combien de tout temps la population a été attachée à des pratiques superstitieuses comme l’atteste saint Augustin dans des nombreux sermons. LES BASILIQUES CHRÉTIENNES DE LA VILLE51 Nous allons considérer maintenant les vestiges archéologiques actuellement repérables et que l’on peut visiter facilement. a. Basilique de saint Pierre (Dar-el-Kous) Cette église a été signalée par Cagnat en 188252. Par la suite, Saladin y opéra quelques fouilles du côté de l’abside53. A la même période, l’église est étudiée par Espérandieu54 et l’abbé La Bouille. Enfin, elle est entièrement fouillée entre 1890 et 1896 avec une subvention du Service des antiquités par l’abbé Giudicelli, prêtre du diocèse de Carthage et aumônier de l’hôpital militaire de la place du Kef, une fois le terrain acquis par l’Eglise. C’est à lui, en effet, que doit revenir le mérite de l’avoir dégagée, restaurée en partie et rendue au culte catholique durant le Protectorat français. Elle mesure 43 mètres de longueur sur 17 mètres de largeur et se termine en abside. Plus connue sous le nom de Dar-el-Kous (maison de l’arc) à cause de sa remarquable abside, cette basilique, utilisée autrefois comme maison particulière, était reconnue et identifiée par les premiers explorateurs qui avaient visité la ville. L’abbé Giudicelli nous raconte : « Au mois de janvier 1890, la basilique, à laquelle les arabes ont donné le nom de Dar-el-Kous, était presque complètement enfouie. La porte supérieure de la voûte de l’abside émergeait d’environ 2m 50 au-dessous du sol, servant de chambre d’habitation à une famille arabe ; l’ouverture de la voûte vers la nef était fermée par un mur arabe dans lequel était pratiqué la porte d’entrée. Les murs extérieurs Cf. Référence générale pour l’archéologie chrétienne du Kef : BARATTE. F. et BEJAOUI. F., « Basiliques chrétiennes d’Afrique du Nord. II – Monuments de la Tunisie », Bordeaux, 2014, p. 43-49. 52 CAGNAT. R., « Rapport sur une mission en Tunisie », (archives des missions, 9, p. 61-169), Paris, 1882, p. 108. (Repris par le même auteur dans « Explorations épigraphiques et archéologiques en Tunisie », Paris, 1883-1886, I, p. 52). 53 SALADIN. H., « Rapport sur la mission faite en Tunisie de novembre 1882 à avril 1883 » (archives des missions, 3, 13, p. 1-125), Paris, 1887, p. 212, avec un plan fig. 358, p. 206 ; « Rapport sur la mission accomplie en Tunisie en octobre-novembre 1885 » (nouvelles archives des missions, 2, p. 377-561), 1892, p. 556-559 avec le même plan, fig. 165, p. 558 et un dessin fig. 359, p. 207. Le plan de Saladin a été reproduit (inversé) dans DACL, Afrique, fig. 128, col. 675. 54 ESPERANDIEU. E., « Notes sur quelques basiliques chrétiennes de Tunisie », Bulletin archéologique, 158, 1884, p. 175-176. Espérandieu signale en particulier l’inscription remployée qui courait sur l’architrave (CIL, VIII n° 1637). 51 34 de la basilique émergeaient également d’environ 1m 50 au-dessus du sol. La voûte des bas-côtés et du narthex, ainsi que la charpente de la nef et du chœur, avaient complétement disparu. Au-dessus des bas-côtés, le sol était occupé par des constructions arabes habitées ; l’emplacement du chœur correspondait à la cour intérieure de ces habitations ; au niveau de la nef et du narthex se trouvait un dépôt d’immondices limité par les parois extérieures de la basilique. Partant de la rue située sur la façade du narthex, un sentier arabe montait à travers les immondices, jusqu’à l’entrée des habitations situées au niveau du chœur et des bas-côtés. […] Dès le mois de juin 1890, vivement désireux de mettre à découvert ce précieux édifice, qui offrait à mes yeux le double intérêt d’un monument à la fois chrétien et antique, j’entrepris des démarches auprès de l’autorité ecclésiastique pour obtenir l’acquisition du terrain occupé par la basilique. Cette acquisition fut rapidement menée à bonne fin, grâce au concours bienveillant de Son Eminence le Cardinal Lavigerie, et aussi à l’appui que voulut bien nous prêter M. Radenac, contrôleur civil du Kef, dans nos transactions avec les arabes, propriétaires du terrain » 55. C’est ainsi que l’abbé Giudicelli put entreprendre le travail de la mise au jour de la basilique. Ses fouilles peuvent se diviser en quatre périodes : 1re période (1890-1891) dégagement du narthex. Une chapelle provisoire est immédiatement installée dans ce narthex dont la voûte est restaurée par les soins de l’abbé. A partir de ce moment, le service liturgique put fonctionner au Kef d’une façon régulière. Par la suite, cette chapelle devient l’église paroissiale du Kef dédiée au Sacré Cœur de Jésus. 2ème période (1891-92) enlèvement des constructions arabes et des immondices ; 3ème période (1893-94) fin des travaux de déblaiement de la basilique. Toutes les terres occupant l’intérieur de l’abside, du chœur, de la nef et des bas-côtés sont enlevées, et la basilique se trouve, enfin, complètement dégagée jusqu’à son sol primitif. La disposition intérieure apparait alors d’une façon très nette. Le sol de la basilique est représentée par trois étages : l’étage inférieur comprend le narthex, la nef et les bas-côtés ; le deuxième étage, élevé d’une marche comprend le chœur où était placé l’autel et le troisième, élevé de deux marches, constitue le sol de l’abside ; 4ème période (1895-96), fouilles opérées dans le sous-sol de la basilique. Cette opération conduit l’abbé à la découverte de 25 tombeaux chrétiens dont deux tombeaux d’enfant. D’après les conclusions de l’abbé Giudicelli, cette basilique semble, en partie, édifiée sur l’emplacement d’un ancien monument païen, dont la nature est inconnue, à en juger par le réemploi des anciens éléments architectoniques de ces édifices, dont certains portent des inscriptions latines tardives, relatives à des temples païens disparus 56. L’église de plan basilical à trois nefs précédées d’un vestibule (narthex) est orientée suivant un axe est/ouest. Ses dimensions sont à peu près de 33, 50 x 15 m. Les murs étaient en opus africanum. Pour faire la description de la basilique il faut d’abord présenter la façade principale qui est située du côté ouest. On accède, par trois portes, dans un narthex doté d’une voûte d’arêtes 57. Celui-ci ouvre, par une porte latérale, sur le côté sud aujourd’hui supprimé. 55 GIUDICELLI. F., « Fouilles pratiquées dans la Basilique de Dar-el-Kous », Tunis, 1897. Archives de la Prelature de Tunis. 56 Pour les inscriptions des linteaux des portes : CIL, VIII, n°1637, n°1638. 57 La façade restituée et le plan ont été reproduits par DIEHL. C., « L’Afrique byzantine : histoire de la domination byzantine en Afrique (533-709) », Paris, 1896, fig. 68, p. 423, fig. 69, p. 424 et fig. 70, p. 425. 35 C’était l’église paroissiale. Depuis le narthex on entre, par trois portes dans le quadratum populi. Il est composé d’une nef centrale et de deux bas-côtés. Il garde les traces des suites d’arcades portées sur une double rangée de colonnes, séparant la nef des bas-côtés et formant, en tout, huit travées58. Le côté latéral nord possède deux portes, aujourd’hui condamnées, et le côté sud, trois portes, donnant sur la place probable de l’ancien forum réaménagé en une grande cour fermée. À l’extérieur des trois portes, on peut admirer la beauté de trois reliefs paléochrétiens. Ce sont trois croix grecques, dont deux avec couronnes, sont sculptées au milieu des linteaux. La première croix dans une couronne est flanquée à droite par une branche d’olivier et à gauche par un palmier, symboles de la passion. Une seconde croix est dans une couronne également entourée dans la partie inférieure, sous forme d’un demi-cercle, par une longue branche d’olivier. Une troisième croix grecque simple enfin termine la série du côté ouest. En 1895, P. Gauckler procède au grattage des enduits qui dissimulaient les reliefs59. Le prolongement de la nef centrale donne sur un arc de tête soutenu par deux colonnes de style corinthien, encadrant une remarquable abside en cul-de-four, décorée de cinq niches demi - circulaires et accostées autrefois par six colonnettes situées audessous des consoles soutenant les nervures d’une demi-coupole. Cette abside dénote une nette influence orientale, que P. Gauckler trouvait « absolument analogues à celles de certaines petites églises de Constantinople » et l’attribuait au début du Vème siècle. De son coté, Duval, compare ce type d’architecture avec la basilique de Candidus et la deuxième basilique à l’intérieur de la forteresse de Haïdra en les datant ainsi du VIème siècle, durant la période byzantine. Il soutient que c’est probablement la même équipe d’architectes qui travailla sur ces deux monuments60. En effet, la ressemblance entre ces trois édifices est remarquable. Le chœur, où se trouvait l’autel pour la célébration eucharistique occupait les quatre dernières travées de la nef centrale. Il était légèrement surélevé et limité par une barrière de chancel sur les côtés (rainures sur les stylobates indiquées sur le plan Sadoux). Il faut dire aussi que d’après les monogramme gravés sur la clef de voûte de l’arc de tête de l’abside, et sur une autre clef de voûte visible encore aujourd’hui sur l’une des portes donnant accès à la nef centrale, cette basilique fut, sans doute, dédiée à l’apôtre saint Pierre61. On peut toujours remarquer, sur le grand arc de tête de l’abside la présence de la clef de voûte qui porte en haut et en caractères byzantins le monogramme suivant : DMNS = d(o)m(i)n(u)s, et une croix grecque dont les quatre branches portent les lettres : PTRS = p(e)tr(u)s. Dans les quatre angles du trapèze sont figurés des « S » signifiant Sanctus. La deuxième clef de voûte qui se trouve dans la deuxième porte sud représente également la croix grecque inscrite dans une circonférence à double filet. La 58 Un plan, des coupes et des détails ont été levés par Sadoux en 1894 et publiés dans GAUCKLER. P., « Basiliques chrétiennes de la Tunisie 1892-1904 », Paris, 1913, pl. V et reproduit par LECLERCQ. H., dans DACL, Kef (le), col. 690-700 et fig. 6451-6453. Un nouveau repéré a été fait par KENICHIRO. H., en 2012. Voir également DUVAL. N., « Les églises d’Haïdra III. L’église de la citadelle et l’architecture byzantine en Afrique », CRAI, 1971, p.160166, avec des photographies et une reproduction du plan Sadoux. Duval a publié un nouveau plan de cette église en 1986 : « Une curieuse basilique du centre de la Tunisie à Ksar el Ahmar près de Jilma », fig. 5, p. 160, accompagné de la coupe longitudinale de Sadoux, fig. 6, p. 161. 59 GAUCKLER. P., « Rapport épigraphique sur les découvertes faites en Tunisie par le service des antiquités au cours des cinq dernières années », Bulletin Archéologique, p. 362-471, Paris, 1897, p. 412. 60 BARATTE. F. et DUVAL. N., « Les ruines d’Ammaedara, Haïdra », Tunis, 1974, p.65. 61 DUVAL. Y., « Loca Sanctorum Africae », Rome, 1982, n°44-45, p. 96-97. 36 branche supérieure présente les lettres SCS et T : Sanctus, la branche gauche un P, la branche droite un R, la branche inférieure un S : Sanctus Petrus. L’abbé Giudicelli n’a jamais évoqué l’existence d’un baptistère lors des fouilles. Cependant, une hypothèse a été émise sur le fait qu’il pourrait être situé sur le flanc nord en dehors de la basilique et qu’il est enterré actuellement dans le petit terrain vague juxtaposant la basilique. A mon avis, il faudrait effectuer encore des fouilles pour en savoir davantage. Comme nous l’avons déjà signalé, dans cette basilique fonctionnait la paroisse du Kef. Le 26 janvier 1905, l’abbé Bonnel, successeur de Giudicelli, explique que depuis une quinzaine d’années on célèbre dans le narthex de la basilique et que ce lieu est devenu trop étroit. Il propose qu’on arrange la voûte et que le culte se poursuive dans cette basilique où tant des chrétiens s’étaient agenouillés. Pour réaliser le projet, la colonie italienne constitue un Comité, et, de leur côté, les dames françaises en constituent un autre le 25 janvier 190962. Malheureusement les crises économiques des années suivantes ne permirent pas de faire aboutir le projet d’une nouvelle église pour le Kef. L’église paroissiale cesse de fonctionner quelque temps avant le modus vivendi de l’année 1964. Par la suite, entre 1965 et 1970, l’ensemble de l’église est restaurée par le Service des Monuments Historiques de Tunisie sous la direction de M. Fendri. C’est à cette occasion que l’église paroissiale est détruite. Un texte de saint Augustin sur la figure de saint Pierre apôtre nous aidera à prier dans cet endroit : « Premier sermon. Sur la chaire de l’apôtre saint Pierre. La sainte Eglise célèbre aujourd'hui, avec une pieuse dévotion, l'établissement de la première chaire de l’apôtre saint Pierre. Remarquez-le bien, la foi doit trouver place en nos âmes avant la science ; car les points de foi catholique proposés à notre respect, loin d’être inutiles pour nous, sont, au contraire, et toujours, et pour tous, féconds en fruits de salut. Le Christ a donné à Pierre les clefs du royaume des cieux, le pouvoir divin de lier et de délier ; mais l’Apôtre n’a reçu en sa personne un privilège si étonnant et si personnel, que pour le transmettre d’une manière générale, et en vertu de son autorité, à l’Eglise de Dieu. Aussi avons-nous raison de regarder le jour où il a reçu de la bouche même du Christ sa mission apostolique ou épiscopale, comme celui où la chaire lui a été confiée ; de plus, cette chaire est une chaire non de pestilence, mais de saine doctrine. Celui qui s’y trouve assis, appelle à la foi les futurs croyants; il rend la santé aux malades, donne des préceptes à ceux qui n’en connaissent pas et impose aux fidèles une règle de vie; l’enseignement tombé du haut de cette chaire, de notre Eglise, c’està-dire de l’Eglise catholique, nous le connaissons, nous y puisons notre joie; c’est l'objet de notre croyance et de notre profession de foi; c’est sur cette chair qu’après avoir pris des poissons, le bienheureux Pierre est monté pour prendre des hommes et les sauver ». 62 DORNIER. F., « Les catholiques en Tunisie au fil des ans », Tunis, 2000, p. 356-358. 37 Fig. 7. Dessins de la basilique de « Dar el Kous » par Sadoux: plan, coupe en travers et façade. (Cl. P. Gauckler). 38 Fig. 8. Vue intérieure de la basilique : abside en cul-de-four avec les deux sacristies (Cl. U. Pappalardo). Fig. 9. Vue du narthex de la basilique de Dar-el-Kous. (Cl. U. Pappalardo). 39 Fig. 10. Parvis et entrée au narthex de la basilique de Dar el Kous. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 11. Monogramme sur la clef de voûte de l’arc de tête de l’abside : DMNS PTRS. (Cl. P. Silvio Moreno). 40 Fig. 12. La clef de voûte avec les lettres SCS PTRS. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 13. Linteau de la porte sud-est de la basilique orné de croix grecque dans une couronne accostée de deux branches de palmier et d’olivier. (Cl. P. Silvio Moreno). 41 Fig. 14. Porte plus à l’ouest de la basilique ornée par une simple croix grecque. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 15. Porte médiane de la basilique avec même ornement que la porte sud. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 16. Linteau de la porte ouest du mur nord de la basilique avec décoration florale. (Cl. P. Silvio Moreno). 42 Fig. 17. Etait des lieux avant le commencement des travaux de déblaiement de la basilique, alors que le sol était occupé par les arabes. (Cl. Abbé Giudicelli). 43 Fig. 18. Plan de la basilique après déblaiement complet jusqu’au sol primitif. (Cl. Abbé Giudicelli). 44 Fig. 19. Plan de la basilique après les fouilles opérées dans le sous-sol. 25 tombeaux chrétiens dont deux tombeaux d’enfant. (Cl. Abbé Giudicelli). 45 Fig. 20. Mur d’un ancien édifice romain (peut être le capitole ?) retrouvé dans le sous-sol de la basilique. (Cl. Abbé Giudicelli). 46 Fig. 21. Nouveau plan de la basilique par J.C. Golvin. A noter la crypte signalée dans la salle à gauche de l’abside. (Cl. N. Duval). 47 Fig. 22. Mosaïques dans la nef centrale de la basilique aujourd’hui disparues complètement. (Cl. Archives musée du Bardo). Fig. 23. Vue de la basilique pendant les fouilles du sous-sol, au moment de la découverte des tombeaux. Dans la photo nous voyons l’abbé Giudicelli. (Cl. Archives Prelature de Tunis). 48 Fig. 24. Mgr. Alexis Lemaitre, archevêque de Carthage, avec les enfants chrétiens du Kef lors de la célébration de Confirmation à l’intérieur de la basilique en mai 1956. (Cl. Archives Prelature de Tunis). Fig. 25. Aménagement, dans le narthex de la basilique, de la paroisse catholique du Kef sous le titre du Sacré Cœur de Jésus. (Cl. Archives de la Prelature de Tunis). 49 Fig. 26. Vue générale de la basilique vers la fin des travaux. (Cl. Abbé Giudicelli). Fig. 27. Pierres tombales avec inscriptions nécrologiques trouvées dans la basilique. (Cl. Abbé Giudicelli). 50 Fig. 28. Projet de restauration de la basilique de Dar-el-Kous et transformation du narthex en chapelle. (Cl. Archives de la Prelature de Tunis). Fig. 29. Manuscrit de l’abbé Giudicelli à l’archevêque de Carthage. (Cl. Arch. Prelature Tunis). 51 Fig. 30. Extraits des délibérations du conseil de fabrique de l’église du Kef. (Cl. Arch. Prelature Tunis). Fig. 31. Clocher de l’église paroissiale du Kef sur les murs de l’ancienne basilique. (Cl. Archives Prelature Tunis). 52 b. Chapelle du saint prêtre Crescentius aux Thermes63 Les grands Thermes et les citernes qui les approvisionnaient, que nous découvrons au centre-ville du Kef, sont situés de part et d’autre de la rue qui passe devant le siège de l’Association de Sauvegarde de la Médina d’El Kef. Le monument est partiellement occupé par des constructions modernes, et la fouille du secteur accessible reste incomplète. L’axe de la construction a été dégagé. Il constitue la partie terminale du circuit des baigneurs. Le caldarium, apparemment équipé de deux piscines rectangulaires et d’un bassin axial semi-circulaire encore couvert par une voûte en abside, communique par deux baies avec le tepidarium de sortie, de plan circulaire. De là, on gagnait le frigidarium, incomplètement connu mais remarquable par la grande piscine hexagonale qui le flanque et qui marque l’extrémité de l’axe du monument opposé au caldarium64. Le pavement de l’ensemble est situé à plus de 4 mètres au-dessous du niveau de l’habitat actuel. Ces Thermes ont été construits sans doute au IIIème siècle selon un plan original qui place les salles chaudes au nord, protégées par la masse du Jebel et non, comme d’habitude au sud où elles bénéficient d’une orientation favorable. Tandis qu’au sud, au bas de la pente, se dressent les hautes arcades qui entouraient le déambulatoire et le bassin hexagonal. De superbes piliers portent encore de grands arcs en plein cintre à 67 mètres de haut. Des reconstructions modernes permettent de soutenir les grandes arcatures. Fig. 32. Vue d’ensemble du complexe thermal. (Cl. P. Silvio Moreno). 63 Cf. SALADIN. H., « Rapport sur la mission faite en 1882-1883 », dans AMS, 3ème série, 13, Paris, 1887, p. 204 ; BEJAOUI. F., « Découvertes d’archéologie chrétienne en Tunisie », dans Actes du XIème congrès international d’archéologie chrétienne, 21-28 sept. 1986, Rome, 1989, p. 1954-1956. 64 Auparavant certains archéologues croyaient y voir un baptistère. 53 Fig. 33. Vue des thermes depuis l’abside du caldarium, au milieu le tepidarium et au fond le frigidarium avec le bassin hexagonal. (Cl. P. Silvio Moreno). 54 Fig. 34. Vue du bassin hexagonal du frigidarium restauré. (Cl. P. Silvio Moreno). Ce qui retient l’attention de ce complexe thermal est la présence d’une chapelle chrétienne installée dans des locaux65 qui, dans l’état actuel du dégagement, devait correspondre essentiellement au destrictarium (pièce où l’on se débarrassait de l’huile dont on s’oignait pour les exercices) et au laconicum (salle de transpiration sèche). La porte biaise joignant ce dernier et le caldarium est parfaitement visible66. Cette chapelle et les inscriptions qu’elle contient ont été découvertes au début des années 1960 et publiée très tard par F. Bejaoui en 201267. Probablement, elle fut construite à une période où les grands thermes furent désaffectés et auraient changé de fonction (du moins en partie) pour devenir un petit édifice de culte chrétien. En Afrique, les implantations ecclésiales sont très variables à l’intérieur de la cité, en fonction sans doute des terrains disponibles, de donations, ou d’achats, mais toujours nombreuses d’autant plus que les sectes rivales se multiplient ; aux portes de la cité, dans les cimetières, etc ; la topographie et les fouilles nous donnent une idée de la place occupée dès la fin du IVème siècle par les grands complexes ecclésiaux dans une position dominante et avec une architecture souvent monumentale. Cf. DUVAL. N., « Problématiques d’une architecture chrétienne au IVème siècle », in revue d’études augustiniennes, 35 (1989), p. 308-313. 66 THEBERT. Y., « Thermes romains d’Afrique du Nord et leur contexte méditerranéen », Rome, École française de Rome, 2003, p. 148-149. 67 La description de la chapelle et les commentaires aux inscriptions ont été publiés seulement en 2012 par F. Bejaoui de l’INP. Nous allons nous servir de ce travail pour présenter cette chapelle, même si je présente une lecture de l’édifice et des inscriptions complémentaires. Cf. BEJAOUI. F., « Inscriptions inédites du Kef », in Antiquités tardives, 20, 2012, p. 307-314 ; « L’Année épigraphique », 2015/1 année 2012, n° 1891-1893, p. 784785. 65 55 Fig. 35. Chapelle des thermes, plan INP de Tunis, d’après F. Bejaoui 2012. 56 Cette chapelle, dont l’abside est orientée curieusement vers le sud, est visiblement divisée en trois espaces. 1. D’abord à son extrémité sud-ouest, le niveau du sol fut légèrement surélevé et occupé alors par l’abside construite en moellons, alors que toutes les parties antérieures sont en pierre de taille. L’espace absidial, de petites dimensions, est créé par le biais de deux marches d’escalier dont les dalles supérieures portent des rainures creusées sans doute pour soutenir les chancels qui isolaient cet endroit. Un élément important à remarquer est le sarcophage visible encore aujourd’hui fait en pierre calcaire et complétement enterré qui servait de tombe. Aucun élément liturgique n’a été retrouvé dans cet endroit (base d’autel, reliquaire en pierre, etc.). Fig. 36. Vue de l’abside de la chapelle. (Cl. P. Silvio Moreno). 2. Le deuxième espace est créé entre les marches d’escalier de l’abside et une sorte de seuil d’entrée flanqué de deux portes extérieures bien visibles. Le sol de cet espace était recouvert d’une mosaïque à décor floral et géométrique visible en partie encore aujourd’hui. Cette mosaïque a été enlevée lors d’une restauration dont j’ignore la date et remise sur place en plusieurs plaques de béton avec un grillage en fer. Cette méthode de montage fixe la mosaïque d’une façon presque définitive. La méthode date des années 6068. Le style ainsi que le décor semblent être tardifs et la mosaïque rappelle par ses 68 Cf. PONSICH. M., « Technique de la dépose, repose et restauration des mosaïques romaines », in Mélanges de l’école française de Rome, 1960, 72, p. 243-252. 57 composantes des tableaux trouvés dans les basiliques chrétiennes de Bulla Regia et dans la nef centrale de l’église de Vitalis à Sbeïtla. C’est dans cet espace que fut trouvée la belle dalle épigraphique de Crescentius. Fig. 37. Vue de la mosaïque de la chapelle avec la dalle de Crescentius. (Cl. P. Silvio Moreno) Fig. 38. Détails des mosaïques de la chapelle avec les blocs de béton. (Cl. P. Silvio Moreno). 58 3. Enfin, le troisième espace, qui, à mon avis fait toujours partie de l’espace cultuel, est une salle plutôt rectangulaire (sorte de narthex) dans laquelle on peut aussi pénétrer par les deux portes latérales antérieurement mentionnées. La fonction chrétienne de cet endroit semble être manifestée aussi par deux autres inscriptions chrétiennes trouvées sur place. Au sujet de ces inscriptions, Bejaoui affirme : « Il s’agit de deux épitaphes gravées sur pierre calcaire avec de grandes lettres légèrement effacées. Aucune particularité notable dans le formulaire n’est à relever, mais toutes les deux présentent le même symbole : une croix latine à branches épaisses placée au milieu du texte. On signalera qu’une partie de cet espace a conservé le décor de son sol en mosaïque à motifs géométriques banals pour ce type d’édifice que sont les thermes. Dans ce cas, on est sûr qu’il appartenait au premier état d’occupation du monument ». Dans la première inscription, nous lisons : Clarentius / fidelis in pace / uixit annis II /m(en)s(e) I Dans la deuxième inscription : Victorianus vixit in pace annis XVIII et Cattosa vixit in pace annis VII Ces épitaphes ont en commun de concerner de très jeunes défunts : 2, 7 et 18 ans. 59 Fig. 39. Epitaphe de Clarentius. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 39. Epitaphe de Victorianus et Cattosa. (Cl. P. Silvio Moreno). Maintenant, analysons l’épitaphe la plus importante de cette chapelle trouvée dans le deuxième espace : le prêtre Crescentius. Le texte est très bien gravé sur une plaque de marbre et mieux conservé que les autres. Les cinq lignes de l’inscription sont comprises dans un champ épigraphique délimité par un cadre, interrompu au centre par une grande croix latine pattée semblable à celles que nous rencontrons sur les épitaphes précédentes ; mais elle est ici flanquée de l’alpha et de l’oméga. Au-dessus de cette intersection, de part et d’autre de la branche verticale, on lit une date, inscrite dans un cadre : Fig. 40. Epitaphe du saint prêtre Crescentius. (Cl. P. Silvio Moreno). 60 XVIII d (die) kal (Kalendas) sep temb (avec le même tilde oblique sur le b). On peut lire ainsi l’inscription : Crescen ti sci pour sancti (avec deux tilde d’abréviation) pb, pour presbyteri (avec le même tilde) Corpus digne in seculo conber satum (pour conversatum) in hoc loco in pace constat esse humatu(m) L’auteur s’écarte en quelque sorte du formulaire traditionnel (à comparer par exemple avec un formulaire aussi spécial : le prêtre Vitalis de Sbeïtla). Le texte utilise un terme solennel, constat et du participe humatum que se retrouve dans d’autres épitaphes chrétiennes, souvent pour de personnages importants. La clé de lecture doit être le mot « corpus » parce que c’est justement la relique conservée et vénérée dans cette chapelle. Le génitif utilisé permet de mettre en tête le nom et les titres du défunt : De Crescentius, saint prêtre, c’est le corps. Mais la difficulté se pose au niveau du mot conbersatum qui, ici, est rapporté au corps. Ainsi Bejaoui propose deux possibles traductions : « Le corps de Crescentius saint prêtre (ou) le saint, le prêtre, qui a vécu dignement dans le siècle, il est bien reconnu qu’il est enterré dans la paix en ce lieu. Le 18ème jour des calendes de Septembre ». Ou bien : « C’est de Crescentius, le saint, le prêtre, que le corps, converti dignement dans le siècle, est incontestablement en ce lieu enterré dans la paix ». Des deux traductions proposées par Bejaoui, j’écarte la deuxième, en m’appuyant plutôt sur la première avec une lecture complémentaire. Depuis les premiers temps du christianisme il y a eu toujours une conscience claire sur deux types de conversion : la conversion à la foi chrétienne (devenir chrétien) et la deuxième conversion à une véritable vie de la grâce (vivre en chrétien). Or, le véritable sens de conversion (métanoïa en grec) d’une personne est marquée d’abord par la transformation de sa pensée et de son âme et par la suite, ce mot met l’accent sur le genre de vie qui se modifie y compris aussi dans les attitudes corporelles. Cela ne me semble pas pouvoir s’appliquer au prêtre en question parce que le mot conversatum qualifie particulièrement le corps du prêtre. Puis, penser à une possible conversion de ce prêtre à l’ascétisme d’une vie érémitique ou monastique (comme suggéré par Bejaoui) me semble aussi étrange parce que dans ce cas on devrait mentionner également cette caractéristique d’ermite, moine, etc., tel que nous le trouvons par exemple à Uppenna, ou à Carthage. À mon avis, le fait de pouvoir utiliser conversatum, de la même manière que le substantif, conuersatio, dans un sens plus large, comme action de séjourner, de demeurer, trouve plus de signification. En effet, la dignité sacerdotale et surtout la consécration sacerdotale au début du christianisme, trouve certainement son appui sur le corps de la personne en question que ce soit un prêtre ou un évêque. Il ne faut pas oublier que dès le temps de saint Cyprien, les prêtres sont joints à l’évêque par l’honneur sacerdotale69. Ce sont ses mains et sa tête qui sont consacrées par l’imposition des mains, ainsi donc c’est 69 Cf. Saint Cyprien, lettre, 61, 3,1. 61 tout son corps qui est complétement voué à la sacralité divine. Si saint Paul avait dit que le corps est temple de l’Esprit Saint par le fait d’être baptisé, à combien plus forte raison pour un évêque, ou un prêtre doublement consacré, par le baptême et par l’ordre sacré. Ainsi, corpus digne in seculo conversatum peut vouloir dire que le corps consacré de ce prêtre (qui est maintenant une relique à vénérer) s’est maintenu, dignement, saintement, fidèlement, dans la dignité sacerdotale au milieu de ce monde comblé de difficultés et de tentations ; et c’est justement cette persévérance fidèle, l’une de raison de sa sainteté70. Son corps ne fut pas ruiné par le péché. C’est, sans doute son ascétisme qui justifie le titre de Sanctus même s’il n’est pas un martyr ou un confesseur71, et pour cette même raison il est digne d’être vénéré. À tel point cette caractéristique de sainteté a été importante qu’on a voulu laisser un ferme constat de la présence de son corps à cet endroit. Pour ces communautés chrétiennes il était important de conserver le corps de ces hommes dont on avait reconnu et apprécié la vertu bienfaisante. En plus, le constat de cette relique, évidence le caractère sacré de ce lieu de culte : une église ou chapelle ne pouvaient pas être véritablement consacrée si elle ne possédait pas les reliques d’un martyr, d’un confesseur ou d’un chrétien dont la vie était comparable à celle d’un martyr72. Pour cette raison, l’emplacement de l’épitaphe est bien visible dans l’axe de la nef centrale. Nous sommes en présence d’une sépulture importante, voire privilégiée, puisqu’elle se trouve dans l’abside. Il s’agit alors de la présence d’un véritable lieu de dévotion autour de cette relique. Enfin, pour ce qui est de la date de l’aménagement de cette chapelle, Bejaoui soutient qu’« en l’absence d’éléments archéologiques précis et à cause de l’occupation moderne du secteur et des bouleversements qui en furent la conséquence, on se fondera surtout sur le symbole accompagnant les trois épitaphes et principalement celle du prêtre Crescentius sur laquelle la croix latine avec branches épaisses pattées est accompagnée de l’alpha et de l’oméga. En effet, la plupart des épitaphes présentant ce symbole sont tardives et datées de l’époque byzantine, comme c’est le cas à Haïdra, Makthar, Belalis Maior ou Carthage ». Dans cet endroit, nous pouvons réfléchir sur le sens du prêtre et du mot sacerdos donné par saint Augustin. Dans son traité la Cité de Dieu, citant le verset de l’Apocalypse (20, 6) où il est dit que les saints ressuscités « seront prêtres de Dieu et du Christ et Outre l’organisation administrative de l’Eglise d’Afrique, l’autre grande préoccupation de saint Augustin durant son épiscopat aura été l’exemplarité des mœurs des membres du clergé de cette même Eglise, qu’ils soient prêtres ou évêques. 71 Cf. DELEHAYE. H., « Sanctus, essai sur le culte des saints dans l’antiquité », Bruxelles, 1927 ; DUVAL. Y., « Loca sanctorum Africae. Le culte des martyrs en Afrique du IVème au VIIème siècle » (CEFR, 96), 1982 ; BROWN. P., « Le culte des saints, son essor et sa fonction dans la chrétienté latine », Paris, 1984 ; SAXER. V., « Morts, martyrs reliques en Afrique chrétienne aux premiers siècles », Paris, 1980. CABROL. F. ET LECLERCQ. H., DACL, t. XV, Paris, 1950, p.374-462. Généralement, en Tunisie le terme « sanctus » s’applique à un évêque, beaucoup plus rarement à un prêtre, comme par exemple la dédicace du célèbre baptistère de Demna, près de Kélibia, où le nom d’Adelfius (prêtre) est précédé de sanctus. Il faut dire également que jusque vers la fin du IV ème siècle, les martyrs seuls furent admis aux honneurs du culte. Mais, la persécution finie, on trouva dans la vie mortifiée des ascètes, des prêtres, des évêques et des vierges, l’équivalent du martyre. En effet, le sacrifice de ces hommes qui, à l’appel du Christ, avaient tout abandonné et qui luttaient jour et nuit contre les démons, était un supplice comparable à celui que l’on subissait à cause de la foi lors de la persécution (Leclercq). 72 Cf. HEID. S., « Il contributo della liturgia e dell’agiografia all’archeologia cristiana », in Lezioni di archeologia cristiana a cura di F. Bisconti e Olof Brandt, Vaticano, 2014, p. 60-63. 70 62 régneront avec lui pendant mille ans », Augustin confirme un usage de son époque : « cela certes n’a pas été dit des seuls évêques et prêtres (de solis episcopis et presbyteris), ceux que désormais on appelle au sens propre dans l’Église les prêtres (qui proprie iam vocantur un ecclesia sacerdotes)73. Pour saint Augustin, désormais (iam) on en est venu dans l’Église à appeler (vocantur) du nom de sacerdotes les presbyteri, non plus en vertu d’une extension plus ou moins concédée ou honorifique, mais au sens propre. A partir de ce moment on ne distinguera plus le prêtre de l’évêque en lui refusant le titre de sacerdos mais en parlant d’un sacerdos de second ou de premier rang respectivement. Cette évolution, à bien réfléchir, n’a pas lieu d’étonner. Les lieux de culte où l’évêque- sacerdos ne préside personnellement que rarement et délègue en permanence un prêtre, se sont multipliés après la fin des persécutions, soit dans les quartiers des grandes villes, soit dans les bourgades rurales (dans quelques régions, celles-ci ont leur propres églises et évêques, mais cet usage ne se généralise pas). Ainsi naissent les paroisses, et le presbyter qui les dessert, qui « offre » régulièrement le sacrifice du Christ, se retrouve donc sacerdos74. Pour l’évêque d’Hippone, un prêtre digne de ce nom est un chrétien passionné de Dieu, aspirant à ne vivre que pour lui, par lui, avec lui, en lui, avec un amour croissant de l’Eglise, un amour toujours plus réaliste de l’épouse du Christ qui lui apportera la paix. L’important pour les sacerdos de l’époque augustinienne était de pénétrer au cœur du monde, sans jamais oublier l’appel vers une plénitude de l’amour de Dieu et vers la sainteté. « Toute la question, troublante pour les hommes qui agissent et qui cherchent, comme moi, disait saint Augustin, est de savoir comment il faut vivre parmi ceux ou pour l’amour de ceux qui ne savent point encore vivre en mourant, de cette mort spirituelle et non point physique, qu’est le détachement intérieur de l’âme à l’égard des attraits sensibles. Généralement, il nous semble que si nous ne prenons pas dans une certaine mesure leur comportement à l’égard des choses mêmes dont nous voulons qu’ils se dégagent, nous ne ferons rien d’utile pour leur salut. Seulement nous sentons alors nous-mêmes le charme de ces choses-là se glisser en nous, si bien que souvent nous nous plaisons à parler de futilités, à prêter l’oreille à ceux qui en parlent, et, au lieu de nous contenter de sourire, à nous laisser dominer et relâcher par le rire : et nos âmes empoussiérées, souillées même de boue, s’alourdissent, et c’est avec beaucoup de peine et de lenteur que nous nous élevons vers Dieu pour vivre la vie évangélique, et mourir la mort évangélique»75. c. La grande basilique chrétienne Ksar-el-Ghoul Selon la tradition du Kef, on appelait cet endroit le fort de l’ogre ou de l’ogresse afin d’éloigner, parait-il, les enfants de la ville qui venaient jouer avec les échos du rocher de la Chgaga et sauter dans cet amoncellement de pierres habité par des serpents. 73 Cf. SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, 20, 10. POIRIER. M., « Evolution du vocabulaire chrétien latin du sacerdoce et du presbytérat des origines à saint Augustin », in: Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1997, 2001. pp. 230-245. 75 SAINT AUGUSTIN, Lettre 95. 74 63 Nous sommes à l’extérieur des murs de la ville, derrière la Kasba et à droite du deuxième groupe des citernes monumentales. Exactement derrière le cimetière catholique de l’ancienne communauté paroissiale du Kef. P. Gauckler avait l’intention de publier le plan de cette église mais son projet n’a pas abouti. Dans le journal officiel de la république française du 17 avril 1884, dans sa section d’archéologie, nous trouvons une première description de ce monument faite par le lieutenant Espérandieu76 : « M. Espérandieu… a étudié surtout les basiliques chrétiennes du Kef et des environs. Des deux basiliques que possède la ville du Kef, l’une, celle de Ksar el Ghoul, a été construite par des païens ; elle a la forme ordinaire des basiliques ; elle est bâtie avec des matériaux de toutes sortes, fragments de colonnes, inscriptions, etc. provenant d’autres monuments. Il ne subsiste aujourd’hui que l’abside et les fondations des deux murs principaux. De la quantité d’inscriptions funéraires trouvées dans la construction on pourrait conclure qu’elle a été élevée sur l’emplacement d’un cimetière que la ville, en se développant, engloba dans son enceinte. Cette basilique fut plus tard vraisemblablement affectée au culte chrétien, mais on y a trouvé aucune inscription chrétienne »77. Après l’exposé du lieutenant Espérandieu, R. Lasteyrie, demande sur quoi s’appuie-t-il pour croire que cette basilique a d’abord servi aux païens. « Il serait intéressant, affirme Lasteyrie, d’établir ce fait d’une façon certaine, car on ne possède jusqu’ici que bien peu de renseignements sur les basiliques païennes ». Mais Espérandieu lui répond en disant que c’est là une simple conjecture78. Notons, en passant, que cette église a été déblayée en 1882 par l’abbé La Bouille79, aumônier militaire qui avait l’intention de la rendre au culte catholique après réparation ; en effet, il a découvert une petite crypte dont il fit une chapelle. Cette crypte et la chapelle sont aujourd’hui disparues. Cette basilique comporte deux absides80, de 33 mètres de longueur sur 16 mètres de largeur. Autrefois, elle était pavée en mosaïque. Les mosaïques ont été déposées dans un premier temps au musée du Kef puis au musée du Bardo. Il semble que cette église chrétienne soit le plus ancien lieu de culte public de la ville, daté du IVème siècle. L’état du bâtiment et la qualité des pierres utilisés pour sa construction en témoignent. C’est un bâtiment curieux. Son plan est assez difficile à déchiffrer, étant donné l’abandon dans lequel l’église a été laissée depuis des décades. Composée de trois nefs, à mon avis, elle est orientée ouest-est. Ayant sa première abside occidentalisée comme il est normal à l’époque, deux pièces servant sans doute de sacristies l’encadrent. Les vestiges d’un petit escalier, qui menait à la crypte, subsistent. À l’est, ce qui semble avoir été l’entrée originelle a été réaménagée ultérieurement en une autre 76 ESPERANDIEU. E., « Note sur quelques basiliques chrétiennes de Tunisie », dans Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques », Paris, 1884, p. 158. 77 Cf. Journal officiel de la république française, n° 106, 17 avril 1884, p. 2072-2073. 78 Pour la question de l’intervention militaire dans des missions archéologiques en Tunisie et en Afrique du Nord en général, voir l’intéressant article de KALLALA. N., « Archéologie romaine et colonisation en Afrique : enjeux et pratiques (l’exemple du Kef et de sa région, dans le nord-ouest de la Tunisie) », in Afrique XIX, Tunis, 2002, p. 57-81. 79 Cf. LA BOUILLE., « Description des basiliques du Kef », in : Bulletin archéologique (p. 175-177), 1884, p. 176. 80 Le catalogue des Basiliques chrétiennes de la Tunisie publié en 2015, p. 48, donne une description incomplète de cette basilique. Il n’est pas mentionné la position de la basilique derrière le cimetière chrétien et elle est décrite comme ayant une seule abside, alors qu’un relevé sommaire des lieux effectué par l’abbé Giudicelli mentionnait déjà les deux absides. 64 abside hémicirculaire et de six mètres de diamètre comme la précédente. C’est celle qui est la mieux conservée. Les soubassements des murs épais reliant les deux absides, en les englobant, délimitent un rectangle de 7 mètres de large qui pourrait avoir été la nef centrale. Les vestiges de deux murs latéraux suggèrent l’existence de deux bas-côtés de plus de 3 mètres de large. Le bâtiment entier forme donc un grand quadrilatère de 45 mètres sur 19 mètres. C’était donc une église importante et richement décorée. Les ruines ont été fouillées encore à la fin du XIXème et au début du XXème siècle par le capitaine Nicolas en 1906 et puis très abandonnées81. Fig. 41. Basilique « Ksar-el-Ghoul », plan incomplet de Roy, d’après Saladin 1887. (Cl. Catalogue basiliques chrétiennes). Fig. 42. Plan complet de la basilique Ksar-el-Ghoul. (Cl. Archives Prelature de Tunis). N Je reproduis ici deux plans différents de la basilique : celui de Roy, d’après Saladin, dans son rapport sur la mission faite en Tunisie de novembre 1882 à avril 1883, fig. 357, p. 205, et un plan plus complet que j’ai trouvé dans les archives du diocèse de Tunis qui montre la position actuelle de la basilique et les deux absides. 81 65 Le lieu d’implantation de cette église extra-muros nous fait penser à celui de la grande métropole de Carthage. Elle a dû probablement perpétuer, à ce niveau, la tradition d’une area originelle et d’une éventuelle confession des martyrs, étant donné la présence d’une crypte, avec les souvenirs peut être des quelques martyrs de Sicca. Les fouilles du capitaine Nicolas semblent aussi confirmer la découverte d’une inscription évoquant probablement un évêque. L. Ennabli fait mention d’une inscription trouvée dans cette basilique, placée sur le seuil. Il s’agit d’une inscription d’une ligne, faisant partie sans doute d’une épitaphe. C’est un bloc de calcaire, cassé à droite et dans l’angle inférieur droit. Le texte dit tout simplement « En irene » - en paix- formule grecque en lettres latines. D’après La Blanchère, la partie droite de la pierre aurait été laissée vide pour recevoir le nom d’un défunt, mais la pierre n’aurait pas servi. L. Ennabli suppose que, vu son emplacement au seuil de l’église, il pourrait s’agir soit de l’emplacement d’une tombe anonyme disposée là par humilité, soit plutôt, si l’orientation de l’inscription se lisait en venant de l’église, d’une formule de souhait destinée à ceux qui en sortaient : « allez en paix »82. Fig. 43. Pierre avec inscription chrétienne. Musée du Bardo. (Cl. L. Ennabli). En 1906, plusieurs inscriptions chrétiennes funéraires, latines et grecques y ont été découvertes et publiées ainsi que des objets liturgiques divers, telles que des grandes lampes sous forme de barque. Pour les inscriptions, citons-en deux : « Victoria fidelis mama in pace ». 82 ENNABLI. L., « Catalogue des inscriptions chrétiennes sur pierre du musée du Bardo », Tunis, 2000, p. 125. 66 On ne peut dire si mama est ici un nom propre, ou un nom commun signifiant mère, grand-mère ou nourrice. A Bou-Ficha une Mamma Donata a aussi été retrouvée. « Cresconius fidelis in pace aet(erna) ». Fig. 44. Basilique Ksar el Goul : à gauche sarcophages creusés dans le roc à côté de la basilique, à droite vue du mur latéral sud et la deuxième abside vers l’est. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 45. Vue de la basilique depuis l’abside est. (Cl. P. Silvio Moreno). 67 Fig. 46. Vue de l’abside est de la basilique. Elle est le mieux conservée. On voit l’état d’abandon des ruines. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 47. Vue de l’abside ouest de la basilique. (Cl. P. Silvio Moreno). 68 d. Le monument Djemma el- Kebira Au pied de la Kasbah, au bord d’une petite place qui semble bien être le « cœur» d’El Kef, un très curieux bâtiment, qui a longtemps constitué l’ossature de la Grande Mosquée, se dresse à l’ombre de grands arbres. Aujourd’hui bien restauré83, ce monument original présente des murs austères percés de rares ouvertures. Ils sont constitués de grandes pierres de taille, très soigneusement appareillées de couleur ocre doré. Ce monument a été préservé grâce au fait qu’il avait été englobé dans la Grande Mosquée d’El Kef, sans doute, du XVIIème siècle à 1966, date à laquelle le sanctuaire principal est bâti à l’angle sud-ouest de l’ancienne enceinte fortifiée de la ville. Cet édifice « à auges »84 est connu aujourd’hui sous le vocable de « basilique » et les colons français prétendirent qu’il s’agissait d’une basilique chrétienne. Mais l’hypothèse d’une basilique chrétienne est sans aucun fondement. Je le précise ici tout simplement parce que P. Gaukler l’avait classée, à tort, parmi les basiliques chrétiennes de la Tunisie en nous donnant son possible plan basilical85. Gaukler voulait probablement se faire écho de la première note sur ce monument faite par le lieutenant Ch. Denis, apparue au Bulletin archéologique de l’année 1893, dont il affirme sans trop de fondement qu’il s’agissait d’une basilique chrétienne : « Au mois de juillet dernier, affirme Denis, des travaux de restauration entrepris dans la Grande Mosquée du Kef m’ont fait découvrir une basilique chrétienne qui, jusqu’à ce jour, avait échappé aux investigations des archéologues. Cet édifice, dit-il, est dans un état de conservation satisfaisant, grâce à la protection de la mosquée dont il est depuis longtemps une dépendance. Le plan général a sensiblement la forme d’une croix grecque inscrite dans un carré ; aux angles se trouvent des chambres ouvrant sur l’intérieur de l’édifice. Les murs sont formés extérieurement de grandes pierres… Les bras de la croix, l’entrée principale et les chambres sont voutés en berceau demi-cylindrique ; l’abside qui fait face à la porte est voutée en cul-de-four ; enfin la partie centrale était recouverte par une voûte d’arêtes qui a disparu»86. Je crois que les raisons de Denis pour affirmer l’existence d’une basilique chrétienne à cet endroit sont basées sur le fait que la croisée de la nef était peut être surhaussée par quatre murs dans lesquels étaient percées des fenêtres, comme à l’église qu’il avait découverte avec M. Cagnat à Sidi-Mohammed-el-Gebouï en 1882 et à l’église quatre-feuilles de Hr. Maatria (Numluli) que lui-même avait dessinée en 1885. Également, à l’extérieur, ce monument parait être contemporain de la basilique de saint Pierre, dont les portes possèdent aussi des linteaux soulagés par des arcs de décharge et dont le mode de construction est semblable. Sur place, aucun élément de culte chrétien n’a été repéré. 83 Par les soins du Service des Monuments Historiques dans les années 1970. Voir pour ce type de monument, Duval. N. et Y., « Fausses basiliques (et faux martyrs) : quelques « bâtiments à auges » d’Afrique ». In : Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, tome 84, n°1. 1972. pp. 675-719. 85 GAUCKLER. P., « Basilique chrétiennes de la Tunisie (1892-1904) », Paris, 1913, pl. VI. Également PICCARD, C., « Civitas Mactaritana », Karthago, 8, 1957, p. 140, avec un plan, fig. 14 et pl. XLIV, b ; CHRISTERN, J., « Das frühchristliche Pilgerheiligtum von Tebessa », Wiesbaden, 1976, p. 237-238, avec plan, fig. 14 (2), p. 138. 86 Cf. DENIS. Ch., « Note sur une basilique chrétienne du Kef, (extrait du Bulletin archéologique, année 1893) », Paris, 1894. 84 69 Fig. 48. Monument Djemaa Kebira. Plan d’après P. Gaukler. (Cl. P. Gaukler). 70 Fig. 49. Monument Djemaa Kebira. Vue de l’abside. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 50. Monument Djemaa Kebira. Vue de la cour intérieure. (Cl. P. Silvio Moreno). 71 e. Hypothèse de travail : édifice chrétien dans la forêt du Kef ? Monastère ? Enfin, en sortant du Kef vers le nord à une distance d’environ 11 kilomètres, nous retrouvons, au bord (100mt) de l’ancienne route national P17, un édifice très dégradé, mais qui semble, hypothétiquement, avoir été affecté au culte chrétien durant l’Antiquité tardive. Cet édifice fut modifié et occupé par les arabes jusqu’aux années soixante-dix. Actuellement, il est complètement en ruines. Heureusement, les photos généreusement offertes par notre ami Mohamed Tlili, ancien conservateur du Kef, que nous remercions, nous permettent de relever les caractéristiques particulières de cet édifice : il s’agit d’une grande structure carrée, avec la présence d’une cour intérieure entourée de quelques salles voutées qui ont été probablement transformées en citernes à l’époque arabe. Dans ce lieu, le plus intéressant à remarquer est la salle rectangulaire qui jouxte l’un des murs latéraux de l’édifice vers le nord-ouest, et qui conserve encore quelques piliers matérialisant la division de l’espace en trois nefs. Les clichés de l’époque montrent la salle avec trois petites nefs voûtées dont la plus haute est la nef centrale. Bien que ce soit une construction modifiée peut être par les arabes et qui n’a pas visiblement d’abside, nous pensons que l’édifice précèdent pouvait être une petite église ou chapelle rurale domestique. Cette appréciation dans le contexte de tout l’édifice, nous permet d’émettre l’hypothèse que nous nous trouvons devant un monastère chrétien d’époque byzantine. Le dessin que nous avons fait et les exemples donnés par Seston dans son article sur les monastères en Afrique du Nord nous encouragent à soutenir cette hypothèse. Géographiquement, il est bien positionné : au bord de l’ancienne route ramenant au Kef et à quelques kilomètres de la ville dans le silence de la campagne. Nous savons par les sources littéraires que dans la région du Kef il y avait plusieurs monastères chrétiens et que saint Fulgence de Ruspe avait justement décidé d’installer un monastère sur le territoire de Sicca, en raison de la fertilité de son sol et de la piété de ses habitants87. La datation de la période romaine et byzantine de l’édifice est assez claire, mais le mauvais état des ruines ne nous permet pas d’en dire davantage. On y trouve encore des restes de colonnes, des chapiteaux avec des motifs floraux semblables à ceux retrouvés dans la basilique de Candidus à Haïdra, des petites architraves et des fondations en pierre de taille de datation très ancienne : probablement, les murs primitifs de l’édifice. Malheureusement, jusqu’à présent aucun élément chrétien n’a été retrouvé. Cependant, M. Tlili est de l’avis que la base carrée de la colonnette avec les deux rainures de chancel soit l’une des clefs pour reconnaitre la fonction cultuelle des lieux. Des relevés et sondages sur le site et d’éventuelles fouilles seraient utiles pour dégager l’édifice et atteindre son sol primitif et découvrir ainsi sa véritable structure et sa fonction. Cela pourrait peut-être nous réserver quelques surprises. Cf. SESTON. W., « Le monastère d’Aïn-Tamda et les origines de l’architecture monastique en Afrique du Nord », in Mélanges d’histoire et archéologie, t. 51, Paris, 1934, p. 79-113. 87 72 Fig. 51. Edifice dans la forêt du Kef. Plan P. Silvio Moreno. 2020. Fig. 52. Vue d’ensemble du monument reconstruit par les arabes. (Cl. M. Tlili). 73 Fig. 53. Position géographique de l’édifice. Fig. 54. Vue du bâtiment depuis la cour intérieure. La porte centrale donne accès à la grande salle (ancienne chapelle ?). (Cl. M. Tlili). 74 Fig. 55. Intérieur de la grande salle. (Cl. M. Tlili). Fig. 56. Vue actuelle de la grande salle. (Cl. P. Silvio Moreno) 75 Fig. 57. Vue de l’ensemble des ruines. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 58. Vue de l’intérieur de la grande salle. (Cl. M. Tlili). 76 Fig. 59. Décoration florale : à gauche basilique de Candidus, Haïdra et à droite chapiteau de la grande salle. (Cl. P. Silvio Moreno). Fig. 60. Restes de la salle voutée derrière la petite chapelle. 2009. (Cl. O. Bissetto). Fig. 61. Vue actuelle de la salle voutée derrière la grande salle. 2020. (Cl. P. Silvio Moreno). 77 Fig. 62. Pierres en tailles du mur primitif de l’édifice. 2020. (Cl. U. Pappalardo). 78 CONCLUSION La lecture attentive de ces pages historiques et archéologiques nous a aidés à recenser, découvrir, étudier et mettre en valeur le patrimoine archéologique chrétien conservé au Kef, mais souvent ignoré pour beaucoup d’entre nous. Pour cela il devient aujourd’hui primordial de développer une communication efficace auprès du public en général afin de les convaincre de cette dimension culturelle et religieuse et de les inciter ainsi à la protection et à la connaissance d’un patrimoine riche, mais unique et fragile. Ce rapide inventaire que nous avons fait de l’archéologie chrétienne au Kef permet certainement de répondre, ou du moins de faire progresser considérablement les connaissances sur la christianisation dans l’ouest tunisien, et au même temps montre l’intérêt d’une recherche archéologique systématique, et ses limites. Déceler les édifices religieux abandonnés à l’aide de la toponymie; fouiller systématiquement les anciennes basiliques à l’instar de ce que l’on fait dans d’autres pays ; appliquer à ces fouilles une méthodologie précise, fondée sur des observations fines et vérifiables, plus la connaissance profonde des textes chrétiens ; voici quelques principes simples, pour faire progresser considérablement la question de l’apport de l’histoire et l’archéologie chrétienne à la culture magrébine de l’Afrique du Nord. C’est donc au prix de tous ces efforts didactiques que la pérennité de l’archéologie chrétienne pourra être assurée et, par la même, la reconnaissance de sa valeur patrimoniale auprès des générations futures tunisiennes et étrangères. 79 BIBLIOGRAPHIE « L’Année épigraphique », 2015/1 année 2012. ANTOINE. A., « Histoire naturelle, ecclésiastique et civile du diocèse d’Embrum », t. II, 1786. ATLAS ARCH. TUNISIE, 1/50 000e, f. 62 (environs du Kef), n° 145. BARATTE. F. et BEJAOUI. 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