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© Philippe Poirrier, « Dijon : l’affirmation d’une politique patrimoniale » dans Philippe Poirrier (Dir.), L’Invention du patrimoine en Bourgogne, Dijon, MSH de Dijon-Editions universitaires de Dijon, 2004, p. 50-68. L’Invention du patrimoine en Bourgogne Actes de la journée d’études de Dijon 25 janvier 2002 Sous la direction de Philippe Poirrier Préface de Serge Wolikow MSH de Dijon, “ Patrimoines, Espaces, Mutations ” Institut d’histoire contemporaine (UMR 5605) 1 Sommaire Préface Serge Wolikow, Université de Bourgogne Introduction Philippe Poirrier, Université de Bourgogne 1-Le service des Monuments historiques en Bourgogne Michel Huynh, Ministère de la Culture 2-La mise en œuvre de l'Inventaire général Sylvie Leclech, Ministère de la Culture 3-La patrimonialisation des biens religieux populaires dans la seconde moitié du XXè siècle Stéphane Dufour, Université d’Avignon 4-Dijon : l'affirmation d'une politique patrimoniale Philippe Poirrier, Université de Bourgogne 5-Auxerre : la ville, le chercheur et le patrimoine, Christian Sapin, CNRS 6-Le Creusot et l'invention du patrimoine industriel Françoise Fortunet, Université de Bourgogne et Patrice Notteghem, Ecomusée du Creusot 7-L'écomusée de la Bresse bourguignonne, l'identité locale et le patrimoine rural Annie Bleton-Ruget, Université de Bourgogne 2 3 Dijon : l'affirmation d'une politique patrimoniale municipale (1919-1995) Philippe Poirrier Marquée par d'importantes destructions au siècle précédent (Rotonde de Saint-Bénigne en 1792, Sainte Chapelle en 1802, démolition du château de 1887 à 1897), la physionomie de la ville a considérablement changé depuis la Révolution française. Si on excepte le quartier Saint-Bernard loti par l'architecte Adrien-Louis Lacordaire sous la Monarchie de Juillet, le débastionnement et la construction de boulevards périphériques intègrent bien peu de considérations esthétiques1. Le XXe siècle est marqué par une nouvelle approche de la ville, liée à la fois aux exigences des documents d'urbanisme imposés par l'Etat et au volontarisme municipal. Dès lors, à partir des années soixante-dix, cette politique n'est pas seulement inscrite sur l'agenda de l'intervention artistique et culturelle de la municipalité, mais participe d'une véritable politique urbaine2. 1/La prise en compte du patrimoine urbain (1919-1971) La commission de l'embellissement de Dijon Très rapidement, la municipalité Gaston-Gérard affirme sa volonté de défendre le patrimoine de la cité. En premier lieu, l'initiative est liée à la nécessité d'exécuter la loi du 14 mars 1919 qui impose aux communes de 10000 habitants de rationaliser leur urbanisme en élaborant un plan d'aménagement et d'extension3. 1 . P. GRAS. L'espace urbain depuis la Révolution dans Histoire de Dijon. Toulouse : Privat, 1987. p. 395407. 2 . Pour en savoir plus : P. POIRRIER, Municipalité et culture au XXe siècle : des Beaux-Arts à la politique culturelle. L'intervention de la municipalité de Dijon dans les domaines artistiques et culturels. (1919-1995), Université de Bourgogne, Thèse d'Histoire, 1995, 1016 p. 3 . Voir J.-P. GAUDIN. L'avenir en Plan. Technique et politique dans la prévision urbaine. 1900-1930. Paris : Champ-Vallon, 1985. 4 Dès le 27 mai 1919, la municipalité Charles Dumont avait mis en place une commission extra-municipale dont font notamment partie le Conservateur du Musée des Beaux-Arts, le Directeur de l'Ecole des Beaux-Arts, un membre de la Commission des Antiquités de la Côte d'Or et quelques personnes s'occupant des questions “ d'art et d'esthétique ”. Le plan doit être élaboré en trois ans et répondre à deux priorités : fixer l'urbanisme et programmer les servitudes hygiéniques, archéologiques et esthétiques. La municipalité Charles Dumont engage quelques actions considérées alors comme exemplaires : l'achat de l'Hôtel Chambellan (rue des Forges), de l'ancien logis Pouffier (rue Chaudronnerie), du cellier de l'ancien hôtel abbatial de Clairvaux et celui du domaine de la Colombière, ce qui permet de préserver la perspective du Parc, créé en 16701. Ces mesures font entrer dans le patrimoine municipal quelques bâtiments essentiels du patrimoine architectural de la cité. La municipalité Gaston-Gérard hérite d'une situation qui doit susciter une large réflexion sur le devenir du centre-ville. En juin 1920, à la suite des premiers rapports élaborés par la Commission de l'embellissement et de la prospérité de la ville2, le nouveau maire annonce toute une série d'initiatives : le nettoyage de la Porte Guillaume, la création de prix pour inciter les commerçants et propriétaires à respecter le “ caractère d'art ” des bâtiments qu'ils occupent, encourager les expositions et toutes les manifestations artistiques susceptible de valoriser le centre-ville. Le fondement économique de cette politique est clairement exprimé : “ nos beautés sont des richesses productives qu'il convient, par culte du beau et par intérêt pour la ville, de conserver et de mettre en valeur.3 ” Quelques mesures sont effectives. En 1922, des plaques de marbres sont apposées en huit points de la ville pour marquer la délimitation du Castrum divionense4. Comme pour l'ensemble de ses interventions dans les domaines artistiques, les fondements de cette action volontariste croisent à la fois intérêt artistique et rayonnement de la ville. 1 . H. CHABEUF. Quelques vieux logis dijonnais. Le Journal des Arts. 5 mars 1919. . Bibliothèque municipale (Br V 720) : H. CHABEUF. Rapport lu à la séance du 2 mai 1920 à la Commission pour l'embellissement et la conservation artistique du Vieux Dijon. 6 p. 3 . Bulletin municipal. 15 juin 1920. 4 . Bulletin municipal. 18 juillet 1922. 2 5 L'argumentaire utilisé par le maire en 1922, dans le cadre du classement d'office — après refus du propriétaire — d'une tourelle du VIIe siècle, rue de la Liberté, le montre bien : “ Notre municipalité s'attache vous le savez, d'une façon toute particulière à conserver et à accentuer le caractère artistique qui donne tant d'attrait à notre cité, et elle est bien décidée, chaque fois que l'occasion s'en présentera, à prendre toute disposition en son pouvoir pour qu'aucune des beautés ne lui soit ravie.1 ” En décembre 1924, la municipalité accepte également le classement du Parc et du domaine de la Colombière comme Monument historique. Dans ce cas là, l'Etat est l'initiateur et reprend une première demande formulée dès mars 19152. Pendant, les mandats de Gaston-Gérard, la municipalité vote des fonds de concours aux travaux envisagés par l'administration des Monuments historiques sans pour autant susciter de sa propre initiative de nouveaux classements. Au total, le fonctionnement de cette Commission marque bien la prise en compte des questions de protection du patrimoine par les édites mais ces réalisations demeurent bien modestes : très vite, elle fut, comme en témoigne Henri Drouot, “ seulement luxe démonstratoire et coup de chapeau à l’archéologie ”3. Quant au plan d'aménagement, ces orientations sont adoptées au Conseil municipal du 22 décembre 1925. Il est conçu pour permettre à la ville de continuer à se développer d'une manière concentrique et de nombreuses percées sont prévues au sein même du centre historique. Les destructions envisagées sont réduites mais permettent cependant d'assurer des dégagements et de mettre en valeur certains monuments. A l'image des conceptions urbanistique alors dominante, un strict zonage de la ville est appliqué : les quartiers individualisent les fonctions industrielles, commerçantes ou encore résidentielles4. Le document est présenté seulement en octobre 1930 puis définitivement adopté en novembre 1940. Quatre ans plus tôt, la municipalité Jardillier inscrit son action dans ce cadre réglementaire. 1 . Bulletin municipal. 28 novembre 1922. . Bulletin municipal. 22 décembre 1924. 3 . H. DROUOT. La défense de nos vieilles rues. Annales de Bourgogne. 1935. p. 85-90, citation p. 87. 4 . Bulletin municipal. 22 décembre 1925. 2 6 L’Inspection du Vieux Dijon L'arrivée au pouvoir de Robert Jardillier relance l'idée de protéger davantage le patrimoine de la cité. Dans un article intitulé “ Pour la sauvegarde et le conservation de Dijon la Ducale ”, le nouveau maire insiste sur le rôle que peut jouer une municipalité pour la sauvegarde du patrimoine architectural en menant à bien un programme articulé en trois parties : sauver, conserver et adapter1. Ce projet, “ sorte de contrôle archéologique municipal ”, se concrétise en mars 1936 avec la création d'un “ Service technique du Vieux Dijon ”. Dirigé par un “ Inspecteur municipal du Vieux Dijon ”, ce service possède les attributions suivantes : dresser un plan et un répertoire archéologique du territoire dijonnais, participer à l'élaboration du plan d'aménagement et d'extension de la ville, diriger d'éventuelles fouilles archéologiques, sélectionner les personnalités dijonnaises méritant la reconnaissance publique par la dénomination de futures rues. Il est conçu pour travailler en relation étroite avec l'administration des Monuments Historiques, le Musée archéologique et les sociétés d'Histoire et d'Art locales. Ce service qui possède des attributions “ culturelles ” ne dépend pas, au départ, d'une institution culturelle mais du service municipal de la voie publique : les impératifs techniques importent plus que les seules finalités culturelles2. Robert Jardillier reprend ici un ensemble de suggestions présentées par Gabriel Grémaud, secrétaire de la Commission des Antiquités, au Congrès de l'Association Bourguignonne des Sociétés savantes qui se déroule à Dijon en mai 1935. Son auteur s'appuie notamment sur des initiatives prises par les municipalités de Tours et de Reims. L'ensemble des congressistes envoient un vœu appuyant cette proposition à la toute nouvelle municipalité de Dijon3. Nommé Inspecteur du Vieux Dijon, Gabriel Grémaud présente en 1937 une carte comportant près de 331 immeubles et sites à conserver1. Il collabore au nouveau plan d'aménagement de la ville mis en oeuvre à la suite des lois d'urbanisme des 14 mars 1919 et 19 juillet 1924. A partir de janvier 1939, Gabriel Grémaud est nommé — sur proposition de Charles Oursel — "commis principal au service de la bibliothèque et des archives municipales" avec le titre d'archiviste-adjoint. 1 . R. JARDILLIER. A Dijon : problèmes urbains et solutions municipales. Revue de l’Art. février 1936. n° 367. p. 8-11 2 . Bulletin municipal. 14 mars 1936. 3 . G. GREMAUD. La protection et la sauvegarde du "Vieux Dijon". (Urbanisme, art et archéologie) dans XIIe Congrès de l'ABSS. 26-28 mai 1935. Dijon : Imprimerie Bernigaud, 1937. p. 170-177. 7 L'Inspection du Vieux Dijon s'intègre alors à une institution culturelle en voie de restructuration : les archives municipales2. Cette initiative municipale répond à une préoccupation nouvelle — le devenir des centres historiques — et sans doute aussi à une relative carence de l'Etat. Ceci étant, le plan adopté en novembre 1940 ne sera jamais appliqué. Dès 1941, la création d'une Délégation générale à l'équipement national donne à l'Etat l'essentiel des compétences pour reprendre un plan d'aménagement de la ville. En 1942, les rapporteurs du Comité National de l'Urbanisme donne un diagnostic favorable : “ ville musée, capitale provinciale, nœuds routier et ferroviaire, ville commerçante, ville résidentielle, ville saine. ” Les experts recommandent de supprimer tous les élargissements prévus dans le centre historique et d'en faire un secteur piétonnier. Ce nouveau plan d'aménagement est adopté par le Conseil municipal en 1949. Ce document ne sera jamais appliqué par la municipalité Kir. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la protection du patrimoine passe aussi par la mise à l'abri des prestigieuses collections du Musée des Beaux-Arts, des Archives municipales et de la Bibliothèque municipale dans un château de la région3. Pierre Quarré doit également batailler ferme avec les autorités françaises et allemandes pour protéger le bâtiment qui abrite les prestigieuses collections du Musée des Beaux-Arts. Les archives municipales et du Musée des Beaux-Arts témoignent des incessantes interventions du conservateur face aux exigences des forces d'occupation. La lenteur de réalisation des ordres allemands et l'utilisation de procédures administratives (ainsi le buste de LegouzGerland par Attiret est classé Monument Historique) permettent de préserver les collections4. Pierre Quarré intervient également à plusieurs reprises pour empêcher la destruction d'une grande partie de la statuaire publique. C’est le monument aux morts de la Grande . 37 classés M.H, 62 inscrits à l'inventaire supplémentaire, 135 dont la conservation s'impose et 86 déclarés de moindre intérêt. 2 . G. GREMAUD. La sauvegarde du Vieux Dijon et le plan d'aménagement de la ville. La Bourgogne Républicaine. 20 et 30 juin 1937. 3 . Voir l'article/témoignage de P. QUARRE. Les châteaux de la Côte d'Or, asiles de chefs-d'œuvre (19391945). Annales de Bourgogne. 1945. p. 184-186. 4 . Archives municipales de Dijon (4 R1-62) : dossier protection des collections. 1939-1945 et Archives du Musée des Beaux-Arts : correspondances et rapports annuels. 1938-1945. 1 8 Guerre qui cristallise le premier cet enjeu. Symbole de la victoire et de la revanche sur l’occupant du moment, certains de ses éléments et attributs sont contestés : le poilu “ La Marne ”, œuvre de Henry Bouchard, foule un casque à pointe. De surcroît, le haut-relief de la face postérieure du monument, “ L’Alsace et la Lorraine rendues à la France ”, n’a plus de raison d’être, ces deux provinces étant de nouveau annexées au Reich. Malgré les interventions du maire Paul Bur, de Pierre Quarré , de personnalités parisiennes (Jean Verrier, François de Brinon) auprès des autorités allemandes compétentes (Abetz, le comte de Metternich), le poilu de Bouchard est mutilé en juillet 1941. Mais le maire refusant de donner l’ordre, c’est la préfecture qui se charge de l’exécution. Quant au haut-relief, une intervention d’Henry Bouchard, membre de l’Institut et alors en assez bons termes avec les Allemands, permet sa préservation. La statue de Claus Sluter, œuvre de Henry Bouchard également, quitte cependant son socle quelques semaines au début de 1942 avant d’être réinstallé à la suite d’un ordre de la Feldkommandantur. Ainsi, malgré les résistances de la municipalité, des multiples démarches entreprises par Pierre Quarré, et des protestations publiques des sociétés locales (l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon et la société des Amis du Musée), l’Etat français reçut plus de quatre tonnes de bronze. Le pouvoir municipal veilla cependant à ce que les œuvres destinées à la fonte soient moulées et l’Etat commande, à la suite d’une demande de la ville, le remplacement de la statue de Rude par une statue en pierre. Remarquons cependant que la procédure conservatrice du moulage ne semble pas s’imposer pour la statue de Garibaldi : il est vrai que les dépositaires de sa mémoire n’étaient guère en mesure de protester !1. Les chantiers du chanoine En 1946, Gabriel Grémaud peut cependant se réjouir de la décision prise par l’Etat de mener à bien sur l’ensemble du territoire “ un recensement des monuments de France ”. Ce recensement et la constitution de plans de villes anciennes prévue dans le cadre de la même enquête ne font en effet que légitimer la politique suivie à Dijon et impulsée par le Service du Vieux Dijon depuis près de dix années1. Mais malgré cette légitimation, certes essentielle, le Service du Vieux Dijon est soumis à fortes épreuves dans le cadre d’une 1 . Archives municipales de Dijon (1 M XVI 43–5/12) : dossier “Monuments envoyés à la fonte par les Nazis” : 1 M XVI 43–5/12) et l’article/témoignage de Pierre QUARRE, Les monuments de bronze à Dijon et en Côte d’Or pendant l’occupation allemande. Annales de Bourgogne.1945. p. 48-54. 9 politique municipale confrontée aux exigences de la reconstruction. Faire face aux besoins en logements ou sauvegarder en priorité le bâti ancien, les édiles sont dans l’immédiat après-guerre confrontés à ce dilemme. Certes, depuis la fin des année quarante, la ville, par l'intermédiaire du Service du Vieux Dijon, offre des primes, modestes mais symboliques, aux propriétaires qui restaurent convenablement leurs habitations2. En 1961, après le départ de Gabriel Grémeaux (3500 dossiers étudiés et 60 façades primées) en retraite, le chanoine Kir ne réactive pas le Service du Vieux Dijon qu'il considère sans doute comme une contrainte supplémentaire3. Si la ville accepte de financer les interventions de l'Etat sur les Monuments historiques, les projets personnels de Kir créent de nombreuses difficultés. Aussi, au début des années soixante, sa volonté de déplacer le Puits de Moïse engendre une forte tension avec les Monuments Historiques. Kir demande même le déplacement du Conservateur régional des Monuments historiques, Michel Parent. Cette vive polémique qui se développe au début des années soixante montre bien les limites de la politique menée dans ce secteur par le chanoine Kir. En 1958 cependant, l'historien de l'art Louis Réau préconise, malgré des réserves explicites — “ bien que nous soyons opposé en principe au déplacement des œuvres d'art ” —, le transport du Puits de Moïse soit au musée archéologique de la ville soit au musée des Beaux-arts4. Rendue possible par la loi du 4 août 1962, la création, d'un secteur sauvegardé de près de 97 hectares, couvrant l'ensemble du centre historique, ouvre une nouvelle phase de 1 . L’instruction ministérielle est publiée dans le Bulletin officiel du ministère de l’Education Nationale du 29 mars 1945 (n° 25, p. 1606). Voir G. GREMAUD. Recensement des monuments. Annales de Bourgogne. 1946. p. 139-140. 2 . G. GREMAUD. Restauration d'anciennes maisons dijonnaises. Syndicat d'initiative et de tourisme de Dijon. Bulletin trimestriel d'information touristique et régional. juillet 1960. p. 29-33. 3 . Les adieux de M. Grémaud. Inspecteur du Service du Vieux Dijon. Syndicat d'initiative et de tourisme de Dijon. Bulletin trimestriel d'information touristique et régional. janvier 1961. n° 61. p. 35-38. Gabriel Grémaud était davantage préoccupé de la protection du Vieux Dijon que des souhaits de Kir. Aussi, lorsqu'un danger de destruction se profilait à l'horizon, il prévenait Michel Parent. (entretien avec Michel Parent. le 25 mars 1991). 4 . L'ouvrage de Louis Réau, aujourd'hui considéré comme un classique et réédité en 1994 dans une perspective post-fumarolienne, illustre une défense militante du patrimoine mais dans un cadre qui semble ignorer d'autres réalités sociales : “ On a peine à comprendre que les Dijonnais, qui se flattent à juste titre d'avoir le goût de l'art et l'orgueil de leur passé, tolèrent depuis si longtemps une affectation aussi choquante. Dans ce lieu sacré où les moines sont remplacés par des déments alcooliques, les Prophètes en pierre peinte de Claus Sluter, entourés d'une cage protectrice, donnent eux-mêmes aux visiteurs l'impression de fous dangereux parqués derrière un grillage. Cette profanation est-elle admissible, et les Dijonnais ne pourraientils caser ailleurs, dans un monument moins historique, les déchets humains dont l'entretien leur incombe ? ”. 10 l'urbanisme dijonnais. Envisagée par la Commission nationale des secteurs sauvegardés dès décembre 19641, cette création est effective en 1966. Trois ans plus tard, Guy Nicot, architecte en chef des bâtiments civils et des palais nationaux, rend public un plan de sauvegarde et de mise en valeur. Adopté, non sans remarques restrictives, par le Conseil municipal le 27 octobre 1969, ce plan est loin de faire l'unanimité. Des alignements de rues et la présence de pénétrantes en plein centre ancien suscitent une polémique qui connaît un écho national. Dès 1967, la construction d'un parking souterrain, place Grangier2, puis deux ans plus tard la percée Lamonnoye3 et la construction du centre commercial Dauphine concrétisent les craintes exprimées. Le projet du passage d'une autoroute intra-urbaine, cours du Parc, illustre aussi les enjeux présents. Yvan Christ, vice-président de l'Association nationale pour la protection des villages d'art et membre de la commission du vieux Paris et de la Commission des sites de la capitale, lance une vaste campagne de sensibilisation. Dans des articles publiés dans Sites et Monuments et La Revue des deux Mondes, l'auteur dénonce cette opération de “ vandalisme ” qui ouvre un véritable “ massacre de Dijon ”4. Dans le même esprit, un jeune historien de l'art, assistant à l'Université de Rennes, donne un article substantiel à la revue L'Oeil. François Loyer, en développant l'exemple de Dijon, pointe les difficultés d'interprétation de la loi Malraux. Mettant en doute la capacité du plan à répondre aux contraintes contemporaines liées à la croissance de la circulation automobile, l'auteur dénonce un “ haussmannisme à la petite semaine ”5. Une prise de position publique de Robert Poujade donne un sens politique à la polémique : L. REAU. Histoire du vandalisme : les monuments détruits de l'art français. Paris : Robert Laffont, 1994. 1190 p. [1958]. Citations p. 823. 1 . Archives nationales. Centre de Fontainebleau (890126/45) : note de Poix, conservateur régional des Bâtiments de France. le 6 janvier 1965. 2 . Voir le dossier conservé à la Bibliothèque municipale (Br V 2851). 3 . Voir le dossier conservé à la Bibliothèque municipale (Br V 2887). 4 . Y. CHRIST. Le massacre de Dijon commence. Sites et Monuments. juillet-septembre 1969. N 47. p. 6-12 et Y. CHRIST. L'Art dans la cité : les massacres de Dijon. Revue des Deux Mondes. novembre 1972. p. 429434. 5 . F. LOYER. Sauvegarde de Dijon. L'Oeil. juin-juillet 1970. n° 186-187. p. 5-12, citation p. 12. 11 “ l'urbanisme à courte vue aboutit toujours à des résultats médiocres. Quand il s'agit d'une ville d'art, qui doit tirer — qui devrait tirer — du tourisme des ressources en croissance régulière, il constitue toujours un péché contre l'avenir.1 ” Dès son arrivée au pouvoir, Robert Poujade envisage une nouvelle orientation de la politique du centre ville. 2/ Le secteur sauvegardé : une nouvelle politique ? Changement de cap Les études reprennent en 1973 dans le cadre d'un groupe de travail chargé de l'élaboration du Plan d'Occupation des Sols partiel “ secteur sauvegardé ”. Après une dizaine de réunions échelonnées de 1973 à 1976, une Commission locale du secteur sauvegardé est mise en place en 1977-1978. Ses travaux ne commencent qu'en juin 1980 et donnent ensuite lieu, en novembre-décembre 1982, à une exposition publique à l'Hôtel de Ville. Il faut encore attendre février 1984 pour que le Conseil municipal statue sur le plan de sauvegarde et de mise en valeur du secteur sauvegardé2. Rendue public en 1985, le document est définitivement approuvé par décret en Conseil d'Etat du 8 février 1990. La procédure s'inscrit dans la durée : il aura fallu près d'un quart de siècle pour élaborer un document de référence qui depuis le début des années quatre-vingt dix sert de base à l'instruction de toutes les demandes de travaux effectués à l'intérieur du secteur sauvegardé3. Si dans le détail, la philosophie de la municipalité a évolué en fonction des mutations des dispositifs réglementaires, cinq grandes orientations permettent depuis les années soixante-dix de caractériser cette politique urbaine : sauvegarder et protéger le patrimoine, assurer le renouveau du centre ville, réaliser de nouveaux quartiers à échelle humaine, 1 . Lettre de Robert Poujade du 24 août 1969, publié dans Sites et Monuments. juillet-septembre 1969. n° 47. p. 9. 2 . Bulletin municipal. 27 février 1984. 3 . Voir notamment : Ville de Dijon. Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur. Rapport de Présentation. Dijon : Agence Intercommunale d'urbanisme, juin 1988. 195 p. et Secteur sauvegardé. L'esprit et la lettre. Dijon notre ville. novembre-décembre 1992. n° 97. p. m. 12 remanier certaines opérations déjà lancées et insérer des HLM pour préserver l'équilibre social de cet espace urbain1. Modalités En premier lieu, la municipalité de Robert Poujade lance dès 1973 des opérations de rénovation dans deux secteurs du centre ville, Dijon-Condorcet et Dijon-Cordelier. Ces opérations légères permettent d'intervenir sur 156 logements. Dans le même temps, une opération lourde est lancée dans le cadre d'“ ilots opérationnels ” dans le secteur NotreDame : dans ce cadre, une réhabilitation intégrale des bâtiments et la création de quelques logements neufs interviennent. A partir de 1977, la nouvelle politique impulsée par l'Etat permet un assouplissement de la procédure ainsi que des incitations financières et fiscales. Plusieurs Opérations Programmés d'Amélioration de l'Habitat (OPAH) voient le jour. De 1979 à 1982, le “ Renouveau Monge ” touche 172 logements et conduit à réaménager la place EmileZola.1982 à 1985, le “ Renouveau Jean-Jacques Rousseau ” permet d'améliorer 217 logements, d'intégrer des petites résidences HLM et de valoriser une placette grâce à un mur peint. Aussi, une des rares commandes publiques passées par la ville à un artiste, Dominique Maraval, s'inscrit, non dans les procédures mises en œuvre par la Délégation des Arts Plastiques du ministère de la Culture, mais s'inscrit au sein d'une vaste opération d'urbanisme. En 1987-1989, c'est tout le quartier populaire Berbisey qui bénéficie d'une telle opération : 366 logements sont réhabilités et conduit à la rénovation du quartier de Guise. Conçu par l'architecte Manolo Nunez-Yanowski, longtemps associé à Bofill, cet ensemble monumental clôt la perspective Berbisey et offre 39 logements en prêt locatif aidé, 59 en prêt locatif intermédiaire et 20 logements en accession à la propriété. En 1991, une dernière OPAH est lancée sur l'ensemble du secteur sauvegardé et touche en deux ans 526 logements. Prolongée en 1994-1995, cette opération vise à reconstituer un marché immobilier sans modifier la structure sociale de l'espace urbain. 1 . Voir notamment : J.-F. BAZIN. M. VISTEAUX. M.-C. PASCAL. Une “ médecine douce ” pour 13 La ville (autour de 200000 francs par an) et l'Etat accordent des primes (modestes) pour inciter les propriétaires privés. De même, un système de primes municipales visent à encourager la pose d'enseignes “ à l'ancienne ” ou plus modernes1. Ces deux registres sont gérés par l'Inspecteur du Secteur Sauvegardé, issu du poste d'Inspecteur du Vieux Dijon, réactivé par Robert Poujade dès le début des années soixantedix. Occupé par Jacques Heym puis, depuis 1981, par Marie-Claude Pascal, ce poste demeure une singularité dijonnaise dans le paysage français. Depuis 1991, intégré à la filière culturelle, le titulaire du poste est Conservateur du Patrimoine. La mission de l'Inspecteur du Secteur Sauvegardé est triple : veiller à l'application de la réglementation en concertation étroite avec l'Architecte des Bâtiments de France et l'Agence Intercommunale d'Urbanisme, assurer une médiation avec l'ensemble des acteurs et mettre en valeur cet espace urbain2. Largement médiatisé, cette fonction offre à la municipalité un interface avec la société culturelle locale3. Cette politique a été complété par une meilleure place accordée aux piétons. Ce plan d'aménagement combine espaces piétonniers et parking pour réguler l'accès au centre ville. De 1973 à 1976, Dijon est la première ville, avec Rouen, à libérer un espace piétonnier de 6000 m2 dans le quartier le plus riche en patrimoine. Malgré l'hostilité initiale des commerçants, le projet s'impose peu à peu1. De 1977 à 1982, le programme est plus ambitieux et vise à revitaliser l'hypercentre. En 1978, l'aménagement de la rue de la Liberté, espace mixte qui associe bus et piétons, est considérée comme une opération pilote au plan national. En 1992-1993, un nouveau plan de circulation accompagne un nouvel aménagement de l'espace urbain. Tout en favorisant le passage des transports urbains, l'espace offert aux piétons s'agrandit encore : 37000 m2 d'espaces piétonniers ou mixtes en 1993, 58000 m2 en 1995. La municipalité de Robert Poujade a de plus souhaité que les Monuments Historiques conservent une véritable fonction au sein de la ville contemporaine. A ce titre, plusieurs établissements culturels occupent depuis les années soixante-dix. Aussi, le projet jadis l'urbanisme dijonnais. Le Moniteur des Travaux publics. 21 septembre 1984. p. 93-95. 1 . Voir en annexe. 2 . Entretien avec Marie-Claude Pascal. 21 février 1995. 3 . Par exemple : C. PERRUCHOT. Marie-Claude Pascal. L'ange gardien du Vieux Dijon. La Gazette des Communes. 26 août 1991, P. de LAGARDE. Au cœur de Dijon. Cent hectares classés. Point de vue-Images du Monde. 12 janvier 1993. 14 évoqué d'un nouvel Hôtel de ville est abandonné dès le milieu des années soixante-dix. Bien plus, l'ancien Palais des Etats a connu plusieurs campagnes de restauration et de ravalement. Le Musée d'Art sacré et le Musée de la Vie bourguignonne occupent l'ancien couvent des Carmélites, le Nouveau Théâtre de Bourgogne l'ancienne Eglise Saint-Jean. Cette politique volontariste complète des affectations plus anciennes : le Musée des BeauxArts dans une aile du Palais des Etats et la Bibliothèque municipale dans l'ancien Collège Jésuite des Godrans. Très coûteuse, cette politique est une véritable contrainte chaque fois que la ville veut intervenir sur ces bâtiments2. Depuis 1971, la ville de Dijon a consacré d'importantes sommes pour des interventions sur les monuments historiques de la ville. Pendant le premier mandat de Robert Poujade, près de 15 millions de francs ont été consacrés à ces bâtiments3. Les deux derniers mandats s'inscrivent dans cette continuité : 20 millions de francs (dont 8,6 de subventions) entre 1983 et 19894, 40 millions de francs (dont 11 de subventions de l'Etat et du Département) entre 1989 et 1995. En 1989, la signature d'une convention du patrimoine avec l'Etat traduit cette volonté politique et illustre le caractère exemplaire de la politique menée par Robert Poujade. En 1995, une seconde convention assure un programme de près de 40 millions de francs sur les exercices 1995 à 1998. L'effort entre les collectivités locales et l'Etat est désormais paritaire : 41,52 % pour l'Etat (contre 27 % lors de la première convention), 19,5 % pour le Département et 39 % pour la ville de Dijon5. Au-delà du financement assuré, ces conventions traduisent aussi un véritable partenariat entre les services déconcentrés du Ministère de la Culture (Service régional des Monuments Historiques) et la ville de Dijon. Cette politique de protection du patrimoine est incontestablement une des priorités engagées par la municipalité de Robert Poujade depuis 1971. Bien plus, la ville de Dijon a pesé de tout son poids lors de la négociation du dossier de rénovation du “ Puits de Moïse ”. Soutenant l'initiative de l'Etat, le maire de Dijon a joué un rôle de médiateur pour convaincre les réticences du Département — la Chartreuse appartient au patrimoine départemental — et de la Région — Jean-François Bazin reste partisan, semble-t-il, du 1 . J.-F. BAZIN. L'aménagement du centre historique de Dijon. Monumentum. 1979. vol. 18-19. p. 91-95. . J.-F. BAZIN. Fonction contemporaine des monuments historiques. Monuments historiques. 1978. n° 5. p. 36-40. 3 . Chiffre cité par J.-F. BAZIN. Fonction contemporaine des monuments historiques. Monuments historiques. 1978. n° 5. p. 36-40. 4 . Chiffre cité par Les Dépêches. 21 juillet 1989. 5 . Le Bien Public. 25 mars 1995. 2 15 déplacement de l'œuvre dans un lieu mieux adapté à une valorisation touristique. Lors de l'engagement de la première tranche de travaux en 1994, la ville a également participé au montage financier pour 10 % de la somme totale1 .La parité du financement Etatcollectivités traduit cependant l'intérêt majeur que porte l'Etat à cette opération2. Une comparaison avec les autres capitales régionales confirment l'effort réalisée par la ville de Dijon dans ce domaine de la protection du patrimoine. En 1993, en francs par habitants, Dijon arrive au deuxième rang (117 fr./hab.), derrière Metz (174,9 fr./hab.) mais loin devant Lyon (32,4 fr./hab.), Marseille (22,7 fr./hab.), Montpellier (69,7 fr./hab), Rennes (20,8 fr./hab.), Strasbourg (50,4 fr./ha.) ou encore Toulouse (45,8 fr./hab.)1. De l’image de la ville à la différenciation sociale La compréhension de cette intervention sur le patrimoine urbain ne peut se mesurer seulement à l'aune de la politique culturelle municipale. En effet, et bien au-delà d'une simple logique patrimoniale, il faut nous semble-t-il interroger les fonctions sociales, explicites ou non, de ce volontarisme qui s'inscrit dans la gestion de l'urbanisme de la ville. Deux points méritent d'être fortement soulignés : la participation à la construction de l'image urbaine et les enjeux sociaux liés à la configuration des quartiers et par là même de la ville. Ce dernier paramètre est somme toute essentiel. En effet, cette politique qui consiste à valoriser le centre-ville par la réhabilitation et la protection du patrimoine n'est pas sans susciter de profondes modifications de la morphologie sociale de la cité. En premier lieu, la diminution de la population du centre-ville a cessé de diminuer et la tendance s'est même inversée. Depuis 1956, la diminution était des plus sensibles. La variation la plus forte — de l'ordre de - 20 % — se situe entre 1968 et 1975. Le recensement de 1982 enregistre une baisse continue, mais avec un taux beaucoup plus faible. Entre 1982 et 1990, les statistiques témoignent d'un bilan positif de population avec une croissance de + 4,7 %, soit 600 personnes. 1 . Les 2 millions de francs engagés pour le programme 1995 se répartissent de la manière suivante : 1 million (50 %) à la charge de l'Etat, 400 000 francs (20%) à la charge de la Région, 400 000 francs (20%) à la charge du Département et 200 000 francs à la charge de la ville de Dijon. 2 .A ce sujet, voir également la présentation du dossier par Robert Poujade. (Bulletin municipal. 13 décembre 1993). 16 D'autre part, la mobilité résidentielle est sensible dans les quartiers du centre-ville : seulement 33 % des habitants n'ont pas changé de logements pendant le dernier intervalle intercensitaire . De plus, près de la moitié (45 %) des habitants du centre-ville n'habitaient pas Dijon en 1982. Cette partie de la ville enregistre, avec le quartier de l'Université, le taux de mobilité le plus important. Le profil socio-démographique de cette population connaît de fortes modifications. En 1990, contrairement à une idée reçue, les adultes jeunes, entre 20 et 40 ans, constituent 45,3 % des habitants, contre 37,1 % pour l'ensemble de la ville. Le taux des personnes âgées (75 ans et plus) est supérieure à la moyenne dijonnaise (8,4 % contre 7,4 %) sans pour autant constituer une particularité. En revanche, le centre-ville compte le taux de moins de 20 ans le plus faible (18,5 %) de la ville. Depuis le milieu des années soixantedix, un phénomène de rajeunissement est sensible et affecte essentiellement la tranche “ 20-29 ans ” aux dépens de la tranche “ 50 ans et plus ”. Une forte proportion de célibataires et d'étudiants, une baisse du nombre des étrangers et une croissance du nombre de locataires caractérisent le profil démographique du secteur historique de Dijon. Toute aussi significative est l'évolution du profil sociologique de cette population. Formée d'actifs jeunes, elle enregistre une sur-représentation notoire des professions moyennes et supérieures. En revanche, trois autres catégories sont sous-représentées : les employés (11,1 % contre 14,4 %), les ouvriers (8,1 % contre 11,1 %) et les retraités (13,7 % contre 15,6 %). Depuis 1982, l'évolution conforte ces deux tendances antinomiques. Aussi, malgré la construction de logements sociaux — ils ne représentent cependant au total que 3 % des logements du centre-ville —, la morphologie sociale du centre-ville est au début des années quatre-vingt dix nettement typée2. Sans être seule en cause, la politique patrimoniale de la municipalité a sans doute fortement contribué à structurer la configuration de cette population. Dans un marché locatif très tendu, l'amélioration de l'habitat a forcément joué sur les montants des loyers et a de la sorte sans doute joué sur les modalités sociologiques de la demande. 1 . Statistiques DEP, enquête 1993. . Les habitants du centre-ville de Dijon. Aujourd'hui, quelle nouvelle population ? Dijon, Ville de Dijon, 1993. 32 p. et Références pour le centre-ville. Dijon , Ville de Dijon, 1994. 156 p. (Documentation Agence intercommunale d'urbanisme du District de l'agglomération dijonnaise). 2 17 Dès les premières années, les campagnes de restauration menées par la municipalité de Robert Poujade s'accompagne d'un volet qui consiste à valoriser cette politique. En premier lieu, et cette donnée reste une constante sur toute la période, cette politique de protection du patrimoine participe explicitement à l'image de “ Qualité de la vie ” que la ville souhaite développer1. L'articulation avec la politique touristique — la municipalité évoque la nécessité d'un “ tourisme culturel ” — conduit la ville à apposer sur les principaux monuments une cinquantaine de plaques trilingues pour mieux informer les visiteurs2. Au début des années soixante-dix, Jean-François Bazin est chargé d'une délégation dont la mission est de renforcer les liens entre la politique touristique et la politique culturelle de la ville3. Depuis la fin des années soixante, la ville de Dijon est intégrée au réseau national des “ Villes d'Art ”, impulsé par la Caisse Nationale des Monuments Historiques4. Cette valorisation culturelle de la cité s'appuie aussi sur un Office de tourisme dynamique qui compte au début des années quatre-vingt dix 22 permanents, 55 guides et 4 bureaux d'accueil. Plusieurs formules visent à faire découvrir le patrimoine à un touriste, qui s'il est attiré par la capitale bourguignonne, ne s'y attarde guère. Ainsi, en 1991, chaque visiteur ne restait, en moyenne, que 1,27 nuités dans la ville5. La ville soutient dans le même esprit l'initiative de l'Association Pour le Renouveau du Vieux Dijon qui engage une série de publications pour mieux faire connaître le patrimoine de la ville6. On a vu combien la municipalité à partir des années soixante-dix mène une véritable mise en scène du patrimoine urbain. En 1979, à la suite d’une idée de Jean-François Bazin, la municipalité décide chaque année de confier à un artiste la possibilité d’exprimer l’image qu’il se fait de la ville : “ Dijon vu par… ” Ainsi, photographes et peintres, locaux ou non, se voient, alternativement, offrir le Salon d’Apollon de l’Hôtel de ville l’espace d’un été. “ Dijon vu par… ” s’interrompt en 1989 après dix ans d’existence : son initiateur, JeanFrançois Bazin, devenu adjoint à la culture, prône alors dans son projet culturel pour Dijon 1 . Pour deux démonstrations récentes : Dijon. La qualité de la ville. Départements et communes. février 1992. p. 20-22 et M. ALLAMAN. Dijon, si belle en son miroir. Diagonal 93. janvier 1992. p. 23-24. 2 . Voir Dijon notre Ville. automne 1975. n° 16. p. 19. 3 . Bulletin municipal. 25 mai 1972. 4 . Voir Villes d'Art en Bourgogne. Dijon : Comité Régional du Tourisme de Bourgogne, 1995. 31 p. 5 . Chiffre cité par M. ALLAMAN. Dijon, si belle en son miroir. Diagonal 93. janvier 1992. p. 23-24. 6 . Bulletin municipal. 6 novembre 1972 et 18 décembre 1972. 18 pour une “ une remise en cause ” et “ un nouveau souffle ”1. La reprise en 1990 ajoute une nouveauté somme toute relativement modeste : “ Dijon vu du ciel ” par le photographe Arthus Bertrand. Quant aux expositions suivantes, elles s’inscrivent incontestablement dans la continuité de l’avant 89. Gratuite, l'exposition accueille chaque année de 20 000 à 30 000 visiteurs et participe incontestablement à l'animation touristique de la cité. La mise en avant de cette politique patrimoniale fait partie des missions de l'Agence d'urbanisme et constitue une part non négligeable de son action2. En juin 1994, dans la partie prospective d'un document de synthèse interne à l'Agence Intercommunale d'urbanisme, la volonté de sensibilisation est fortement réaffirmée dans le cadre d'une rhétorique qui n'hésite pas à emprunter au lexique du marché : “ Le centre ancien en tant qu'espace et lieu est à la fois un "produit" culturel et par ailleurs le support du développement des activités culturelles et socio-culturelles. […] La cité en tant que "produit" de l'art doit faire l'objet de travaux de valorisation et de de divulgation3. ” Au-delà de la rénovation envisagée de la plupart des établissements culturels du centreville — Bibliothèque d'étude, Musée des Beaux-Arts, Musée de la Vie Bourguignonne, Musée d'Art sacré et Musée archéologique —, plusieurs actions de sensibilisation sont proposées : un plan de jalonnement qui vise à flécher et à expliquer in situ le centre historique, une animation du quartier Liberté en utilisant au mieux le potentiel de la place en hémicycle de la Libération, la mise en place d'Editions de Dijon pour “ fertiliser les âmes ” et préparer le visiteur, la multiplication des créations artistiques comme les murs peints ou la réintroduction de la statuaire urbaine. La justification de ces actions futures participe pleinement d'une logique culturelle : 1 . J.-F. BAZIN. Un projet culturel pour Dijon. mai-septembre 1989. . Entretien avec A. GERME, le 18 avril 1994. 3 . Références pour le centre-ville. Dijon : Documentation Agence Intercommunale d'urbanisme, 1994, citation p. 145. 2 19 “ Il s'avère en effet que la déambulation urbaine des touristes comme des Dijonnais est de plus en plus sensible à ces réalisations qui n'ont d'autres fonctions que d'être "vues"1. ” Dès décembre 1994, la création, envisagée par le document pré-cité, d'un Institut pour une meilleure connaissance de l'histoire urbaine et des villes (ICOVIL) est effective. Présidé par Michel Visteaux, ancien directeur de l'Agence d'urbanisme, l'Institut décline un champ d'intervention multiple : soutenir et développer le concept de culture urbaine, gérer un centre de documentation et de recherches sur l'évolution de l'histoire urbaine de Dijon, mettre en place des actions pour sensibiliser le public2. De même, l'Agence intercommunal d'urbanisme lance une étude qui vise à chercher le meilleur espace public susceptible de recevoir la statue de Henri Vincennot, œuvre du sculpteur François Brochet3. Pendant l’été 1992, la municipalité lancera une campagne publicitaire (presse écrite et affichage Decaux, agence Synergence) en diffusant le slogan suivant : “ Chaque jour de l’été, Dijon dévoile ses charmes ”. L’iconographie qui accompagne et souligne ce texte illustre le patrimoine architecturale de la cité4. Ainsi, et de plus en plus explicitement, la politique patrimoniale de la municipalité participe à un registre symbolique : la construction et la valorisation de l’image de la capitale bourguignonne. De même, le 23 septembre 1994, dans le cadre de la visite officielle du roi du Népal, Robert Poujade souligne la volonté du souverain de visiter le secteur sauvegardé, lieu emblématique de la ville : “ le choix de Dijon honore notre cité. Nous sommes flattés que l'amateur d'art et de peinture que vous êtes ait le désir de visiter notre Musée, un des plus riches de France après le Louvre, nos quartiers anciens et la cathédrale Saint-Bénignes ”5. 1 . Références pour le centre-ville. Dijon : Documentation Agence Intercommunale d'urbanisme, 1994. 156 p., citation p. 146. 2 . Formé de 18 membres, le Conseil d'Administration comprend quelques incontournables de la “ société culturelle ” locale souvent sous tutelle municipale : Madeleine Blondel (Conservateur des Musées de la Vie Bourguignonne et d'Art sacré), A. Guillaume (Architecte), Monique Jannet (Conservateur du Musée archéologique), Pierre Lerch (Directeur de l'Agence d'urbanisme), Jean-Michel Marouze (Architecte des Batiments de France), Marie-Thérèse Pater (Présidente de l'Association pour le renouveau du Vieux-Dijon), Marie-Claude Pascal (Inspecteur du Secteur sauvegardé) et Pierre-André Syren (Conservateur-adjoint de la Bibliothèque municipale). Sur la présentation de l'ICOVIL, voir Bulletin de liaison de l'Association pour le renouveau du Vieux-Dijon. 2e trimestre 1995. n° 13. p. 4-5. 3 . Entretien avec A. GERME, le 18 avril 1994. 4 . Voir par exemple la reproduction de l’affiche en dernière page de : Le guide de l’été. Le 21. juillet-août 1992. numéro spécial. p. 24. 5 . Cité par Dijon Notre ville. novembre-décembre 1994. n° 107.p. 65. 20 Cette évolution n’est certes pas une spécificité dijonnaise mais touche depuis le début des années quatre-vingt l’ensemble des villes françaises. Le patrimoine participe également à une communication indirecte mais dont l'impact n'est sans doute pas moins efficace. Pour la ville, il s'agit de favoriser la publication d'articles qui présentent la ville dans des revues et périodiques spécialisés. Dans la plupart des cas, la municipalité ou les institutions culturelles de la ville fournissent la majeure partie du contenu des articles. Cette solution permet à la fois de développer une communication externe sous une forme moins publicitaire et somme toute beaucoup moins onéreuse tout en confortant la communication interne de la ville. En effet, par la suite, la publication de ce type d'article est signalée aux (é)lecteurs du magazine municipal. En 1993, la publication dans la huitième livraison de la revue Pays de France d'un long reportage sur la ville participe incontestablement de cette logique1. L'article publié en 1994 par Christine Sagnier dans la revue de vulgarisation historique Historia participe aussi de cette communication masquée. L'auteur présente le patrimoine préservé de la capitale bourguignonne et peut conclure sur le volontarisme municipal — “ Aujourd'hui Dijon veille sur sa mémoire ” — matérialisé entre autre par l'ouverture alors récente d'une section d'ethnologie urbaine au Musée de la Vie bourguignonne Perrin de Puycousin2. Cette qualité patrimoniale revendiquée est aussi au centre de la communication des partenaires économiques de la municipalité. Aussi en 1994, une brochure réalisée par la Chambre de Commerce et d'Industrie de Dijon tirée à 2000 exemplaires destinée aux décideurs économiques s'ouvre par une mise en perspective de cet atout : “ Au cœur de la Bourgogne, Dijon apparaît comme une capitale à taille humaine. Ainsi les 230000 habitants de son Agglomération profitent simultanément de l'activité économique liée à tout pôle de décision régional, et des facilités de loisirs propres à un environnement naturel privilégié et à un patrimoine historique et culturel riche.3 ” 1 . L'article est ensuite tiré sous la forme d'une plaquette pour la municipalité de Dijon. Voir D. HUSSON. Dijon. La cité flamboyante Pays de France. 1993. 18 p. 2 . C. SAGNIER. Dijon, ville d'art et d'histoire. Historia Spécial. novembre-décembre 1994. n° 32. p. 126130, citation p. 130. Dans ce cas précis, l'article reprend en grande partie (jusqu'à une citation de Marguerite Yourcenar) l'argumentation développée dans le catalogue du musée : Dijon Clair-Obscur. Dijon : Musée de la Vie Bourguignonne Perrin de Puycousin, 1994. 144 p. L'auteur invite également les lecteurs à se rendre au musée. 3 . Environnement économique de Dijon, capitale de Bourgogne. Dijon : Chambre de Commerce et d'Industrie de Dijon, 1994. 26 p., citation p. 2. 21 Le succès de cette politique de sauvegarde du patrimoine urbain est relevé par de nombreux observateurs : dès lors, l'exemple dijonnais peut même faire figure de modèle au regard des politiques menées par les autres villes françaises. En 1992, le colloque national marquant les trente ans de la loi Malraux, co-organisé par le Ministère de l'Equipement et le Ministère de la Culture, se déroule d'ailleurs à Dijon. Ce choix, symbolique pour une large part, conforte assurément la politique menée par Robert Poujade. A cette occasion, la municipalité édite un cahier spécial, encarté dans Dijon notre ville, consacré au secteur sauvegardé1. L'expérience dijonnaise est le plus souvent considérée comme une réussite. Ainsi par exemple en 1994 dans un ouvrage à la fois bilan et programmatique, Jean-Louis André décline la politique menée par Robert Poujade comme modèle à suivre d'un centre ville non pas seulement sauvegardé mais aussi réinséré au centre de la vie sociale et économique de la cité2. Paradoxalement, alors que cette politique patrimoniale, forte d'une continuité non démentie depuis le début des années soixante-dix, participe à la construction de l'image générale que la ville souhaite proposer aux regards des acteurs extérieurs, la communication interne est somme toute peu fondée sur ces problématiques. A ce titre, l'effort sensible consenti par la municipalité pour l'entretien et la rénovation de son parc de bâtiments classés monument historique est peu valorisé et ne donne pas lieu à de vastes campagnes d'information. Ainsi, lorsque la ville assume la maîtrise d'œuvre, les panneaux de chantier demeurent totalement muets sur les sommes engagées par les différentes collectivités publiques. Cette non transparence est d'autant plus sensible que lorsque la maîtrise d'œuvre appartient à l'Etat, l'affichage du montage financier s'impose aux yeux de tous. Dès lors, ce sont essentiellement les acteurs privés, certes proches de la ville, qui sensibilisent le public. Ainsi par exemple, les travaux menés dans le cadre de la première convention du patrimoine signée en 1990 entre l'Etat et la ville donnent lieu à une conférence organisée par l'association pour le Renouveau du Vieux-Dijon en février 19953. 1 . Secteur sauvegardé de Dijon. Dijon notre ville. novembre-décembre 1992. n° 97. p. m. . J.-L. ANDRE. Au cœur des villes. Paris : Editions Odile Jacob, 1994. 186 p., plus particulièrement p. 135136. 3 . Patrick Arnould, conservateur régional des Monuments historiques et Bernard Colette, architecte en chef des Monuments historiques présentent les chantiers en cours : Chartreuse de Chapmol, Saint Philibert, Saint Michel et le Palais des Etats. En mars 1995, une conférence de Jean-Michel Marouze ABF compléte cette approche : “ Architecte des Bâtiments de France : normes et sensibilités, étude et décisions ” (voir Bulletin de liaison de l'Association pour le Renouveau du Vieux-Dijon. 1995. n° 13. p. 3-4). 2 22 Le public touché par cette sensibilisation est par essence un public déjà fortement sensibilisé. De fait, une large part des Dijonnais ignorent, au-delà de la visibilité matérielle des travaux, les modalités précises de cette politique de protection du patrimoine monumental de la cité. Les fondements de cette politique de communication sont sans doute à rechercher dans l'attitude personnelle du maire : sa prudence habituelle est peutêtre renforcée par le souci de ne pas instrumentaliser à l'excès une politique coûteuse par des temps de crise économique aggravée et de rigueur budgétaire annoncé. Sur le siècle, la mutation dans ce secteur est très sensible. L'entre-deux-guerres est le temps de la sensibilisation des élus. La pression des sociétés savantes aboutit à quelques formalisations administratives. Si la Commission mise en place par Gaston-Gérard joue un rôle assez modeste, la création d'un poste d'Inspecteur du Vieux-Dijon par Robert Jardillier témoigne d'une volonté politique plus assurée. Dans ce domaine aussi, la période Kir apparaît comme une longue parenthèse. En 1966, la création du secteur sauvegardé n'est somme toute pas un point de rupture essentiel malgré une remise en cause des documents d'urbanisme précédent. L'arrivée de Robert Poujade conduit à une reprise totale du dossier et à la réalisation d'une véritable politique du centre-ville. A ce titre, le versant culturel de l'opération n'est guère autonome et s'inscrit dans une vaste opération d'urbanisme. Il reste que cette politique est sans doute celle pour qui la question de l'héritage est la plus grande. En effet, et bien que très largement instrumentalisée par le pouvoir municipal, la gestion d'un patrimoine historique riche et multiple constitue une contrainte majeure pour la ville. De ce fait, les masses financières immobilisées ici réduisent d'autant la marge de manœuvre et les choix culturels de la municipalité. De plus, ce domaine, malgré les assouplissements liés aux lois de décentralisation du début des années quatre-vingt, est celui qui depuis 1913 est le plus encadré par la législation de l'Etat. Surtout, cette politique n'émarge pas seulement à la ligne “ politique culturelle ” mais se présente comme une véritable politique urbaine. En ce sens la déclinaison culturelle, certes non négligeable, n'est qu'une face d'une politique qui en compte beaucoup d'autres au titre du cadre de vie, de l'architecture, du logement ou encore des transports urbains. A partir de 1971, cette politique a bénéficié d'un volontarisme politique qui ne s'est jamais démenti et qui s'inscrit dans la continuité. En ce sens la stabilité de l'équipe municipale en place a été un des facteurs de réussite de l'entreprise. Suivie de près par le maire, l'ensemble des initiatives développées dans ce cadre a fortement pesé sur l'évolution du paysage urbain. 23 Ces opérations lourdes ont incontestablement stoppé la dégradation du centre ville. Elles ont sans doute également compté dans le retour au centre ville constaté depuis le début de la décennie quatre-vingt. Ceci étant, on assiste surtout à une complète transformation socio-démographique de ces espaces. L'évolution est sensible et confirme combien les enjeux sociaux et politiques, même implicites, sont d'importance. La nouvelle équipe municipale, élue au printemps 2001, ne reniera pas l’héritage, et affichera sa volonté de contribuer à la préservation et à la valorisation d’un patrimoine dont les usages multiples sont explicitement énoncés. Enjeu économique dans le cadre d’une attractivité touristique à conforter, cadre de vie à préserver, héritage du passé à transmettre et appropriation par un large public sont autant d’objectifs que la municipalité décline pour légitimer sa politique patrimoniale1. 1 Un patrimoine vivant d’hier et d’aujourd’hui, Dijon notre ville, 22 octobre 2003, n° 154. 24