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Cioran – Quatre exils et un enterrement

2016, in F. Charbonneau, L’exil et l’errance – Le travail de la pensée entre enracinement et cosmopolitisme, Montréal, Liber, pp.73-88

Articles publié in F. Charbonneau, L’exil et l’errance – Le travail de la pensée entre enracinement et cosmopolitisme, Montréal, Liber, 2016, pp.73-88 Cioran – Quatre exils et un enterrement «En tout homme sommeille un prophète, et quand il s’éveille il y a un peu plus de mal dans le monde...» Cioran – Précis de décomposition Peu nombreux sont les penseurs dont le parcours personnel et intellectuel témoigne d’une césure aussi attestée que celle qui affecte l’existence d’Emil Cioran (1911-1995). Alors déjà auteur de six ouvrages dans sa langue natale, le philosophe roumain, émigré à Paris depuis 1937 en tant qu’étudiant-boursier, décide subitement en 1947 d’écrire en français, et uniquement en français, de façon définitive. Il ne reverra jamais son sol natal. Outre un exil géographique, c’est donc un exil linguistique, et plus encore un exil intérieur, qu’il convient d’évoquer, trois expatriations consubstantiellement liées dont les raisons – d’après Cioran lui-même – se trouvent dans une réaction forcenée à l’encontre de celui qu’il fut dans sa prime jeunesse, lors d’une décennie d’avant-guerre propice à tous les égarements politiques. Pour ce qui concerne Cioran, cette fureur idéologique cheminera sous les auspices d’un ultra-nationalisme messianiste, qui fera de lui un ardent défenseur de la Grande Roumanie, un pamphlétaire aux accents antisémites, un sympathisant zélé de la Garde de Fer roumaine et de son chef, le charismatique Capitanul Corneliu Zelea Codreanu, voire même un admirateur ambigu du nazisme, comme en témoignent les articles rédigés pour le journal Vremea lors de son séjour en Allemagne entre 1933 et 1935. Le changement de langue consacre dès lors un véritable reniement, assumé comme tel, fruit d’un engagement tout autant existentiel que philosophique, et qui marquera durablement l’homme, attelé désormais prioritairement à « penser contre soi »1, autrement dit à se méfier inlassablement, en « idolâtre du doute » qu’il aspire à devenir, de ses opinions et adhésions passées, présentes et futures. Interprété par son biographe Patrice Bollon comme une « seconde naissance »2, le passage au français de Cioran pourra apparaître « comme la tentative raisonnée de ne jamais retomber dans un quelconque aveuglement, né d’une croyance en une religion ou 1 2 Emil Cioran, La tentation d’exister, Paris, Gallimard, 1956, in Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 1995, p.821 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, Paris, Gallimard, 1997, p.122 une idéologie »3, l’acte d’enfantement d’une sensibilité qui restera le sceau cioranien par excellence : un scepticisme radical et sans retour, désillusionné à l’égard de toute conviction, un détachement cynique et désenchanté exprimé par maximes et aphorismes cruels, dans une langue érigeant la concision et la laconisme en style de vie. De cet exil national et territorial, agrémenté d’une conversion irrévocable à un idiome étranger, la pensée de Cioran se servira d’appui afin de se hisser à un statut plus fondamental, celui d’un « exil métaphysique » nourri de gnosticisme, érigeant la chute dans le temps, la conscience de soi et le désir d’être comme autant de signes d’une malédiction pesant sur la condition humaine, condamnée à errer tragiquement entre faux absolus et ratiocinations vides, entre prosélytismes dogmatiques et démissions apathiques. Initié à la situation tragique du déracinement par les « avantages de l’exil »4, ne voulant plus avoir comme seule nationalité qu’une langue française surannée, réinventée à partir de sa fréquentation assidue des moralistes des 17e-18e siècles, Cioran élèvera sa destinée personnelle au rang de dimension ontologique valant selon lui – aux yeux de qui sait lucidement voir – pour toute existence: « Qui renie sa langue, pour en adopter une autre, change d’identité, voire de déceptions. Héroïquement traître, il rompt avec ses souvenirs et, jusqu’à un certain point, avec lui-même »5. Retrouver le sens de ce parcours, de la naissance dans un village des Carpates jusqu’à la mort parisienne, c’est déployer l’identité narrative d’un homme qui se démultiplia en exils successifs, jusqu’au dernier, puisqu’ironiquement, la maladie d’Alzheimer, telle une nemesis sarcastique, viendra réaliser concrètement ce que le génial écrivain s’acharnait à éprouver intellectuellement : la scission d’avec soi, et la désertion du temps. 1. De Raşinari à Bucarest: du paradis perdu à la nation retrouvée Avant le moment même de l’émigration, prémisse au bouleversement existentiel et linguistique qui fera de lui l’un des plus grands écrivains francophones du 20e siècle, le jeune Emil Cioran se considérait déjà comme une sorte d’exilé, au sein même de la Roumanie qui l’a vu naître. A jamais nostalgique de son village natal Raşinari, situé sur les contreforts des Alpes de Transylvanie, il restera toute sa vie attaché aux paysages de son enfance, aux collines (la fameuse Coasta Boacii qui surplombe le bourg) et champs environnants, ainsi qu’à certains Ibid. p.28 (les italiques sont de l’auteur) Emil Cioran, La tentation d’exister, in Œuvres, op.cit. p.854 5 Idem 3 4 lieux, comme la ruelle de la maison familiale, la rivière Caselor, l’Église orthodoxe où officie son père le pope Emilian, ou encore le cimetière, là où le jeune homme tient constamment compagnie au fossoyeur, se vantant des années plus tard de connaître l’emplacement de chaque tombe. Les dix années passées à Raşinari deviendront pour Cioran une variation mythique de l’âge d’or, une image de l’éden précédant la chute, quasiment une « vie antérieure »6 innocente et pré-cognitive, infiniment préférable aux affres de la conscience. L’auteur identifiera d’ailleurs là l’une des causes du pessimisme foncier qui gouverne toute son œuvre, accusant le hiatus entre ce paradis terrestre et le désespoir mâtiné d’insomnie qui teinte son adolescence : « Si j’avais eu une enfance triste, mes pensées auraient pris un tour beaucoup plus optimiste. Ce contraste m’a, d’une certaine manière, ruiné intérieurement »7. Cioran connaît ainsi un premier exil avec l’arrachement à ce monde primitif idéalisé. Car en 1921, la famille part à Sibiu, importante cité moyenâgeuse voisine, où le père est nommé protopope. Inscrit au lycée, Cioran découvre la littérature (Balzac, Dostoïevski, Flaubert, Diderot) et la philosophie (Soloviev, Schopenhauer, Nietzsche, Rousseau), en même temps qu’une indicible solitude et angoisse existentielle, une profonde douleur de vivre doublée de terrifiantes et morbides obsessions, qui dès lors ne le quitteront plus et constitueront le terreau même de son écriture. Suite à son entrée à la faculté de lettres et de philosophie de Bucarest en 1928, Cioran dévore durant des heures la pensée allemande (Simmel, Kant, Fichte, Hegel, Husserl, puis Heidegger à partir de 1932), tout en nourrissant son mal-être d’un lyrisme exalté, mystique et irrationaliste puisé aux sources du romantisme, du vitalisme et de l’existentialisme, inspiré par les slavophiles russes (Khomiakov), mais aussi par Weininger, Klages8, Bergson, Ortega y Gasset, Berdiaev ou Chestov. Il y forge une réflexion philosophique corrélée à sa révolte frénétique contre le monde : vilipendant les systèmes spéculatifs, les subtilités logiques et les abstractions stériles, Cioran privilégiera le savoir des « grandes tensions de la vie », voué au « sentiment de l’irréparable, à la rupture de l’équilibre vital, aux forces originaires surgies des profondeurs de l’être »9. Expression de Cioran citée dans une lettre à Bucur Tincu (1971), citée in Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie : E.M. Cioran, Paris, Michalon, 1995, p.15 7 Entretien avec Helga Perz (1978), cité in Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.14 8 Son ouvrage majeur, Der Geist als Widersacher (L’esprit comme opposant de l’âme) aurait eu une influence considérable sur le premier écrit de Cioran, Sur les cimes du désespoir, publié en 1934 : voir Simona Modreanu, Cioran, Paris, Oxus, 2003, p.16 9 Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.26 6 C’est durant ces presque dix ans (1928-1937), entrecoupés de séjours à l’étranger, que le jeune étudiant provincial transylvain, monté à la capitale, devient un intellectuel reconnu, écrivant pour les plus grands journaux et auteur de plusieurs livres, dont l’un au moins, Schimbarea la faţa a Romaniei (« Transfiguration du visage de la Roumanie ») aura provoqué un immense scandale politique, matrice de succès et de réédition. Il appartient à ce qui a été nommé la « jeune génération », aux côtés de Mircea Eliade, Eugene Ionesco, Constantin Noica, Mihail Sebastian, Mihai Polihroniade, etc., tous dans la vingtaine et appelés aux plus prestigieuses carrières, dans un contexte de fièvre nationale et de bouleversements socio-politiques. En effet, si Cioran lui-même est né sujet de l’Empire austro-hongrois dans une région sous domination magyare, les soubresauts de la première guerre mondiale ont accouché d’une « Grande Roumanie », monarchie parlementaire gouvernant un immense ensemble territorial et démographique, juxtaposant une majorité roumaine (environ 70%) et une multitude de minorités ethno-culturelles (Allemands, Hongrois, Ukrainiens, Russes, Turcs, Tatars), dont une proportion importante de « Juifs » (4 à 6%). La crise économique des années 30 exacerbe les tensions nationales, l’antisémitisme latent et la xénophobie, dans une conjoncture de velléités impérialistes, de menace communiste, sur fond de faillite d’un système politique rongé par la corruption, le clientélisme et la démagogie. Comme partout en Europe, cette situation explosive provoque la montée des extrêmes, et tout particulièrement d’un nationalisme aux accents traditionalistes ou fascisants qui rejette les formes démocratiques occidentales au profit d’une valorisation romantique du « génie du peuple » (Volksgeist) : apologie des communautés organiques paysannes, appel à un gouvernement autoritaire, défense de l’orthodoxie comme religion nationale, etc. Ce débat idéologique entre conservatisme et progressisme, tradition et modernité, Orient Occident devient bientôt l’axe central de l’espace politique en Roumanie comme ailleurs, et Cioran n’échappe pas à son étreinte. A partir de 1932, une part importante de la jeune intelligentsia, dont Cioran, bascule dans le camp du nationalisme radical, sous l’influence notamment d’un professeur de logique et de métaphysique de la faculté de Bucarest, Nae Ionescu. Publiciste renommé et conseiller écouté du roi Carol II, il diffuse une philosophie existentialiste et volontariste, fortement dépendante de la Lebensphilosophie allemande, qui se traduit au plan politique par une idéologie anti-parlementariste, réactionnaire et autoritaire, quoique largement hétéroclite, puisque mêlant des éléments d’orthodoxie religieuse, de démocratie directe et d’héroïsme sacrificiel. A partir de 1933, Ionescu se rapproche d’un mouvement à la fois nationaliste, populiste et social-chrétien qui s’impose progressivement dans le paysage politique, la Garde de Fer. Fondé par un universitaire antisémite, Alexandru Cuza, au début des années 1920, le mouvement s’était fait autant connaître par ses actions violentes que par sa dévotion mystique. Elle a d’abord été connue sous le nom de Légion de l’Archange Michel, suite à la visite qu’aurait reçue Codreanu en prison, sous la forme d’une icône devenue vivante qui lui aurait confié « la mission de sauver son pays en faisant surgir en son sein une élite d’hommes nouveaux, capables par la force de leur nationalisme et de leur foi, de provoquer une ‘renaissance spirituelle’ de la Roumanie et de la remettre sur le chemin ‘d’un destin saint et glorieux’ »10. Fondée sur un anti-matérialisme qui unit en sa détestation capitalisme et communisme, la Légion défend une doctrine sociale-chrétienne, exigeant une redistribution générale et égalitaire des richesses, réclamant des mesures antisémites légitimées par la lutte contre le cosmopolitisme financier ou encore l’envoi des intellectuels aux champs. En 1930, la création d’une extension paramilitaire du Mouvement, la Garde de Fer, à l’imitation du fascisme italien, conduit à une stratégie anti-subversive d’assassinats ciblés de personnalités politiques (ministres, secrétaires d’État, opposants), souvent suivies de redditions afin d’élever les meurtriers au rang de martyrs, vénérés dans le panthéon de la Garde. Attirant les paysans pauvres et les déclassés, mordant largement sur l’électorat communiste, le Mouvement légionnaire gagnera aussi le cœur et l’estime des élites, au sein de la Cour royale, dans les arcanes de l’État, mais également, avec Ionescu, Cioran ou Eliade, chez les intellectuels. C’est donc dans ce contexte d’évolution politique que Cioran publie en 1934, à 23 ans, son premier ouvrage, Pe culmile disperarii (« Sur les cimes du désespoir »), sorte de « journal philosophique intime traversé par un pessimisme radical »11, débordé par des excès de nihilisme furieux, d’exaltation outrancière et d’assertions contradictoires. « Une logorrhée doloriste, héroïque et traditionaliste »12, soutenue par une vulgate nietzschéenne (« La Vie, ma divinité d’alors », écrira Cioran une trentaine d’années plus tard) qui glorifie les instincts, la volonté, l’affirmation de soi et l’irrationalisme. Une année auparavant, en septembre 1933, Cioran, boursier de la fondation Humboldt, était parti faire un séjour de deux années (jusqu’à l’été 1935) en Allemagne, vivant en prise directe les conséquences concrètes d’une politique naissante Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.80 Ibid. p.92 12 Ibid. p.94 10 11 menée au nom des mêmes idéaux. La quinzaine d’articles envoyés au journal Vremea par Cioran relate le climat d’effervescence nationale, tout en témoignant d’une fascination grandissante à l’égard de l’hitlérisme, dans lequel il retrouve les attitudes qu’il chérit alors : « le culte de l’irrationnel, l’exaltation de la vitalité comme telle, l’expansion virile des forces, sans esprit critique, sans réserve et sans contrôle »13. Bientôt, l’ambiance idéologique allemande servira à Cioran de modèle pour un sursaut nationaliste en Roumanie14, appelée sortir du « néant historique » par le moyen d’une « sauvagerie nécessaire » qui lui fasse retrouver grandeur et puissance. Dans tous ces textes, Cioran exprime un sentiment ambivalent d’amour / haine pour son pays natal, accusé de se vautrer dans la résignation, le cynisme, l’insouciance et l’impotence, tel un rebut de l’histoire privé de destin propre. De retour en Roumanie en 1935, il assiste à la décomposition du système politique, qui aboutira à l’interdiction des partis et à l’établissement d’une dictature royale en 1938, année qui voit également la mort de Codreanu, assassiné par l’État. Cioran n’en poursuit pas moins son œuvre philosophique, avec la publication du Livre des Leurres (1936), des Larmes et des saints (1937) ou du Crépuscule des pensées (1940), tout en faisant parallèlement son service militaire puis une année scolaire à titre de professeur de lycée (1935-36). Ces divers écrits restent dans la lignée de son premier ouvrage, illustrant une réflexion métaphysique qui fait de l’engagement existentiel envers la souffrance et la mort la clé d’une connaissance plus intime de la vie, exprimée par des exhortations à l’action et à la folie, mais également par des emportements jugés blasphématoires dans les milieux chrétiens. Néanmoins, l’ouvrage dont l’odeur de soufre poursuivra Cioran durant toute son existence, au point de n’être pas traduit en français de son vivant, délaisse les introspections philosophiques pour aborder de front la question politique et nationale: Schimbarea la faţa a Romaniei, publié en 1936, évoque l’espoir en une « transfiguration de la Roumanie » (son titre en français), qui lui permette de surmonter « la tragédie des petites cultures » par un « complet soulèvement de l’âme nationale »15. Pamphlet outré et délirant, Schimbarea invoque une quête messianique de grandeur, entrecoupée d’attaques contre tous les éléments susceptibles d’empêcher l’avènement de cette insurrection historique : la ruralité archaïque, l’engourdissement religieux, les étrangers et les Juifs, adversaires d’une « Roumanie forte et Texte « L’Allemagne et la France ou les illusions de la paix », publié à Noël 1933, cité in ibid. pp.102-103 Il aurait avoué : « Si j’ai une sympathie pour l’Allemagne, elle ne concerne ni les hommes, ni les idées, mais la frénésie qui a envahi tout un pays » : Sylvère Lotringer, « Portrait d’un jeune écrivain dans le délire hitlérien », Cioran, Paris, Éditions de l’Herne, 2009, p.63 15 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.111 13 14 consciente d’elle-même ». Cependant, tout comme l’apologie du national-socialisme allemand se voyait contrebalancé par de sévères critiques16 (l’éloge de la barbarie régénératrice, et de l’« explosion des instincts » laisse percer des doutes sur le caractère local, la fermeture, la médiocrité et la bêtise du nazisme17), l’antisémitisme avoué (« le plus grand hommage adressé aux Juifs » écrit sarcastiquement Cioran18) se renverse en une admiration secrète, pour un peuple qui est l’expression du « phénomène ethnique le plus indomptable de l’Histoire »19, et dont la disparition ne réglerait en rien les problèmes roumains. En effet, les « vices constitutifs » de la Roumanie proviennent de son fond propre, et l’amour déçu qu’éprouve Cioran pour elle mêle, tout comme à l’égard des Juifs, des sentiments ambivalents de passion et de ressentiment, de ferveur et d’animosité. Mais nul doute que le jeune écrivain, aveuglé par ses préjugés, culturellement imprégné des imprécations nationalistes et envoûté par le culte vital de la volonté s’est abandonné aux délices mégalomaniaques et prophétiques qui ont saisi tant d’intellectuels en ce siècle, tant pour adorer jadis Hitler, Mussolini, Staline, Pol Pot qu’encore aujourd’hui Mao. Cioran reviendra de nombreuses fois, durant sa vie française, sur ses errements de jeunesse. Dès 1947, il écrit à son frère Aurel : « Je me demande parfois comment j’ai bien pu écrire La transfiguration de la Roumanie. (…) Toute participation aux vicissitudes temporelles est vaine agitation. S’il tient à préserver une quelconque dignité spirituelle, l’homme doit négliger son statut de contemporain. J’en serais tellement plus loin à présent si j’avais su cela à vingt ans »20. Au début des années 1950, dans un texte intitulé Tara mea (« Mon pays »), Cioran avoue : « Mes extravagances d’alors me semblèrent inconcevables; je ne pouvais même pas m’imaginer mon passé; et quand j’y songe maintenant, il me semble me rappeler les années d’un autre. Et c’est un autre que je renie, tout ‘moi-même’ est ailleurs, à mille lieues de celui qu’il fut »21. En sus des lettres où les affirmations sont sans équivoque, le fondement autobiographique de l’œuvre tient de l’évidence : toute la « généalogie du fanatisme », texte qui ouvre son premier La dimension collective de l’hitlérisme, qui appelle la métamorphose de tout un peuple en une « forêt fanatique » consterne Cioran : « comme si tous, fanatisés jusqu’à l’imbécillité, se faisaient les instruments d’un devenir démoniaque » : « A la veille de la dictature », Vremea, 21 février 1937, cité in Simona Modreanu, Cioran, op.cit. p.18 17 Patrice Bollon, « Le volcan étranglé », Le Magazine littéraire, n°557-558, juillet-août 2015, pp.38-40 18 Par la suite, la guerre, la Shoah, son amitié pour l’écrivain juif roumain Benjamin Fondane, qui mourra en déportation, ainsi que son installation définitive à Paris comme réfugié, bouleverseront son regard sur les Juifs. « L’homme est un Juif qui n’a pas abouti », écrira-t-il, se considérant lui-même comme « un Juif d’honneur » vivant un éternel exil. Voir le texte « Un peuple de solitaires », in La tentation d’exister, Paris, Gallimard, 1956. 19 Expressions de Cioran, citées in Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.117 20 Lettre citée in Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.39-42 21 Cioran, Tara mea, Bucarest, Humanitas, 1996, p.136, cité in Simona Modreanu, Cioran, op.cit. p.19 16 ouvrage en français, le Précis de décomposition (publié en 1949), apparaît comme un portrait par Cioran de lui-même. Il faudrait en citer toutes les phrases pour constater l’étendue de l’autocritique implicite inspirée par la guerre, le désastre et l’horreur, ainsi que la palinodie irrévocable qui en résulte : « Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’Improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti; s’épuisant à former des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule »22. Certes, à diverses reprises, notamment dans ses Cahiers (publiés après sa mort), il écrira ne pas pouvoir réellement regretter ses erreurs passées, dues au besoin de provocation et à une vitalité proche de la folie qui l’habitaient alors23, mais cet aveu apparaît davantage comme le simple constat des emballements causés par la fièvre de la jeunesse que comme une quelconque justification de leur contenu. Au contraire, ses textes et entretiens laissent transpirer la honte d’avoir cédé à ces divagations. Ainsi, sa « lettre à un ami lointain », publiée comme premier texte de l’ouvrage Histoire et utopie (1960), se veut une confession à propos du temps où il subit la fascination de l’extrémisme, tout comme les autres jeunes gens, clientèle ciblée des discours idéologiques les plus outranciers : « On ne se mêle pas impunément aux luttes politiques; c’est au culte dont ils furent l’objet que notre époque doit son allure sanguinaire : les convulsions récentes émanent d’eux, de leur facilité à épouser une aberration et à la traduire en acte. Donnez-leur l’espoir ou l’occasion d’un massacre, ils vous suivront aveuglément. Au sortir de l’adolescence, on est par définition fanatique; je l’ai été moi aussi, et jusqu’au ridicule »24. Et d’esquisser, en guise d’explication, une description de cet enivrement qui pousse les forces juvéniles à s’oublier dans l’ardeur activiste : « Lorsque je songe à ces moments d’enthousiasme et de fureur, aux spéculations insensées qui ravageaient et obnubilaient mon esprit, je les attribue maintenant non plus à des rêves de philanthropie et de destruction, à la hantise de je ne sais quelle pureté, mais à une tristesse bestiale qui, dissimulée sous le masque de la ferveur, se déployait à mes dépens et dont j’étais néanmoins complice, tout ravi de n’avoir pas, Emil Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, in Œuvres, op.cit. p.581 Vincent Piednoir, « ‘Fanatique jusqu’au ridicule’ », Le Magazine littéraire, n°508, mai 2011, pp.52-53 24 Emil Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, in Œuvres, op.cit. p.981 22 23 comme tant d’autres, à choisir entre le fade et l’atroce. L’atroce m’étant dévolu, que pouvais-je désirer de mieux? »25. Suite aux atrocités de la guerre, à sa réflexion sur ce passé honni ainsi qu’à sa nouvelle vie parisienne, l’expatriation linguistique, par le passage au français, va marquer pour Cioran la translation de ce fanatisme idéologique vers un scepticisme jusqu’au-boutiste, dont le paradoxe est de relever du même radicalisme. 2. La seconde naissance de Cioran : la rédemption par la langue Ce « schisme littéraire, biographique et existentiel »26 dans l’œuvre de Cioran a été très souvent commenté, par lui-même comme par ses lecteurs. Il tend à accentuer la dichotomie entre les années roumaines, romantiques, politisées, échevelées, et la période française, pyrrhonienne, aphoristique et ironique. Dans ce contraste, les deux idiomes servent de repères pour l’expression de la pensée, la forme linguistique épousant le contenu philosophique des idées. Ainsi que le résume brillamment Patrice Bollon, en empruntant des expressions de Cioran lui-même : « On ne se comporte, en effet, pas de la même façon face à un idiome ‘sauvage’, qui exhale ‘l’odeur de fraîcheur et de pourriture, le mélange de soleil et de bouse’ de ses origines paysannes, et encore en formation, comme le roumain, que devant une langue ancienne ‘arrêtée’ comme le français, avec ‘tous ces mots pensés et repensés, affinés, (…) courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets jusque dans la vulgarité »27. Cioran s’était installé à Paris en 1937 en tant que boursier, sans pourtant jamais envisager sérieusement d’écrire de thèse doctorale. Il en profita pour sillonner le pays à bicyclette, dormant dans les auberges de jeunesse, puis vivant en marginal à Paris, isolé et inconnu. Il rédige durant les années d’occupation ce qui sera son sixième et dernier ouvrage en roumain, Le bréviaire de vaincus, qui ne le satisfait guère. Brusquement, au sortir de la guerre, après dix ans de présence en France, Cioran fait le choix de changer de langue d’écriture : « Durant l’été 1947, alors que je me trouvais dans un village près de Dieppe, je m’employais sans grande conviction à traduire Mallarmé. Un jour, une révolution s’opéra en moi : ce fut un saisissement annonciateur d’une rupture. Je décidai sur le coup d’en finir avec ma langue maternelle. ‘Tu n’écriras plus désormais 25 Ibid. pp.981-982 Aurélien Demars, « L’apostat du verbe », Le Magazine littéraire, n°508, mai 2011, p.75 27 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.133 26 qu’en français’ devint pour moi un impératif. Je regagnai Paris le lendemain et, tirant les conséquences de ma résolution soudaine, je me mis à l’œuvre sur-le-champ »28. A de multiples reprises, Cioran relatera cet épisode comme un basculement décisif de son œuvre et de sa vie29. Ressort de cette décision subite la première version du Précis de décomposition qui reçut l’avis sévère d’un proche ami : « Ça fait métèque. Il faut tout reprendre ». Aux dires mêmes de Cioran, il lui faudra réviser l’intégralité du manuscrit pas moins de quatre fois afin d’en rendre l’expression irréprochable, modelée sur le style archaïque des épistoliers, mémorialistes et moralistes français des 17e-18e siècles qu’il copie et recopie sans fin, afin d’en pénétrer le style et la scansion. Cioran avait appris le français à l’école, mais le parlait beaucoup moins bien que l’allemand, qu’il maîtrisait couramment. Sa méthode d’apprentissage consistait donc à retranscrire des passages d’ouvrages, de Chamfort, Pascal, Maupassant, La Rochefoucauld, Verlaine, Barrès, Céline, mais aussi et surtout des écrivains mineurs du 18e siècle, comme les correspondances de la marquise du Deffand ou de Julie de Lespinasse, d’où il tire « des leçons de style »30 : « Par le mécanisme de sa genèse, par sa nature même, chaque langue contient des virtualités métaphysiques; le français, celui du XVIIIe surtout, n’en comporte presque pas : sa clarté provocante, inhumaine, son refus de l’indéterminé, de l’obscurité essentielle, torturante, en font un moyen d’expression qui peut s’évertuer au mystère, mais qui n’y accède pas vraiment »31. Cioran délaisse ainsi une langue où son expression « naturelle », dans sa plus grande spontanéité, correspond parfaitement à l’élan vitaliste, lyrique, mystique et désordonné de sa pensée, par sa flexibilité, ses flous subjectifs, ses répétitions, bref : « le véhicule spontané d’une pensée aventureuse qui, se concevant un peu comme la révélation prophétique urgente d’une ‘vérité cachée’ du monde, la saisie poétique d’un indicible situé au-delà de la raison et des mots, s’autorisait, à cet effet, bien des libertés avec la rigueur et la clarté »32. A l’opposé, le choix du 28 Emil Cioran, « Entretien avec Gerd Bergfleth », Entretiens, Paris, Gallimard, 1995, p.145 Dans ses Cahiers publiés à titre posthume, Cioran revient également sur cet événement, avec des nuances : « Ballade à Offranville. C’est ici que, pendant l’été de 1947, j’ai décidé de rompre avec le roumain. J’y traduisais Mallarmé, je m’en souviens; à un certain moment, je réalisai l’absurdité et l’inutilité totale de mon entreprise. Ma patrie avait cessé d’exister, ma langue de même… A quoi bon continuer d’écrire dans un idiome accessible à un nombre infime de compatriotes, en réalité à une vingtaine tout au plus? Je décidai sur-le-champ, d’en finir, et de me vouer au français. Deux ans après, le Précis de décomposition était terminé, non sans une peine considérable », Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p.821 30 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.127 31 Emil Cioran, Écartèlement, Paris, Gallimard, 1979, in Œuvres, op.cit. p.1419 32 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.135 29 français revient à une véritable ascèse, qui relaie, au plan de la précision grammaticale et syntaxique, une récusation des affects et des ambiguïtés, une prise de distance caustique avec ses propres propositions et un souci indéfini de la nuance, s’étendant jusqu’au paradoxe assumé. L’élégance stylistique se veut avant tout un outil de lucidité. Progressivement, l’emphase qui caractérisait ses écrits roumains s’étiole, laissant émerger un discours éclaté, qui procède par fragments, aphorismes, maximes ou paraboles, censés témoigner du degré de détachement et d’abstraction auquel s’astreint le penseur. Avec le Précis de décomposition, Cioran se présente en « amoureux du vocable », ayant choisi de substituer les mots aux choses : « la volonté d’élaguer son âme sous la vigilance lucide de son esprit et l’aptitude du français à lui servir d’instrument »33 constituent alors une opération d’émondage et d’amputation, susceptible d’aboutir à la formule parfaite en sa concision ultime. L’ouvrage signe son entrée dans le paysage intellectuel français, dépeignant son auteur comme un contempteur désenchanté de la société moderne, sceptique à l’égard du progrès, de ses lendemains qui chantent et de son avenir radieux, alors que le communisme vainqueur se présente comme le destin inéluctable du bonheur humain. Revenu de tout, et surtout du pire, à trente-huit ans, Cioran entend sortir de l’histoire, « ce défilé grotesque de faits divers et de catastrophes », tel un cauchemar plus ou moins aseptisé qui possède pour seul mérite de durer. Dans la revue Combat, le critique Maurice Nadeau couronnera Cioran du titre de « penseur crépusculaire », décrivant un « prophète des temps concentrationnaires et du suicide collectif, celui dont tous les philosophes du néant et de l’absurde préparaient l’avènement, le porteur par excellence de la mauvaise nouvelle »34. Le Cioran français était né, et avec cette entrée dans « une langue de juristes et de législateurs », le sauvage ou le barbare valaque, tel qu’il s’auto-définissait, acceptait la camisole de force qui le contraignait à la discipline, jusqu’à l’étranglement et l’immobilité. Nombre d’exégètes de la pensée de Cioran ont perçu cet exil linguistique comme une volonté de rédemption, le « divorce existentiel » censé répudier un passé fanatique et violent: « Cioran est désormais quelqu’un d’autre; et l’autre, celui d’autrefois, l’emplit de perplexité, lui devient étranger »35. Récemment, lors d’une réflexion sur la traduction en français d’une trentaine d’articles écrits en roumain entre 1932-4136, son biographe P. Bollon a jugé cette Sanda Stolojan, « Cioran, ‘l’élagueur invétéré’ », in Cioran, Paris, Éditions de l’Herne, 2009, p.169 Cité in Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.56 35 Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.62 36 Emil Cioran, Apologie de la barbarie, Paris, Éd. de l’Herne, 2015 33 34 « interprétation canonique » (qu’il a lui-même soutenue), consistant à considérer son œuvre française comme une expiation des emballements et enthousiasmes d’antan, « par trop morale pour être totalement convaincante »37. Pour Bollon, « Cioran ne s’est peut-être pas tant dissocié de lui, au travers de l’adoption du français, que résigné à soi dans le miroir que lui tendait notre langue »38, en assumant ses contradictions internes, même si persiste le feu sous la glace et le magma en fusion couvant sous un volcan qui « s’est lui-même étranglé ». Mais nul doute que ce moment fondateur, quelle que soit la profondeur de la discontinuité qu’il suppose réellement, a projeté Cioran dans une quête infinie de détachement, réitérant « au plan de l’expression le cauchemar d’une vie : l’aspiration à un idéal de passivité absolue de la part d’un tempérament proche de l’hystérie »39. 3. Un « apatride métaphysique »? L’exil hors du temps Devenu juridiquement apatride lors de son exil en France, Cioran ne s’est jamais réellement senti français, son pays d’adoption étant bien plutôt la langue française : « … je me sens détaché de tout pays, de tout groupe. Je suis un apatride métaphysique, un peu comme ces stoïciens de la fin de l’empire romain qui se sentaient ‘citoyens du monde’, ce qui est une façon de dire qu’ils n’étaient citoyens de nulle part »40. La figure auto-descriptive de ce renoncement, qui fait transition entre exil géographico-linguistique et exil métaphysique, c’est celle – énoncée dès Le précis de décomposition – du « renégat » : « Il se rappelle être né quelque part, avoir cru aux erreurs natales, proposé des principes et prôné des bêtises enflammées. Il en rougit…, et s’acharne à abjurer son passé, ses patries réelles ou rêvées, les vérités surgies de sa moelle. Il ne trouvera la paix qu’après avoir anéanti en lui le dernier réflexe de citoyen et les enthousiasmes hérités. Comment les coutumes du cœur pourraient-elles l’enchaîner encore, quand il veut s’émanciper des généalogies et quand l’idéal même du sage antique, contempteur de toutes les cités, lui paraît une transaction? Celui qui ne peut plus prendre parti, parce que tous les hommes ont nécessairement raison et tort, parce que tout est justifié et déraisonnable en même temps, celui-là doit renoncer à son propre nom, fouler aux pieds son identité et recommencer une vie 37 Patrice Bollon, « Le volcan étranglé », art.cit. p.38 Ibid. p.40 39 Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.63 40 Emil Cioran, « Entretien avec Fernando Savater », Entretiens, op.cit. p.27 38 nouvelle dans l’impassibilité ou la désespérance. Ou, sinon, inventer un autre genre de solitude, s’expatrier dans le vide, et poursuivre – au gré des exils – les étapes du déracinement »41. Cet exil métaphysique revendiqué par Cioran, c’est bien entendu toute son œuvre française qui l’exprime, sous ses divers aspects, sans que l’on puisse ici en développer les multiples thèmes qui la traversent et l’incarnent, thèmes que les titres des ouvrages publiés décrivent mieux que tout commentaire : Syllogismes de l’amertume, La tentation d’exister, Histoire et utopie, La chute dans le temps, Le mauvais démiurge, De l’inconvénient d’être né, Écartèlement, Aveux et anathèmes. La posture philosophique et morale de Cioran s’exprimera par les oscillations permanentes du penseur contre lui-même, tel un sceptique décillé conscient de la fureur intempestive gisant au fond de ses idéaux acédiques. Il affirmera, parfois dans la même phrase, « l’exigence de la lucidité la plus éclairante et la nécessité de l’illusion la plus obscurantiste, la recherche de la sagesse et l’acquiescement aux pulsions les plus viles, l’élan mystique vers la sainteté et l’attachement au matérialisme le plus athée, l’incrédulité à l’égard de tout changement et a fortiori progrès et l’inéluctabilité romantique de la révolte! »42. « Secrétaire de ses sensations », Cioran n’aura de cesse que de faire part des expériences, des tourments de l’âme insatisfaite, dans une incertitude ontologique procédant par fragments, appelés à témoigner de la contingence définitive attachée à la condition humaine. « Mystique sans absolu »43, Cioran parcourt les voies du non-attachement, d’un pessimisme sans nihilisme qui se résout à l’existence pour préserver la possibilité de s’en moquer. Il a souvent été noté que le style de Cioran suscite chez ses lecteurs une sorte de jubilation captivée, qui en aura paradoxalement sauvé bon nombre de la tentation du suicide. L’émigration métaphysique de Cioran s’avère soutenue par une proximité avec le gnosticisme, doctrine religieuse et attitude existentielle dépréciant le monde comme limite, carcan, simulacre, et nourrissant un désir de salut par une connaissance du néant fondateur. Cette « théologie négative »44 a pu occasionner certains rapprochements circonstanciels avec le bouddhisme, sans pour autant que l’extinction des désirs et le non agir ne puissent dépasser chez lui le statut de mot d’ordre, viscéralement affecté qu’il est par la tentation Emil Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, in Œuvres, op.cit. pp.635-636 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.150 43 Ibid. p.189 44 Sylvie Jaudeau, Cioran ou le dernier homme, Paris, José Corti, 1990, p.93 41 42 d’exister, ce gigantesque et hypertrophié Moi occidental, « puisque de lui-même, de cette idole qui veille au cœur de son œuvre, Cioran ne se départira jamais »45. Par ses aphorismes conçus comme autant d’exorcismes spirituels – pour reprendre l’expression de Philippe Muray –, Cioran entreprendra d’explorer minutieusement les impasses de la conscience, de penser les impossibilités de la pensée, de soumettre les états variables de son être hypocondriaque à la dictature d’une recension rigoureuse et concise. Ce sont toutes les tensions existentielles – entre connaissance et action, lucidité et vitalité, doute et création – qui fournissent le terreau de l’univers cioranien. Ainsi que le note judicieusement P. Bollon, une maxime d’Écartèlement synthétise l’œuvre entière : « Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirables et des supercheries salutaires »46. Or, l’accomplissement, le nirvâna, la sagesse, tous ces absolus multiséculaires, ne sont encore que des fascinations inaccessibles, bonnes à occuper un exil définitif, qui détourne Cioran de toute adhésion possible, fût-ce celle qui pourrait le délivrer de sa sensation d’étrangeté. 4. Ultime exil avant partance De ce dernier exil, qui préfigure l’éternel, mieux vaut ne rien en dire, puisqu’il parle de lui-même, hors des écrits. Cioran avait choisi de devenir un écrivain français, abandonnant pour toujours sa langue maternelle et reniant celui qui la parlait, telle une blessure jamais refermée. L’affaiblissement jusqu’à disparition du goût pour l’écriture a signé la conclusion de son œuvre, ainsi accomplie en ce qu’elle rejoint ce qu’elle énonçait, l’épuisement terminal du « volontarisme implicite »47 porté par la nécessité vitale d’affirmer et de s’affirmer. Le silence, enfin. A la fin de sa vie, frappé par la maladie d’Alzheimer, les pertes de mémoire se firent de plus en plus fréquentes, jusqu’à l’extinction du mouvement, puis de la parole. Avant ces moments fatidiques, ce fut comme si Cioran pressentait cet ultime arrachement à soi : aux gens qui l’arrêtaient alors dans la rue, croyant le reconnaître, et qui lui demandaient « Vous êtes Cioran ? », il répond : « Je l’étais48 ». Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.79 Cité in Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, op.cit. p.156 47 Gabriel Liiceanu, Itinéraires d’une vie, op.cit. p.137 48 « Interview de Simone Boué », in Norbert Dodille et Gabriel Liiceanu, Lectures de Cioran, Paris, L’Harmattan, 1997, pp.35-36 45 46 C’est à ce titre posthume qu’il faut ainsi lire l’aphorisme final de son dernier ouvrage, qui nous raconte aussi notre propre histoire: « Après tout, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé, comme tout un chacun, dans cet univers aberrant »49. 49 Emil Cioran, Aveux et anathèmes, Paris, Gallimard, 1987, in Œuvres, op.cit. p.1724