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AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ Faculté des Arts, Lettres, Langues, Sciences Humaines Département de Lettres modernes Master Lettres Recherche, Écriture et Discours De la littérature au jeu vidéo : une analyse des rapports entre narration et création Réflexions autour de la notion de tension créative Mémoire de M2 sous la direction de Monsieur Jean-Marc Quaranta Par Benjamin Galland Année universitaire 2020-2021 L’auteur de ce mémoire déclare avoir réalisé ce travail sans utiliser d’autres sources que les sources y faisant l’objet d’une citation explicite. Toutes les citations littérales ou sources d’inspiration manifestes sont scrupuleusement signalées comme telles dans le corps ou dans les notes du mémoire. L’auteur déclare en outre n’avoir jamais présenté ce travail ou une partie de ce travail devant un autre jury d’examen en France ou à l’étranger. [Date et signature du candidat] Table des matières Introduction .................................................................................................................................................. 4 Partie 1 – Le roman du possible de Paul Auster : 4 3 2 1 vers la postmodernité ................. 8 1. Le récit d’une intuition 2. Une forme singulière pour de multiples récits ........................................................................ 9 3. Un roman du possible ........................................................................................................... 12 4. ...................................................................................................... 8 3.1 Quatre miroirs ............................................................................................................... 12 3.2 Quatre chemins ............................................................................................................. 13 Le potentiel de l’œuvre postmoderne ............................................................................ 15 Partie 2 – De la littérature au jeu vidéo : l’exploration des possibles créatifs ................... 17 1. 2. 3. L’industrie du tout narratif .................................................................................................... 17 1.1 Une recette controversée ?........................................................................................... 17 1.2 L’extension de la narration à l’expérience .................................................................... 20 La fiction interactive et les mondes ouverts : une immersion dans l’univers des possibles. 23 2.1 Le potentiel narratif : la fiction interactive et le jeu de rôle ......................................... 23 2.2 Voir petit : le visual novel et les bartending games ...................................................... 27 2.3 Voir grand : les mondes ouverts de la narration principale et annexe ......................... 33 Une histoire de création collective ................................................................................. 36 Partie 3 – La notion de tension créative : les possibilités de la création en tension ......... 40 1. Les choix dans le jeu vidéo 2. La création en tension ........................................................................................................... 41 .............................................................................................. 40 Conclusion ................................................................................................................................................... 46 ANNEXES ...................................................................................................................................................... 48 Bibliographie.............................................................................................................................................. 49 Ludographie ............................................................................................................................................... 52 Introduction Ma première réflexion a été « penser plus vaste » … comme le titre d’une mauvaise conférence TED Talk. Puis, j’ai imaginé recopier mes notes pour laisser une trace de mon cheminement de pensée. J’hésitais entre un mémoire de recherche classique, et une suite de petites réflexions. Finalement, je trouve que c’est assez pertinent de montrer que je n’ai pas su faire de choix, pour un travail qui devait se concentrer au départ sur « les choix dans les jeux vidéo » ... c’est aussi amusant. Pour introduire ce mémoire, je crois qu’il est judicieux de partir d’un contexte, et donc d’un postulat très général tel que : toute pratique artistique ouvre l’artiste et son public à un monde infini de possibilités. Il faudrait reconnaître que la posture de l’artiste et celle du public se rejoignent dans l’exploration de ces possibilités, quel que soit l’art dont on parle, et bien que la relation artiste-public soit par nature une relation très asymétrique. D’un côté l’artiste, quand il crée, sait par sa technique et son imagination ce qu’il peut faire et comment. De l’autre le public, quand il reçoit l’œuvre, sent ce qu’elle évoque en lui et s’interroge sur ce qu’elle peut signifier. Ce sont deux postures évidemment complémentaires pour que l’art existe, mais elles causent aussi un vrai imbroglio théorique lorsqu’il s’agit d’étudier une œuvre d’art : quel point de vue privilégier ? Fautil mettre en avant celui de l’artiste ou celui du public ? Et si on cherche à les rassembler, comment s’y prendre ? Cette problématique a déjà une histoire dans les études littéraires, la critique a recours depuis longtemps à la perspective biographique pour étudier un texte du point de vue de son auteur (aujourd’hui approfondie par la génétique des textes), et au cours du XXe siècle la critique dite « de la réception » a mis en place des méthodes pour étudier l’autre côté de la barrière, le point de vue du lecteur. De cette façon, il a déjà été observé à maintes reprises que la relation artiste-public instaure une hiérarchie entre l’artiste, détenteur d’un savoir, et le public, abandonné aux seuls outils de l’interprétation. On sait que cette hiérarchie conduit encore fréquemment à un rapport de force selon lequel l’artiste serait l’unique détenteur de la vérité de son œuvre. Malgré « La mort de l’auteur » de Roland Barthes (1968), et les travaux de ceux qui ont prolongé sa réflexion, le spectre de ce rapport de force continue de hanter la création et l’étude des œuvres aujourd’hui. De plus en plus d’artistes contemporains clament rétablir l’équilibre, ou renverser la balance, en confiant au public le sens de leurs œuvres dès l’origine de leur projet. Mais de quoi s’agit-il vraiment ? Dans les productions qualifiées d’« interactives », le public peut prendre directement part à une œuvre selon différentes modalités. On dit souvent que le public devient un « acteur » de l’œuvre, puisqu’il a effectivement la possibilité d’agir sur l’œuvre, et de la modifier dans une mesure cependant prédéfinie. Lorsqu’on se penche suffisamment sur l’étude de ces œuvres interactives, on est frappé de constater à quel point cette capacité d’action du public, limitée en amont par le(s) créateur(s) de l’œuvre, interroge la notion même de création. Le public a beau disposer de certaines clés, de certains outils pour développer sa propre expérience des œuvres et l’inscrire dans les œuvres elles-mêmes, il n’en reste pas moins soumis à des contraintes imposées par des créateurs. Selon ce schéma, on est tenté de dire que le public crée effectivement quelque chose, et à raison, mais on ne peut pas ignorer non plus que rapprocher la posture du public de celle de l’artiste conduit aussi à renforcer l’emprise de l’artiste, le vrai créateur, sur son œuvre et sur le public. De fait, si on cherche vraiment à savoir où le rapport de force entre l’artiste et le public s’annule, on remarque que l’artiste et le public ne se retrouvent vraiment à égalité que sur un seul horizon : ce que l’œuvre pourrait être, au moment où l’œuvre elle-même n’est qu’une possibilité et qu’il 4 n’est pas encore question a priori de création, mais d’imagination. C’est la raison pour laquelle l’exploration de ce champ de possibilités, ce que l’œuvre pourrait être, permet véritablement à l’artiste et au public de se rencontrer. Or, cette situation n’existe pas uniquement lorsque l’œuvre n’est encore qu’une possibilité, lorsque le public reçoit une œuvre il reformule en permanence cette potentialité, ce que l’œuvre pourrait être. Le public formule une « attente », pour reprendre le vocabulaire de la critique de la réception1, mais cette attente n’est pas inhérente au public, elle fait directement écho au processus de création de l’œuvre et aux propres attentes de l’artiste. Lorsque l’artiste crée, il est plus ou moins attentif par anticipation aux attentes du public (notons qu’il ne s’agit pas de savoir s’il compte les satisfaire ou non). Pour ce qui est de la relation auteurlecteur, Umberto Eco a décrit ce phénomène à travers la notion de « lecteur modèle »2 : l’auteur imagine, simule, le parcours d’un lecteur dans son texte. Mais ce phénomène n’est évidemment pas circonscrit au domaine de la littérature. Il ne serait pas aberrant de définir des notions telles que celles de « spectateur modèle » pour le cinéma, ou de « joueur modèle » pour les jeux vidéo, à partir du « lecteur modèle » d’Umberto Eco3. De plus, la notion de « lecteur modèle » ne prend tout son sens que si elle est associée à une autre notion définie par Umberto Eco dans L’œuvre ouverte : « Toute œuvre d’art alors même qu’elle est une forme achevée et close dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. »4 Le « public modèle » est une projection de l’artiste, une simulation, un guide bien loin d’être exhaustif, qui ne rendra jamais compte de la totalité des interprétations possibles de l’œuvre, en tant qu’elle est une « œuvre ouverte » comme le décrit Umberto Eco. Cependant, ce guide prévoit une future « exécution » de l’œuvre, au moment où l’œuvre elle-même n’est pas encore « une forme close et achevée », mais qu’elle tend à le devenir. Dans S/Z, Roland Barthes expliquait que « l’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte » 5 en définissant la notion de texte « scriptible ». Bien avant de parler d’interactivité, il n’était donc déjà plus question de voir le lecteur, le public d’une œuvre d’art, comme un destinataire passif mais bien comme un destinataire capable de créer à son tour. Plus important encore, il s’agissait de reconnaître que l’artiste lui-même élabore une œuvre en la destinant à un public qu’il sait capable de créer à son tour. La particularité des œuvres interactives réside dans le fait qu’elles demandent plus d’implication, plus d’investissement de la part du public. Non seulement les créateurs savent que le public est capable de créer, mais ils lui donnent aussi les moyens de créer dans les limites de leurs œuvres pour permettre une « exécution » concrète des œuvres, qui ne se limite pas à l’interprétation, et qui par ailleurs les modifie sans altérer leur « irréductible singularité ». L’essentiel est gravé dans cette règle : le public doit créer pour que l’œuvre fonctionne. Ainsi dès l’étape de la conception de l’œuvre, il est nécessaire pour les créateurs de transmettre au public un pouvoir de création. Ce On considère ici que l’attente du public est formulée dans un système de références qui lui est propre, d’après le concept d’ « horizon d’attente » de Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978). 2 Umberto Eco, Lector in fabula, Grasset, 1979. 3 Lucas Friche le montre notamment pour le « joueur modèle » dans son mémoire Joueur et lecteur, game designer et auteur : travail autour du gameplay comme vecteur de récits et d’indépendance dans le jeu vidéo (2016). 4 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Seuil, 1965, p.17. 5 Roland Barthes, S/Z, Seuil, 1970. 1 5 pouvoir de création diffère de celui des créateurs en ce qu’il est limité par l’interaction entre l’œuvre et le public au point qu’il ne se définit que par l’action du public sur l’œuvre. Qu’est-ce qu’un joueur crée dans un jeu vidéo ? Il crée ce qu’il fait dans le jeu. Si un joueur de Minecraft veut créer une maison, il se déplace, il récolte, il détruit et il place des cubes : il agit dans le jeu. Mais tout ce que le public peut faire, tout ce qu’il peut créer, se dessine en creux de l’action, du travail des créateurs effectué en amont sur l’œuvre. Les opportunités de création ouvertes au public correspondent aux choix faits par les créateurs pendant l’étape de conception. Cependant, la prise de décision du public a beau être directement contrainte par la prise de décision de l’artiste, ce sont deux prises de décision de même nature, motivées par un même désir de création. Ce désir de création s’exerce pleinement dans l’imagination et met le public et l’artiste sur un pied d’égalité en appelant à explorer ce que l’œuvre pourrait être. J’insiste sur ce que l’œuvre pourrait être parce que c’est la relation qui lie le plus intimement l’artiste et le public alors que l’artiste ne possède pas un savoir supérieur au public sur l’œuvre elle-même, en tant qu’elle est toujours considérée à l’état de potentialité. C’est une perspective infinie qui catalyse l’interprétation et l’imagination. Mais la prise de décision nécessaire avant tout acte de création de la part de l’artiste ou du public tend à fermer cette perspective au profit de ce que l’œuvre est. Au fur et à mesure que l’artiste crée son œuvre, il choisit parmi une infinité de possibles pour aller vers ce que l’œuvre est, et il réduit les possibilités de création et d’interprétation du public. Au fur et à mesure que le public reçoit l’œuvre, il passe lui-aussi d’une perspective infinie à une perspective de plus en plus réduite, centrée sur ce que l’œuvre est. Cependant, lorsque le public est en capacité de créer, la perspective infinie de ce que l’œuvre pourrait être s’ouvre à nouveau ponctuellement pour lui, tant qu’il n’a pas choisi ce que l’œuvre est pour lui, dans sa « perspective originale » pour reprendre Umberto Eco. L’ouverture-fermeture de ce champ de possibilités est particulièrement intéressante à étudier à la lumière de la notion de récit, car dans le cadre d’une œuvre narrative, on sait que stimuler frénétiquement le public entre ce que l’œuvre pourrait être et ce que l’œuvre est revient à le placer dans une situation de suspense qui provoque une tension narrative. Cette tension narrative a été définie par Raphaël Baroni comme étant « […] le phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception »6. La tension narrative est une tension émotionnelle suscitée par la « fonction thymique »7 du discours narratif, celle qui communique au public des émotions, et c’est ce qui en fait une notion fondamentale pour la mise en place de stratégies narratives qui vont accrocher le public et lui faire adhérer à l’intrigue. Or, compte tenu de ce qui a été présenté jusqu’ici, on peut supposer qu’une tension d’une autre nature, « créative », émerge aussi dans les œuvres interactives et noninteractives, parallèlement à cette tension narrative. Face à une œuvre non-interactive, le public se contentera, si j’ose dire, de créer du sens, d’interpréter. On conviendra qu’il s’agit d’un acte de création minimal par rapport aux possibilités de création qu’offre une œuvre interactive. Mais, dans les deux cas, le public crée suivant un parcours. Dans mon mémoire sur le texte dans les jeux vidéo, je faisais la distinction entre parcours interprétatif (le parcours du public dans une œuvre non-interactive) et parcours « interprét-actif » (le parcours du public dans une œuvre interactive)8, et parce que ce sont des 6 Raphaël Baroni, La tension narrative, Seuil, 2007 p.18. Ibid p.20. 8 Il s’agissait de reconnaître qu’un parcours interprétatif ne fait intervenir que l’interactivité cognitive, alors qu’un parcours « interprét-actif » met en jeu l’interactivité cognitive, l’interactivité fonctionnelle, et l’interactivité 7 6 « parcours », je me suis aperçu notamment grâce à la notion de « récit vidéoludique » définie par Dominic Arsenault, que ces parcours pouvaient être traduits en récits. De fait, pour étudier la tension créative d’une œuvre par rapport à sa tension narrative, je m’appuierai sur le parcours du public en tant qu’il peut donner lieu à un récit. Je tenterai d’analyser comment les choix de conception d’une œuvre provoquent une tension créative dans le parcours du public, et donc dans ses choix de parcours. Pour ce faire, ce mémoire se développera en trois temps. Je me focaliserai d’abord sur une analyse du roman 4 3 2 1 de Paul Auster, qui semble un ancrage littéraire idéal pour étudier la notion de tension créative avant de l’exporter vers des œuvres interactives et numériques. Ensuite, j’observerai différentes stratégies narratives établies dans les jeux vidéo pour mettre en lumière les échelles auxquelles cette tension créative intervient. Enfin, je discuterai de la pertinence de cette notion en essayant d’en élaborer une définition, et en insistant sur les difficultés que cette opération soulève. De toute évidence, il en faudrait beaucoup plus pour parvenir à faire de la tension créative un outil qui permettrait à la fois à la recherche, à la création, et au public intéressé d’envisager les œuvres sous un angle moins orthodoxe. C’est la raison pour laquelle le plan de ce mémoire est d’abord fondé sur mon cheminement personnel, ma propre réflexion sur le sujet en parallèle de mon projet de création, et suit à peu près la même chronologie. Ce que je tente de définir comme étant la tension créative correspond en réalité à une cristallisation des enjeux auxquels j’ai été confronté en construisant le concept de mon projet de création. Si le fond de la réflexion est ambitieux la prétention de ce travail reste limitée. Ma démarche a été de confronter mon intuition à des références théoriques pour entamer un dialogue entre mes connaissances en recherche et en création. Ce mémoire est donc avant tout la retranscription de ce dialogue dans lequel (sans faire mention de mon projet de création en dehors du journal qui lui est dédié) je garde la casquette d’étudiant chercheur-créateur, tout en étant un public averti, cela va sans dire. Ici je peux m’autoriser à dire « bonne lecture ! », non ? explicite (selon la typologie d’E. Zimmermann, 2004). Evidemment, lire un livre non-interactif par exemple implique aussi de tourner les pages du livre, de bouger les yeux, etc. Mais par définition, l’interactivité cognitive (l’interprétation) reste le seul mode d’interaction privilégié par des œuvres non-interactives. Benjamin Galland, Le texte dans les jeux vidéo, au cœur et aux frontières du récit, 2020. 7 Partie 1 – Le roman du possible de Paul Auster : 4 3 2 1 vers la postmodernité 1. Le récit d’une intuition 4 3 2 1 paraît en France en 2018, un an après sa parution aux États-Unis. Je me rappelle avoir vu les affiches dans le métro parisien, c’est comme ça que le roman a d’abord piqué ma curiosité. Il me donnait une impression d’étrangeté. Plus je me renseignais sur ce livre (sans encore le lire), plus je le trouvais étrange. Dans la presse on vantait partout son caractère « monumental » et « inédit », sa particularité résidant dans une structure narrative complexe qui permettrait de lire plusieurs histoires en même temps, ou plusieurs versions d’une même histoire, ce n’était pas très clair. A l’époque, je m’intéressais déjà de près à la narration dans les jeux vidéo et à la fiction interactive, j’ai immédiatement pensé que 4 3 2 1 pouvait être ce chaînon manquant entre la littérature traditionnelle et la littérature interactive. Ça me sautait aux yeux. Mais je n’ai trouvé aucun article, aucune interview qui pouvait aller en ce sens. D’après mes connaissances actuelles, qui se concentrent avant tout sur la recherche francophone, ce sont les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau et l’œuvre d’Italo Calvino qui permettent aujourd’hui de faire le plus facilement des liens entre la littérature traditionnelle et la littérature interactive. Pour ce qui est des Cent mille milliards de poèmes de Queneau, il s’agit de mettre en avant le dispositif explicitement interactif de l’œuvre. Tandis que pour l’œuvre d’Italo Calvino, il est souvent question d’étudier la façon dont il multiplie les récits, et d’aborder ses réflexions théoriques dans Défis aux labyrinthes. Sans l’avoir encore lu, 4 3 2 1 de Paul Auster me semblait avoir un potentiel peut-être encore plus intéressant. C’est une œuvre contemporaine, rédigée par un auteur émérite qui a maintenu sa production entre le XXe et le XXIe siècle, et qui a beaucoup fait parler d’elle à sa sortie en France. D’après ce que j’avais compris, je m’attendais à ce que le dispositif mis en place par Paul Auster dans son roman corresponde plus ou moins à un mélange de formes entre la formule des Livres dont vous êtes le héros et la tradition romanesque (américaine). Si je caricature encore, je me demandais comment Auster était parvenu à écrire un Livre dont vous êtes le héros reconnu comme « littéraire ». Et ce n’est que lorsque j’ai ouvert 4 3 2 1 pour la première fois (en anglais) que j’ai compris que c’était très loin d’être un Livre dont vous êtes le héros. Mais, le plus étrange pour moi a été de sentir à la lecture que cette découverte ne dissipait pas pour autant mon intuition de départ. Au contraire, j’étais de plus en plus persuadé qu’il y avait quelque chose à creuser, mais que ce ne serait pas facile. A de nombreux égards, 4 3 2 1 reste un roman assez conventionnel, dans le sens où il s’approprie et détourne un certain nombre de ces conventions issues du genre roman (voire d’autres genres), tout en restant un roman. Toutes ses manigances (caractéristiques d’un roman qui se retourne constamment sur lui-même et son genre) sont orientées par le thème de l’écriture du possible qui est un des grands thèmes chers à Paul Auster à l’échelle de toutes ses productions. J’ai donc compris que le nœud originel entre mon intuition, mes réflexions personnelles, et l’œuvre que j’avais sous les yeux (autrement dit, une part de l’intuition de son auteur et de ses propres réflexions) résidait dans cette très vaste thématique qu’est l’écriture du possible. Pour ainsi dire, ma réflexion sur la tension créative (qui n’était pas encore formulée de cette manière dans mon esprit) a trouvé un écho dans 4 3 2 1 et sa façon d’aborder l’écriture du possible. J’aurais 8 pu ne pas le signaler, ou ne pas le signaler de façon aussi détaillée. Mais j’espère bien montrer ici un processus important qui ne correspond ni spécialement à mon rôle d’étudiant chercheur, ni à mon rôle d’étudiant créateur. Le processus par lequel le roman 4 3 2 1 de Paul Auster est passé des affiches du métro parisien à mon mémoire après plusieurs années est une manifestation de ce que je souhaite étudier en tant que « possible ». Comme je crois le présenter ici, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi dans le doute, ni d’être guidé par une certitude qui ne serait pas remise en question, mais plutôt de laisser libre cours à une intuition : de partir d’une potentialité abstraite pour arriver à une potentialité exploitable. 2. Une forme singulière pour de multiples récits Le roman de Paul Auster s’ouvre sur le récit d’une légende familiale, l’arrivée aux États-Unis d’Isaac Reznikoff, le grand-père d’Archie Ferguson (le protagoniste multiple du roman), en 1900 et se termine par la naissance d’Archie Ferguson le 3 mars 1947. Le chapitre est intitulé « 1.0 », et hormis ce « .0 » on ne trouve aucun autre signe de la stratégie narrative qu’Auster met en place par la suite pour raconter les vies de (Archie) Ferguson 1, Ferguson 2, Ferguson 3 et Ferguson 4. Le chapitre 1.0 constitue le socle commun entre les quatre personnages, et on comprend bien vite, notamment à travers le souci du détail accordé à la représentation du milieu social auquel appartiennent les Ferguson, qu’il ne s’agit pas uniquement pour Auster de poser un arrière-plan historique mais bien d’élaborer un embryon d’identité. « Selon la légende familiale, le grand-père de Ferguson serait parti à pied de sa ville natale de Minsk avec cent roubles cousus dans la doublure de sa veste, il aurait fait route vers l’ouest jusqu’à Hambourg en passant par Varsovie et Berlin et il aurait acheté un billet sur un bateau baptisé l’Impératrice de Chine qui traversa l’Atlantique à travers de rudes tempêtes hivernales pour entrer dans le port de New York le premier jour du XXe siècle. », p.5 Comme le souligne Christine Marcandier dans sa critique « Paul Auster : 4321, strates d’Amérique, avatars de soi », l’incipit de 4 3 2 1 est un « terrain hautement miné » dans lequel apparaissent « les parallèles constants du roman entre histoire individuelle et histoire collective, la disjonction si riche entre tragique et comique, proprement kafkaïenne, et un jeu, que l’on qualifierait volontiers de jubilatoire si l’adjectif n’était pas devenu une scie de la critique journalistique, avec les mises en fiction, référents romanesques et autres clins d’œil à la littérature, déployant les origines non plus biographiques mais littéraires de Ferguson ». L’identité du roman lui-même se construit dès l’incipit en établissant ses fondations sur un paradoxe hérité du « genre » de la légende familiale : c’est une forme parfaitement reconnaissable, donc stable en apparence, qui repose néanmoins largement sur l’exagération, la conjecture, la fable, le mythe et ne peut donc pas constituer un socle solide à la réalité. Ainsi, 4 3 2 1 invite d’emblée son lecteur à entrer dans un cadre qu’il sait peu fiable, voire trompeur. C’est une manière de forcer la suspension consentie d’incrédulité comme il est d’usage de le faire avant d’entrer dans la fiction, mais c’est aussi une façon de mettre en garde le lecteur sur ce que le texte s’apprête à développer dans l’espace métalittéraire : pourquoi commencer par une fable ? C’est là que le roman se montre déjà comme un roman à clé extrêmement patient (de plus de 1000 pages), alors que le chapitre 1.0 ne prépare à aucun moment à la multiplication à venir des chapitres 1.1, 1.2, 1.3 et 1.4, Paul Auster joue au contraire avec des références littéraires qui contribuent à instaurer un pacte de lecture on ne peut plus traditionnel : le lecteur ne s’attendra pas à une forme qui peut le surprendre, ou s’il s’attendait à une forme atypique (venant de ce qu’il peut savoir avant de lire le livre) le chapitre 1.0 va le détourner de toute considération formelle. 9 On peut y voir ce que Paul Auster expliquait à propos de la genèse de 4 3 2 1 lors de son interview pour La Grande Libraire, quand il avouait qu’une idée formelle n’avait jamais été une source d’inspiration pour lui avant d’écrire ce roman 9 . L’incipit se présente effectivement comme un chapitre « 1.0 », respectant les normes de la prose romanesque, mais hautement déceptif parce qu’il dissimule au lecteur le principe fondamental qui régit l’intégralité du roman. Est-ce simplement parce que Paul Auster ne voulait pas que 4 3 2 1 se présente dès les premières lignes comme un exercice formel ? D’un autre côté, en affirmant son ancrage dans une tradition littéraire, l’incipit de 4 3 2 1 fait aussi autorité pour légitimer la forme qui sera développée par la suite au nom de l’écriture du possible. Au-delà du chapitre 1.0, 4 3 2 1 prend littéralement une autre dimension. Le deuxième chapitre s’intitule « 1.1 » et est suivi par les chapitres 1.2, 1.3, 1.4, 2.1, 2.2, etc. Quatre nouvelles dimensions s’ouvrent donc au lecteur dans lesquelles (Archie) Ferguson 1, Ferguson 2, Ferguson 3, Ferguson 4 vont évoluer indépendamment, mais dans le même monde des années 50 à 70 (principalement aux États-Unis), et pourvus du même corps. Encore une fois, rien dans le texte (en dehors du paratexte) ne prépare à ce changement. La narration se poursuit sur le même ton à la troisième personne, et c’est au lecteur de comprendre de lui-même qu’il n’y a pas de continuité entre les chapitres 1.1 et 1.2, etc. Le devenir du magasin du père de Ferguson (Stanley), Home World, est un élément majeur de la vie des quatre Ferguson qui permet notamment d’éviter une éventuelle confusion entre les récits. Pour Ferguson 1, Home World est cambriolé. Pour Ferguson 2, le magasin est incendié. Pour Ferguson 3, le père de Ferguson meurt dans cet incendie. Pour Ferguson 4, le magasin est vendu (probablement à cause de tensions familiales qu’on retrouve aussi pour les autres Ferguson) ce qui permet au père de Ferguson de développer une nouvelle chaîne de magasins qui le rendra riche. Par l’impact qu’ont ces évènements sur la vie des différents Ferguson il devient plus facile de distinguer les différents personnages. Paul Auster établit un contexte familial et historique fort qui conditionne la construction de chacun des Ferguson dès la petite enfance et va façonner leur personnalité (Ferguson 3 sera marqué à vie par la mort de son père dans cet incendie). Mais il ne s’agit pas uniquement de faire diverger les trajectoires de Ferguson 1 (F1), F2, F3, F4, puisque de cette manière Auster impose aussi implicitement un nouveau pacte de lecture : le lecteur doit comprendre que le roman juxtapose quatre histoires différentes décomposées en plusieurs parties correspondant à une tranche d’âge, ce qui explique les titres de chapitre (1.1 = Partie 1.Ferguson 1, 2.1 = Partie 2.Ferguson 1). Malgré une multiplication des récits, la lecture de 4 3 2 1 se veut fondamentalement linéaire. Cela peut, et doit paraître surprenant quand on pense à toutes les stratégies narratives « nonlinéaires » qui se développent aujourd’hui pour raconter plusieurs histoires en même temps, ou pour proposer des variations d’une même histoire. A première vue, le choix de la linéarité ne va pas forcément de soi pour rendre compte des bifurcations induites par une même trame narrative. Cependant pour 4 3 2 1 il apparaît assez rapidement qu’on ne peut pas envisager d’alternative à une lecture linéaire étant donné le propos du roman (et son titre). Deux éléments vont clairement dissuader le lecteur (sans l’en empêcher) de choisir le parcours d’un Ferguson avant de passer à celui d’un autre, et de lire 1.1 puis 2.1, etc., puis 1.2, 2.2, etc. 1) D’abord, la mort de Ferguson 2 dès le chapitre 2.2 met un point final à son récit. Non seulement le roman se poursuit normalement avec les chapitres 2.3, 2.4, 3.1 qui concernent les autres Ferguson encore en vie, mais en plus, jusqu’à la fin du roman, Paul Auster a choisi de laisser apparaître les chapitres 3.2, 4.2, 5.2, 6.2, 7.2 (le roman se termine 9 Vidéo YouTube : « « 4 3 2 1 », Paul Auster signe son grand retour sept ans après », mise en ligne le 12 janvier 2018 par La Grande Libraire. URL : https://www.youtube.com/watch?v=ffD9MCotZfQ. 10 au chapitre 7.4) comme des chapitres vides. A chaque fois qu’un Ferguson meurt, les chapitres suivants qui devaient le concerner restent une page blanche (à l’exception du titre du chapitre). Au fur et à mesure que le lecteur progresse dans sa lecture linéaire, il est confronté à ces pages blanches que laissent la mort de Ferguson 2 et celle de Ferguson 3 (au chapitre 6.3). Et c’est seulement dans cette perspective linéaire que ces pages blanches jouent un rôle de rappel, rappel de la mort, rappel de la fin des possibilités, qui passerait inaperçu si on décidait de lire 4 3 2 1 autrement que comme un compte à rebours. 2) La clé du roman est dans sa linéarité : à la fin le lecteur apprend que Ferguson 4 est l’auteur du livre qu’il est en train de lire. Par la même occasion, il apprend la mort de Ferguson 1 qui n’était pas racontée dans le chapitre 7.1 (le dernier chapitre censé concerner Ferguson 1) et qui n’est narrée qu’à travers le prisme de Ferguson 4 en train d’achever son roman. Autrement dit, le lecteur n’a pas accès à tout le parcours de Ferguson 1 s’il décide de lire le chapitre 1.1, puis le chapitre 2.1 etc. C’est une façon très explicite de montrer que le roman doit être lu dans son intégralité, dans sa linéarité, si le lecteur veut avoir accès à toutes les possibilités d’interprétation. Cette révélation resserre les différents récits autour d’un projet unique et réflexif (le roman en lui-même) et elle permet aussi de justifier doublement la forme (pour l’auteur fictif Ferguson 4 et pour Paul Auster). « Il n’y avait qu’une chose de certaine. L’un après l’autre les Ferguson imaginaires devaient mourir, comme Artie Federman [ami d’enfance de Ferguson 4] était mort, mais seulement après qu’il eut appris à les aimer aussi fort que s’ils existaient vraiment, après que la pensée de les voir mourir lui fut devenue insupportable, il allait alors se retrouver seul avec luimême, le dernier encore debout. D’où le titre du livre : 4 3 2 1. », p.1204 Au bout du compte, la forme du roman interroge parce qu’elle est absolument linéaire (donc familière à la forme d’un roman traditionnelle) tout en étant conçue pour des récits multiples, et parce que malgré la promesse d’une explosion de possibilités portée par un grand nombre de pages, elle est basée sur une réduction des possibles qui ramène en apparence le roman à une seule et unique possibilité. Probablement que s’il fallait donner un nom à cette forme, il faudrait effectivement l’appeler forme « en compte à rebours », linéaire comme notre perception du temps. On avouera que le principe est extrêmement simple, mais qu’il est aussi redoutablement malin. Le sens du « compte à rebours » fait office de révélation lorsque le lecteur apprend que Ferguson 4, le dernier en vie, est l’auteur du livre dans l’univers de la fiction, il brise le pacte de lecture précédent et impose pour la dernière fois un nouveau pacte de lecture. Mais ce dernier pacte ne tient pas très longtemps puisqu’il n’intervient qu’à la toute fin du livre. Au point final, il s’agit de s’interroger sur le sens de ce « compte à rebours » non pas avec Ferguson 4 comme auteur mais bien avec Paul Auster l’auteur réel du roman. D’après cette perspective réflexive, la forme « en compte en rebours » de 4 3 2 1 correspond assez clairement à un processus d’écriture, un processus de création qui irait d’un ensemble de possibles (qui semble par ailleurs illimité malgré les quatre perspectives initiales) à une seule résolution, une seule possibilité, une seule fin. Évidemment, cette réflexion tend à être prolongée en dehors de la fiction, en dehors de l’acte de création, pour s’appliquer à la vie elle-même : l’horizon des possibles de la vie se réduit jusqu’à la mort. Mais, et c’est probablement ce qui rend ce compte à rebours soit très ironique (voire cynique, voire tragicomique) soit très optimiste, Paul Auster ne ferme pas la porte aux possibles pour autant. Au contraire, il choisit de clore le roman en partant de la proposition suivante (dans la perspective de Ferguson 4 qui réfléchit à son roman) : « Si Ferguson numéro un avait survécu cette nuit-là […] ». 11 Après la fin du compte à rebours, une nouvelle porte s’ouvre. Ou plutôt, même après la fin du compte à rebours il n’est pas possible de fermer la porte aux possibles. On pourrait revenir aux propos d’Umberto Eco et supposer que Paul Auster a effectivement conscience de produire une œuvre ouverte qui ne peut pas par conséquent se conclure sur un seul possible. Car quoi qu’il arrive, une fin à destination des lectrices et des lecteurs sera une fin multiple. Mais plus simplement, il semblerait que Paul Auster fasse un dernier clin d’œil à l’imagination. « Si Ferguson numéro un avait survécu » ce serait, comme on dit, une autre histoire. Voilà pourquoi la forme en « compte à rebours » de 4 3 2 1 ne défend vraisemblablement pas qu’une réduction des possibles, mais aussi l’inverse, une prolifération de possibles imaginaires qui inspirent les histoires. Elle contribue visiblement à confirmer ce que je décrivais en introduction à ce mémoire : si toute œuvre tend à aller vers ce qu’elle est, ce processus ne clôt jamais définitivement la perspective de ce qu’elle pourrait être. 3. Un roman du possible « Un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin. » On attribue généralement cette célèbre formule de Le rouge et le noir à Stendhal (alors qu’il l’attribuait lui-même à César Vichard de Saint-Réal). Je sais que cette citation sert souvent de sujet de dissertation pour discuter de la définition du genre « roman » et étant données les observations menées dans la partie précédente, mon intuition barbare me dit qu’il est pertinent de se demander si on peut parler de « quatre miroirs qu’on promène le long de quatre chemins » au sujet de 4 3 2 1. 3.1 Quatre miroirs On aura beau dire que même au sein de la fiction Ferguson 1, F2 et F3 sont des personnages tout à fait imaginaires, il n’empêche qu’ils sont aussi dans la fiction des personnages de roman. Par conséquent, il y a bien quatre « miroirs » dans le roman de Paul Auster. Et cette appellation va d’autant bien aux quatre Ferguson qu’ils agissent à de nombreux égards comme quatre surfaces réfléchissantes orientées différemment. Christine Marcandier l’exprime ainsi dans sa critique : « Ferguson est d’ailleurs moins un personnage qu’une figure, surface de projection comme mise à distance de son auteur, un moteur fictionnel comme une interrogation de ce qui pourrait fonder une identité américaine comme notre rapport au réel ». Comparer les quatre Ferguson à quatre « miroirs » au lieu d’un seul, c’est à mon avis ce qui fait le plus clairement la distinction entre ce qu’on définit comme un roman et ce qu’on peut définir comme un roman du possible. Dans un roman du possible tel que 4 3 2 1, il ne s’agit pas d’interroger notre rapport au réel à travers un seul et même miroir, mais à travers plusieurs miroirs orientés différemment vis-à-vis du réel. Les quatre Ferguson se prêtent extrêmement bien à cette métaphore parce qu’ils jouent aussi un rôle de miroirs dans la fiction suivant la mise en abyme de Ferguson 4, et parce qu’ils ne sont pas juste quatre personnages différents, ce sont des protagonistes « en double » mais différents avec un nom identique, comme le souligne Inge Birgitte Siegumfeldt dans son article « Paul Auster’s 4 3 2 1. Past Paradigms » (« duplicate yet different protagonists with identical names »). C’est cette construction paradoxale des quatre Ferguson qui les assimile à quatre miroirs identiques (« en double » et avec le même nom) qui redirigent le regard du lecteur vers la « strate » (pour reprendre le terme de Christine Marcandier) de la société dans laquelle ils évoluent indépendamment, aussi en fonction de leur personnalité. Par la mise en abyme, les quatre protagonistes réfléchissent littéralement l’image de Ferguson 4, qui réfléchit lui-même l’image de Paul Auster. La clé délivrée à la fin du roman fait converger les 12 reflets des quatre miroirs selon ce phénomène de réduction des possibles déjà décrit, de sorte que cette pluralité de miroirs, bien qu’elle soit établie, apparaisse quelque peu illusoire. Voilà apparemment le paradoxe d’un roman du possible : faire miroiter une pluralité, qui ne serait qu’une illusion, tout en étant bien là. N’y allons pas par… 3.2 Quatre chemins Ou peut-être que si… L’opération barbare qui vise à multiplier par 4 la citation de Stendhal/Saint-Réal soulève une question plus profonde : l’écriture du possible rime-t-elle avec quantité ? Avec plus de 1000 pages, le roman de Paul Auster semble répondre que oui… Pour continuer de filer la métaphore, il faut déjà se mettre d’accord sur le « chemin » à emprunter (puisqu’on a pris les « un » de la citation de Stendhal/Saint-Réal pour des nombres et non pour des articles indéfinis). En supposant que 4 3 2 1 propose quatre « chemins », il s’agit de réinterroger la tension qui existe entre la lecture linéaire que le roman conditionne assez largement et les quatre vies de Ferguson : un « chemin » de lecture, quatre « chemins » de vie, que choisir ? Pour tenter de répondre à cette question, nous allons étudier quatre pistes (sans blague) d’analyse : 1) L’avatar La conclusion de 4 3 2 1, qui ouvre à ce qui se serait passé « si Ferguson numéro un avait survécu », confirme l’observation de Christine Marcandier selon laquelle « Ferguson est l’incarnation du what if, du et si de toute fiction comme de toute vie réelle ». Ferguson joue pleinement le rôle d’un « avatar » (pour reprendre encore Christine Marcandier) dans lequel s’incarnent pour le lecteur les possibilités de la fiction et de la vie réelle. Les quatre vies de Ferguson qui s’écoulent dans le flot linéaire du roman (qui correspond aussi à une représentation linéaire du temps) permettent aisément de se rapporter au potentiel d’une vie, à celui d’un personnage, d’une histoire, d’un livre. Au moins quatre chemins, mais sans doute plus. Si on considère que chaque Ferguson se promène comme un miroir sur son propre chemin, on s’aperçoit rapidement qu’il reflète aussi les chemins des autres personnages, voire de la société toute entière qui évolue aussi en toile de fond. Les quatre chemins les plus identifiables sont encore une fois ceux liés à la mise en abyme F1, F2, F3, F4, mais ce ne sont que des lignes directrices surexposées par rapport à un enchevêtrement interminable de pistes, de sentiers, de routes que chaque lecteur/lectrice est invité.e à explorer par lui/elle-même à travers le roman, et à travers la figure de Ferguson, une figure de protagoniste démultipliée pour une figure de lecteur démultipliée. 2) L’hétérogénéité (sabotage) Pour I. B. Siegumfeldt, la démultiplication de la figure de Ferguson instaure une hétérogénéité au cœur du roman qui sabote toutes les attentes du lecteur : « there is something strange indeed about a cast of characters that comes in tetrads centering on duplicate yet different protagonists with identical names. It installs a constitutive element of heterogeneity at the core of the text and thus sabotages readerly expectations ». Cette hétérogénéité se retrouve aussi à l’échelle stylistique, dans l’emploi de phrases longues qui frisent la logorrhée voire le flux de conscience (stream of consciousness). Au fil des quelques 1200 pages du roman, le texte ruisselle d’éléments 13 hétérogènes, Paul Auster a même plusieurs fois recours à des listes : « Parmi les nombreuses choses dont Ferguson ignorait tout avant ce moment fatidique il y avait les suivantes : / 1) La profondeur du chagrin de Lew et Millie […] / 2) Lew et Millie avait un penchant pour l’alcool […] / 3) Une des habitudes bien connues de Lew était son goût pour les paris […] » (la liste va jusqu’à 10 et fait une quinzaine de pages, p.97-113, chapitre 1.3). Ce « sabotage » dont parle I. B. Siegumfeldt, une hétérogénéité qui perturbe les attentes de lecture, se justifie simplement puisqu’il maintient le suspense jusqu’à la fin, tant que le lecteur ne sait pas que F4 a imaginé F1, F2 et F3. Les quatre chemins de vie de Ferguson sont employés comme une énigme, F1, F2 et F3 sont trois chemins qui détournent le lecteur de la solution (la mise en abyme). Mais, même en ce sens F1, F2 et F3 ne sont pas que des leurres, il s’agit plutôt de voir que le dispositif énigmatique mis en place par Paul Auster nécessite arbitrairement quatre chemins différents. Ces quatre chemins servent autant à brouiller les pistes qu’à donner un aperçu de l’infinité des possibles Ferguson, possibles vies, etc. Je me contente d’explorer exactement quatre pistes pour la même raison : me donner un ordre d’idées, un aperçu suffisamment étendu pour constituer un panorama schématique des possibilités que je perçois devant moi. Sauf que je ne cherche pas à brouiller les pistes (je n’écris pas de la fiction), au contraire, j’essaye de faire ressortir en premier les pistes que je vais suivre jusqu’à la fin de ce mémoire (et probablement au-delà). 3) Le mythe et le quotidien Encore selon I. B. Siegumfeldt, cette stratégie littéraire permettrait au roman de faire converger le mythe et le quotidien (ce qui correspondrait à un nouveau type de fiction du XXIe siècle que la critique a encore du mal à définir) : « It would not be far-fetched to argue that 4 3 2 1 forges a literary strategy, in which ‘myth’ and ‘the everyday’ converge, that is consonant with a new type of twenty-first century fiction critics are currently at pains to define ». Cette observation est évidemment à relier d’abord à l’incipit de 4 3 2 1 et à la légende d’Isaac Reznikoff qui vient planter la graine des Ferguson aux États-Unis. Mais au-delà du jeu avec le récit mythique lui-même (on notera aussi la référence ironique aux « dieux » à la mort de Ferguson 2 et 3), il semble que le mythe et le quotidien convergent grâce à l’écriture du possible : l’évocation de l’infini (des possibilités), la mort comme unique résolution mais ouvrant encore et toujours à l’infini (des possibilités) … On pensera à toutes ces cosmogonies dans lesquelles les dieux meurent en enfantant de nouvelles divinités ou semi-divinités, et aux multiples visages que peut porter un seul dieu notamment dans les religions polythéistes. C’est un renvoi direct à la création qui trouve sa part la plus anodine dans le quotidien et sa part la plus monumentale, la plus mystique aussi, dans le mythe. Cela nous ramène même avant l’invention de l’écriture. Emprunter plusieurs chemins dans 4 3 2 1, tout en gardant le chemin de la lecture linéaire (avec toujours cette idée que la linéarité représente aussi le temps), c’est une façon de parcourir simultanément deux mondes : le monde réel du quotidien et le monde imaginaire du mythe. 4) Le monde alternatif La piste d’un « monde alternatif » serait à suivre en dernier, parce que 4 3 2 1 s’oppose assez farouchement aux alternatives, hormis à la toute fin avec le « si Ferguson numéro un avait survécu ». C’est assez paradoxal, mais cela s’explique notamment parce que Paul Auster ne bascule jamais dans l’uchronie, les possibilités sont cadrées dans l’Histoire réelle. Le principe suivi se rapproche plutôt de ce que Christine Marcandier dit de la biographie : « Chaque biographie suppose un rapport distinct à un même réel qui apparaît ». Cependant, on ne peut pas ignorer que le cambriolage/l’incendie/la vente du magasin du père de Ferguson au début du roman fait une 14 entorse à ce « même réel » et engage l’existence de mondes alternatifs. I. B. Siegumfeldt le résume ainsi : « The father must decide between right and wrong, that is, whether to allow the torching of the family business in order to cash the insurance money to pay off his brother’s gambling debts. Needless to say, there are four different outcomes of the father’s predicament which change the complexion of the family and directly impact the development of the boys. Hence the alternative worlds also at plot level ». De ce point de vue, les quatre chemins de 4 3 2 1 seraient plutôt les quatre issues de la crise concernant le magasin du père de Ferguson (ce qui accentue considérablement le rôle de la relation au père). Il y aurait quatre mondes alternatifs, qui ne se différencieraient que par la gestion de la crise par le père de Ferguson, et ce seul point de différence induirait alors toutes les différences entre les récits de F1, F2, F3, et F4. Si on ajoute à cette observation que F4 est l’auteur de ces récits, on s’aperçoit que cette interprétation ne peut pas être complètement satisfaisante : le point de bifurcation est imaginé par le personnage lui-même, il apparaît donc encore plus arbitraire (seulement motivé par les affects de F4). La mise en abyme complexifie davantage le dispositif, ou plutôt elle le nuance, c’est presque une mesure de précaution : de la même manière qu’il ne s’agit pas de faire de l’uchronie pour 4 3 2 1, il ne s’agit pas d’explorer les alternatives à chaque évènement, mais de délimiter une sorte de marge de manœuvre minimale nécessaire au projet du roman. Soyons honnête, plutôt que de parler de « marge de manœuvre », ici on préfèrera évidemment parler d’un « jeu » avec les possibles. 4. Le potentiel de l’œuvre postmoderne Le jeu, l’avatar, l’hétérogénéité, le mythe et le quotidien, le monde alternatif… pour une forme argumentative j’ai l’air de bien avancer mes pions. Mais dans la réalité, il est clair que tous ces éléments n’arrivent pas immédiatement avec autant de structure. Et c’est précisément l’objet de cette dernière partie… Je ne souhaite pas me lancer dans une définition de la postmodernité, et encore moins parler de « postmodernisme ». J’ai tout juste remarqué que 4 3 2 1 abordait d’une façon intéressante et contemporaine des thèmes qui me paraissent occuper le devant de la scène créative aujourd’hui et l’article d’I. B. Siegumfeldt semble le confirmer. Ce qui attire surtout mon attention chez l’œuvre postmoderne c’est l’idée que la postmodernité serait une nouvelle dynamique inscrite dans une continuité temporelle après l’ère moderne, après l’ère de la structure. J’y retrouve les propos de Marcello Vitali-Rosati 10 quand il dit qu’il n’y a pas de « littérature numérique » mais la « littérature à l’ère du numérique ». Et je m’interroge : la littérature à l’ère du numérique est-elle une littérature postmoderne ? Logiquement oui. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse à un roman contemporain comme 4 3 2 1 et que je veux aller voir ce qu’il se passe dans le jeu vidéo : il n’y a pas de doute sur le fait qu’une partie de la littérature glisse aujourd’hui dans le jeu vidéo, alors je devrais voir dans 4 3 2 1 comme dans n’importe quel jeu vidéo « narratif » (on dira « narratif » mais on entend presque déjà « littéraire ») des traces de cette supposée postmodernité. Ce qui m’intrigue c’est le potentiel de Cf. Gaëlle Debeaux, « Séminaire Humanités numériques MSHB – réception et transmission des travaux de Marcello Vitali-Rosati : « Peut-on encore parler de littérature numérique ? » ». URL : https://multirecits.hypotheses.org/550#more-550 10 15 la littérature à venir, le devenir de la littérature à l’ère du numérique. Ce qui m’étonne c’est que depuis quelques années j’ai l’impression de toujours retomber sur le même mauvais jeu de mots : le potentiel de la littérature postmoderne (ici synonyme de littérature à l’ère du numérique) résiderait dans l’écriture du potentiel. Quel potentiel ? On le voit en analysant rapidement les enjeux d’un roman du possible comme 4 3 2 1, chaque piste d’interprétation nous lance sur des traces, mais pas de lourdes empreintes, ce sont surtout des traces théoriques si j’ose dire, de ce qui se fait aujourd’hui pour des récits interactifs, ou pour des récits qu’on ne lit qu’en ligne (notamment les fanfictions), voire pour des récits populaires et commerciaux, et on en vient même à dégager une sorte de tendance, un penchant, une inclination qui se formule comme une promesse-double : ouvrir des perspectives infinies en parcourant une œuvre unique. C’est le potentiel de l’œuvre lui-même que les œuvres d’aujourd’hui semblent mettre en avant d’une façon singulière, comme si l’« œuvre ouverte » d’Umberto Eco n’était plus seulement un fait mais explicitement un objectif à atteindre pour les productions contemporaines … est-ce parce que tout le monde (les auteur.e.s et leurs publics) en a finalement pris conscience ? Mon intuition, à partir des coups d’œil que j’ai pu jeter sur le thème de la littérature postmoderne, et surtout à partir de ma culture personnelle, c’est que la postmodernité rime avec l’incertitude. I. B. Siegumfeldt préfère employer le terme d’« indétermination » au sujet de l’œuvre d’Auster, mais pour ma part je poursuivrai avec l’ « incertitude » pour aborder la dynamique postmoderne dans son ensemble. De mon point de vue, le courant postmoderne, comme dynamique et non comme un courant artistique, c’est un peu la physique quantique de la littérature, voire un reflet de la crise du livre papier face au numérique, un air de révolution pour évoquer un avenir incertain… Les œuvres contemporaines manifestent de l’incertitude, un état d’incertitude, comme si cet état s’imposait en réaction à une crise (fin de la modernité, complexité du monde et du sujet). Et l’indétermination, les questions d’identité, de multiplications de récits, de mondes plus ou moins alternatifs qui provoquent cet état d’incertitude dans les œuvres (souvent aussi grâce à une perspective métalittéraire) résonnent explicitement avec des problématiques lourdes de l’actualité, d’un présent instable, incertain là encore. Si cette incertitude est mise en avant par les œuvres, non pas juste comme un doute ou une hésitation, non pas juste comme une indétermination, mais comme une vraie réponse artistique aux problématiques de notre temps (qu’elles soient postmodernes ou non), je crois qu’il faut y voir un signe de l’évolution actuelle de la littérature, et surtout un signe qui nous dirige encore une fois vers l’écriture du potentiel : De fait, l’incertitude en art (comme ailleurs) ce n’est pas nouveau, l’œuvre ouverte non plus, mais la promesse de combiner les deux ensemble favorise une esthétique (voire une poétique) du potentiel, qui concentre une grande partie de l’œuvre dans l’évocation des possibilités. Et cette esthétique, ou poétique, j’aurai l’occasion d’en rediscuter, est peut-être à considérer comme un trait marquant des œuvres contemporaines. En tout cas, c’est une des hypothèses importantes de ce mémoire qui veut aller trop loin qui nous emmènera jusqu’à la définition de la tension créative. J’ai toujours aimé les expérimentations, les « expériences », et je m’applique à expérimenter sur le parallèle entre recherche et création en même temps que je réfléchis à la théorie. Même s’il n’est pas toujours évident pour moi de savoir lequel de l’étudiant chercheur ou de l’étudiant créateur expérimente, je sens bien que les deux désirs sont proches, que les deux ont soif de possibilités, et que ce manège est déjà en soi un jeu. 16 Partie 2 – De la littérature au jeu vidéo : l’exploration des possibles créatifs Ici, la transition entre le roman du possible de Paul Auster et la narration dans le jeu vidéo peut sembler un peu abrupte au premier abord. Mais pour un travail de recherche, je crois qu’il est nécessaire de faire un état des lieux de la narration vidéoludique avant de se lancer dans des rapprochements qui paraîtraient douteux sans un peu de contexte. 1. L’industrie du tout narratif 1.1 Une recette controversée ? Qu’est-ce que les études littéraires peuvent dire du jeu vidéo ? C’est la première question à laquelle un étudiant de lettres est confronté aujourd’hui lorsqu’il souhaite explorer les rapports entre littérature et jeu vidéo. Et la plupart du temps, voire tout le temps, il s’agira pour ce même étudiant de lettres de travailler sur la narration et de souligner ses spécificités dans le jeu vidéo. C’est en ce sens que je disais plus haut que les jeux dits « narratifs » sont quasiment des jeux « littéraires », ils intègrent facilement le corpus de prédilection de tout étudiant littéraire qui se lance dans l’analyse des jeux vidéo. Néanmoins, le jeu vidéo entretient des rapports ambigus avec la narration, ou pour être plus juste, des connaissances en narratologie traditionnelle (littérature, cinéma) ne permettent pas de rendre compte des spécificités de la narration vidéoludique11. De plus, il n’est pas évident de définir ce qu’est un jeu vidéo « narratif », il s’agit plus d’une catégorie flottante qui regroupe certains jeux selon des critères plus ou moins subjectifs que d’un genre vidéoludique. Un jeu narratif est évidemment un jeu qui raconte une histoire, mais quel jeu ne raconte pas d’histoire ? Cette question permet à elle seule de mesurer l’importance de la narration dans l’industrie du jeu vidéo. Il y a plusieurs années des narratologues et des ludologues se sont opposés sur ce sujet : d’un côté les narratologues clamaient que l’histoire était la composante essentielle d’un bon jeu, de l’autre les ludologues privilégiaient les mécaniques de jeu à l’histoire (au point de dire parfois que l’histoire était superflue). Depuis, ce fameux débat a été dépassé notamment grâce aux travaux d’Henry Jenkins (Game Design As Narrative Architecture, 2004), et tout le monde s’accorde à dire que narration et mécaniques de jeu doivent évoluer main dans la main, en reconnaissant toutefois que certains types de jeux vont privilégier la narration, d’autres le gameplay12 en fonction de leurs objectifs respectifs. Comment définir les jeux narratifs alors ? Rien de plus simple, comme le dit Fanny Barnabé dans Narration et jeux vidéo (2017, p.19) ce sont des jeux qui n’écartent pas la possibilité pour le joueur de s’engager dans le jeu sur le mode narrativisant (de s’investir dans une histoire) … Je ne remettrai pas en cause cette définition (qui me paraît très juste), mais il convient de remarquer qu’elle nous pousse à envisager la narration à un certain niveau d’abstraction, qui interroge déjà les limites qu’on accorde à cette notion. Peut-on vraiment définir une œuvre narrative, ou une œuvre « qui raconte une histoire », comme une œuvre qui ne nous empêche pas de nous raconter des histoires ? Une œuvre le pourrait-elle seulement ? Sachant qu’en études 11 12 Il faut faire appel à des études issues des games studies et play studies. On entend par « gameplay » les possibilités d’action du joueur, les mécaniques de jeu. 17 littéraires, et a fortiori en création littéraire, il est assez fréquent de se raconter des histoires tout seul, avec une œuvre sous les yeux ou non… Pour déterminer si un jeu est un jeu narratif ou non, compte tenu de cette indétermination théorique, il s’agira souvent en pratique de se fonder sur sa propre expérience de jeu, ou sur celles d’autres joueurs, et surtout de voir en premier lieu si le jeu se vend comme un jeu narratif. Pour cela, il suffit de se référer à la description du jeu, au pitch rédigé par les concepteurs/l’éditeur, et aux tags qui y sont associés. Prenons par exemple A Plague Tale : Innocence (2019) d’Asobo Studio, édité par Focus Home Interactive, et sa page de présentation sur le magasin Steam (plateforme de distribution de jeux vidéo, entre autres) : 1) Parmi les tags associés le plus fréquemment au jeu par les joueurs on peut lire : « Axé sur l’histoire », « Protagoniste féminin », « Jeu d’ambiance », « Super B.O », « Historique », « Émotions ». 2) Trois critiques du jeu sont mises en avant : « Un régal cinématographique à chaque instant » (Rock Paper Shotgun), « L’histoire de A Plague Tale est immédiatement captivante » (IGN), « Passionnant et déchirant » (Telegraph). 3) Le pitch du jeu est tout aussi direct : « Vivez le récit déchirant d’Amicia et de son petit frère Hugo, livrés à eux-mêmes au cœur des heures les plus sombres de l’Histoire. Pourchassés par l'Inquisition et cernés par l'avancée inexorable des hordes de rats, Amicia et Hugo vont apprendre à se connaître et à compter l'un sur l'autre. Submergés par l’adversité, ils devront lutter pour survivre et trouver leur rôle dans ce monde impitoyable. » 4) Parmi les nombreuses récompenses (Steam Awards, Game Awards, Pégases…) qu’a reçues le jeu à sa sortie, la plupart fait honneur à son histoire « exceptionnelle », son univers, ses personnages. 5) Enfin, si le doute était encore permis, les très nombreux commentaires des utilisateurs de Steam / joueurs au bas de la page confirment encore la qualité de l’histoire du jeu, de sa narration. Tous ces éléments sont suffisamment convaincants pour pouvoir affirmer qu’A Plague Tale est un jeu narratif, et on aura peu de risque de se tromper avec un jeu aussi célèbre dans cette catégorie. Il faut aussi remarquer que la dimension narrative d’un jeu, lorsqu’elle est aussi explicitement vantée par ce qu’on pourrait appeler son « paratexte » 13 ou parajeu, constitue un véritable argument de vente. D’après la définition des jeux narratifs donnée par Fanny Barnabé on peut tout aussi bien entendre le propos de Pierre-William Fregonese dans Raconteurs d’histoires. Les mille visages du scénariste de jeu vidéo (2019, p.99) : « […] tous les jeux sont narratifs, même les plus épurés des salles d’arcade, mais d’une manière distincte : écrite, environnementale, émergente, cyclique, etc. Voire de plusieurs manières à la fois dans des temporalités différentes. Ainsi, parler de jeu narratif n’a pas beaucoup de sens en soi, du moins si l’on ne précise pas son contenu et la forme choisie ». On a bien compris que chaque jeu est narratif à sa manière, se laisse investir sur le mode narrativisant d’une façon ou d’une autre, selon sa façon de raconter même parfois uniquement avec des mécaniques de jeu (pour les jeux « épurés », ou ce que F. Barnabé appelle Pour plus de précision sur ce qu’on peut appeler le « paratexte » d’un jeu, j’explore plus en profondeur ce sujet dans mon mémoire Le texte dans les jeux vidéo, au cœur et aux frontières du récit, 2020, p. 53. Certaines études suggèrent que des textes présents dans les jeux vidéo peuvent être considérés comme des éléments paratextuels, mais de mon point de vue le paratexte d’un jeu se trouve nécessairement en dehors du jeu. Ce qui n’empêche pas que des textes dans les jeux vidéo aient des propriétés qui s’apparentent à celles d’un paratexte (notamment autour du seuil entre réalité et fiction), je crois simplement qu’il est préférable d’étudier cette particularité à travers la distinction entre textes intradiégétiques et extradiégétiques. 13 18 les jeux « formels »). Mais suite à l’exemple d’A Plague Tale, je ne crois pas pour autant qu’il soit dénué de sens de s’intéresser à l’appellation « jeux narratifs » en tant que telle. Sans préciser davantage le contenu, la forme choisie (jeu d’action-aventure à la 3e personne), A Plague Tale se distingue déjà comme un jeu particulièrement narratif. Et cette particularité, qui est aussi un argument commercial, est déjà intéressante en soi à relever parce qu’elle en dit manifestement plus que ce que la théorie arrive à définir aujourd’hui. Dans l’industrie du jeu vidéo, où tous les jeux peuvent être définis comme des jeux narratifs, il existe des jeux particulièrement narratifs que l’on reconnaît grâce à certains codes. Comme en témoignent le pitch d’A Plague Tale, ou encore les critiques mises en avant, ces codes ne sont pas très différents de ceux qu’on observe déjà pour la littérature ou le cinéma lorsqu’il s’agit de vendre une histoire « captivante », « déchirante », etc. L’accent est mis sur la narration certes, mais particulièrement sur la tension narrative que va susciter le jeu. Considérons, pour l’instant, que ce qu’on appelle communément des « jeux narratifs » regroupe essentiellement des jeux qui veulent vendre de la tension narrative. Nous allons nous appuyer sur les travaux de Raphaël Baroni pour rester prudents, car comme il le rappelle dans son article intitulé « La valeur littéraire du suspense » (2004) : « En soi, la tension narrative n’est pas « commerciale » et elle n’implique pas nécessairement une diminution de la qualité de l’œuvre, mais ce sont ses usages sociaux (esthétique, commercial, politique, etc.) qui peuvent être discutés et paraissent souvent discutables ». Derrière la notion de tension narrative, dont nous avons rappelé la définition en introduction 14 , se profile également un certain nombre de théories narratologiques « en vogue », qui se basent généralement sur le concept du monomythe élaboré par Joseph Campbell (The Hero with a Thousand Faces, 1949) connu aussi sous l’expression « the hero’s journey ». Que ce soit en littérature, au cinéma, dans les jeux vidéo, ou à travers d’autres médias, d’autres supports, le concept du monomythe (hérité de la psychanalyse) et la notion de tension narrative (« qui confère des traits passionnels à l’acte de réception », R. Baroni) ont favorisé l’instauration de « recettes », de formules, de structures destinées à produire des scénarios qu’on pourrait qualifier d’« addictifs ». Généralement, les plus grosses productions littéraires (romans à grands tirages, romans dits « populaires »), cinématographiques (blockbusters), vidéoludiques (ce qu’on appelle les AAA, « triple A ») suivent scrupuleusement ces recettes dans le but de plaire au plus large public possible. Raphaël Baroni le décrit ainsi pour les romans « populaires » avant de faire l’analogie avec Hollywood : « [...]les romans de grande consommation démontrent à l’évidence que les stratégies narratives du suspense et de la curiosité sont des moyens extrêmement efficaces pour attirer et satisfaire les demandes du public, comme en témoignent les tirages importants des romans noirs, policiers, d’espionnage ou d’action ». L’analogie avec le jeu vidéo va évidemment de soi, et elle est même importante à souligner et à étudier compte tenu des reproches qui sont encore faits sur le caractère addictif de ce média (pour des raisons qui vont aussi au-delà de la narration). Ce constat rappelle que, comme pour les autres médias, comme pour les autres arts, il existe de la narration standardisée dans le jeu vidéo, qui conduit à une généricité particulièrement visible des « jeux narratifs ». Pour cette raison, on a pu imaginer pendant un certain temps que les « jeux narratifs » ne comptaient que des productions de ce genre-là, à une époque où le jeu vidéo était moins populaire et où il était plus aisé de le critiquer de l’extérieur. Mais cette généricité tend à Pour rappel : La tension narrative a été définie par Raphaël Baroni comme étant « […] le phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception » (Raphaël Baroni, La tension narrative, Seuil, 2007 p.18). 14 19 être de moins en moins visible ces dernières années notamment à la suite de l’essor des petites productions indépendantes qui continuent d’innover et de proposer des techniques narratives toujours plus originales. On dira que les grosses machines narratives ont perdu un peu de leur hégémonie (tout en étant toujours plus rentables), au point parfois d’être forcées d’évoluer pour ne pas être boycottées par un public qui se lasse de leurs grosses ficelles. Aujourd’hui, des jeux à la narration standardisée cohabitent avec des jeux qui mettent en place des stratégies plus singulières, et on peut même observer que de nouvelles « recettes » se mettent en place, spécifiques au jeu vidéo, en tenant compte de la relation spéciale entre narration et interaction… De cette façon, un nouvel objectif commun aux grandes et petites productions a fini par s’imposer (en même temps qu’un nouvel argument commercial) : il ne s’agit plus uniquement de vanter la tension narrative que va susciter une narration, mais aussi de glorifier comment le jeu tire parti des spécificités du médium pour établir une narration qu’on ne pourrait pas rencontrer en dehors du jeu vidéo, pour produire une expérience unique. 1.2 L’extension de la narration à l’expérience Dans les études littéraires, le récit et la narration sont déjà connus comme des outils d’analyse délicats à manipuler parce qu’ils amalgament contenu et forme et font état de phénomènes qui se produisent à différents niveaux d’interprétation simultanément. Dans mon mémoire précédent je rappelais déjà les trois sens que G. Genette donne au récit dans Figures III (1972) : la succession d’évènements, l’énoncé narratif et l’acte de narrer. Après avoir parcouru un certain nombre d’études portant de près ou de loin sur la narration dans le jeu vidéo, j’ai pu constater qu’on distingue couramment « l’acte de narrer » des deux autres sens du terme « récit » en l’attribuant volontiers seulement à la narration. Mais pour ce qui est des deux autres sens du terme « récit », la question paraît plus compliquée : l’« énoncé narratif » constitue toujours un point de recoupement ambigu entre récit et narration, dans certains cas on appellera « histoire » ce qui correspond exclusivement à « la succession d’évènements » (par exemple P-W Fregonese, Raconteurs d’histoires, p.49, qui assimile dans la foulée « récit » à « énoncé narratif »), dans d’autres cas on associera « histoire » à l’« énoncé narratif » qui a pour objet cette succession d’évènements (cf. É. A. Amato, 2005 15 ), on parlera alors plutôt de « diégèse » pour ce qui est « succession d’évènements » (cf. E. A. Amato, 2005 16 ) alors qu’on peut trouver des études qui excluent de la « diégèse » ce sens pour l’associer exclusivement à un « énoncé narratif ». D’autres terminologies sur le sujet doivent aussi exister, mais on comprend déjà pourquoi les tentatives de définition virent immanquablement au casse-tête quand il s’agit ensuite de traduire les études anglophones qui distinguent de leur côté story, narrative et storytelling (approximativement : histoire, récit et narration, mais les trois termes sont synonymes de « récit ») … Néanmoins, malgré une terminologie qui prête à confusion, il semblerait qu’une grande partie, si ce n’est la totalité, des études sur le sujet se dirige dans la même direction. Aujourd’hui, il est admis 15 Étienne Armand Amato propose le modèle de « cosmos vidéoludique » dans son article « Reformulation du corps humain par le jeu vidéo : la posture vidéoludique » (Sébastien Genvo, Le game design de jeux vidéo. Approches de l’expression vidéoludique, p. 299–323), selon ce modèle : le « cosmos » correspond au monde virtuel du jeu (censé exister indépendamment de la présence du joueur), et la « diégèse » à la partie de ce monde virtuel qui est traversée par l’histoire du jeu (Fanny Barnabé présente ce modèle dans Narration et jeux vidéo, p.22-24). 16 Idem. 20 que la narration touche à l’expérience, et qu’étudier la narration d’un jeu, d’un film, d’un livre17, etc. revient à étudier une expérience narrative. D’un point de vue littéraire, ce nouveau paradigme implique une prise de conscience particulière qui a déjà été amorcée par la sémiotique, les études portant sur l’intermédialité et la transmédialité : on peut exporter des outils d’analyse littéraire vers d’autres médias, mais il faut être sensible aux spécificités de chaque média. Dans les jeux vidéo par exemple, le texte peut se révéler comme un faux-ami si on néglige les spécificités de son usage dans les productions vidéoludiques18, il faut garder à l’esprit qu’il ne constituera jamais la composante principale d’un jeu comme il peut l’être dans un livre (numérique ou non), en tant qu’il est toujours au moins accompagné par le gameplay. De plus, étudier une « expérience narrative » revient à étudier dans un même mouvement la mise en place de cette expérience (côté créateur, et dans l’œuvre ellemême) et la réception de cette expérience (côté joueur). En somme, ce nouveau paradigme propose d’étudier la narration d’une manière plus englobante, à défaut de pouvoir s’accorder sur une terminologie qui permettrait de la décomposer uniformément pour chaque média. Cependant, cette confusion terminologique est très révélatrice de ce qu’on entend par « expérience narrative » : elle s’explique par un brouillage sensible des relations entre histoire, récit et narration. A la lumière des productions narratives actuelles, notamment interactives, on observe que ces trois notions clé sont encore plus difficiles à distinguer que ce qu’on avait imaginé auparavant. Pour le jeu vidéo ce brouillage provient au moins de deux facteurs : 1) Les travaux de Dominic Arsenault sur le récit vidéoludique (Jeux et enjeux du récit vidéoludique : la narration dans le jeu vidéo, 2006) ont permis de statuer, à la suite des réflexions de Henry Jenkins, que la narration vidéoludique repose fondamentalement sur une « double structure » comprenant un récit « enchâssé » imaginé par les concepteurs et un récit « vidéoludique » qui correspond au parcours du joueur dans le jeu. Cette « double structure » implique par définition que le récit vidéoludique intègre une partie du récit enchâssé, puisque le récit du joueur se fait nécessairement à travers le récit imaginé par les concepteurs, et le récit enchâssé prévoit dans une certaine mesure le récit vidéoludique de la même façon qu’un auteur conceptualise son lecteur modèle. Ainsi, ces deux récits distincts en théorie se trouvent toujours étroitement mêlés dans l’expérience de jeu, ce qui brouille les frontières entre le cadre de la narration et son contenu19. 2) Ensuite, en définissant l’expérience de jeu comme un état « intermédiaire » ou « second », Mathieu Triclot 20 nous amène à considérer que le jeu, et a fortiori sa narration, nous A noter qu’en études littéraires envisager la narration comme « expérience » n’est pas encore une pratique très courante quand il ne s’agit pas explicitement de faire l’analyse de la réception d’une oeuvre. L’idée est plus facilement abordée en étudiant le support livre, la mise en page, ou des genres spécifiques comme le livre jeunesse, la bande dessinée, éventuellement la poésie contemporaine, qui proposent une expérience de lecture sensiblement différente de la prose romanesque. 18 D’où ma tentative de typologie entre textes intra- et extradiégétiques dans mon mémoire précédent. 19 Dans Raconteurs d’histoires, P-W. Fregonese relaye une citation de Marie-France Bishop et Patrick Joole (« Et si l’on parlait des récits… », Le Français aujourd’hui, 2012/4 n°179, p.4) : « À la lecture des travaux publiés depuis une cinquantaine d’années, il semblerait que le récit, considéré à la fois comme cadre (expérience narrative) et comme contenu (expérience narrée) permette l’instauration de rapports spécifiques à la réalité, au temps, à soi et à l’autre ». On voit bien ici, d’après ce principe de « double structure narrative » des jeux vidéo, qu’on ne peut pas dissocier l’expérience narrative de l’expérience narrée sans donner lieu à un faux-sens. 20 Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, 2011, p. 14 : « Le jeu engendre une forme d’expérience, non pas une « expérience nue », mais une « expérience instrumentée » qui se déploie dans la relation à l’écran. Le jeu 17 21 entraîne dans une zone indéterminée (« transitionnelle » si on veut reprendre les travaux de Donald Winnicott, Jeu et réalité, 1971) entre l’humain et la machine, et sur le seuil brouillé de la réalité et de la fiction21. On comprend qu’avec ces deux caractéristiques il soit plus judicieux d’envisager la narration vidéoludique comme une expérience, non seulement parce qu’elle passe par un ensemble de signes variés (texte, musique, environnement, image, interaction), mais aussi parce qu’elle se déroule selon des modalités qui « déconstruisent », ou du moins mettent à mal des cloisonnements préétablis. Ce décloisonnement est très bénéfique pour le jeu vidéo, nous l’avons déjà vu, parce qu’il glorifie les possibilités narratives du médium. Or, qui dit « glorification des possibilités narratives du médium » dit aussi que cet état des lieux de la narration vidéoludique nous renvoie aux enjeux d’un roman du possible comme 4 3 2 1 de Paul Auster. Au-delà de l’idée de « possibles narratifs » qui est autant au cœur du roman d’Auster que dans l’ADN de la narration vidéoludique, définir la narration comme une expérience narrative permet aussi d’insister sur la diversité des expériences qui peuvent être produites par les œuvres narratives, tout en singularisant chaque expérience. On retrouve cette même sensibilité à la réception multiple de l’œuvre, à la figure multiple du public, à laquelle vient souvent se greffer la figure multiple du protagoniste (avatar) pour guider le public dans une expérience ouverte. Cette conception de la narration nous amène à une sorte de modèle que j’ai appelé dans le titre de cette partie le « tout narratif ». A la fois parce que définir la narration comme une expérience individuelle et sensible revient à dire qu’il est possible de retrouver la narration partout, (dans tous les jeux, dans tous les médias, même dans la poésie !) même en dehors des œuvres (par exemple si on prolonge l’idée d’un seuil brouillé entre réalité et fiction dans l’espace numérique), et aussi parce que dans cette perspective on en vient à définir la narration comme un tout : l’ « expérience narrative » offre un point de vue englobant de la narration et la définit comme un phénomène qui va englober le public. L’« expérience narrative » c’est la narration qui monopolise l’expérience du public. C’est un univers, un tout, qui se substitue pour un temps au réel (pour filer la métaphore de l’incertitude et de la physique quantique, et rejoindre petit à petit la notion d’« univers fictionnel »). De fait, ce que j’appelais une esthétique/poétique du potentiel se retrouve bien dans le jeu vidéo où l’objectif premier est de créer une expérience qui va être actualisée par le joueur. Dans un jeu vidéo, l’expérience narrative existe uniquement en puissance tant que le joueur n’intervient pas, car le jeu n’est pas accessible tant qu’il n’est pas exécuté en tant que programme. La dimension potentielle de la narration y est donc plus prégnante qu’au sein d’un roman, qu’on peut feuilleter sans lire. Et cette potentialité est exacerbée par le support numérique : l’entrée dans l’univers de la narration est liée à une confrontation avec un espace numérique associé au virtuel. existe comme un état intermédiaire, à mi-chemin entre le joueur et la machine, un état altéré plutôt qu’un objet, un état second. » 21 Cette remarque fait directement suite à la réflexion de mon mémoire précédent sur le brouillage du seuil entre réalité et fiction dans le paratexte numérique, d’après l’article de Marcelo Vitali-Rosati intitulé « Paratexte numérique : la fin de la distinction entre réalité et fiction ? » (cf. Le texte dans les jeux vidéo, au cœur et aux frontières du récit, 2020, p. 53) 22 2. La fiction interactive et les mondes ouverts : une immersion dans l’univers des possibles 2.1 Le potentiel narratif : la fiction interactive et le jeu de rôle Dans les jeux vidéo, la fiction interactive et le jeu de rôle (ou RPG pour « role playing game ») correspondent à deux catégories de jeux qui peuvent être complémentaires. A l’origine, ces deux catégories sont déjà très proches : la fiction interactive correspond à un genre de jeu d’aventure textuel hérité de Colossal Cave Adventure (1976, William Crowther), ou encore de la série des Zork (1980-1988, Infocom), et les RPGs sont des jeux qui s’inspirent du fonctionnement des jeux de rôle sur table (ou jeux de rôle « papier ») comme Donjons et Dragons. Pour ces deux genres, le texte a donc toujours été une composante essentielle. Et de la même manière qu’on parle aujourd’hui de jeux particulièrement narratifs à travers les « jeux narratifs », on considérera qu’un jeu vidéo appartient plus ou moins à la catégorie des fictions interactives et/ou à celle des RPGs sans forcément l’enfermer complètement dans l’une ou l’autre catégorie. Si les fictions interactives ont longtemps formé un genre assez marginal (en dehors d’un essor dans les années 80) parce qu’elles continuaient de se reposer sur une interface purement textuelle alors que la quasi-totalité des productions vidéoludiques cherchait constamment à proposer de meilleurs graphismes, ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Les fictions interactives se sont modernisées et proposent souvent maintenant elles-aussi des graphismes en 2D et en 3D et se mêlent beaucoup plus facilement au reste des productions vidéoludiques (elles participent à la montée en puissance des jeux indépendants). Pour ce qui est des RPGs, un certain nombre de licences a contribué à populariser le genre au fil des années (comme les The Elders Scrolls, ou les Final Fantasy) de sorte que beaucoup de mécaniques de jeu RPG ont été implémentées dans d’autres genres comme des jeux de plateformes, de combat, de course etc. La façon dont fictions interactives et RPGs se lient de plus en plus intimement entre eux et aux autres genres vidéoludiques permet de réfléchir à leur dénomination et à ce qu’on entend par « fiction interactive » et par « jeu de rôle » en termes d’expérience narrative, au-delà de la simple distinction générique. La fiction interactive et le jeu de rôle impliquent un même mode d’entrée dans la fiction, une même approche de l’expérience narrative : dans les deux cas, il s’agit d’explorer concrètement une histoire comme un espace dans lequel le joueur peut se mouvoir et agir 22 . Le joueur doit se prendre au jeu de la narration, accepter de se laisser guider par des contraintes, en échange de quoi il a la possibilité de vivre cette histoire de la façon dont il l’entend, et a priori d’en modifier le déroulement, sans toutefois pouvoir mesurer précisément à l’avance l’impact que vont avoir ses choix. Une fois son incrédulité suspendue à l’entrée de la fiction, c’est-à-dire une fois que les contraintes de l’expérience sont assimilées, le joueur est mis dans une situation dans laquelle il semble maître de son destin, voire potentiellement maître de l’histoire dans laquelle il intervient en tant que personnage privilégié. Mais, si l’expression « fiction interactive » met en avant l’interaction, celle de « jeu de rôle » met plutôt en avant le fait que l’interaction se déroule dans un cadre fictif. La fiction interactive nous renvoie historiquement à un texte capable de s’adapter au parcours du joueur, à ses interactions, tandis que le jeu de rôle nous renvoie historiquement à un cadre expérientiel, vivant et théâtral, dans lequel les joueurs font semblant d’être des aventuriers interstellaires, des chasseurs de démons, etc. On sera alors très sensible à la différence entre un texte qui s’adapte mécaniquement à des choix et un jeu animé d’acteurs. Quand il s’agit ensuite Cf. Le texte dans les jeux vidéo, au cœur et aux frontières du récit, 2020, p. 46, au sujet du recours à la métaphore spatiale pour l’étude des récits multiples, de la fiction interactive et des jeux vidéo, notamment à partir du concept de cybertext d’Espen J. Aarseth (1997, Cybertext : Perspectives on Ergodic Literature). 22 23 d’imaginer les possibilités narratives d’un médium comme le jeu vidéo, on remarque que le joueur (dans un état intermédiaire, entre sa corporéité et la machine) peut appréhender ces possibilités à la fois comme des possibilités mécaniques et comme des possibilités animées. De fait, si les expressions « fiction interactive » et « jeu de rôle » sont aussi parlantes en termes de narration vidéoludique c’est parce qu’elles dessinent ensemble le pont entre une narration traditionnelle/textuelle à laquelle on a ajouté des propriétés interactives et une narration plus complexe et diversifiée qui se veut plus proche de l’expérience de la vie réelle. L’idée d’une expérience narrative performée par le joueur23 va au-delà de la simple exécution, ou actualisation d’une narration qui serait en attente dans le code du jeu, elle engage une prise de position entre le réel et la fiction qui peut aller jusqu’à ce qu’on appelle une « immersion » du joueur dans la fiction : « L’immersion fictionnelle est généralement associée au sentiment de « présence » dans un univers diégétique, mais nous verrons qu’elle peut aussi, dans le cas des jeux vidéo, être étroitement liée au sentiment d’absorption lorsque l’histoire du jeu se présente comme un puzzle à reconstituer » (Gabrielle Trépanier-Jobin et Alexane Couturier, « L’immersion fictionnelle au-delà de la narrativité »). Dans ce cas, les possibilités narratives du jeu vidéo (les pièces du « puzzle ») n’apparaissent plus du tout comme des possibilités mécaniques mais uniquement comme des possibilités animées. Ce qui amène le joueur à considérer le potentiel narratif du jeu non plus comme un potentiel techniquement limité, mais comme une perspective infinie de possibles narratifs : un autre monde. Les premiers mots du pitch d’A Plague Tale, « vivez le récit », sont très révélateurs de cet enjeu de l’expérience narrative. L’objectif affiché est de proposer une expérience totale, la plus complète possible, jusqu’à tendre vers une vision fantasmée de l’immersion vidéoludique : pénétrer dans le monde du jeu et vivre les évènements qui s’y déroulent comme si on y était vraiment24. C’est à ce défi que sont confrontés les créateurs dans une perspective de narrative design25 pour concevoir une expérience narrative qui ne se voudra pas toujours « immersive », mais au moins convaincante, donc adaptée à la forme de chaque jeu. Si on prend l’exemple d’un jeu de plateformes comme Celeste (Matt Makes Games, 2018) ou un autre jeu de plateformes comme GRIS (Nomada Studio, 2018), on note que ces deux jeux déploient une forte expérience narrative sans pour autant intégrer des mécaniques de la fiction interactive ou des RPGs, ils s’appuient davantage sur des mécaniques qui sont ancrées dans le genre des jeux de plateformes et sur une direction artistique soignée (aussi bien graphiquement que musicalement) pour développer chacun une expérience singulière. Cependant, par rapport à d’autres de jeux de plateformes qui se voudraient moins narratifs, il faut observer que Celeste et GRIS invitent le joueur à porter une attention particulière à l’ambiance du jeu (pour rappel, A Plague Tale porte aussi le tag « Jeu d’ambiance » sur Steam). Une narration ambiante est la clé d’une narration en accord avec les mécaniques de jeu, en accord avec une vision expérientielle de la narration, et en accord avec l’idée d’une narration oblique : « […] l’évocation oblique, le sous-entendu, alliée à une interactivité correctement pensée et réalisée demeure l’un des moyens les plus puissants pour communiquer une thématique, un message ou encore des valeurs, et donner ses lettres de noblesse au jeu vidéo. Comme pour tous les thrillers ou les films d’horreur, lorsque tout est montré, l’effet est perdu. » 23 On reste toujours assez proche finalement de la littérature ergodique définie par E. J. Aarseth. On parle parfois ainsi du « mythe de l’immersion » (Mathieu Triclot, 2014) hérité d’un certain nombre de fictions comme le film Tron (1982), la saga Matrix (1999-2003), ou plus récemment Ready Player One (2018) qui mettent en scène des personnages plongés dans un monde informatique et réalisent le fantasme de la réalité virtuelle. 25 Cf. P-W Fregonese, Raconteurs d’histoires, pour plus de précision quant à ce que peut représenter ce corps de métiers et ses missions. 24 24 (P-W. Fregonese, Raconteurs d’histoire, p.74). Or, d’après ce que nous avons vu plus haut, l’idée d’une narration ambiante se comprend très bien à travers la fiction interactive et le jeu de rôle qui instaurent d’emblée cette même ambiance : le joueur est placé dans une situation contraignante qui favorise cependant le déploiement de possibles narratifs. Dès le départ, la fiction interactive et le RPG sont les deux genres vidéoludiques qui ont sans doute le plus affirmé la relation entre contrainte et potentiel narratif26, en dépit de la querelle entre certains ludologues et narratologues, les règles du jeu imposées par les créateurs, les règles d’interaction y ont toujours été employées explicitement comme un moteur à la narration. Pour revenir à la littérature, la contrainte formelle à la base de 4 3 2 1 de Paul Auster, la forme « en compte à rebours » est le moteur des quatre parcours possibles d’Archie Ferguson. Et plus largement, on observait déjà l’importance de la contrainte formelle pour ouvrir à davantage de possibles à travers les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau et la théorie du labyrinthe d’Italo Calvino. La structure contraignante de la narration « multiple », celle qui ouvre à la diversité et aux possibles de l’expérience, s’est aisément exportée au jeu vidéo en tant que programme informatique qui fonctionne grâce à des algorithmes, de sorte que le langage informatique rend finalement compte lui-même de la relation nécessaire entre la contrainte technique et le potentiel narratif qui n’a pour limites que celles de l’imagination. Cette relation se fonde aussi sur un principe d’incertitude à rattacher à l’expérience ludique, Sébastien Bogajewski (Le jeu vidéo dans ses rapports à la psychologie clinique : une approche psychanalytique, 2015, p.108) le résume ainsi en s’appuyant sur les travaux de Jacques Henriot et Gilles Brougère : « L’incertitude est introduite par Gilles Brougère (2005, p. 58), à la suite d’Henriot (1989), comme critère fondamental du jeu : « l’incertitude objective, la structure aléatoire représentent l’un des caractères distinctifs du jeu. » (Henriot, 1989 ; Brougère, 2005, p. 58). Brougère rappelle que, cette incertitude, c’est avant tout celle de la manière dont un jeu va se terminer. Que ce soit le résultat d’une compétition, d’un match ou d’une partie de « chat perché », que ce soit le jeu d’imagination ou de construction de l’enfant ; au fond la fin n’est jamais prévue. Brougère voit là une différence par exemple entre le théâtre et le jeu symbolique de l’enfant. Si dans les deux cas il y a une trame, un scénario ou un substrat préexistant, la fin d’une pièce de théâtre – sauf à se trouver dans l’improvisation – est connue à l’avance ; ce qui n’est pas, nous dit Brougère, le cas dans le jeu. » En considérant la narration comme une expérience, il ne s’agit justement plus de dire que « la fin est connue à l’avance » que ce soit pour le jeu vidéo, pour la littérature, etc. L’expérience narrative se vit pleinement au présent et dans l’incertitude de son devenir (à moins que le joueur ait déjà joué ou vu la suite du jeu, à moins que le lecteur ait déjà lu le livre ou un résumé, etc.), c’est une découverte ludique d’un environnement propice au déploiement de possibles narratifs, qui stimule l’imagination du public. Et de fait, les possibilités créatives, en termes de création 26 Charles-Antoine Fugère conclut dans son mémoire, Le lecteur contraint : prédétermination de la lecture en contexte numérique dans Déprise, The Stanley Parable et Chronique(s) d’Abîme (2019, p.101) : « La transformation de la lecture a été abordée sous l’angle de la contrainte, ce qui nous a permis de constater, au fil de nos analyses, que les fictions narratives numériques (dont la fiction web, le jeu vidéo et la fiction interactive sur appareils mobiles) viennent produire un sentiment de contrainte particulièrement intense chez le lecteur/joueur. Une lecture « contraignante » ne doit toutefois pas être envisagée de manière déceptive, mais plutôt comme une variable permettant de questionner à nouveau l’acte de lecture et le rôle du lecteur. » 25 d’expérience narrative (ou narrative design), se résument à la conception de cet environnement, qui doit être un environnement fort en potentiel narratif. Il est très important de définir ce que j’entends par « potentiel narratif » pour m’écarter un peu de la notion de tension narrative et séparer théoriquement l’impact émotionnel de la narration des possibilités créatives qu’elle ouvre. Je cherche toujours à me rapprocher d’une définition de la tension créative par rapport à celle de la tension narrative, en privilégiant la piste des possibles. Ma démarche est évidemment très synthétique du fait de la brièveté que je dois accorder à ce mémoire (contrainte de temps liée aussi à mon projet de création), mais par la synthèse de mon expérience de chercheur-créateur-joueur je crois me rapprocher avec suffisamment de justesse de l’expérience narrative, de sa création et de sa réception, pour légitimer mon propos. En suivant cette ligne directrice, mon rapport au jeu de rôle et à la fiction interactive pourrait paraître biaisé aux yeux des games studies du fait de mon appartenance au champ des études littéraires. Et à raison, puisque mon objectif est explicitement de voir ce que la littérature et ce que les études littéraires peuvent apprendre du jeu vidéo et des études parues à son sujet. Néanmoins, je crois faire suffisamment preuve de rigueur pour distinguer les connaissances que je tire directement des games studies des remarques, d’ordre interprétatif, que je fais en m’appropriant ces connaissances avec mon point de vue d’étudiant littéraire. Je garde volontairement un regard biaisé sur le jeu vidéo pour pouvoir être sensible à ce qui me semble « littéraire » dans ce médium. D’un point de vue argumentatif, c’est une posture qui est assez délicate à tenir, étant donnés les mauvais débats qui ont pu opposer narratologie et ludologie, mais il me semble que c’est la posture qui s’avérera la plus fertile, pour ma recherche et pour mon projet de création. J’essaie donc dans le même temps de garder l’ombre de mon analyse de 4 3 2 1 de Paul Auster audessus de mes réflexions sur la narration vidéoludique pour que les points de recoupement apparaissent de plus en plus perceptibles, et que creuser ce mélange entre potentialité, narration et création apparaissent de plus en plus pertinent pour explorer une dynamique de la création contemporaine. Pour toutes ces raisons, je vais maintenant poursuivre ce travail en explorant les rapports entre potentiel narratif et possibles créatifs dans deux petites études de cas. Une qui portera sur des jeux plutôt dérivés de la fiction interactive, et une qui portera sur des jeux appartenant plutôt aux RPGs. L’avantage de ces deux études c’est qu’elles permettront d’explorer deux visions très différentes des « environnements vidéoludiques à fort potentiel narratif » tout en continuant le parallèle entre fiction interactive et jeu de rôle fait ici. Par ailleurs, si j’ai choisi ces deux corpus de jeux c’est parce que depuis plusieurs années je m’interroge en jouant à ces jeux, je réfléchis aux parallèles que l’on peut faire entre les deux, à ce qu’ils disent de la narration vidéoludique, et aux tendances des consommateurs et de l’industrie du jeu vidéo (mon projet de création est aussi nourri de ces réflexions). 26 2.2 Voir petit : le visual novel et les bartending games Les graphismes de la fiction interactive L’évolution des fictions interactives, qui s’éloignent de plus en plus souvent de l’interface en mode texte des anciens ordinateurs pour enrichir leur narration avec des graphismes, est très intéressante à suivre d’un point de vue littéraire parce qu’elle permet d’étudier comment une forme au cœur des enjeux de la « littérature à l’ère du numérique » associe désormais au texte un cadre visuel pour se rapprocher des autres expériences narratives vidéoludiques. Il est évident que cette mutation correspond d’une part au fait que les genres vidéoludiques se mêlent de plus en plus les uns aux autres, et d’autre part à un besoin de représenter visuellement l’univers fictionnel du jeu. Ce besoin de représentation visuelle n’est pas à comprendre comme une nécessité puisque des fictions interactives se passent encore volontiers d’images de la même façon que des œuvres littéraires se passent d’illustrations. Néanmoins, les possibilités créatives de la narration ambiante dans le médium vidéoludique tendent à faire de la représentation visuelle de l’univers fictionnel un prolongement logique du texte. Cette logique rejoint d’ailleurs davantage celle de la relation texte-image dans la bande dessinée que celle de la relation entre texte et illustration : les graphismes des fictions interactives ne servent pas tant à illustrer le texte qu’à exprimer une forme de séquentialité. Dans la bande dessinée, la notion de séquentialité est inhérente au dispositif du médium et à son découpage de l’action27, les images se suivent comme une succession de moment à moment, et la relation texte-image est employée pour représenter dramatiquement l’action sans que l’on puisse séparer clairement le rôle du texte de celui de l’image, parce qu’ils se contaminent mutuellement. Dans la fiction interactive, si on peut parler également de séquentialité c’est parce que les graphismes servent avant tout à représenter des fragments de l’univers fictionnel, qui vont se succéder au fil du temps du récit. Certes, les graphismes illustrent l’univers fictionnel, et a fortiori le texte, mais leur rôle consiste d’abord à découper méthodiquement l’univers fictionnel pour le représenter par petits bouts de décors et de personnages à des moments précis de l’action, à des moments particulièrement dramatiques. Du point de vue du joueur-lecteur, l’univers fictionnel des fictions interactives comportant des graphismes est donc reçu d’une manière similaire à un univers fictionnel développé par une bande dessinée : par définition, la séquentialité laisse un grand nombre d’espaces vides en se focalisant sur des fragments de l’univers fictionnel particulièrement dramatiques, et le public est invité à investir librement ces espaces par son imagination et à interpréter leur signification. Ces espaces vides produisent l’effet d’une narration ambiante, et même d’un hors-champ, qui permet aux créateurs de se concentrer sur la représentation d’une partie très spécifique de l’univers fictionnel (d’où le « voir petit » dans le titre de cette partie) et d’entrouvrir en même temps une porte vers le reste de l’univers, qui donne accès à un plus grand champ de possibles narratifs. Le rôle de la séquentialité dans les fictions interactives pourvues de graphismes est d’autant plus évident que ces jeux s’inspirent explicitement de la bande dessinée, voire du dessin animé (où la relation entre l’image et le découpage du temps de l’action est tout aussi essentielle). On peut même avancer l’idée que les fictions interactives se sont mises à intégrer de plus en plus souvent des images en référence à la bande dessinée, avant même de se comparer aux graphismes des autres productions vidéoludiques. Pour comprendre pourquoi, il faut s’intéresser au visual novel 27 Cf. Les bandes dessinées de Scott McCloud comme L’Art invisible (1992, 1999 en France). 27 qui est une forme vidéoludique d’origine japonaise déjà proche au départ de la fiction interactive occidentale, et dont la fiction interactive occidentale tend de plus en plus à s’inspirer. Les graphismes du visual novel Dans sa thèse intitulée Littérature et Jeux vidéo : représentations réciproques (2019), Hélène Sellier propose une définition du visual novel : « Le Visual Novel est un récit numérique que l'utilisateur découvre au travers de dialogues avec des personnages qui sont aussi représentés sous forme graphique. La plupart du temps, il s'agit d'un récit interactif qui demande à l'utilisateur de faire des choix. » (p. 401). Hélène Sellier emploie l’expression de « récit numérique » car, comme le suggère le nom de cette forme (« roman visuel »), le visual novel se situe à la frontière entre le genre littéraire et le genre vidéoludique. Elle poursuit d’ailleurs en disant que « le Visual Novel est une culture médiatique qui n'est pas tout à fait culture vidéoludique ni tout à fait culture littéraire. L’ambiguïté se remarque déjà par l’expression utilisée puisqu’elle renvoie à une forme littéraire, le roman, tandis qu’un grand nombre de définitions en font un genre de jeux vidéo. ». Pour Hélène Sellier, le visual novel est un phénomène culturel qui permet d’étudier le « potentiel d’hybridité de la littérature et du jeu vidéo » (p. 398), et c’est la raison pour laquelle elle a réalisé un visual novel comme projet de création en parallèle de sa recherche, pour expérimenter cette hypothèse. Sa démarche est particulièrement éclairante vis-à-vis de celle de ce mémoire qui s’inscrit aussi dans une perspective de recherche-création. Le nom « visual novel » semble déjà dire que ce sont surtout les graphismes qui font la différence entre cette forme et le roman traditionnel. Or, comme je le mentionnais plus haut : « les premières sources d'inspiration pour le genre [du visual novel] furent les mangas et les dessins animés qui lui léguèrent le principe de l’image portant un texte. » (Laurent Estornel, « Les visual novels japonais », 2018). Comme le rappelle Laurent Estornel, le visual novel tire aussi ses graphismes d’un autre genre vidéoludique : « Le genre [du visual novel] connaîtra une nouvelle mutation au début des années 1990 en s’inspirant d’un type de jeu vidéo particulier appelé « jeux de drague » (Ren'ai Shimurêshon gêmu 恋愛シミュレーションゲーム), littéralement « jeux de simulation d'amour »)[...] Le principe de ces jeux est de permettre au lecteur de gérer son personnage qui aura le choix entre différentes activités de la vie de tous les jours et qui cherche à développer une romance avec un personnage du jeu.[...]Le genre a ainsi fortement influencé le visual novel qui a copié ce système d'interface en trois parties — décors / personnages / texte —, se dégageant progressivement de l’influence du modèle des dessins animés ». Ces jeux de drague vont avoir une influence très profonde sur le visual novel au point que : « […] les choix auxquels doivent faire face les joueurs de « jeu de drague » se retrouvent également dans les visual novels qui vont dès lors présenter à leurs lecteurs plusieurs choix et des embranchements narratifs conduisant vers différentes fins. De nombreux visual novels vont ainsi reprendre l'idée de base des « jeux de drague » en simplifiant le jeu à quelques choix — l’œuvre contient alors une histoire pour chaque romance possible avec différentes fins possibles. C'est également suite à cette influence que de nombreux visual novels vont montrer des contenus pornographiques, tendance qui sera souvent critiquée. On reprochera souvent aux visual novels — et notamment à ceux publiés sur PC, qui échappent plus facilement à la censure des éditeurs — de n’être que des prétextes à enchaîner des scènes pornographiques. » (L. Estornel, 2018). Ainsi, il faut retenir que le visual novel est très proche de ce que nous avons déjà vu de la fiction interactive, il propose un récit numérique avec des embranchements narratifs, mais il présente aussi une réelle spécificité graphique avec une interface en trois parties (décor, personnages, texte) héritée des jeux de drague. De fait, les thèmes de la romance, de l’érotisme, voire de la pornographie sont assez indissociables du genre, et la fiction interactive occidentale produit aussi 28 toujours plus de jeux sur le thème de la « romance », qui répondent à une réelle demande, comme on peut le voir sur cette capture d’écran de la plateforme de téléchargement d’applications pour mobile Google Play (Android) : Figure 1 – Les 7 premiers résultats d’une recherche Google Play avec pour mots clé « fiction interactive » dans la catégorie « Jeux » (source : capture d’écran). Cette capture d’écran (Figure 1) est assez représentative des tendances actuelles de la fiction interactive sur mobile, qui connait un succès grandissant : en tête d’affiche et parmi les annonces sponsorisées on trouve des romances (dont Is It Love ? développé par 1492 Studio, qui appartient à Ubisoft), ensuite Fabularium est une application qui permet de lire différents formats de fictions interactives plutôt traditionnelles (celles qui se basent avant tout sur le texte), Chat Stories renvoie à un autre genre de fiction interactive qui a été popularisé par le jeu Emily Is Away (2015) et qui regroupe des récits interactifs prenant la forme de conversations par messages, enfin Pechka renvoie à des « romans visuels » qui proposent une direction artistique très proche des romans graphiques. Le seul genre thématique important qui n’apparaît pas dans cette capture d’écran est celui des jeux de détective, d’enquête. On observe donc que même si la romance reste très populaire, la fiction interactive reste globalement un genre très diversifié qui cultive peu à peu son potentiel de genre « hybride ». Comme les autres productions vidéoludiques, et même comme tout genre artistique, la fiction interactive s’approprie des codes, des mécaniques, des recettes tirés d’autres genres voire d’autres médiums pour se renouveler. Les bartending games Figure 2 & 3 – à gauche, Bartender : The Right Mix (Liquid Light, 2007(?), source image : archive.org), à droite, Lapin Malin Maternelle 2 ou Reader Rabbit Preschool (The Learning Company, 2001, source image : vidéo YouTube, Lingyan203) 29 Parmi les genres vidéoludiques dont la fiction interactive a tendance à s’inspirer on peut compter aussi les « jeux de barman », en anglais « bartending games ». Comme le nom l’indique, il s’agit de jeux dans lesquels le joueur joue le rôle d’un barman et doit effectuer des mélanges, des préparations à l’aide de divers ingrédients pour satisfaire les commandes des clients, ou pour trouver une recette idéale. Le concept est très simple et a été popularisé par un petit jeu flash (du nom de la technologie Flash d’Adobe, qui a été arrêtée en janvier 2021 après avoir donné naissance à une multitude de jeux jouables sur navigateurs internet) nommé Bartender : The Right Mix (cf. Figure 2). Le titre du jeu l’explicite là encore très bien, les mécaniques de jeux des bartending games reposent principalement sur le mélange d’ingrédients et l’évaluation de la qualité de ce mélange. De par leur simplicité, ces mécaniques ludiques se retrouvent aussi dans une grande quantité de jeux de cuisine, de puzzle, de mémoire, dans des jeux ayant pour thème l’alchimie, et jusque dans des jeux éducatifs comme Reader Rabbit (Lapin Malin en français, cf. Figure 3) où une phase du jeu se déroule dans un restaurant et où l’enfant doit trouver dans les placards de la cuisine le bon ingrédient dont le nom commence par la lettre inscrite sur la commande. En dehors du jeu vidéo, ces mécaniques de jeu se rapprochent même de celles du jeu de la dinette, et si les bartending games se destinent à un public plus mature, c’est avant tout parce qu’ils mettent en scène de la vente d’alcool. Quel rapport avec la narration ambiante ? Du côté des graphismes, il suffit de regarder la Figure 2 et la Figure 3 pour comprendre que la représentation visuelle d’un bar/d’un comptoir est immédiatement reconnaissable dans sa décomposition en trois parties : décor, texte et personnages, selon le même découpage opéré dans les visual novels. Cet environnement est aussi particulièrement statique, ce qui le rend plus facile à représenter : c’est un huis-clos, le barman attend la commande, il s’anime un peu le temps de la préparer en se tenant toujours derrière le comptoir, le client reste face à lui, etc. Pour les visual novels et les fictions interactives dotées de graphismes c’est un contexte idéal pour représenter à moindre effort un environnement qui va servir de porte d’entrée vers l’univers fictionnel. Ensuite, du côté des mécaniques de jeu, employer celles des bartending games revient à se référer à une large gamme de jeux préexistants, qui va être convoquée dans le cadre de l’expérience narrative. Si pour les purs bartending games cet écho reste minime parce qu’il s’agit de jeux formels qui ne développent pas particulièrement de narration, ce réseau de références est un atout de taille pour des fictions interactives qui vont chercher à exploiter au maximum le potentiel narratif de ce type d’environnement, comme environnement réel (le bar, le comptoir) et comme environnement numérique (référence au bartending games et aux jeux qui font intervenir des mécaniques de jeu similaires). The Red Strings Club et VA-11 HALL-A Cyberpunk Bartender Action En 2018, The Red Strings Club (développé par Deconstructeam) a très bien su tirer parti de la combinaison entre expérience narrative et bartending game et a remporté un fort succès critique qui a contribué à populariser cette combinaison. Le joueur est plongé dans un univers fictionnel cyberpunk et incarne entre autres le personnage de Donovan, un barman-informateur qui cherche à récupérer des informations sensibles auprès de certains de ses clients au sujet d’un programme neurologique développé par une multinationale visant « le bien-être généralisé ». La mixologie devient ainsi un moteur de la narration grâce à une nouvelle modalité : la confession (à noter que cette nouvelle modalité crée encore un point de recoupement avec la romance). L’histoire de The Red Strings Club repose beaucoup, et littéralement, sur des « discussions de comptoir » qui vont amener à des questionnements philosophiques. De cette façon, The Red Strings Club joue habilement sur une tension entre le sérieux de ces réflexions philosophiques et le fait qu’elles émanent de conversations sous l’emprise de l’alcool. D’aucuns y verraient une façon ludique, et un peu cynique, d’évoquer le potentiel d’hybridité de la littérature et du jeu vidéo… Cependant, il faut noter que The Red Strings Club est un jeu qui s’inspire aussi beaucoup des jeux point and click, 30 dont l’histoire des graphismes est assez différente de celle que nous avons présentée pour les fictions interactives. De fait, la mécanique des bartending games est plus proche à l’origine du fonctionnement des jeux en point and click, où il s’agit littéralement de « pointer et cliquer » sur divers éléments graphiques, que du fonctionnement des fictions interactives où les interactions se concentrent essentiellement sur le texte, même quand le jeu présente des graphismes. Dans The Red Strings Club, on voit que le joueur doit utiliser une bouteille verte (avec une étiquette représentant une flèche tournée vers la gauche) pour déplacer le curseur rouge sur la silhouette du client et le positionner sur un des deux marqueurs blancs, qui correspondent à deux humeurs différentes (cf. Figure 4). Cette opération délicate se fait à la souris selon la mécanique point and click qui était déjà présente d’ailleurs, bien que plus sommaire, dans le jeu flash Bartender : The Right Mix. Figure 4 – Une séance de mixologie en compagnie d’un client dans The Red Strings Club (source : page du jeu sur le magasin Steam, l’image a été éclaircie) En soi, il n’est pas difficile non plus de rattacher The Red Strings Club au genre de la fiction interactive, du fait de l’importance du texte dans les dialogues, dans les choix, dans les embranchements de la narration, et aussi parce que des jeux d’aventure point and click qui ont cherché à mettre en avant leur dimension narrative ont toujours été proches de la fiction interactive malgré la distinction générique. Mais pour poursuivre plus spécifiquement sur la relation entre la combinaison visual novel-bartending games et la narration ambiante, il apparaîtra encore plus pertinent d’étudier un jeu tel que VA-11 HALL-A Cyberpunk Bartender Action (Sukeban Games, 2016). Sorti deux ans plus tôt, VA-11 HALL-A (prononcé « Valhalla » comme le nom du paradis des guerriers Vikings) a connu un rayonnement inférieur à The Red Strings Club, étant donné qu’il s’agit d’un visual novel, et que le genre est encore associé à un marché de niche à l’échelle de l’industrie internationale du jeu vidéo, même s’il devient progressivement de plus en plus populaire. L’univers de VA-11 HALL-A est aussi un univers cyberpunk, qui permet de développer un environnement futuriste dans lequel la narration va souligner les déviances de l’utilisation des nouvelles technologies et de la notion de progrès technologique. De cette façon, le cyberpunk permet souvent au jeu vidéo d’ouvrir une perspective réflexive du fait des thématiques abordées. Et VA-11 HALL-A s’empare de ces thématiques d’une manière similaire à The Red Strings Club grâce aux mécaniques des bartending games et le recours à la confession : les clients vont être amenés à se confier auprès de Jill, l’avatar du joueur, et Jill va elle-même se confier auprès d’eux et auprès de ses collègues de travail. La spécificité de VA-11 HALL-A réside dans la mécanique de ses embranchements narratifs, qui ne fonctionne pas à partir de choix textuels, mais uniquement à partir des boissons que le joueur va faire consommer aux personnages. L’hybridation entre les embranchements narratifs de la fiction interactive et les mécaniques bartending game y est donc 31 un peu plus subtile que dans The Red Strings Club qui conserve les choix textuels. Et l’effet produit est évidemment un peu plus diffus, il crée véritablement une ambiance dans laquelle visual novel et bartending game se mêlent harmonieusement. Figure 5 – Une discussion au comptoir entre Jill et le personnage de Dorothy (source : page du jeu sur le magasin Steam). Cette observation se confirme d’un point de vue graphique, la partie gauche de l’écran (cf. Figure 5) correspond au découpage décor-personnages-texte du visual novel, tandis que la partie droite, en plus d’afficher les paramètres du jeu, affiche les commandes du bar et les ingrédients (à noter que lorsque le livre de recettes s’ouvre, il recouvre le décor et les personnages à gauche). Le style de dessin est nettement inspiré des mangas et de l’animation japonaise, la charte graphique du visual novel apparaît donc au complet. On remarque que par rapport à Bartender : The Right Mix le joueur est placé dans une perspective à la première personne, derrière le comptoir, tout comme dans The Red Strings Club. Cette focalisation assoit davantage le fait que le jeu ne présente qu’une partie de l’univers fictionnel, et la vue subjective est d’ailleurs valable aussi pour le texte, puisque le joueur a parfois accès aux pensées du personnage derrière le comptoir (Jill la majeure partie du temps, puis aussi Alma, une cliente et amie, pour une phase de jeu qui cherche explicitement à mettre en scène une prise de recul de Jill sur sa vie). Plus généralement, on observe que le texte cherche le moins possible à contrecarrer l’immersion fictionnelle et a une très forte tendance à rester intradiégétique28 : la partie droite de l’écran est assimilée à l’interface fictive qui se trouverait derrière le comptoir dans l’univers du jeu, ce qui paraît crédible pour un univers cyberpunk (d’où le « Jukebox » à la place de « Music »), les deux seuls éléments textuels explicitement extradiégétiques sont le « next » qui indique comment faire défiler les dialogues (qui remplace le curseur de la souris quand il se positionne dans la zone du texte) et le titre du jeu en haut à droite (dont le « VA-11 HALL-A » renvoie au nom du bar, mais où « Cyberpunk Bartender Action » renvoie au genre du jeu), mais ils se marient graphiquement bien au reste de l’interface fictive29. Cet emploi du texte contribue pour beaucoup à la mise en place d’une narration ambiante, comme le pixel art (direction artistique Cf. Benjamin Galland, Le texte dans les jeux vidéo, au cœur et aux frontières du récit, 2020, p.17. Pour ce qui est du texte des dialogues, étant donné qu’il s’agit d’une transcription d’un discours oral et que le jeu ne propose pas de doublage, le considérer comme un texte extradiégétique n’aurait aucun sens, donc on le considérera vraiment comme un texte intradiégétique. Pour plus de précision : ibid., p.36. 28 29 32 volontairement pixelisée) qui renvoie à la fois au style cyberpunk et aux jeux rétro (même la police de caractères utilisée fait penser à l’interface en mode texte des premières fictions interactives). Que ce soit pour The Red Strings Club ou pour VA-11 HALL-A, il faut ajouter que la direction artistique de ces jeux a aussi accordé un soin tout particulier à l’ambiance sonore, au sound design (les bruitages) et à la musique. Je ne l’étudierai pas plus en détails ici, mais il convient de le souligner pour bien saisir l’étendue de ce qu’on appelle la « direction artistique » et son rôle dans la narration ambiante. Ainsi, cette partie aura permis de mettre en lumière les nombreux éléments qui participent à l’élaboration d’une narration ambiante dans les jeux qui se focalisent sur une représentation d’une partie très spécifique de leur univers fictionnel. On note que ces éléments sont issus d’une direction artistique en accord avec les mécaniques de jeu et la direction de la narration textuelle, et d’un jeu de références avec des productions vidéoludiques préexistantes (en études littéraires on parlera « d’intertextualité » d’après les réflexions de Gérard Genette dans Palimpsestes, 1982). En conclusion de cette étude de cas, je crois que ce bref résumé historique des graphismes dans la fiction interactive et le visual novel, couplé à un détour vers les bartending games, rend très visible le potentiel narratif d’un environnement comme celui présenté par VA-11 HALL-A, alors que ce dernier peut sembler très opaque au premier abord. Cette combinaison visual novelbartending game doit apparaître comme une formule assez simple à réaliser et donc adaptée aux moyens techniques et humains très limités dont disposent les studios indépendants. Ces derniers sont contraints de proposer des environnements très contraignants à leurs joueurs, et la formule visual novel-bartending game permet véritablement de faire de cette contrainte un atout pour amplifier le potentiel narratif de leurs univers fictionnels. Avec quand même un bémol, la combinaison visual novel-bartending game peut donner lieu à une expérience de jeu qui va s’avérer très vite répétitive, c’est un reproche que la critique a pu faire à VA-11 HALL-A, et The Red Strings Club esquive mieux ce problème parce qu’il propose justement des phases de gameplay différentes (quizz, jeu de poterie). 2.3 Voir grand : les mondes ouverts de la narration principale et annexe La création d’environnements à fort potentiel narratif, et les possibles créatifs que cette perspective ouvre, s’observent aisément selon la dichotomie entre les jeux vidéo à gros budgets (AAA, AA) et les jeux vidéo aux moyens plus modestes. Il ne s’agit absolument pas de dire que les AAA vont proposer de meilleures expériences narratives que les jeux indépendants, au contraire, peu importe les moyens à disposition lors de la création d’un jeu, le narrative design ouvre à une multitude de possibles créatifs qui peuvent mener à des expériences narratives de qualité. Dans cette seconde étude de cas, je vais donc étudier cette fois les stratégies de narrative design employées dans les jeux dits « à monde ouvert », qui cherchent à représenter une plus grande partie de leur univers fictionnel, voire la quasi-totalité de leur univers fictionnel (d’où le « voir grand » dans le titre de cette partie). Je serai un peu plus concis que pour les fictions interactives, sur lesquelles je me suis beaucoup attardé en raison de leur rapport très spécifique à la littérature et au jeu vidéo. Les jeux dits « à monde ouvert » sont des jeux dans lesquels le joueur a la possibilité de se déplacer librement dans tout l’univers fictionnel du jeu représenté par un vaste monde virtuel. Les déplacements du joueur ne sont pas contraints par une succession de niveaux, ni par l’histoire du jeu. Ou du moins, ils ne sont pas autant contraints que dans les autres jeux (dans les jeux dits « à couloirs » par exemple), ou dans les jeux à monde « semi-ouvert ». La différence avec les jeux présentés précédemment est donc avant tout une différence d’échelle, qui induit une contrainte créative opposée à ce que nous avons vu pour le visual novel : en représentant un monde virtuel très vaste les jeux à monde ouvert apparaissent très ambitieux, ils dévoilent un environnement 33 avec un fort potentiel narratif présumé du fait de sa taille, mais cet environnement virtuel n’est pas évident à remplir. Le rôle du narrative design va être d’éviter que ces mondes ouverts apparaissent trop vides, et de trouver des stratégies pour concrétiser le potentiel narratif de ces environnements étendus. Dans les jeux dits « à couloirs », comme dans les fictions interactives vues précédemment, la représentation de l’univers fictionnel correspond parfaitement à une narration qui va guider le joueur à travers l’univers du jeu, et donc à une expérience narrative très dirigée. Or, dans les jeux à monde ouvert ou semi-ouvert, comme il s’agit de laisser le joueur plus libre de ses actions, le narrative design doit trouver des méthodes peu envahissantes pour guider le joueur dans l’univers fictionnel, et par la même occasion donner vie à sa représentation. Pour cette raison, on observe très souvent dans les jeux à monde ouvert une distinction entre une narration principale et une narration annexe. Prenons par exemple un jeu comme Yakuza Zero : The Place Of Oath (Ryū ga Gotoku Studio, Sega, 2015) dont le monde virtuel s’étend principalement au deux quartiers de Kamurocho (Tokyo) et Sotenbori (Osaka). Le joueur passe par des phases de jeu dans lesquelles il peut explorer librement soit Kamurocho, quand le jeu l’oblige à incarner Kiryu, soit Sotenbori, quand il doit incarner Majima 30 . L’aire de jeu de Yakuza 0 paraît d’autant plus grande et ambitieuse que l’objectif de l’expérience narrative est d’explorer l’univers des yakuzas à la fin des années 80. Pour atteindre cet objectif, Yakuza 0 a recours à une narration principale et une narration annexe, qu’on peut définir comme ceci : ❖ La narration principale : c’est la plus dramatique, parce qu’elle concerne directement l’histoire des deux personnages que le joueur incarne et parce qu’elle mobilise le plus de mise en scène, notamment des cinématiques avec des personnages plus travaillés aussi bien scénaristiquement que graphiquement. Lorsqu’elle intervient, elle dirige le joueur et le monde virtuel devient comme un jeu « à couloirs » dans lequel il faut se rendre d’un point A à un point B et accomplir une série d’objectifs. On parle parfois de « mission principale », ou d’ « objectif principal », parce que c’est cette narration qui contrôle la progression dans le jeu. ❖ La narration annexe : elle apparaît plus ou moins facultative par rapport à la narration principale et regroupe tout un ensemble d’activités annexes qui mêle missions secondaires (histoires secondaires) et mini-jeux. On peut la comparer à la narration « à tiroirs » qu’on trouve dans des romans, dans des pièces de théâtre, etc. La narration principale introduit la narration annexe en obligeant le joueur à commencer certaines activités pour qu’elles paraissent moins facultatives, et aussi pour être sûr que le joueur ne passera pas à côté. De cette façon, certaines activités annexes deviennent temporairement obligatoires, tandis que d’autres sont bloquées tant que le joueur n’a pas suffisamment avancé dans la narration principale. Dans Yakuza 0, le joueur a ainsi la possibilité de suivre l’histoire de Kazuma Kiryu et Goro Majima et d’emmener ces personnages à la pêche, ou manger un bol de rāmen, ou au karaoké, ou au club de baseball, etc. (dans les salles d’arcades le joueur peut même jouer à des jeux rétro Sega). A travers les missions secondaires, les deux personnages peuvent rencontrer d’autres personnages Le changement de personnage et donc de quartier s’effectue automatiquement à chaque changement de chapitre. Au bout d’un moment, le jeu inverse la position des deux personnages, puis permet au joueur de changer de personnage quand il le souhaite. 30 34 qui ne sont pas mêlés à l’intrigue principale, ce qui permet au joueur de découvrir d’autres facettes de l’univers, et aux créateurs de créer des situations plus décalées (cf. la mission intitulée « How to Train Your Dominatrix »). Enfin, comme Yakuza 0 est avant tout un jeu de combat beat them all, à tout moment le joueur peut tomber sur un groupe d’ennemis à combattre dans les rues de Kamurocho ou Sotenbori. La spécificité des jeux à monde ouvert se caractérise souvent par une narration principale très dirigée mais que le joueur est libre la plupart du temps d’enclencher quand il le souhaite (en rejoignant la position d’un objectif), et surtout par une narration annexe, qui éparpille diverses activités au sein du monde virtuel pour le fournir en termes de contenu narratif et pour l’enrichir au-delà de l’histoire principale. Quand le joueur n’est pas pris dans la narration principale de Yakuza 0, il est libre de se promener où il veut dans le monde virtuel et d’arpenter à son rythme les rues de Kamurocho ou Sotenbori en incarnant un yakuza à la fin des années 80. La direction artistique joue là encore un rôle essentiel pour mettre en place ce genre d’ambiance. Dans les jeux à monde ouvert signés par Ubisoft, une autre stratégie narrative s’ajoute à la distinction entre narration principale et annexe : la narration émergente, ou « emergent drama »31, pour amplifier le potentiel narratif des environnements présents dans les Assassin’s Creed, Tom Clancy’s¸ et autres Far Cry. Le principe de la narration émergente est relativement simple : le jeu permet au joueur d’effectuer certaines actions et l’environnement lui donne la possibilité d’atteindre ses objectifs de différentes manières, ainsi chaque joueur a la possibilité de vivre une expérience unique en fonction de ses propre objectifs et de sa maîtrise des mécaniques du jeu. Concrètement, dans un jeu comme Assassin’s Creed Odyssey (2018) qui est aussi un jeu d’infiltration, lorsque le joueur cherche à assassiner une cible, il dispose d’un très grand nombre d’options en fonction des armes équipées sur son personnage, des aptitudes qu’il a débloquées, de la disposition des ennemis, du relief du terrain, de l’architecture, etc. Tous ces différents facteurs ajoutés à une dose d’imprévu (une cargaison d’amphores qui prend subitement feu à cause d’un mauvais coup d’épée) favorisent une expérience de jeu diversifiée, et a fortiori une plus grande diversité d’expériences narratives. Si un jeu comme Assassin’s Creed Odyssey paraît bien plus ouvert que Yakuza 0, c’est à la fois parce qu’Assassin’s Creed Odyssey exploite énormément la verticalité de son environnement (le joueur peut grimper à peu près partout, ce qui n’est pas le cas dans Yakuza 0 où le joueur est cloué au sol), et parce que la narration émergente intervient souvent dans l’expérience de jeu et la singularise : dans Yakuza 0 les combats sont assez diversifiés mais ils se déroulent toujours dans une sorte d’arène assez similaire d’un combat à un autre, alors que dans Assassin’s Creed Odyssey le joueur est par exemple libre d’attaquer un fort d’un côté, de quitter le fort, puis de revenir de l’autre côté, il peut aussi être pourchassé sur d’assez longues distances par des mercenaires, etc. En termes de potentiel narratif, il ne faut pas considérer pour autant qu’Assassin’s Creed Odyssey présente un monde ouvert avec un potentiel narratif plus élevé que Yakuza 0. Les règles du monde d’Assassin’s Creed Odyssey vont autant dans le sens d’un jeu d’infiltration qui joue sur la verticalité, que celles du monde de Yakuza 0 vont dans le sens d’un jeu de combat, d’un jeu d’arcade qui, par définition, cherche moins à simuler le monde réel. On peut faire la même remarque au sujet de la direction artistique, Assassin’s Creed Odyssey en jouant surtout sur son caractère de simulation Pour la définition de la narration émergente je m’appuie à la fois sur une conférence, « Du storytelling à l'emergent drama : quand la narration fait sa révolution », donnée à la Gaîté Lyrique à Paris le 30.01.19 par Erwan Le Breton (à l’époque Editorial Narrative Manager chez Ubisoft), et sur le livre de P-W. Fregonese, Raconteurs d’histoires, p. 63. 31 35 historique va s’appuyer sur des graphismes plus réalistes, des références historiques, une musique en accord avec la période et l’aire géographique ciblée, tandis que Yakuza 0 joue plutôt sur son caractère d’adaptation de film de yakuzas, et les graphismes sont assez proches de l’esthétique des mangas, les références s’orientent vers le cinéma et la culture japonaise, la musique rappelle les années 80, etc. Pour conclure, on note donc que la taille du monde virtuel influe beaucoup sur les possibilités créatives et les possibilités de narrative design, mais qu’il ne s’agit pas uniquement d’accumuler du contenu narratif pour remplir les mondes ouverts. Le narrative design tente surtout de les rendre cohérents par rapport à l’univers fictionnel et par rapport à la forme du jeu, aux possibilités d’interactions souhaitées. L’enjeu est de donner vie à ces mondes pour qu’ils ne paraissent pas vides, et à ce sujet l’expérience narrative se confronte nécessairement à la linéarité : même si des éléments narratifs sont disséminés un peu partout et simultanément dans les mondes ouverts, le joueur ne peut se rendre qu’à un endroit à la fois. Le principal défaut des activités annexes est encore une fois le risque de la répétitivité. Si ces activités ne sont pas suffisamment diversifiées, le joueur a rapidement la sensation de traverser un immense environnement pour faire toujours la même chose, ce qui trahit l’artificialité du monde qu’il a sous les yeux, et réduit considérablement son expérience narrative (d’une façon proportionnelle à la taille du monde ouvert). Ce risque est d’autant plus réel que les jeux à monde ouvert proposent souvent une histoire principale particulièrement longue (pour faire le tour du monde virtuel), qui peut avoir tendance à s’essouffler, et dans ce cas, le joueur peut décider d’arrêter de suivre la narration principale et se rabattre exclusivement sur la narration annexe. C’est pour pallier au risque de lassitude que la narration émergente est très intéressante à étudier, et Ubisoft l’a bien compris, parce qu’elle permet à tout moment de briser la routine dans l’expérience de jeu. C’est aussi la raison pour laquelle Yakuza 0 et Assassin’s Creed Odyssey intègrent des mécaniques de jeu RPG (notamment un arbre de compétences) pour donner au joueur un sentiment de progression, de montée en puissance, et parce que le jeu de rôle peut donner de la crédibilité à la routine de l’expérience de jeu (un yakuza et un assassin doivent beaucoup se battre, donc rien d’étonnant à ce que ces jeux proposent sans arrêt des combats). Ces deux études de cas donnent un aperçu de la multitude de possibles créatifs qui s’ouvre aux créateurs dans une perspective de narrative design, pour exprimer pleinement le potentiel narratif de leurs environnements de jeu, et dans une perspective plus générale de game design, pour améliorer l’expérience de jeu. Maintenant, même si j’ai déjà commencé à le souligner, il faut insister sur le fait qu’une multitude de possibles créatifs s’ouvre aussi aux joueurs. 3. Une histoire de création collective D’un point de vue historique, le jeu vidéo c’est une histoire de création collective, et les histoires produites par le jeu vidéo sont des histoires de créations collectives. Tout commence avec les créateurs, qui forment une équipe32, et se poursuit par un ensemble de joueurs, qui peuvent euxaussi se constituer en équipes. Les créateurs créent ensemble, les joueurs créent de plus en plus facilement ensemble (grâce à internet, aux réseaux sociaux, etc.), et au bout du compte, il est facile de reconnaître que les créateurs et les joueurs se réunissent souvent dans la création. Les joueurs 32 Même dans les rares cas de jeux développés par une seule personne, cette dernière peut généralement compter sur quelques soutiens. 36 n’ont pas pour autant vocation à concevoir des jeux vidéo, mais ils sont amenés eux-aussi à créer des histoires et des mécaniques de jeu (c’est l’essentiel à retenir). Les joueurs sont amenés à créer ensemble notamment dans des jeux pourvus d’un mode multijoueur, en ligne ou en local. Une grande quantité de jeux permet ainsi à plusieurs joueurs de jouer ensemble en coopération et/ou en confrontation. C’est évidemment le cas des MMORPGs (jeux massivement multijoueur) comme World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2004), mais aussi des MOBAs (Multiplayer Online Battle Arena) comme League of Legends (Riot Games, 2009), des jeux battle royale comme Fortnite (Epic Games, 2017), et de plein d’autres jeux qui n’appartiennent pas directement à ces genres mais possèdent un mode multijoueur comme Civilization VI (Firaxis Games, 2016), qui est un jeu de stratégie, Don’t Starve Together (Klei Entertainment, 2016), qui est la version multijoueur du jeu de survie Don’t Starve (2013), ou encore Grand Theft Auto V (Rockstar North, 2013) et son mode online. Aujourd’hui, on remarque qu’une grande partie des jeux vidéo inclut cette fonctionnalité. Si on s’interroge sur ce que ces jeux permettent aux joueurs de créer ensemble, on peut citer plein de choses : dans les MMORPGs par exemple, il s’agit explicitement pour un très grand nombre de joueurs de participer simultanément à l’histoire d’un monde en ligne, chacun s’appropriant les mécaniques de jeu à sa manière à travers son personnage (selon une logique RPG), puis pour prendre un autre exemple, les jeux MOBAs et battle royale, comme tous les jeux qui donnent lieu à des compétitions d’e-sport, favorisent aussi la création d’ « histoires », au sens aussi de la dimension narrative que peuvent porter des clubs sportifs, tandis que la maîtrise des mécaniques de jeu que possèdent les joueurs de haut niveau influe directement sur les mises à jour du jeu faites par les créateurs (équilibrage), et sur l’expérience de jeu des joueurs casual 33qui vont tenter pour certains d’imiter les techniques inventées par les joueurs professionnels. Dans une perspective assez similaire à celle des mondes ouverts, certains jeux « bac à sable » (« sandbox ») sont conçus explicitement comme des environnements de création et de récréation où les joueurs disposent d’une grande liberté créatrice seul ou à plusieurs. C’est le cas notamment du jeu vidéo le plus vendu de tous les temps, Minecraft (Markus Persson, Mojang Studio, 2011). Et encore une fois, beaucoup de jeux intègrent plus ou moins du gameplay « bac à sable », il suffit que les joueurs disposent de quelques outils de construction (« crafting ») dans l’univers, ou d’un éditeur de carte intégré au jeu, similaire à ce que les développeurs ont utilisé pour construire le monde virtuel. La tendance des jeux sandbox est explicitement de rapprocher les joueurs du travail de création des développeurs : par exemple, le récent Dreams (Media Molecule, 2020) se présente comme un jeu dans lequel on peut créer des jeux vidéo, et Super Mario Maker (Nintendo, 2019) est un jeu qui permet de créer des niveaux de jeux de plateformes comme ceux des différents Super Mario, et évidemment de les tester. Tous les jeux qui impliquent de cette manière de la création intègrent aussi souvent des fonctionnalités pour que les joueurs puissent facilement partager leurs réalisations entre eux, voire les diffuser sur les réseaux sociaux. De cette façon, chaque jeu de ce type possède une sorte de « galerie » en ligne des productions issues de la communauté des joueurs. Cette grande liberté créatrice accordée aux joueurs va dans le sens d’une rhétorique du détournement qui a toujours été présente dans la culture du jeu vidéo. Fanny Barnabé en a d’ailleurs fait le sujet de sa thèse Rhétorique du détournement vidéoludique. Le cas de Pokémon (2017). On entendra par « détournement » tout un ensemble de pratiques qui vont détourner un 33 L’expression de « joueur casual » renvoie à une pratique occasionnelle du jeu vidéo. 37 jeu vidéo, ou une partie, de son propos initial et/ou de son fonctionnement initial : le modding34, le speedrun (terminer un jeu le plus vite possible, parfois en exploitant les bugs du jeu), les productions de fans qu’on appelle « fanart » (productions graphiques) et « fanfiction » (productions narratives) qui ne prennent pas toujours place dans le jeu lui-même mais cherchent à étendre l’univers fictionnel du jeu, ou à simplement le parodier. Prendre en considération cette rhétorique du détournement nous amène aussi à rappeler la perspective transmédiatique dans laquelle se trouve le jeu vidéo, influencé par les autres arts notamment le cinéma et la littérature. Il ne faut pas oublier tous ces jeux vidéo qui tirent par exemple leur univers fictionnel de l’œuvre de J. R. R. Tolkien, comme La Terre du Milieu : L'Ombre du Mordor (Monolith Productions, 2014), ou de celui de Star Wars, comme Star Wars Jedi : Fallen Order (Respawn Entertainement, 2019). Certains jeux sont même de pures adaptations vidéoludiques, c’est notamment le cas des huit jeux édités par Electronic Arts entre 2001 et 2011 qui accompagnent la sortie des films Harry Potter, d’après les romans de J. K. Rowling. Dans Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique (2017), Matthieu Letourneux parle de « fictions-mondes » à propos de ces « massifs transfictionnels » comme Star Wars : « ce monde peut d’autant plus facilement séduire le consommateur que la montée en puissance au XXe siècle de formes au croisement des fictions narratives et ludiques l’invite à s’engager dans des pratiques fictionnelles beaucoup plus diversifiées » (p.462). Cette vision de la « fiction-monde » rappelle l’impact de l’intertextualité dans une narration ambiante, et permet de remarquer que le jeu vidéo donne la possibilité aux joueurs de créer dans certaines de ces fictions-mondes, comme il permet au joueur de créer dans n’importe quel univers fictionnel. Mais de fait, l’étendue de ces fictionsmondes, qui traversent différents médias, est extraordinairement vaste, ce qui amplifie considérablement la portée créatrice et narrative des actions du joueur. Enfin, entre le détournement et le transmédia, il faut également parler des créateurs de contenu sur internet, ceux qu’on appelle aussi parfois « influenceurs ». Parmi eux, on mentionnera surtout ceux qui donnent à voir leur expérience de jeu et commentent le jeu vidéo comme les youtubeurs et les streameurs qui produisent du contenu gaming35. Cette pratique du jeu vidéo associée à de l’animation de la part du youtubeur ou streameur engage encore un autre rapport créatif au médium vidéoludique, de la part de ces créateurs de contenu et de la part de leurs spectateurs. Le jeu vidéo devient le support d’une autre forme d’expérience collective (surtout pour les streameurs qui sont en live), caractéristique d’une situation dans laquelle deux individus au minimum sont face à un jeu, l’un joue tandis que l’autre regarde, celui qui joue fait ostensiblement le show et le jeu vidéo est le support privilégié de ce spectacle. Dans le streaming, les spectateurs ont parfois la possibilité d’interagir directement avec le jeu pour modifier l’expérience du streameur, ou d’interagir avec le streameur pour l’orienter, le désorienter, voter des choix d’action, etc. Mais l’essentiel pour les spectateurs est surtout d’assister au spectacle d’une expérience de jeu qu’ils vivent en même temps en live, ou en décalé en vidéo. Du 21 avril au 4 mai 2021, 89 streameurs francophones ont diffusé pendant près de deux semaines leur expérience de jeu de rôle sur Grand Theft Auto V sur un serveur dédié (RPZ). Au-delà de son succès, cet « Le modding consiste à modifier certains éléments d’un jeu (personnages, niveaux, apparences des objets…) dans le but d’en créer une version améliorée ou, éventuellement, de produire une nouvelle œuvre à part entière. La possibilité de manipuler le code d’un jeu vidéo peut être préméditée par les concepteurs ou se développer à leur insu. », note de bas de page dans Fanny Barnabé, Rhétorique du détournement vidéoludique. Le cas de Pokémon p.11. 35 Les youtubeurs produisent des vidéos sur YouTube, qui sont montées et parfois scénarisées, alors que les streameurs diffusent leur expérience de jeu en live, en temps réel donc sans montage, sur Twitch ou sur YouTube (à l’heure actuelle, en France, le streaming est plus populaire sur Twitch que sur YouTube). 34 38 évènement a surtout produit une histoire largement improvisée et longue de deux semaines, visibles en partie par 89 points de vue différents (4096 heures de vidéo au total), qui se déroule dans le jeu Grand Theft Auto V mais modifié (pour satisfaire les besoins du jeu de rôle). C’est une démonstration du pouvoir de création que les joueurs peuvent hériter du jeu vidéo. A noter que cet évènement a lui-même donné lieu à des productions de fans (illustrations et musiques), du fait de l’engouement qu’il a suscité. 39 Partie 3 – La notion de tension créative : les possibilités de la création en tension 1. Les choix dans le jeu vidéo Après un mémoire sur le texte dans les jeux vidéo, je me dirigeais logiquement vers un mémoire sur les choix dans les jeux vidéo pour accompagner mon projet de création, parce que j’orientais déjà ce projet vers une forme de fiction interactive avec plusieurs embranchements narratifs. Au départ, j’entendais même m’intéresser spécifiquement aux choix textuels pour être encore plus près des questions d’écriture abordées dans mon mémoire précédent et dans mon projet de création toujours en cours. C’est donc un thème assez vague, « l’écriture des choix dans le jeu vidéo », qui m’a guidé dans les premiers temps de ma recherche. Je voulais m’intéresser aux « choix » parce que je savais déjà que c’était une façon d’étudier les rapports entre les choix des créateurs de jeux vidéo et les choix des joueurs. Mais cette fois, je n’avais aucune intention de faire une typologie (contrairement à ce que j’ai fait pour le texte), parce que je savais que ces choix, qui sont des choix de création, sont des objets qui n’ont fondamentalement pas leur place dans des cases. Même si je voulais m’intéresser surtout aux choix textuels, je savais qu’une analyse de ces choix impliquerait d’étendre ma réflexion au narrative design voire au game design en général, compte tenu des propriétés de la narration vidéoludique. C’est la raison pour laquelle, je gardais volontairement un sujet un peu vague sur la question, avec une porte d’entrée littéraire sur le thème de l’ « écriture ». Ma question était : jusqu’où peut-on faire l’analogie entre game design ou narrative design et écriture ? Et derrière, j’étais intimement convaincu, sans en avoir une idée très précise, que pour répondre à cette question il me fallait interroger des choix de création. Mon expérience de joueur m’a souvent amené à constater que les choix dont on parle beaucoup dans le jeu vidéo sont les « choix moraux », et mes recherches m’ont confirmé cette observation. Ce sont ces choix qui engagent a priori les prises de décision avec le plus fort impact émotionnel, et au-delà des éventuels questionnements philosophiques et idéologiques qu’ils peuvent aussi évoquer, ces choix fascinent surtout parce qu’ils s’inscrivent dans cette logique de tension narrative. Globalement, il est acquis que les développeurs font des choix de game design, que les joueurs font des choix d’action, mais souvent, les choix moraux apparaissent comme la concrétisation ultime de ces choix de création. Pourquoi ? Parce que le jeu vidéo est un média capable d’influencer, parce que la tension narrative est une recette d’écriture valorisée par l’industrie (comme souvent pour l’écriture de scénarios, voire de romans), et parce que ça fonctionne. Mon expérience de créateur m’a souvent entraîné aussi sur cette piste. Mais intuitivement, en pensant à des choix qui influent forcément sur l’expérience narrative, j’ai toujours été tenté de les voir d’abord comme un reflet pour les joueurs des possibilités créatives qui s’offrent aux développeurs. Ce qui ne retire pas l’impact émotionnel que peuvent avoir des choix comme les choix moraux, au contraire. Simplement, il a toujours été clair pour moi que le potentiel émotionnel de ces choix n’explique pas à lui seul les enjeux de leur écriture et de leur réception. De fait, j’ai souvent eu l’impression que ces enjeux étaient mésestimés à cause d’une tendance à mettre trop souvent l’émotion de la narration au premier-plan. 40 Tout l’enjeu de ma recherche a été de trouver une façon de dissocier les enjeux de la narration des enjeux de la création, en observant comment ceux-ci se rejoignent. Et ce n’est pas une tâche évidente parce qu’il est très facile avec un tel objectif de retomber dans les écueils du débat narratologieludologie. C’est là où la littérature m’est apparue comme un point de départ idéal : ce débat n’existe pas en littérature, et les choix qui s’ouvrent aux auteurs et aux lecteurs me sont plus familiers à étudier. J’ai donc envisagé l’analogie entre écriture et game design du côté des possibles créatifs, en approfondissant ensuite que ces possibles créatifs ouvrent à des possibles narratifs. Cela se traduit par des choix d’écriture de l’auteur qui vont plus ou moins orienter l’interprétation des lecteurs en littérature, de la même façon que les choix de conception des développeurs vont plus ou moins orienter l’expérience des joueurs dans le jeu vidéo. Ainsi, j’ai commencé à répertorier les signes d’une poétique (au sens d’acte de création) qui aurait pour base le potentiel de la création lui-même. Par définition, cette manière de créer n’est pas nouvelle, mais le fait d’afficher ostensiblement ce potentiel, comme une esthétique et comme un critère de valeur, me paraît être révélateur d’une « poétique » (au sens d’une manière de créer) dans la tendance de la création contemporaine, voire de celle d’une dynamique postmoderne, présente notamment dans le jeu vidéo et la littérature. Il me paraissait utile d’élaborer une notion pour rassembler ces idées, et c’est ce qui m’a amené à la tension créative. Je ne voulais pas créer une notion pour ajouter quelque chose à la théorie, mais pour faire ressortir un phénomène qui existe déjà dans la théorie et passe (à mon avis) souvent inaperçu, alors que des pratiques artistiques contemporaines s’en emparent déjà librement. C’est la raison pour laquelle j’ai imaginé la tension créative en analogie avec la tension narrative, pour rester très proche de ce qui est déjà connu. Et si j’ai beaucoup jonglé avec des notions tirées de la narration vidéoludique dans le développement de ce mémoire, définir maintenant cette notion de tension créative me permettra d’achever le parallèle entre littérature et jeu vidéo que j’ai instauré dès l’introduction. 2. La création en tension Avant d’évoquer ce que j’entends par tension créative, il faut rappeler qu’en anglais la « creative tension » a déjà une définition. D’après le Collins : Creative tension (noun) : a situation where disagreement or discord ultimately gives rise to better ideas or outcome36. Cette définition s’applique d’abord au domaine du management, mais on remarque que ce « conflit » (« disagreement or discord ») qui ouvre à de meilleures perspectives fait aussi énormément écho à des stratégies narratives. Dans un récit, c’est ce type de conflit qui produit le plus souvent de la tension dramatique, à travers un dilemme notamment. Pour reprendre l’exemple des choix moraux dans le jeu vidéo, il s’agit d’établir une « situation de discorde » dans laquelle deux points de vue moralement opposés se confrontent. Le joueur doit choisir l’une des deux options, et en général, ce dilemme lui fait comprendre qu’aucune option n’est meilleure que l’autre. La « meilleure issue » (« better outcome ») à laquelle on fait référence est plutôt d’ordre métadiégétique : dépasser ce conflit permet au joueur de mieux saisir les enjeux moraux de l’intrigue. 36 https://www.collinsdictionary.com/dictionary/english/creative-tension 41 On peut résumer cette définition de la creative tension à « une tension qui produit de bons résultats ». C’est un élément qu’il faut garder en tête, quand on voit le rapprochement qui peut déjà être fait avec la narration. Mais dans la perspective de ce travail, ce n’est pas sur ce point qu’il faut insister quand on parle de tension créative. Pour dissocier, au moins en théorie, la tension créative de la tension narrative, et même de la tension dramatique, il ne faut pas l’associer d’emblée à une « tension créatrice », puisque la tension narrative est aussi « créatrice » d’émotions, et la tension dramatique crée du drame. Dans un premier temps, et c’est un élément fondamental de ce travail, il faut définir la tension créative comme une conséquence de la création en tension. Parler de la création en tension, c’est déjà essayer de décrire un ensemble de phénomènes incroyablement vaste qui affecte autant la création d’une œuvre que sa réception. C’est la raison pour laquelle ce mémoire synthétise trois exemples de la création en tension dans la littérature, dans le jeu vidéo et dans la recherche, et que ces exemples ont tous été approchés sous l’angle du possible. Je rappelle le postulat que je mentionnais en introduction : toute pratique artistique ouvre l’artiste et son public à un monde infini de possibilités. Ce postulat a pu être observé grâce à 4 3 2 1 de Paul Auster, sa façon de représenter un même monde à travers un protagoniste multiple, et son récit multiple qui se réduit à une mise en abyme tout en ouvrant au « et si de toute fiction comme de toute vie réelle » (C. Marcandier). Avec le jeu vidéo, on aura donné un aperçu des possibilités qu’ouvre le médium aux développeurs, et aux joueurs, surtout en matière de narration. Les deux études portant sur le visual novel et les mondes ouverts ont permis d’aller davantage dans le détail des productions actuelles, tout en montrant que même pour des formes très spécifiques, les possibilités de création et de narration sont toujours très ouvertes. Enfin, pour ce qui est de la recherche, le journal de création et mes réflexions d’étudiant-créateur permettent aussi, je l’espère, d’ouvrir à d’autres possibles, par rapport à un travail qui n’intègrerait pas cette dimension. On rencontre toujours une tension dans la création, parce que si toute pratique artistique ouvre l’artiste et son public à un monde infini de possibilités, il est évidemment impossible de réaliser, de représenter cet infini de possibilités dans sa totalité, il ne peut être qu’évoqué dans la littérature, dans le jeu vidéo, dans la recherche, etc. Cet infini de possibilités est perceptible, mais il est perceptible au sens de « potentiel », parce qu’il donne une perspective virtuelle à la création tout en lui donnant aussi sa profondeur. De fait, pour être capable de ressentir et de comprendre cette profondeur, il faut faire appel à toutes les régions de l’expérience. Il faut pouvoir ressentir et comprendre comment la création se vit, que l’on soit créateur, chercheur, ou public. Et quand on est créateur notamment, il est très important de savoir comment la création se vit en tant que public. C’est ce qu’on voit avec « le lecteur modèle » et l’« œuvre ouverte » d’U. Eco, avec le « récit vidéoludique » de D. Arsenault, et ce que j’ai mentionné avec la « poétique du potentiel ». Pour éviter la tautologie, il faut distinguer la poétique du potentiel au sens de « la création face à l’infini de possibilités qu’elle ouvre » (bref, la création), de son sens de « création qui met en avant l’infini de possibilités qu’elle ouvre ». Pour 4 3 2 1, comme pour les exemples donnés dans le jeu vidéo, non seulement ces œuvres ont été créées face aux possibilités de la création, mais elles ont aussi pour objectif de mettre en avant ces possibilités. Cela s’observe d’abord dans la forme, celle en « compte à rebours » de 4 3 2 1, et le game design d’un jeu comme VA-11 HALL-A qui mélange virtual novel et bartending game. Cela s’observe ensuite dans la narration moulée dans cette forme, où 4 3 2 1 ouvre quatre pistes de protagoniste, et où VA-11 HALL-A développe tout un univers fictionnel depuis un comptoir, dans lequel le joueur intervient. La poétique du potentiel est une poétique de l’aperçu, et une poétique de l’aperçu des possibles. C’est la raison pour laquelle elle rime souvent avec l’incertitude (au sens mathématique du terme). Et c’est de cette manière 42 qu’elle renvoie l’image d’une création en tension, parce qu’il y aura toujours une tension entre ce que les créateurs veulent et peuvent apercevoir, et ce que le public veut et peut apercevoir. Mais ce rapport tensif entre le point de vue des créateurs et le point de vue du public, qui existe partout, évolue d’une manière singulière dans le cadre d’une poétique du potentiel. Même faiblement interactive, simplement fondée sur l’interprétation, l’expérience du public communique toujours avec celle des créateurs à travers les œuvres. La « narration » permet de très bien le rappeler, quand on fait la distinction entre une suite d’évènements réels ou fictifs (sans marque de création) et un énoncé qui raconte cette suite d’évènements (produit d’une création), cet énoncé est marqué par un point de vue, celui du narrateur (réel ou fictif). Toutes les œuvres sont marquées par le point de vue de leur créateur, mais dans le cadre d’une poétique du potentiel, en même temps que le point de vue du créateur37, et qu’un aperçu des possibilités de la création, un pouvoir et un désir de création sont transmis explicitement au public. Pour les œuvres interactives, comme les jeux vidéo, c’est évident : le joueur crée forcément dans les limites de l’œuvre, et même parfois au-delà (modding, speedrun, fanart, vidéos ou lives de gameplay, etc.). C’est moins visible pour les œuvres non-interactives, parce qu’on se demandera en quoi 4 3 2 1 transmet plus explicitement un pouvoir et un désir de création qu’un autre roman, voire qu’un autre roman du possible. En sachant que de toute manière, cela ne s’observe qu’au niveau de l’interprétation. Cependant, il faut noter qu’en tant qu’œuvre non-interactive, et roman, 4 3 2 1 ne peut pas se permettre d’être aussi explicite qu’un jeu vidéo. Ensuite, une analyse de 4 3 2 1 montre à quel point ce roman donne un aperçu des possibilités de la création, dont la mise en abyme n’est qu’un élément parmi d’autres (l’avatar, l’hétérogénéité, le mythe et le quotidien, le monde alternatif). L’hypothèse est donc la suivante : 4 3 2 1 fait suffisamment part des possibilités de la création pour partager à son public une expérience de créateur, et donc lui transmettre un pouvoir et un désir de création. Le public n’est pas obligé d’y être sensible, mais cette hypothèse va dans le sens de ce que Marielle Macé remarque dans Façons de lire, manières d’être (2011, p.13) : « Voilà sans doute le genre de processus qui anime la vie intérieure d’un lecteur. Chaque forme littéraire ne lui est pas offerte comme une identification reposante, mais comme une idée qui l’agrippe, une puissance qui tire en lui des fils et des possibilités d’être. Il s’y trouve suspendu à des phrases, à ces forces d’attraction qui nourrissent en continu son propre effort de stylisation. » En étant confronté à une œuvre qui partage une expérience de création, le public a de quoi être davantage tenté lui-même par la création. Il adopte ainsi une posture similaire à celle des créateurs qui « se nourrissent » des autres œuvres que les leurs dans leur effort « de stylisation », pour trouver comment ils peuvent créer par eux-mêmes à travers ces « possibilités d’être ». En introduction, je mentionnais déjà que l’artiste (créateur) et le public (récepteur) se retrouvent à égalité lorsqu’il est question de se demander ce que l’œuvre pourrait être. Dans le cas où le public est amené à recevoir une expérience de création, qui le renvoie au travail de l’artiste, on imagine bien qu’en quoi cette situation d’égal à égal provoque une tension : comme le public est confronté à l’œuvre telle qu’elle est suite au travail de l’artiste, il est sensiblement engagé à interroger ce 37 Rémi Cayatte, « Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment le jeu vidéo raconte ? » (2018), : « […] le jeu vidéo raconte en instaurant un dialogue quasi-simultané entre les auteurs d’une expérience-cadre, et les joueurs, « auteurs » d’une ou plusieurs procédures de jeu. Par ailleurs, et de manière opportune, c’est également de cette façon que le jeu vidéo fonctionne et les spécificités ludiques du dispositif rejoignent ainsi ses spécificités sur le plan de la narration et du récit. » 43 travail, voire à le remettre en question par rapport à sa propre vision de ce que l’œuvre pourrait être. Cette tension est notamment à l’origine des pratiques du détournement dans le jeu vidéo comme le modding : si un jeu ne paraît pas satisfaisant sur certains points, ou pourrait être encore amélioré, les créateurs de mods, qui sont des joueurs, vont se charger de modifier le jeu pour qu’il convienne à leurs propres attentes. On remarque alors que lorsque le public dispose quasiment des mêmes outils que l’artiste, comme les créateurs de mods par rapport aux développeurs de jeux vidéo, cette tension, qu’on reconnaîtra comme de la tension créative, est très facilement observable. Comme le montre la définition du Collins pour « creative tension », on emploie très rarement l’expression de « tension créative » dans ce sens-là. Après avoir décidé que mon mémoire porterait sur la tension créative, je n’ai d’ailleurs trouvé qu’une seule fois cette expression employée dans un sens similaire, en conclusion de l’article « Narrative Structure and Creative Tension in Call of Cthulhu » (2007) de Kenneth Hite : « The result is a game in constant creative tension between adventure narrative and larger character narrative, and between standard adventure narrative structure and trends in both role-playing game design and horror fiction at large. Given the longevity and artistic success enjoyed by Chaosium and by Call of Cthulhu, it would seem to be a productive tension. » Kenneth Hite observe à partir de L’Appel de Cthulhu (1928), une nouvelle de H. P. Lovecraft qui a inspiré de nombreux jeux de rôle (ici, sur table), que dans ces jeux de rôle une « tension créative » existe entre le récit d’aventure standardisé (proposé par les livres de règles des jeux de rôle), luimême inspiré d’un récit littéraire (celui de H. P. Lovecraft), et la création de scénarios centré sur les personnages (des joueurs). Autrement dit, qu’une « tension productive » émane de cette succession de reprises de L’Appel de Cthulhu depuis la nouvelle de H. P. Lovecraft, en passant par les livres de jeux de rôle édités par Chaosium, jusqu’aux scénarios que vont produire les joueurs eux-mêmes en jeu. Il est intéressant de noter que Kenneth Hite est lui-même un auteur de jeux de rôle inspiré de l’univers de H. P. Lovecraft, et que c’est donc aussi en tant que créateur qu’il fait cette observation. De fait, il serait assez cohérent de reconnaître qu’il est plus facile d’analyser la tension créative lorsqu’on s’engage soi-même dans la création. La réflexion de Kenneth Hite est aussi très intéressante parce qu’elle illustre très bien les intrications possibles entre narration et création, et la place de la tension créative dans cet enchevêtrement de possibles. La tension créative se ressent effectivement quand il y a jeu de rôle, et que le public joue le rôle du créateur en se questionnant sur ce que l’œuvre pourrait être. Cette posture implique, comme on le voit très bien dans le jeu vidéo, que narration et création se retrouvent intimement liées. Le public se prend au jeu de la création sous la tutelle d’une œuvre, et son expérience de création s’inscrit ainsi dans son expérience de la réception de cette œuvre. Par extension, l’expérience de création du public s’inscrit dans l’expérience narrative de l’œuvre : ce n’est pas tant ce que le public crée dans l’intrigue qui compte, mais ce que le public crée sous l’influence de l’intrigue. En théorie, on peut distinguer le fait que le public soit motivé par une œuvre qui lui dévoile les possibilités de la création, dans la perspective d’une poétique du potentiel, de la création faite par le public, qui est sous l’influence de l’intrigue, c’est-à-dire dans un jeu de rôle, dans une narration produite à mi-chemin entre le public et l’œuvre, dans laquelle le public joue le rôle d’un créateur. Pour prendre l’exemple de 4 3 2 1, si un lecteur est sensible aux possibilités de la création ouvertes par le roman, il va remanier le récit d’un Ferguson, ou imaginer le récit d’un Ferguson 5, tout en restant sous l’influence de l’intrigue du roman. A noter que cette posture n’amène pas nécessairement à du pastiche, elle donne simplement une impulsion. Dès l’introduction je mentionnais plus précisément le rapport entre tension créative et tension narrative, puisque ces deux tensions reposent différemment sur le rapport entre ce que l’œuvre 44 est et ce que l’œuvre pourrait être. Comme l’explique R. Baroni, la tension narrative est avant tout une tension émotionnelle liée au suspense, à la curiosité, à l’anticipation. La tension créative n’est pas isolée de cette dimension émotionnelle, elle peut même être mise en avant par la tension narrative, parce qu’elle est sous l’influence de l’intrigue qui laisse paraître des possibles narratifs et des possibles créatifs, mais elle ne repose pas essentiellement sur l’émotion. Comme la tension narrative, la tension créative unit le cœur de l’œuvre à la réalité de sa réception, elle produit un effet de miroir entre le réel et la fiction, et elle conduit ainsi à de la réflexivité. Mais contrairement à la tension narrative, la tension créative est atemporelle, elle n’est pas prise par le temps, elle n’a pas de chronologie, et a fortiori elle n’est pas linéaire. La tension créative n’est pas à lier immédiatement à l’émotion, encore moins au suspense, parce que c’est d’abord dans les moyens de création de l’émotion et du suspense qu’elle se trouve, et pas dans l’effet produit. C’est la raison pour laquelle sur le temps long, ou quand il s’agit de revenir plusieurs fois sur une œuvre, voire sur le même passage d’une œuvre, cette tension ressurgit parce qu’elle est moins occultée par l’émotion de la tension narrative. On peut y voir une manière de prolonger la réflexion de R. Baroni au sujet de la littérarité de la tension narrative : « La tension narrative apparaît donc, d’une part, comme un moyen efficace pour augmenter le capital économique de l’œuvre mais, d’autre part, elle met en danger son capital symbolique en se conformant un peu trop visiblement aux attentes du public. »38 Par comparaison, la tension créative ne met pas en danger le capital symbolique des œuvres parce qu’elle est peu visible, et parce que par définition, elle ne se conforme pas aux attentes du public. La tension créative est le produit d’une confrontation entre le travail des créateurs et les attentes du public. Elle peut même être investie par la frustration du public qui ne retrouve pas suffisamment ce qu’il veut (ce que l’œuvre pourrait être pour lui) dans ce que l’œuvre est. Est-ce que la tension créative est pour autant un moyen efficace pour augmenter le capital économique d’une œuvre ? Peut-être, si on considère l’évolution de l’industrie du jeu vidéo et l’éventuelle tendance de la poétique du potentiel. Mais encore faudrait-il se mettre d’accord sur la définition de la tension créative, et puis surtout sur le fait qu’elle existe… 38 R. Baroni, « La valeur littéraire du suspense », 2004, A contrario 2004/1 (Vol. 2), pages 29 à 43. 45 Conclusion Selon moi, la tension créative représente un bon moyen d’étudier les rapports entre création et narration dans les œuvres interactives et non-interactives. Mais il semble surtout qu’elle soit utile pour redessiner par endroits des contours laissés flous par les définitions de la « création » et de la « narration ». La narration en particulier, en s’étendant jusqu’à l’expérience narrative, bouscule énormément le cadre théorique des études littéraires, qui faisait jusqu’ici peut-être trop rapidement la distinction entre la création et la réception d’une œuvre. Compte tenu de la brièveté de ce travail (projet de création oblige) par rapport à l’ampleur du sujet, il m’est impossible à l’heure actuelle de dire si la notion de tension créative peut être suffisamment autonome pour avoir une vraie valeur théorique ou non. Mais ce n’était pas l’objectif. L’objectif de ce mémoire de recherche, que je voulais assez proche de mon projet de création, était de se lancer dans une quête théorique (et non pas héroïque) où la tension créative sert un peu de Saint Graal… Va-t-on le trouver ? L’a-t-on vraiment trouvé à la fin ? Oui, non, ce n’est pas sûr… il faudrait approfondir le sujet. Pour ce travail, ce qui compte vraiment c’était moins le Saint Graal que la quête, moins la tension créative que des réflexions autour des possibles narratifs et créatifs. Dans cette aventure théorique, je crois avoir tiré quelques ponts entre la recherche et la création, la littérature et le jeu vidéo, tout en soulevant un certain nombre de questionnements sur les rapports entre narration et création à la lumière des œuvres interactives d’aujourd’hui. Si vous acquiescez, l’objectif est rempli. Sinon, il se peut que vous ayez relevé un problème auquel je vais répondre maintenant. Pour un mémoire de recherche, mon argumentation peut paraître parfois un peu trop arbitraire, et j’ai souvent eu recours à une terminologie un peu flottante, notamment au sujet de la narration. Pour ma défense, je pourrais dire que c’était simplement pour m’adapter au terrain. Mais je l’ai fait aussi dans une perspective de recherche et création, que j’ai souvent mise en valeur de cette manière, alors qu’elle s’applique à l’ensemble de ma démarche. Ce mémoire, davantage que mon mémoire précédent, se rapproche déjà d’un projet de création, parce que j’ai essayé de mêler, à la fois dans l’argumentation et dans la rédaction, ma manière de faire de la recherche universitaire à ma manière de faire des recherches personnelles. En termes de rigueur scientifique, cela donne lieu à quelques paradoxes, et j’ai trouvé pertinent de les laisser tels quels, voire d’en faire un moteur de ma réflexion. Je pense sincèrement, à travers la notion de tension créative, que pour approfondir l’étude des rapports entre narration et création il faut se prêter au jeu de la création, au jeu tout court, pour en démêler les enjeux grâce à l’expérience. C’est le parti que j’ai pris avec ce second mémoire, pour expérimenter autre chose de la recherche, et pour essayer d’aller plus loin dans mes interrogations. Je crois que pour un travail qui se devait d’être aussi synthétique, c’était une approche intéressante à essayer, et qu’elle apporte effectivement de bons résultats. A partir de 4 3 2 1 de Paul Auster, j’aurais pu réaliser un travail plus approfondi de littérature comparée et analyser ce roman en parallèle direct avec un jeu comme VA-11 HALL-A ou Assassin’s Creed Odyssey. Mais j’ai préféré me contenter d’un minimum d’analyse, pour montrer que c’était une approche possible tout en concentrant mes efforts sur la toile de fond entre narration et création. Mon projet de création ne touche pas aussi explicitement cet enjeu théorique, mais mon expérience de créateur part de là : quels possibles narratifs et créatifs s’ouvrent à moi ? Quels possibles narratifs et créatifs je vais proposer au joueur ? J’ai suivi rigoureusement mon cheminement de pensée, quitte à faire des raccourcis, et à mentionner mes intuitions, tout en argumentant à partir de références théoriques. C’est cette démarche qui est garante de la 46 cohérence de ce travail. A mon avis, c’est là tout l’intérêt de faire un travail de recherche et création. 47 ANNEXES Bibliographie Bibliographie principale Ouvrage étudié : AUSTER Paul (2020), 4 3 2 1, Babel. Références théoriques et universitaires : ARSENAULT Dominic (2006), Jeux et enjeux du récit vidéoludique : la narration dans le jeu vidéo, mémoire de master en Histoire de l’art et études cinématographiques, Université de Montréal. BARNABÉ Fanny (2014), Narration et jeu vidéo. Pour une exploration des univers fictionnels, Liège, Bebooks, coll. « Culture contemporaine ». Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/pulg/2613 BARNABÉ Fanny (2017), Rhétorique du détournement vidéoludique. Le cas de Pokémon, thèse de doctorat en langues et lettres, sous la codirection de Jean-Pierre BERTRAND et Björn-Olav DOZO, Université de Liège. BARONI Raphaël (2007), La tension narrative, Seuil. 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ZIMMERMANN Eric (2004), Narrative, Interactivity, Play, and Games : Four naughty concepts in need of discipline in Wardrip-Fruin Noah et Harrigan Pat, First Person : New Media as Story, Performance, and Game, Cambridge, MIT Press. 51 Ludographie A Plague Tale : Innocence (2019), développé par Asobo Studio, édité par Focus Home Interactive. Assassin’s Creed (série), développée et éditée par Ubisoft (2007-2020), Assassin’s Creed Odyssey (2018). Bartender : The Right Mix (2007 ?), développé par Liquid Light. Celeste (2018), développé et édité par Matt Makes Games. Civilization VI (2016), développé par Firaxis Games (Aspyr, Mac, Linux), édité par 2K Games. Colossal Cave Adventure (1976), développé par William Crowther, puis par Don Woods (1977), édité par CRL. Don’t Starve Together (2016), développé et édité par Klei Entertainment, Don’t Starve (2013). Dreams (2020), développé par Media Molecule, édité par Sony Interactive Entertainment. Emily is Away (2015), développé et édité par Kyle Seeley. Far Cry (série), développée par Ubisoft Montréal depuis 2005 (Crytek, 2004), éditée par Ubisoft, 2004-2019. Final Fantasy (série), développée et édité par Square Enix depuis 1987. Fortnite (2017), développé par Epic Games et People Can Fly, édité par Epic Games. Grand Theft Auto V (2013), développé par Rockstar North, édité par Rockstar Games. GRIS (2018), développé par Nomada Studio et édité par Devolver Digital. Harry Potter (série), éditée par Electronic Arts, 2001-2011. Lapin Malin Maternelle (2001), développé et édité par The Learning Company. La Terre du Milieu : L’Ombre du Mordor (2014), développé par Monolith Productions, édité par Warner Bros. Interactive Entertainment. League of Legends (2009), développé par Riot Games, édité par Riot Games et Tencent Holdings. Minecraft (2011), développé et édité par Mojang Studios. Star Wars Jedi : Fallen Order (2019), développé par Respawn Entertainment et édité par Electronic Arts. Super Mario Maker (série), éditée et développée par Nintendo, 2015-2019. The Elders Scrolls (série), développée et éditée par Bethesda Softworks, depuis 1994. The Red Strings Club (2018), développé par Deconstructeam et édité par Devolver Digital. Tom Clancy’s (série), développée et éditée par Ubisoft, depuis 1998. VA-11 HALL-A Cyberpunk Bartender Action (2016), développé par Sukeban Games et Ysbryd Games. World of Warcraft (2004), développé et édité par Blizzard Entertainment. Yakuza Zero : The Place of Oath (2015), développé par Ryū ga Gotoku Studio et édité par Sega. Zork (série), développée et éditée par Infocom, 1980-1988. 52 THE READER : EXPERIMENT Journal de création Benjamin Galland Aix-Marseille Université TABLE DES MATIERES 1 2 3 Introduction ............................................................................................................................ 4 1.1 Présentation du projet .................................................................................................. 4 1.2 La nouvelle version de janvier 2021 ........................................................................... 6 Le point sur la structure narrative .................................................................................... 10 2.1 L’utilitisation de Twine ................................................................................................. 10 2.2 Un noyau pour les gouverner tous ........................................................................... 11 Le point sur l’histoire............................................................................................................ 14 3.1 Reprendre son propre univers .................................................................................. 15 3.2 Imaginer, explorer et donner vie.............................................................................. 17 4 Un peu d’art hétéroclite .................................................................................................... 19 5 L’écriture du gameplay ? ................................................................................................. 21 6 5.1 Présentation des mécaniques de jeu ..................................................................... 21 5.2 Le rôle des classes ....................................................................................................... 23 5.3 Relations avec les personnages, lectorat et factions ......................................... 24 5.4 La magie de l’application WeRead ....................................................................... 25 5.5 A quoi servent les mini-jeux ? .................................................................................... 27 5.5.1 Un mini-jeu de piratage...................................................................................... 28 5.5.2 Une carte vraiment interactive ........................................................................ 29 Et la vraie écriture alors ? .................................................................................................. 31 6.1 6.1.1 S’inscrire dans un registre de langue ............................................................... 32 6.1.2 Expérimentation et réécriture ........................................................................... 32 6.2 7 Les défis méthodologiques........................................................................................ 31 Mes propres choix de rédaction (spoiler) .............................................................. 33 Chapitre 1 : La case départ, A. C. Cobes (spoiler) ..................................................... 36 Aix-Marseille Université - 2021 Avertissement Je ne suis ni game designer, ni concept artist, ni sound designer de formation, je ne suis qu’un autodidacte dans tous ces domaines. Les remarques que je peux faire au sujet de la conception de jeu vidéo, des graphismes et de la musique dans ce journal de création sont le fruit d’une expérience empirique et personnelle. Introduction 1 INTRODUCTION Mon projet de création, The Reader, devenu The Reader : Experiment, est une maquette de jeu vidéo développée sur Unity, disponible en ligne : https://padeure.itch.io/the-reader-experiment. Pendant deux ans (2019-2021), j’ai expérimenté des procédés de game design avec une visée littéraire pour tenter de répondre à la question : comment écrit-on un jeu vidéo ? J’ai réalisé ce projet en parallèle d’un travail de recherche dans le cadre du parcours Recherche et Création du master RED (Recherche, Écriture et Discours) d’Aix-Marseille Université, sous la direction de monsieur Jean-Marc Quaranta. Lors de mon master 1, j’ai orienté mes expérimentations spécifiquement vers la question du rôle du texte dans les jeux vidéo, pour compléter un mémoire intitulé Le texte dans les jeux vidéo, au cœur et aux frontières du récit. Pour mon master 2, j’ai essayé d’adopter une approche de game design et de création plus globale, pour accompagner mon deuxième mémoire De la littérature au jeu vidéo : une analyse des rapports entre narration et création. Réflexions autour de la notion de tension créative. Durant ces deux années de master, je me suis lancé dans une entreprise ambitieuse (je développe moi-même en C#, j’écris les textes, je fais la plupart des graphismes et la musique…), qui a aussi le mérite d’avoir été incroyablement riche en enseignements. J’aurais aimé présenter un jeu fini, malheureusement ce n’était pas un objectif atteignable en temps et en heure étant données mes capacités, mon travail de recherche, et aussi l’investissement que m’a demandé la rédaction de ce journal. Au bout du compte, j’ai préféré concevoir un prototype poussé et réfléchi plutôt qu’un mini-jeu fonctionnel et simpliste. Je pense que c’était pour moi la meilleure façon d’expérimenter sans avoir les yeux plus gros que le ventre. Je me laisse la liberté de poursuivre The Reader : Experiment au-delà de ma soutenance pour arriver prochainement à une version jouable. Dans ce journal, je présenterai un compte-rendu de ma démarche sur deux ans, en reprenant brièvement ce que j’ai pu faire l’an dernier pour ne pas forcer une lecture de mon journal de création de master 1 et expliquer comment je suis passé de The Reader à The Reader : Experiment. 1.1 PRESENTATION DU PROJET Dans The Reader : Experiment, Adrian Carlos Cobes, un très célèbre romancier de la ville de Meddice, a disparu alors qu’il annonçait son prochain roman, une œuvre autobiographique qui promettait de nombreuses révélations. Sa maison d’édition, les Éditions Lapluy, lance le projet « The Reader » et décide de faire paraître coûte que 4 Introduction coûte le roman, alors même que l’auteur est toujours porté disparu. Dans le jeu, le joueur incarne le personnage au centre de ce projet, un individu mystérieux et ami d’Adrian C. Cobes, qui aura la tâche de reconstituer le texte du roman à partir d’archives et de ses propres connaissances. Cette histoire alambiquée sert de prétexte à un jeu d’enquête qui m’a permis de me confronter en pratique et en théorie aux spécificités de l’écriture d’un jeu vidéo. Derrière son côté farfelu, elle fait fortement écho à des problématiques d’écriture qu’on rencontre aussi bien dans la littérature traditionnelle que dans la littérature numérique, au point d’en faire par moments la métaphore. Pour rappel, « Adrian Carlos Cobes » est un anagramme d’« Alessandro Baricco » qui a publié l’essai The Game en 2018 en s’interrogeant notamment sur les rapports entre la culture littéraire et la culture vidéoludique. Et le titre initial de mon jeu, « The Reader » répond aussi à « The Game ». Mais je reviendrai plus loin sur cette dimension de mon jeu. Au début de The Reader : Experiment, l’enquête que mène le joueur est triple. Elle porte à la fois sur la disparition d’Adrian C. Cobes, sur le texte de son prochain roman, et sur l’identité de l’avatar. Le jeu lui-même est découpé en chapitres, pour que le joueur avance dans l’histoire en même temps qu’il reconstitue le roman de l’auteur disparu. J’ai conçu ma maquette en me concentrant uniquement sur le chapitre 1 parce qu’il pose déjà de nombreux défis comme : présenter au joueur ses objectifs, lui faire découvrir l’univers dans lequel il évolue et lui permettre de se familiariser avec les mécaniques de jeu. Aujourd’hui, je pense encore que les autres chapitres devraient de toute manière être construits quasiment sur le même modèle pour limiter les variations de gameplay en fonction de ce que chaque chapitre révèle au joueur. Par exemple, j’ai décidé que le chapitre 1 devait dévoiler l’identité de l’avatar pour que le chapitre 2 puisse fonctionner sur le même schéma, sauf quelques nouveautés liées à l’identité de l’avatar, et pour que le joueur ait envie de poursuivre l’aventure. J’ai envisagé la progression globale du jeu de cette façon avec un horizon de 4 ou 5 chapitres. Du côté de l’expérience de jeu, le joueur a accès à une application fictive appelée « WeRead » que j’ai imaginée dès mon master 1. Cette application permet de suivre l’avancement du projet The Reader (un chapitre est à 100% quand il est reconstitué), d’analyser les archives qui permettent de reconstituer chaque chapitre, et de rédiger le texte final. Le gameplay se base sur une bonne dose de lecture, et sur des réflexions liées à l’écriture (à défaut d’écrire vraiment dans le jeu). Le jeu se veut aussi agrémenté de nombreux dialogues entre l’avatar et les autres personnages, et parfois simplement dans l’intériorité de l’avatar (notamment lors de l’analyse des archives). J’ai fait le choix au cours de cette année de reprendre le style classique des dialogues 2D, façon visual novel, avec la tripartition décor-personnage-texte (les animations en moins). Les dialogues et « WeRead » constituent le cœur du jeu, mais il faut aussi compter d’autres mécaniques qui font partie intégrante de l’expérience que j’ai souhaitée donner à The Reader : Experiment : • Un système de classe (Fanfaron, Manipulateur, Brute) qui ouvre à des choix de dialogue différents et à des possibilités d’écriture qui dépendent des points de classe. 5 Introduction • • • • • Un système d’« activités » qui fait intervenir une carte interactive de la ville. Certaines activités sont obligatoires pour progresser dans le jeu (pour récupérer des archives), d’autres non (aller boire un verre au bar). Un système d’influence, qui permet de gérer les relations entre l’avatar du joueur et les autres personnages. Ce système est couplé à un système de « factions » ou « lectorats », qui gère les relations entre le joueur et les différents groupes qui vont lire le futur roman. Des évènements aléatoires qui viennent favoriser ou contrecarrer les plans du joueur. Dans le chapitre 1, le jeu attribuera notamment au joueur un partenaire aléatoire (Willi ou Sara) qui améliorera ou dégradera les relations entre le joueur et certains personnages en faisant l’intermédiaire, et qui peut aussi apporter de nouvelles informations au joueur. Un mini-jeu de piratage. Un lecteur de musique. La plupart de ces fonctionnalités, qui n’était pas dans mon projet de l’an dernier, a pour but d’approfondir la dimension « jeu de rôle » de The Reader : Experiment et de pousser le joueur à s’intéresser aux différents éléments de l’univers (non seulement pour l’immersion fictionnelle, mais aussi pour mieux l’orienter/le désorienter dans ses enquêtes). Ces systèmes de jeu permettent aussi faire en sorte que les choix du joueur aient de réelles conséquences dans les dialogues et dans la phase de rédaction du roman. Pour ce qui est de la part d’aléatoire, qui reste tout de même limitée, elle offre un peu plus de variabilité d’une partie à l’autre et améliore la rejouabilité. 1.2 LA NOUVELLE VERSION DE JANVIER 2021 ↑ The Reader, à la fin de mon année de master 1 ↑ L’année dernière, je me suis concentré très précisément sur le rôle que devait avoir le texte dans mon jeu, et mon prototype intégrait déjà plusieurs fonctionnalités qui allaient dans ce sens, notamment à travers l’application WeRead. Néanmoins, j’ai mis beaucoup de temps à reprendre ce prototype parce que je n’en étais pas vraiment 6 Introduction satisfait. Je trouvais la forme un peu trop austère, et au-delà du jeu avec WeRead, le design de cette version ne me semblait pas propice au développement d’une histoire qui devait impliquer l’avatar du joueur. On était face à un écran d’ordinateur fictif, et j’avais du mal à trouver comment étendre l’univers de mon jeu en dehors de cet écran sans compliquer le développement. J’avais commencé à imaginer une carte de la ville et même une application de messagerie pour que le joueur puisse mieux visualiser le monde virtuel autour de son avatar, mais je n’étais toujours pas convaincu. Notamment, je n’étais pas convaincu par le fait d’avoir des dialogues qui se dérouleraient euxaussi dans une application fictive de messagerie. J’avais trouvé l’idée intéressante au départ, dans le style d’Emily Is Away ou des fictions interactives qu’on trouve sur mobile, mais finalement elle ne me paraissait pas appropriée pour l’univers que je voulais développer, et par rapport à l’expérience de jeu que j’avais en tête. J’aurais pu poursuivre mon premier prototype de The Reader tel quel, en considérant que le texte était l’élément essentiel de mon jeu et qu’il fallait découvrir tout l’univers du jeu presque uniquement à travers lui. Mais, je n’avais pas envie de donner un rôle si important au texte au risque d’assécher le reste de mon jeu. Même si la lecture devait constituer une grande partie de l’expérience de jeu, je ne voulais pas que The Reader soit une simple liseuse, ou un hypertexte légèrement élaboré avec WeRead. J’ai donc prévu d’intégrer plus de visuels et des mécaniques explicitement ludiques qui permettraient au joueur de se rapprocher de l’univers de Meddice(cf. les fonctionnalités mentionnées plus haut). Fin janvier 2021, j’ai créé un nouveau projet Unity, The Reader : Experiment, et je suis reparti de zéro, ou presque. J’ai repris plusieurs éléments de mon prototype de master 1, en les remaniant au niveau du code, et j’ai fait de très nombreux ajouts. Ce travail de refonte est assez ingrat parce qu’il n’est pas vraiment visible sur le rendu final, alors qu’il m’a permis d’approfondir considérablement mon projet. Au-delà de certaines corrections qui m’ont permis de simplifier le code (car entre temps j’avais récupéré mes connaissances en C#), j’ai pu ajouter beaucoup de variables et de paramètres qui me permettent de modifier ma maquette rapidement pour expérimenter de nouvelles fonctionnalités ou de nouveaux éléments de l’histoire. J’ai aussi complexifié plusieurs systèmes de WeRead pour les adapter aux nouvelles mécaniques de gameplay, et j’ai commencé à développer ces nouvelles mécaniques. Le but de ce genre de maquette étant d’intégrer d’abord tous les systèmes de jeu pour pouvoir ajouter dans un deuxième temps le contenu textuel, puis la musique, les images, etc. 7 Introduction Pour donner un petit aperçu de cette refonte, voici la vue des archives dans The Reader (en haut) comparée à celle de The Reader : Experiment (en bas) : The Reader The Reader : Experiment Comme je le mentionnais plus haut, l’évolution n’est pas vraiment visible en jeu… on voit seulement que dans The Reader : Experiment j’ai simplifié l’interface et que j’ai ajouté sur la même vue l’image de l’archive. Or, si on compare maintenant les informations associées aux archives dans The Reader (à gauche), puis dans The Reader : Experiment (à droite) : On observe que j’ai changé de version d’Unity entre temps et que les archives de The Reader : Experiment sont associées à beaucoup plus d’informations que dans mon projet inital. Ces nouvelles informations sont liées au fait que désormais certaines archives ne sont pas accessibles immédiatement (certaines pourront même être verrouillées), et toutes les archives sont attachées à un certain nombre d’ « Archive Events » (ici, un seul), qui correspondent aux éléments que le joueur pourra analyser dans WeRead. Evidemment, la gestion de la disponibilité de ces archives et des Archives Events est inscrite 8 Introduction ailleurs dans le code du jeu. Encore une fois, tout ceci est le fruit d’un travail qui n’est pas vraiment visible en jeu à l’heure actuelle, mais ce sont des fonctionnalités bien présentes dans le projet, qui n’attendent que l’ajout du contenu textuel et visuel pour être exploitées. The Reader : Experiment est une véritable amélioration de mon projet de création, et j’ai pensé cette évolution en accord avec mon sujet de recherche de master 2. Dans la suite de ce journal, je vais essayer de détailler quelle a été ma démarche pour obtenir ce résultat, et comment j’ai concilié mes choix de création avec ma vision de la narration vidéoludique (et ma définition de la « tension créative »). Bonne lecture ! ↓ Vignette de The Reader : Experiment sur itch.io↓ Lien du jeu : https://padeure.itch.io/the-reader-experiment 9 Le point sur la structure narrative 2 LE POINT SUR LA STRUCTURE NARRATIVE 2.1 L’UTILITISATION DE TWINE Pendant deux ans, j’ai réfléchi à l’utilisation que je pouvais avoir de Twine (un logiciel de création de fictions interactives) pour faciliter le développement de mon projet, mais je m’en suis assez peu servi. Je l’ai utilisé pour visualiser le schéma narratif global de mon jeu, celui de certains dialogues, pour répertorier des informations concernant l’univers de Meddice et la progression de mon développement, mais j’aurais pu passer par n’importe quel logiciel de mind mapping pour obtenir le même résultat. Jusqu’au bout, j’ai préféré intégrer les textes de mon jeu directement dans Unity, ou même passer par un logiciel de traitement de texte (Word) plutôt que d’écrire en amont un scénario complet sur Twine. Peut-être que si j’avais pu disposer de vrais outils pour intégrer rapidement des textes à mon projet (en passant par des tableurs, ou directement depuis Twine) j’aurais envisagé les choses différemment, mais en ce qui me concerne, j’ai trouvé que Twine n’était pas un outil particulièrement utile pour ma démarche pour plusieurs raisons : • • • Comme les embranchements narratifs de mon jeu dépendent d’un bon nombre de variables, écrire un scénario Twine complet aurait nécessité de reproduire toute l’algorithmie déjà présente dans mon projet Unity. Pour pouvoir jauger rapidement le minutage, notamment des dialogues, et l’ambiance générale du jeu, j’ai trouvé qu’il était plus intéressant pour moi d’intégrer directement mes textes dans Unity. Pour les textes des archives, et le texte qui sert de base au chapitre 1 du roman, j’ai préféré passer par un logiciel de traitement de texte pour écrire comme je le fais d’habitude. Je prends le temps de le signaler parce que je sais que Twine est un très bon logiciel de création de fictions interactives, et à la fin de mon master 1 j’envisageais de l’utiliser davantage. C’est l’évolution de mon projet vers The Reader : Experiment qui a fait en sorte que Twine ne soit plus pour moi un outil indispensable. Je pense aussi que si je ne m’occupais pas moi-même du développement de mon jeu, de la musique, des graphismes, etc., j’aurais pu me servir de Twine uniquement comme un outil de narrative design. Mais comme je suis à la baguette sur tous les fronts, j’ai tout intérêt à centraliser, et à gérer plus ou moins en même temps la musique, les textes, les graphismes, le gameplay sur Unity. 10 Le point sur la structure narrative 2.2 UN NOYAU POUR LES GOUVERNER TOUS D’un point de vue narratif, j’ai aussi tout centralisé en un point, qu’on ne peut pas vraiment situer en jeu, mais qui correspond à la phase durant laquelle le joueur ne fait rien mais se prépare à lancer une activité, à lire une archive, à écouter une musique, etc. C’est autour de ce point, une sorte de « Standby Phase », que se déploie l’ensemble de la narration. Pour mieux visualiser cette structure, voici justement un schéma réalisé sur Twine : Le jeu s’ouvre automatiquement sur l’écran-titre (« Début »), si le joueur commence une nouvelle partie ou reprend une partie déjà en cours, il est orienté soit vers l’introduction et le tutoriel (c’est toujours le « Début » sur le schéma), soit directement vers l’écran principal du jeu. Le « Noyau » correspond à la phase de standby dans laquelle le joueur va se mettre à faire quelque chose : par exemple, sur l’écran principal le joueur va pouvoir accéder à l’application WeRead ou à la carte, sur l’application WeRead il va pouvoir analyser les archives ou simplement consulter son carnet de bord, etc. A chaque fois que le joueur enclenche une action, il va être orienté vers une « Branche ». Admettons que le joueur soit déjà sur la carte de la ville, s’il ne fait rien, on considère qu’il est en standby (dans le « Noyau »), et dès qu’il décide de se rendre à telle ou telle destination, on considère qu’il va prendre une « Branche ». Imaginons que le joueur choisisse une destination et que celle-ci corresponde à la « Branche 1 », le joueur va vivre une scène qui se déroule en 3 temps, durant laquelle il va devoir faire un choix (qui l’orientera vers la branche 1-1 ou 1-2), et qui se terminera de toute manière à la branche 1-3. Une fois la scène terminée, le joueur est à nouveau en standby, dans le « Noyau », et on peut préparer la suite. Imaginons encore que le joueur ait fait un choix décisif lors de son passage par la « Branche 1 », et qu’il ait emprunté la branche 1-2. A ce moment-là, lorsque le joueur revient en standby, au niveau du « Noyau », on peut décider automatiquement de le rediriger vers une autre branche après vérification d’une simple condition (« si le joueur est allé en 1-2 »), par exemple la « Branche 3 ». Et ainsi de suite. 11 Le point sur la structure narrative Si je reprends des éléments de l’histoire de mon jeu pour reformuler cette explication, on obtient quelque chose comme : Le joueur utilise la carte interactive pour se rendre à l’appartement d’Adrian C. Cobes dans le but de récupérer une archive essentielle (« Noyau »). Il arrive à l’appartement et se met à fouiller l’endroit (« Branche 1 »). Il récupère l’archive qu’il recherchait, à savoir un manuscrit du chapitre 1, mais à l’intérieur de ce manuscrit, le joueur trouve aussi une photo d’Adrian C. Cobes et de sa sœur. Il a le choix de la laisser à l’appartement (« Branche 1-1 ») ou de la prendre avec lui (« Branche 1-2 »). Le joueur choisit de garder la photo et quitte l’appartement (« Branche 1-3 »), puis il est automatiquement ramené à l’écran principal (« Noyau »). Comme le joueur a pris la photo (« Branche 1-2 »), le jeu déclenche automatiquement un évènement (« Branche 3 ») : l’avatar du joueur s’aperçoit qu’il a perdu la photo, elle a dû tomber du manuscrit sur le chemin du retour. Pas de chance. On verra si cela aura quand même un impact plus tard… En attendant, tant que le joueur ne se met pas à déclencher une action on considère qu’il est au « Noyau ». Je crois que cette traduction rend très explicite le potentiel de cette structure qui peut paraître barbare au premier abord, surtout avec plusieurs embranchements qui se développent autour d’un noyau, et finissent tous par y revenir. Cette configuration narrative permet vraiment d’éclater le récit, et c’est un énorme avantage pour diversifier la narration. D’un point de vue créatif, c’est aussi un outil extrêmement agréable pour expérimenter des combinaisons à l’infini. Il faut bien voir qu’une branche est susceptible de ne modifier qu’un élément du jeu comme une musique, pour moduler l’ambiance et la rendre beaucoup plus subtile : on peut par exemple décider de couper la musique du jeu après un évènement particulièrement dramatique, ou au contraire, de lancer une musique épique lorsque l’intrigue atteint son climax, etc. De manière générale, en réfléchissant à une narration « ambiante », j’envisage toujours deux options qui peuvent être complémentaires : soit faire intervenir un évènement du scénario (dialogue avec un personnage), soit faire intervenir un changement dans la mécanique du jeu (changement de musique), soit les deux. Cela se trouve même dans l’architecture de mon projet, j’ai programmé des objets qui gèrent uniquement le scénario, des objets qui gèrent uniquement la musique, et des objets qui gèrent plutôt « le reste 1 », et ils peuvent intervenir à n’importe quel moment sur commande. Aujourd’hui, j’ai vraiment très peu de manipulations à faire pour ajouter une branche ou plusieurs branches à la narration de mon jeu, il me faut simplement du temps pour en concevoir le contenu. C’est aussi en ce sens que je considère que ma maquette est assez aboutie. On pourra néanmoins me reprocher, surtout après deux ans pour ne produire qu’une simple « maquette », de ne pas avoir su faire suffisamment de choix dans la conception de mon jeu, et de m’être laissé aller trop longtemps dans la perspective infinie des possibles de la création. Cependant, j’ai une bonne excuse à ce sujet, puisqu’il s’agit d’une posture que j’étudie dans mon mémoire de recherche de master 2. J’ai volontairement pris mon temps pour voir dans quelles mesures cette posture était bénéfique et dans quelles mesures elle ne l’était plus. Au bout de ces deux ans, 1 Je suis bien obligé de passer sur les détails… 12 Le point sur la structure narrative j’ai beaucoup hésité, aussi parce que je menais un travail de recherche en parallèle, et j’ai fini par me stabiliser sur cette structure narrative, et globalement sur la maquette que je présente ici. Si cela m’a pris autant de temps, c’est d’abord parce qu’il m’a fallu explorer et tester mes capacités et les outils que j’avais à ma disposition. En sachant que mes capacités et mon matériel ont évolué pendant cette période, ce qui m’a permis d’envisager progressivement de nouvelles améliorations. Ensuite, comme le jeu vidéo est selon moi un médium qui permet un véritable partage créatif entre les concepteurs et le joueur, j’ai essayé de trouver une forme qui représenterait métaphoriquement ce partage. De la même manière que mon jeu porte le même nom que le projet d’écriture auquel est confronté le joueur, j’ai voulu faire, un peu comme une mise en abyme, un jeu dont l’histoire se déroule de la même façon que je l’ai imaginée. Cette structure narrative représente la façon dont j’ai envisagé l’histoire de The Reader : Experiment, par étapes, avec des évènements qui se succèdent les uns aux autres, entrecoupés de petites pauses (« Standby Phases »). J’ai imaginé le cœur de mon projet (la reconstitution du texte d’un roman), puis les proportions que cette quête pouvait prendre pour l’avatar du joueur, selon cette même structure avec un noyau. C’est une représentation de ma façon de penser l’histoire du jeu, dans laquelle je m’appuie d’abord sur des éléments acquis, qui forment un socle, un noyau, à partir duquel j’étends la narration, parfois sur plusieurs embranchements, avant de revenir à ce noyau pour récapituler, et repartir ensuite, etc. Pour progresser dans la création de mon histoire, j’ai fait moi-même constamment des allers-retours entre ce que j’avais déjà produit et ce que je voulais ajouter, c’était cette manière d’explorer la narration que je voulais partager à travers The Reader : Experiment, et c’est pour cette raison que cette structure narrative a fini par m’apparaître idéale. J’ai mis deux ans à assumer cette position, à convenir que c’était ce que je voulais pour mon projet, à trouver des moyens de la mettre en pratique, et à la penser par rapport à mes recherches sur la narration vidéoludique. En tant qu’écrivant, je considère aussi que c’est un bel accomplissement parce que cette démarche m’a demandé de décortiquer assez profondément ma façon de raconter des histoires, pour être capable de la simplifier sous la forme de ce schéma, et la traduire en langage algorithmique. Cet aspect diffère beaucoup de la narration que j’imaginais pour mon projet l’an dernier, je ne pensais absolument pas concevoir un système aussi complexe. On le voit très bien d’ailleurs dans mon journal de création de master 1, en comparant la structure actuelle de The Reader : Experiment à celle que je mettais en avant pour le début du projet (cf. image cicontre). 13 Le point sur l’histoire 3 LE POINT SUR L’HISTOIRE Cette année, j’ai conçu mon projet de création dans le but d’exploiter au maximum cette idée de partage créatif, que je développe dans mon mémoire de recherche, et qui correspond au désir et au pouvoir de création qu’un artiste transmet à son public à travers ses œuvres. Pour tenter d’approfondir ce partage créatif dans The Reader : Experiment, ma démarche a été de concevoir une expérience de jeu qui se rapproche le plus possible de ma propre expérience de création en ayant recours à la fiction. Pour rappel, l’histoire de mon jeu se déroule dans un univers fictif, la ville de Meddice, que j’ai commencé à imaginer bien avant ce master (en 2017). J’ai choisi de reprendre cet univers parce que c’était pour moi l’occasion de travailler sur une question qui me tient beaucoup à cœur : comment développer un univers fictionnel (dans un jeu vidéo) ? Même si ce sujet n’est pas vraiment au centre de mes mémoires de recherche, au cours de mon master 2, j’ai eu l’occasion de réaliser deux travaux sur le Silmarillion de J. R. R. Tolkien, et depuis de nombreuses années j’ai une véritable passion pour les mondes imaginaires, les mondes narratifs, tout ce qui permet leur genèse et leur déploiement dans des œuvres de fiction. Avec The Reader : Experiment, j’ai eu l’opportunité de réfléchir consciencieusement à la manière dont je voulais m’y prendre pour faire découvrir l’univers de ma ville fictive, et j’ai fini par me stabiliser sur une façon de faire, après avoir établi la structure narrative présentée précédemment. Par rapport à mon idée de partage créatif, l’univers de Meddice était déjà un atout en lui-même pour ma démarche, parce qu’il s’agissait d’un univers inachevé et laissé en suspens depuis plusieurs années. En 2017, j’avais commencé à imaginer cet univers pour créer une fiction interactive. Il était donc déjà prévu, dans une certaine mesure, pour une expérience interactive. Je le considérais comme mon laboratoire de création, dans lequel je pouvais expérimenter l’écriture d’intrigues interactives. De fait, partager cet univers à travers The Reader : Experiment représentait l’occasion pour moi de transmettre au joueur mon laboratoire de création. Et lui donner la possibilité de modifier cet univers, grâce à des archives et grâce à un texte qu’il doit recomposer, revient à lui partager, presque directement, ma manière d’écrire. Mon jeu ne reproduit pas ce que j’avais commencé à faire en 2017. J’ai dû reprendre et adapter beaucoup d’éléments qui ne correspondaient plus à ce que je voulais faire, qui me paraissaient trop simples, mal pensés, etc. J’ai donc d’abord travaillé avec mes propres archives pour retrouver l’atmosphère, les lieux, les personnages que j’avais inventés. J’ai relu les textes, les notes que j’avais écrits, et au lieu de reprendre exactement la même intrigue pour The Reader : Experiment, j’en ai inventé une nouvelle qui pouvait se greffer sur celle déjà existante. C’est de cette façon que je suis arrivé au pitch que j’ai présenté en introduction, et que mon jeu se focalise sur la disparition d’Adrian C. Cobes et la reconstitution de son roman. 14 Le point sur l’histoire 3.1 REPRENDRE SON PROPRE UNIVERS Je reconnais avoir sous-estimé, surtout l’an dernier, la quantité de travail que pouvait représenter la reprise d’un univers fictionnel déjà existant. Alors que j’étais parfaitement au courant que faire évoluer un univers sur plusieurs années pouvait provoquer des incohérences, notamment après avoir travaillé sur J. R. R. Tolkien, j’ai rapidement été confronté à cette problématique. Cependant, je ne me suis pas retrouvé dans cette situation en étant complètement naïf. J’ai aussi cherché à rencontrer ce problème pour pouvoir en jouer. Pour que mon univers conserve son caractère de laboratoire de création, il m’a paru important d’éviter de le figer tout de suite. Il me fallait arrêter certains éléments, et en laisser d’autres en l’état, en suspens, pour mieux imaginer les différents embranchements que pouvait prendre l’histoire, et ne pas trop diriger le joueur ensuite dans le jeu. Attention spoilers : je divulgâche l’intrigue de mon jeu jusqu’à la fin de cette partie. Concrètement, j’ai réutilisé l’intrigue que j’avais imaginée en 2017 pour définir le passé proche de l’univers de mon jeu, et notamment le passé de l’avatar du joueur. Dans mon texte interactif de 2017, intitulé « L’étendue des sens », le lecteur était amené à suivre l’histoire d’un personnage appelé Maxim Roben, et c’est ce personnage que le joueur incarne dès le début de The Reader : Experiment sans le savoir. L’histoire de ce personnage n’est pas particulièrement originale, elle est même plus ou moins inspirée d’un certain Bruce Wayne de Gotham City (alias Batman) : Maxim Roben est le fils d’un grand chef d’entreprise qui a aussi été élu maire de la ville, alors qu’il n’est encore qu’un jeune adolescent, ses parents sont assassinés, et il est contraint de fuir chez ses grands-parents à l’étranger. Dans « L’étendue des sens », mon texte racontait le retour de Maxim Roben à Meddice quelques années après. Mon objectif, volontairement caricatural, était de faire vivre des péripéties incroyables à ce personnage, dans le style d’un roman noir pour adolescents, et que le lecteur se sente maître de l’aventure. Voilà. Je vais expliquer maintenant comment le récit de The Reader : Experiment se situe par rapport à cette base. Pour lier l’histoire d’Adrian C. Cobes et celle de Maxim Roben, j’ai eu recours à une astuce toute simple, qu’on découvre au cours du chapitre 1, et qui a été la source des incohérences que j’ai rencontrées ensuite. J’ai décidé que « L’étendue des sens » n’était plus un de mes textes, mais une saga littéraire rédigée par Adrian C. Cobes, et que c’était cette saga qui l’avait rendu célèbre. J’ai eu cette idée l’an dernier, et j’ai commencé à la mettre en pratique en rédigeant des archives pour mon jeu. Mais j’ai été négligeant sur certains détails, c’est ce qui m’a forcé cette année à revoir la chronologie de mon univers, sa géographie. J’ai dû réinventer des noms propres, des personnages, reprendre le déroulé de certains évènements importants, etc. Je peux dire que, comme pour mon projet Unity, j’ai dû aussi entamer une refonte de mon univers fictionnel. Cela m’a pris du temps, mais c’est ce qui m’a permis de reprendre en main cet univers que j’avais presque abandonné. C’est grâce à ce travail de refonte que j’ai finalement pu adapter l’histoire, la géographie, etc., aux enjeux spécifiques de mon projet de création. 15 Le point sur l’histoire En résumé : Dans The Reader : Experiment, le joueur incarne sans le savoir Maxim Roben. Ce dernier, fils d’un maire controversé, revient à Meddice en 2013, 5 ans après l’assassinat de ses parents et sa fuite à l’étranger. Son retour se passe mal, au moins dans un premier temps, puisque le 5 décembre de la même année, les médias annoncent sa mort. Les journalistes parlent d’un accident sur la Grande Rue (voie principale de la ville), mais en réalité, personne ne sait vraiment s’il s’agit de lui. La victime n’est pas clairement identifiée, et certains doutent même que Maxim Roben existe réellement, car les traces de son identité ont été effacées lors de sa fuite à l’étranger 5 ans plus tôt. Maxim est bien réel et vivant, puisque le 27 décembre, il rencontre Adrian C. Cobes (c’est ce qu’on découvre à la fin du chapitre 1), et les deux hommes se lient d’amitié en poursuivant un objectif commun. Trois ans plus tard, Cobes publie le premier tome de L’étendue des sens, sur la vie clandestine de son nouvel ami, et le livre remporte un grand succès comme le reste de la saga, mais il est reçu majoritairement comme une fiction. Jusqu’en décembre 2020, Cobes profite quand même de son succès, il devient même une véritable star. Puis, il disparaît sans laisser de traces alors qu’il avait annoncé un roman autobiographique dans lequel il ferait de nombreuses révélations. Ce roman est attendu par toute la ville, et les Éditions Lapluy décident le 21 janvier 2021 de préparer sa publication alors que le romancier est toujours porté disparu. C’est le début du projet « The Reader », que Maxim Roben intègre quelques jours plus tard (le 23 janvier), en se faisant passer pour Tedd Woepher, le correcteur attitré de Cobes. Maxim Roben se doute bien que la disparition de son ami est liée à ce projet de roman, et il a la ferme intention de tirer cette affaire au clair, voire de retrouver l’auteur disparu. Dès 2017, Maxim Roben était pour moi un personnage avec un fort potentiel ludique, parce qu’il est contraint de vivre sous les radars, il est la cible d’un puissant complot visant à le faire disparaître, et il est animé d’un fort instinct survie doublé d’un attachement presque mystique à sa ville natale qui le pousse à rester sur place et écarte toute possibilité de fuite. C’est un personnage qui est très malléable, parce qu’il doit changer fréquemment d’identité, et il peut donc facilement être incarné différemment d’un joueur à un autre. C’est aussi un personnage qui est fait pour provoquer de la tension narrative, à travers des intrigues toujours plus rocambolesques. De fait, en liant son destin à celui d’Adrian C. Cobes, je me suis aperçu que je pouvais représenter métaphoriquement les liens entre tension narrative et tension créative à travers la relation entre ses deux personnages. Pour moi, l’histoire que j’ai inventée en 2017 sur Maxim Roben représente le degré zéro, si j’ose dire, de la narration et même de la narration interactive : toujours plus de péripéties, durant lesquelles le joueur fait quelques choix, dont des choix moraux, et progresse dans l’histoire en s’attachant émotionnellement aux personnages et à l’univers. Pour The Reader : Experiment, j’ai le sentiment d’avoir ajouté une dimension créative à la narration elle-même. Le joueur incarne toujours Maxim Roben, il suit son parcours émotionnellement fort, mais dans le même temps il participe explicitement à une entreprise de création littéraire qui pousse à la réflexivité, puisqu’elle fait écho à mon travail de création. 16 Le point sur l’histoire Je n’irais pas jusqu’à dire que l’expérience de jeu est meilleure et plus subtile de ce fait-là, d’autant plus que je force le trait avec la réflexivité, mais elle est plus appropriée au propos de mon projet. Évidemment, un joueur qui n’a pas tellement envie de s’investir dans une entreprise de création, qui plus est littéraire, sera rebuté par cette dimension. 3.2 IMAGINER, EXPLORER ET DONNER VIE Je pense que le fantasme des écrivains démiurges est de devenir concepteur de jeux vidéo. Malgré les nombreux inconvénients, développer un jeu de A à Z soi-même est très gratifiant, c’est une expérience incroyable que de donner une vie autonome à un univers qu’on imagine, d’écrire en langage informatique toutes les règles qui le régissent et qui permettent de le façonner au-delà du texte2. C’est ce sentiment qui m’a donné envie d’aller un petit peu plus loin cette année dans l’aspect « jeu de rôle » de mon jeu, et dans la conception de ses graphismes et de sa musique. J’ai eu la chance au début de 2021 de pouvoir mieux m’équiper que l’année précédente, j’ai aussi pris le temps de me remettre dans les documentations C# et Unity, et j’ai été immanquablement tenté par le fait de pouvoir en faire plus. On pourrait me le reprocher, en estimant que ce travail de game design n’était pas nécessaire pour un travail de création littéraire. Mais je ne suis absolument pas de cet avis. Par expérience, je sais que le game design ouvre énormément de nouvelles possibilités à la littérature, et il serait ridicule de ne pas s’en emparer même au-delà du texte. C’est précisément ce que j’ai cherché à montrer pendant ces deux ans de master, en recherche et en création, avec la conviction que la littérature sera fortement influencée par le game design dans un futur proche, que les études littéraires le veuillent ou non. Cependant, je reconnais que pour ce projet de création un jeu textuel aurait été parfaitement envisageable, et c’est même la piste que je privilégiais lors de mon master 1. Seulement, et c’est ce que je vais montrer ici, il était dans mon intérêt de concevoir comment le joueur explorerait le monde de Meddice, et comment je pouvais lui donner vie au-delà du texte. De toute manière, pour arriver à me représenter mon propre univers, j’ai eu recours au dessin et à la musique avant même de commencer à développer le jeu. Pour rester dans une logique de partage créatif, et dans ma perspective de recherche et création, selon moi il aurait été aberrant que je n’exploite pas ces ressources dans mon projet. Leur intégration n’était pas si difficile à préparer, même si cela m’a pris du temps, et qu’il a fallu que j’adapte l’architecture de mon projet. Le bénéfice me semble assez conséquent à la fois pour l’expérience de jeu et sa conception. Je me suis trouvé beaucoup plus à l’aise pour imaginer l’histoire une fois que je pouvais intégrer mes dessins et mes musiques. Je me suis donc mis à expérimenter dans le sound design et le concept art, très modestement. Je n’y ai pas non plus consacré l’essentiel de mon temps. Mais cela L’évolution du développement informatique de mon projet a été suffisamment riche pendant ces deux années que je pourrais lui consacrer un autre journal. Mais pour des raisons de vulgarisation, et pour ne pas m’ajouter du travail supplémentaire, je n’en parle que très peu ici. 2 17 Le point sur l’histoire m’a permis d’étendre progressivement le narrative design de The Reader : Experiment au-delà des archives, des textes des dialogues, et du roman à reconstituer. L’histoire de mon jeu devait passer aussi par les images et les musiques pour poser l’ambiance, et faire entrer le joueur dans la fiction. Je regrettais que mon projet de master 1 n’aille pas assez loin sur cet aspect, et j’ai simplement imaginé qu’au lieu de représenter uniquement un écran fixe, le jeu allait superposer des éléments appartenant à une sorte de téléphone ou de tablette, et des éléments qui en sont extérieurs. L’écran principal et ses applications comme WeRead appartiennent à la tablette (cf. image ci-dessous), mais les dialogues se situent en dehors puisqu’on voit apparaître les personnages (cf. images en bas de page), souvent devant un décor etc. Grâce à ce changement, il me semble que l’expérience de jeu de The Reader : Experiment est désormais beaucoup plus dynamique (et avec des animations, cela aurait été encore mieux). L’histoire et l’univers ne se devinent plus seulement entre les lignes, ce qui est aussi un avantage pour l’écriture, puisqu’elle peut se permettre d’éluder davantage certaines descriptions et détails. L’imaginaire du joueur est directement stimulé par ce qu’il voit apparaître à l’écran, avant même de commencer à lire. Je vais aborder tous ces éléments relevant de la « direction artistique ». En ce qui concerne spécifiquement l’écriture du jeu, je réserve mes remarques pour la fin de ce journal. ← Test graphique sur Procreate (iPad). ← Résultat en jeu « dans la maquette ». 18 Un peu d’art hétéroclite 4 UN PEU D’ART HETEROCLITE Je consacre quelques mots aux choix artistiques que j’ai faits pour cette maquette, parce qu’ils sont en accord avec la façon dont s’est déroulé le projet, et ce que je viens de présenter de l’univers de Meddice. Je n’ai jamais travaillé sur une durée aussi longue sur un même univers, et j’ai essayé de tirer parti de cette nouvelle expérience pour expérimenter avec la composition graphique et musicale. A l’heure actuelle, le rendu de ma maquette est (à mon avis) assez homogène, mais comme le montre la couverture de ce journal de création, et l’évolution depuis mon master 1, la charte graphique de mon projet a été très instable. Avec The Reader : Experiment, je me suis dirigé petit à petit vers un rendu assez standardisé, en reprenant le style visual novel, même si mon style de dessin se rapproche plus de la bande dessinée que des mangas. Comme le montre mon illustration d’Ève Lapluy, la directrice des Éditions Lapluy, il faut bien voir que la direction artistique influence fortement la narration (cf. image cicontre). Chaque parti pris dans cette illustration, que ce soit la pomme, la coiffure, la ceinture, ou même la pose du personnage, donne des indications au joueur et éventuellement des indices sur son enquête. Avant d’intégrer ce genre d’élément dans le jeu, il faut prendre le temps de la réflexion, et d’ailleurs, j’hésite toujours à représenter Ève Lapluy de cette façon, c’est la raison pour laquelle ce dessin n’est pas dans la maquette pour le moment. Ensuite, je me suis interrogé plusieurs fois sur le style que j’avais envie d’adopter (cf. les deux représentations de Tom Fraikin « Fox » qui encadrent ce paragraphe). Je me suis demandé si j’avais envie de garder le même style pour chaque personnage, ou s’il pouvait y avoir un intérêt à changer de style. Pour l’instant, seul l’avatar du joueur est représenté différemment. On le voit au-dessus du titre, sur la couverture de ce journal. 19 Un peu d’art hétéroclite A chaque fois, je dois surtout me demander quelles indications mes choix artistiques donnent au joueur, et si ces choix correspondent à l’ambiance que je souhaite proposer en jeu. C’est vrai pour le character design, pour les décors, et c’est aussi vrai pour la musique. J’ai rencontré davantage de difficultés de ce côté-là, parce que j’ai commencé à composer très tôt au début du projet (alors que j’ai attendu de pouvoir utiliser Procreate pour commencer l’illustration en 2021). J’ai composé quelques pistes qui ne correspondent plus du tout à ma vision du jeu actuelle, ou qui ne correspondent pas à l’ambiance du chapitre1. C’est en partie pour cette raison que j’ai intégré un lecteur de musique à l’intérieur du jeu, c’est une façon de laisser le choix au joueur. Pour qu’il soit plus facile, en attendant, de naviguer entre les pistes, voire de couper la musique si jamais elle ne va pas avec ce qu’il se passe en jeu 3 . Cependant, il y a quand même quelques passages musicaux obligatoires, et des pistes que je sais que je vais pouvoir intégrer dans telle phase et telle phase de jeu plus tard. Mais je reconnais que l’ambiance sonore (aussi à cause du mixage probablement…) est plus hétéroclite que l’ensemble de mes illustrations. Au départ, j’avoue avoir eu peur de présenter un rendu trop hétérogène, et je ressentais toujours le besoin de « lisser » mes productions, pour que le résultat paraisse plus abouti. L’effet qui filtre toute la maquette en nuances de gris sert justement à uniformiser l’ensemble. Mais, je commence à penser que mon jeu gagnerait peutêtre en personnalité, si je me laissais mélanger les styles. Il faudrait tout de même que ce soit maîtrisé, mais une direction artistique plus hétéroclite aurait l’avantage de renforcer l’aspect « laboratoire de création », et le caractère hétéroclite de l’univers de Meddice (qui me vient de nombreuses références), ainsi que le caractère hétéroclite du gameplay. Affaire à suivre… (Pour l’instant, il n’y a que les boutons du lecteur musique qui ne sont ni de moi, ni des assets de base d’Unity… je n’ai pas encore pris le temps de les refaire moi-même…4) Malgré tout, je l’ai surtout fait pour des questions de gameplay, et je m’en explique dans la partie suivante. 4 Daniele De Santis : https://www.iconfinder.com/iconsets/audio-sound-and-video. 3 20 L’écriture du gameplay ? 5 L’ECRITURE DU GAMEPLAY ? 5.1 PRESENTATION DES MECANIQUES DE JEU Il est intéressant de remarquer que mon jeu ne propose pas de mécaniques spécialement originales, dans le sens où la plupart du temps il s’agit juste de cliquer sur des boutons (c’est simple à coder). Mais comme le contexte dans lequel interviennent ces mécaniques est assez farfelu, il me fallait réfléchir à comment les introduire pour qu’elles soient comprises par le joueur, et qu’elles paraissent pertinentes et plaisantes à jouer. C’est le rôle de l’introduction du jeu (qu’on découvre en lançant une nouvelle partie), et je reconnais qu’elle est classique, puisqu’elle est même suivie d’un tutoriel dialogué en bonne et due forme. Mais, j’ai volontairement fait une introduction assez caricaturale pour qu’elle puisse être claire, et frôler la parodie. J’ai complètement changé l’introduction par rapport à mon projet de master 1, en conservant toutefois quelques constantes, notamment l’interface console, presque en mode texte (cf. image au-dessus). C’est un léger clin d’œil aux premières fictions interactives et à l’immersion dans la matrice… et aussi à mon mémoire de recherche de l’an dernier. Cette séquence permet de mettre rapidement en place l’histoire et de paramétrer la partie. Sur l’écran précédent, le joueur a déjà choisi son pseudonyme (« Neo »), il va désormais pouvoir choisir sa classe : (J’ai écrit ce dialogue pour m’amuser avec ma typologie des textes vidéoludiques de l’an dernier… Les classes sont mentionnées en majuscules mais pas avec leur vrai nom… ce qui donne un mélange intra- et extradiégétique avec le jeu de mots « tu crois que tu joues dans quelle catégorie ? » …) 21 L’écriture du gameplay ? Je crois que la présentation de ces classes (Fanfaron, Manipulateur, Brute), qui sont censées représenter la personnalité de l’avatar, produit un léger effet de surprise (cf. ci-contre à gauche). Elles paraissent décalées par rapport au jeu de lecture et d’écriture qui va suivre. Et en tout cas, elles rompent radicalement avec le ton qu’adoptait mon projet l’an dernier. Souvent dans les jeux vidéo, le choix de classe n’influe que très peu sur l’histoire, il change surtout le gameplay (quand il change quelque chose). Pour The Reader : Experiment c’est l’inverse, les classes n’influent que sur l’histoire au niveau des dialogues et de la reconstitution du texte d’Adrian C. Cobes. Mais cela n’est pas indiqué au joueur, je préfère qu’il le découvre par lui-même ensuite. La sélection de la classe ouvre automatiquement une boîte de dialogue qui d’ailleurs n’explique rien, mais qui exagère l’importance du choix que vient de faire le joueur (cf. ci-contre à droite) : « Espérons que vous ne le regretterez pas… ». Le dialogue d’introduction se poursuit, et le joueur a immédiatement la possibilité de faire son premier choix de dialogue exclusif , propre à la classe qu’il a choisie : Cela permet de montrer qu’il pourra facilement distinguer les choix exclusifs à sa classe (dont le nom est mentionné entre crochets) des choix basiques, communs à toutes les classes. Encore une fois, c’est une façon de faire tout à fait classique, qu’on retrouve partout dans les dialogues de RPGs, notamment dans les Fallout, Divinity, etc. Ici, dans The Reader : Experiment, ce premier choix a déjà une conséquence (ce n’est donc pas un faux-choix) qui permet d’établir le statut de la relation entre l’avatar du joueur et son interlocuteur (à savoir, Tom Fraikin « Fox », le leader des Angry Nerds). Ce système de « comportement des personnages » est lui-aussi présenté (cf. ci-dessus à droite) au joueur rapidement 22 L’écriture du gameplay ? grâce à une boîte de dialogue. Enfin, l’introduction se termine et bascule vers le tutoriel (qui est facultatif). Le tutoriel dialogué permet de faire le tour des fonctionnalités de l’application WeRead, qui sont les moins intuitives du jeu. Il permet aussi de montrer au joueur comment se déroulent les dialogues, et de lui faire voir une première fois l’illustration de Tom (on quitte définitivement l’interface console de l’introduction). 5.2 LE ROLE DES CLASSES L’introduction des classes de The Reader : Experiment a beau être un peu loufoque, j’ai imaginé ce système avec des objectifs précis. Le premier objectif est évidemment de pouvoir personnaliser davantage le parcours du joueur en lui proposant trois voies différentes, qui vont correspondre à la personnalité de son avatar : • • • Si le joueur souhaite que son personnage se comporte de manière excentrique, parfois au mépris des autres personnages et des objectifs que lui impose le projet « The Reader », il pourra choisir la classe Fanfaron. Si le joueur souhaite exploiter davantage les relations avec les autres personnages pour en tirer profit à la fois pour son avatar et l’avancement du projet « The Reader », il pourra choisir la classe Manipulateur. Enfin, si le joueur a surtout envie de traverser l’histoire du jeu comme un bourrin, sans forcément prêter attention aux relations de son avatar avec les autres personnages, il pourra choisir la classe Brute. Chaque classe permet d’accéder à des interactions exclusives avec certains personnages, qui pourront faciliter ou ralentir la progression du joueur, ou qui n’apparaitront que comme des extras. En plus de cet objectif, certains de ces choix permettront au joueur de collecter des points de classe, qu’il pourra dépenser lors de la rédaction du texte final de chaque chapitre à reconstituer. 23 L’écriture du gameplay ? Les classes ne représentent pas uniquement la personnalité de l’avatar du joueur, elles définissent également trois styles d’écriture différents : • • • Fanfaron : un style lyrique qui plaît beaucoup à certains, et déplait fortement à beaucoup d’autres. Manipulateur : un style mesuré, subtil, susceptible de leurrer la plupart de ses lecteurs. Brute : un style sans filtre, incisif, et parfois maladroit, qui ne manque pas de faire polémique. Lorsque le joueur arrivera à l’étape de rédaction d’un chapitre, il aura accès à des choix de rédaction, dont certains seront exclusifs à sa classe et qu’il pourra débloquer en fonction du nombre de points qu’il aura récoltés. Cela oblige le joueur à faire des choix dans les dialogues liés à sa classe, pour que le comportement de son avatar justifie ses choix de rédaction. Si le joueur ne prend aucune option de la classe qu’il a choisie dans les dialogues, il n’aura accès à aucun choix de rédaction en lien avec sa classe, et il devra se contenter des choix communs aux trois parcours. Pour le moment, aucun choix ne permet de récupérer des points de classe dans la maquette. Pendant l’introduction, le choix de classe présenté au joueur ne rapporte aucun point. Lorsqu’un choix de classe pourra rapporter des points au joueur, il le verra dans la mention entre crochets : « [Manipulateur +1] », « [Fanfaron +2] », « [Brute +1] », etc. 5.3 RELATIONS AVEC LES PERSONNAGES, LECTORAT ET FACTIONS Le système de classe va de pair avec le système de « comportement des personnages », que j’appelle aussi « système d’influence ». En fonction des actions, des choix du joueur, les personnages vont réagir différemment face à son avatar, ce qui va influencer le statut de leur relation. J’ai imaginé un tableau basique pour définir les différents statuts que peut avoir une relation : Ces statuts ne sont valables qu’individuellement pour chaque personnage que croise l’avatar du joueur, et pourront déterminer le déroulement de certains dialogues et de certains évènements. Mais il existe aussi, en parallèle de ce système, un système d’influence auprès de factions, qui définit les relations entre l’avatar et des groupes de personnages (comme les Éditions Lapluy, les Angry Nerds, le M.A.D., etc). Dans l’histoire de The Reader : Experiment, le roman autobiographique d’Adrian C. Cobes est très attendu par toute la ville de Meddice, qui constitue donc le lectorat du joueur. Ce dernier aura intérêt à satisfaire une grande partie de son lectorat, et surtout à éviter de contrarier certaines factions (notamment les Éditions Lapluy qui sont à l’origine du projet). J’ai approfondi ce système en faisant en sorte que certains 24 L’écriture du gameplay ? personnages soient considérés comme des leaders de factions, ce qui fait que si le joueur est en bons termes avec eux, il gagne un bonus d’influence envers leur faction (+25 i, « i » pour « points d’influence), et à l’inverse, il peut aussi subir un malus (-25 i). Ensuite, les différentes factions qui composent le lectorat du joueur ne s’entendent pas toutes entre elles : par exemple, si le joueur s’entend bien avec les Éditions Lapluy, il s’entendra moins bien avec la P.G.M. (« Police Générale de Meddice ») … Une fois établi, ce réseau permet de faire en sorte que l’univers « réagisse » (même si c’est simulé très schématiquement) au parcours du joueur. Ce contexte oblige dans une certaine mesure le joueur à réfléchir à deux fois avant de faire des choix de classe, qui seront toujours beaucoup plus impactants que des choix basiques, et cela se traduira dans le texte qu’il produira à la fin de chaque chapitre (puisque les choix de classe sont limités en fonction du nombre de points récoltés). Ce réseau de relation entre l’avatar et tous les personnages de l’univers est un outil essentiel pour faire de The Reader : Experiment un laboratoire de création en parallèle de l’histoire qui s’y déroule. S’il peut sembler détaché ou trop éloigné au départ des problématiques d’écriture que pose l’expérience de jeu, il les renforce en réalité grâce à la complémentarité du système de classe, des dialogues et des autres fonctionnalités. NB (spoiler) : aucune conséquence ne sera suffisamment dramatique pour provoquer un « game over », ce n’est pas du tout dans l’intérêt de l’expérience de jeu à mon avis. Mais j’imagine que des situations pourraient potentiellement mener à la mort de certains personnages. Ensuite, si vous vous demandez comment la ville de Meddice peut constituer le lectorat d’un roman qui n’a pas encore été publié… il faut penser que, comme souvent pour les choses attendues impatiemment par une masse de personnes, il va y avoir des fuites… 5.4 LA MAGIE DE L’APPLICATION WEREAD De la même façon que la « tablette » dont dispose l’avatar du joueur lui permet de suivre en temps réel le statut de sa relation avec ses contacts et avec son lectorat, l’application WeRead est une application magique (elle n’est pas complètement crédible du point de vue de l’univers fictionnel, mais elle est indispensable à l’expérience de jeu). C’est LA « fonctiona – litté », l’élément qui centralise finalement tout le jeu littéraire de The Reader : Experiment. Je n’irai pas très précisément dans les détails de son fonctionnement, puisque j’ai quasiment repris la logique de ce que j’avais fait l’an dernier, et ça n’a donc pas été l’essentiel de mon travail cette année (d’ailleurs, si vous le désirez, le tutoriel du jeu offre une visite guidée plus rapide et efficace de l’application). A tel point que pour la partie rédaction, je n’ai même pas encore pris le temps d’intégrer le code de mon projet précédent pour la maquette, puisque je sais que je vais refaire exactement la même chose et que j’ai juste à l’adapter à la nouvelle architecture… j’ai préféré consacrer mon temps au développement des vraies nouveautés. 25 L’écriture du gameplay ? Le fonctionnement global de l’application WeRead est relativement simple, il synthétise l’objectif du joueur en trois étapes : collecter des archives, les analyser et rédiger le texte final pour reconstituer le chapitre. Pour cette raison, l’application est désormais composée de trois onglets (en dehors de l’écran qui permet de sélectionner un chapitre en particulier). Le premier onglet offre une vue générale de la progression du chapitre (cf. ci-contre, ne faites pas attention au «é» en surbrillance, je n’aurais jamais dû choisir cette police de caractères…). Sur cet onglet, le joueur a accès à un carnet de bord qui répertorie ses actions et ses découvertes liées à l’avancement du chapitre. En dessous de la barre de progression, un bouton permet de le guider vers l’étape qui lui permettra de faire avancer cette barre (ici, « Accéder à l’onglet « Archives » »). Le deuxième onglet est justement l’onglet consacré aux archives. C’est ici que le joueur trouvera la liste des archives qu’il devra analyser pour pouvoir reconstituer le chapitre. Comme je le mentionnais en introduction, certaines archives ne seront pas disponibles d’emblée. Dans ce cas, l’application affichera au joueur ce qu’il devra faire pour la récupérer. Le fonctionnement de l’analyse des archives a également évolué depuis mon projet de master 1, il est presque devenu un mini-jeu de recherche d’indices. Une image représentant vulgairement l’archive est affichée à droite, lorsque le joueur y déplace le curseur de sa souris il déclenche petit effet de loupe, et lorsqu’il passe audessus d’un indice, il peut cliquer dessus, ce qui débloquera le bouton « Analyser » en bas à gauche de la fenêtre, qui enclenchera à son tour « l’Archive Event » correspondant à l’indice découvert. 26 L’écriture du gameplay ? Enfin, le dernier onglet de l’application WeRead sert à la rédaction du texte du chapitre. Le principe est le même que l’an dernier : à gauche, le texte que le joueur devra taper (en appuyant sur n’importe quelles touches), à droite, l’espace sera réservé pour les choix de rédaction. Rien de plus, rien de moins. A moins que le joueur puisse débloquer à un moment, grâce à son comportement avec certains personnages, une sorte de « plug-in » qui lui permettrait de voir à l’avance les conséquences de ces choix… qui sait. 5.5 A QUOI SERVENT LES MINI-JEUX ? J’ai deux avis légèrement opposés sur la question des mini-jeux : 1) Il n’y a rien de plus ennuyeux qu’un mini-jeu qui ne sert qu’à ajouter du gameplay que pour ajouter du gameplay. Parce que de toute manière ce sera un gameplay simpliste qui deviendra rapidement lassant. 2) Personnellement, j’aime beaucoup quand les mini-jeux passent pour des « gadgets », et qu’ils apportent un peu plus de crédibilité au monde virtuel. Si j’ai voulu donner une « tablette » à l’avatar du joueur, c’est parce que j’ai été inspiré notamment par le PDA dont dispose le personnage dans GTA : Chinatown Wars sur DS. De même pour la carte interactive, et si j’ai pensé que le joueur pourrait se rendre à certains endroits, par exemple juste pour que l’avatar puisse boire un verre, c’est parce que je trouve que dans des jeux comme ceux de la série des Yakuza, cela apporte quelque chose du point de vue de l’immersion fictionnelle. Cependant, je sais qu’il ne faut pas en faire trop. Je le sais par mon expérience de joueur, c’est quelque chose qui peut rapidement rebuter. Mais, comme l’objectif de ce projet de création est avant tout d’expérimenter… j’ai été tenté de multiplier les expériences… Comme je trouvais que ma maquette était un peu trop statique, pas assez dynamique, j’avais peur que le gameplay soit soporifique par moments. Ce n’est pas un problème en soi, puisque cela rend le jeu littéraire assez crédible… mais je voulais voir s’il n’y avait pas mieux à faire pour dynamiser de temps en temps le gameplay. 27 L’écriture du gameplay ? C’est dans cette perspective que j’ai d’abord pensé à intégrer un lecteur de musique dans le jeu, un peu comme le jukebox dans VA-11 Hall-A : Cyberpunk Bartender Action. Ce n’est pas à proprement parler un élément de gameplay en plus. Mais la musique permet de dynamiser le gameplay, et donner au joueur le contrôle de la musique lui permet de contrôler le rythme, l’ambiance de son expérience de jeu. En ajoutant un côté « gadget », puisque la tablette de l’avatar est ainsi dotée d’un lecteur de musique. Ensuite, j’ai surtout travaillé sur deux autres pistes d’ajout de gameplay, l’une portant encore un peu sur la musique mais pas uniquement, l’autre portant sur l’utilisation de la carte interactive. 5.5.1 Un mini-jeu de piratage J’ai développé un mini-jeu de piratage en dehors du projet de ma maquette, que je pense intégrer à terme. Pourquoi un mini-jeu de piratage ? Parce que le joueur doit se procurer une archive détenue par la police dès le début du chapitre 1, et qu’un de ses contacts les plus proches est un hacker (Tom, celui qui fait le tutoriel, leader des Angry Nerds). Mais pourquoi… un mini-jeu de piratage ? Parce que c’est aussi le genre de mini-jeu « gadget » que j’apprécie, notamment parce que j’ai joué à un jeu comme Hacknet. Je ne l’ai peut-être pas précisé avant, mais dans The Reader : Experiment je veux intégrer des choses que j’aime. Principe : Pour télécharger l’archive complète, le joueur doit récupérer au minimum 7 (sur 8) paquets de données. Sinon, il récupère une archive partielle, à peu près proportionnellement au nombre de paquets récupérés. Pour récupérer un paquet, le joueur doit cliquer sur la case de la grille qui contient le motclé affiché au-dessus (ici, « ADRIAN »). La difficulté réside dans le temps imparti (3 secondes), et dans le fait que la couleur de chaque case change très fréquemment, en même temps que le texte de toutes les cases qui ne contiennent pas le mot-clé (ce qui permet aussi de discerner plus facilement la case à cibler, parce que seule sa couleur change). Une fois le temps dépassé, ou un paquet récupéré, le piratage est en pause pour deux secondes, puis une nouvelle grille apparaît avec un nouveau mot-clé à identifier. La partie dure donc 8 tours de 3 secondes, 24 secondes, il faut être assez concentré et réactif (mais c’est largement faisable). Pendant cette séquence, le jeu lancera une musique appropriée, électronique, plus agressive et stressante, ce qui renforcera la difficulté psychologique du mini-jeu. Par rapport à la contrainte de temps (3 secondes entre chaque grille), je pense même la caler sur le rythme de la musique (pour 4 mesures par exemple), pour que ce ne soit pas uniquement un jeu de réflexe mais aussi un jeu de rythme. 28 L’écriture du gameplay ? Si je ne l’ai pas encore intégré, c’est parce que je me demande si ce mini-jeu ne serait pas un peu trop violent justement par rapport au rythme de l’expérience de jeu de The Reader : Experiment. Ensuite, il faudra aussi expliquer le principe au joueur, peutêtre même lui donner un coup d’essai avant de le jeter dans le bain. A voir… le code est prêt pour être intégré dans la maquette à tout moment. 5.5.2 Une carte vraiment interactive Pour l’instant, la carte interactive de la ville n’affiche que les points concernant les activités que peut réaliser le joueur : soit des activités obligatoires liées à la collecte d’archives et à l’histoire, soit des activités annexes. En parallèle de ma maquette, j’ai commencé à développer un système de pathfinding pour ouvrir de nouvelles possibilités à partir de cette carte. Le pathfinding permet de modéliser les itinéraires à travers les rues, l’objectif étant de pouvoir assister en temps réel au déplacement de l’avatar, et éventuellement d’autres personnages. Le développement de ce système m’a aussi permis de me replonger dans la cartographie de la ville, ce qui m’a beaucoup aidé pour la refonte de mon univers et la rédaction du texte modèle du chapitre 1. A court terme, je pourrais implémenter ce système simplement pour que le joueur puisse suivre le trajet de son personnage d’une activité à l’autre sur la carte. Mais à moyen terme, j’envisage de m’en servir pour dynamiser davantage la narration notamment dans une situation de course-poursuite. C’est une façon d’exploiter ce système que j’aimerais beaucoup implémenter, un peu à la manière de Sigma Theory, pour pousser le joueur à prendre des décisions en plein milieu d’une situation sous pression, et l’obliger à planifier ses actions. Le fait de pouvoir faire se déplacer ne serait-ce qu’un point sur la carte de la ville ouvre énormément de possibilités au niveau de l’exploration de l’univers fictionnel, et c’est pour cette raison 29 L’écriture du gameplay ? que j’ai fait quelques pas sur cette voie-là. Je pense que ce serait bénéfique à The Reader : Experiment, mais je ne suis pas certain que ce soit indispensable. Je me suis aussi lancé dans cette expérience parce que sur le long terme (donc ce n’est pas vraiment réaliste), ce système pourrait servir à afficher en temps réel toute l’activité de la ville de Meddice sur la carte, en se rapprochant d’un jeu de simulation, ou de gestion, voire de construction de ville. Ce sont des types de jeux que j’affectionne, et j’avais envie d’apercevoir, ne serait-ce qu’un tout petit peu, ce que pouvait donner l’univers de Meddice avec cette dimension. C’est une perspective qui sort un peu du projet de The Reader : Experiment, mais qu’à moyens et temps illimités, j’intègrerais sans hésiter. Tout simplement, parce qu’en y associant quelques fonctionnalités « bac à sable », le jeu pourrait devenir un véritable laboratoire de création en plus de sa trame principale. Mais c’est un fantasme, et je ne tenterai pas d’aller jusque-là. Dans le meilleur des cas, je pense que mon objectif à moyen terme est réalisable, et qu’il pourrait avoir une utilité dans The Reader : Experiment, mais probablement pas dès le chapitre 1. 30 Et la vraie écriture alors ? 6 ET LA VRAIE ECRITURE ALORS ? Ce projet de création a aussi nécessité un travail d’écriture plus traditionnel, pour les dialogues, les archives, et la préparation du texte romanesque que le joueur doit reconstituer. L’an dernier, j’avais déjà rédigé un certain nombre d’archives, mais suite à la refonte de mon univers, je dois encore les modifier avant de les intégrer dans la nouvelle maquette (changer quelques dates, des noms propres, etc.). Cette année, j’ai écrit les textes de la nouvelle introduction du jeu, et surtout le texte modèle du chapitre 1 d’Adrian C. Cobes (cf. partie suivante). Je ne suis pas allé beaucoup plus loin, parce qu’avant d’écrire le contenu des nouvelles archives, avant même d’écrire les dialogues de mon jeu, il me fallait d’abord composer le texte que le joueur doit reforger pour le projet « The Reader ». J’ai pris du temps pour le réaliser, parce qu’il est à la fois au cœur de l’histoire et au cœur du gameplay du chapitre 1 de The Reader : Experiment. Et compte tenu de son rôle central, sa rédaction a cristallisé de très nombreux enjeux. Je ne dirai pas grand-chose ici de ma manière d’écrire les dialogues, parce que je les écris majoritairement « au feeling », dans Unity, une fois que tout le contexte autour est prêt. Je ne considère pas que les bribes de dialogues que j’ai rédigées cette année, en plus de celles qu’on trouve dans la maquette aujourd’hui, aient un réel intérêt à être présentées pour l’instant, en dehors du jeu. Idem pour les bribes des nouvelles archives, en plus d’être incomplets, les enjeux de ces éléments se trouvent aussi dans le texte modèle du chapitre 1. Je vais donc surtout parler de ce texte « modèle », de son écriture, et de son rôle dans la conception de mon projet. 6.1 LES DEFIS METHODOLOGIQUES Mais dans un premier temps, j’aimerais aborder quelques points de méthode qui concernent autant l’articulation recherche et création de ce mémoire, que l’articulation littérature et jeu vidéo. Jusqu’ici, j’ai déjà voulu montrer les efforts de planification et d’organisation qui ont été nécessaires à la réalisation de ce projet. Pour moi, ce niveau d’organisation est une grande première pour un projet de création, et n’a aucune commune mesure avec l’organisation que je m’impose d’ordinaire lorsque je travaille sur un long projet personnel, comme un roman. Cela est dû à deux choses : premièrement, le développement informatique, deuxièmement, ce journal (voire ce mémoire). Il faut que je précise que je n’ai pas l’habitude de faire un compte-rendu de ma manière de faire, de conserver les différentes étapes de mon processus, de justifier ensuite clairement par rapport à la théorie pourquoi j’ai fait tel ou tel choix plutôt qu’un autre. Pour mes projets personnels, j’aime mieux avancer d’une manière beaucoup plus opaque, avec très peu voire aucune note, et en gardant tout pour moi dans un coin de ma tête. Je ne veux pas dire qu’il a été particulièrement difficile de me plier à ces contraintes, mais qu’il a pu être difficile de conserver, en parallèle, mon côté créatif. Parce que j’ai l’impression que ce projet m’a forcé à fonctionner comme un écrivant « à programme », alors que je suis plutôt naturellement un écrivant « à processus ». 31 Et la vraie écriture alors ? 6.1.1 S’inscrire dans un registre de langue Écrire d’une certaine manière un mémoire de recherche, écrire d’une autre manière un journal de création, puis d’une autre un dialogue, puis d’encore une autre une archive, et différemment le texte du chapitre 1… en sachant qu’au milieu se glisse l’écriture du code informatique… a constitué la première difficulté rédactionnelle de ce projet : les changements de registre de langue. Pour moi, il était impossible de passer de certains registres à d’autres. Par exemple, d’écrire un dialogue après avoir passé plusieurs jours à écrire mon mémoire de recherche, ou de rédiger le texte modèle du chapitre 1 après des heures de programmation. C’est donc une difficulté rédactionnelle qui a d’abord été un défi de méthode, et il m’a fallu à chaque fois penser à faire des transitions entre les registres pour optimiser mon temps de travail : je programme en C#, puis j’imagine la structure du dialogue (pour rester dans la logique algorithmique), puis j’imagine plus précisément le contexte (éventuellement la musique, les illustrations), et enfin j’écris le texte. Au sein de The Reader : Experiment, le fait d’écrire des archives devait immanquablement m’amener à rédiger dans différents registres. Et pour dépasser cette difficulté, il m’est aussi arrivé au cours de ses deux ans d’écrire des textes chronologiquement, dans l’ordre de leur apparition à l’écran, pour les envisager dans une continuité. A mon sens, les changements de registre les plus abrupts se situaient surtout entre la programmation et l’écriture des textes les plus « littéraires » de mon jeu, et entre les textes de ce mémoire (journal compris) et les textes de mon jeu. 6.1.2 Expérimentation et réécriture Tout travail d’écriture implique une part de réécriture, surtout quand les idées changent en cours de route, c’est une question de méthode qui a aussi concerné mes mémoires de recherche. Pour mon projet de création, je l’ai déjà un peu expliqué par rapport à mon utilisation de Twine, il y a toujours eu réécriture au moment d’intégrer un texte dans la maquette, en testant le jeu. J’avais beau anticiper le contexte au moment de la rédaction, à chaque fois j’ai eu besoin de réécrire mes textes après les avoir vus en jeu. Je ne saurais pas dire si c’est parce que je manque encore d’expérience à ce niveau-là, ou si c’est quelque chose de nécessaire. C’est peut-être une bonne façon de faire que d’écrire d’abord le texte « à plat » et d’ensuite de voir ce qui dénote en jeu, ou c’est peut-être mieux de voir directement ce que le texte donne en jeu. Dans un cas, il y a un risque que le texte soit effectivement trop « plat », qu’il n’aille pas avec le contexte, mais dans l’autre, je trouve qu’il y a un risque que le texte soit moins bien écrit, lorsqu’on se concentre moins sur ce qu’il signifie par lui-même. La réécriture de mes textes avait à chaque fois deux objectifs : que le texte soit en luimême mieux écrit (qu’il serve bien son propos), et qu’il s’intègre bien parmi les autres 32 Et la vraie écriture alors ? éléments du jeu. J’ai eu parfois recours à ma typologie de l’an dernier pour réécrire un texte, en me demandant s’il devait avoir un rôle plus intradiégétique ou extradiégétique (comme je le mentionnais pour le dialogue d’introduction). Et j’ai été assez content de trouver cette méthode efficace pour améliorer l’intégration de mes textes dans le jeu, en me posant la question « est-ce que ce texte est d’abord pour le joueur ou pour son avatar ? ». Cette question a été pertinente même pour le texte modèle du chapitre 1, qui est censé être complètement intradiégétique, parce qu’elle m’a permis de nuancer les informations que je voulais transmettre au joueur. Et globalement, par rapport au jeu d’investigation, pour dissimuler des indices dans mes textes je suis toujours parti d’assertions très explicites, avant de les fondre dans la masse ensuite. Cette année encore, mes expérimentations ont surtout été menées sur la forme, la structure du jeu, avant la rédaction, parce que je devais me soucier de ces considérations formelles en premier. Mais de toute manière, même si cela retardait le moment de la rédaction, j’ai pensé la forme dès le départ par rapport à ce que je voulais expérimenter à l’écrit. Depuis que mon projet s’est stabilisé sur l’histoire de « The Reader », et sur l’idée de ce roman que le joueur doit reconstituer, je savais que la partie la plus intéressante à écrire serait le texte modèle de ce roman. L’an dernier, j’avais écrit une « première épreuve » qui correspondait au fonctionnement de ma première version du projet, mais elle n’était plus valable pour The Reader : Experiment, même du point de vue de la refonte de l’univers. Avec cette « première épreuve », le joueur était confronté à un texte à trous, composé d’un ensemble d’archives déjà digérés par WeRead… Pour The Reader : Experiment, ce n’est plus le cas, le joueur doit retrouver trois manuscrits d’Adrian C. Cobes, qui ont pour base mon texte modèle du chapitre 1 que j’ai écrit cette année. Cela montre à quel point il était important pour moi de trouver comment limiter mes réécritures et mes expérimentations, pour ne pas avoir à tout à refaire à chaque fois. Me concentrer d’abord sur la forme de mon projet était probablement le meilleur moyen d’éviter au maximum ce cas de figure. 6.2 MES PROPRES CHOIX DE REDACTION (SPOILER) Mon « texte modèle du chapitre 1 » correspond au texte du chapitre 1 du roman autobiographique d’Adrian C. Cobes si ce dernier avait pu l’écrire en entier. C’est à partir de ce texte que je compte faire dériver les 3 manuscrits qui vont servir d’archives, et a fortiori le texte que rédigera le joueur. Je disais que c’est un texte pleinement intradiégétique, parce que c’est un texte ancré dans l’univers de Meddice, qui ne pourrait exister que dans cet univers, mais c’est un texte qui n’apparaîtra jamais en jeu. Il me sert simplement à moi pour concevoir le contenu de l’expérience de jeu. Au-delà des trois manuscrits, le joueur pourra analyser d’autres archives qui seront moins importantes, certaines provenant de mon travail de l’année dernière, d’autres venant de ce que j’ai commencé à rédiger cette année : • Plusieurs articles tirés du livre fictif « L’Encyclopédie de Meddice », rédigée par Cobes et Tedd Woepher : sur le quartier d’Arrylance, Lukas Heymans, le buste de Boerling, etc. (master 1) 33 Et la vraie écriture alors ? • • • • • • Un extrait de conversation électronique entre Adrian C. Cobes et sa sœur Mira au sujet de la dernière version du manuscrit du chapitre 1. Une note rédigée par Tedd Woepher au sujet du clan de l’Embruni, qui date de son travail de correction sur « L’étendue des sens ». Une interview de la Gazette faisant intervenir Cobes, Woepher et Ève Lapluy au sujet de la saga « L’étendue des sens ». Une critique de « L’étendue des sens » rédigée par T. Woepher (master 1). Deux enregistrement sonores, transcrits, d’Adrian C. Cobes se rendant aux Éditions Lapluy avant la parution du dernier tome de « L’étendue des sens ». Un extrait de « L’étendue des sens » (2017 - master 1). Certaines archives seront purement facultatives (elles ne compteront pas dans la progression du chapitre), et avec du temps, je pourrais imaginer d’autres choses que des archives écrites (des illustrations qui passeraient pour des photos par exemple). Néanmoins, pour contenir cet éclatement de l’univers et du récit, j’avais besoin de resserrer assez précisément l’intrigue, surtout dans le cadre d’une narration épisodique. Du point de vue de l’histoire du jeu, le chapitre 1 permet de révéler l’identité de l’avatar du joueur (Maxim Roben). Du point de vue de l’univers, le chapitre 1 du roman de Cobes révèle que Maxim Roben est bien réel et que l’auteur l’a rencontré après son prétendu accident. Enfin, avant d’écrire le modèle de ce chapitre 1 je me suis fixé trois objectifs, qui permettent de définir les conséquences les plus importantes des choix de rédaction du joueur : 1) Le texte devait divulguer le dernier emplacement connu du buste de Boerling. 2) Le texte devait laisser une marge de manœuvre pour que le joueur puisse y insérer selon ses choix une description peu flatteuse du M.A.D. ou de l’Embruni. 3) Le texte devait se terminer sur la rencontre entre Cobes et Maxim Roben, pour que le joueur puisse décider de mentionner le nom de son avatar dès le chapitre 1, ou de retarder la révélation. En plus de ces trois objectifs, il me fallait évidemment rédiger une histoire de la vie d’Adrian C. Cobes, roman autobiographique oblige, qui puisse servir de point d’entrée dans l’univers de Meddice. Dès l’an dernier, il m’a paru très pertinent de mêler l’histoire de l’auteur disparu à celle de la ville, autour du mythique buste de Boerling. D’abord, parce que la dimension historique et mémorielle du récit renforce le rôle des archives dans le jeu. Ensuite, parce que le thème de la pierre et de la construction, si ce n’est celui de la création, deviennent le socle du récit. Pour un jeu vidéo représentant un monde virtuel, je trouve intéressant d’évoquer la création concrète, dure, qui s’impose dans la durée, pour matérialiser progressivement l’univers fictionnel, d’une ville qui plus est. En même temps, les disparitions de Cobes (et de son roman, à laquelle le joueur doit remédier), et du buste de Boerling, permettent de saboter cette stabilité, de faire en sorte que cet univers soit toujours insaisissable, et de justifier le fait qu’il faille se lancer sur ses traces. Le chapitre 1 doit planter ce décor, au départ un peu grandiloquent, mais très vite subjectif et personnel. Il s’agit de donner des noms, des dates, des lieux, comme des 34 Et la vraie écriture alors ? pistes d’investigations, comme des éléments de scénographie, dont le joueur pourra s’emparer pour créer sa propre expérience. J’avoue m’être demandé « est-ce qu’Adrian C. Cobes est un grand écrivain ? », il est très célèbre à Meddice certes, mais finalement il n’a pas besoin d’être plus prétentieux que moi-même. J’ai donc opté pour un style qui n’est pas très éloigné du mien, un peu plus prompt à faire dans le sensationnel, peut-être aussi ouvert à un léger ton moralisateur en plus de son air critique. Ensuite, le personnage a ses propres complexes, lui-aussi quelque part il ressent souvent le besoin de se justifier… Globalement, je crois avoir réussi à tenir sa voix tout le long du texte, malgré le nombre de cases que je devais cocher à chaque paragraphe pour être sûr d’avoir bien mis les informations dont le joueur aura besoin. J’ai pris plus de temps que l’an dernier pour arriver à un texte encore plus conséquent, à la fois en nombre de mots, en nombre d’informations, et aussi d’un point de vue littéraire. Mon ambition à ce sujet était que le texte paraisse d’abord véritablement comme un incipit de roman, même modeste. Ensuite, à mon avis la qualité littéraire de ce que j’ai écrit est vraiment à envisager par rapport à l’ensemble de The Reader : Experiment, son propos, l’histoire globale, et l’expérience de jeu. A ce niveau-là, je le trouve très satisfaisant, aussi par rapport à mon travail de recherche de cette année sur la tension créative. Il reste sans doute quelques maladresses qu’il faudrait corriger avec un peu de recul. Mais pour moi l’objectif est atteint. J’ai tous les éléments dont j’aurai besoin pour continuer le contenu du chapitre 1… et enfin rendre ce jeu jouable… prochainement. . 35 Chapitre 1 : La case départ, A. C. Cobes (spoiler) 7 CHAPITRE 1 : LA CASE DEPART, A. C. COBES (SPOILER) Certaines choses ne sont pas faites pour durer. Les brouettes qui encombraient à l'origine la rue des Deux-Roues pour transporter les nobles de la Presque-Île ont toutes été remplacées à la fin du XIXe siècle par les premières automobiles. En 1979, l'année de ma naissance, il n'y avait déjà plus que les piétons pour flâner devant les boutiques de mode et les galeries d'art sur les nouveaux pavés. Aucune façade ne commémorait le faste des marchands et mécènes de l'époque coloniale que le grand incendie de 1889 avait englouti. Les immeubles financés par les entreprises du Centre avaient fini par remplacer l’architecture sophistiquée de la Reconstruction dès les années 70 et je me souviens des habitants qui se plaignaient encore vingt ans après de ce style neuf, plein de béton et de vitres, bâti sur le socle d'un héritage profondément enfoui et en partie évaporé. Les rues d’Arrylance ne racontaient plus les souvenirs du quartier depuis longtemps, jusqu’au jour où le Musée d'Art Moderne tenta de les raviver, au début des années 1980, presque cent ans après la catastrophe provoquée par les flammes du M.A.D. La ville, et certains de ses dirigeants, prenaient enfin conscience du patrimoine figé dans les modèles sculptés par Lukas Heymans, éparpillés entre les immeubles du Nord, de la Presque-Île et du Sud. On avait peut-être rencontré cette mémoire auparavant sous la plume de quelques grands romanciers, et discrètement sur quelques noms de rues. Mais pour les intellectuels, elle était déjà le joyau des artisans de la pierre et des mots depuis des décennies, et le Musée d’Art Moderne Lukas Heymans promettait d’être un temple dans lequel le cœur historique de Meddice pourrait reposer. Les touristes et les riverains peuvent l’observer aujourd’hui, tout comme moi, au milieu de la rue des Deux-Roues, battre le rythme sacré des siècles et des secondes derrière de grandes baies vitrées, entouré de sculptures en plâtre, en marbre et en bronze. Au départ, ma famille et moi n’étions pas de ceux qui s’enthousiasmaient pour le projet. Nous avons même été parmi les premiers à rejoindre le camp des mécontents. Quand j’étais enfant, et que je passais devant le musée pour me rendre à l’école, je ne voyais qu’un énorme golem de verre et de béton qui piétinait les fondations de ma toute première maison. Et je voulais lui faire payer, avec ma rage de chérubin, de nous avoir exclus de ce monde scintillant estampillé « Arrylance », dans lequel tout brillait si facilement à l’extérieur comme à l’intérieur des maisons. Je me disais que c’était un monde que j’avais le droit de connaître, et que j’aurais connu sans la tyrannie de ce golem. Je ne savais pas encore que je finirais quand même, bon gré mal gré, par le rejoindre quelques années plus tard. Je ne me rappelle pas du jour où ma famille a quitté précipitamment la rue des Deux-Roues alors que je n'avais que quelques mois. Mais j’ai grandi avec le souvenir de l’expropriation qui hantait les murs de notre nouveau domicile sur le Quai de Walberee et faisait peser de nombreux silences entre nous. 1979 avait marqué un tournant dans l'histoire familiale, et ma naissance n’avait pas été une aubaine, elle était arrivée comme une contrainte supplémentaire à notre nouveau mode de vie. Il y avait une bouche en plus à nourrir, et le salaire d’institutrice de ma mère ne suffisait pas pour nous quatre, mes parents, mon frère et moi. Mon père avait été anéanti par la mise aux enchères de sa galerie, et il n’était pas près de retrouver du travail. Certains week-ends, mon frère Julian et moi nous participions à des brocantes avec ma mère pour vendre des objets de notre ancienne maison qui n’avaient plus leur place dans notre petit appartement. Il nous arrivait aussi de nous rendre à la soupe populaire dans le quartier de Claviner, et de nous arrêter sur le retour à la place de l’Étoile à Trencennam devant le théâtre en plein air. Il faut dire qu’entre 1985 et 1990 on assistait à des représentations mémorables, dont la presse nous parle encore. 36 Chapitre 1 : La case départ, A. C. Cobes (spoiler) Mon père était souvent ailleurs, trop occupé à ruminer dans les bars de Walberee. Il n’était jamais chez nous, puis il est parti s’installer à Cardero quand j’avais douze ans, quelques mois après la naissance de ma sœur Mira, qui avait provoqué de nouveaux conflits entre mes parents. Dans les années 70, tous les Meddiciens connaissaient au moins de nom la galerie de William Cobes, que mon père avait mis plus d’une dizaine d’années à élever à ce niveau de réputation. Et après seulement quelques mauvais échanges avec de mauvaises personnes – c’est ce qu’il nous disait à mon frère et à moi –, il avait tout perdu. On avait mis aux enchères sa galerie, qui était aussi en partie notre maison, et en un rien de temps, elle avait été rasée au profit de la construction du Musée d’Art Moderne grâce au zèle de certains promoteurs immobiliers. Mon père se tenait pour responsable de la chute de la galerie, qui anticipait d’une certaine façon pour lui la chute de sa famille, et il était bien incapable de se pardonner et de repartir du bon pied. Je n’ai que très rarement retrouvé chez lui la vivacité légendaire qu’on attribuait au William Cobes de la rue des Deux-Roues. L’homme que j’ai connu était souvent éteint, hagard, et même sa passion pour l’art ne se réveillait qu’à de très rares occasions. Je me demande parfois si ma carrière littéraire aurait été plus simple si mon père avait conservé sa galerie. Peut-être que j’aurais moins ressenti le besoin d’écrire, et même que je n’aurais jamais écrit, peut-être que l’écriture aurait été d’emblée une voie plus facile. De mémoire, je crois que j’ai rédigé mon premier poème à neuf ans, quand nous étions encore tous les quatre à Walberee avant la naissance de ma soeur. C’était un poème sur une chaussette et une pince à linge qui ne voulaient pas tomber dans une flaque d’eau. Je l’ai appris ensuite à Mira alors qu’elle commençait tout juste à parler, et elle le récitait parfois comme une comptine quand elle jouait dans le jardin après notre déménagement à Shamershayn. Des années plus tard, je crois qu’elle l’a lu au collège ou au lycée et qu’elle a obtenu une bonne note grâce à ça, ou peut-être lors d’une lecture du club de littérature. En tout cas, je sais qu’elle s’en souvient encore. Elle l’a recopié de mémoire sur un mur à l’intérieur du Daphnis il y a quelques semaines. Elle me racontait que pour elle aussi, ce poème lui rappelait davantage notre vie à Shamershayn que celle que nous avons eue à Walberee qu’elle n’a quasiment pas connue. Ma mère avait rencontré Luke Rudellio lors d’une soirée organisée à la galerie Cobes un peu avant ma naissance, et nous avons emménagé dans son manoir à Shamershayn en 1993. Je n’avais plus aucun contact avec mon père, j’avais quatorze ans et je découvrais la vie tranquille de la banlieue Sud. Je restais souvent au manoir, dans le jardin, et je passais beaucoup de temps à lire, à aller au collège, à jouer avec mes amis. Je m’habituais rapidement au confort. L’argent n’était plus une obsession quotidienne, on mangeait à notre faim, et même plus que notre faim, tous les jours de la semaine. Il n’y avait vraiment pas de quoi se plaindre, surtout pendant les vacances et les fêtes de fin d’année. Pourtant, c’est à cette période que Julian a décidé de s’engager dans l’armée à la surprise générale. J’ai bien essayé de le comprendre, et de l’en empêcher aussi, et je n’étais pas le seul, mais il faut croire qu’aucun de nous n’a été assez convaincant et convaincu puisqu’il s’est quand même envolé pour l’étranger l’année suivante en nous laissant inquiets pour trois ans. Il m’a avoué ensuite à son retour qu’il savait que Luke préparait son entrée et la mienne à la prestigieuse Université Shumbole-Kaarter, et qu’il ne se voyait pas du tout sur un campus. Soit-disant que Luke l’aurait forcé à choisir entre l’université et l’armée, mais je crois surtout que sa phobie des salles de classe et ses ambitions héroïques ont pesé d’elles-mêmes dans la balance – il a lui-aussi été éduqué comme un garçon des rues de Walberee après tout. Pour ma part, les salles de classe m’allaient très bien, mes résultats étaient très bons, et en 1997 je m’acheminais, sous la tutelle de Luke Rudellio, le magistrat le plus célèbre de Meddice, vers de brillantes études de droit. Dans une interview pour la Gazette, Faz Dikto m’a demandé en 2018 ce que je devais à Luke Rudellio, et je lui ai répondu que je lui devais à peu près tout. Ce n’est vraiment pas de la flatterie. Grâce à Luke, j’ai pu aller à l’université en habitant dans un appartement chic d’Arrylance pendant toute la durée de mes 37 Chapitre 1 : La case départ, A. C. Cobes (spoiler) études, et j’ai pu intégrer le meilleur cabinet d’avocats de la ville une fois mon diplôme en poche. Il m’a aussi ouvert les portes de sa bibliothèque, qui comportait entre autres une collection de manuscrits rédigés de la main de Frédéris Anderlowe qui a considérablement nourri mon travail d’écrivain – cette collection a été léguée à la ville de Meddice depuis. Et le plus important, parmi toutes ces choses déjà remarquables, il a offert à ma famille une période de tranquillité inespérée. Je pense que c’est aussi grâce à lui que j’ai pu reprendre contact avec mon père, une fois que suffisamment d’eau avait coulé sous les ponts. Julian, Mira et moi nous sommes allés le voir à Cardero pour passer du temps ensemble quand Julian est revenu de ses trois ans de service à l’étranger. Et j’ai continué de rendre visite à mon père assez régulièrement lorsque j’étais étudiant. Je profitais de mon temps libre pour l’emmener sur les collines de Daltordon, ou pour boire un verre avec lui au Passage de la Baleine. Encore après mes études, il m’arrivait de le voir aussi souvent que ma mère, mon frère et ma sœur. Même si nos discussions versaient dans la mélancolie, je suis heureux d’avoir pu discuter du « bon vieux temps » – que moi-même je n’ai pas connu – avec mon père. En fin de compte, ce sont probablement ces discussions qui ont commencé à faire de moi un écrivain. C’est un juste prolongement des choses. Mon père adoptif, Luke, m’a en quelque sorte ouvert les portes de la vie, et mon père biologique m’a ouvert celles qui permettent de l’approfondir, et d’en saisir la matière. Un soir, mon père m’a raconté qu’il avait été à deux doigts de mettre la main sur le buste de Jon Boerling, et que c’était à cause de cette opportunité manquée que sa galerie avait fait faillite. Nous avions déjà commandé plusieurs verres et je ne le prenais pas sérieusement. Le buste de Jon Boerling, ou « buste de Boerling », sculpté à partir de 1884 par Lukas Heymans, a toujours été considéré comme un mythe chez les amateurs d’art et les collectionneurs. On supposait qu’il avait été détruit lors du grand incendie d’Arrylance en même temps que l’atelier du sculpteur. Seulement une poignée de personnes prétendait que ce n’était pas le cas, en s’appuyant sur des registres opaques tenus par des gardiens d’entrepôts de Walberee au début du XXe siècle, mais la parole de ces chercheurs de trésors n’a jamais vraiment pesée face au consensus des historiens de la ville. Je n’imaginais pas mon père nous entraîner sur ce débat en pleine beuverie. Mais il m’a regardé avec un air très grave, il m’a pris la main et il m’a demandé si je le prendrais pour un fou s’il me disait qu’il avait vu le buste en vrai, de ses propres yeux. Je lui ai répondu que non, pour ne pas le vexer, même si je trouvais son histoire hautement improbable. Il me disait l’avoir examiné dans une serre abandonnée de Daltordon pour vérifier son authenticité, et quand je lui ai demandé pourquoi il ne l’avait pas ramené avec lui, au moins pour prouver qu’il était bien réel, il m’a averti : « Je ne peux pas t’en dire plus. Tu sais déjà ce que ça m’a coûté que de le voir en vrai. » William Cobes n’était pas un homme particulièrement fantasque, et même sous l’emprise de l’alcool son discours m’avait laissé une drôle d’impression. C’était la toute première fois qu’il me parlait du buste de Boerling, ce qui était déjà assez étonnant en soi pour un ancien galeriste et expert de l’œuvre de Lukas Heymans, d’avoir tant tarder à raconter l’histoire du chef d’œuvre disparu à son fils. Je me souviens d’ailleurs que cette année-là, en 2004, on commémorait les 120 ans de la mort de Jon Boerling, et c’était l’occasion pour les médias de répertorier à nouveau toutes les rumeurs qui circulent encore à son sujet, autour de l’assassinat des Arrylance et des Arsonny pendant la guerre d’indépendance, et autour de son buste, dont le sculpteur n’a jamais révélé quoi que ce soit et a fini par emporter son secret dans la tombe. Mon père a fait de même, puisqu’il est mort le 8 décembre 2013 des suites d’une crise cardiaque, sans que j’en apprenne davantage sur sa rencontre avec le buste mythique. Lors de ma dernière visite, il m’avait demandé si je me rappelais cette conversation, qu’il avait vu le buste de Boerling et qu’il l’avait même touché. Je lui ai dit que oui je m’en rappelais, il avait l’air satisfait, et j’ai cru que ça s’arrêterait là. Mais dans les jours qui suivirent sa mort, j’avais si souvent en tête le récit de mon père que j’ai décidé de me renseigner sur les véritables causes de la faillite de sa galerie. Grâce à mes contacts à Shumbole, j’ai 38 Chapitre 1 : La case départ, A. C. Cobes (spoiler) appris que la collection Cobes comptait à la fin des années 70 un grand nombre d’œuvres du XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle que la ville de Meddice considérait comme acquises illégalement, notamment des sculptures de Lukas Heymans qui avaient échappées à l’incendie de 1889. La législation encadrant l’acquisition de ces œuvres était restée floue pendant des décennies, mais l’annonce du projet de construction du Musée d’Art Moderne avait fait bouger les choses, et un faux-pas de mon père avait accéléré la procédure. Il aurait vendu à un particulier une peinture de Hender Lussivan pour un prix totalement dérisoire, en sachant que c’était une contrefaçon. Le particulier l’a ensuite poursuivi pour fraude, puis la ville s’en est mêlée, et c’était fini. En parcourant les documents du procès, j’ai eu du mal à me faire à l’idée que mon père était un escroc. Même si je me doutais bien qu’il avait dû profiter par moments de quelques flous juridiques, comme ont pu le faire les autres galeries d’Arrylance qui existent toujours, je ne l’imaginais pas vendre des faux. J’étais évidemment perturbé par la mort de mon père, et je m’étais mis à étudier cette affaire comme une affaire en cours. Je ne dormais plus, et je l’imaginais dans une grande serre couverte de rouille sur les collines de Daltordon en train d’examiner scrupuleusement le chef d’œuvre disparu que tout amateur d’art rêverait d’approcher. Je me demandais si cette scène avait vraiment eu lieu, et si les quelques individus louches qui l’avaient emmené dans cette serre ne lui avaient pas tendu un piège, en lui faisant miroiter une œuvre qu’il ne pourrait jamais ajouter à sa collection. Je commençais à imaginer que ces mêmes individus auraient pu être derrière cette étrange histoire de faux Hender Lussivan, et que ce coup monté aurait pu avoir été commandité au sommet de la ville, en amont de la construction du Musée d’Art Moderne. Mais ma conscience professionnelle a fini par me rattraper dans mon délire, avant que je m’enfonce plus loin dans la théorie du complot. Le 27 décembre 2013 au soir, j’ai rassemblé tous les documents que j’avais réunis concernant de près ou de loin la galerie, le buste de Boerling et l’acquisition d’œuvres d’art ayant trait au patrimoine de la ville, et je les ai rangés dans un coin de ma bibliothèque en me disant que j’en savais assez. Je suis sorti un peu plus tard dans la nuit pour essayer de me changer les idées. J’habitais encore à Arrylance, mais dans un autre appartement que celui que j’avais pendant mes études – que je louais moi-même à quelques pas du Rudellio… –, et j’ai fait le tour du quartier en évitant la Rue des Deux-Roues et en m’arrêtant plusieurs fois sur la Promenade face à la mer. A mi-chemin, j’ai croisé des militants du M.A.D. garés sur le bord de la route, en train d’écouter une chanson à la mode sur le continent avec les enceintes de leur van noir. Au début, ils m’ont fait penser à Julian – même si associer mon frère au M.A.D. n’est pas dans mes habitudes -, parce qu’il était parti pour l’étranger et qu’il avait encore promis de nous rapporter des « produits du continent » à ma sœur et à moi. Puis, en m’approchant d’eux alors que je remontais vers le haut de la Promenade, ils m’ont fait une impression beaucoup moins plaisante. J’ai senti qu’ils étaient là pour moi, qu’ils m’attendaient. Tout le monde sait que ces anarchistes n’approuvent pas les magistrats, et je crois qu’il est facile d’imaginer le malaise que j’ai ressenti en passant à côté d’eux après avoir relu des pages et des pages sur l’incendie de 1889, et après avoir émis dans mon for intérieur des idées complotistes. Ils me regardaient avec insistance dans leur van, et je me suis senti suffisamment mal pour écourter ma balade. L’idée qu’ils auraient pu m’enlever cette nuit-là en plein milieu de la Promenade me fait toujours autant froid dans le dos. J’ai pris au plus court pour rentrer chez moi, en m’assurant qu’ils ne me suivaient pas, et en arrivant, j’ai trouvé la porte de mon appartement légèrement entrouverte. Il y avait un tissu enroulé autour de la poignée sur lequel j’ai reconnu le symbole de L’Embruni, une Lune blanche dans un Soleil noir, ce qui n’est jamais bon signe, surtout après avoir croisé le M.A.D. dans la même soirée. J’ai tout de suite pensé que c’était à cause de mes recherches sur la galerie de mon père, obsédé que j’étais par cette histoire. Je n’étais pas loin de paniquer, et j’aurais immédiatement fait demi-tour si quelqu’un à l’intérieur de mon appartement ne m’avait pas demandé d’entrer. C’était la voix d’un jeune homme que je ne reconnaissais pas, ou que je ne connaissais pas, qui disait vouloir « discuter » avec moi. Le ton de sa voix n’était pas 39 Chapitre 1 : La case départ, A. C. Cobes (spoiler) agressif mais je n’étais pas plus rassuré. J’ai commencé à composer le numéro de la police en restant dans le hall. Et comme il attendait ma réponse, le jeune homme a continué de me parler en précisant que la porte de mon appartement avait été forcée avant son arrivée et qu’il n’avait rien à voir avec l’Embruni. Je lui ai demandé ce qu’il me voulait, mais il ne m’a pas répondu tout de suite, puis il m’a répété qu’il attendait que j’entre pour « discuter ». « De quoi vous voulez discuter ? », j’ai haussé le ton, « Je ne vous connais pas. ». Il y a eu un silence. J’ai attendu encore quelques secondes au cas où des voisins débarqueraient, et au cas où il sortirait de mon appartement. Mais comme il ne se passait rien, j’ai fini par appeler la police. Au moment où le standard a décroché, le jeune homme est apparu devant moi. Il s’est présenté, et il m’a dit sur un ton très sérieux : « Je suis Maxim Roben. Il faut qu’on parle du buste de Boerling. » 40