Philippe Bourrinet
OU BIEN… OU BIEN ?
COMMUNISME OU CAPITALISME
SOCIALISME OU BARBARIE (SAUVAGERIE ?)
BARBARES ET BARBARIE (AVANTI ! BARBARI ?)
COMMUNISME OU/ET CIVILISATION (S)
Débarquement au Japon des Barbares du Sud namban [marchands portugais et jésuites],
paravent, vers 1600 (Musée municipal de Kōbe)
Beauté du communisme primitif : jeune fille nambikwara au singe (photo : Claude Lévi-Strauss, 1938)
Pantopolis/moto proprio, Paris, mai 2020
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OU BIEN… OU BIEN ?
COMMUNISME OU CAPITALISME
SOCIALISME OU BARBARIE (SAUVAGERIE ?)
BARBARES ET BARBARIE (AVANTI ! BARBARI ?)
COMMUNISME OU/ET CIVILISATION (S)
L’ÉVIDENCE MÊME DE 2020 : COMMUNISME OU CAPITALISME
La crise historique de 2020 est une crise du système capitaliste globalisé par ses causes et ses effets.
Ce n’est pas une crise pandémique, mais une crise sanitaire où dans tous les pays, le capitalisme,
qu’il soit développé ou «sous-développé» en termes de PIB par habitant, est incapable de faire face
à des catastrophes brutales, en dépit de tous les progrès scientifiques et médicaux accomplis depuis
près d’un siècle.
Cette nouvelle grande crise du capitalisme a posé une réelle alternative à l’ensemble de l’humanité :
une civilisation pacifique, visant non le profit de quelques-uns mais la satisfaction des
besoins humains, autant corporels qu’intellectuels, celle du communisme (mise en commun de
toutes les richesses de la terre); OU BIEN la brutalité infinie d’un capitalisme destructeur, qui
perpétue inlassablement sa guerre sauvage contre la nature et les hommes, sans jamais se soucier
de la vie et de la survie de l’espèce humaine.
OU BIEN
Sur les deux termes de l’alternative, il est nécessaire d’avoir une vision «claire et distincte» des choses.
Par capitalisme, il faut entendre un régime fondé sur l’exploitation ininterrompu de la force de
travail, lui permettant par l’extraction de la plus-value de reproduire sans cesse le processus
d’accumulation du capital, en produisant des produits (massivement nuisibles ou inutiles) qui, sous
forme de marchandises, devront trouver acquéreur sur le marché national et mondial. À ce titre, le
prétendu socialisme dans un seul pays soviétique a participé pleinement au processus d’hyperaccumulation du capital. Comment ? En utilisant tous les moyens disponibles (goulags, camps de
travail, militarisation des usines et de la société, législation anti-ouvrière, rationnement, terreur
intérieure), ne faisant que copier l’économie de guerre des nations capitalistes belligérantes de la
première guerre mondiale.
Des journalistes stipendiés – dans la presse, à la radio ou sur les plateaux de TV – avec le goupillon
de leur micro baptisent – sans jamais se lasser – la Chine : son eau lustrale est «communiste»…
Pourtant, l’Empire du Milieu s’est affirmé depuis presque 20 années comme la seconde puissance
impérialiste. Elle vient rivaliser avec son modèle capitaliste : la Grande-Bretagne au XIXe siècle et
les USA au XXe siècle. La Chine de l’hyper-accumulation de marchandises «communistes» est
devenue l’atelier du monde capitaliste, comme l’avait été l’Empire victorien au XIXe siècle. Pour
confirmer l’expansion de son capital, elle s’efforce de devenir une grande puissance navale sur les
routes du commerce du monde, tentant de rivaliser avec les USA.
Avant la première guerre mondiale, le terme de socialisme s’opposait à celui de capitalisme. Il avait
à peu près la même signification que communisme, dont il constituait la «phase inférieure». C’est
dans ce sens-là que Rosa Luxemburg, en pleine guerre, dans sa brochure La crise de la social-démocratie
(1916), lance son mot d’ordre historique : « Socialisme ou barbarie ». Le Parti communiste
d’Allemagne, fondé fin décembre 1918, remplace vite cette alternative par celle de «Communisme
ou barbarie», ou bien de «Communisme ou décadence».
Créant une équation idéologique où «communisme» et capitalisme d’État soviétique répondent au
principe d’identité, les plumitifs zélés du capital ont claironné, avant comme après la chute du Mur
de Berlin, que la barbarie était inhérente au « communisme ». Celui-ci, à tous les temps du passé,
3
du présent et du futur, est une puissance maléfique («L’Empire du Mal»), dont on pouvait chiffrer
les crimes par centaines de millions.
À l’exemple des «trois singes de la sagesse» chinoise – «Ne vois pas», «N’entends pas», «Ne parle pas» –
l’armée innombrable des valets de l’idéologie dominante proclame : Ne vois surtout pas les
centaines de millions de morts causés par les guerres impérialistes, les accidents mortels du travail,
les famines, les humiliations et les répressions quotidiennes. N’entends jamais les cris de douleur et
de rage de tous les exploités du monde soumis à la brutalité impitoyable de «leur» État. Ne parle
jamais des luttes des opprimés à travers le monde, sauf quand on ne peut plus en cacher l’ampleur,
et verse dans les médias quelques larmes de crocodile bien visibles à l’écran.
La rhétorique des larmes disparaît quand les prolétaires font face à la violence policière et réagissent.
Alors les adeptes de la civilisation humaniste classique changent de registre. Ce sont souvent de
bons disciples de Kant, qu’ils ont étudié à l’école : «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien
dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement
comme un moyen» 1. Traduit en langage contemporain : considère toujours l’être humain dans son
humanité, jamais, même lorsqu’il y a affrontement avec les forces de l’État, jamais comme un gibier
(un « lapin ») pour tes balles.
Pour un Thiers, qui en 1820 caressait le projet d’écrire des ouvrages de métaphysique, la fin («le
but») c’est un «sol jonché» des cadavres des Communards, un spectacle moralement édifiant pour
la « justice » et la « civilisation », le moyen, c’est la soldatesque «civilisée» :
Je vous ai dit, il y a quelques jours, que nous approchions de notre but, aujourd’hui je suis venu vous dire : «
Nous avons atteint le but. L’ordre, la justice, la civilisation ont enfin remporté la victoire ! » […]. Le sol est jonché de leurs cadavres; ce spectacle affreux servira de leçon 2.
Un ex-ministre français de l’éducation nationale – philosophe enseignant avec ferveur (et profit) la
morale de Kant – a libéré sans complexe toute la haine qu’il nourrit contre ceux d’en bas, les «gilets
jaunes», en donnant ces virils conseils aux policiers, porteurs de «l’ordre, de la justice, de la civilisation» :
«Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois. Ça suffit ! » 3. Ce grand éthicien aurait pu faire aussi l’éloge
du plaisir esthétique de la chasse policière :
On se passionne pour le métier (de policier), et cela se comprend; car la chasse à l’homme, au dire de ceux qui
l’ont pratiquée, est le plus émouvant de tous les plaisirs 4.
Dans la bouche de ces défenseurs de l’ordre bourgeois, le mot civilisation prend le sens de cruauté
barbare ou de bestialité, où le chasseur de profits considère les hommes chassés comme du gibier.
Le terme de civilisation a la saveur du sang dans cette injonction bien connue de Kurtz, un chef de
poste colonial : «Exterminez toutes ces brutes ! » 5.
Que faut-il entendre par ce terme de barbarie, si souvent utilisé à tort et à travers, qui a quatre
acceptions :
1. Monde antique des barbares. 2. Défaut de civilisation (= sauvagerie, bonne ou mauvaise). 3.
Absence de goût et grossièreté (= barbarismes). 4. Cruauté barbare (= bestialité) 6.
SOCIALISME OU BARBARIE – OU BARBARIE DANS LA CIVILISATION ?
Au cœur des ténèbres de la grande guerre impérialiste, Junius (pseudonyme de Rosa Luxemburg)
dénonce avec toute sa passion de révolutionnaire la barbarie en marche du monde capitaliste dans
les sens 1 et 4 de la définition.
1
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, Œuvres philosophiques, vol. II, Gallimard, Paris, 1980, p. 295.
Déclaration de Thiers, du 22 mai 1871, en direction des préfets.
3 «Gilets jaunes. «Qu’ils se servent de leurs armes» : Luc Ferry appelle la police à tirer pour se défendre, Ouest-France, 8 janvier 2019.
4 Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, Hachette, Paris, 1879. Cité par Grégoire
Chamayou, Les chasses à l’homme, La Fabrique éditions, 2010.
5 Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, Flammarion, 1993.
6 Alain Rey, Dictionnaire culturel en langue française, vol. I, article « Barbarie », Le Robert, Paris, 2005.
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4
Lorsque Rosa Luxemburg pose comme alternative historique : « Socialisme ou barbarie », elle a
devant les yeux une guerre impérialiste qui s’étend à l’ensemble du monde, mais dont les
destructions concernent essentiellement les champs de bataille européens ainsi que ceux d’Asie
mineure et moyenne, à un degré moindre. Les USA, l’Amérique du Sud, la Chine, le Japon, etc.,
sont préservés, moins en raison de leur éloignement géographique que de leur non-assujettissement
à une puissance coloniale européenne. Par contre, le Canada, l’Inde, l’Australie et la NouvelleZélande – pour Sa majesté britannique –, le Maghreb, le Sénégal, Madagascar, l’Indochine,
l’Océanie et Djibouti – pour la France républicaine – fournissent une précieuse chair à canon au
vorace moloch impérialiste.
En 1916, l’année de la bataille de la Somme et de Verdun, le dilemme historique pouvait apparaître
sous la forme suivante : poursuite indéfinie de la guerre jusqu’à la destruction mutuelle des
belligérants, ou la naissance d’une puissante contre-force : la révolution prolétarienne en Russie,
qui surgit en mars 1917 et vient bouleverser tous les plans des impérialismes antagonistes. Cette
même année 1917, le 6 avril, les États-Unis de Wilson entrent en guerre contre l’Allemagne et ses
alliés. En moins d’un an, plus de 2 millions d’hommes, des tonnes de matériels, de munitions,
d’armes et de ravitaillement transitent par Saint-Nazaire.
L’intervention des USA du « pacifiste » Wilson dans la guerre n’était ni idéaliste (les fameux 14
points de janvier 1918) ni gratuite. La seule «paix» envisageable était celle de l’Imperium americanum
dominant le monde. Comme le souligne Trotski en 1924 :
Trois années durant, les États-Unis se sont contentés de convertir méthodiquement en dollars le sang de ces
«fous» d’Européens. Mais, au moment où la guerre menaçait de se terminer par la victoire de l’Allemagne, les
États-Unis, leur rival le plus dangereux, sont intervenus, et c’est ce qui a décidé de l’issue du combat 7.
Cet impérialisme, «essentiellement brutal, impitoyable, rapace», se présentait à la face du monde comme
la «civilisation du dollar» qu’il comptait bien faire triompher mondialement, sur les ruines de
l’Europe, lors de la reconstruction inévitable. Rosa Luxemburg passait complètement à côté d’un
phénomène majeur : la naissance de la superpuissance étasunienne, la plus rapace de l’histoire
humaine, qui comptait bien dominer partout, sur terre, sur mer, par la force du commerce et des
armes.
Nourrie d’une culture classique, fortement marquée par la vision décadentiste du Britannique
Gibbon 8, elle prend comme exemple celui de la civilisation romaine décadente «liquidée» par des
peuples barbares (« la barbarie »), qui viendraient extirper toute trace de civilisation. Ces «barbares»
seraient porteurs du bacille de la décomposition sociale, de véritables « fléaux de Dieu » comme
Attila, des fossoyeurs de toute civilisation humaine :
Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute
de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la
civilisation – sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres
mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences.
[…] Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et DÉCADENCE DE
TOUTE CIVILISATION, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation,
LA DÉGÉNÉRESCENCE, UN GRAND CIMETIÈRE; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente
du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre… Le prolétariat doit
jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : L’AVENIR DE LA CIVILISATION ET DE
L’HUMANITÉ EN DÉPENDENT 9.
Rosa Luxemburg, se livrant à une surinterprétation d’Engels, parle non de chute mais de RECHUTE
dans la barbarie :
7
Trotsky, Des perspectives du développement mondial (Rapport présenté par Trotsky, le 28 juillet 1924, devant l’assemblée des vétérinaires
de Moscou) : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/europeameric/eur1.htm.
8
Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776-1788), coll. Bouquins, Robert Laffont, 2000 & 2015.
9 Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, 1916, in Œuvres complètes, tome IV, Smolny/Agone, 2019. Les petites capitales sont de
nous.
5
La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie 10.
Dans les faits, Engels envisage certes la disparition de la société capitaliste moderne du fait de ses
contradictions intrinsèques, mais sans dire plus dans son Anti-Dühring (1878) :
Les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de
répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec le mode de production lui-même,
et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et répartition, si l’on
ne veut pas voir toute la société moderne périr 11.
Quelques années plus tard, en retravaillant des notes de Marx et en s’inspirant de La société
archaïque de Lewis Morgan, Engels établit une succession des formes de société, en établissant une
sommaire tripartition :
•
La sauvagerie (période de la chasse et de la cueillette), qui caractériserait les sociétés
dites primitives ou premières;
•
La barbarie (période de l’agriculture, usage des métaux mais classes sociales absentes), grosso modo dès le Néolithique, entre 10.000 et 4.000 années avant notre ère;
•
La civilisation (période où se structurent les classes sociales et les institutions), du
lointain monde antique (Égypte, Grèce, Perse, Inde, Chine, etc.) à aujourd’hui 12.
Cette tripartition est sommaire, puisqu’elle est purement et simplement un calque évolutionniste
de Lewis Morgan. Reprise par la social-démocratie allemande, elle ne faisait qu’annoncer la théorie
du matérialisme historique stalinien des « cinq stades » : communiste primitif, esclavagiste, féodal,
capitaliste et enfin « communiste » (en fait le «socialisme dans un seul pays»). Des « marxistes critiques » y ajoutaient un « mode de production asiatique», sorte de fourre-tout salvateur permettant
de « dépasser » tout ce qui contredisait cette théorie des stades 13.
Faire, en second lieu, de la Rome antique à son déclin le parangon de la «décadence» du IIIe au Ve
siècle constitue une impasse aussi bien historique que théorique. La prétendue «chute» de l’Empire
romain ne se manifeste guère en 410 (sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric) ou en 476 (déposition
du dernier empereur romain d’Occident par sa garde germanique). Odoacre, le chef d’une garde
germanique parfaitement intégrée dans l’appareil d’État, il renvoie les insignes de la fonction impériale à Zénon, l’empereur d’Orient installé à Constantinople, lui-même s’établissant à Ravenne,
siège de l’autorité impériale depuis 402, qui brilla par la splendeur de ses fameuses mosaïques, en
bénéficiant d’un port et d’une armée navale. L’Empire romain d’Orient, en fait grec, que l’on nommera l’Empire byzantin, se caractérise par son étendue (Syrie Égypte, mer Noire, Grèce et ses îles)
et sa position stratégique sur les détroits qui l’amènera à construire une flotte redoutée par ses
ennemis. L’Empire grec est le centre d’une intense activité commerciale internationale. Son immense richesse est seulement entamée par le paiement de tributs sécuritaires aux chefs barbares,
par l’entretien de troupes face à l’Empire sassanide (perse), puis face aux armées musulmanes. La
« décadence » de Byzance, telle que fantasmée par Gibbon, dura donc 10 siècles de 476 à 1453. La
chute finale de 1453 fut la conséquence de l’ascension des États chrétiens d’Europe – en particulier
les villes marchandes italiennes (Gênes et Venise) qui pillèrent Constantinople en 1204 –, mais aussi
de celle des peuples turcs envahisseurs, qui virent s’installer sur les ruines de l’ancien empire arabomusulman.
La « chute » de l’Empire romain ne marqua donc pas un retour à la «barbarie». Les barbares étaient
eux-mêmes romanisés ou grécisés, souvent largement civilisés et christianisés, aspirant à plus de
10
Il s’agit d’une citation inexacte d’Engels, telle que la «reformule» Rosa Luxemburg. Cette surinterprétation est soulignée par Michael Löwy,
«L’étincelle s’allume dans l’action : La philosophie de la praxis dans la pensée de Rosa Luxemburg», 25 avril 2011 (site NPA Jeunes :
http://npa.jeunes.free.fr/spip.php?article554&debut_articles=30).
11 Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1971, p. 186.
12
Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété et de l’État (1884), sur le site UQAC (Classiques des sciences sociales) :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_friedrich/Origine_famille/Origine_famille.html. Publié d’après des notes de Marx.
13 Cf. Alain Testart, Le communisme primitif. I. Économie et idéologie, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1985, p. 17-50 (Introduction).
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civilisation encore. Il s’en fallut de loin que la civilisation ait disparu, en particulier à Byzance, conservatoire de la civilisation grecque antique. On donna par contre le terme d’Age des ténèbres au
Bas-Moyen-Age occidental avant la renaissance carolingienne, temps caractérisé par les pandémies,
les famines récurrentes. Certaines connaissances par contre se perdirent (architecture, arts, techniques) mais resurgirent, en s’améliorant, à partir du Trecento et du Quattrocento italien, début de
la Renaissance.
Face à cette opposition manichéenne entre barbarie et civilisation, Marx lui-même nous a donné
des éléments de réponse :
La barbarie réapparaît, mais elle se crée dans le ventre de la civilisation elle-même et lui appartient; d’où la
barbarie lépreuse, la barbarie comme lèpre de la civilisation 14.
Il s’oppose donc ici à Vico qui caractérisait la barbarie comme le négatif de la civilisation. Cette
barbarie pouvait être une paisible sauvagerie (le bon sauvage de Rousseau), vivant dans le doux
monde naturel des sensations, ou bien la structuration de sociétés guerrières, favorisée par la maîtrise de la métallurgie, se traduisant par une suite ininterrompue de massacres et de vandalismes au
fil de ses conquêtes 15.
Pour Marx, la barbarie – sorte de pandémie endémique comme la lèpre – est inhérente à la «civilisation» capitaliste, car celle-ci est programmée pour détruire périodiquement, par des crises économiques ou des guerres, l’accumulation grandissante de richesses, détruisant les forces productives
(les prolétaires, travail direct) et le capital (machines, travail indirect) :
Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande
partie des forces productives. La société se trouve subitement rejetée dans un état de BARBARIE MOMENTANÉE
[…]. Et pourquoi ? Parce que la société a TROP DE CIVILISATION, TROP DE MOYENS DE SUBSISTANCE, TROP
D’INDUSTRIE, TROP DE COMMERCE 16.
Nous abordons ici un point cardinal : celui des rapports entre la civilisation et son négatif la barbarie
et le communisme comme négation de la barbarie et achèvement de la société humaine.
LA ‘CIVILISATION’ RÉGÉNÉRÉE PAR LA ‘BARBARIE’ ?
Depuis l’Antiquité, le terme de «barbare» désigne en fait l’Autre, l’étrange étranger, qui ne parle ni
votre langue, censée être la plus civilisée du monde, ni n’adopte vos coutumes sociétales, culinaires
et vestimentaires, jugées les plus raffinées du monde. Pour un Grec, était « barbare » quiconque ne
parlait pas le grec ou le faisait en commettant d’impardonnables erreurs (les « barbarismes »). Aussi
la civilisation perse de Persépolis restait-elle barbare. Impitoyable dans ses jugements, l’historien
Thucydide tenait à rappeler que «les Grecs d’autrefois vivaient comme les Barbares d’aujourd’hui», se livrant
allégrement à la piraterie et au brigandage, raccourci fructueux pour forger un impérialisme de bon
aloi 17.
Lors de contacts entre « civilisés » et « barbares », ceux-ci sont toujours rugueux. On est l’étranger
parmi les étrangers. On devient toujours barbare chez les « authentiques » barbares qui ont
l’avantage de maîtriser parfaitement les codes de leur langue :
Ces barbares cohabitent avec nous sans distinction, et occupent même la plus grande partie des habitations.
Sans aller jusqu’à en avoir peur, on peut les exécrer à voir leurs corps couverts de peaux et leurs longs cheveux.
Un pantalon perse au lieu du costume du pays habille même ceux qui passent pour être originaires d’une ville
grecque; ils ont une langue commune pour communiquer entre eux, alors que je suis obligé de m’exprimer par
gestes. LE BARBARE, ICI, C’EST MOI QUI NE SUIS COMPRIS DE PERSONNE, et ces Gètes (Thraces) stupides se
moquent des mots latins, disent souvent, ouvertement et sans risque du mal de moi 18.
14
Karl Marx, Aus dem handschriftlichen Nachlaß. Arbeitslohn (Manuscrits laissés en héritage : «Le salaire»), décembre 1847, MEW, Band 6,
1968, p. 553.
15 Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, trad. fr., Fayard, Paris, 2001.
16
Manifeste du Parti communiste, 1848. Souligné par nous.
17 Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre premier.
18 Ovide, Tristes, livre V (X), in Lettres d’amour, lettres d’exil, ‘Thesaurus’ Actes Sud, 2006, p. 407 (édition bilingue).
7
Mais le barbare, c’est aussi l’inversion des codes de toute « civilisation » devenue un empire faisant
face à des ennemis extérieurs rêvant de rapines et de butin. Dans la Chine des Royaumes
combattants (du Ve siècle jusqu’à 221 avant notre ère), où régnait la guerre de tous contre tous, le
barbare transgressait les codes de ces royaumes qui allaient fusionner en un seul empire, formé sur
le culte des ancêtres, une discipline de fer et l’obéissance :
Ces gens sont comme des cerfs, des oiseaux ou autres bestiaux. Les jeunes donnent des ordres aux plus âgés,
les plus âgés craignent ceux qui sont plus robustes, les plus forts sont considérés comme des sages, les arrogants
sont respectés. Ils s’entretuent jour et nuit sans jamais s’arrêter en encourant le risque d’exterminer leur propre
espèce 19.
Il n’empêche, ces porteurs du Code de l’incivilité, barbares du Nord, de l’Ouest et du Sud,
prétendirent insolemment écrire par les armes leur propre Code du pouvoir, au grand dam de la
puissance centrale, qui craignait une barbarisation rampante:
On ne laissera jamais l’Empire du Milieu se soumettre aux barbares, ni les barbares commander le pays du
Milieu… Si le pays du Milieu renonce à sa vocation, ses habitants risquent de devenir eux-mêmes de nouveaux
barbares 20.
Comme dans l’Empire romain, sauf celui grec d’Orient, les barbares formèrent des royaumes. Ils
firent même mieux : les Mongols (dynastie Yuan, 1279-1368), puis les Mandchous (dynastie Qing,
1644-1912) réunifièrent toute la Chine. Qualifiés de «barbares» pendant leur invasion, ces
conquérants étrangers, une fois installés au pouvoir, se sinisèrent, revêtirent même la robe de soie
du mandarin (avec ou sans dragons), tout comme les barbares germaniques bien avant eux se
romanisèrent et portèrent la toge pourpre sénatoriale.
Mais la barbarie n’est pas seulement un processus historique de désintégration et d’intégration, au
gré des invasions qui firent et défirent les empires pour mieux les refondre, elle caractérise un
monde dominé par la guerre de tous contre tous. Le barbare, dans la confrontation des cultures,
c’est toujours l’autre, mais au grand jamais son propre ego, toujours prêt à s’enfler jusqu’à en
exploser.
En fait, les barbares ne sont jamais ceux que l’on croit, comme le nota naguère Prosper Mérimée.
Le prétendu « civilisé » peut atteindre des sommets de cruauté, et le barbare, proche de la nature,
peut livrer des trésors de délicatesse et de douceur :
Dans notre langue, barbare a deux sens principaux : sauvage, non cultivé et cruel. Un peuple très barbare peut être
fort doux et un peuple très civilisé très barbare 21.
Le sens commun argue que le barbare est celui dont les actes le placent hors de la communauté
humaine. Le barbare ne serait donc pas l’être inculte qui vivrait dans un état à demi-sauvage propre
de la bestialité, mais cet être, souvent civilisé, voire même raffiné, qui utilise les faux-semblants de
la différence culturelle pour exclure l’autre de l’humanité.
L’humanité s’abolirait aux frontières de la communauté villageoise, du groupe linguistique et
ethnique. Certaines communautés dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les «hommes»
ou se qualifient de « grands hommes », de « parfaits », de «complets», ces adjectifs élogieux exaltant
sans la moindre modestie une solide domination masculine 22. Cela implique que les autres tribus,
groupes ou villages ne partagent pas ces vertus « viriles » – et se placent hors de la nature humaine.
Ce sont des «mauvais», des «méchants», voire des «singes de terre», des «œufs de pou», et tous
qualificatifs que l’on pourrait retrouver dans le riche dictionnaire d’injures du capitaine Haddock.
Après la découverte de l’Amérique, comme le souligna en 1952 Claude Lévi-Strauss, les Espagnols
envoyèrent des commissions d’enquête pour rechercher si les autochtones possédaient ou non une
19
Isabelle Rabut (éd.), Visions du «barbare» en Chine, en Corée et au japon, Actes INALCO (31 mars 2008), Publications Langues O’, 2010.
Ibid.
21
Prosper Mérimée, Lettres à Viollet-le-Duc, 1870, p. 31.
22 Cf. Maurice Godelier, La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, coll.
«Champs Essais», Flammarion, 2009.
20
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âme, tandis que ces derniers – aux Antilles, mais aussi au Mexique – tuaient les prisonniers blancs
pour vérifier si leur cadavre était soumis à la putréfaction, ce qui était la preuve absolue qu’ils
n’étaient pas la réincarnation du dieu blanc Quetzalcóatl, dont ils attendaient le retour. Privés de
toute divinité, ces Espagnols participaient de la même inhumanité qui définissait les barbares du
nord du Mexique, les Chichimèques.
Comme l’écrivit en 1952 Claude Lévi-Strauss, «Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à
la barbarie » de l’autre 23. Seuls les hommes sont capables d’actes inhumains, d’actes ignobles de
barbarie, ce dont témoigne l’histoire de l’humanité, longue suite de massacres en séries, de destructions, de génocides, de Gengis Khan et Tamerlan, jusqu’au XXe siècle (massacre des Arméniens,
des Juifs et Tziganes, des Tutsis). Toute l’histoire de l’humanité ne fait que raconter l’inhumanité
de l’«homme».
En réalité, on ne naît pas «homme» ou « femme », on le devient. La philosophie des manuels à
l’usage des lycéens se contente de donner des préceptes moraux, des impératifs catégoriques : « on »
doit apprendre à être humain, car «on» a reçu humanité en héritage. Le discours se poursuit alors,
comme une leçon de catéchisme, où les hommes doivent s’aimer les uns les autres : la culture c’est
le propre de chaque « homme » ; il n’y a pas d’un côté les êtres «cultivés» ou «civilisés» et de l’autre
les «barbares» ou les «sauvages». Il n’y a que des « hommes » tous égaux dans leur humaine
humanité. Mais tous ces beaux discours tendent à faire oublier que les êtres humains sont, depuis
près de 5.000 ans, organisés en classes plus ou moins structurées, c’est-à-dire intégrés dans des
sociétés inégalitaires, pour le seul profit des classes dominantes.
Le développement des sociétés marchandes jusqu’au triomphe du mode de production capitaliste
a fait disparaître toute trace d’égalité et de mise en commun des biens disponibles. Pour Rousseau,
la société originelle, où le « sauvage » était bon, car à l’état de nature, était une société de liberté, car
sans propriété individuelle et sans accaparement ultérieur par « quelques ambitieux », réduisant le
« genre humain au travail, à la servitude et à la misère » :
Une société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent
sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation
firent un droit irrévocable, et, pour le profil de quelques ambitieux, assujettirent désormais tout le genre humain
au travail, à la servitude et à la misère 24.
Cette société des origines n’était pas une simple reconstitution utopique. Amigo Vespucci, compagnon de voyage de Christophe Colomb, qui donna son nom aux « Indes occidentales », décrivit en
1503 avec admiration ce merveilleux état de nature, où tout était commun, où chacun était libre,
sans dieux, ni maîtres, étant maître de sa vie :
[...] tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni gouverneur et chacun est lui-même son propre
maître. […] Ils n’ont ni temples ni religion et ne sont pas idolâtres. Que puis-je dire de plus ? Ils vivent selon la
nature 25.
Vision d’un homme de la Renaissance, dans toute son affirmation des humanités, idéalisant le mode
de vie des Amérindiens, appartenant à un « paradis perdu » ? Peut-être. Mais Vespucci mettait le
doigt sur une réalité visible dans toute sa cruauté au fil de la Conquista : la disparition de sociétés
indépendantes fondées sur l’égalité au profit d’une société de classe sans pitié, imposée bestialement
de l’extérieur par le fer et par le feu. Son expansion sonnait l’heure des dominants qui purent réduire
en esclavage ou en servitude (mita et encomienda) les autochtones chassés définitivement de leur
«paradis terrestre» égalitaire.
23
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952, chap. 3. Publication de l’UNESCO, avec des contributions de Michel Leiris, L.C. Dunn, Otto
Klineberg, etc., sous le titre : Le racisme devant la science, Paris, 1973 (https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000005546).
24 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
25 Vespucci, mundus novus, 1504, reprint par Città aperta, Troina (Enna), 2007.
9
Il n’est pas indifférent que les partisans de l’ordre social monarchique, qui prônaient l’inégalité
aristocratique Sauvages face à la montée de mouvements égalitaires, se mettent à faire de subtils
distinguos entre «sauvages» et «barbares». Pour Joseph de Maistre :
[Le sauvage] est un enfant robuste et féroce, en qui la flamme de l’intelligence ne jette plus qu’une lueur pâle et
intermittente... les vices naturels de l’humanité sont encore viciés dans le sauvage. Il est voleur; il est cruel, il est
dissolu; mais il l’est autrement que nous. Pour être criminels, nous surmontons notre nature : le sauvage la suit;
il a l’appétit du crime, il n’en a point le remords. … il ne faut pas confondre le sauvage avec le barbare. Chez l’un
le germe de la vie est éteint ou amorti; chez l’autre il a reçu la fécondation et n’a plus besoin que du temps et
des circonstances pour se développer 26.
Ceci est un véritable morceau d’anthologie de la pensée réactionnaire la plus répugnante, une réaction qui n’est pas seulement monarchique mais bien bourgeoisie républicaine, «fraternelle» et «égalitaire». Face à la prétendue sauvagerie, monde de férocité, de destruction, de «dissolution», de vices
et de crimes, constituant un vrai «état de nature», la réponse suggérée et mise en pratique par le
colonialisme et l’impérialisme (occidental, mais aussi japonais) est bien : exterminons toutes ces
brutes ! Nous, les aristocratiques «civilisés» de la monarchie, de ses palais et de ses fêtes galantes,
nous ne sommes pas naturellement criminels, car policés par nos mœurs au-dessus de tout soupçon
(cf. le marquis de Sade…). «NOUS» – les aristocrates et nos adversaires et complices républicains –
nous vénérons les barbares fécondés par l’usage des armes. Gardes impériales, vaillants guerriers
ils ont sauvé la civilisation impériale, et bien mieux, ils ont importé la monarchie sous sa forme
franque. Ils nous ont donné le plaisir du pillage. Pour le comte de Boulainvilliers, chantre de la
réaction nobiliaire, la monarchie barbare franque était excellente : son roi n’aurait été que le chef
de l’armée et, à ce titre, aurait joui d’une autorité limitée, mais légitimée par ses pairs. Il s’agissait
d’assurer les droits immémoriaux de la noblesse d’épée descendante des Francs, et de réduire les
«inégalités» au sein de cette noblesse pour qu’elle montre mieux ses dents carnassières face aux
prérogatives mesquines de la monarchie absolue 27.
Henry de Boulainvilliers met en avant une figure très «propre» du barbare. Celui-ci, en opposition
au sauvage, se définit par sa capacité à entretenir des rapports sociaux avec les autres, les dominants
et les dominés. Ce barbare est vecteur non pas d’échange, comme l’homme « civilisé », mais de
domination : il a un rapport médiatisé à la propriété, qu’il fait cultiver par d’autres, ses esclaves ou
ses serfs dirigés à coups de schlague, et sa liberté de piller la propriété gagnée par la loi de la conquête, s’affirme en asservissant les autres 28.
Il est vrai qu’aujourd’hui, en une toute autre période – o tempora, o mores –, la bourgeoisie devenue
décadente, comme la noblesse qui l’a précédée, ne fait plus la différence entre «sauvages» (ou «sauvageons») et «barbares». Dans une période de troubles, où les plus pauvres (immigrés, ex-immigrés,
sans-papier, chômeurs des banlieues délaissées, tous les désintégrés) paient le prix fort de la crise
du capitalisme, l’heure n’est plus aux distinguos. En France, des ministres de l’ordre social bourgeois, Jean-Pierre Chevènement, Bernard Cazeneuve, utilisent «poliment» le terme de «sauvageon»,
et plus grossièrement celui de «racaille», comme l’inénarrable Nicolas Sarkozy, auteur du fameux
«Casse-toi, pauvre con !».
Pour tous les Etats capitalistes, grands ou petits, encore attractifs, les migrants sont soit des « barbares » désirables pour une économie manquant de main-d’œuvre (Allemagne d’Angela Merkel),
soit des sauvages dangereux, Donald Trump qualifiant les migrants mexicains de «violeurs». Quand
le capitalisme n’en veut plus, il construit tantôt des murs tantôt des centres de rétention. Et si cela
ne suffit pas, il pratique le massacre organisé, comme il le fit dans le passé. Entre le 2 et 4 octobre
1937, les villes du nord-ouest de la République dominicaine connurent le «massacre du Persil». Sur
ordre de la dictature de Trujillo, 20.000 immigrés et ressortissants haïtiens sont traqués puis tués à
26 Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la providence; suivis d’un Traité sur les
sacrifices, tome 1, 1822, Lyon/Paris, p. 112-114.
27 Boulainvilliers, Histoire de l’ancien gouvernement de la France, La Haye-Amsterdam, 1727.
28 Cf. l’analyse de Michel Foucault : «Il faut défendre la société». Cours au Collège de France. 1976, EHESS/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 174.
10
l’arme blanche par les soldats dominicains. Ceux-ci interpellaient les suspects au faciès africain avec
un brin de persil. Pour prouver qu’ils étaient des Dominicains, les suspects devaient dire en espagnol que c’était du persil (perejil en espagnol). Échouer à cet exercice entraînait la mort instantanée
de la personne arrêtée, car le r est difficilement prononçable pour de simples paysans 29.
Certains révolutionnaires contemporains ont cru exalter ces damnés de la terre, sauvages et
barbares, en réhabilitant les «barbares», tant de l’extérieur que de l’intérieur. En 1951, en pleine
guerre de Corée, alors que s’affirment à l’extérieur de l’Empire américain, de l’Empire russosoviétique et de l’Empire du Milieu des «luttes de libération nationale», Bordiga en appelle à une
« nouvelle et féconde barbarie », qui viendrait – tel un tsunami – « renverser le monde bourgeois de profiteurs,
d’oppresseurs et d’exterminateurs », et régénérer la «civilisation», comme lors du déclin de l’Empire
romain :
Comme c’est arrivé à Rome, pour que ne disparaisse pas tant et tant d’apports à l’organisation des hommes et
des choses, avec les hordes sauvages porteuses inconscientes d’une lointaine mais plus grande révolution, nous
voudrions qu’aux portes de ce monde bourgeois de profiteurs, d’oppresseurs et d’exterminateurs, se presse une
PUISSANTE VAGUE BARBARE, capable de le renverser.
Mais à l’intérieur de ce monde, s’il y a des frontières des murs et des rideaux [de fer], toutes les forces, mêmes
si elles s’opposent et se combattent, se rangent toutes sous la tradition de la même civilisation.
Quand le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière pourra se redonner ses forces et son encadrement,
et quand pourront surgir des formations qui ne seront pas aux ordres de la civilisation d’Acheson 30 ou de
Maliko 31, ce seront alors des forces barbares, qui ne dédaigneront pas le fruit mûr de la puissance industrielle
moderne, mais qui l’arracheront aux griffes des exploiteurs et briseront leurs dents féroces, qui mordent encore.
Que vienne donc, pour le socialisme, UNE NOUVELLE ET FÉCONDE BARBARIE, comme celle qui descendit par
les Alpes et rénova l’Europe, ne détruisit pas mais exalta l’apport de siècles de savoir et d’art emprisonnés au
sein du formidable empire! 32
Ce fantasme du tsunami barbare régénérant la civilisation humaine, sur lequel viendrait surfer la
classe ouvrière encadrée par «son parti de classe», était une resucée du fantasme de Bakou (Congrès
de 1920) : la révolte des « peuples de couleur », du noir à l’olivâtre 33, organisée militairement contre
l’impérialisme, viendrait regénérer de l’extérieur la civilisation en devenir incarnée par la classe ouvrière et son « parti de classe ». Cette vision très messianique avait été admirablement développée
en 1918 par Blok dans son poème Les Scythes :
Venez à nous ! Sortez des horreurs de la guerre
Pour tomber dans nos bras !
Tant qu’il est temps encore — remettez la vieille épée au fourreau,
Camarades ! Nous serons frères !
Mais si vous refusez, — nous n’avons rien à perdre.
Et nous aussi nous pouvons être perfides.
Durant des siècles vous serez maudits
Par vos enfants et les enfants de vos enfants, tous malades !
Partout, nous nous retirerons
Dans l’épaisseur de nos forêts.
À la séduisante Europe
Nous montrerons notre gueule asiatique.
Celle belle prosopopée des peuples «barbares» révoltés (les bolcheviks devenant de nouveaux Huns
à gueule d’Asiate !) contre leur propre empire reposait sur l’espérance parousique d’un mouvement
fraternel de camarades.
29
Pierre Michel Jean, «1937, le génocide occulté des Haïtiens», Mediapart, 24 août 2019.
Dean Acheson (1893-1971), démocrate, en charge de la diplomatie américaine à l’ONU.
31 Il s’agit d’un lapsus calamae de Bordiga. Maliko (qui ressemble à une ukrainisation du prénom arabe signifiant roi) est en fait Malenkov,
proche collaborateur de Staline. En mars 1953, il lui succède au poste de président du Conseil des ministres.
32 Amadeo Bordiga, «En avant les barbares !», Battaglia comunista n° 22, Milan, 18-27 novembre 1951 (Publié dans la série «Sur le fil du
temps»).
33 Amadeo Bordiga, « Les luttes de classes et d’États dans le monde des peuples de couleur, champ historique vital pour la critique
révolutionnaire marxiste », réunion de Florence du ‘Parti’ (25-26 janvier 1956), trad. française : Le Prolétaire n° 465, déc. 2002—janvier 2003.
30
11
Mais A. B. n’était pas Alexandre Blok. Bordiga attendait de cet essor des luttes de libération nationale, et non plus sociales (comme chez Blok, le socialiste-révolutionnaire de gauche), la formation
d’un «capitalisme juvénile» qui permettrait de pousser jusqu’à ses ultimes conséquences sa destinée :
faire se multiplier les fossoyeurs du capitalisme sénile, les prolétaires. C’est dans ce sens que les
partisans de Bordiga soutinrent purement et simplement les mouvements de ces prestigieux «barbares» qui frappaient à la porte des empires avec la crosse de leur kalachnikov. L’exemple de l’Angola soutenue par le mouvement «bordiguiste» est un cas d’école 34.
Mais il fallut vite déchanter : les kalachnikov aux mains des partisans de la brousse devinrent celles
d’une insolente nouvelle classe bourgeoisie, gavée de rente pétrolière, empressée de mater sans pitié
les barbares de l’intérieur, s’ils osaient lever le petit doigt, et de faire totale allégeance à tous les
empires, pourvu qu’ils soient riches en capital.
Cette vision – partagée par Bordiga et les mouvements « gauchistes » de l’époque (maoïstes, trotskystes, etc.) – escomptait finalement l’explosion irréversible de la lutte prolétarienne. Elle observait
les statistiques de croissance du juvénile capitalisme comme autant d’indices d’un krach final du
système.
En attendant les nouveaux barbares du capitalisme, ces authentiques THÉORICIENS BARBARISTES
excluaient d’avance toute décomposition économique et sociale DE L’INTÉRIEUR. Vilipendé par
Bordiga, le groupe «Socialisme ou Barbarie» (du moins à ses débuts) envisageait lucidement la possibilité de régression de la conscience de classe révolutionnaire du prolétariat :
[La barbarie peut être] une PHASE DE DÉCOMPOSITION SOCIALE, pendant laquelle aussi bien les FORCES PRODUCTIVES que la CONSCIENCE DE LA CLASSE RÉVOLUTIONNAIRE connaîtraient une RÉGRESSION PROFONDE
ET DURABLE 35.
L’heure n’était plus à l’attente de nouveaux Scythes, formant dans leurs forêts, leurs jungles ou leurs
brousses, de nouvelles barbaries. La barbarie – la vraie, celle de la bestialité capitaliste quotidienne
–, celle qui veut revêtir la respectabilité de la « civilisation », devrait céder la place à la VRAIE CIVILISATION, CELLE DE LA COMMUNAUTÉ HUMAINE MONDIALE.
LE TERME AMBIGU DE CIVILISATION. COMMUNISME OU/ET CIVILISATION (S)
La notion de civilisé, souvent un ex-barbare passé régulièrement à la brosse à reluire de la
«civilisation», est une notion plus que trompeuse quand son éclat trompeur brille par l’absence de
définition.
Marx ne donne guère de définition matérialiste de la civilisation. Cette dernière, invariant de
l’histoire humaine, est d’abord matérielle et non un idéal éthéré. Elle correspond à l’émergence d’un
ordre sociétal se hissant bien au-dessus de l’ordre biologique. Cette définition, donnée par un
dictionnaire de philosophie (le «Godin»), souligne cette articulation matérielle (infra- et
superstructures), sans ajouter aucun jugement de valeur :
Civilisation : ensemble de toutes les PRODUCTIONS MATÉRIELLES (objets, outils, habitations, vêtements, etc.)
(idées, croyances, lois, coutumes, etc.) grâce auxquelles l’être humain, dépassant le stade et
le niveau purement biologiques, PEUT VIVRE FACE À LA NATURE ET EN SOCIÉTÉ 36.
ET IMMATÉRIELLES
Une analyse, dépourvue de connotations idéologiques, permet de trouver trois acceptions : 1. Fait
de se civiliser ou d’être civilisé (= avancement ou progrès). 2. Ensemble des acquisitions des
sociétés humaines (un polissage s’opposant à nature brute et à barbarie »). 3. Ensemble de
phénomènes sociaux de nature religieuse, morale, esthétique, scientifique, technique, communs à
34 Cf. l’article : «Sur le soutien aux luttes anti-impérialistes», Le Prolétaire n° 208, 29 nov.-12 déc. 1975, p. 2 : « L’Angola est aujourd’hui le
cœur vivant de l’Afrique en lutte contre l’impérialisme, annonçant les prochaines vagues qui ne manqueront pas de toucher non seulement
le Portugal, mais bien les grandes nations d’Europe, dont l’Afrique est pour l’essentiel prisonnière… sous cet angle nous devons dire qu’aucun
mouvement portugais ne se place sur le terrain d’un soutien internationaliste conséquent à la lutte du peuple angolais».
35 Souligné par nous. Source : Cornelius Castoriadis, Le contenu du socialisme, coll. 10/18, 1979.
36 Christian Godin, art. «Civilisation», Dictionnaire de philosophie, Fayard/Éditions du temps, 2004. Souligné par nous.
12
une « grande » société ou à un groupe de sociétés, dans leur diversité et leur étendue (« aire de
civilisation ») 37.
L’appartenance à une société dite «civilisée» ne se fait pas sans l’accomplissement d’une révolution
matérielle. C’est ce qu’avait noté Lewis H. Morgan dans son livre La société archaïque, conception
reprise par Engels :
Lorsque le barbare, progressant pas à pas, eut découvert les métaux natifs, appris à les fondre dans un creuset
et à les mouler; lorsqu’il eut allié le cuivre natif à l’étain, et produit du bronze, et, finalement, lorsque par un
effort de pensée plus intense encore il eut inventé le four et produit du fer à partir du minerai, les neuf dixièmes
de la bataille pour la civilisation étaient gagnés. Disposant d’outils en fer munis d’un côté tranchant ou d’une
pointe, les hommes étaient assurés de parvenir à la civilisation 38.
Mais sur cette base matérielle devait se hisser le politique. Le fait de se civiliser, c’est d’abord devenir
membre d’une polis, la Cité, où on devient un citoyen participant à une communauté politique
censée exprimer l’avis de la majorité. Il vaut la peine de rappeler la conception défendue au Ve siècle
avant notre ère par Périclès, dirigeant et «premier citoyen» d’Athènes :
Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins; loin d’imiter les autres, nous
donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une
minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est
assurée à tous par les lois; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la
considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle;
enfin nul n’est gêné par la pauvreté ni par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la
Cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la République et, dans nos relations quotidiennes, la
suspicion n’a aucune place; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête; enfin nous n’usons pas
de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le
spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières; une crainte salutaire
nous retient de transgresser les lois de la République; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois, et,
parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, infligent
à celui qui les viole un mépris universel 39.
Cet idéal grec resta un idéal dans une société de classe fondée sur l’esclavagisme et l’expansion
impérialiste, souvent accompagnée de massacres et de pillages. S’il est encensé par la démocratie
bourgeoise, c’est pour mieux le violer dans la réalité quotidienne et le transformer en comédie
électorale où la masse reste opprimée par une petite minorité.
Tout comme la « démocratie athénienne, la civilisation resta un mythe, ré-émergeant au rythme où
se faisaient et se défaisaient les civilisations. C’est un processus lent et progressif, interne à une
communauté, présent dans la commune dite primitive, égalitaire, permettant le passage à un État
ethnique sur des espaces géographiques restreints.
En fait, il n’y a pas de civilisations stables ni de civilisation pérenne. Le sociologue allemand Max
Weber nota qu’il n’existait pas dans l’histoire humaine de progression linéaire dans le domaine de
la «culture», mais le plus souvent des régressions. La Civilisation (avec un grand c) reste un
processus intégrant sciences et techniques qui continue à se manifester dans les cultures les plus
diverses. La civilisation actuelle du capital peut se développer dans le sens de la destruction la plus
massive et la plus raffinée. La culture entendue comme processus intellectuel ou spirituel (geistlich)
suit une courbe sinusoïdale.
Prenant le sens 2 de la définition donnée plus haut, la civilisation reste un idéal culturel. Il s’agit de
faire triompher la douceur des rapports interhumains face à la brutalité grossière. L’apparition d’une
moralisation des rapports sociaux viendrait adoucir la brutalité des sauvages instincts animaux présents dans l’homme. Sainte-Beuve affirme ainsi :
37
Alain Rey, op. cit., article : «Civilisation».
Ancient Society or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization, MacMillan and Company,
Londres, 1877.
39 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 36-43.
38
13
C’est l’effet et le but de la civilisation, de faire prévaloir la DOUCEUR ET LES BONS SENTIMENTS sur les appétits
sauvages 40.
Dans ce sens, la civilisation est courtoisie, déploiement de civilités (civiltà, civilidad, civility, Höflichkeit),
voire mignardise. Le terme de courtisans fut utilisé depuis le XVIe siècle pour distinguer la politesse
de la grossièreté barbare du Moyen Age – en oubliant d’ailleurs les troubadours et la poésie d’amour
courtois.
Ce déploiement de conventions courtoises est d’abord un art de courtisans, flattant le Prince, et un
étalage raffiné la tromperie mutuelle, celui des bons sentiments affichés lors de réunions
diplomatiques où il s’agit avec douceur d’organiser les actions les plus sauvages contre des
populations entières. On pourrait qualifier ainsi ce bel étalage de politesse diplomatique, propice à
toutes les tromperies, comme le fit Napoléon à l’égard de Talleyrand, sans se rendre compte qu’ils
constituaient à eux deux la même paire de bas :
Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi… vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous
avez trompé, trahi tout le monde […] Tenez, Monsieur, vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie 41.
En fait la civilisation est un leurre qui cache mal une division irréductible de la société entre les
bénéficiaires et les perdants de ce processus de civilisation, marqué par la douceur des formes et la
férocité du contenu. Comme le notait Thomas Paine, jacobin américain, qui s’était mis au service
de la Révolution, après l’écrasement du mouvement communiste de Gracchus Babeuf :
Ce qu’on appelle la civilisation a contribué à rendre une partie de la société plus heureuse et l’autre plus
malheureuse que l’une et l’autre ne l’auraient été à l’état de nature 42.
Dans l’évolution du capitalisme, la «civilisation» est devenue l’affirmation d’une société fondée sur
la technique et la science, l’affirmation du triomphe de la raison dans l’histoire, l’émergence de
l’Absolu jusque dans sa moralité kantienne, la supériorité de l’esprit sur matière humaine sauvage.
Dans un livre paru en 1939, Norbert Elias souligna un sentiment de supériorité de l’Occident –
qu’il aurait pu qualifier crument de capitaliste –, d’une une société « qui se sent supérieure aux sociétés
qui l’ont précédée ou aux sociétés contemporaines plus primitives… (par) le niveau de sa technique, la nature de ses
mœurs, le développement de ses connaissances scientifiques ou de sa conception du monde, et bien d’avantage» 43.
Ce qu’«oublie» Elias, c’est que toute société de classes, au cours de son développement, doit
affirmer par la force et certainement pas des mœurs policées sa conception de la civilisation. Cette
société de classes affirme sa supériorité en expropriant ou en anéantissant les sauvages et en
combattant des barbares réels ou supposés pour asseoir sa domination. Pour l’Empire grec en
gestation, le barbare qu’il fallait mettre à genoux c’était l’Empire perse, pour la Rome impériale,
c’étaient les barbares germaniques, pour l’Empire du Milieu, c’étaient les barbares du Nord, tapis
derrière la Grande Muraille. Lorsque les barbares germaniques se civilisaient, au point d’être
l’Empire, le plus barbare était celui qui menaçait la civilisation impériale, par exemple les Huns
d’Attila. Il s’agissait alors d’affirmer la nouvelle supériorité culturelle des vainqueurs. Pour
l’historien romain chrétien Jordanès (VIe siècle), d’origine ostrogothique, les cavaliers Huns devaient
sauvagement placer une pièce de viande sous la selle de leurs montures durant leurs infatigables
chevauchées. Ce steak tartare (mongol) avant la lettre, aurait été cuit par le frottement incessant de
la selle. On peut douter qu’Attila, qui parlait grec et romain et possédait une chancellerie ait jamais
affirmé : «Là où passe mon cheval, l’herbe ne repousse jamais». Pour les anciens barbares, parvenus
à la civilisation, sous sa forme impériale (on dirait aujourd’hui impérialiste), il s’agit toujours de
marquer sa supériorité par rapport aux « primitifs » qui aspirent à les évincer.
40
Sainte-Beuve, Port-Royal, tome 5, 1859, p. 235.
Napoléon Ier invectivant Talleyrand, prince de Bénévent, lors du Conseil des ministres restreint convoqué au château des Tuileries,
28 janvier 1809.
42 Thomas Paine, Agrarian Justice, 1797.
43 Elias, Civilisation des mœurs et Dynamique de l’Occident,
41
14
La civilisation, dans son sens bourgeois, et non dans sa définition matérielle et intellectuelle
(progression réelle de la communauté humaine), est bien un «état d’éternelle barbarie», où il s’agit
de rivaliser en brutalité et sauvagerie, en utilisant tous les progrès de l’armement le plus destructeur,
le « droit des gens » étant toujours celui du plus fort. C’est ce souligne Octave Mirbeau, dans son
admirable roman Le Jardin des supplices, dont l’action se déroule dans les colonies des Empires :
– Car vous tuiez aussi les Nègres, fit Clara.
[…]
– Mais pour les civiliser, c’est-à-dire pour leur prendre leurs stocks d’ivoire et de gommes… Et puis… que
voulez-vous ? Si les gouvernements et les maisons de commerce qui nous confient les missions civilisatrices,
apprenaient que nous n’avons tué personne… que diraient-ils ?
– Mais sapristi ! Nous sommes logiques avec notre état d’éternelle barbarie… Nous vivons sous l’état de la
guerre … Or en quoi consiste la guerre ? … Elle consiste à massacrer le plus d’hommes que l’on peut, en le
moins de temps possible… Pour la rendre de plus meurtrière et expéditive il s’agit de trouver des engins de
destruction de plus en plus formidables… C’est une question d’humanité… et c’est aussi le progrès moderne…
Le droit des gens !... c’est le droit que nous avons de massacrer les gens, en bloc, ou en détail, avec des obus ou
des balles peu importe, pourvu que les gens soient dûment massacrés !... NOUS SOMMES DES BRUTES, SOIT !...
AGISSONS EN BRUTES !... » 44.
Et lorsque cette «civilisation» de gentlemen respectables se sent menacer par les classes dangereuses,
toutes les couches prolétariennes, elle enlève le masque et fait pâlir d’envie le sauvage le plus bestial :
C’était bien cela. La civilisation et la justice de l’ordre bourgeois se montrent sous leur jour sinistre chaque fois
que les esclaves de cet ordre se lèvent contre leurs maîtres. Alors, cette civilisation et cette justice se démasquent
comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi. …
La bourgeoisie et son armée en juin 1848 avaient rétabli une coutume qui avait depuis longtemps disparu de la
pratique de la guerre, l’exécution des prisonniers désarmés. Cette coutume brutale a depuis été plus ou moins
suivie lors de la répression de tous les soulèvements populaires en Europe et aux Indes, ce qui prouve qu’elle
constitue bien un réel «progrès de la civilisation ! 45.
Ce texte magnifique de Marx date de 150 ans. On ne peut dire qu’il est «moderne», car la bourgeoisie
de tous les «pays civilisés» ou non ne parle plus de défense de la « civilisation » lorsqu’il s’agit de
frapper ceux qui osent se révolter contre le pouvoir du capital. Un Poutine peut proclamer, sans
prendre les gants beurre frais de l’ordre, de la justice, de la civilisation (Thiers) : « J’irai vous butter
jusqu’au fond des chiottes »; le préfet de Paris Lallement : «Vous allez finir sur un croc de boucher» 46. Ou
bien le président philippin Rodrigo Duterte, qui, le 2 avril 2020, donne ordre aux militaires et
policiers de massacrer les «perturbateurs» et autres dealers : «Compris ? Tués. Je vais vous enterrer » 47.
Quand la bourgeoisie sent son pouvoir menacé, elle ne se masque plus. Pour elle, la civilisation du
capital doit toujours être sauvée face aux «barbares» de l’intérieur. Comme le souligne Mirbeau dans
son roman Le Jardin des supplices, il faut parler sans inutiles fioritures, démocratiques ou non : la
«civilisation» «c’est le droit que nous avons de massacrer les gens, en bloc, ou en détail, avec des obus ou des balles
peu importe, pourvu que les gens soient dûment massacrés ! ».
Cette «civilisation» au fait de sa raison scientifique et technique, capable d’envoyer des hommes sur
la Lune et sur Mars, capable de séquencer tout le génome humain, a porté à un comble de
raffinement les moyens militaires et policiers pour liquider tous ceux qui viendraient troubler le jeu
de la libre entreprise et de la libre accumulation du capital.
Elle a même inventé la guerre humanitaire, une guerre qui n’opère plus de massacres de masse,
mais tue chirurgicalement l’ennemi «pour sauver des vies», en utilisant des «smart bombs». Dans cette
44
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices [1899], «Folio classique», Gallimard, 1991, p. 116-122.
Marx, La guerre civile en France : https://www.marxists.org/francais/ait/1871/05/km18710530d.htm.
46 ‘Délicate’ allusion aux méthodes nazies. Après le 20 juillet 1944, Hitler préconisa la bonne vieille méthode : les conspirateurs devaient
mourir «comme des porcs»; on devait les pendre «comme des animaux à des crocs de boucher». Ce qui fut fait. Hitler fit filmer les exécutions
afin de pouvoir les visionner en boucle («Enquête sur Didier Lallement, le préfet de police à poigne d’Emmanuel Macron», Le Monde du 23
février 2020).
47 Le Parisien, 2 avril 2020.
45
15
civilisation du drone, toute arme de destruction massive ou ciblée est «la façon la plus raffinée,
la plus précise et la plus humaine de la mener » 48.
La civilisation capitaliste du meurtre organisé scientifiquement devient ainsi « la plus raffinée, la
plus précise et la plus humaine». Elle ne tue plus ses ennemis mais les euthanasie humainement.
*
*
*
CONCLUSION : PAS COMMUNISME OU CIVILISATION
MAIS COMMUNISME CIVILISÉ ET PLURIEL
Certains révolutionnaires, sans doute bien intentionnés, ont cru très intelligent de substituer au très
explicite dilemme : «communisme ou capitalisme», celui de : «communisme ou civilisation», comme si le
communisme était l’antithèse de la civilisation humaine (celle de l’humanité au terme de sa longue
odyssée historique).
Le communisme ne vient pas détruire, à la façon des barbares les plus grossiers, la civilisation
humaine, sous prétexte que la bourgeoisie l’a utilisée à son seul profit. Les prolétaires ne sont pas
de nouveaux Scythes, mais sont les porteurs de toute la civilisation humaine.
Le communisme, seule antithèse au capitalisme, n’écrira jamais sur son drapeau : «En avant ! les
barbares», mais : «En avant ! l’humaine communauté mondiale socialisée ».
P.B., le 18 mai 2020.
48 Jeff Hawkins, US State Department’s Democracy and Human Rights Bureau (sic), cité par Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La
Fabrique, Paris, 2013, p. 190.
16
ALEXANDRE BLOK : LES SCYTHES (1918)49
[Dans ce célèbre poème, les nouveaux barbares, les « nouveaux Huns » (les bolcheviks) sont préférés aux barbares civilisés, installés dans leur douillet confort petit-bourgeois, représentants d’un monde destiné à disparaître, comme la Rome antique. En 1917-1918, un groupe de poètes, proches des socialistes-révolutionnaires
de gauche (Blok, Zamiatine, Biély, Essenine] prend pour emblème le cavalier scythe détruisant le « monde
civilisé ». Dans les écrits bolcheviks, le mot civilisés est mis entre guillemets et s’applique à l’Occident capitaliste. En 1923, dans son article sur la coopération, Lénine insista sur la nécessité d’avoir des « coopérateurs
civilisés ». Civilisé s’oppose alors à «asiatique», «semi-asiatique», «barbare», souvent utilisés pour caractériser l’état arriéré de la Russie. «Civilisé» désigne tout ce qui est mieux à l’étranger qu’en Russie et devrait
devenir la normalité du quotidien.]
Oui! nous sommes scythes! oui nous sommes asiatiques!
Et nos yeux avides sont bridés.
[…]
Venez à nous ! Sortez des horreurs de la guerre
Pour tomber dans nos bras !
Tant qu’il est temps encore — remettez la vieille épée au fourreau,
Camarades ! Nous serons frères !
Mais si vous refusez, — nous n’avons rien à perdre.
Et nous aussi nous pouvons être perfides.
Durant des siècles vous serez maudits
Par vos enfants et les enfants de vos enfants, tous malades !
Partout, nous nous retirerons
Dans l’épaisseur de nos forêts.
À la séduisante Europe
Nous montrerons notre gueule asiatique.
Arrivez, tant que vous êtes, sur l’Oural !
Nous viderons la place pour la bataille
Entre les machines d’acier qu’anime le calcul intégral,
Et la horde sauvage des Mongols !
Mais nous, dès maintenant, nous ne sommes plus votre bouclier,
Dès aujourd’hui, nous abandonnons la lutte ;
Nous contemplerons le combat mortel
De nos petits yeux étroits.
Nous ne bougerons pas, quand le Hun bestial
Fouillera dans les poches des cadavres,
49
Traduction anonyme parue dans la Revue de Genève, n° 15, 1921.
17
Incendiera vos villes, logera ses chevaux dans vos églises,
Et fera rôtir la chair des frères blancs…
Une dernière fois ! — prends garde, vieux monde !
Au festin fraternel du travail et de la paix,
Au clair festin fraternel, — une dernière fois,
Te convie ma lyre barbare !
18
CONSTANTIN CAVAFY : «EN ATTENDANT LES BARBARES» (1904)
[Les Wisigoths doivent rentrer dans Rome (vers 476, chute «officielle» de l’Empire romain). L’Empereur et son
Sénat attendent leurs sauveurs, prêts à les combler de titres et de présents. Ces «barbares», après la phase
d’invasions initiale, purent, comme d’autres peuples scandinaves et germaniques, s’enrôler individuellement
dans l’armée romaine, fournissant des gardes rapprochées des empereurs. L’empire romain multiplia les
accords avec ces peuples qui devinrent «fédérés». Ils sont généralement installés près de la frontière qu’ils
s’engagent à défendre aux côtés de l’armée romaine contre des attaques extérieures. C’est qui est décidé en
332. Les Wisigoths se romanisent et se christianisent. Très bons soldats, donc très bons pillards, ils prendront
Rome le 24 août 410. Leur chef Alaric fera piller la ville pendant trois jours. Ce sont eux qui, aux côtés des
Gallo-Romains et d’autres peuples germaniques, vont battre Attila, en 451, chef des Huns, aux Champs
Catalauniques. En 476, lorsque Romulus Augustule, le dernier empereur romain, est déposé par le
Germain Odoacre, Euric, chef des Wisigoths s’empare de la Provence. Dédaignant l’Italie, sombrant dans
l’anarchie, les Wisigoths préfèrent la Gaule et l’Espagne romaines. Ils installent leur capitale à Toulouse. Ils
resteront maîtres de l’Aquitaine jusqu’à leur défaite en 507 face aux nouveaux barbares, les Francs de Clovis.]
Qu’attendons-nous, rassemblés sur l’agora?
On dit que les Barbares seront là aujourd’hui.
Pourquoi cette léthargie, au Sénat?
Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.
À quoi bon faire des lois à présent?
Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.
Pourquoi notre empereur s’est-il levé si tôt?
Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte de la ville, solennel, assis sur son trône, coiffé de sa
couronne?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui et que notre empereur attend d’accueillir leur chef. Il
a même préparé un parchemin à lui remettre, où sont conférés nombreux titres et nombreuses
dignités.
Pourquoi nos deux consuls et nos préteurs sont-ils sortis aujourd’hui, vêtus de leurs toges rouges
et brodées?
Pourquoi ces bracelets sertis d’améthystes, ces bagues où étincellent des émeraudes polies?
Pourquoi aujourd’hui ces cannes précieuses finement ciselées d’or et d’argent?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui et que pareilles choses éblouissent les Barbares.
Pourquoi nos habiles rhéteurs ne viennent-ils pas à l’ordinaire prononcer leurs discours et dire leurs
mots?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui et que l’éloquence et les harangues les ennuient.
Pourquoi ce trouble, cette subite inquiétude? – Comme les visages sont graves!
Pourquoi places et rues si vite désertées?
Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux?
Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus
et certains qui arrivent des frontières disent qu’il n’y a plus de Barbares.
19
Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares?
Ces gens étaient en somme une solution.
[Traduction du grec : Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras]
20
BORDIGA SUR BARBARIE ET CIVILISATION : «AVANTI ! BARBARI »
[…]
Passons de la barbarie à la civilisation. La clé des transformations réside dans les formes successives
de la division du travail. Jusqu’à la fin du premier stade de la barbarie, on n’a rien d’autre que la
division naturelle du travail, la division entre les sexes. Il en résulte une société gentilice (gens) ,
communauté limitée d’hommes. Engels écrit un véritable hymne à ce système barbare. Cette
organisation simple résout sans conflit tous les problèmes internes. À l’extérieur, oui, c’est la guerre
qui résout les problèmes : nous ne sommes pas dans une Arcadie... ou dans un monde où
l’Organisation des Nations Unies fonctionnerait (à la satisfaction des Nenni) selon les principes
de sa Charte constitutive... Curez-vous les oreilles des paroles de Nenni, et passons à celle
d’Engels :
La guerre peut se terminer par l’anéantissement de la tribu, mais jamais par son asservissement. La grandeur,
mais aussi l’étroitesse (réfléchir!) de l’organisation gentilice, c’est qu’elle n’a point de place pour la domination
et la servitude!
La division du travail due aux progrès de la technique prévaut maintenant sur la division naturelle
du travail entre les sexes. Première grande division sociale du travail : les éleveurs de bétail
domestique se séparent des simples chasseurs et pêcheurs : les premiers produisent déjà plus qu’ils
ne consomment, ils apprennent de nouvelles consommations (lait, peaux, fils, tissus...). La propriété
privée est née : moi, pauvre animal humain, je ne pouvais que dire avec philosophie : c’est Dieu qui
l’a créée. Et je ne peux aujourd’hui que constater philosophiquement : c’est le Diable qui nous l’a
apportée.
Apprendre qu’on peut produire plus signifie apprendre à se procurer de la force de travail : le
groupe vainqueur n’extermine plus le vaincu. Il a commencé à se civiliser : il réduit en esclavage le
prisonnier. Une première division en classes est née : esclaves et patrons.
La deuxième grande division sociale du travail se produisit avec la différenciation de l’artisanat et
de l’agriculture. La production esclavagiste est intégrée au système social. Nouvelle division en
classes de la société, entre riches et pauvres. «Nous sommes maintenant arrivés au seuil de la
civilisation»; et nous sommes aussi arrivés au seuil de la bureaucratie : faites-nous en le récit,
Frédéric, et que votre ombre nous pardonne les points de suspension.
Partout la confédération des tribus apparentées devient nécessaire; bientôt aussi leur fusion et, du même coup,
la fusion des territoires de tribus séparées en un territoire collectif du peuple. Le chef militaire du peuple – rex,
basileus, thiudans – devient un fonctionnaire indispensable permanent. L’assemblée du peuple surgit... La guerre
autrefois pratiquée pour se venger d’usurpations ou pour étendre un territoire devenu insuffisant, est
maintenant pratiquée en vue du seul pillage et devient une branche permanente d’industrie. Ce n’est pas sans
motif que les murailles menaçantes se dressent autour des nouvelles villes fortifiées; dans leurs fossés s’ouvre
la tombe béante de l’organisation gentilice et leurs tours s’élèvent déjà dans la civilisation... Les guerres de rapine
accroissent le pouvoir du chef militaire suprême comme celui des chefs subalternes …; le choix habituel de
leurs successeurs dans les mêmes familles devient peu à peu... une hérédité d’abord tolérée, puis revendiquée et
finalement usurpée; le fondement de la royauté héréditaire est établi»
La civilisation s’est alors épanouie, et avec le Moyen Age une troisième division sociale du travail
nous donne les marchands, classe qui ne s’occupe pas de la production mais de l’échange des
produits. Nous sommes au stade monétaire; il encourage la formation des richesses et des
possessions les plus grandes; il accentue la division en classes; ici surgit l’État (ce qui démontre que,
comme la famille et la propriété, il n’existe pas de toute éternité). Engels nous montre comment
s’accomplit cette naissance à Athènes, à Rome, chez les Germains. Et c’est là que se trouvent les
passages fondamentaux cités par Lénine dans son État et la Révolution.
Premier point, clou que nous avons tant de fois enfoncé : l’unité territoriale. Deuxième point :
l’institution d’une force publique.
21
Elle peut être très insignifiante, quasi inexistante dans des sociétés où les antagonismes de classe ne sont pas
encore développés et dans des régions écartées, comme c’est le cas à certaines époques et en certains lieux des
États-Unis d’Amérique (1884). Mais elle se renforce à mesure que les contradictions de classes s’accentuent à
l’intérieur de l’État et que les États limitrophes deviennent plus grands et plus peuplés – considérons plutôt
notre Europe actuelle, où la lutte des classes et la rivalité de conquêtes ont fait croître à un tel point la force
publique qu’elle menace de dévorer la société toute entière, et même l’État.
Aujourd’hui, en 1950, il est clair qu’avec la marine, l’aviation, la radio moderne, tous les grands
États sont «limitrophes». Mais seuls les aveugles ne peuvent pas voir que la police et la
bureaucratie devaient, selon notre tradition marxiste, aller s’enfler inexorablement.
Engels parle ensuite des impôts. Et il dit :
Disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts, les fonctionnaires apparaissent maintenant
comme organe de la société, au-dessus de la société... Il faut assurer leur autorité par des lois d’exception grâce
auxquelles ils jouissent d’une sainteté et d’une inviolabilité particulières.
Rions, rions, peut-être à la Vychinski (mais pas aussi jaune); les Chaulieu [Castoriadis] et Cie ont
découvert au mitan du siècle la toute-puissance de la bureaucratie stalinienne!
Après avoir posé sur des bases de granit la doctrine de la mort de l’État, déduite de l’histoire de sa
naissance, Engels conclut ainsi sur la civilisation :
D’après ce que nous avons exposé précédemment, la civilisation est donc le stade de développement de la
société où la division du travail, l’échange qui en résulte entre les individus et la production marchande qui
englobe ces deux faits, parviennent à leur plein développement et bouleversent toute la société antérieure.
Et un peu plus loin :
Le compendium de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclusivement l’État
de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la
sujétion la classe dominée, exploitée.
Cette civilisation dont nous avons montré l’avènement doit connaître son apocalypse avant nous.
Socialisme et communisme sont différents et postérieurs à la civilisation, de même que la civilisation
fut différente et postérieure à la barbarie. Ils ne sont pas une nouvelle forme de la civilisation :
Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe, tout son
développement se meut dans une contradiction permanente.
Si donc Truman, Staline et Churchill peuvent se tenir sous un même parapluie antibarbares, et si
Chaulieu et autres épaves veulent y trouver une place, nous, avec Marx, Engels et Lénine, nous
restons en dehors.
Il peut être troublant que le communisme n’ait pu encore jaillir de la chute de la civilisation mais il
est ridicule de vouloir troubler la satisfaction capitaliste par la menace d’alternatives barbares.
Revenons un peu en arrière pour consacrer aux barbares une page encore plus admirative. Il s’agit
de la naissance du grand État germain des Francs, de l’Empire de Charlemagne sur les ruines de
l’Empire romain. Ce furent les jeunes forces barbares qui détruisirent une bureaucratie pourrie :
L’État romain était devenu une machine gigantesque, compliquée, exclusivement destinée à pressurer les sujets...
L’oppression était poussée jusqu’à l’intolérable par les exactions des gouverneurs, des collecteurs d’impôts, des
soldats... L’État romain... fondait son droit à l’existence sur le maintien de l’ordre à l’intérieur, et sur la protection
contre les Barbares à l’extérieur. Mais son ordre était pire que le pire des désordres, et les Barbares, contre
lesquels il prétendait protéger les citoyens, étaient attendus par ceux-ci comme des sauveurs.
Avec le triomphe des invasions, il semblait que l’histoire se fût arrêtée et avec elle la civilisation et
la culture, tandis que l’Europe, arrachée à Rome, s’ordonnait selon les formes de la constitution
germanique des gens. Mais ceci ne fut pas. Le jeune sang barbare assimila tout ce qu’il y avait de
vital et de vivant dans la tradition classique. Comme toujours, tout ce que le vaincu avait élaboré
de technique, de savoir, de progrès effectif ne disparut pas, mais conquit le vainqueur. […] Voici
le passage qu’il nous faut :
22
Les classes sociales du IXe siècle s’étaient constituées non dans l’enlisement d’une civilisation en décadence,
mais dans les douleurs de l’enfantement d’une civilisation nouvelle. La nouvelle génération, les maîtres
comme les serviteurs, étaient une génération d’hommes, comparée à ses prédécesseurs romains…
Mais quel était donc le mystérieux sortilège grâce auquel les Germains insufflèrent à l’Europe agonisante une
nouvelle force vitale? Serait-ce une vertu miraculeuse, inhérente à la peuplade germanique, comme nous le
content nos chauvins historiens? Point du tout... Ce ne sont pas leurs qualités nationales spécifiques qui ont
rajeuni l’Europe, mais simplement leur barbarie, leur organisation gentilice…
Tout ce que les Germains inoculèrent au monde romain de force vitale et de ferment vivifiant était barbarie.
En fait seuls des barbares sont capables de rajeunir un monde qui souffre d’une civilisation à l’agonie.
Aujourd’hui
Erreur, erreur donc ultra-banale et indigne du marxisme que de tenter d’expliquer l’arrêt de
l’antagonisme de classe et de la révolution anticapitaliste par la volonté malveillante de cliques
policières.
Erreur énorme que placer après le stade de la civilisation capitaliste, que nous proclamons le dernier
et le pire de la civilisation, une nouvelle et imprévue civilisation de classe. Non-sens
que chercher une troisième classe pour établir que l’État est celui de cette classe dominante,
différente de la bourgeoisie, et qui ne serait rien d’autre que le personnel de l’État : personnel qui
n’est pas un nouveau... personnage, parce que nous l’avons toujours vu et analysé dans tous les
duels de classes et toutes les formes subséquentes d’État.
Erreur, comme nous le voyons et comme nous le verrons encore, que cette succession historique :
capitalisme privé, capitalisme d’État, socialisme. …
Dans l’immédiat après-guerre et dès la première apparition du fascisme en Italie, en 1919, nous
avons résolu un problème historico-stratégique : pas de bloc démocratique-libéral contre le
fascisme – mais également pas de bloc avec le fascisme contre la bourgeoisie libérale. Nous l’avions
dit tout de suite : il ne s’agit pas de deux différentes sociétés de classe mais de la même société
de classe.
Le fait d’avoir expérimenté la stratégie des blocs, et sous ces deux possibilités, suffit à expliquer le
repli de notre révolution.
La conception la plus absurde est celle qui, face à un monde infâme, mais à très fort potentiel, celui
de la société capitaliste (mais aussi face à la majorité des prolétaires qui lui est assujettie par suite de
graves erreurs historiques), veut forger une alternative s’appuyant sur le fantasme de barbarie. Vous
n’aurez pas de révolution créatrice d’un monde nouveau, vous l’étranglerez peut-être, mais vous
aurez quand même la crise d’effondrement de la société actuelle : vous réussirez à ne pas passer au
socialisme, mais retomberez-vous de la civilisation dans la barbarie? Cette menace, purement
intellectuelle, n’épouvantera aucun bourgeois et n’entrainera dans la lutte aucun prolétaire. Aucune
société n’entre en décadence en raison de lois internes, de nécessités internes, si ces lois et ces
nécessités ne font pas se lever une multitude d’hommes, organisée les armes à la main – c’est
ce que nous savons et que nous attendons. Aucune «civilisation de classes», si corrompue et
répugnante soit-elle, ne connaît de mort sans traumatismes.
Quant à la barbarie, qui succèderait à la mort du capitalisme par décomposition spontanée 50, si sa
disparition fut considérée par nous comme une nécessaire prémisse d’un développement ultérieur,
qui inévitablement devait passer par les erreurs des civilisations suivantes, ses caractéristiques en
50 Bordiga, pour les besoins de sa cause, donne une interprétation tronquée de la théorie du groupe Socialisme ou Barbarie». Cf. cette citation : «La barbarie n’est pas un stade historique apparaissant subitement après l’impasse du système capitaliste; elle se manifeste déjà dans
le capitalisme décadent lui-même et n’est que le produit d’une transcroissance continue du système capitaliste pourrissant qui devient de plus
en plus autre chose que lui-même». Néanmoins Castoriadis se joue de mots, en prétendant que le capitalisme pourrissant devient autre chose
que lui-même. Même à l’agonie, la bête capitaliste reste capitaliste (Note de l’éditeur).
23
tant que forme humaine de vie commune, n’ont pas le caractère horrible qui en ferait craindre
l’impensable retour.
Comme c’est arrivé à Rome, pour que ne disparaissent pas d’innombrables d’apports dans
l’organisation des hommes et des choses, avec ces hordes sauvages porteuses inconscientes d’une
lointaine mais plus grande révolution, nous voudrions qu’aux portes de ce monde bourgeois de
profiteurs, d’oppresseurs et d’exterminateurs, vienne se presser une puissante vague barbare,
capable de le renverser.
Mais à l’intérieur de ce monde, s’il y a des frontières, des murs et des rideaux de fer, toutes les
forces, même si elles s’opposent et se combattent, se rangent toutes sous la bannière de la même
civilisation.
Quand le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière pourra récupérer ses forces et son
encadrement, et quand pourront surgir des formations qui ne seront pas aux ordres de la civilisation
d’Acheson ou de Maliko, ce seront alors des forces barbares, qui ne dédaigneront pas le fruit mûr
de la puissance industrielle moderne, mais qui l’arracheront aux griffes des exploiteurs et briseront
leurs dents féroces, qui mordent encore.
Que vienne donc, pour le socialisme, une nouvelle et féconde barbarie, comme celle qui
descendit par les cols des Alpes et rénova l’Europe, ne détruisant pas mais exaltant l’apport de
siècles de savoir et d’art emprisonnés au sein du formidable empire!
[Le texte a été abrégé, pour en maintenir la logique, souvent faussée par d’inutiles digressions. La
traduction antérieure a été révisée par nous].
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25
Dali, Civilisation du désert en ruine (Réminiscence archéologique de l’Angelus de Millet, 1935)
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