Éditions d'Ariane
Martine Béland
Réception des
Considérations inactuelles
en France (1874 -1875)
EuroPhilosophie
Éditions d’Ariane
R ÉCEPTION DES
C ONSIDÉR ATIONS IN ACTUELLES
EN F RANCE (1874-1875)
MARTINE BÉLAND
Le présent texte est édité par EuroPhilosophie et les
ÉDITIONS D’ARIANE
GIRN - Groupe International de Recherches sur Nietzsche
GIRN - Gruppo Internazionale di Ricerche su Nietzsche
GIRN / INRG - International Nietzsche Research Group
GIRN / INFG - Internationale Nietzsche-Forschungsgruppe
GIRN / GIIN - Grupo Internacional de Investigações sobre Nietzsche
GIRN/GIIN - Grupo Internacional de Investigaciones sobre Nietzsche
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Martine Béland,
Réception des Considérations inactuelles en France (1874-1875)
Éditions d’Ariane
http://www.europhilosophie-editions.eu
Dépôt légal : Novembre 2010
© EuroPhilosophie / ÉDITIONS D’ARIANE
Site : www.europhilosophie-editions.eu
Illustration de couverture :
Tiziano Vecellio, Bacchus et Ariane, détail, 1523-1524, huile sur toile, National Gallery,
Sommaire
Réception des Considérations inactuelles en France (1874-1875)
5
Nietzsche en son temps
5
Gabriel Monod, lecteur et critique de Nietzsche
6
Angles interprétatifs
10
Ouvrages cités
12
Textes
13
1
13
2
15
3
17
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R ÉCEPTION DES
C ONSIDÉR ATIONS IN ACTUELLES
EN F RANCE (1874-1875)
MARTINE BÉLAND
Nietzsche en son temps
C’est une chose bien connue que Nietzsche s’est nourri de
la culture de son temps. Il était un lecteur fin et passionné,
intéressé autant par ce qui s’écrivait en Allemagne qu’ailleurs
en Europe. Ce que l’on connaît moins, c’est la manière dont la
culture de son temps s’est nourrie de lui : comment Nietzsche
fut-il lu de son vivant ? Voilà une question à laquelle les
études nietzschéennes, l’histoire des idées ou la germanistique
ont toujours à répondre.
Suivant ce constat, les textes vers lesquels le chercheur
peut se tourner sont nombreux. En guise d’exemple, et pour
contribuer à l’étude de la réception de Nietzsche par ses
contemporains germanophones qui le lisaient selon une
perspective extérieure à l’Allemagne, nous nous tournons vers
un cas précis qui touche la France et l’Allemagne — à savoir
la parution, dans une revue savante parisienne, de recensions
des trois premières Considérations inactuelles, en 1874 et
1875. Ce cas montre l’apparition d’une réception germanoeuropéenne de Nietzsche. Dans l’esprit de l’esthétique de la
réception et de la méthode des transferts culturels — qui
soulignent que les frontières culturelles sont mouvantes —,
cette étude de cas présente Nietzsche autrement que comme un
auteur allemand publiant en Allemagne pour un public
5
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germanophone. En effet, l’on voit que Nietzsche s’inscrivait
dans l’Europe culturelle, un univers intellectuel transgressant
les frontières politiques et sur la définition duquel essayistes et
philosophes se penchaient alors. L’examen contextuel de ces
documents dévoile les orientations générales en fonction
desquelles Nietzsche était lu : la critique culturelle ; la
question nationale ; les orientations académiques de la
philosophie et l’héritage de Schopenhauer.
Gabriel Monod, lecteur et critique de
Nietzsche
De septembre 1874 à janvier 1875 paraissent des
recensions anonymes des trois premières Considérations
inactuelles dans la Revue critique d’histoire et de littérature.
Cet organe parisien avait pour objectif de « faire connaître, à
mesure qu’elles paraîtront, les principales productions de
l’érudition française et étrangère […]. Les articles seront
courts et substantiels […]. Ils donneront du livre une idée
complète, et, quand il y aura lieu, une analyse détaillée ; ils
signaleront ce que chaque ouvrage apporte de nouveau à la
science et relèveront les erreurs et les lacunes qui pourraient
s’y trouver » 1. Toutefois, l’on ne peut dire que les Inactuelles
eurent droit à toute cette considération dans les pages de la
Revue critique. La recension de David Strauss, der Bekenner
und der Schriftsteller, fort brève, consiste pour la plus grande
part en une longue citation sur les rapports de l’Allemagne à la
France suite à la guerre franco-prussienne, après quoi l’auteur
précise : « Il ne peut être question ici de l’analyser, encore
moins de l’apprécier. Nous nous bornons à attirer l’attention
1
Description du but proposé en 1866 par les éditeurs de la Revue
critique, telle que retranscrite dans la revue de la Bibliothèque de
l’École des Chartes. Revue d’érudition consacrée spécialement à
l’étude du Moyen Âge, 27e année, t. II, 6e série, Paris, Librairie
A. Franck, 1866, p. 190-191.
6
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sur cette publication originale, écrite avec une verve
extraordinaire » 2. Autrement dit, ce texte annonce la
publication de l’essai nietzschéen plutôt qu’il n’en offre une
analyse.
Cet organe parisien se targuait aussi de « faire en sorte
que les livres dont la Revue critique rendra compte soient
toujours jugés par des hommes spéciaux ; ceux-là seuls
peuvent discerner le fort et le faible de chaque ouvrage et se
passent des amplifications que suggère une connaissance
imparfaite du sujet »3. Mais qui était l’auteur de ces trois
recensions anonymes ? Le style et les références de ces
recensions démontrent qu’elles furent écrites par une même
plume. D’emblée, Nietzsche montrait peu d’estime pour cet
auteur inconnu : « Le “critique” doit être plutôt un garçon de
café français qu’un savant français » 4. L’auteur devait pourtant
être un historien (vu l’orientation de la revue) germaniste (les
Inactuelles n’étant pas traduites en français). Or, tout pointe
vers un nom précis : celui de l’historien Gabriel Monod.
Nietzsche connaissait les travaux de G. Monod (18441912)5. Ce dernier était un familier de l’univers intellectuel
allemand, depuis qu’Hippolyte Taine l’eût « encouragé à
entreprendre un séjour universitaire en Allemagne pour
compléter sa formation » 6. Il rencontra Nietzsche à Bâle en
août 1872 avec leur amie commune Malwida von
Meysenbug 7. Peu après cet événement, Nietzsche décrit son
impression dans une lettre à Carl von Gersdorff : « c’est un
historien formé en Allemagne, et bien qu’il soit
authentiquement français, il est habité du désir le plus pur de
2
Anonyme, Recension de la première Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 8, n° 39, 26 sept. 1874
(attribuée à Gabriel Monod), p. 206.
3
Bibliothèque de l’École des Chartes, 1866, p. 191.
4
F. NIETZSCHE, Lettre à Schmeitzner du 10 février 1875 / KSB 5.
5
Cf. Lettre à Meysenbug du 27 août 1872 / KSB 4.
6
J. LE RIDER, Nietzsche en France, Paris, P.U.F., 1999, p. 47.
7
Monod y séjourna à nouveau en septembre 1877.
7
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ne pas perdre son impartialité vis-à-vis de l’être allemand » 8.
Après cette rencontre, Nietzsche fait demander à Monod (par
l’entremise de Meysenbug) de le mettre en contact avec un
éditeur parisien afin que puisse être publiée en France la
traduction de sa troisième Inactuelle, à laquelle travaillait alors
Marie Baumgartner-Köchlin9. Ce projet n’eut toutefois pas de
suites : Monod ne trouva pas (car il ne chercha pas) d’éditeur
parisien pour l’essai sur Schopenhauer. De plus, Nietzsche
apprit que Monod était l’auteur de la recension négative de cet
essai, parue dans la Revue critique en janvier 1875 10.
Les deux premières Inactuelles, pourtant, avaient fait
bonne impression à Gabriel Monod. Suite à la première
recension qui souligne l’originalité de l’essai sur David
Strauss et qui approuve sa perspective non théologique, la
deuxième recension repère les sources schopenhaueriennes de
la réflexion nietzschéenne sur l’histoire et souligne à nouveau
la « verve originale et mordante » 11 ainsi que la passion dont
témoigne la deuxième Inactuelle. Monod critique toutefois la
langue de Nietzsche et juge son style « incohérent »,
« abstrait » et « trivial », « plein de recherche et de mauvais
goût »12. L’intérêt de son propos le rendrait néanmoins digne
d’être lu en Allemagne et en Europe. Curieusement, tout
historien qu’il soit, l’auteur de cette recension refuse
d’apprécier les thèses nietzschéennes sur l’histoire, qu’il
8
Lettre à Gersdorff du 5 octobre 1872 / KSB 4. L’allemand se lit : das
deutsche Wesen.
9
Cf. Lettre à Meysenbug du 7 février 1875 / KSB 5, ainsi que les
nombreuses lettres échangées entre Nietzsche et M. Baumgartner en
1875.
10
Cf. Lettre à Gersdorff du 21 mai 1875 / KSB 5 ; et la lettre n° 671 de
Gersdorff à Nietzsche du 22 mai 1875.
11
Anonyme, Recension de la deuxième Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 8, n° 46, 14 nov. 1874 (attribuée
à Gabriel Monod), p. 318.
12
Anonyme, Recension de la deuxième Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 8, n° 46, 14 nov. 1874 (attribuée
à Gabriel Monod), p. 319.
8
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résume simplement selon les deux lignes directrices pour
lesquelles cet essai est réputé : la critique de l’érudition
historique et l’importance du non-historique (la « vie active »
et l’art) pour la vie.
Cependant, la seule recension de la Revue critique ayant
retenu l’attention de Nietzsche13 est la troisième. Or, celle-ci
témoigne d’une déception : Monod remarque que loin d’être
ce que son titre annonce — un essai sur la théorie
schopenhauerienne de l’éducation —, la troisième Inactuelle
se présente comme une autre « satire » 14 contre l’Allemagne et
les savants allemands, exactement dans la lignée des deux
précédentes. Monod fait remarquer que Schopenhauer est
pourtant « devenu aujourd’hui le plus lu et le plus goûté des
philosophes allemands. Les officiers l’emportent avec eux en
campagne, les hommes du monde et les femmes mêmes s’en
nourrissent avec passion »15. Aussi se dit-il déçu de relire du
Nietzsche : « Ses critiques manquent de variété et leur
exagération leur enlève une partie de leur force »16. Le verdict
de Monod est sans appel : « nous ne saurions approuver sans
restriction ses attaques contre la science allemande et les
savants allemands. Au milieu de la décadence morale et
intellectuelle que M. N.[ietzsche] signale en Allemagne et que
nous n’avons garde de nier, les travaux scientifiques qui
sortent des Universités devraient être pour lui un sujet de
consolation et non de colère »17. Selon l’historien français, si
13
Du moins, suffisamment pour qu’il en parle dans sa correspondance.
14
Anonyme, Recension de la troisième Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 9, n° 4, 23 janv. 1875 (attribuée
à Gabriel Monod), p. 63.
15
Anonyme, Recension de la troisième Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 9, n° 4, 23 janv. 1875 (attribuée
à Gabriel Monod), p. 63.
16
Anonyme, Recension de la troisième Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 9, n° 4, 23 janv. 1875 (attribuée
à Gabriel Monod), p. 63.
17
Anonyme, Recension de la troisième Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 9, n° 4, 23 janv. 1875 (attribuée
à Gabriel Monod), p. 64.
9
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les Allemands « n’ont en ce moment que des savants, c’est
qu’ils ne peuvent pas produire autre chose ; mais grâce à ces
savants, ils font encore assez bonne figure en Europe » 18.
Malgré que cette première incursion de ses idées en
France ne fut pas positive19, Nietzsche persistait à chercher
une tribune en Europe, et particulièrement en France. Sa
première publication en français fut finalement la quatrième et
dernière Considération inactuelle, sur Richard Wagner,
traduite par Marie Baumgartner-Köchlin et publiée par son
éditeur allemand (Schmeitzner, à Schloss-Chemnitz), plutôt
que par un éditeur français. Cette traduction devait toutefois
« connaître une diffusion des plus limitées », ne touchant
« que les wagnériens de Suisse romande »20.
Angles interprétatifs
L’épisode Monod permet de constater que si les premiers
pas de l’œuvre de Nietzsche en français étaient initialement
l’écho de ses positions envers le wagnérisme culturel, les
premiers transferts culturels de son œuvre en Europe furent
néanmoins tributaires d’autres angles interprétatifs dont le
chercheur d’aujourd’hui doit tenir compte. En effet, les textes
de Monod, bien qu’ils soient succincts, montrent que
Nietzsche est entré dans le paysage intellectuel européen en
fonction de la question de la spécificité académique allemande
et de l’héritage de la philosophie de Schopenhauer. Aussi les
textes de Monod permettent-ils d’entrevoir la place de
18
Anonyme, Recension de la troisième Betrachtung, in : Revue critique
d’histoire et de littérature (Paris), vol. 9, n° 4, 23 janv. 1875 (attribuée
à Gabriel Monod), p. 64.
19
Comme le résume le germaniste Jacques Le Rider : « Les premiers
contacts de Nietzsche avec des intellectuels français avaient été autant
d’échecs » (Nietzsche en France, Paris, P.U.F., 1999, p. 44).
20
J. LE RIDER, Nietzsche en France, Paris, P.U.F., 1999, p. 43 ; Le Rider
se fie à l’étude de G. BIANQUIS, Nietzsche en France, Paris, Alcan,
1929.
10
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Nietzsche dans la constellation philosophique de son époque
— ce que les articles généralistes du philosophe allemand
Wilhelm Wundt (1832-1920), parus dans des revues
parisienne et londonienne en 1876 et 1877, donnent à voir de
manière plus précise.
11
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Ouvrages cités
-
-
-
-
-
-
Anonyme, Recension de la première Betrachtung, in :
Revue critique d’histoire et de littérature (Paris), vol. 8,
n° 39, 26 sept. 1874, p. 206. Attribuée à Gabriel Monod.
—, Recension de la deuxième Betrachtung, in : Revue
critique d’histoire et de littérature (Paris), vol. 8,
n° 46, 14 nov. 1874, p. 318-319. Attribuée à Gabriel
Monod.
—, Recension de la troisième Betrachtung, in : Revue
critique d’histoire et de littérature (Paris), vol. 9, n° 4,
23 janv. 1875, p. 63-64. Attribuée à Gabriel Monod.
Bianquis, Geneviève, Nietzsche en France. L’influence de
Nietzsche sur la pensée française, Paris, Félix Alcan,
1929.
Bibliothèque de l’École des Chartes. Revue d’érudition
consacrée spécialement à l’étude du Moyen Âge,
27e année, t. II, 6e série, Paris, Librairie A. Franck, 1866.
Le Rider, Jacques, Nietzsche en France. De la fin du XIXe
siècle au temps présent, Paris, P.U.F., coll. Perspectives
germaniques, 1999.
Nietzsche, Friedrich, Sämtliche Briefe. Kritische
Studienausgabe, dir. G. Colli et M. Montinari, Berlin /
New York, de Gruyter, 8 vol., 2003. [KSB]
Wundt, Wilhelm, « Mission de la philosophie dans le
temps présent », Revue philosophique de la France et de
l’étranger (Paris), vol. 1, janv.-juin 1876, p. 113-124.
—, « Philosophy in Germany », Mind (Londres),
vol. 2, n° 8, oct. 1877, p. 492-518.
12
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T EXTES
1
Revue critique d’histoire et de littérature (Paris), vol. 8,
n° 39, 26 sept. 1874, p. 206.
169. — Unzeitgemæsse Betrachtungen von Dr Friedrich
NIETZSCHE, Erstes Stück. David Strauss, der Bekenner und
der Schriftsteller. Broch. in-8°, 101 p. Leipzig. E. W. Fritzsch.
1873. — Prix : 4 fr.
« De toutes les conséquences fâcheuses que la dernière
guerre avec la France a amenées, la plus fâcheuse, dit M. N.,
est peut-être cette erreur si répandue, on peut dire cette erreur
universelle, que la culture allemande elle aussi a remporté la
victoire dans cette guerre… » — « Cette illusion est détestable
car elle est capable de transformer notre victoire en un désastre
complet qui est l’extirpation de l’esprit allemand au profit de
l'empire allemand. » Il ne saurait d’ailleurs être question d’une
victoire de la culture allemande, au moins pour cette bonne
raison « que la culture française continue d’être comme
auparavant et que, comme auparavant, nous en dépendons. »
— « Parler de la victoire remportée par la civilisation et la
culture allemandes, n’est qu’un quiproquo qui vient de ce
qu’en Allemagne l’idée pure de la culture a été perdue » (p. l,
2, 5). Ce défaut d’une culture nationale, continue M. N., nos
hommes instruits ne le voient pas ; au contraire ils témoignent
d’une satisfaction qui, depuis la dernière guerre, s’épanche
bruyamment et à tous propos. Ces hommes méritent le nom de
Bildungsphilister. Ce qui distingue la nouvelle espèce de
philistins, c’est la prétention qu’affichent ses membres d’être
des « fils des Muses et des hommes de culture
(Kulturmensch). » Strauss en est l’exemplaire le plus parfait.
13
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Le curieux pamphlet de M. N. est donc consacré au
célèbre écrivain (encore vivant alors) à l’occasion de la
publication de son dernier ouvrage qui eut un si grand
retentissement, La foi ancienne et la foi nouvelle. Il ne peut
être question ici de l’analyser, encore moins de l’apprécier.
Nous nous bornons à attirer l’attention sur cette publication
originale, écrite avec une verve extraordinaire. La critique de
M. N., il est bon d’en prévenir, n’est point inspirée par son
point de vue théologique, mais, — ce qui fait l’intérêt
principal du premier morceau des Considérations
inopportunes, — par le point de vue littéraire et philosophique
que nous avons indiqué plus haut. M. N. s’est en particulier
attaqué au style de Strauss avec la même animosité qu’il
montre pour sa doctrine.
14
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2
Revue critique d’histoire et de littérature (Paris), vol. 8,
n° 46, 14 nov. 1874, p. 318-319.
199.
—
F.
NIETZSCHE.
Unzeitgemæsse
Betrachtungen. Zweites Stück : Vom Nutzen und Nachtheil
der Historie fur das Leben. Leipzig, Fritzsch. 1874. In-8°, vj111 p.
M. Nietzche [sic.] continue le cours de ses Considérations
inopportunes. Récemment, il attaquait en Strauss1 le
représentant le plus éminent des Bildungsphilister, de ceux à
qui l’infatuation scientifique inspire un optimisme universel.
Aujourd’hui, c’est à la science, à l’érudition même qu’il s’en
prend. Par le mot « Historie » il entend toute espèce d’étude
du passé, philologie, archéologie ou histoire proprement dite.
Prenant pour mot d’ordre les paroles de Gœthe : « Je hais tout
ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter ou exciter mon
activité, » il raille impitoyablement, avec esprit et souvent
avec éloquence, la tendance des Allemands à croire que toute
l’éducation consiste à accumuler des connaissances sur le
passé. Il montre comment les jeunes gens éblouis, accablés par
la variété infinie des faits, des idées, des systèmes qui défilent
devant leurs yeux, deviennent incapables de penser par euxmêmes, de sentir avec fraîcheur, d’agir avec énergie. Il déplore
chez ses compatriotes l’absence de personnalité, de caractère,
de sens du beau et de la vie ; et il trouve la cause de ces
défauts dans l’excès avec lequel la jeunesse est soumise aux
travaux d’érudition. « On honore plus, dit-il l’histoire que la
vie. Oui, on triomphe de ce que la science commence à diriger
la vie. Il est possible qu’on en soit là, mais certes la vie ainsi
dirigée n’en vaudra pas mieux ; car elle sera moins vivante et
promettra moins de vie pour l’avenir, que la vie d’autrefois
1
Cf. Rev. crit., 1874, n° 39, art. 169.
15
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dirigée non par la science mais par des instincts et par de
puissantes imaginations2. » Le culte de l’histoire est même une
cause de démoralisation, d’abaissement des caractères. « Celui
qui a appris à plier l’échine et à courber la tête devant “la
puissance de l’histoire,” celui-là donne à la manière
mécanique des Chinois son assentiment à toute puissance, que
ce soit un gouvernement, une opinion publique ou une
majorité numérique, et il se meut correctement en mesure
comme une marionnette, quelle que soit la puissance qui
tienne le fil3. » Il faut qu’à côté de la connaissance du passé
l’homme se nourrisse aussi de ce qui est en dehors de
l’histoire (das Unhistorische), c’est-à-dire la vie réelle et
active, et de ce qui est au-dessus de l’histoire (das
Ueberhistorische), c’est-à-dire le monde idéal de l’art, de la
religion et de la poésie.
Les pensées exprimées par M. N. dans cette brochure se
trouvent en germe dans Schopenhauer, qui a poursuivi de ses
sarcasmes l’étude de l’histoire ainsi que la philosophie
hégélienne de l’histoire, d’après laquelle tous les événements
s’enchaînent par une nécessité divine, constituent un progrès
continu et révèlent le développement logique d’une Idée. Mais
M. N. reprenant pour son compte les vues de Schopenhauer les
a développées avec une grande chaleur de passion et une verve
originale et mordante. Par malheur s’il est disciple de
Schopenhauer philosophe, il ne l’est pas de Schopenhauer
écrivain. Son style est expressif, sans doute, souvent
vigoureux et coloré ; mais il est heurté, incohérent, à la fois
abstrait et trivial, plein de recherche et de mauvais goût. Cela
est fâcheux, car ces défauts rendent difficile la lecture d’un
écrit plein de talent, et assurément digne d’être lu et médité,
même hors d’Allemagne.
2
p. 68.
3
p. 81.
16
www.europhilosophie.eu
3
Revue critique d’histoire et de littérature (Paris), vol. 9,
n° 4, 23 janv. 1875, p. 63-64.
20. — F. NIETZSCHE. Unzeitgemæsse Betrachtungen.
Drittes Stück : Schopenhauer als Erzieher. Schloss Chemnitz,
Schmeitzner. In-8°. 113 p. — Prix : 8 fr.
Cette troisième brochure a été pour nous une déception.
Le titre nous avait fait espérer une œuvre d’une tout autre
portée ; nous pensions qu’après avoir, au nom de la
philosophie de Schopenhauer, attaqué Strauss et l’érudition
des Universités allemandes, l’auteur allait mettre en regard
l’éducation telle que Schopenhauer l’a comprise et telle
qu’elle devrait être dirigée d’après ses théories. Au lieu de
cela, M. Nietzsche s’est contenté de faire une troisième satire
contre ses compatriotes en général et contre les savants
allemands en particulier. Ses critiques manquent de variété et
leur exagération leur enlève une partie de leur force. Il
descend même à des personnalités aussi dépourvues de
convenance que de vérité, par exemple quand il écrit :
« J’aime mieux lire Diogène Laerce que Zeller, car je retrouve
du moins chez lui l’esprit des anciens philosophes, tandis que
chez Zeller je ne retrouve ni leur esprit ni aucun autre »
(p. 101).
Le sujet choisi par M. N. était pourtant du plus haut
intérêt. Schopenhauer, après avoir vécu pendant de longues
années au milieu de l’indifférence universelle, est devenu
aujourd’hui le plus lu et le plus goûté des philosophes
allemands. Les officiers l’emportent avec eux en campagne,
les hommes du monde et les femmes mêmes s’en nourrissent
avec passion. Il vaut certes la peine de se demander quelle
influence il peut exercer et quelle éducation il donne à ceux
qui se mettent à son école. M. N. aurait pu expliquer plus qu’il
ne l’a fait le rôle prédominant que Schopenhauer assigne à
l’art et au-dessus de l’art à la sainteté dans la vie humaine, et
17
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les préceptes héroïques qu’il tire de sa conception pessimiste
du monde. Il aurait cherché à réfuter ceux qui voient dans le
pessimisme outré de Schopenhauer, dans son mépris de
l’action, dans le cynisme avec lequel il démontre à l’homme
non-seulement le néant, mais la bassesse de ses plus sublimes
émotions, dans la malédiction dont il frappe la nature entière,
les signes d’une philosophie de décadence, faits pour une
époque blasée et impuissante. Au lieu de cela, M. N. se
contente de retourner sur toutes ses faces une seule idée ; il
répète sous cent formes diverses que Schopenhauer était un
homme complet, et non un pédant, et que le vrai philosophe
doit être avant tout un homme, non un savant, doit être instruit
par la vie, non par les livres. On retrouve bien dans certaines
parties de cette brochure la verve et l’énergie pittoresques que
nous avons signalées dans les précédentes, mais l’ensemble est
faible et abondant en redites. Quand M. N. se moque de ceux
qui comme Strauss pensent que la fondation de l’empire
allemand a porté un coup mortel au pessimisme
philosophique, ou de ces vainqueurs de 1870 qui n’ont rien de
plus pressé que de copier avec plus d’ardeur que jamais les
modes et les actes des vaincus comme des barbares qui
auraient été pour la première fois en contact avec la
civilisation, nous ne pouvons que le féliciter de sa franchise et
de son courage ; mais nous ne saurions approuver sans
restriction ses attaques contre la science allemande et les
savants allemands. Au milieu de la décadence morale et
intellectuelle que M. N. signale en Allemagne et que nous
n’avons garde de nier, les travaux scientifiques qui sortent des
Universités devraient être pour lui un sujet de consolation et
non de colère. Les modestes et laborieux érudits d’aujourd’hui
amassent des matériaux qu’utiliseront un jour des esprits
généralisateurs et créateurs. Quant aux [sic.] pédantisme et à
tous les vices qui en sont la conséquence, ce ne sont pas les
protestations de M. N. qui le feront fuir, ni même cette
destruction sauvage de tous les livres qu’il prédit avec une
sorte de joie ; une seule belle œuvre de poésie ou d’art fera
plus pour mettre les pédants en déroute que toutes les injures,
plus même que les plus éloquentes apostrophes. Ce n’est pas
18
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l’érudition des Universités qui empêche les Allemands d’avoir
des écrivains, des poètes, des peintres, des musiciens ; s’ils
n’ont en ce moment que des savants, c’est qu’ils ne peuvent
pas produire autre chose ; mais grâce à ces savants, ils font
encore assez bonne figure en Europe.
19