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Études littéraires
Gabriel Sagard, l’insoumis : archéologie d’une historiographie
polémique
Gabriel Sagard, the Unruly : archeology of a polemic
historiography
Marie-Christine Pioffet
Autour de Gabriel Sagard
Résumé de l'article
Volume 47, numéro 1, hiver 2016
L’enquête se propose de montrer que plusieurs passages de l’Histoire du
Canada signée par Gabriel Sagard appartiennent à la littérature polémique.
Destiné à réhabiliter les Récollets malmenés par leurs détracteurs jésuites et
évincés des missions de la Nouvelle-France, l’ouvrage répond à plusieurs
critiques sur la lenteur des conversions. Il blâme notamment les membres des
anciennes compagnies commerciales, préoccupés davantage par l’appât du
gain que par les progrès de l’évangélisation, pour les insuccès missionnaires de
son ordre. Les attaques contre les marchands, désignés de façon impersonnelle
comme des « avaricieux », de « gros Messieurs » qui profitent de la misère
d’autrui, traduisent une aversion exacerbée et sans nuances pour les riches.
Dans ce tableau un peu manichéen, le récollet oppose avec force l’humilité de
ses frères franciscains méprisés à la vanité des Jésuites, qui ont pactisé avec les
argentiers de la colonie pour exercer leur ministère.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1040884ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1040884ar
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Éditeur(s)
Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval
ISSN
0014-214X (imprimé)
1708-9069 (numérique)
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Citer cet article
Pioffet, M.-C. (2016). Gabriel Sagard, l’insoumis : archéologie d’une
historiographie polémique. Études littéraires, 47 (1), 39–50.
https://doi.org/10.7202/1040884ar
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Gabriel Sagard, l’insoumis :
archéologie d’une historiographie
polémique
MARIE-CHRISTINE PIOFFET
Q
uand paraît en 1636 l’Histoire du Canada signée par Gabriel Sagard, les
Récollets ont été pour la troisième année consécutive écartés des missions
en Amérique du Nord. Malgré la publication du Grand Voyage du pays des
Hurons en 1632 vantant les efforts évangéliques de Sagard et de ses compagnons,
les disciples de saint François ne parviennent pas à se tailler une place à bord
des bateaux. De 1633 à 1635, ils ont recours en vain à différentes stratégies pour
réintégrer les missions canadiennes. Ambassades à la cour de France, requêtes
auprès du pape1, tous les efforts déployés ne parviennent pas à vaincre les réticences
des marchands et des autorités envers les Récollets. Si cette exclusion répétée
devait être difficile à accepter pour les Franciscains, d’autres vexations avaient déjà
alimenté les tensions. Le duc de Montmorency, premier vice-roi de la NouvelleFrance, pria en 1626 Sagard de lui confier ses cahiers, mémoires et dictionnaires
afin de les remettre aux Jésuites2. Pire encore, son successeur, le duc de Ventadour,
commet l’indélicatesse d’allouer une partie des vivres réservés aux Récollets pour
la subsistance de deux jésuites, sans même consulter les principaux intéressés que
les marchands avaient l’obligation d’entretenir3. On comprend dès lors la frustration
des Récollets.
Au plan politique comme au plan évangélique, la mission des Récollets en
Nouvelle-France s’avère un échec cuisant. Non seulement les Récollets ont maille
à partir avec les autorités de la Nouvelle-France, mais les conversions annoncées
1
2
3
Voir Caroline Galland, Pour la gloire de Dieu et du Roi. Les récollets en Nouvelle-France aux
XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Éditions du Cerf (Histoire religieuse de la France), 2012, p. 112.
Gabriel Sagard, Histoire du Canada [ouvrage ci-après désigné par l’abréviation HC], Paris,
Claude Sonnius, 1636, livre IV, chap. I, p. 862.
Selon Lucien Campeau, cette décision de transférer les fonds aux missionnaires jésuites
s’explique par des raisons pratiques : « Depuis 1615, le nombre des récollets entretenus par
les marchands n’avait jamais dépassé le chiffre de quatre et il avait souvent été inférieur ;
la pension de deux personnes s’était trouvée sans emploi et on pensa alors la mettre à
profit » (Monumenta Novæ Franciæ [ouvrage ci-après désigné par l’abréviation MNF], Rome /
Québec, Monumenta Hist. Soc. Iesu / Presses de l’Université Laval, 1967, t. II, doc. 18,
p. 63).
40•Étudeslittéraires–Volume47No1–Hiver2016
se font attendre. À bien des égards, l’Histoire du Canada peut se lire comme une
« Défense et illustration » des missions récollettes. Ainsi, l’historien dresse une sorte
de réquisitoire contre les coupables pour épargner la réputation de son ordre dont
il vante les succès missionnaires. Au nombre des responsables des tribulations de
la mission récollette en Nouvelle-France, l’auteur pointe du doigt les marchands, les
dirigeants des premières compagnies commerciales, mais aussi les mauvais chrétiens
dont les mœurs alimentent le scepticisme face à l’enseignement missionnaire.
Quoique de manière plus indirecte, les attaques du chroniqueur ciblent les Jésuites,
qui ont succédé aux Récollets en Nouvelle-France. Mon propos sera de montrer
que plusieurs passages de l’Histoire du Canada s’inscrivent dans la littérature de
combat prisée par les récollets Joseph Le Caron et Georges Le Baillif4. Certes,
l’historiographie et la polémique ne vont pas naturellement de pair, du moins si
on se fie aux propos de Luce Albert et Loïc Nicolas qui appréhendent le dispositif
rhétorique de cette dernière catégorie du discours comme « un édifice fictionnel
dont l’irréalité demeure tout à la fois reconnue et repoussée hors du discours en
acte5 ». Pourtant, chez Sagard, l’écriture de l’histoire est bien plus qu’une entreprise
publicitaire ; elle est à la fois une arme et un bouclier, puisque, comme le polémiste
ou même le pamphlétaire, il « attaque en se défendant6 ».
Un frère mineur au franc-parler intarissable
Sagard est non seulement un missionnaire attachant, mais il est aussi un
personnage au franc-parler doté d’un sens de la repartie remarquable. Au tout
début de son voyage, lors de la traversée outre-Atlantique, on le voit répliquer avec
véhémence à un passager qui doute de sa foi en le voyant sans appréhension7. Si
Sagard sait riposter quand on attaque sa réputation, il n’a pas non plus la langue
dans sa poche quand il s’agit de défendre verbalement les intérêts de son ordre.
« Le silence est une vertu telle que hors son temps [elle] n’est plus vertu », écrit-il
au début du quatrième livre8. Ainsi le voit-on protester vivement auprès du vice-roi
de la Nouvelle-France contre le traitement réservé aux catholiques sur les navires
marchands : « Les desordres que j’avois veus en la nouvelle France, m’obligerent
4
5
6
7
8
Je pense notamment à l’« Advis au Roy sur les affaires de la Nouvelle-France », dans MNF,
t. II, doc. 43 et au « Mémoire des Récollets demandant de retourner au Canada », dans MNF,
t. III, doc. 54, p. 170, attribués à Joseph Le Caron ainsi qu’au factum anonyme Plainte de
la Nouvelle France dicte Canada à la France sa Germaine, publié en annexe au Grand
Voyage du pays des Hurons [GVPH dans la suite], édition établie par Jack Warwick, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal (Bibliothèque du Nouveau Monde), 1998, que plusieurs
historiens prêtent à la plume de Georges Le Baillif.
Luce Albert et Loïc Nicolas, « Introduction. Le pacte polémique : enjeux rhétoriques du
discours de combat », dans Luce Albert et Loïc Nicolas (dir.), Polémique et rhétorique. De
l’Antiquité à nos jours, Bruxelles, De Boeck & Duculot (Champs linguistiques), 2010, p. 1748 et particulièrement p. 35.
L’expression est de Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes,
Paris, Payot, 1982, p. 24. Bien qu’on ne puisse qualifier l’Histoire du Canada de pamphlet
à proprement parler, Sagard y adopte parfois une posture combative analogue.
Gabriel Sagard, GVPH, p. 119 et HC, livre I, chap. II, p. 117.
HC, livre IV, chap. I, p. 860.
Gabriel Sagard, l’insoumis… deMarie-ChristinePioffet•41
puissamment d’en advertir Monseigneur le Duc de Montmorency Viceroy du païs
pour y apporter les remedes necessaires9. »
On le voit encore avec la même audace protester auprès du duc de Ventadour
lorsque celui-ci décide de donner aux Jésuites une partie des vivres réservés aux
Récollets : « Cet advertissement donné, je fus trouver Monseigneur le Duc de
Vantadour, auquel je fis mes plaintes10. »
Sa hardiesse se traduit plus encore dans ses écrits où il ne ménage pas les
autorités, allant jusqu’à pointer du doigt la discourtoisie de Raymond de La Ralde,
lieutenant de Guillaume de Caen et vice-amiral de la flotte marchande, qui dédaigne
les prières et les bons vœux que les Récollets lui offrent à son arrivée11. Samuel
de Champlain, l’allié de naguère, ne sera pas non plus épargné par ses critiques :
Sagard déplore les erreurs stratégiques du Saintongeais, qui n’a pas su suffisamment
développer l’agriculture ni appris les langues autochtones. Cependant, la bête noire
de Sagard reste d’abord et avant tout les dirigeants des anciennes compagnies
commerciales et, par extension, les riches et les grands du monde qui vivent aux
dépens des miséreux.
Honnis soient les avaricieux
Comme Joseph Le Caron, Gabriel Sagard déclare dans ses écrits une guerre
ouverte aux marchands, contre lesquels il s’acharne particulièrement. Dès Le Grand
Voyage du pays des Hurons, il impute aux manquements des commerçants la lenteur
des conversions en Nouvelle-France12. Si les dirigeants des compagnies commerciales
ont failli à leurs engagements envers les missionnaires, c’est, écrit-il, qu’ils se sont
« contentez […] d’en tirer les pelleteries & le profit, sans y avoir voulu employer
aucune despense, pour la culture, peuplade ou advance du pays, c’est pourquoy
ils n’y sont gueres plus advancez que le premier jour13 ».
Tandis que dans Le Grand Voyage, Sagard ménage, du moins en apparence,
les autorités locales, le ton se durcit considérablement dans son deuxième
ouvrage où émerge un désenchantement ; le contexte justifie sans aucun doute
cet assombrissement. Au moment de publier ce livre, l’historien sait que pour ses
frères de religion, la bataille est perdue et il déverse sa rancœur sur leurs principaux
opposants, les marchands. Mettant en exergue les contradictions entre leurs discours
et leurs actions, Sagard leur dénie toute velléité de conversion :
La seule avarice leur faisoit passer la mer pour en rapporter des pelleteries […]
& point du tout de conversion ny d’envie de convertir, & neantmoins à ouyr les
Marchands vous eussiez dit qu’ils n’aspiroient rien tant que la gloire de Dieu, la
conversion des Sauvages & le bien du païs14.
9
10
11
12
13
14
HC, livre IV, chap. I, p. 861.
HC, livre IV, chap. I, p. 866.
HC, livre IV, chap. IV, p. 895.
GVPH, p. 105.
GVPH, p. 147-148.
HC, livre I, chap. I, p. 9-10.
42•Étudeslittéraires–Volume47No1–Hiver2016
À travers ce constat lapidaire se trouve affirmé le lien étroit entre avarice et dissimulation. Exploitant un argument topique du discours agonique, le chroniqueur
s’emploie à faire passer les marchands pour des imposteurs.
Sur cet élan accusateur, Sagard poursuit son raisonnement en bornant de
manière caricaturale les préoccupations des commerçants à une simple peau de
castor :
Mais si nous voulons penetrer plus avant & voir de quel genre de devotion ils
se sont portez à la conversion des Sauvages, nous trouverons […] qu’il s’y fit
aucune conversion tant ils apprehendoient qu’elle en diminuat le trafique du
castor, seul & unique but de leur voyage. O mon Dieu, le sang me gelle quand
je r’entre en moy-mesme, & considere qu’ils faisoient plus d’estat d’un castor
que du salut d’un peuple qui vous peut aymer15.
L’équation réductrice proposée fait ressortir la folie des commerçants qui, pour
quelques menues pelleteries, perdent de vue l’essentiel de l’enseignement chrétien.
À l’indignation, Sagard ajoute encore la satire et la diatribe, au sens étymologique
du terme, en interpellant les marchands dans un dialogue imaginaire où leurs rêves
de trouver en Nouvelle-France des trésors semblables à ceux du Pérou sont tournés
en ridicule :
Et bien messieurs vous voudriez bien que le Canada fut en mesme paralelle [que
le Perou], vous donneriez volontiers cinq sols pour avoir une chartée [charretée]
d’escus, ouy mais cela ne se peut faire car les richesses de la nouvelle France,
ne montent pas à si haut pris16.
Comment prendre au sérieux un projet aussi absurde, qui heurte à la fois le
bon sens et la morale ? Sagard dote certains passages de son œuvre d’une facture
dialogique et fait entrer dans une « fiction de prise de parole17 » où il apostrophe
violemment son adversaire sans lui donner droit de réplique. Dans ce duel rhétorique,
la partie n’est pas égale, puisque l’historien polémiste a pour lui l’autorité divine,
anathémisant les avares à qui il dénie toute possibilité de salut :
O vieux avaricieux, qui ne pouvez ouyr la voix du pauvre, vous oyrez la voix
des diables qui crieront à vos oreilles, ton temps est passé, tes consolations ont
pris fin, la rouïlle a mangé tes richesses, & les vers ta charongne, il n’y a point
de Paradis pour toy, que diras-tu, & toy femme mondaine à quoy penseras tu à
l’heure de la mort, qui t’est inevitable18 ?
On remarquera que le chroniqueur ne s’escrime plus seulement contre les
seuls associés, mais s’en prend à l’humanité tout entière. Pour les Franciscains, ordre
mendiant refoulé des navires à cause de son manque de ressources, l’argent est bien
15
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17
18
HC, livre II, chap. V, p. 168-169.
HC, livre III, chap. V, p. 789.
Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, op. cit., p. 284. L’échange polémique est, comme
l’ont bien vu Luce Albert et Loïc Nicolas, une mise en scène, un acte de communication
tronqué (art. cit., p. 22-24).
HC, livre IV, chap. X, p. 967.
Gabriel Sagard, l’insoumis… deMarie-ChristinePioffet•43
le père de tous les vices. Aux yeux de Sagard l’expression « honnestes marchands »,
employée en une seule occasion dans son livre19, semble presque un oxymore. Aussi
oppose-t-il avec force au voyageur qui quitte son pays aimanté par l’appât du gain
le missionnaire désintéressé, prompt au sacrifice de sa vie :
Les autres sortent de leur païs attirez par le profit & gain temporel, comme les
Marchands qui courent d’un polle à l’autre, la mer & la terre, l’Orient & l’Occident,
le Septentrion & le Midy, pour parvenir à leur desir insatiable d’amasser richesses20.
Sagard portraiture le commerçant non seulement comme un être avide de profit,
mais encore comme un despote qui force les catholiques à participer à l’office des
protestants à bord des bateaux :
[C]es heretiques malicieux se maintenoient dans leur vie libertine, point d’obstacle
ny d’empeschement à leur tyrannie qui forçoit mesme les Catholiques d’assister
à leurs prieres & chants de Marot, […] dequoy je me suis souvente fois plaint,
mais en vain, car Dieu n’est pas respecté jusques là, que son Eglise ait par tout
le dessus21.
Cette accusation, qui fait directement écho à celle formulée par Joseph Le Caron
dans le pamphlet Advis au Roy sur les affaires de la Nouvelle-France22, est d’ailleurs
réaffirmée au livre IV de l’ouvrage23.
Au contraire de Joseph Le Caron, qui prenait principalement Guillaume de
Caën pour cible, Sagard ne personnalise pas le débat, mais préfère s’en prendre
à une collectivité qu’il pourfend inlassablement pour ses manquements et son
désengagement envers la colonie. Autre écho du pamphlet de Le Caron, les annales
des Récollets dénoncent l’exploitation honteuse des colons par des marchands. À en
croire l’historien, les « rigueurs » des trafiquants de fourrures envers le colon Louis
Hébert, réduit à l’esclavage, constituent un obstacle à l’expansion coloniale. C’est,
écrit le récollet, « une espece de cruauté aussi grande que de ne vouloir pas qu’un
19
20
21
22
23
HC, livre II, chap. II, p. 121.
HC, livre I, chap. I, p. 2.
HC, livre I, chap. II, p. 9.
« Il fait bien voir, je vous prie, dans les navires qui vont planter la foy au pays estrangers, à
la distance ou espaisseur d’une planche, d’un mesme temps entonner un salut à la Vierge
et un pseaume de Marot. Cela fait, je vous asseure, une merveilleuse, très discordante, très
mal agreable et très déplorable confusion. […] Davantage, par toutes les costes de Canadas,
dans les navires où il se trouve un capitaine huguenot, il faut que les catholiques assistent
à leurs fantastiques prières, et le sieur de Can [Guillaume de Caën], dans sa barque, allant
et montant dans ce pays et au cap de Tourmente, les y a tousjours fait assister, bien qu’il
leur fust très insupportable et très désagréable. Il arrive, au reste, que ces pauvres sauvages
sçavent fort bien recognoistre cette diversité de religion et sont scandalisez de ce que De
Can ne fait pas le signe de la croix comme les autres. Et les sauvages m’ont dit que les gens
de Can leur disoient que les religieux ne valloient rien » (dans MNF, t. II, doc. 43, p. 105106).
HC, livre IV, chap. I, p. 861.
44•Étudeslittéraires–Volume47No1–Hiver2016
pauvre homme joüisse du fruict de son travail. O Dieu partout les gros poissons
mangent les petits24 ».
Le missionnaire, qui se fait prédicateur, adapte à sa fantaisie un passage célèbre
de la Genèse et s’adresse ainsi aux profiteurs : « Tu mangeras ton pain à la sueur de
ton visage, & non point à la sueur d’autruy, dit le Seigneur en la Genèse, car Dieu
n’approuve point […] ceux qui veulent faire bonne chere aux despens d’autruy25. »
À la malédiction d’Adam s’adjoint la malédiction du riche voué à la damnation
éternelle. Faisant sienne la parabole des Évangiles, qui exclut les riches du Royaume
des cieux, le récollet leur dénie la capacité de charité et de don désintéressé :
Je ne veux pas juger de personne ny condamner aucun, mais j’ay fort douté du
salut de plusieurs riches avares que j’ay veu mourir, & d’autres que je cognois
qui pensent moins en Dieu qu’en leurs richesses, & s’ils donnent l’aumosne aux
pauvres, c’est si peu & si mesquinement que je ne sçay s’ils y auront du merite26.
Dans le réquisitoire implacable de Sagard, les marchands et armateurs sont non
seulement des profiteurs, mais encore des fainéants qui refusent de cultiver la
terre et se contentent de belles paroles : « [J]usque là, […] les anciennes societez
depuis plus de vingt années […] n’y ont pas ensemencé un seul arpent de terre27. »
À l’opposé, les Récollets sont vus comme de vaillants laboureurs : « Il n’y a eu que
nos Religieux pour esprouver la terre28. »
Sur l’opposition cultivée entre pauvres et riches viennent se greffer encore
d’autres contrastes entre, d’une part, les disciples de saint François et, d’autre part, les
mauvais religieux qui ne « peinent [guère] pour le salut des mescroyans », « mangeans
le bien des pauvres & courans les benefices »29. Dans la suite de l’ouvrage, l’antithèse
entre les missionnaires dévoués et les ecclésiastiques cupides tend à recouper
l’antagonisme entre Récollets et Jésuites, les premiers vivant dans le dénuement
total, les seconds profitant des largesses des grands. À en croire l’historien, les
Récollets sont les seuls à assumer pleinement le vœu de pauvreté, puisqu’ils « ne
doivent recevoir argent, rentes ny revenus, sans licence expresse du sainct Siege30 ».
L’Amérindien, élu de Dieu
Si l’avarice éloigne l’homme du bonheur originel, de la grâce divine, et le
missionnaire de son devoir, l’Indien d’Amérique offre aux Récollets un miroir
valorisant, voire une compensation morale. Il incarne un contre-exemple à la
boulimie mercantile des mauvais chrétiens qui se vautrent dans le luxe et dans les
plaisirs. Sans que les Autochtones aient reçu le baptême, Sagard en fait des modèles
chrétiens. Même leurs vices ne sont que bagatelles en comparaison de ceux des
Européens. Impitoyable envers les hommes venus d’ailleurs, Sagard pardonne tout
24
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27
28
29
30
HC, livre I, chap. V, p. 41.
HC, livre II, chap. XIV, p. 279.
HC, livre IV, chap. X, p. 967. Voir Matthieu, XIX, 24.
HC, livre II, chap. V, p. 168.
Id.
HC, livre I, chap. III, p. 25.
HC, livre III, chap. XI, p. 853.
Gabriel Sagard, l’insoumis… deMarie-ChristinePioffet•45
aux Hurons : le mensonge, la nudité, la saleté repoussante dans laquelle ils vivent.
Même leurs débauches ont « je ne sais quoi de noble » à ses yeux. Frôlant l’hérésie,
Sagard les élève au-dessus des Français et les croit élus de Dieu, parce qu’ils vivent
dans le dénuement, conformément à l’exemple du Christ :
[S]’ils estoient Chrestiens, il n’y a point de doute, que Dieu se plairoit avec eux,
mieux qu’avec nous miserables qui le chassons de nos maisons, par nos tumultes,
nos querelles, & nos debats, qui ne trouvent jamais de fin parmy la pluspart des
familles Chrestiennes31.
La comparaison récurrente entre Français et Amérindiens se déploie au profit
de ces derniers, presque épargnés du péché. Curieusement, le combat contre le
vice s’est ici intériorisé et débouche sur la condamnation de la société européenne.
Tout se passe comme si la rancœur de Sagard contre les marchands s’amplifiait
jusqu’à devenir une dénonciation globale du genre humain. Dans ce tableau
acrimonieux, nul, sauf les peuples primitifs de l’âge doré, n’est préservé des foudres
du chroniqueur : « [L]e vice a pris tel pied qu’il semble incorrigible & se va dilatant
comme une mauvaise racine32 », écrit Sagard à propos de ses compatriotes. Ce
constat des plus sombres sur la perversion de la civilisation contaminée par la soif de
satisfactions temporelles donne lieu à une enfilade de plaintes, dans laquelle Sagard
gémit sur le sort qui attend ses semblables après leur mort. Par les commentaires
sentencieux qui viennent se greffer sur la trame du récit, l’historien inscrit l’aventure
missionnaire dans le cadre d’un combat démesuré et presque vain contre le mal.
Dans l’Histoire du Canada, la haine du mercantilisme vire presque à l’obsession,
au point où l’inventaire des curiosités locales laisse filtrer la dénonciation de
l’exploitation humaine. Évoquant la présence de forbans, Sagard se lamente ainsi :
On se plaint, mais avec raison du grand nombre de voleurs & de larronneaux,
qui en guise de chenilles couvrent aujourd’huy presque toute la surface de la
terre, dont les uns semblent honnestes gens & passent pour des gros Messieurs,
& ceux là sont les pires de tous, car ils desrobent beaucoup & font pendre ceux
qui prennent le moins33.
Des inégalités sociales aux injustices, la cible de Sagard s’est de nouveau
élargie et son combat s’inscrit dans le cadre d’une lutte plus globale entre « Tyrans »
et « oppressez »34. L’auteur, en bon disciple de saint François, a choisi le camp des
plus humbles. Aussi n’est-ce pas un hasard si les Récollets défendent fermement
le colon Louis Hébert, dénonçant les iniques conditions de son engagement qui
le réduisent à un état de quasi-esclavage, et si l’historien lui réserve un éloge bien
senti à sa mort35.
31
32
33
34
35
HC, livre II, chap. XIII, p. 278.
HC, livre I, chap. III, p. 25.
HC, livre II, chap. II, p. 119.
HC, livre II, chap. XXVII, p. 433.
Voir HC, livre II, chap. XXXVI, p. 589 et « Advis au Roy sur les affaires de la NouvelleFrance », MNF, t. II, doc. 43, p. 110-117.
46•Étudeslittéraires–Volume47No1–Hiver2016
Rancœurs et remontrances
Par son rejet global du mercantilisme, sa révolte contre les autorités, Gabriel
Sagard adopte l’ethos du polémiste en faisant des Récollets les cibles d’une « vaste
conspiration, [d’]une cabale aux limites floues qui s’appuie sur la lâcheté et la
duperie générales36 ».
En s’attaquant ainsi à un personnage générique plutôt qu’à des individus, le
récollet s’oppose dans sa démarche à son compagnon Joseph Le Caron qui vise
explicitement le chef de la compagnie du Canada. C’est que l’historien croit en
la présence d’un complot fomenté contre les Récollets. Un sentiment de trahison
explique sans doute les nombreux constats pessimistes qui affleurent dans le livre
et qui lui donnent des accents de misanthropie :
O qu’il est bon de ne se fier aujourd’huy qu’en Dieu, toute la terre est couverte de
liens & de pieges contre les gens de bien & ceux qui marchent dans la candeur
& la simplicité. C’est le regne des meschants & de ceux qui tirent le sang & la
substance du peuple, desquels Dieu fera vengeance un jour & n’aura non plus
de pitié d’eux qu’ils en ont eu du peuple37.
Marque de dépit autant que de découragement, la révolte intérieure de Sagard
sourd en maintes occasions. Veut-il résumer son expérience dans les pays éloignés,
l’auteur se croit l’objet de persécutions et accable de reproches l’humanité tout
entière :
[E]ntre toutes les choses que j’ay veuës, […] [l]a premiere est, que par tout où
j’ay esté, j’ay tousjours veu le superbe commander à l’humble, le querelleux au
pacifique, le tyran au juste, le cruel au pitoyable, le coüard au hardy, l’ignorant
au sçavant ; & le pis encores, j’ay veu les plus grands larrons pendre les plus
innocens38.
Ces remarques, véritable cri du cœur, formulées au premier chapitre du livre I
donnent d’ailleurs le ton à certaines parties de l’ouvrage. L’Histoire du Canada est
le récit d’une triple trahison, celle des marchands, celle des autorités, mais aussi
celle des Jésuites qui, à en croire l’historien, ont su tirer profit des travaux et de
l’hospitalité des Récollets et ont même attaqué ceux qui les ont précédés. Les
critiques de Sagard répondent d’ailleurs à un contre-discours des détracteurs de son
ordre, dont on perçoit les échos en sourdine.
L’auteur renverse constamment les attaques dont ses compagnons ont été l’objet
en évoquant les injustices qu’on leur a infligées, citant pour témoignage une plainte
formulée par son confrère Joseph de La Roche Daillon qui vise expressément le
duc de Ventadour : « Il faut que je vous die qu’on a traicté nos Peres si rudement
36
37
38
Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, op. cit., p. 92.
HC, livre II, chap. II, p. 120.
HC, livre I, chap. I, p. 4.
Gabriel Sagard, l’insoumis… deMarie-ChristinePioffet•47
que mesmes deux hommes desquels les Peres Jesuites s’estoient privez pour les
accommoder, ont esté retirez par force39. »
Bien que les membres de la Compagnie de Jésus aient témoigné de la solidarité
envers les Récollets en cette occasion, en d’autres circonstances ils ont su profiter de
leur disgrâce. Sagard conclut que l’oppression des faibles constitue un trait propre
au genre humain, dont les meilleures sociétés ne sont pas exemptes :
Dieu vueille que dans des congregations bien sainctes, aussi bien que dans
le monde, on n’y voye point ce malheureux naturel […], d’affliger l’affligé, &
mespriser celuy qui n’est point favorisé, ce que font ordinairement les gausseurs,
& ceux qui n’ont jamais sçeu que c’est d’honnesteté au monde40.
Si Sagard prend souvent un ton accusateur, c’est moins pour épingler les
responsables de l’échec de la mission récollette jamais directement nommés que pour
s’efforcer d’y « apporter les remedes », comme il prévient au début de son ouvrage41.
Les premiers ouvriers évangéliques, loin d’avoir été soutenus financièrement, ont
été, à ses yeux, brimés par les premières sociétés marchandes dans leurs efforts
pour établir des liens d’amitié durables avec les Autochtones :
J’ay blasmé le peu de soin qu’on a eu du pays […], car ç’a esté une chose bien
deplorable que quelques Marchands des Compagnies anciennes, avant cette
nouvelle42, qui a pris tout un autre esprit y ayent apporté si peu de soin, &
plustost nui que favorisez nos pieux desseins de les convertir, rendre sedentaires,
& peupler le païs43.
La frustration de Sagard s’inscrit dans un concert de doléances et de
revendications formulées depuis une décennie par les Récollets. Qu’on pense non
seulement aux pamphlets de Joseph Le Caron et de Joseph Le Baillif, mais encore
à la lettre de Joseph de La Roche Daillon à un de ses amis, retranscrite en abrégé
dans l’Histoire du Canada, où l’épistolier se plaît à énumérer les disgrâces que ses
compagnons et lui ont dû essuyer au Canada. Son amertume paraît sans appel, au
point où l’on pourrait le croire affligé d’une véritable hantise de la persécution :
« [I] l est cruel d’estre traicté de la sorte par ceux mesme de sa Nation, mais puis que
nous sommes Freres Mineurs, nostre condition est de souffrir & prier Dieu qu’il nous
donne la patience44. » Du reste, Sagard, bien loin de prendre ses distances vis-à-vis
de ces plaintes, en justifie pleinement l’insertion dans son œuvre pour le bénéfice
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HC, livre IV, chap. III, p. 891. Durant les années 1625-1626, François Gravé du Pont avait
procuré de la main-d’œuvre aux Jésuites pour construire leur maison. Ceux-ci avaient
toutefois jugé bon de laisser deux hommes aux Récollets, qui n’avaient alors plus d’ouvriers
(voir MNF, t. II, doc. 59, p. 174).
HC, livre III, chap. III, p. 756.
HC, livre I, « Au lecteur », p. 18.
La Compagnie des Cent-Associés qui succède aux compagnies de Rouen et de Montmorency.
HC, livre I, « Au lecteur », p. 18.
Id.
48•Étudeslittéraires–Volume47No1–Hiver2016
des lecteurs : « Ce seroit vouloir cacher la lumiere sous le boisseau, que de vouloir
nier au publiq les choses qui le peuvent edifier45. »
Concessions et pseudo-rétractations
Ces quelques passages et plusieurs autres montrent bien le goût de l’historien
du Canada pour la polémique. Mais sans doute était-il aussi conscient que certaines
des révélations que contient son livre nuiraient à sa réception, voire à la situation
des Récollets. Aussi le sent-on sur la défensive à quelques reprises lorsqu’il justifie
son ouvrage. Dans l’avertissement au lecteur, il tente de prévenir les censeurs qui
risqueraient de trouver son ouvrage trop hargneux :
Mon intention a tousjours esté bonne, & [je] ne voudrois pour rien avoir offencé
qui que ce soit, car pour la reprehension que je fais aux vices, personne ne
s’en peut offencer que les vicieux mesmes desquels je ne dois pas craindre le
mespris, n’y appeter les loüanges46.
Si Sagard affirme haut et fort qu’il ne craint pas les reproches des vicieux que
son ouvrage prend pour cible, il tente par endroits d’atténuer la portée de certaines
de ses critiques envers les marchands et les autorités.
Ces marques de pseudo-rétractations découlent d’une précaution discursive
destinée à ménager les susceptibilités. En effet, Sagard, ou peut-être son correcteur,
se rend compte que ses insinuations subversives et ses doléances risquent de porter
atteinte à la réputation de son ordre et tente d’atténuer la portée de certaines de ses
accusations. Aussitôt après avoir relaté le différend avec le duc de Ventadour, le
texte précise : « Cette petite action [protestation auprès de Ventadour] n’a neantmoins
en rien alteré l’amour & le respect que nous avons à ces grands hommes […]. Les
plus grands Saincts ont eu quelquefois des debats, mais qui ont trouvé leur mort
aussitost47. »
Quoi qu’en dise ce passage, la hache de guerre entre les Récollets et les
dirigeants des compagnies commerciales est loin d’être enterrée au moment où le
rédacteur rédige ces lignes. L’amertume de l’historien est trop palpable pour suggérer
que tout a été effacé dans son esprit. Malgré cette pseudo-rétractation, Sagard, on le
sent, est un contestataire et sa haine des riches et des grands du monde ne souffre
guère de nuances.
Du reste, ces efforts d’atténuation rhétorique répondent bien aux ressources
de l’écriture polémique qui concède parfois pour mieux attaquer. Pour espérer
convaincre le lecteur chrétien du bien-fondé de ses griefs, le récollet doit souvent
user de subterfuges, dissimuler son ressentiment sous le baume des nobles intentions
et affecter de bonnes dispositions envers tous les acteurs de la colonisation. Mais
les adoucissements stratégiques ne sauraient voiler la révolte du sujet écrivant et sa
croisade contre les marchands.
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HC, livre IV, chap. III, p. 879.
HC, livre I, « Au lecteur », p. 17-18.
HC, livre VI, chap. I, p. 866-867.
Gabriel Sagard, l’insoumis… deMarie-ChristinePioffet•49
Les marques d’atténuation soulèvent encore la question de la cohérence, voire
de la paternité de l’œuvre. En effet, elles semblent provenir d’une autre encre. Est-ce
pour cette raison que Sagard, mécontent des retouches apportées à sa chronique
peu après la publication de son livre, fait défection aux Récollets pour aller se loger
chez les Cordeliers ? L’hypothèse se défend.
Quoi qu’il en soit, Sagard, par son étonnante liberté de parole, sa plume
tourmentée, son zèle militant et sa dénonciation enflammée des grands « argentiers »
de la colonie, donne des assises à une tradition polémique récollette qui s’illustrera
chez Chrestien Leclercq et de manière plus virulente encore chez l’auteur anonyme
de L’Histoire chronologique de la Nouvelle-France. Le modeste frère mineur, sous
le couvert de l’humilité et de la simplicité franciscaines, n’a pas fini de surprendre
ses lecteurs par ses écrits et par sa personnalité hors norme.
50•Étudeslittéraires–Volume47No1–Hiver2016
Références
ALBERT, Luce et Loïc NICOLAS, « Introduction. Le pacte polémique : enjeux rhétoriques du
discours de combat », dans Luce ALBERT et Loïc NICOLAS (dir.), Polémique et rhétorique.
De l’Antiquité à nos jours, Bruxelles, De Boeck & Duculot (Champs linguistiques),
2010 p. 17-48.
ANGENOT, Marc, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982.
CAMPEAU, Lucien (éd.), Monumenta Novæ Franciæ, Rome / Québec, Monumenta Hist. Soc.
Iesu / Presses de l’Université Laval, 1967.
GALLAND, Caroline, Pour la gloire de Dieu et du Roi. Les récollets en Nouvelle-France aux XVIIe
et XVIIIe siècles, Paris, Éditions du Cerf (Histoire religieuse de la France), 2012.
SAGARD, Gabriel, Le Grand Voyage du pays des Hurons suivi du Dictionaire de la langue
huronne, édition établie par Jack Warwick, Montréal, Presses de l’Université de Montréal
(Bibliothèque du Nouveau Monde), 1998.
———, Histoire du Canada et voyages que les freres Mineurs Recollects y ont faicts pour la
conversion des Infidelles, Paris, Claude Sonnius, 1636.