Recherche et formation
78 | 2015
Les cadres de l’éducation
Une « culture commune » à défaut de « grand
corps » ?
Fondements et limites du rapprochement entre chefs d’établissement et
inspecteurs pédagogiques régionaux dans l’Éducation nationale
A “common culture” in the absence of a “single body”? The foundations and
limits of reconciling local school management with regional school inspectors in
the national education system
Hélène Buisson-Fenet
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rechercheformation/2386
DOI : 10.4000/rechercheformation.2386
ISSN : 1968-3936
Éditeur
ENS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 30 mars 2015
Pagination : 19-34
ISBN : 978-2-84788-846-1
ISSN : 0988-1824
Référence électronique
Hélène Buisson-Fenet, « Une « culture commune » à défaut de « grand corps » ? », Recherche et
formation [En ligne], 78 | 2015, mis en ligne le 30 mars 2018, consulté le 03 janvier 2020. URL : http://
journals.openedition.org/rechercheformation/2386 ; DOI : 10.4000/rechercheformation.2386
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Une « culture commune » à défaut
de « grand corps » ?
Fondements et limites du rapprochement entre chefs
d’établissement et inspecteurs pédagogiques régionaux
dans l’Éducation nationale
> Hélène Buisson-Fenet
ENS de Lyon, laboratoire Triangle
RRÉSMR : Répondant à l’injonction de simplifier la multiplicité des statuts de la fonction
publique d’Rtat, le projet de « modernisation des métiers de l’Rducation nationale »
passe par l’idée de créer un corps unique de l’encadrement intermédiaire éducatif.
Deux avantages majeurs en sont attendus : d’une part une meilleure articulation entre
la ligne hiérarchique pédagogique et la ligne hiérarchique administrative ; d’autre
part la concrétisation juridique d’une « culture commune d’encadrement » promue par
le Ministère et diffusée dans le système depuis les années quatre-vingt- dix. Le projet
se heurte cependant au dualisme tenace des identités professionnelles entre chefs
d’établissement et IA-IPR dont la formation statutaire, désormais largement commune,
permet de temporiser les différences sans pour autant suffire à les gommer.
MOTÉ-CLRÉ
: chef d’établissement scolaire
L’encadrement intermédiaire est longtemps demeuré une catégorie impensée
du management public. Éclipsé par une haute fonction publique dont nombre de
travaux analysent depuis longtemps la subordination au politique, il est renvoyé
pour l’essentiel à une myriade de segmentations statutaires et fonctionnelles
dont l’hétérogénéité masque une série de traits pourtant communs aux « métiers
d’organisation ». On oublierait ainsi que derrière la diversité des corps et des grades, les
cadres intermédiaires partagent un même rôle professionnel consistant à coordonner
des processus transversaux, fixer et suivre une série d’objectifs, piloter des équipes.
Dans l’Éducation nationale, où la catégorie A regroupant les 380 000 enseignants
du secondaire public est pourtant la plus nombreuse, cette occultation a été
particulièrement puissante. Cependant depuis la fin des années quatre-vingt, un groupe
statutaire de cadres et de managers de l’éducation émerge dans les préoccupations
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Hélène Buisson-Fenet
comme dans les pratiques des directions ministérielles. En particulier, les matrices
institutionnelles de la formation insistent de plus en plus sur une professionnalisation
largement commune aux chefs d’établissement et aux Inspecteurs académiques
– Inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR). Mais bien que la performance de l’État
éducateur devienne une préoccupation essentielle des hauts fonctionnaires, elle peine
jusqu’à ce jour à concrétiser la mise en œuvre d’une « culture d’encadrement » que le
rapport Dasté de 1999 voulait voir monter en charge, jusqu’à évoquer par exemple
un « corps unique » d’inspection.
Dans quelle mesure le rôle de plus en plus actif que sont amenés à jouer les
cadres intermédiaires dans les réorganisations administratives se double-t-il, dans
le système éducatif, d’un rapprochement entre la « ligne administrative » et la « ligne
pédagogique » ? Pourquoi la maturation d’une « culture commune d’encadrement »
ne suffit-elle pas à fusionner les deux corps ? Et en quoi l’idée de ce « grand corps de
l’encadrement pédagogique » renouvelle-t-elle malgré tout une série de réflexions
transversales sur la formation (initiale et continue) des directions, l’évaluation ou
encore l’autonomie des établissements locaux d’éducation ?
Cette problématique du rapprochement complexe des statuts et des fonctions
à l’aune d’un corps unique est développée sur fond d’une réinterrogation partielle
de deux enquêtes. La première a consisté à retracer l’histoire de la formation des
personnels de direction et des inspecteurs pédagogiques depuis les années soixantedix : son matériau se compose d’entretiens de carrière auprès de responsables
administratifs nationaux, d’un dépouillement systématique de la revue professionnelle
Administration et Éducation et des revues syndicales des deux principaux syndicats
de chefs de direction (SNPDEN-UNSA) et d’inspecteurs (SNPI-FSU), enfin de l’analyse
des référentiels de formation archivés par l’École supérieure de l’Éducation nationale
(ESEN) depuis sa création en 2003. La seconde enquête s’est intéressée à la réception
des pratiques d’évaluation des établissements du secondaire chez les IA-IPR (n = 11)
et les chefs d’établissement en poste en collège ou en lycée (n = 26) des académies
de Créteil et d’Aix-Marseille au cours des années scolaires 2011 et 2012 (programme
Evalexe, Buisson-Fenet et Pons, 2011).
Il s’agit ainsi de replacer en premier lieu les changements en cours dans un
contexte de plus long terme, pour prendre la mesure de la fabrique d’un encadrement
intermédiaire bifide, qui ne mobilise pas symétriquement les chefs d’établissement
et les inspecteurs pédagogiques. Dans un second temps, nous verrons en quoi le
rapprochement des référentiels d’activité ne suffit pas à concrétiser la préconisation
d’un « corps unique d’encadrement » parce que le rapprochement est plus enjoint « de
haut en bas » que véritablement accepté « de bas en haut ».
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1. La fabrique de l’encadrement intermédiaire :
deux voies parallèles dans l’Éducation nationale
Dans les années quatre-vingt, la critique de l’inefficacité croissante des bureaucraties
professionnelles sur fond de crise des finances publiques alimente les préoccupations
managériales au sein des organisations publiques. Par ailleurs la question de l’efficacité
des établissements scolaires, largement relayée par les enquêtes internationales
qu’initie l’OCDE (Hopes, 1988), innerve progressivement certains travaux français sur
l’éducation et diffuse dans les milieux décisionnaires. Cependant dans l’Éducation
nationale, ces conditions ne suffisent pas directement à faire émerger la catégorie de
« cadres - managers », et l’idée d’une « culture commune d’encadrement » que promeut
Georges Septours dès 1992 à la tête de la Direction des personnels d’inspection et de
direction (DPID), apparaît longtemps largement rhétorique – en particulier parce que
les deux professionnalités concernées relèvent d’un puissant clivage.
1.1. La voie de la direction d’EPLE : se détacher des enseignants,
avoir prise sur le pédagogique
Depuis près de vingt ans, dans les discours ministériels de rentrée comme dans les
rapports de l’Inspection générale (Blanchet, Wiener et Isambert, 1999), les principaux
de collèges et les proviseurs de lycée sont investis d’un rôle essentiel dans la dynamique
du système éducatif et appelés à « faire bouger » leur établissement, en résonance avec
un éloge généralisé du mouvement (Barrère, 2006). Pilotée à l’origine par le ministère
de l’Intérieur au début des années quatre-vingt, la décentralisation a certes permis
de promouvoir certains leviers de changement, comme l’autonomisation progressive
des Établissements publics locaux d’enseignement (décret du 30 août 1985). Les chefs
d’établissement peuvent désormais établir des conventions avec les collectivités
territoriales de rattachement ; ils se trouvent investis d’un rôle essentiel dans la mise
en œuvre du projet d’établissement que rend obligatoire la Loi d’orientation de
1989 ; une série d’audits expérimentaux est mise en place dans l’académie de Lille
dès 1994 (Demailly et al., 1998) ; à partir des années deux mille, le développement
de la contractualisation impose en outre aux EPLE d’établir des rapports annuels de
performance et de partager des indicateurs d’atteinte d’objectifs communs avec les
académies.
Dans ce contexte, les chefs d’établissement du secteur public de l’enseignement
secondaire se voient conférer un « travail d’organisation » à la fois complexe,
mobilisateur… mais empêché. D’un côté, leur activité se rapproche du travail réel
des « cadres », concernant à la fois la technicité (formation, expérience, culture
professionnelle), le caractère responsable (répondre de ses actions et de celle de son
personnel), le sens de l’initiative (traiter un problème ou proposer une action sans
attendre l’intervention d’un tiers) : ils doivent ainsi rédiger depuis 2002 un diagnostic
lors de leur prise de poste qui donne lieu à une lettre de mission signée par l’autorité
rectorale dans la perspective de s’engager dans une série d’améliorations ; plus
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récemment, ils ont été engagés dans une démarche de dialogue de gestion annuel avec
la hiérarchie académique et sont amenés à faire voter en CA un contrat tripartite qui
inclut la collectivité territoriale de référence. D’un autre côté, ils agissent sous d’étroites
contraintes de moyens et de procédures : l’allocation annuelle d’une « Dotation horaire
globale » (DHG) couvre les besoins d’enseignement en fonction des prévisions d’effectifs
et des répartitions de postes enseignants, sans qu’une perspective véritablement
stratégique puisse être promue ; les affectations et mutations enseignantes ne sont pas
du ressort des directions d’EPLE ; la notation administrative annuelle des enseignants
en poste pèse peu dans les mobilités de carrière.
Ce management fortement contraint a abouti à distinguer de plus en plus le rôle
du chef d’établissement de celui de l’enseignant, sans pour autant renforcer l’autorité
hiérarchique du premier sur le second. La segmentation croissante est d’abord visible
à travers le long processus de spécification statutaire progressive (Pelage, 1996) : un
nouveau statut de personnels de direction est créé en 1988, et détache les chefs
d’établissement et leurs adjoints du segment enseignant en formalisant la procédure
de recrutement (un concours interne sur épreuves écrites et orales se substitue à la
liste d’aptitude), en allongeant la formation initiale et en en confiant le contenu à des
pairs expérimentés. On élargit aussi le vivier des candidatures en ouvrant le nouveau
concours à d’autres personnels d’éducation que les enseignants, comme les conseillers
d’orientation ou les conseillers principaux d’éducation. La volonté de distendre le
lien entre direction et enseignement est par la suite réaffirmée dans le décret du
11 décembre 2001 qui fusionne les deux corps de chefs d’établissement, jusqu’alors
adossés à la distinction enseignante entre certifiés et agrégés, et qui permet à d’autres
fonctionnaires que ceux de l’Éducation nationale de devenir personnel de direction
par voie de détachement administratif.
Cette segmentation ne s’accompagne cependant pas d’une réaffirmation de
l’autorité hiérarchique à l’échelon local. Certes, l’autonomie des personnels de
direction se trouve réaffirmée dans la Charte des pratiques de pilotage que signent
en 2007 le ministre Darcos et l’ensemble des syndicats représentatifs du corps. Certes,
la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005 met en
place un conseil pédagogique présidé par le chef d’établissement, qui doit servir de
levier pour développer le volet pédagogique du projet d’établissement permettant aux
directions de prendre pied sur un terrain jusque là dévolu aux seuls enseignants. Mais
le chef d’établissement n’est pas un chef de service, même s’il lui revient de distribuer
les blocs d’enseignement et d’organiser les emplois du temps.
1.2. La voie de l’inspection pédagogique : préciser la formation et la gestion
des ressources humaines enseignantes, élargir l’expertise pédagogique
De leur côté, les inspecteurs de l’enseignement secondaire ne sont pas sans avoir
connu une évolution de statut et de mission que leur nombre réduit (moins de 1 300
membres en France) a rendu moins visible. Majoritairement composé d’enseignants
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agrégés, ce corps est d’abord expert dans la didactique d’une discipline et chargé depuis
sa création en 1964 d’inspecter individuellement les professeurs certifiés1. La gestion de
carrières individuelles est d’ailleurs adossée à un barème où la notation pédagogique
joue un rôle important, ce qui nécessite, dans un contexte de massification scolaire, la
mobilisation de plus nombreux agents d’inspection. D’abord rattachés à l’Inspection
générale, les inspecteurs pédagogiques deviennent « régionaux » lorsqu’ils sont
affectés aux rectorats en 1990, et assurent une pluralité de missions d’expertise en
tant que conseillers des recteurs. Les décrets d’application de la loi de 1989 relatifs
aux inspecteurs territoriaux (no 90-675) leur confient quatre missions principales : une
mission d’évaluation, une mission d’expertise, une mission d’accompagnement et
d’encadrement pédagogiques, et enfin une mission de gestion.
Si la création puis le développement des Instituts de formation des maîtres à
partir des années quatre-vingt-dix participe à redéfinir le rôle de l’IPR-IA, c’est dans le
sens d’une marginalisation relative, a contrario de la place que leur accordaient les
anciens Centres pédagogiques régionaux (CPR). Le contrôle in situ de la conformité
des pratiques pédagogiques aux programmes et aux « bonnes pratiques » didactiques
continue certes à définir le cœur de métier ; mais il est concurrencé par une activité
de formation continue des enseignants, d’accompagnement-conseil des carrières et de
suivi des réformes pédagogiques de plus en plus prégnante. La note ministérielle du
17 juin 2005 souligne d’ailleurs que « Les inspecteurs doivent exercer pleinement leur
rôle de conseiller des personnels dont ils ont la responsabilité, notamment pour ceux
qui débutent, ceux qui sont confrontés à la mise en œuvre de nouveaux programmes
ou de nouvelles méthodes et ceux qui ont à connaître des difficultés particulières »,
insistant ainsi sur la formation et le soutien davantage que sur le contrôle.
Les IA-IPR2 sont inégalement préparés, selon leur parcours professionnel et
leur conception du métier, à cette évolution. Les groupes « Économie-gestion »
et « Établissements et Vie scolaire » ont une vision interdisciplinaire voire même
managériale de l’enseignement, et soutiennent les changements en cours ; les
disciplines inscrites historiquement dans le champ académique comme l’histoire, la
philosophie ou les lettres résistent plus ouvertement à s’impliquer dans de nouvelles
missions. Une majorité des inspecteurs tâtonne avant tout dans un univers conceptuel
et organisationnel nouveau, qui nécessite d’articuler le rôle attendu d’expert
disciplinaire et d’organisateur d’examens, avec celui d’animateur chargé de montrer
que les réformes sont faisables sans pour autant intervenir sur les modalités précises
de leur mise en œuvre, de manière à respecter la liberté pédagogique des enseignants.
1 La première massification scolaire des années soixante ne permet plus en effet à l’Inspection générale, qui en
assurait jusque-là le monopole, d’évaluer la qualité pédagogique des cours dans un laps de temps correct (Pons
in Buisson-Fenet et Le Naour, 2008).
2 L’inversion du statut et du grade à partir de 1999 illustre la priorité donnée à la mise en œuvre des politiques
académiques sur l’évaluation pédagogique individuelle.
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L’autorité des inspecteurs sur les enseignants se maintient ainsi par- delà la
contestation d’une procédure jugée infantilisante, et critiquée par les syndicats
enseignants comme par les ministres des gouvernements socialistes des années
quatre-vingt : « qu’il s’agisse du recrutement de professeurs sur des postes à profil
ou encore de l’ouverture de filières dans des établissements, les inspecteurs ont la
possibilité, reconnue institutionnellement, d’agir sur des situations ou des personnes »
(Albanel, 2009, p. 11). Le développement du contentieux à l’égard d’enseignants
« désobéisseurs » illustre d’ailleurs, sur la scène judiciaire, cette volonté d’afficher
l’affirmation hiérarchique du leadership pédagogique, consolidée par ailleurs dans
une relation directe des corps d’inspection avec les recteurs et les secrétaires généraux.
1.3. Une formation longtemps distincte et longuement tâtonnante
Parce que dans le système éducatif français, deux constructions d’identités
professionnelles distinctes président à une fonction d’encadrement différenciée,
l’émergence d’une même « culture d’encadrement » ne va pas de soi. À ce titre, l’histoire
tâtonnante de la formation du management intermédiaire de l’Éducation nationale
illustre de manière exemplaire les tentatives incertaines de cette mise en place (Canvel,
2003). Dès les années soixante, certains fonctionnaires des directions centrales œuvrent
pour le développement d’un Institut national d’administration scolaire (INAS) ; mais
jusqu’à l’orée des années quatre-vingt-dix, seuls les inspecteurs départementaux
(premier degré) sont formés dans un Centre dépendant de la Direction des personnels
d’inspection et de direction (DPID), qui entend dès sa création exercer une tutelle
administrative face à celle de l’inspection générale. Ils sont rejoints à partir de 1991
par les Inspecteurs pédagogiques régionaux et les Chargés d’administration scolaire
et universitaire (CASU). Contrairement à leurs collègues inspecteurs qui bénéficient
d’une institution centrale en la matière, les chefs d’établissement sont formés de leur
côté localement par des Équipes académiques de vie scolaire (EAVS) jusqu’en 1995,
date de naissance de l’École supérieure des personnels d’encadrement du ministère
de l’Éducation nationale (ESPEMEN), qui a notamment pour mission de participer à
construire « les capacités transversales communes aux personnels d’encadrement ».
Il faut attendre la réorganisation des services centraux sous le ministère Bayrou
(1997) et la création d’une vaste Direction des personnels administratifs, techniques
et d’encadrement (DPATE) pour qu’une formation initiale de l’ensemble des cadres
s’installe durablement à Poitiers. Cependant cette stabilisation géographique ne
s’accompagne pas d’une stabilisation fonctionnelle : cinq responsables se succèdent au
fil des réorganisations (Boissinot, 2004). Parallèlement, la réflexion sur la construction
des compétences de l’encadrement pédagogique et administratif s’inscrit ainsi dans
une forme de concurrence cognitive entre l’Inspection générale et la nouvelle DPATE.
L’Inspection générale, qui apparaît largement marginalisée dans les nouveaux
dispositifs, publie plusieurs rapports assez sévères sur la formation des personnels
de direction (Duval et Storti, 1998 ; Croissandeau, 2001) et de l’inspection (Ferrier et
Ménager, 1999, Dasté, 1999).
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Si « la complexité et la diversité des systèmes ainsi élaborés au fil du temps font
peser des contraintes très lourdes sur les modalités de formation, ce qui favorise bien
peu rapprochements et échanges entre cadres en formation » (Boissinot, 2004, p. 64),
la création d’une Direction de l’encadrement en 2003 et parallèlement la création de
l’École supérieure de l’Éducation nationale qui s’y trouve rattachée changent la donne.
D’une part, l’offre de formation change en volume comme en diversité : l’ESEN propose
à la fois des formations à distance et des formations continues sous forme de contrats
d’objectifs, et développe des modules intercatégoriels. D’autre part s’affirme la volonté
de décloisonner la formation des cadres de l’Éducation nationale en l’inscrivant dans
un dispositif plus large de valorisation des formations : l’ESEN s’inscrit ainsi dès 2005
dans le Réseau des écoles de service public et ouvre des formations croisées avec le
ministère de l’Intérieur ou celui de la Santé (Chauvigné, Guillot-Le Queux et Marzellier,
2010).
L’insistance sur une série de « compétences transversales » qui rapprocheraient
l’encadrement de l’EN de celui d’autres administrations, le dépassement du cadre
strictement statutaire de la formation classique « corps par corps », la sortie de la
logique de formation par les pairs sont dès lors autant d’indices du glissement
progressif vers une formation « constituante » (Bezès et Join-Lambert, 2010),
susceptible de doter l’encadrement d’une professionnalité spécifique. Si les inspecteurs
généraux et les recteurs lui échappent encore, la formation des cadres devient partie
prenante d’une politique de gestion des ressources humaines dont la Direction de
l’encadrement réaffirme l’importance depuis 2005, au moment même où se met
en place au ministère une Direction générale des ressources humaines autonome
dont on souligne l’importance organigrammatique en dotant directeur du titre de
« secrétaire général adjoint » du Ministère. Il s’agit de prendre ses distances avec
la définition de la formation comme transmission de modes opératoires, et de se
différencier du fonctionnement classique d’une forme administrative promouvant
un éthos de l’obéissance, du formalisme bureaucratique et de l’autorégulation du
système : la « culture managériale commune » dont l’ESEN se revendique se base tant
sur la formation à l’application des textes réglementaires, que sur la maîtrise des
outils de gestion et des techniques de management. En valorisant des savoirs d’action
(apprendre à évaluer les résultats de l’établissement, à négocier des objectifs collectifs,
à communiquer sur le fonctionnement de l’établissement, à créer les conditions
de l’innovation pédagogique ou organisationnelle), en concordance avec une série
de décrets qui spécifient les marges d’autonomie de l’EPLE, l’ESEN promeut ainsi
l’engagement conjoint des chefs d’établissement et des inspecteurs régionaux dans
la performance de l’organisation scolaire à ses différents niveaux.
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2. Une culture commune suffit-elle
à unifier deux corps distincts ?
La réflexion sur la modernisation de la fonction publique (Conseil d’État 2003) s’est
concrétisée en particulier par une politique de rapprochement et de fusion des corps3.
Dans l’Éducation nationale, le positionnement de la Direction de l’encadrement au sein
du secrétariat général du MENESR met l’accent sur le décloisonnement des fonctions
d’encadrement. Cette orientation se nourrit d’une part de l’importance croissante
que l’administration centrale accorde au suivi des réformes pédagogiques dans un
système de plus en plus déconcentré et décentralisé ; d’autre part, du développement
des dispositifs d’évaluation des EPLE, en particulier dans le cadre des procédures de
contractualisation promues depuis la mise en œuvre de la LOLF depuis 2005, et de la
Révision des politiques publiques (RGPP) depuis 2007. Mais l’idée de mission partagée
ou même de copilotage ne suffit pas à pratiquer l’intercatégorialité, encore moins à
fusionner les statuts.
2.1. Accompagner la mise en œuvre des réformes, renforcer la cohérence
de l’organisation éducative : un horizon partagé
Le modèle de professionnalité promu à travers l’idée d’une « culture managériale
commune » gagne en légitimité auprès des inspecteurs pédagogiques régionaux avec le
caractère interdisciplinaire des réformes mises en œuvre sur cette dernière décennie.
Qu’il s’agisse en effet des Travaux personnels encadrés introduits en 2001-2002, de
l’Accompagnement personnalisé (AP) mis en place en lycée à la rentrée 2010, ou plus
récemment des Enseignements pratiques interdisciplinaires inclus dans la réforme
du collège, une place stratégique est désormais conférée à une série d’apprentissages
transversaux aux disciplines en place, dont l’accompagnement relève de l’intervention
conjointe des chefs d’établissement et des inspecteurs, sans qu’une référence
disciplinaire soit nécessaire à la légitimité du suivi. Le rapport de l’IGEN-IGAENR
sur la réforme du lycée (2012) note par exemple l’implication croissante des IA-IPR
dans l’observation et le prélèvement de l’information, la production de synthèses à
l’attention des recteurs et le repérage de bonnes pratiques permettant de formuler
des préconisations et de diffuser des documents méthodologiques, parfois par le biais
du site académique ou via l’organisation de séminaires. Dans ce contexte, le rapport
remarque que « les IA-IPR se sont rapprochés des chefs d’établissement ». Mais ce
changement de posture a pu en contrepartie « occasionner une forme de trouble, voire
de frustration, chez certains enseignants, déboussolés de ne plus voir leurs inspecteurs
jouer le rôle d’experts disciplinaires qu’ils leur connaissaient et leur reconnaissaient
jusqu’à présent » (p. 64). L’articulation des deux lignes hiérarchiques se renforce aussi
avec la diffusion du contrat d’objectifs qui lie plus solidement les EPLE au projet
académique : dans l’idée d’un « pilotage pédagogique partagé », des inspecteurs
3 Le rapport Pochard (2003) propose ainsi de créer un nombre réduit de 28 « cadres statutaires » selon deux
grandes filières technique et administrative.
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sont désignés comme référents dans plus de la moitié des académies en 2009
(IGEN 2009), et peuvent être présents à différentes étapes du processus (négociation,
suivi, accompagnement, évaluation), et sous différents formats d’intervention (audits,
actions d’animation et de formation).
La cohérence de la mise en œuvre des réformes, et plus largement de la politique
éducative, passe d’ailleurs d’autant moins par l’uniformité d’une régulation
bureaucratique surplombante que dans un système éducatif plus décentralisé,
différents échelons et territoires d’action publique se superposent. En particulier,
les bassins d’éducation et de formation installés depuis l’orée des années quatrevingt (Buisson-Fenet, 2004) font actuellement l’objet d’une rénovation pour que
leur concentration sur la gestion des établissements se double d’une réflexion
pédagogique jusqu’ici peu approfondie. Plusieurs recteurs ont fait récemment le choix
de redynamiser cet échelon d’intervention en le plaçant sous la responsabilité d’un
inspecteur référent qui double la coordination initiale d’un chef d’établissementanimateur. La « culture du travail en réseau d’établissements » devient un objectif à part
entière, à partir de « l’unité de réseau » que constitue chaque bassin regroupant une
trentaine d’établissements du second degré (collèges, lycées professionnels et lycées
d’enseignement général et technologique) en lien avec les circonscriptions du premier
degré. Dans l’académie de Lyon, l’axe 3 du nouveau Projet académique développe
ainsi l’organisation des 12 bassins d’éducation : il est attendu que cet échelon non
administratif d’action éducative obéisse à une charte commune en définissant un
cahier des charges à la fois sur son périmètre d’intervention, sur la mise en œuvre de
« bonnes pratiques » pédagogiques, et sur leur mode d’évaluation. À la tête de chaque
bassin, un bureau remplace l’animateur unique habituel ; parallèlement, un groupe
académique doit favoriser l’animation faite au sein de chaque bassin, et développer
la démarche de contrats d’objectifs et de dialogue de gestion et de performance de
chaque établissement. Chacun de ces collectifs est constitué de chefs d’établissement
et d’inspecteurs, de manière à renforcer concrètement l’objectif de pilotage partagé.
2.2. Le travail d’évaluation à l’échelon de l’EPLE, une transversalité croissante
Si les réformes pédagogiques et organisationnelles tendent ainsi à développer
l’intercatégorialité fonctionnelle entre inspecteurs et chefs d’établissement, il en va de
même pour l’orientation évaluative que les politiques éducatives successives promeuvent
avec plus ou moins de constance depuis les années quatre-vingt. Contrairement à
d’autres cas nationaux comme celui de l’Angleterre, la politique française d’évaluation
en éducation ne s’est pas d’emblée focalisée sur l’échelle de l’établissement et longtemps,
les établissements n’ont pas été tenus de prendre en compte leurs résultats dans leur
mode de fonctionnement (Buisson-Fenet et Pons, 2012). Cependant depuis 2002, il
est attendu que les principaux et proviseurs réalisent un diagnostic d’ensemble de
l’établissement à la direction duquel ils se trouvent affectés ; depuis 2004, ils doivent
se fixer des objectifs sur 4 ans explicités dans une lettre de mission, contractualisés
avec le rectorat et évalués lors du « dialogue de gestion » auquel les invitent depuis
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2006 les Directeurs académiques. En renforçant les tâches de décision stratégique, cette
mission d’évaluation participe à revaloriser la profession en élargissant son espace
d’action. On a pu aussi parler de « pilotage » lorsqu’il s’agissait de mettre parallèlement
en exergue l’intervention d’inspecteurs désignés comme référents d’une liste donnée
d’établissements.
Progressivement, le rôle des chefs d’établissement dans l’évaluation indirecte
des enseignants en vient aussi à se renouveler. On sait en effet combien la notation
administrative a fait l’objet de critiques, en obéissant à une conception quasi
« chronobiologique » de la trajectoire professionnelle : la gestion de l’automaticité de
l’avancement laisse en effet une marge très étroite à l’appréciation des performances,
constituée pour le chef d’établissement d’une simple fiche de notation administrative
évaluant la ponctualité et l’assiduité, l’activité et l’efficacité, l’autorité et le rayonnement,
et donnant lieu à une appréciation générale et synthétique limitée à 200 caractères. En
pratique, si le repérage et l’accompagnement des compétences enseignantes relèvent
toujours des seuls inspecteurs pédagogiques disciplinaires, si les chefs d’établissement
ne recrutent pas les enseignants et que leur notation administrative ne pèse guère
dans la carrière de ce personnel, ils font de plus en plus valoir leur rôle de managers
en donnant cours à des pratiques de valorisation des ressources humaines – par
exemple en mettant en œuvre le droit à l’expérimentation inscrit à l’article 34 de la loi
d’orientation de 2005 qui ouvre la possibilité de recruter un volant d’enseignants sur
profil ; en passant par la redéfinition du temps de travail effectif ou, dans une certaine
mesure, des conditions de travail des enseignants en poste (recadrage du « hors cours »,
affectations prioritaires dans certaines filières ou certaines classes, évaluation des
personnels enseignants non titulaires…) ; ou encore en profilant l’élaboration et le
suivi du plan de formation continue des personnels enseignants. Adossée à la défense
de l’égalité de traitement, la défiance syndicale a eu cependant plusieurs fois raison
du projet ministériel de confier aux chefs d’établissement un entretien professionnel
annuel permettant une notation administrative plus qualitative.
Le rôle des inspecteurs régionaux dans le développement de l’évaluation connaît
un mouvement inverse : alors que l’évaluation pédagogique individuelle est au cœur
de leur professionnalité, la nouvelle définition de leurs missions indique dans la
circulaire du 28 mai 2009 que « l’évaluation d’équipes disciplinaires ou pédagogiques,
l’évaluation de niveaux ou de cycles, l’évaluation systémique d’unités éducatives sont
des formes d’intervention qui viennent désormais placer l’inspection individuelle dans
une perspective de véritable pilotage pédagogique. » Dans ce contexte d’ensemble,
la jeune Direction de l’encadrement impulse à la rentrée 2009 une série d’audits
d’EPLE dont il nous a été permis de suivre le déroulement dans les académies de
Créteil et d’Aix-Marseille. Dans l’académie d’Aix-Marseille, la campagne d’audits est
associée, peu après l’arrivée d’un nouveau recteur en 2004, à l’évaluation triennale
des Projets académiques de performance des établissements (PAPet) ; en raison de la
faiblesse des moyens (45 inspecteurs pédagogiques pour 315 établissements) et de
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la position nuancée du doyen alors responsable du dossier, l’opération ne monte en
charge que graduellement. Si le principe de l’évaluation externe semble recueillir un
assez large accord, l’élargissement des tâches en contexte de restriction des personnels
n’en facilite pas la mise en place. Chez les inspecteurs, la fracture principale à l’égard
de l’évaluation des établissements passe par l’opposition entre la référence à la
spécialisation du regard disciplinaire et celle qui renvoie à l’appréciation généraliste
de l’efficacité collective : « Je ne me suis pas senti très bien à poser des questions très
générales dans des domaines que je connaissais sans les maîtriser », nous confie un
inspecteur de langues vivantes partie prenante de la campagne d’audits de 20092010. De leur côté, les chefs d’établissement qui s’avouent convaincus de ne pas
pouvoir disposer d’une marge de manœuvre suffisante dans la gestion des ressources
humaines locales oscillent entre l’appréciation de l’auto-évaluation comme une étape
vers une régulation plus autonome, et le sentiment d’un renforcement du contrôle
bureaucratique à travers l’exigence d’un échange hiérarchique d’informations qui
alourdit le pôle des tâches administratives dont les directions se disent par ailleurs
envahies.
2.3. Des logiques d’action encore trop distinctes pour fusionner les corps
L’accompagnement des réformes ou encore la diffusion de l’évaluation des
établissements comme unités éducatives ont ainsi pour effet fonctionnel de favoriser
une forme de coopération verticale entre inspecteurs et chefs d’établissement,
qui assure le maintien de normes de pratiques sur le mode de la « bureaucratie
professionnelle » (Mintzberg, 1982). Cependant plusieurs séries d’éléments viennent
caractériser très différemment l’intervention de chacun des corps dans le champ
scolaire, et font peser sur la direction d’établissements des tensions spécifiques.
Le premier élément concerne l’existence désormais centrale de « marchés scolaires »,
c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques institutionnalisées fondées sur la concurrence
entre élèves, entre familles, entre établissements, en vue d’obtenir des services éducatifs
d’accès limité (Felouzis, Maroy, Van Zanten, 2013). L’importance de ces interactions
compétitives produit un effet majeur sur l’activité des chefs d’établissement : connaître,
puis influencer les choix parentaux devient un enjeu central de la régulation scolaire,
puisqu’il s’agit de protéger ou d’améliorer l’attractivité de l’établissement en jouant
sur l’offre scolaire, en rassurant les familles sur le climat d’établissement, ou encore
en communicant sur les projets et les initiatives collectives. Aussi le temps désormais
conséquent consacré à la valorisation de l’établissement distingue-t-il aujourd’hui
nettement l’activité des chefs d’établissement de celle des IA-IPR. En particulier, les
difficultés liées à cette nouvelle « compétence promotionnelle » pourraient faire le
lit de tensions professionnelles entre les deux corps : le travail sur l’image peut par
exemple se heurter à la désapprobation plus ou moins implicite d’enseignants et de
leurs inspections pédagogiques, qui ne trouvent pas légitime ce jeu de concurrence
informelle ou pensent qu’à le suivre, on risque de prendre l’ombre (une image positive
de l’établissement dans la hiérarchie locale) pour la proie (les performances scolaires
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Hélène Buisson-Fenet
des élèves). Travaillant à rendre visibles les performances de leur établissement pour
en maintenir et en développer les effectifs, les proviseurs peuvent ainsi participer à
développer des interactions compétitives, non sans contradiction avec la représentation
d’un service public à l’abri du quasi-marché.
Le second élément renvoie à la gestion dite « qualitative » des ressources humaines,
que le glissement d’une forme réglementaire vers une forme managériale de
régulation des personnels devait permettre de développer (Buisson-Fenet, 2009).
Or en mettant en tension le copilotage des IA-IPR et des chefs d’établissement, la
question de l’évaluation des enseignants illustre bien la difficulté à partager une
compétence qui définit des prérogatives statutaires initialement distinctes. Lancé sous
le ministère Chatel en 2009, le « pacte de carrière » intègre, au niveau de l’enseignement
secondaire, un entretien individuel annuel. Lorsqu’il débouche en février 2011 sur
une première expérimentation, il produit un tollé des syndicats d’enseignants puis
des syndicats d’inspecteurs : la crainte de voir le chef d’établissement, assimilé à
un chef de service, se mêler de compétence didactique se révèle la plus forte. Ce
faisant, la « ligne pédagogique » du système réaffirme à la « ligne administrative » son
cantonnement dans un rôle de gestion de l’organisation locale des services et des
relations professionnelles. L’administration réglementée des enseignants l’emportant
encore sur la gestion stratégique ou seulement prévisionnelle des ressources humaines,
les établissements sont placés en étau entre les nouveaux critères de validation
chiffrés et l’ancienne régulation par les procédures (Maulini, 2012), et les logiques du
« rendre compte » entrent en tension avec les régulations situées du travail consistant
à construire et défendre une série d’arrangements locaux.
Plus généralement, l’identité professionnelle des chefs d’établissement prend sens
autour d’une difficulté structurelle que les inspecteurs ne rencontrent pas avec autant
d’acuité : l’efficacité de leur établissement ne dépend pas seulement d’eux, mais
de la manière dont ils parviennent à créer les conditions d’un processus social dont
l’accomplissement est subordonné à la participation des autres membres du collectif
(Demailly, 2008). Aussi se sentent-ils régulièrement privés d’un réel pouvoir d’agir,
dans un contexte éducatif où la relation entre les causes des difficultés rencontrées et
les effets produits par l’intervention de professionnels impliqués s’annonce toujours
complexe et indirecte : à la différence des inspecteurs, les chefs d’établissement sont
amenés à vivre dans l’exercice quotidien de leur fonction cette épreuve endémique de
l’impuissance. De leur côté, les IA-IPR se montrent réticents face à la fusion des trois corps
d’encadrement (IEN, IA-IPR et PERDIR) qu’envisage la DGRH du Ministère, en particulier
parce que les effectifs relatifs du corps d’inspection en sortiraient affaiblis : « S’il s’agit
de rationaliser la gestion des corps d’encadrement, ce ne peut être en confondant des
compétences qui doivent rester spécifiques pour être pertinentes », soutient le syndicat
SNPI-SFU, majoritaire chez les inspecteurs du secondaire. Au final, le « système faiblement
couplé » que constitue l’établissement ne saurait être aujourd’hui resserré que sur la
pression d’une fonction publique visant à multiplier les missions transversales plutôt
qu’à épaissir encore davantage le mille-feuille statutaire. Loin d’être abolis, le système
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de carrière et ses statuts s’adossent ainsi de plus en plus à une filière-métier – celle
de cadre intermédiaire dont les compétences se fabriquent au confluent du droit, des
savoirs techniques et des acquis de l’expérience, et qui ne peut plus relever uniquement
de la qualification et de l’ancienneté dans le poste (Jeannot, 2005).
Conclusion
Soumise en 2002 à la réflexion ministérielle sur la simplification statutaire dans
la fonction publique (Conseil d’État, 2003), ravivée avec le chantier de 2013 sur la
« modernisation des métiers de l’Éducation nationale », l’idée qu’inspection et direction
d’établissement seraient amenées à fusionner en un unique encadrement intermédiaire
exprime déjà bien le passage d’une logique de corps à une logique de métier, et
d’une régulation centrée sur les enjeux statutaires à une régulation orientée vers la
reconnaissance de compétences professionnelles plus individualisées. Alors que les
chefs d’établissement se rapprochent de la fonction d’encadrement par distanciation
progressive de leur identité initiale d’enseignants, les inspecteurs pédagogiques s’en
rapprochent par une articulation renforcée avec le pilotage départemental, puis
académique. Alors que les uns gagnent en autonomie de régulation sans accroître leur
autorité hiérarchique, les autres étendent leur expertise par-delà leur stricte sphère
disciplinaire en perdant en autonomie professionnelle.
Si le rapprochement des régimes statutaires et indemnitaires relève d’une logique
de long terme, illustrant la volonté répétée de simplification des corps de la fonction
publique d’État et de déconcentration d’une partie des actes de gestion en académies,
le projet de « fusion » apparaît à la plupart des partenaires syndicaux comme une
remise en cause de la spécificité des compétences respectives, et fait courir le risque
de renforcer les cloisonnements existants en replis identitaires frileux. Dans le même
temps, la réorganisation territoriale en cours rend la clarté des organigrammes et
des interlocuteurs plus que jamais nécessaire pour renforcer la cohérence des mises
en œuvre, comme le montre actuellement la contractualisation tripartite entre EPLE,
académies et régions. Croisant la loi de Refondation de l’école avec le processus de
modernisation de la fonction publique, l’institutionnalisation d’un encadrement
pédagogique intermédiaire déconcentré se trouverait facilitée par une formation
initiale de tronc commun et une formation continue basée sur des rencontres régulières
autour de projets territoriaux concrets et partagés, plutôt que par le leitmotiv de
« l’évaluation », qui semble aujourd’hui largement épuisé.
Hélène Buisson-Fenet
helene.buissonfenet@ens-lyon.fr
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Abstract
A “common culture” in the absence of a “single body”? The foundations and
limits of reconciling local school management with regional school inspectors
in the national education system
ABSTRACT: In response to the demand to simplify the multiple layers of the French central
government, the project to “modernize the educational system” involves creating a single supervisory
body. Two major advantages are expected. On the one hand, a better relationship between the
educational and the managerial hierarchy, and on the other, the legal embodiment of a “common
supervisory culture” promoted by the Education Ministry, present in the educational system since the
1990’s. However, this project runs up against the strong contrast of professional identities between
the school principals and regional inspectors, whose statutory training, for the most part very similar,
allows euphemizing differences without exactly eliminating them.
KEYWORDS:
headteacher