À QUOI SERVENT LES EXPERTS ?
Isabelle Berrebi-Hoffmann et Michel Lallement
P.U.F. | Cahiers internationaux de sociologie
2009/1 - n° 126
pages 5 à 12
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Berrebi-Hoffmann Isabelle et Lallement Michel, « À quoi servent les experts ? »,
Cahiers internationaux de sociologie, 2009/1 n° 126, p. 5-12. DOI : 10.3917/cis.126.0005
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ISSN 0008-0276
À QUOI SERVENT LES EXPERTS ?
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En posant la question qui sert de titre à cette introduction
comme à l’ensemble du présent numéro, ce volume entend proposer des pistes d’interprétations sociologiques de la « montée des
experts » dans nos systèmes de décisions politiques et économiques.
La question est d’une actualité intellectuelle relativement récente si
l’on en juge à l’aune des multiples publications internationales qui,
depuis une dizaine d’années, traitent de l’expertise en philosophie,
sociologie de la connaissance, socio-économie, sociologie politique
ou sociologie des professions. Les sciences sociales s’emploient ainsi
à renouveler la réflexion sur le rôle et la place des experts dans nos
démocraties, qu’il s’agisse de définir la teneur de leurs savoirs,
désormais plus « interactionnels » qu’académiques (Collins et Evans,
2007), les contours de leur influence et action, hors de l’université,
sur un marché de l’expertise (Osborne, 2004) ou la culture capitaliste du risque et de la décision complexe dans notre « seconde
modernité » qui leur donne un rôle prégnant (Beck, Giddens, Lash,
1994). D’autres travaux décrivent l’avènement d’une société
régulée par un phénomène d’audit et d’évaluation permanent
(Power, 2005), la formation d’une nouvelle classe d’élites technocratiques globalisées (Hartmann, 2007) ou les transformations de
l’action publique qui à force de commissions, de principe de précaution et autre gestion participative et citoyenne des risques
contemporains, introduisent l’expertise au cœur de toute décision
publique (Dumoulin, La Branche, Robert, Warin, 2005).
Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. CXXVI [5-12], 2009
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par Isabelle BERREBI-HOFFMANN,
Michel LALLEMENT
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Isabelle Berrebi-Hoffmann et Michel Lallement
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Mais qui sont les experts ? La définition de l’expertise pose
d’autant plus problème que l’usage du terme s’est profondément
élargi et que les temps ont transformé les institutions savantes et
professionnelles qui donnèrent leur titre de noblesse à la figure de
l’expert des XVIIIe et surtout XIXe siècles. Statisticien d’État, épidémiologiste, expert comptable ou expert judiciaire (que ce dernier
soit psychiatre, médecin ou biologiste), l’expert du XIXe puisait sa
légitimité dans des savoirs scientifiques reconnus et institutionnalisés
au sein et grâce à l’action d’une profession fermée. Il était alors fortement lié au monde académique et scientifique, y compris lorsqu’il
intervenait auprès de l’État, témoignait en justice ou louait ses services d’ingénieur, de psychiatre ou de comptable auprès des grandes
entreprises. La frontière entre savoirs profane et expert était nette et
tranchée, celle entre professions, marché et État également. Lorsqu’ils intervenaient sur le marché, le médecin, le juriste, le professeur ou l’expert judiciaire le faisaient à titre libéral, au nom chacun
de sa profession. Les figures du savant, de l’universitaire, de l’intellectuel, de l’expert d’État se distinguaient tout aussi clairement.
Que reste-t-il de cet héritage du XIXe siècle aujourd’hui ? L’expert contemporain a pris les traits du consultant qui propose des
réformes et indique les « bonnes pratiques ». Il endosse les habits de
l’évaluateur et de l’auditeur qui, au nom de l’objectivité, créent des
indicateurs de qualité et de performance. Il se fond aussi dans le rôle
du scientifique qui analyse les risques environnementaux, sanitaires
ou sociaux, etc. La définition classique de l’expertise et ses catégories d’analyse ont perdu de leur pertinence. Curieusement, l’expert
moderne est presque toujours affublé de l’adjectif « indépendant ».
Or, cette indépendance fait précisément question. Celui-ci intervient de fait sur un marché. Au regard du professionnel ou de l’universitaire du siècle passé, il apparaît souvent plus lié à son public,
qui est aussi son client (l’État, la grande entreprise, un courant
citoyen) mais aussi des normes véhiculées par ses méthodes, gestionnaires, comptables ou relatives à l’action militante. Les frontières institutionnelles qui, hier, conféraient à l’expert son statut et
sa légitimité ont donc perdu de leur efficacité.
À travers huit articles et cinq notes de lecture, le présent
numéro souhaite apporter une contribution à l’éclairage de ce
double phénomène d’élargissement des champs d’action et d’effritement des barrières entre savoir académique légitime, profession,
marché et État. L’ambition est d’aider à mieux cerner la figure
moderne de l’expert, son action, sa fonction sociale et de contri-
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REPENSER LES FIGURES DE L’EXPERTISE
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buer aux débats qui traversent et structurent une sociologie de l’expertise émergente. Pour ce faire, il s’agira moins ici de proposer une
théorie générale de la montée des experts que de s’attacher à l’étude
empirique de nouvelles figures de l’expertise qui peuplent notre
monde d’audits, d’indicateurs et d’évaluations en tous genres.
Les articles réunis ne visent pas non plus à définir ou à classer
l’ensemble des activités d’expertise, comme beaucoup d’ouvrages
récents se sont employés à le faire1. À la différence des principaux
travaux de philosophie de l’expertise et de sociologie de la connaissance sur le sujet, ils ne tentent pas plus de définir de façon substantive le contenu des savoirs des experts. Sont également laissées de
côté les problématiques qui opposent l’expert au profane ou encore
les interrogations concernant les experts scientifiques qui œuvrent à
l’évaluation des risques sanitaires, environnementaux, climatiques, etc.
Le présent numéro convoque en fait une sociologie de l’action
et de la fonction. Un tel choix de méthode signifie que nous avons
voulu donner à voir les experts en situation afin de comprendre
concrètement ce qu’agir en expert signifie et fait au monde social.
Les cas analysés – spécialistes en finance, en déontologie politique,
en management de la recherche scientifique, en réforme de l’État,
en gestion, en informatique ou, enfin, en relations professionnelles – sont autant d’illustrations empiriques qui permettent de
poser les jalons d’une sociologie des figures contemporaines de l’expertise, de ses ressources et parfois de ses dangers. Ajoutons que
derrière l’interrogation de départ – à quoi servent les experts ? – se
tient une seconde question que n’ignore pas la plupart des articles
du présent numéro : qui contrôle les experts ? Le questionnement
s’impose à l’évidence au sein d’espaces tels que le conseil ou la
finance où les régulations professionnelles ont été mises à mal, parfois pour le pire comme en témoignent la crise actuelle des marchés
financiers ou les faillites de l’audit.
1. Après la première synthèse en langue française (Trépos, 1996), l’effort principal réalisé par les chercheurs a surtout consisté à proposer de nouvelles définitions
et typologies des savoirs experts. Plusieurs ouvrages majeurs, dont certains sont
recensés dans les notes qui figurent à la fin du présent numéro, proposent ainsi des
classifications concurrentes, selon qu’elles se centrent sur le contenu des savoirs, sur
les interactions ou sur l’action des experts auprès de leur commanditaire. Parmi
ceux-ci, on peut signaler les tables typologiques proposées par H. Collins et
R. Evans (2007) ou encore les classifications proposées dans l’ouvrage d’E. Salinger
et R. Crease (2006).
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À quoi servent les experts ?
Isabelle Berrebi-Hoffmann et Michel Lallement
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Les constats précédents invitent à préciser l’interrogation. La
montée des experts est-elle un fait autonome et singulier, ou
peut.on et doit-on la lier à une transformation profonde qui bouleverse nos démocraties et nos économies ? Premier élément de
réponse : peu de mondes sociaux échappent aujourd’hui aux
experts. Parmi eux, les consultants, évaluateurs et scientifiques des
risques, tels que nous les avons précédemment définis, occupent
une place prépondérante. Politique de la ville, recomposition du
paysage urbain, transformations du travail, réorganisation des grandes entreprises, réforme de l’État, campagnes électorales... : quels
que soient les champs considérés, le recours aux auditeurs, consultants et autres évaluateurs semble incontournable. Les multiples
réformes de l’État menées ces dernières années l’attestent toutes. Le
monde des entreprises et du travail n’est pas en reste. Par le biais de
l’implantation et du pilotage de projets informatiques et stratégiques
d’abord, puis par leur action au service des réorganisations massives
des années 1990, les experts et consultants ont profondément modifié le paysage du travail en France comme à l’étranger.
Dans tous les cas, l’action et l’influence des consultants, auditeurs, etc., sont devenues à ce point déterminantes que d’aucuns
proposent d’évoquer une véritable « consultocratie » pour caractériser les nouvelles configurations au sein desquelles la concertation, la
délibération et la décision appellent et intègrent expertises et
conseils. En réalité, la novation tient autant à la montée en puissance de cette « consultocratie » qu’à la logique systémique qui en
organise la croissance. Car toute décision à peine entérinée, voilà
déjà que se profile le temps des évaluations et des audits. Experts
et autres consultants entrent à nouveau en scène pour examiner,
chiffrer, comparer, juger... Aux côtés des marchés régulés de
l’audit d’entreprise (expertises comptables, financières, organisationnelles...), un véritable marché de l’évaluation a ainsi vu le jour
au cours de ces dernières années, qui concerne lui aussi les objets les
plus divers : efficacité de l’action publique, mesure des risques
industriels, performances de grandes organisations, etc.
À ces nouveaux experts qui œuvrent au changement contemporain, Richard Sennett, dont la contribution ouvre ce numéro,
propose d’adjoindre celle d’autres experts dont la pratique, elle, est
souvent méconnue, pour ne pas dire explicitement tenue aux marges de la reconnaissance sociale. L’entretien que R. Sennett a
accordé aux Cahiers défend la thèse de l’ « expertise quotidienne ».
Dans une économie des services et de la connaissance propre au
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TOUS EXPERTS
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« nouveau capitalisme » d’aujourd’hui, les élites ne sont pas les
seules à détenir un savoir d’experts. Le travail de service le plus
banal suppose l’acquisition et la maîtrise des savoir-faire pointus
ainsi que de compétences relationnelles souvent invisibles au prisme
de nos paradigmes du travail et de nos instruments de mesure de la
productivité. R. Sennett désenchante à sa manière le nouvel âge de
l’expertise en rappelant que, dans nos sociétés de service, le titre
d’expert ne saurait être réservé à ceux qui savent le mieux le revendiquer et s’en affubler. Dans les entreprises comme dans les administrations ou les associations, de nombreuses activités expertes sont
mises en œuvre au quotidien, au plus près des réalités de terrain
mais sans jamais être reconnues comme telles.
L’argument de R. Sennett n’est pas sans lien avec les thèses sur la
société postindustrielle tôt énoncées par D. Bell et A. Touraine. En
posant nos pas dans les leurs, une première explication sociologique
générale du « phénomène expertise » peut être avancée. En se restructurant, les grandes organisations administratives et économiques
du XXe siècle ont ouvert leurs portes au marché. Les professionnels
en tous genres qui les peuplaient ont cessé de faire des carrières en
interne pour embrasser des carrières externes désormais régulées par
des marchés de la compétence. En passant de l’organisation fermée,
entreprise ou bureaucratie publique au marché, le professionnel se
renomme « expert ». Une partie du succès contemporain de l’expertise est donc à lier aux transformations de nos systèmes productifs.
L’EXPERTISE AU CŒUR DE LA TENSION
PROFESSION , MARCHÉ , ORGANISATION
La montée en puissance d’un régime de l’expertise pourrait ainsi
s’apparenter à des transformations de fond du capitalisme contemporain. Dans ce cadre, l’expertise peut désormais être considérée
comme une ressource qui alimente un marché de travailleurs du
savoir qualifiés, et non plus simplement une ressource contrôlée par
une communauté professionnelle (Brint, 1994). En d’autres termes,
le nouvel âge de l’expertise qui est le nôtre résulterait d’une prégnance plus forte du marché et de l’organisation aux dépens des
professions régulées1. Cette thèse est au cœur de plusieurs articles de
1. Les sociologues des professions américains, tels Eliott Freidson (2001) ou
Julia Evetts (2006) voient également dans l’élargissement de la définition du professionnel une des raisons de la montée d’un marché de l’expertise. J. Evetts souligne
aussi l’importance et les effets concrets sur la gestion des ressources humaines de
l’importation, au sein des entreprises des valeurs, des références et des pratiques en
vigueur au sein des professions régulées.
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À quoi servent les experts ?
Isabelle Berrebi-Hoffmann et Michel Lallement
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ce numéro et de la note critique que Léa Lima consacre à trois
ouvrages majeurs de sociologie de l’expertise. Enquêtant sur les
salariés de l’informatique et des services financiers, M. Lallement et
F. Sarfati mettent en évidence la fragilité des frontières entre organisation et marché. Leur article montre plus exactement que, à la
différence des professionnels, il n’existe pas d’identité collective
ferme qui lie entre eux les spécialistes de l’informatique et de la
finance. Plus encore, les marchés de l’expertise sur lesquels ils évoluent sont porteurs d’exigences contradictoires qui ne facilitent
guère la production d’une telle identité. V. Boussard décrit, pour sa
part, la manière dont le champ de la gestion a été soumis à métamorphose sous pression de la montée en puissance des consultants.
Elle analyse dans le détail la façon dont ces derniers ont tenté de
conquérir une légitimité professionnelle pour mieux pouvoir traiter
en tant qu’experts des problèmes organisationnels. Son article met
clairement en évidence les effets normatifs du discours et des
dispositifs mobilisés par ces nouveaux experts de la gestion.
CONSULTANTS ET ÉVALUATEURS
D’autres contributions à ce numéro s’attachent à analyser deux
figures de l’expert contemporain : le consultant et l’évaluateur, ainsi
que les bouleversements des champs dans lesquels ils interviennent.
I. Berrebi-Hoffmann et P. Grémion s’intéressent à l’évolution de la
définition de l’expertise réformatrice en France entre 1970 et 2007.
Ils montrent comment l’expertise de la réforme de l’État s’est
déplacée du champ de compétences des intellectuels et universitaires pour gagner, dans les années 1990, celui des consultants et des
Thinks tanks. Trois étapes, qui correspondent à trois systèmes successifs de circulation des idées, d’abord fermé et national, autour de
lieux comme les clubs de pensée, pour aboutir à un système ouvert
aux marchés internationaux de l’expertise.
C. Vilkas décrit quant à elle de quelle manière l’expert intervient auprès de l’État français pour jouer contre les professions
intellectuelles universitaires. En examinant la politique de
recherche, elle montre que le schéma est relativement complexe
puisque les experts en management de la recherche sont certes le
produit du nouveau management public mais ils ont aussi acquis
leur légitimité auprès d’un public d’universitaires et chercheurs.
P. Cristofalo narre en sociologue, pour sa part, l’histoire des
relations tourmentées entre syndicalisme français et expertise. La
culture militante ne s’est pas facilement accordée avec une pratique
qui, pour s’imposer, a dû être finalement externalisée. À l’heure
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actuelle, le bilan est plutôt positif à en croire les élus et militants qui
ont recours à des cabinets de consultants spécialisés pour renforcer
l’action syndicale.
Aux côtés du consultant, l’évaluateur (ou auditeur) est la seconde
figure moderne traitée par ce numéro. Celui-là définit et contrôle
des standards, qu’ils soient de performance, de conformité ou de
déontologie. Les cabinets d’audit, les agences d’évaluation, les agences qualité ou de notation sociale, les commissions publiques indépendantes sont des illustrations d’une tendance de nos systèmes
administrativo-économiques à produire des entités évaluatrices
indépendantes qui elles-mêmes produisent normes et indicateurs.
Denis Saint-Martin nous livre à ce sujet les résultats d’une toute
récente enquête empirique sur un type d’évaluateurs particuliers,
présents outre-Atlantique : les experts évaluateurs en déontologie
parlementaire. La logique des fonctionnements politiques modernes
reposant sur une constante évaluation aboutit tout naturellement
aux États-Unis, comme plus récemment au Canada, à ce que les
assemblées parlementaires se dotent de leurs propres experts évaluant le travail et la déontologie de leurs élus. Aussi savoureux que
soit le phénomène, il n’en présente pas moins de façon symptomatique les principales difficultés liées aux systèmes de contrôle par des
évaluateurs « indépendants » (problème de légitimité des experts et
de leurs critères, impossibilité de mesurer parfois ce qui doit être
évalué).
À l’aide d’un raisonnement proche, Sabine Montagne nous
propose des pistes d’interprétation sociologique de la crise de régulation que connaît actuellement la sphère financière. Dans les
mondes professionnels qu’elle étudie, il est impossible de distinguer
les évaluateurs des évalués du fait de la sophistication et de la technicité des savoirs. En effet, le nombre de professionnels qui maîtrisent ces derniers est trop réduit pour constituer une classe
d’experts indépendants.
Ces deux dernières contributions montrent que la thèse de l’indépendance des évaluateurs, telle qu’elle est supposée par la théorie
économique néo-classique dominante en vogue dans les sphères de
l’État comme dans les mondes financiers, ne résiste pas à l’analyse
sociologique. La mise en place d’une gouvernance par audit et par
construction d’indicateurs pose une question redoutable : qui
évalue les évaluateurs ? Les enquêtes empiriques laissent entendre,
que pour y répondre, la tendance est à la démultiplication des
niveaux d’évaluation. De là, la prolifération d’évaluateurs d’évaluateurs, d’indicateurs d’indicateurs, etc., qui in fine aboutissent soit à
une collusion entre évalués et évaluateurs, soit à la production
d’une bureaucratie externe aussi coûteuse qu’inefficace.
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BIBLIOGRAPHIE