Hérouville Saint-Clair, le 10 novembre 2021
Lettre ouverte à madame le Ministre belge de l’Enseignement
supérieur, de l’Enseignement de la promotion sociale, de la
Recherche scientifique, des Hôpitaux universitaires, de l’Aide à la
jeunesse, des maisons de justice, de la Jeunesse, des Sports et de
la promotion de Bruxelles.
Madame le Ministre Valérie Glatigny,
Remerciements
Je tenais à vous remercier du témoignage produit en faveur des traditions
des étudiants, suite au décès survenu dans le contexte d’un baptême.
Il est évident qu’une vie fauchée en pleine fleur de l’âge n’est pas un
événement anodin, et c’est empreint de tristesse que nous nous joignons à
vous dans le témoignage de soutien à la famille et aux proches de monsieur
Antonin Deneffe ainsi que nos condoléances.
Tout comme vous, je pense que ce drame aurait pu être évité, dans la
mesure où ce dernier est bien lié à la surconsommation d’alcool.
Vous avouez, madame le ministre, avoir passé votre baptême et de l’avoir
bien vécu. Cette parole dans le champ médiatique est à contre-courant de
la pensée actuelle, et mériterait à elle seule des louanges pour avoir eu ce
courage.
Mais vous faites plus encore en tentant de mettre en place une réflexion
concernant les baptêmes étudiants. Ce qui correspond également aux buts
que je me suis fixé pour la mise en place d’une structure muséale
concernant les rites étudiants et le bizutage, suite à une recherche de
plusieurs dizaines d’années à ce sujet.
Présentation
Je suis Quentin Delanghe, artiste plasticien dont les investigations portent
sur la thématique des cultures rituelles étudiantes. Un livre, paru en 2002
aux éditions Jourdan, évoque la pratique des années 90 et démontre sans
ambages, mais avec humour, les différentes façons de boire, de tondre, et
autres jeux liés aux folklores de l’époque à Bruxelles et ailleurs.
Par ailleurs, je fus volontaire actif de la Croix-Rouge de Woluwé Saint-Pierre
durant dix années, et déjà lors de mon baptême, j’avais pu convaincre mon
président de baptême d’avoir un stand Croix-Rouge sur le lieu du baptême.
Cela a d’ailleurs permis d’éviter un accident.
Effectivement, même si le bon esprit était majoritairement présent, certains
actes seraient à présent impensables, et étaient vecteurs de risques à
l’époque. Ce sont les raisons principales qui furent les moteurs de mon
engagement au sein de cette cause.
Ayant suivi une année de sociologie, et dépositaire d’un Master 2 en Arts, ma
recherche est de plus en plus orientée autours des sciences humaines, via
l’histoire, l’ethnologie, et toutes les matières connexes. Je suis aujourd’hui
régulièrement sollicité pour mon expertise par les acteurs sociaux des
traditions.
Afin d’éclairer le sujet au fil de cette lettre, je vais vous donner les grandes
lignes de mon raisonnement.
Histoire (1)
Vous êtes, madame le Ministre, dépositaire d’une licence en Philosophie.
Vous ne serez donc pas outre-mesure étonnée de ce que je vais vous
évoquer ici.
Les rites d’accueil des étudiants, féminins comme masculins, sont attestés
depuis l’époque d’Alexandre le Grand. Il suffit de se référer à l’historien
Miltiade Hatzopoulos pour en être convaincu.
Dans l’Antiquité, avant de devenir citoyen, l’homme devait s’engager
comme militaire pour dix ans. Les rites féminins étaient liés à l’apprentissage
de la féminité au travers des différents âges.
D’autres chercheurs évoquent ces pratiques évoquées chez Platon, et
même si je n’en ai pas la preuve formelle, il est assez évident que l’ensemble
des traditions étudiantes empruntent leurs formes aux écoles philosophales
de la Grèce Classique. Chez les américains, nous évoquons même « le
système grec ».
Le principe de base de ces rites était de produire ce que Juvénal évoquait
par « Mens sana in corpore sano ». Un esprit sain, dans un corps sain. Or, le
banquet de Platon est une forme embryonnaire des guildes et ordres postestudiantins. De ceux-ci se sont créées les formes présentes au sein des
coronae. Déjà Socrate était vu comme prestigieux, car il ne s’endormait pas
au terme des banquets, restait le dernier debout, et n’était jamais ivre en
consommant autant que les convives.
Les bases des traditions étudiantes sont liées intrinsèquement à l’alcool et
au sport, et au service civique via l’aspect militaire.
Syncrétismes
C’est le drill qui entraîne à la cohésion de groupe. Cela est valable au niveau
militaire, sportif et étudiant. Curieusement, ce sont les sociétés spéciales les
plus réputées pour leur promotion du bizutage.
Or, la culture grecque ne transparaît pas que par le sport. Elle apparaît aussi,
depuis les goliards pré universitaires, jusqu’à aujourd’hui par les pratiques
scéniques théâtrales et chantées. Les divinités toujours réactualisées sont
Vénus et Bacchus.
Nous sommes dans un lexique de fertilité et d’apprentissage.
Vénus est un syncrétisme d’Inanna, que l’on peut comparer aux « Vénus »
préhistoriques. Elle est plus connue sous le nom d’Ishtar. C’est une déesse
de la fertilité, de l’amour mais aussi de la guerre. Tout comme Aphrodite. Au
travers de Vénus, sont liés des principes féminins indispensables.
Avec Bacchus, nous restons dans un rapport à la féminité. Les imbrications
des mythes d’anciennes religions viennent étoffer le polythéisme grec, et les
enrichir. Cela possède aussi des effets plus complexes, puisque les histoires
mythiques n’ont pas forcément de vraisemblance scénaristique. Pour les
uns, Bacchus est plus ancien que Zeus et se confond avec Shiva, pour
d’autres, il est le fils de Zeus et d’une mortelle.
La libération de la femme et la voie transgenrée
Vénus représente toutes les femmes. En elle, nous retrouvons autant
Koré/Perséphone, Démeter, Junon, …
Bacchus fut élevé comme une fille, et en portait les habits. Il était différent,
ce qui aux yeux des grecs était considéré comme barbare. Revenu dans sa
ville natale, il ne fut pas reconnu et s’en alla dans les montagnes, en
emmenant les femmes avec lui, dont la mère du roi Penthée.
Les traditions étudiantes portent en eux les germes de l’égalité. Il n’y a donc
aucune raison sérieuse pour que le respect ne puisse survenir d’une façon
ritualisée.
Avec Bacchus, nous devons apprendre à cheval sur les limites, les franchir
parfois, mais pour mieux revenir à la normalité.
Bacchus est la divinité du théâtre, du travestissement, de l’alcool, de
l’apprentissage par les marginalités, de la libération de la féminité sauvage.
Ces mises en marge sont une nécessité de tous les rituels de séparation, de
passage, d’agrégation, …
Il faut préserver cette tolérance, mais pas n’importe comment.
Il est coutumier au sein des traditions étudiantes de différents pays d’être
dénudés, ivres, provocateurs, mais toujours en lien avec l’opposition à ces
pratiques.
Apprendre à se maîtriser dans des situations non courantes, le dépassement
de soi non pas par soumission à autrui, mais pour mieux s’épanouir dans le
corps de métier convoité à l’université. Même l’ethnologue Mary Douglas
évoque la souillure comme un acte rituel dénué de toute volonté
d’humiliation. A chaque point ciblé, l’un après l’autre, c’est le rituel qui est
maltraité, et apporte les risques de ne pas pouvoir être efficient.
Le Mémoire de Philosophie « Impact psycho-social du baptême estudiantin
Mise à l’épreuve du modèle Durkheimien des rituels sociaux. » par Roxanne
Van Eycken à l’UCL en 2018 est déjà un marqueur du bienfondé de mes
propos, et mérite d’être pris en compte.
Histoire (2)
Chez les étudiants, ce sont les aspects réputés « magiques » ou « religieux »
qui ont le plus porté ces pratiques. Comme l’évoquait Marcel Mauss, tout ce
qui allie connaissance et technique est par nature magique. En effet, à une
époque obscurantiste, les lettrés, les savoirs liés à une longue pratique
comme le droit, la médecine, mais aussi les artistes, les forgerons, étaient
regardés avec une déférence pratiquement religieuse. Ce n’est pas un
hasard si les plus anciens récits de pratiques bizutantes universitaires datent
de la Renaissance, et font encore écho par leurs grades à des thématiques
militaires. Le témoignage de Thomas Platter au XVIe siècle démontre à quel
point nos baptêmes sont déjà expurgés de beaucoup d’aspects mortifères.
Il faut aussi savoir que la « deposito » était le nom donné à la cérémonie
mettant fin au « béjaunage ». A l’origine, c’est le Recteur de l’Université qui
était en charge de ce cérémoniel. Par la suite, il s’est déchargé de cette tâche
sur les bedeaux, puis l’a abandonnée et interdite suite à des excès. Nous
savons que l’interdit n’a pas eu d’effets notoires. Les excès étaient
probablement liés aux fêtes des fous, dont la « folie », le retournement des
valeurs, était identique aux tenues des acteurs de la « deposito ».
Ces étudiants sont à l’origine du théâtre, du carnaval, et bien sûr des
bizutages.
La continuité de ces cérémonies fut véhiculée par le Royaume de la
Bazoche, des juristes dont les pratiques semblent (à titre d’hypothèse)
héritées du droit romain.
Ce royaume possédait des annexes dans toutes les villes parlementaires
françaises, et siégeait depuis 1312 jusqu’en 1791 à Paris.
Après la Révolution française, les universités furent abolies et Napoléon ne
remit en place que ce qui amenait à nourrir ses armées. Dès lors, les
bizutages prirent une forme plus militarisée.
Ce qui a sauvé la Belgique, par rapport à la France, c’est sa prise
d’indépendance en 1830. Dès lors, les systèmes furent révisés, et les rites se
sont adaptés à l’esprit belge naissant.
Toutefois, une Basoche étudiante existe toujours à Liège, et véhiculait il y a
quelques années des propos sexistes à présent déplacés.
L’alcool, les drogues
L’alcool est un psychotrope léger ou fort selon le dosage volumique d’alcool.
Il est d’usage d’utiliser celui-ci dans plusieurs cultures pour atteindre un état
de transcendance. Cela nous a toujours semblé être un moindre mal que
des drogues non légales. Nous n’allons pas nous mentir, madame le Ministre,
votre baptême doit être peu ou prou de la même époque que le mien, et
nous avons tous vécu ces choses à présent dénoncées.
Il ne m’appartient pas d’émettre un jugement, si je tiens à préserver un
regard scientifique.
Le « Binge Drinking » existait déjà en 1989, et l’incident évité lors de mon
baptême était lié à un cocktail d’alcool fort et de cannabis pris, en opposition
totale avec les consignes données par les comitards, par un bleu qui avait
voulu se calmer. Résultat : une prise en main par la Croix-Rouge avant le
début du baptême.
Comme dans les mythes liés à Bacchus, il faut pouvoir surpasser l’ivresse
pour ne pas commettre d’accident. Tel est l’enseignement à en retirer.
La jeunesse universitaire doit être traitée en adulte. Bien entendu, les
étudiants se laissent parfois déborder par des sursauts liés à un imaginaire
non encore mature. C’est d’ailleurs ce qui en fait le charme. Mais chacun
essaye de se montrer responsable. C’est en faisant des erreurs que l’on
grandit.
Conclusions
Au terme de cette lettre, madame le Ministre, je vous apporte mon regard.
Celui de quelqu’un ayant, comme tant d’autres personnes, vécu ces rituels
non comme un outrage, mais comme un soin.
En effet, l’apport en termes de bien-être, de reconnaissance sociale, ne sont
pas une légende. Alors oui, il est possible que des personnes le voient sous
un autre angle, parfois ce sont des personnes ayant vécu quelque chose
remémorant un traumatisme d’une époque plus lointaine, ou qui ne veulent
pas sortir de trop d’une zone de confort – et c’est normal de respecter cette
volonté.
D’autres personnes se sont fait harceler, violer, furent des victimes de
violences réelles, volontaires ou non. Encore une fois, je ne désire émettre
aucun jugement, ce n’est pas mon rôle. Il faut juste garder en mémoire que
la somme des individus composant les membres des traditions n’est jamais
qu’un échantillon de la société qui les a formés. Or, dans toute société, nous
ne pouvons être certains que les personnes qui nous entourent jouent le jeu.
Les baptêmes sont un laboratoire social en circuit court. Ils ne servent pas
qu’à intégrer les nouveaux à l’université.
Les activités de pré-baptême correspondent à un rite de passage
gigantesque, composé lui-même de « cycles de Fibonacci ». L’étudiant
quitte le lycée, et entre dans les études supérieures. Arrive le baptême, et
celui-ci comporte à la fois un rite de séparation (réception du diplôme de
Lycée), mais aussi un rite d’agrégation par son entrée à l’université, et de
mise en marge durant la période de découverte de ce nouveau monde. Les
cercles sont là pour aider les nouveaux, mais possèdent leurs propres
besoins fonctionnels. Par les baptêmes, ils permettent à l’altérité (les
bleuettes et les bleus) de les rejoindre dans leur fonctionnement. Ils
découvrent les limites, ou l’absence de limites des nouveaux, et se
positionnent pour recruter ceux qui leur sembleront les plus aptes. Le
baptême n’est qu’une façon sensible d’entrer à l’université. Le choc
initialement violent d’apparence du baptême adoucira la violence réelle du
milieu universitaire lui-même, avec ses guerres de pouvoir interne, les
affinités plus ou moins marquées avec les enseignants, … Chaque année est
un nouveau cycle de matière étudié, de nouveaux venus, de départs, et
permet d’arriver à terme au diplôme final. C’est à ce moment que s’achève
le rituel universitaire, qui n’est sommes toutes qu’une vaste période de
marginalisation.
Or, qui dit marge, dit droits spéciaux.
Mon avis est qu’il faut permettre aux étudiants d’avoir ces périodes de
découverte. Comme nous l’avons rapidement exploré, la voie de Vénus pour
les femmes, de Bacchus pour les hommes, (au choix des affinités
personnelles si c’est envisageable) seraient à explorer. Elles sont riches
d’enseignement, car l’accident y est toujours le risque ultime, et personne
ne le souhaite.
Cela signifie qu’il me semble inopportun de placer des interdits. On accepte
des balades à vélo en tenue d’Eve ou d’Adam dans Bruxelles, mais on se
montre choqué pour une scène volontaire qui n’a pas duré un quart
d’heure ?
Je pense qu’il faut se pencher sur des cadres d’autorisation de ces périodes
pouvant heurter la sensibilité. Peut-être par une signalisation des activités
dans un carnet de bleus, par un logo évoquant les marges admises ?
Accepter les boissons de type bière en dessous de 4°/vol. mais
interdire l’ivresse avant activité ?
Vérifier le taux d’alcoolémie en cours d’activité et à la fin, et que le
comité soit responsable du bon raccompagnement ?
Accepter les chants sexistes dans certains cadres, mais avec une
vérification sur le non sexisme au quotidien ?
Je n’ai pu produire ici qu’un fil rouge, mais il est certain que les rituels sont
utiles aux étudiants. Ils réactualisent les forces vives et reprécisent les limites
du bienfondé en alternant périodes rituelles et périodes de travail.
Je reprécise que le baptême n’est que le franchissement d’un cérémoniel de
plusieurs années s’achevant par le diplôme.
C’est l’université dans son entièreté qui doit être perçue comme initiatique.
En alternant le savoir intelligible, autrement dit scientifique, et le savoir
sensible que l’on comprendra comme intangible, apporté par les rituels de
défoulement, d’apprentissage de la maîtrise de soi, et de l’altérité.
Puisqu’il semble que nous soyons sur un terrain d’entente quant aux buts à
atteindre, je vous propose mon aide dans votre démarche de réflexion si
vous en percevez l’utilité.
Je n’ai aucun doute qu’il y a moyen de comprendre les fondements des rites,
et de les garder à l’esprit au moment de la mise en place de mesures de
sécurité. Je suis même persuadé que si l’on fait l’économie de cette
compréhension, les mesures seront inefficaces, ou provoqueront des
accidents plus graves, car commis dans l’illégalité et sans garde-fous.
Encore une fois, madame le Ministre Valérie Glatigny, je vous félicite pour
votre positionnement actuellement modéré, en souhaitant que vous teniez
compte de mon humble avis.
Quentin Delanghe