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Au-delà des frontières

2018, Noms de lieux, noms de personnes

Noms de lieux, noms de personnes La question des sources Sébastien Nadiras (dir.) DOI : 10.4000/books.pan.951 Éditeur : Publications des Archives nationales Lieu d'édition : Pierrefitte-sur-Seine Année d'édition : 2018 Date de mise en ligne : 3 mai 2018 Collection : Actes ISBN électronique : 9791036512308 http://books.openedition.org Référence électronique NADIRAS, Sébastien (dir.). Noms de lieux, noms de personnes : La question des sources. Nouvelle édition [en ligne]. Pierrefitte-sur-Seine : Publications des Archives nationales, 2018 (généré le 17 septembre 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pan/951>. ISBN : 9791036512308. DOI : 10.4000/books.pan.951. Ce document a été généré automatiquement le 17 septembre 2019. © Publications des Archives nationales, 2018 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540 1 Le colloque organisé en décembre 2015 dans le cadre d’un partenariat entre les Archives nationales et la Société française d’onomastique visait à approfondir la réflexion sur une question qui intéresse au premier chef les chercheurs en onomastique mais qui, dans un cadre plus large, concerne aussi les historiens, à savoir les sources. Quels documents peuvent constituer des sources pertinentes pour l’étude des noms propres ? Comment peut-on les évaluer en fonction de leur origine et de leur spécificité (inscriptions, documents diplomatiques, listes nominatives, cartes etc.) ? Quelle exploitation en faire, selon les méthodes propres à chaque champ disciplinaire ou dans une perspective interdisciplinaire (histoire et sciences auxiliaires, cartographie, géographie, linguistique, philologie etc.) ? Ce thème fait l’objet des trois premières parties de l’ouvrage. La première est consacrée aux sources relatives à une période ou à une aire géographique particulières ; elles y sont considérées du point de vue de leur multiplicité. Se trouvent ensuite abordées la question de certains types spécifiques de sources écrites, puis celle des sources orales et de la dialectologie. La quatrième partie, consacrée au second thème du colloque (la toponymie urbaine de Paris et sa banlieue), envisage les problèmes de dénomination qui résultent des bouleversements provoqués par l’urbanisation depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine. Elle traite de la dénomination des voies urbaines mais aussi de celle d’autres lieux ou édifices, comme les établissements scolaires, dans une perspective historique et culturelle. SÉBASTIEN NADIRAS Sébastien Nadiras, conservateur du patrimoine aux Archives nationales 2 SOMMAIRE Avant-propos Françoise Banat-Berger Survol thématique des colloques de la SFO Michel Tamine Introduction Jean-Pierre Brunterc’h Problèmes généraux et multiplicité des sources L’anthroponymie de l’empire romain Spécificité des sources documentaires Monique Dondin-Payre Nomenclature onomastique et statut juridique Les sources directes Le recours aux sources indirectes Abandonner, changer ou conserver son nom Sources et enjeux sociaux d’une pratique monastique à Byzance (IXe-XIIIe siècle) Lucile Hermay Quo nomine vocaris ? Identifier les noms et les personnes dans les sources en Angleterre aux Xe-XIe siècles Arnaud Lestremau Typologie des sources Identifier les noms et les formes Identifier les personnes et les groupes Conclusion A special context for the usage of geographical common words Medieval charter writing practices Barbara Bába Variations onomastiques basques et romanes au Moyen Âge en fonction de la langue des sources Patxi Salaberri Étude des toponymes sélectionnés Conclusions Au-delà des frontières Les lignées de Basse-Navarre à la cour du roi Ana Zabalza Seguin et Luis Erneta Altarriba Introduction. À propos des sources La lignée Lizarazu - Santa María Pedro Sanz de Lizarazu, chef de la lignée (1375-1413) Conclusion Sources de la toponymie roussillonnaise Vicissitudes, problèmes et inquiétudes Renada-Laura Portet 3 Les différentes sources au cœur du projet PatRom (PATRONYMICA ROMANICA) Jean Germain PatRom, un projet européen de lexicographie onomastique Les sources au cœur du projet Conclusion La question des sources dans les études anthroponymiques contemporaines Yolanda Guillermina López Franco Méthode Enseignements tirés De la toponymie amérindienne québécoise Étude de quelques exemples Marcienne Martin L’unité du vivant ou un être de repère La toponymie chez les Abénaquis La toponymie chez les Algonquins La toponymie chez les Attikameks La toponymie chez les Hurons-Wendats La toponymie chez les Naskapis Conclusion Sources écrites particulières Épigraphie et onomastique L’exemple des inscriptions du territoire des Voconces de Vaison-la-Romaine (Vaucluse) Bernard Rémy Les types d’inscriptions Les limites de la documentation L’apport de l’épigraphie Les noms des premiers musulmans Le témoignage des graffitis des premiers siècles de l’Hégire Ludwig Ruault De l’épigraphie à l’onomastique Les noms de personnes du corpus Noms collectifs Conclusion Noms de lieux, noms de personnes dans les chartes lombardes Daniela Fruscione Noms de personnes et identité ethnique Les noms lombards et les actes privés Noms et identité dans la famille de Peredeo Les inscriptions funéraires Source ou observatoire des pratiques anthroponymiques médiévales ? Cécile Treffort Petite histoire de la biographie épigraphique Les évolutions du contexte social et culturel, IXe-XIIIe siècle Les contraintes du genre épigraphique Hagiographie et onomastique Pierre-Henri Billy Gloses onomastiques Variantes onomastiques Translatio et hagio(topo)nymie 4 Les noms des juifs à Paris (XIIe-XIVe siècle) Sonia Fellous La permutation de langue de l’Antiquité au Moyen Âge Les inscriptions juives médiévales Les noms des juifs de Paris (XIIe-XIVe siècle) Les noms des juifs dans les documents administratifs Réflexions sur la valeur toponymique des pouillés Sébastien Nadiras Problèmes généraux Les formes toponymiques Listes géographiques Sceaux, noms de lieux et de personnes en Vexin français (XIIe-XVe siècle) Caroline Simonet Les sceaux : une source riche mais fragile L’intérêt des séries de sceaux pour l’onomastique Les auteurs des légendes sigillaires Conclusion Une source peu connue de toponymie frontalière Les ‘penthières’ Michel Tamine Les sources en ligne Les apports de l’internet à l’onomastique Stéphane Gendron Peut-on parler de « sources internet » ? Quels types de ressources trouve-t-on sur l’internet ? Questions posées par la dématérialisation des supports Conclusion Sources orales et dialectologie La dialectologie, source pour l’onomastique Gérard Taverdet L’apport des phonétiques locales Le cas du suffixe -iacum Le /a/ atone Les noms en -igny et -agny Microtoponymie et discours oral Vers le tarissement des sources en Gascogne Fabrice Bernissan Toponymie en usage : à propos des rapports entre nom propre et utilisateurs Résultats chiffrés des enquêtes de terrain. De la permanence à l'impermanence des toponymes dans le discours oral Conclusion 5 Intérêt de la source orale pour la toponymie L’exemple d’une enquête à Lus-la-Croix-Haute (Drôme) Jean-Claude Bouvier L’enquête à Lus-la-Croix-Haute Quelques données sur le village Les informateurs et leur information Apport des sources orales Les grands thèmes toponymiques La fonction de repère géographique Les toponymes du chasseur L’expression des croyances et des peurs collectives Quelques conclusions Anoikonyms in Czech and Slovak Anoikonymical Dictionaries as a Source for the Research into Historical Dialectology Milan Harvalík et Iveta Valentová Toponymie urbaine de Paris et de sa banlieue Mise en place du réseau viaire et des noms de rues sur la rive droite de Paris au cours du XIIIe siècle À travers les livres d’archives de Saint-Magloire, Saint-Martin-des-Champs, Saint-Antoine-des-Champs, Saint-Éloi et du Temple Marlène Hélias-Baron La prise en compte du réseau viaire par les religieux dans leurs livres d’archives Des livres d’archives comme reflet de la structuration progressive en rues des espaces marginaux à la fin du XIIIe siècle La stabilisation des noms de rues par le passage à l’écrit Conclusion Dénommer les rues à Antony au XXe siècle Une commune en transition odonymique Alexis Douchin Le cadre législatif et réglementaire Croissance urbaine et dénomination des voies Aménagement urbain et police odonymique Politique odonymique et identité urbaine Processus de dénomination des voies publiques et pouvoirs du maire Entre hommage et exemplarité Les noms des établissements scolaires de Paris et de sa banlieue Serge Montens Le corpus de données Les dispositions légales Dénominations les plus fréquentes Nombre de dénominations Typologie des dénominations Étude des noms de personnes Étude des noms de lieux Étude des noms communs Changements de dénominations Conclusion Conclusion Jean-Pierre Brunterc’h 6 NOTE DE L’ÉDITEUR Ce volume rassemble les actes du colloque organisé du 2 au 5 décembre 2015 aux Archives nationales - site de Paris. Ces actes sont publiés en parallèle au format papier dans les n° 59 et 60 (2017-2018) de la Nouvelle revue d'onomastique. 7 Avant-propos Françoise Banat-Berger 1 Les Archives nationales sont riches de leurs relations avec les sociétés savantes. Qu’elles se caractérisent par leur ancrage local ou par une dimension disciplinaire, ces dernières contribuent en effet, par leurs diverses activités, au dynamisme de la vie culturelle et scientifique de notre établissement. 2 Les liens unissant le monde des archives et la Société française d’onomastique [SFO] sont anciens. C’est ainsi aux Archives nationales – où elle conserve son siège social et continue d’organiser ses conférences trimestrielles – que naquit en 1961 la SFO. Parmi les membres fondateurs de la société figurait en outre Marcel Baudot, inspecteur général des Archives de France. La même année, ce dernier créait au sein des Archives nationales un « service de toponymie », devenu par la suite « Centre d’onomastique », dans le but de centraliser et de diffuser l’information scientifique en matière de recherche sur les noms propres. Mis sur pied et animé pendant trente ans par Marianne Mulon, ce service, réinstallé depuis peu dans de nouveaux locaux, salle JeanFavier du Centre d’accueil et de recherches des Archives nationales [CARAN], entretient des liens étroits avec la SFO, ainsi qu’avec le réseau des Archives départementales : en témoigne l’entreprise d’édition électronique des dictionnaires topographiques départementaux du Comité des travaux historiques et scientifiques. 3 « Noms de lieux, noms de personnes : la question des sources », tel est le thème de ce colloque organisé en partenariat par les Archives nationales et la Société française d’onomastique – un thème que n’aurait pas renié Auguste Longnon, « pionnier » des études toponymiques en France, qui commença sa brillante carrière en 1871 comme sous-chef de section aux Archives nationales. 4 L’accueil de cette manifestation scientifique dans une institution d’archives paraît particulièrement opportun : comme chacun sait, ce sont en effet les documents, documents d’archives, documents épigraphiques, cartographiques ou autres, qui permettent de remonter à la source des noms de lieux et de personnes. Un nom se forme à l’oral, et plusieurs communications de ce colloque traitent précisément des sources orales. Pour qui souhaite saisir l’évolution de ce nom dans le temps long, le 8 recours au document reste toutefois indispensable, en dépit des inévitables déformations, réinterprétations et autres avatars occasionnés par le passage à l’écrit. 5 Tout archiviste sait par ailleurs que les salles d’archives sont emplies de lecteurs dont beaucoup cherchent essentiellement… des noms – pensons aux généalogistes. De fait, les services d’archives se trouvent situés, particulièrement à notre époque, à la jonction entre diverses logiques : • une forte demande sociale d’une part, liée au développement de l’histoire personnelle et familiale ; • des logiques institutionnelles d’autre part, induites par leur fonction de réceptacle de la production archivistique de l’État. 6 Toutes choses qui ramènent à la question de la dénomination comme pratique sociale et comme moyen d’identification et de contrôle, des lieux et surtout des individus. Les débats sur la dévolution du nom de famille apparus il y a quelques années, ceux plus récents sur le nom des nouvelles régions et communes nous rappellent l’actualité permanente des questions de nomination. 7 Les actes de ce colloque impressionnent par leur richesse et leur diversité : diversité des types de sources analysées (chartes, inscriptions, sceaux, monnaies, documents cartographiques…), des points de vues (histoire, sciences auxiliaires, dialectologie, philologie…), des périodes et des aires géographiques étudiées (de l’Antiquité romaine à l’Amérique du Nord contemporaine en passant par Byzance et diverses régions de l’occident médiéval). 8 Je me réjouis de cette publication, qui vient couronner de belle manière la collaboration entre les Archives nationales et la Société française d’onomastique, pour le plus grand bénéfice de l’érudition comme du grand public intéressé aux questions de toponymie et d’anthroponymie. AUTEUR FRANÇOISE BANAT-BERGER Directrice des Archives nationales 9 Survol thématique des colloques de la SFO Michel Tamine 1 La tenue du dix-septième colloque d’onomastique aux Archives nationales, sous la présidence de M. Jean-Pierre Brunterc’h, conservateur général du patrimoine, constitue à coup sûr un évènement important dans la vie de la Société française d’onomastique [SFO], dont Madame la directrice rappelle, dans son Avant-propos, qu’elle a été portée sur les fonts baptismaux au sein même de la vénérable institution, voici cinquante-sept ans. À Paris, comme c’est souvent le cas, le site imposa le thème ; la question des sources est évidemment cruciale pour les onomasticiens comme pour les historiens : leur authenticité, leur ancienneté, la région d’où elles sont issues conditionnent la qualité de leur interprétation, mais le colloque invitait aussi à une réflexion sur la spécificité des sources onomastiques : existe-t-il des documents - le terme est à considérer dans sa signification la plus large - qui, plus que d’autres, permettraient d’étudier efficacement les noms propres, leur origine, leur évolution, leur signification, leur fonctionnement ? La question est essentielle, et témoigne d’une maturité disciplinaire qui permet d’évaluer les progrès accomplis depuis que la SFO organise des colloques, et que l’on peut apprécier à travers un rapide survol de l’histoire thématique de ces manifestations1. 2 Il est d’ailleurs notable que Marcel Baudot, inspecteur général des Archives de France, l’un des membres fondateurs de la Société et qui en devint le président, fut à ce titre l’un des principaux organisateurs du premier colloque d’onomastique, tenu à Loches en mai 1978 et consacré au thème : « Onomastique - Dialectologie ». Mais la couverture du volume des Actes montrant les deux termes croisés sur un pivot constitué par la voyelle commune -a-, il est difficile de dire quels rapports logiques et sémantiques ils entretiennent, et il apparaît en effet, à la lecture de l’ouvrage, qu’y alternent des communications propres à chacun des deux domaines, Marcel Baudot soulignant dans sa Préface que « la part de la dialectologie a été la plus importante », et souhaitant d’ailleurs que « dialectologues et onomasticiens poursuivent leur route parallèlement, se ménageant des points de rencontre ». Mais en 2001, au colloque de Lyon, organisé par le Centre d’études linguistiques Jacques Goudet de l’université Lyon III, 10 l’onomastique se trouve, selon le thème retenu, « au carrefour des sciences humaines », choix justifié par Jacques Chaurand dès l’ouverture de son Avant-propos : « La pluridisciplinarité a joui depuis quelques années d’une grande faveur. Pour l’onomastique ce n’est qu’une prise ou une reprise de conscience tant cette ouverture tient à son essence même. » Le commentaire qui suit montre combien la réflexion de l’onomasticien reste nourrie par l’expérience du dialectologue : « Je songeais aussi d’instinct à ces nombreux lieux-dits de type carouge ou carouche qui sont des carrefours au sens propre, mais suggèrent aussi des lieux de rencontre où les gens du pays étaient sûrs qu’en s’y rendant à certaines heures ils apprendraient les nouvelles dont ils étaient friands […] ». Quoi qu’il en soit, le thème de ce onzième colloque tout comme le contenu des Actes montrent que non seulement l’onomastique a conquis son autonomie, mais qu’elle occupe désormais une place centrale dans le champ des sciences humaines. 3 Cette conquête ne résulte évidemment pas du hasard, elle a été préparée par l’exploration de domaines entretenant des relations privilégiées avec nos disciplines. Ainsi, dès 1980, le colloque du Mans, intitulé « Archéologie - Toponymie », proposait d’évaluer « l’apport réciproque que pouvaient attendre et peut-être développer deux disciplines qui s’appliquent à des remontées parallèles vers les époques lointaines, mais qui correspondent à des façons de travailler si différentes ». L’auteur de ces lignes, extraites de la Préface du volume des Actes, Jacques Chaurand, connaissait parfaitement les limites et les risques de l’entreprise, et lorsqu’il évoque l’hypothèse d’une collaboration plus suivie avec les archéologues, il note qu’« il sortirait sans doute de ces contacts plus d’interrogations que de données susceptibles d’être versées immédiatement dans un ensemble qui n’est pas prêt à les accueillir », ce qui ne l’empêche pas de voir dans le colloque du Mans l’occasion de poser des « bases de départ nouvelles ». On sait que la suite a donné raison à la prudence de Jacques Chaurand ; certains archéologues, séduits par de nouveaux outils à leurs yeux plus fiables et susceptibles de leur fournir une information plus immédiatement disponible, comme la photographie aérienne, la dendrochronologie, la datation au carbone 14, ou encore les outils informatiques qui permettent aujourd’hui de produire des modélisations en 3D, orientèrent les jeunes chercheurs vers ces nouvelles technologies, au détriment de la toponymie dont les données ont pu leur apparaître plus délicates à interpréter. Cependant, l’archéologie n’étant elle-même qu’une branche spécialisée de l’histoire, cette dernière offre sans doute des horizons plus larges : « Beaucoup de toponymistes sont convaincus, - et cette conviction fait souvent partie des motivations qui ont décidé de leur vocation -, que la science à laquelle ils se consacrent leur ouvrira un accès à la connaissance des sociétés qui ont existé dans un passé lointain, de celles en particulier qui n’ont guère - ou pas du tout - laissé de traces dans les documents écrits sur lesquels se construit le discours de l’histoire. » 4 La voie était ainsi toute tracée vers le huitième colloque, qui s’est déroulé à Aix-enProvence en 1994, dont le premier thème était ainsi libellé : « Onomastique et histoire », alors que le second était consacré à l’onomastique littéraire. Organisé en partenariat avec l’Association du Félibrige et sous la présidence d’honneur de Charles Rostaing à qui furent dédiés les Actes, ce colloque témoigne en effet d’un nouvel élargissement des perspectives ; après avoir rappelé que « la spécificité de l’onomastique est d’être une science du langage au confluent de plusieurs disciplines », Jean-Claude Bouvier, coprésident du colloque et préfacier des Actes, souligne : « L’étude de ces noms qui disent l’appartenance à des espaces, et plus largement à des cultures, ou qui expriment des filiations, à la fois familiales et sociales, engage les onomasticiens 11 dans une démarche d’exploration de la mémoire des communautés humaines qui est indissociable de celle que suivent les historiens. » Il convient par ailleurs d’éviter tout risque de syncrétisme : « La mise en commun de documents, d’expériences, de réflexions entre chercheurs d’horizons différents ne peut être efficace et enrichissante que si chacun a à la fois une pleine conscience des exigences de sa propre discipline et une volonté de la dépasser ou de l’élargir. » Cette recommandation se trouve d’ailleurs illustrée dans le volume par un dossier pluridisciplinaire consacré au prieuré de Nottonville (Eure-et-Loir), qui prolonge la réflexion amorcée au Mans, puisque s’y croisent en particulier l’étude archéologique du site, par Philippe Racinet et l’apport de la toponymie, par Jacques Chaurand. 5 Discipline tournée vers l’histoire, donc vers l’éclairage culturel du passé par sa visée, mais discipline relevant de la linguistique par ses démarches et ses méthodes, l’onomastique constitue au premier chef un « témoin des langues disparues » : tel était le thème du troisième colloque, tenu à l’université de Dijon en 1981. Il a permis, selon Gérard Taverdet qui en a assuré l’édition et rédigé la Préface, « des échanges entre chercheurs qui jusqu’ici s’ignoraient », et alors que les onomasticiens français se trouvaient privés de moyens d’expression depuis la disparition de la Revue internationale d’onomastique, il a ouvert des perspectives qui en ont fait « le Colloque de l’espoir ». Quant à Jacques Chaurand, qui en a dressé le bilan scientifique dans ses Conclusions, il souligne que la démotivation peut constituer un facteur de préservation des éléments linguistiques les plus anciens : « Il reste que l’un des caractères du toponyme et de l’anthroponyme est qu’ils s’accommodent très bien d’une opacité relative et même totale de leur signification première. À ce titre, ils peuvent devenir des éléments irremplaçables pour la connaissance des états de langue passés ou des idiomes disparus ». Parmi les orientations les plus spectaculaires, « L’examen de bases toponymiques préromanes par M. Guiter, l’étude de M. Ravier sur Calma, nous ramenaient vers un champ de recherches et de discussions fascinant […] » ; les difficultés méthodologiques pour démêler l’écheveau des formes héritées des strates les plus anciennes sont évidemment nombreuses : « Nous avons retrouvé dans les communications touchant le substrat gaulois l’amalgame difficile à débrouiller qui résulte de la superposition des langues », mais les chercheurs disposent de moyens d’investigation efficaces : outre la phonétique historique et les phénomènes accentuels qui « sont précieux pour déterminer ce qui revient à chacun des systèmes en contact », la géolinguistique appliquée à la microtoponymie apparaît comme une voie de recherche prometteuse : « Mademoiselle Dubuisson a fait apparaître de miroitantes perspectives en examinant les questions de méthode que pose une cartographie des lieux-dits ». 6 Un autre aspect de la contribution de l’onomastique à la connaissance des langues, complémentaire de l’investigation paléolinguistique proposée précédemment, fut mis à l’honneur dix ans plus tard, à l’occasion du colloque de Strasbourg, consacré aux « langues en contact » et placé sous la coprésidence d’honneur de Max Pfister et Raymond Sindou. Dédiés à Marianne Mulon à l’occasion de son départ à la retraite, les Actes examinent les influences imputables aux phénomènes d’adstrat dans différentes régions de la France et de la Belgique, là où la langue, centrale ou régionale, se trouve ou s’est trouvée au contact d’une autre langue, cette contigüité suscitant des emprunts, dont Jacques Chaurand rappelle, dans son Introduction, qu’ils présentent en onomastique des particularités échappant au même processus considéré dans le lexique général. Il s’agissait également de catégoriser les modalités qui président au passage 12 d’une langue à l’autre, dont quatre sont identifiées : la transcription littérale, l’adaptation, la normalisation, la traduction. Mais la complexité du réel bousculant toujours l’ordonnance simplificatrice des taxinomies, bien d’autres aspects ont retenu l’attention des congressistes, en l’occurrence la vaste question de l’exonymie, celle des influences phonétiques ou encore celle de l’emprunt des structures grammaticales. Avant de mettre un point final à son texte liminaire, Jacques Chaurand rappelle que « Sur la question des langues en contact, l’onomastique a beaucoup à dire », et précise l’originalité de son apport en indiquant que « des usages, des types de construction, peuvent s’introduire ou se perpétuer en onomastique sans qu’il en soit nécessairement ainsi dans les autres domaines. » 7 On pourrait considérer comme un développement de cette dernière proposition le thème du quatrième colloque, le seul qui ait été consacré à une question de morphologie et secondairement de sémantique, à savoir « Les suffixes en onomastique ». Organisé en 1983 à Montpellier, en collaboration avec l’université Paul Valéry, sous la présidence d’honneur de Charles Camproux, et la présidence de Jacques Chaurand, le colloque a proposé près d’une vingtaine de communications réunies dans les Actes publiés en 1985. Pour inhabituelle qu’elle fût en raison de son caractère intralinguistique, la problématique retenue rejoignait, et permettait d’approfondir, par bien des aspects, des questions déjà abordées lors d’autres colloques. Dans la synthèse qu’il dégage, le président du colloque en justifie ainsi l’intérêt : « La capacité qu’a la toponymie de maintenir des formations bien longtemps après que les formants ont cessé d’être communément reconnus, en fait un lieu privilégié pour observer les éléments provenant de couches diverses et leur combinaison. » Mais il permit aussi d’élaborer une réflexion sur les relations entre la dérivation et la composition, et de dégager là encore les particularités de la suffixation onomastique : « À quoi sert en fin de compte un suffixe ? À faire d’un nom de personne - ou d’un nom de rivière - un nom d’habitat, à introduire une valeur diminutive, augmentative, hypocoristique et bien d’autres encore, mais plus généralement à faire d’un terme simple un autre plus complexe où se reflètent les tendances ou les préférences caractéristiques d’une époque et d’une région. » 8 Une autre série de colloques est caractérisée par des thématiques renvoyant à la réalité référentielle. Ainsi, en 1989, le colloque de Grenoble fut consacré à la toponymie du relief, mais ne donna pas lieu à publication d’actes ; quelques-unes des communications présentées ont été publiées dans les volumes de la Nouvelle revue d’onomastique [NRO] de 1990 et 1991. Quelques années plus tôt, en 1987, le colloque de Charleville-Mézières avait été voué à l’étude d’une région transfrontalière à travers deux de ses caractéristiques : « L’Ardenne, l’eau et la forêt ». Publiés dans le numéro 9 de la NRO (1987), les Actes permirent d’approfondir la connaissance de l’hydronymie ardennaise dans ses couches les plus anciennes, grâce à une communication de Maurits Gysseling, de montrer toute la complexité du choronyme Ardenne dans l’analyse qu’en fit Jean Germain, ou encore de souligner les continuités linguistiques reliant l’Ardenne et la Thiérache à travers l’étude d’un toponyme commun, le Pachis, proposée par Jacques Chaurand. C’est l’eau encore, mais celle de l’océan, ainsi que les îles et les rivages qui furent à l’honneur à Oléron, à l’occasion du neuvième colloque (1997). Publiés par l’Association bourguignonne de dialectologie et d’onomastique [ABDO] l’année suivante sous la direction de Gérard Taverdet, les Actes regroupent dix-sept communications, dont la plupart concerne l’hydronymie au sens large, incluant par exemple l’étude que Pierre Gauthier, organisateur du colloque, consacre au marais poitevin, mais aussi les 13 activités liées aux cours d’eau, comme la batellerie (Stéphane Gendron) ou la pêche (Michel Tamine). 9 C’est une tout autre réalité référentielle qui se trouve au cœur des débats, en 1999 à Reims, où le dixième colloque, organisé en partenariat avec l’université de ReimsChampagne-Ardenne, accueille, sous la présidence de Jean Germain, près d’une trentaine de communications consacrées au thème qu’avait retenu Jacques Chaurand : « La vigne et les vergers ». Dans la Préface des Actes, publiés en 2002 dans un numéro spécial de la revue Parlure, il constate, d’une part, que « c’est, à n’en pas douter, la microtoponymie qui est le grand révélateur de la présence de la vigne et nous fait connaître les particularités propres à chaque région », mais souligne, d’autre part, que l’onomastique ne saurait jamais être considérée comme un reflet fidèle du réel : « En Champagne, dans un pays de vieille tradition viticole comme la région de Vertus dont les vins étaient déjà célèbres au Moyen Âge, la microtoponymie directement reliée à la vigne est insignifiante et bien incapable de fonder une histoire de la viticulture locale. » Cette incapacité s’explique bien entendu par l’omniprésence de la vigne dans la région, qui ruinerait le caractère distinctif d’une dénomination limitée à l’emploi du générique. Pourtant, là encore, il n’existe pas de règle absolue, puisque des déterminations, en l’occurrence adjectivales : « les chétives, grandes, longues ou vieilles vignes », permettent de singulariser les noms de lieux. 10 Mais qu’elle soit orientée vers la réalité référentielle ou vers l’histoire, l’onomastique ne saurait échapper à deux vecteurs qui participent également de sa spécificité et qui ont donné lieu à colloques : le premier a fait d’elle un « témoin de l’activité humaine », thème retenu au Creusot en 1984, à l’occasion du cinquième colloque, dont les Actes ont été publiés par les bons soins de Gérard Taverdet et de l’ABDO. Dans une préface pleine d’humour et intitulée : « Pourquoi Le Creusot ? », il justifie le choix du thème par son adéquation au lieu, mais aussi parce qu’« il avait d’autre part l’énorme avantage de laisser peu de place à la toponymie-fiction, celle qui fait rêver, dès que l’on aborde les noms de montagnes ou les noms de rivières ; il fallait plutôt observer des problèmes moins spectaculaires, mais qui, en même temps, demandaient une documentation plus large ; ce que nous avons perdu en discussions passionnées, nous l’avons, du moins nous l’espérons, largement récupéré en sérieux. » En effet, furent produites et analysées d’innombrables traces onomastiques d’activités très différentes, depuis celles qui concernent la mise en valeur des sols à travers les défrichements, les cultures diverses dont celle de la vigne, jusqu’aux activités industrielles illustrées par la métallurgie, mais encore la production céramique, la domestication des eaux, etc. Par une cruelle ironie du sort et de l’évolution économique, le colloque se déroula au moment même où l’un des fleurons de l’industrie française, Creusot-Loire, déposait le bilan, condamnant au chômage des milliers d’ouvriers et d’employés, qui, comme le souligne Gérard Taverdet, avaient assuré sa prospérité. 11 L’autre vecteur annoncé fait de l’onomastique une composante essentielle du patrimoine, les relations entre les deux domaines ayant été jugées suffisamment riches pour que leur soit consacré le colloque qui s’est tenu au Teich, au cœur du Parc régional naturel des Landes de Gascogne, en 2003. C’est à nouveau Gérard Taverdet qui en a édité les Actes, sous l’égide, cette fois, de l’Association bourguignonne d’études linguistiques et littéraires [ABELL], le colloque ayant été placé sous la présidence d’honneur de Pierre Bec, qui en a rédigé la conclusion, alors que Jacques Chaurand s’est chargé de l’Avant-propos. Là encore, il justifie l’entreprise par le comportement original 14 des noms propres, dans la mesure où « ils ne sont pas soumis aux mêmes remous que le lexique qui ne cesse pas de se renouveler et, si une tendance à l’évolution existe partout, les types d’évolution ne se recouvrent pas et ont chacun leur rythme. » D’autre part, si la sauvegarde s’impose comme une ardente obligation patrimoniale, encore convient-il de savoir exactement comment on peut la mettre en œuvre, et la communication de François Kerlouégan, qui s’insurge contre le « vandalisme toponymique » de certaines municipalités, donne à Jacques Chaurand l’occasion d’évaluer et de déplorer les écarts entre les conceptions : « Le gestionnaire aime les conclusions définitives, immédiatement et facilement applicables ; la discussion toponymique est prolongeable, ses résultats sont perfectibles et le philologue n’en est pas malheureux, bien au contraire, tandis que le gestionnaire, qui a tranché, peut repartir, l’esprit libéré, pour prendre de nouvelles décisions. » 12 Les autres colloques de la SFO, et en particulier les plus récents, montrent une orientation un peu différente, tournée davantage vers une réflexion sur les démarches, les méthodes mises en œuvre par les onomasticiens, leur légitimité scientifique, voire sur la nature du nom propre. Cette tendance trouve une première illustration à Reims, où le colloque de 2005, treizième de la série et présidé par Jean-Claude Bouvier, proposait un thème général « Espace représenté, espace dénommé », immédiatement décliné en trois directions : « Géographie, cartographie, toponymie ». Il s’agissait de prendre en considération la notion d’espace, telle qu’elle est appréhendée par les géographes et représentée par les cartographes, - ce sont parfois les mêmes -, et l’on peut s’étonner que la géographie soit si tardivement invitée dans les colloques d’onomastique, alors que l’histoire en est l’hôte quasi permanent depuis les tout premiers ; c’est d’autant plus paradoxal que la nomination détermine non seulement l’étendue mais l’existence même des zones spatiales, comme le note Gérard Taverdet dans le texte liminaire du recueil des Actes, publié en 2007 sous la direction de JeanCharles Herbin et Michel Tamine : « Il semble en effet qu’il n’y ait pas de lieux possibles sans l’imposition d’un nom ou, plus exactement, que le lieu n’existe que par le nom qu’on lui a donné ». Gérard Taverdet, qui avait alors succédé à Jacques Chaurand comme président de la SFO, poursuit son propos et relève l’inflexion évoquée ci-dessus en délimitant l’espace thématique du colloque : « Le nom dit “propre” s’oppose au nom “commun” par son absence de sens ; mais le toponyme, à défaut de sens, a une “définition”, à condition que l’on pense toujours que, dans définition, il y a finis, “la frontière”. Quel est le territoire couvert par le nom ? Est-il constant à travers les âges ? Le toponyme peut-il voyager ? Les toponymes anciens ont-ils les mêmes “définitions” que leurs descendants modernes ? ». 13 La question soulevée par Gérard Taverdet fut explicitement placée au centre du colloque d’Aix-en-Provence (2010), dont les Actes ont été publiés sous la direction de Jean-Claude Bouvier en 2013, sous un titre qui reprenait l’intitulé thématique : « Le nom propre a-t-il un sens ? » ; le thème second, généralement consacré à l’onomastique de la région qui accueille le colloque, avait fait l’objet d’un élargissement notoire : « Les noms propres dans les espaces méditerranéens », ce qui permit à plusieurs conférenciers originaires du Maghreb de présenter une communication. Bien entendu, la question du sens des noms propres visait d’abord à préciser des notions parfois mal perçues donc mal délimitées, d’où les confusions terminologiques que l’on constate dans certaines approches à visée définitoire : parmi celles-ci, étymologie et motivation, arbitraire du signe, sens et signification, démotivation et remotivation, référent et signifié, etc. Mais il s’agissait aussi de reconquérir un terrain depuis trop longtemps 15 annexé par les logiciens, avec dans leur sillage certains grammairiens, qui proclament que les noms propres sont caractérisés par la vacuité sémantique et par l’absence de tout contenu descriptif. Mais que dire, dans ces conditions, de la toponymie urbaine ou de l’odonymie, dont les éléments fondent originellement leur validité fonctionnelle sur leur contenu descriptif ? Dans telle localité, la rue de l’Église conduit précisément à l’église ; dira-t-on qu’il ne s’agit pas d’un nom propre ? On peut s’étonner par ailleurs du fait que certains ouvrages théoriques traitant de ces questions développent leurs analyses sur la base de quelques exemples récurrents et stéréotypés, sans jamais citer les travaux des onomasticiens. Imagine-t-on une théorie des genres littéraires qui ne citerait aucun roman ni aucun poème ? Leurs auteurs se privent ainsi d’une richesse et d’une complexité, dont ils pourraient trouver de nombreuses illustrations dans les Actes de ce colloque et des précédents, mais dont s’accommoderaient peut-être difficilement certains schémas simplificateurs. 14 Le quatorzième colloque, organisé par Jean-Claude Malsy, s’est tenu à Arras en 2008, mais en raison de difficultés diverses, les Actes ne purent être publiés qu’en 2014, dans un numéro spécial de la revue Parlure : nous avions eu, entre-temps, à déplorer la disparition de Jacques Chaurand, à qui ils furent dédiés. Ces années bien sombres pour nos disciplines furent aussi marquées par la disparition de Marianne Mulon, MarieRose Simoni-Aurembou et Martina Pitz, dont le mari, Gérard Bodé, tint à participer à l’édition des Actes et en rédigea la Présentation. Le volume s’ouvre sur l’une des toutes dernières contributions de Jacques Chaurand aux sciences onomastiques, intitulée : « Caractères originaux de la microtoponymie du Pas-de-Calais » ; elle illustre parfaitement l’un des aspects du thème, qui, sous ses allures de titre de fable : « Noms des villes et noms des champs », renvoie à la question des relations entre microtoponymes et toponymes majeurs. S’il est difficile d’imaginer une solution de continuité entre les uns et les autres, et si certains microtoponymes constituent bien un substrat qui a nourri le développement de toponymes majeurs, il apparaît également que certains noms de lieux importants se sont imposés sans bénéficier d’une telle assise, tandis que d’autres n’entretiennent avec des microtoponymes que des relations d’homophonie et éventuellement d’homographie qui masquent des histoires, des étymologies et des longévités très différentes. La question est donc complexe et appelle des recherches complémentaires, conduites dans toute la mesure du possible avec l’appui d’autres disciplines, comme le soulignait Martina Pitz : « Parmi bien d’autres pistes, une collaboration pluridisciplinaire très concrète entre onomasticiens, archéologues et spécialistes de la géographie historique, permettrait ici de donner tout son sens à la recherche de relations intra-onomastiques entre macrotoponymie et microtoponymie qu’on souhaiterait voir se développer dans les prochaines années. » 15 Le dernier colloque qui sera évoqué dans ce tour d’horizon et qui a précédé celui de Paris, s’est déroulé en 2013 à Bruxelles, dans les magnifiques locaux du Palais des Académies, et sous la présidence de Jean-Marie Pierret, professeur émérite de l’université de Louvain. Son élaboration résultait d’un partenariat de la SFO avec la section wallonne de la Commission royale de toponymie et dialectologie, dont le secrétaire, Jean Germain, a codirigé l’édition des Actes, publiés aux éditions L’Harmattan en 2015. Et comme toujours, la richesse onomastique de la région d’accueil, désormais gratifiée du « politonyme » Fédération Wallonie-Bruxelles, a été mise en valeur par plusieurs communications regroupées dans le chapitre intitulé « Onomastique belgo-romane ». Quant à l’énoncé du thème général : « Mode(s) en onomastique », il masquait le genre du substantif initial et neutralisait le nombre, d’où 16 une démultiplication possible des interprétations et une offre sémantique particulièrement riche. Une première piste, celle de la mode en tant que diffusion d’un modèle, avait été évoquée par Jacques Chaurand dès le colloque de Strasbourg : « L’onomastique a ses tendances propres, ses modèles propres, dont la formation et le maintien tiennent au statut même du nom de personne et du nom de lieu. » Elle a généré une grande diversité dans les sujets traités, depuis la « musique extrême » et les noms de cocktails jusqu’à la diffusion des hagionymes, illustrant une fois encore l’exceptionnelle étendue du domaine des noms propres. La seconde piste, suggérée par le masculin, invitait à une réflexion relative au mode de production et de construction des composants onomastiques et à leur syntaxe interne. Bien entendu, la combinaison des deux pistes était possible et d’ailleurs souhaitée par les organisateurs : elle a été réalisée dans de nombreuses communications, de manière implicite dans leur contenu, mais aussi, pour l’une d’entre elles, proposée par Willy Van Langendonck, de manière explicite dans le titre : « La mode du mode pragmatique dans la théorie du nom propre ». 16 Comme on le voit, la question des sources, soumise à la réflexion des onomasticiens à Paris, prolonge et couronne un parcours ouvert à Loches en 1978 et qui a permis, à travers dix-sept manifestations scientifiques, d’explorer l’univers des noms propres, non seulement dans les relations qu’ils entretiennent avec des disciplines proches, en particulier la géographie et l’histoire, mais également dans la place particulière qu’ils occupent au sein des langues, en l’occurrence des langues romanes. Les noms propres organisent l’espace et permettent de s’y repérer, ils témoignent de l’histoire et de l’évolution des langues, ils identifient les individus, les lieux, les innombrables objets qui sont soumis à nomination : ils relèvent à la fois des recherches diachroniques, qui remontent vers le passé, et de descriptions synchroniques, qui observent leur fonctionnement dans un état de langue, contemporain ou non, et toute cette richesse, qui n’est certes pas épuisée, laisse encore augurer de nombreux et fructueux colloques. 17 Dans son Avant-propos, Mme la directrice des Archives nationales souligne la richesse et la diversité des actes du colloque de Paris, et nous a proposé, afin de leur donner l’audience la plus large possible, d’en assurer la diffusion grâce à une publication simultanée sur deux vecteurs, sous forme numérique dans la collection des Archives nationales sur la plate-forme OpenEdition Books, et sous la forme de deux volumes constituant des numéros spéciaux de la Nouvelle revue d’onomastique. Nous la remercions de cette attention et la prions de trouver ici l’expression de notre gratitude. NOTES 1. Les références complètes des actes de colloques évoquées dans les pages qui suivent ainsi que les sommaires de ces actes sont consultables sur le site informatique de la SFO : www.sfoonomastique.fr (rubrique Publications - Colloques de la SFO). 17 AUTEUR MICHEL TAMINE Président de la Société française d’onomastique 18 Introduction Jean-Pierre Brunterc’h 1 Dans La recherche du temps perdu, madame Verdurin réplique à Swann, qui apprécie les interminables commentaires de Brichot, académicien et professeur à la Sorbonne, sur l’origine de tel ou tel toponyme : « […] Brichot sait tout et nous jette à la tête pendant le dîner des piles de dictionnaires. Je crois que vous n’ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel village1. » On s’est interrogé sur la place qu’occupe la toponymie dans l’œuvre de Proust à travers le personnage caricatural de Brichot. Joseph Vendryès a suggéré que Proust avait suivi les conférences d’Auguste Longnon à l’École pratique des hautes études, hypothèse que l’un des meilleurs spécialistes de Proust a depuis considérée comme peu crédible2. Quoi qu’il en soit, il est certain que les « piles de dictionnaires » évoquent irrésistiblement l’enseignement d’Auguste Longnon qui a entrepris, avec ses auditeurs, une lecture critique d’un certain nombre de Dictionnaires topographiques de la France ou de dictionnaires étrangers à la collection, mais qui peuvent s’y apparenter3. 2 Toute sa vie, Auguste Longnon travaille à l’élaboration des Dictionnaires topographiques. Celui qu’il consacre au département de la Marne est à bien des égards exemplaire et, à partir de 1874, au sein du Comité des travaux historiques et scientifiques, il révise les différents projets de Dictionnaires proposés à l’impression 4. Cela suppose de dépouiller les sources écrites disponibles et, par le biais du Dictionnaire, de les mettre à la disposition des chercheurs : toponymistes, anthroponymistes, historiens ou géographes. Le nom de lieu est au cœur de nombreux domaines et c’est dans cet esprit qu’il faut permettre au plus grand nombre d’accéder aux sources qui les concernent. 3 N’est-ce pas aujourd’hui encore l’esprit même des animateurs du colloque qui ont choisi de traiter des noms de lieux et des noms de personnes du point de vue de la question des sources ? Depuis Longnon, beaucoup d’initiatives ont été prises en ce sens. Il faut faire le point des progrès accomplis et quitter l’aire strictement française ou même européenne. Les différents intervenants vont nous faire découvrir un panel de sources multiples, écrites ou orales, depuis l’Amérique du Nord jusqu’au Moyen-Orient et de l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. Il est évidemment un peu risqué de faire se côtoyer 19 des travaux à première vue si disparates et pourtant n’ont-ils pas, sur le plan méthodologique, un socle commun qui fait leur unité ? 4 À côté de ce thème général, sera également abordée la toponymie urbaine de Paris et de sa banlieue. La toponymie urbaine, notamment l’odonymie, est trop souvent négligée. Dans le monde de plus en plus urbanisé où nous vivons, elle est pourtant un terrain d’observation privilégié où l’on peut désormais avoir la motivation explicite et parfois implicite de la nomination, qui n’est jamais innocente. En nommant l’espace, les municipalités pratiquent ce que Baudelaire appelle « une espèce de sorcellerie évocatoire ». 5 Le XVIIe colloque d’onomastique a un programme ambitieux. Il se tient aux Archives nationales sous le parrainage du Comité des travaux historiques et scientifiques et de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France5. En filigrane, apparaît une fois encore la silhouette d’Auguste Longnon, qui a travaillé aux Archives de 1870 à 1892, a été l’un des membres éminents du Comité et l’un des fondateurs de la Société. Ne doutons pas que les travaux du colloque ne soient dignes d’une telle figure tutélaire. NOTES 1. Sodome et Gomorrhe, II, 2. 2. Joseph VENDRYÈS, « Marcel Proust et les noms propres », in : Choix d’études linguistiques et celtiques, Paris, Klincksieck, 1953, p. 80-88. - Antoine COMPAGNON , « Brichot : étymologie et allégorie », in : Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, rééd. 2013. 3. Georges PERROT , « Notice sur la vie et les travaux de M. Armand-Auguste Longnon », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, vol. LVII/8, nov. 1913, p. 633-634. Auguste LONGNON , Les noms de lieu de la France, leur origine, leur signification, leurs transformations, résumé des conférences de toponomastique générale faites à l’École pratique des hautes études (section des sciences historiques et philologiques), publié par Paul Marichal et Léon Mirot, Paris, Champion, 1920-1929, p. VIII-IX. 4. Auguste LONGNON , Dictionnaire topographique du département de la Marne comprenant les noms de lieu anciens et modernes, Paris, 1891. - Georges PERROT, op. cit., p 626. 5. En partenariat et avec le soutien des Archives nationales et du Service interministériel des Archives de France. AUTEUR JEAN-PIERRE BRUNTERC’H Conservateur général du patrimoine, président du colloque 20 Problèmes généraux et multiplicité des sources 21 L’anthroponymie de l’empire romain Spécificité des sources documentaires Monique Dondin-Payre 1 La relation entre les sources et l’élucidation des principes de l’onomastique romaine (dans notre domaine nous employons – à tort – onomastique pour “anthroponymie”) est particulière à cause de la nature spécifique de cette onomastique. Dans toutes les sociétés, le nom a une valeur qui dépasse son utilité immédiatement perceptible de désignation d’un individu : il sert à isoler une personne au sein d’un ensemble social et familial, il transmet un capital culturel et symbolique qui, dans le monde romain, est particulièrement fort. Mais ce qui est fondamental dans l’onomastique romaine est que la nomenclature onomastique présente comme caractéristique d’exprimer en ellemême la place juridique des individus dans une société légalement hiérarchisée. 2 Il faut parler de système onomastique romain, et non latin : latin renvoie à la langue ; or la langue est indifférente : les informations sont données dans l’empire romain en latin, en grec, en libyco-punique, en celtibère, etc. 3 Ce système (j’emploie ce mot à dessein) onomastique romain est fondamentalement différent de tout ce qui a eu cours en Occident avant et après. Nomenclature onomastique et statut juridique 4 La nomenclature onomastique romaine présente comme principale spécificité d’exprimer la place juridique des individus dans la société. La hiérarchie onomastique, donc sociale, peut être résumée ainsi1 : 5 - en partant du bas, les esclaves ne sont pas considérés comme faisant partie de la société ; ce sont des choses. Ils sont désignés par un nom unique, qui ne correspond à aucune identité réelle puisqu’il leur est attribué par leur maître, selon ses désirs 2 ; ce nom est suivi le plus souvent de la mention du nom du propriétaire, jamais d’une information comme une filiation puisque des objets n’ont pas de famille ; 22 6 - séparés des esclaves par une frontière fondamentale, celle de la liberté, une autre catégorie ne porte qu’un anthroponyme, librement choisi : les pérégrins. On ne peut mieux les définir que par la négative : ce sont des hommes libres, non citoyens romains, des étrangers3 à la communauté romaine (globalement, ils composent les populations des territoires conquis, en commençant par le Latium, dès le VIIe siècle av. J.-C.). Ils sont pourvus d’une filiation officielle, toujours en ligne patrilinéaire ; elle prouve une naissance libre : la filiation, au-delà de l’identité, transmet donc un statut juridique ; 7 - les citoyens romains, enfin, sont dotés d’une nomenclature complexe. Elle comporte, pour les hommes, un prénom – “avant le nom” – suivi d’un gentilice (le nom de famille), lui-même suivi d’un cognomen, qu’on traduit faute de mieux par “surnom”. Cette nomenclature triple, qui a évolué à partir d’un anthroponyme initial unique, complété d’abord par le prénom puis par le surnom, est désignée comme tria nomina, “les trois noms”, dont la mention renvoie par métonymie à la « citoyenneté romaine ». 8 Le choix du prénom est libre juridiquement ; la liste en étant limitée à moins de vingt par les usages, non par la loi, ils sont toujours abrégés puisque très connus4. Dépourvu de valeur identificatrice individuelle comme de valeur affective (à la différence de ce qui se passe dans nos sociétés), maillon faible de l’onomastique, le prénom est le plus souvent omis à partir du milieu du IIe siècle ap. J.-C. Le gentilice n’est pas choisi : c’est obligatoirement le nom de la gens, le même que celui des ancêtres en lignée patrilinéaire5. Le choix du surnom n’est soumis à aucune obligation légale 6, mais, très souvent, il est pris dans un stock familial. Le fils aîné porte fréquemment une nomenclature identique, dans tous ses éléments, à celle de son père, les frères se différenciant par leur surnom. 9 Les femmes citoyennes romaines portent aussi le gentilice, transmis en ligne patrilinéaire ; pas de prénom et un surnom, choisi comme celui des hommes ; une femme garde le même gentilice toute sa vie, y compris après son mariage. 10 La filiation est indiquée, pour les hommes comme pour les femmes, par le prénom paternel suivi du mot filius “fils de -”, et peut être exprimée sur plusieurs générations : le prénom est la preuve du statut de citoyen romain, qui se transmet du père aux enfants. 11 Ce schéma subit des variations dans l’expression et les usages privés, mais légalement la présence ou non de ces éléments, selon le statut juridique, n’est pas négociable : on ne « choisit » pas de porter une nomenclature citoyenne, on a le droit de la porter ; sa structure est semblable partout, elle ne connaît pas de variations géographiques, puisqu’elle correspond à un statut, la citoyenneté romaine, qui ouvre les mêmes droits et implique les mêmes devoirs partout dans l’empire ; cette universalité est une différence fondamentale avec la citoyenneté grecque. 12 Comment a-t-on eu connaissance de ce système compliqué, si insolite dans le monde indo-européen ? Les sources directes 13 Les Romains étaient conscients de la singularité de leur onomastique, ce qui incita des érudits, des compilateurs, des grammairiens à s’interroger sur son origine et à gloser sur elle. Leur préoccupation essentielle est d’en expliquer la complexité par son évolution à partir d’un nom unique et de définir l’origine linguistique de ses éléments. 23 14 Un des premiers est le grammairien Varron7, qui s’attache, dans les fragments qui nous sont parvenus, à élucider la source ethnique et linguistique des mots. Par exemple, il fournit l’explication suivante du prénom Lucius : Luci nominati qui prima luce erant nati, “Sont appelés Lucius ceux qui naissent à la première lueur du jour” (VI, 5) [“lumière” se dit lux en latin] ; ou de l’existence de noms apparentés linguistiquement : « Les suffixations volontaires sont celles qui tirent leur origine de la volonté de l’homme, ainsi Romulus, dérivé de Roma » (X, 15). 15 C’est abusivement que les sept paragraphes intitulés « Sur les prénoms » ont été ajoutés aux « Dits et faits mémorables » de Valère Maxime, dont ils sont présentés comme les livres 10 et 11. Ils sont probablement l’œuvre de Julius Paris, un compilateur du IVe siècle8. Les deux premiers chapitres soulignent la simplicité première des noms traditionnels romains ; l’auteur y désavoue Varron, selon lequel ils ne comprenaient ni prénom ni surnom. Les chapitres suivants sont une discussion, souvent surprenante, de l’étymologie des noms. 16 On reste dans le même registre étymologique avec des traités comme celui du grammairien Festus, dont l’œuvre De verborum significatu (“Sur la signification des mots”) est un abrégé de Verrius Flaccus (fin du Ier siècle av.-début du Ier siècle ap. J.C.), lui-même connu par un abrégé de Paul Diacre et par des citations dans des manuscrits, notamment celui que publia Fulvius Orsinus (Ursin) au XVIe siècle9. 17 Priscien de Césarée10 évoque dans ses Institutiones grammaticae (“Règles de grammaire”) l’évolution de la nomenclature onomastique11 : « Le prénom a été placé avant le nom, soit pour différencier soit parce que, à l’époque où les Romains admirent les Sabins dans leur état, ils placèrent leur propre nom en tête, les Sabins firent de même » (11, 13-17). 18 Mais la phrase la plus explicite sur la portée juridique de la nomenclature se trouve chez le rhéteur Quintilien (Ier siècle ap. J.-C.) : « Ce qui est propre à un homme libre, c’est ce que l’on ne peut pas avoir si on n’est pas libre : le prénom, le nom, le surnom, la tribu » (Institution oratoire, VII, 3, 27 27)12. Il donne la définition exacte des tria nomina en l’appliquant non à la catégorie des seuls citoyens romains, mais à celle des hommes libres, extension abusive du point de vue juridique mais souvent constatée dans les exégèses. 19 Si aucun exposé construit et cohérent n’expose les principes de l’onomastique romaine, la raison en est que la nomenclature n’intéresse guère les Romains pour elle-même – elle est une évidence –, mais pour sa signification sociale, qui garantit que chacun est à sa place légitime. Ainsi s’explique la sévérité de l’empereur Claude envers ceux qui prennent les trois noms citoyens alors qu’ils n’y ont pas droit : « [L’empereur Claude] interdit aux hommes de condition pérégrine d’usurper les noms [de citoyens] romains, particulièrement les gentilices. Quant à ceux qui usurpaient le droit de cité romaine, il les fit périr sous la hache dans la plaine esquiline » (Suétone, Divin Claude, 25, 8) 13. Ainsi s’explique que les tria nomina classent immédiatement parmi les personnes les plus respectables : « Essaie seulement de desserrer les lèvres [pour protester contre la mauvaise chère du festin] comme si tu portais trois noms et tu seras traîné par les pieds et déposé dehors tel Cacus frappé par Hercule14 ». Les tria nomina ont ce caractère intangible parce qu’ils remontent à une ère très ancienne, qui reste vague, mais qui est ressentie comme un âge d’or, quand chacun occupait sa juste place. Inversement, la confusion des groupes juridiques, donc des nomenclatures, est marque de chaos : « Rien 24 ne distingue le citoyen romain du pérégrin (= “non citoyen”) » (Cicéron, De la république, I, 67)15. 20 La population libre de tout l’empire est recensée tous les cinq ans ; alors, tous les éléments de la nomenclature sont obligatoirement inscrits dans les registres officiels du cens ; mais ces registres ont disparu16. 21 Dans ces conditions, en l’absence de discours théoriques et de données officielles, comment le classement et la signification des nomenclatures onomastiques romaines ont-ils pu être établis ? Le recours aux sources indirectes 22 Constatant que les magistrats chargés de frapper monnaie portaient les tria nomina, révélateurs de leur condition de citoyens romains, voyant qu’il en était de même sur les listes (les Fastes) qui énuméraient les responsables officiels 17, les historiens recoupèrent ces données avec les textes littéraires et historiques précédemment évoqués pour comprendre et interpréter des informations en apparence discordantes. L’entreprise fut menée en premier lieu par les savants prussiens de l’Académie de Berlin, spécialement par Theodor Mommsen et Joachim Marquardt, au XIXe siècle. Philologues, ils adoptèrent une approche d’abord centrée sur le postulat de l’évolution des désignations uninominales vers les nomenclatures complexes. Cette optique théorique se complexifia au fil du développement de l’épigraphie. En effet, la diffusion du positivisme au XIXe siècle fut propice à la mise en évidence d’une catégorie de sources différentes de celles qui primaient jusque-là : les inscriptions, considérées alors comme plus objectives que les textes d’historiens. Depuis longtemps, elles étaient rassemblées et organisées en recueils, mais, avec la découverte de l’Afrique du Nord antique, le point de vue documentaire sur Rome bascula puisque l’Afrique fournit d’un coup des milliers d’inscriptions18. Le Français Léon Renier, éditeur des Inscriptions romaines de l’Algérie19, fut le premier en Europe qui employa le mot « épigraphie 20 ». Les tombeaux, les mosaïques, les camps militaires, les monuments urbains révélèrent des millions de nomenclatures, de noms de magistrats, de légionnaires citoyens, de militaires auxiliaires pérégrins, d’habitants de cités et de paysans, de dévots de divinités romaines et africaines... À partir de ce corpus considérable, dont on connaissait précisément la provenance, on put établir des parallèles, des évolutions chronologiques, des nuances d’expression. 23 Ainsi, une inscription qui donne une liste de dévots du dieu Mercure montre que leur nomenclature onomastique n’est pas uniforme bien qu’ils habitent au même moment la petite ville de Limisa (au nord-est de la Tunisie) 21. Sur leurs tombeaux, les notables faisaient inscrire à l’extérieur leur nomenclature citoyenne triple, à l’intérieur leur nom unique indigène ; ou le bord d’une vasque offerte à Saturne, provenant de Sabratha (Libye), portait sur le nom du pérégrin dédicant en latin et punique : le nom libyque du pérégrin Iu[rat]h(a)n A[?]giaduris f[il]ius, “Jurathan fils d’Adiadur”, est écrit en néo-punique : YWNTHN BN ‘G’DR22. On disposait dorénavant d’informations permettant d’interpréter des documents jusque-là équivoques : qu’un citoyen romain doté de trois noms ne cite que son surnom n’était pas le scandale juridique apparent, mais cette formulation avait un sens, celui de s’inscrire dans un registre privé. Cicéron l’avait exprimé : « (Lettre de Cicéron) à Volumnius. Cilicie, décembre (51). Point de prénom dans la suscription de ta lettre [le correspondant a écrit : Volumnius Ciceroni 25 “Volumnius à Cicéron”] ; cette familiarité te convient. Mais moi, je me suis demandé un instant si ta lettre venait de Volumnius le sénateur, avec qui je suis en relations suivies. L’enjouement du contenu m’a fait comprendre qu’elle était de toi23 ». On appréhendait désormais sur une large échelle ces pratiques qui, loin d’être exceptionnelles, correspondaient à des intentions adaptées à des situations variées 24. Le Marcus Salvius que ses amis recommandaient aux suffrages des Pompéiens était bien le même que celui qui, à son tour, mettait en avant la candidature de son ami citoyen Casellius 25, ce qui ouvrait des perspectives sur le fonctionnement de la vie publique dans la ville. 24 Les textes littéraires et les inscriptions se complétaient. Les conséquences onomastiques de l’accord de la citoyenneté devenaient limpides : le bénéficiaire prenait obligatoirement un prénom et un nom, ceux de celui qui était intervenu pour lui faire accorder cet honneur, et leur adjoignait très souvent comme surnom son nom unique pérégrin. Caius Julius Vepo, qui la devait à l’empereur Auguste (« auquel le divin Auguste accorda la citoyenneté romaine »), avait pris les prénom et gentilice de celuici, qui lui-même les devait à son père adoptif, Jules César 26, et conservé comme cognomen le nom indigène de Norique Vepo27. 25 Crasippus, un philosophe péripatéticien originaire de Mitylène (île de Lesbos), donc pérégrin, se dénomma Marcus Tullius Crasippus, comme son bienfaiteur Cicéron, quand il obtint la citoyenneté romaine grâce à ce dernier. Deux sources se complètent pour le comprendre : un texte de l’historien hellénophone Plutarque (« Pour Cratippos, le philosophe péripatéticien, Cicéron obtint de César, alors au pouvoir, le droit de cité romaine », Suétone, Cicéron, 24) et l’épitaphe en latin que sa descendante, Tullia, fit élever à Pergame (Asie mineure) pour son père : « Tullia, fille de Marcus, a fait faire ce monument pour elle-même et pour les siens ; pour son frère, Marcus Tullius Crasippus, fils de Marcus, de la tribu Cornelia […] ; pour son fils Titus Aufidius Balbus, fils de Titus, de la tribu Arniensis […] ; pour son époux Titus Aufidus Spinter, fils de Titus de la tribu Aniensis… ». Le formulaire se décrypte ainsi : Cicéron s’appelle Marcus Tullius Cicero ; il intercède pour que Crasippus devienne citoyen romain ; par conséquent, celui-ci se nomme désormais Marcus Tullius (prénom et gentilice de son protecteur) Crasippus (son anthroponyme de pérégrin, qu’il conserve comme surnom). Le gentilice étant héréditaire en ligne patrilinéaire, la descendante de Crasippus s’appelle Tullia et son frère Marcus Tullius Crasippus, il est l’homonyme de leur ancêtre promu citoyen romain. Les tria nomina ont été transmis de génération en génération, sans modification. Tullia a épousé le citoyen romain Titus Aufidius Spinter ; elle a gardé son gentilice, mais leur fils porte les prénom et gentilice paternels (Titius Aufidius), complétés par un surnom déjà porté dans la famille (Balbus). 26 26 Désormais, le recoupement donnait à l’onomastique romaine une épaisseur chronologique, dessinait son évolution, la nuançait, ce que les textes littéraires à eux seuls n’avaient pas permis de percevoir. 27 Sous une apparence inégalitaire qui, aujourd’hui, nous semble inconvenante, l’onomastique romaine était parfaitement acceptée par les habitants de l’empire ; les pérégrins n’ont ni honte à exprimer leur identité ni réticence à transformer leur dénomination quand ils deviennent citoyens romains : la citoyenneté romaine est une citoyenneté d’intégration et non d’exclusion comme la citoyenneté grecque, tout est mis en œuvre pour que le statut juridique des hommes libres évolue : l’empire romain est une formidable machine à fabriquer des citoyens romains. L’empereur Claude appelait de ses vœux l’intégration au milieu du Ier siècle ap. J.-C. : « Mes ancêtres dont le plus ancien, né parmi les Sabins, reçut tout à la fois le droit de cité romaine et le titre de patricien, semblent m’exhorter à suivre la même politique […]. Ce ne sont plus seulement des hommes mais des nations et de vastes territoires que Rome a voulu associer à son nom. Honneur à la sagesse de Romulus qui vit ses voisins ennemis devenir en un seul jour citoyens » (Tacite, Annales, 11, 24). Le processus connut son aboutissement en 213 ap. J.-C. avec la Constitution antonine quand toute la population libre de l’empire devint citoyenne et fut donc dotée des tria nomina ; l’unification de la nomenclature onomastique refléta le renforcement de l’unité : Ubique domus, ubique populus, ubique respublica, ubique vita, “Partout des maisons, partout un même peuple, partout un État, partout la vie” (Tertullien, De l’âme, XXX, 3). BIBLIOGRAPHIE AE = L’Année épigraphique, Paris, Presses universitaires de France, 1888- . BENZINA BEN ABDALLAH Zaïneb, 2004-2005, « Catalogue des inscriptions inédites de Limisa », Antiquités africaines, n° 40-41, p. 99-203. 27 CIL = Corpus Inscriptionum Latinarum, Berlin, Königlich Preussische Akademie der Wissenschaften. CIL, IV = Inscriptiones parietariae Pompeianae Herculanenses Stabianae, éd. Karl ZANGEMEISTER et Richard SCHÖNE, 1871. CIL, V = Inscriptiones Galliae Cisalpinae Latinae, éd. Theodor MOMMSEN, 1872-1877. CIL, VIII = Inscriptiones Africae Latinae, éd. Georg WILMANNS et Theodor MOMMSEN, 1881. DEGRASSI Attilio, 1952, I fasti consolari dell’Impero romano dal 30 avanti Cristo al 613 dopo Cristo, Rome, Edizioni di storia e litteratura. DEMOUGIN Ségolène, 2001, « Le bureau palatin a censibus », Mélanges de l’École française de Rome : Antiquité, p. 621-631. — et NICOLET Claude (éd.), 1994, La mémoire perdue. À la recherche des archives oubliées, publiques et privées, de la Rome antique, Paris, Publications de la Sorbonne. DI VITA EVRARD Ginette, 2002-2003, « Sur deux inscriptions votives bilingues de Sabratha et de Lepcis Magna », Antiquités africaines, n° 38-39, p. 297-306. HARLAN Michael, 1996, Roman Republican Moneyers and their Coins 63 BC-49 BC, Londres, Trafalgar Square Publishing. HAURY Auguste, 1955, L’ironie et l’humour chez Cicéron, Leyde, Brill. ILTun = Inscriptions latines de la Tunisie, éd. Alfred M ERLIN, Paris, Presses universitaires de France, 1944. LASSÈRE Jean-Marie, 2005, Manuel d’épigraphie romaine, Paris, Picard. MOATTI Claudia (éd.), 1998, La mémoire perdue : recherches sur l’administration romaine, Rome, École française de Rome. MOMMSEN Theodor 1881 (éd.), CIL, VIII/1, Berlin, 1881. NICOLET Claude, 1988, L’inventaire du monde : géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Fayard. RENIER Léon, 1854, Mélanges d’épigraphie, Paris, Didot/Klincksieck. —, 1855-1858, Inscriptions romaines de l’Algérie recueillies et publiées sous les auspices de S. Exc. M. Hippolyte Fortoul, Paris, Imprimerie impériale. ZEHNACKER Hubert, 1973, Moneta. Recherches sur l’organisation et l’art des émissions monétaires de la République romaine (289-31 av. J.-C.), Rome, École française de Rome. NOTES 1. LASSÈRE 2005, t. I, p. 80-113. 2. Pline, Histoire Naturelle, VIII, 21 : « Trois personnes achètent chacune un esclave à Éphèse : la première donne à son esclave le nom Artemidorus ou Artemas, du nom du vendeur, Artemidorus. La seconde donne au sien celui d’Ion, dérivé d’Ionie, nom de la région où l’esclave a été acheté ; enfin, la troisième choisit celui d’Ephesius, d’après le nom de la ville, Éphèse ». 28 3. C’est la raison pour laquelle ils sont désignés comme peregrini : peregrinus = “étranger”. 4. LASSÈRE 2005, t. I, p. 84. 5. Cicéron, Topiques, 6, 27 : Gentiles sunt qui inter se eodem nomine sunt, « Ceux qui ont le même nom sont désignés comme gentiles ». Festus, livre 7, s.v. gentilis : « Ce mot désigne ceux qui appartiennent à la même famille que moi, et qui portent le même nom que moi » – gentiles mihi sunt, qui meo nome appellantur (éd. Wallace M. LINDSAY, Stuttgart/ Leipzig, Teubner, 1997). 6. Suétone, Sur les grammairiens, 18 : « Lucius Crassitius, Tarentin d’origine et affranchi, portait le surnom de Pasiclès, qu’il changea bientôt pour celui de Pansa ». Martial, Satires, VI, 17 : « Tu veux, Cinnamus, qu’on t’appelle Cinna. […] Si précédemment on t’avait nommé Furius, selon le même schéma il faudrait t’appeler Fur » (fur = “voleur”). 7. Varron, Sur la langue latine, 6 livres, 47-45 av. J.-C. : cette enquête étymologique, dont ne nous sont parvenus que des extraits, est concernée par la grammaire, les déclinaisons, l’origine des noms, mais pas par la structure onomastique. 8. Les épitomés de Julius Paris ont été transmis par Caius Titus Probus : Iuli Paridis Epitoma, Fragmentum de praenominibus, éd. John BRISCOE, Stuttgart/Leipzig, Teubner, 1998. 9. Sextus Pompeius Festus, fin du IIe siècle ap. J.-C., De verborum significatu, éd. Wallace M. LINDSAY, Stuttgart/Leipzig, Teubner, 1913. 10. Originaire de Maurétanie, actuelle Algérie, VIe siècle. 11. Éd. Heinrich KEIL dans Grammatici Latini, t. II, Hildesheim, Olms, 1855. 12. La tribu est la structure d’enregistrement des citoyens, au sein de laquelle ils votent. 13. À propos de pérégrins ayant pris de bonne foi les tria nomina sur le territoire de la cité de Trente, en Italie du Nord, où des peuples alpins formaient une enclave dont le statut juridique posait un problème, Claude prit la décision suivante, qui manifeste aussi l’équivalence entre tria nomina et condition citoyenne : « Les noms qu’ils avaient auparavant, je les autorise à les conserver sans changement comme citoyens romains » (CIL, V, 5050, 36-3 : tabula Clesiana, de Cles, nom de la localité où la plaque de bronze fut découverte). 14. Juvénal, Satires, 5, 125-127, trad. P. de 1967. LABRIOLLE et F. VILLENEUVE, Paris, CUF-Budé, 15. Cicéron ajoute, comme preuve de la débâcle générale : « Les esclaves aussi se comportent comme s’ils étaient libres, les femmes comme si elles avaient les mêmes droits que leurs maris ». 16. Voir NICOLET 1988, chap. VII « Contrôle de l’espace humain : les recensements », p. 133-157 ; voir aussi DEMOUGIN et al. 1994 ; MOATTI 1998 ; DEMOUGIN 2001. 17. DEGRASSI 1952 ; HARLAN 1996 ; ZEHNACKER 1973. 18. MOMMSEN 1881, p. XXVII : « La découverte d’inscriptions africaines bouleversa l’état non seulement de l’épigraphie africaine, mais de tout l’univers latin » (inventiones titulorum Africanorum epigraphiae non solum Africanae, sed Latinae universae statum mutaverunt). 29 19. RENIER 1855-1858 ; la plupart des 4 417 textes étaient inédits et aucun n’avait été intégré à un recueil. 20. RENIER 1854 ; le mot épigraphie n’était pas encore inscrit au dictionnaire. 21. AE 2004, 1687 ; BENZINA BEN ABDALLAH 2004-2005, p. 114-115, n° 13. 22. AE 1980, 900, revue par DI VITA EVRARD 2002-2003. 23. Cicéron, Lettres aux amis, VII, 32. 24. Voir Cicéron, encore : « Tu as reçu à l’assemblée une lettre que tu disais avoir reçue de C. César “César à Pulcher”, et tu as même soutenu qu’il t’avait donné une marque d’amitié en n’écrivant que les surnoms » (Sur sa maison, IX, 23) ; voir HAURY 1955, p. 89-90. 25. « Élisez Marcus Salvius comme édile » [M(arcum) Salvium aedilem] ; « Salvius propose Casellius comme édile » [Casellium aed(ilem) Salvius rog(at)] (CIL, IV, 3493, 7380, Pompéi). 26. La dénomination contemporaine inverse les prénom (César/ Caesar) et gentilice (Jules/Julius) latins. 27. CIL, V, 5232, Celeia, Norique. L’empereur Auguste est dit « divin » parce que l’inscription a été élevée après sa mort (14 ap. J.-C.), quand il fut mis au rang des dieux. Caius Julius Vepo (cet élément onomastique n’est attesté que dans les provinces d’Europe centrale, le personnage est originaire de Norique) a élevé un tombeau pour lui-même, pour ses enfants et pour son épouse, Boniata fille d’Antonius ; cette dernière est une pérégrine à anthroponyme unique (Boniata), comme son père (Antonius), puisque l’accord de la citoyenneté est individuel et non rétroactif ; les descendants nés avant l’accès à la citoyenneté restent pérégrins, sauf clause expresse : « Quintus Caecilius Latro, fils de Quintus, inscrit dans la tribu Quirina, auquel la citoyenneté romaine fut donnée, ainsi qu’à ses enfants » – civitate don(atus) cum / liberis suis (ILTun, 1318, Aïn Tounga). AUTEUR MONIQUE DONDIN-PAYRE CNRS – UMR 8210 (Paris) 30 Abandonner, changer ou conserver son nom Sources et enjeux sociaux d’une pratique monastique à Byzance (IXe-XIIIe siècle) Lucile Hermay 1 Dans le monde byzantin, du milieu du IXe jusqu’au XIIIe siècle en particulier, mais également au-delà, le nom personnel était principalement composé de deux éléments : les tria nomina romains avaient depuis longtemps été abandonnés. Chaque Byzantin détenait un nom usuel individuel, attribué, selon les sources liturgiques, à l’église le jour du baptême, huit jours après la naissance. Ce nom, dit onoma en grec, était le plus souvent chrétien : citons notamment Jean, Michel, Constantin pour les hommes, Marie pour les femmes1. À ce nom s’ajoutait une seconde dénomination, épiklin ou épiklisis, dont la nature exacte reste parfois floue dans les sources. Il pouvait s’agir d’un surnom personnel, d’un surnom transmissible (le cognomen romain) ou d’un nom de famille. À l’époque médiévale, l’usage de cette seconde dénomination tendit à se développer. Plus précisément, l’emploi d’un patronyme crût à partir du VIIIe siècle, d’abord essentiellement au sein de la très haute aristocratie, pour se généraliser ensuite au IXe siècle2. L’octroi et la possession de ces noms étaient de véritables marqueurs sociaux 3. Ils répondaient à des logiques de distinction sociale et de reproduction familiale. D’une part, les grandes familles utilisèrent de façon récurrente certains noms de baptême, qui devinrent de véritables attributs distinctifs familiaux. D’autre part, l’usage d’un patronyme révèle au sein des élites byzantines l’importance croissante du génos, c’està-dire de la « race » dans une traduction littérale, mais plus précisément du lignage. 2 L’étude des noms des moines byzantins présente des spécificités par rapport à ces cadres généraux. Le moine devait abandonner son nom individuel et son patronyme laïcs. Parce qu’il s’agissait de faire preuve d’humilité, de marquer sa volonté de rupture avec le monde et surtout de signifier un nouveau baptême, les moines prenaient un nouvel onoma lors de leur tonsure. Alors que cette habitude était plutôt rare à l’époque protobyzantine4, la métonomasia se généralisa ensuite, la nécessité de contrôler les moines devenant moins stricte5. Les historiens soulignent généralement l’habitude qu’avaient les moines de conserver la première lettre de leur nom de baptême 6, mais 31 cette règle n’était pas absolue. L’exemple le plus fameux fut le choix du grand auteur Constantin Psellos, qui devint le moine Michel. Toutefois, le changement de nom n’était pas systématique7. Comme l’a souligné A.-M. Talbot, ce changement relevait plus du rite coutumier que d’une réelle prescription puisqu’aucun canon ni règle monastique ne le prescrivait8. Par ailleurs, l’onomastique monastique s’étudie à partir d’un corpus de sources bien particulier. Alors que les chroniques ou les histoires sont des sources essentielles pour l’étude de l’anthroponymie des laïcs, ces textes, d’une façon générale, renseignent peu sur les moines. Il faut donc aller chercher des informations dans d’autres types de sources, notamment dans les Vies de saint et dans les sources documentaires, essentiellement les archives monastiques et les sceaux de plomb personnels. 3 C’est à partir de ces spécificités que l’on peut réfléchir sur les enjeux sociaux et historiques de l’anthroponymie monastique. Une analyse typologique des sources permet de mettre en évidence que l’énonciation du nom variait selon la nature du document, mais aussi de démontrer que si l’habitude de changement de nom constituait un idéal, elle faisait aussi l’objet de résistances, notamment chez les moines appartenant à l’élite sociale de l’Empire. 4 Les Vies de saints sont des sources essentielles pour étudier le monachisme byzantin. À l’époque médiobyzantine, le monde monastique avait largement accaparé la sainteté puisque la majorité de ces textes avaient pour protagoniste et pour auteur un moine 9. Ces écrits sont toutefois à utiliser avec précaution puisque leurs auteurs ne visaient pas à décrire la réalité du monde qui les entourait, mais cherchaient à construire un modèle de comportement édifiant. Pour cette étude, ils nous permettront d’analyser comment la rupture avec le monde marquée par le changement de nom individuel participait de la construction de la sainteté, et de déterminer si l’abandon du patronyme était présenté comme un idéal. 5 Le tableau suivant répertorie les noms laïcs et monastiques des principaux saintsmoines historiques de la période médiobyzantine. Tableau 1 : les noms des principaux saints historiques de la période médiobyzantine Nom monastique Nom laïc Athanase Abraamios Basile Non mentionné dans Vie de Basile le jeune, BHG 264 la Vie Blaise Basile Vie de Blaise d’Amorium, BHG 278 Christodoulos Jean Vie de Christodoulos, BHG 303 Constantin Non mentionné dans Vie de Constantin de Synada, BHG 370-370c la Vie Cyrille Constantin Sources Vie A d’Athanase de Lavra, BHG 187 Vie B d’Athanase de Lavra, BHG 188 F. DVORNIK, Les légendes de Constantin et de Méthode, Prague, Orbis, 1933. 32 Kyriakos Euthyme Non mentionné dans Vie du patriarche Euthyme, BHG 651 la Vie Euthyme Non mentionné dans la Vie Vie d’Euthyme le jeune, BHG 655 Évariste Serge Vie d’Évariste de Kokorobion, BHG 2153 Ignace Nicétas Vie du patriarche Ignace, BHG 817 Irène Non mentionné dans Vie d’Irène de Chrysobalanton, BHG 952 la Vie Lazare Léon Vie de Lazare du Galésion, BHG 979 Léontios Léon Vie de Léontios, BHG 958 Luc Non mentionné dans Vie de Luc le jeune, BHG 994 la Vie Luc Non mentionné dans Vie de Luc le stylite, BHG 2239 la Vie Méthode Non mentionné dans Vie de Méthode, BHG 1278 la Vie Méthode Michel Michel Manuel Vie de Michel Maléïnos, BHG 1295 Nicétas Nikôn Vie de Nikôn le Métanoeite, BHG 1366 Nicolas 6 Vie de Cyrille le Philéote, BHG 468 Cyrille Non mentionné dans la Vie F. DVORNIK, Les légendes de Constantin et de Méthode, Prague, Orbis, 1933. Vie de Nicolas le stoudite, BHG 1365 Paul Non mentionné dans Vie de Paul du Latros, BHG 1474-74h la Vie Pierre Non mentionné dans Vie de Pierre d’Argos, ΒΗG 1504 la Vie Syméon Serge Vie de Syméon le Nouveau Théologien, BHG 1692 Théodora Agapè Vie de Théodora de Thessalonique, BHG 1737 Ainsi, la majorité des saints avaient, selon leur hagiographe, abandonné leur nom de baptême. Sur les vingt-cinq moines recensés, au moins quinze avaient changé de nom. Nous remarquons aussi qu’ils prenaient souvent un nom monastique commençant par la même initiale. Ce tableau met en outre en évidence une certaine variété dans les 33 noms choisis, alors même qu’une étude prosopographique des moines médiobyzantins laisse apparaître que les noms Jean et Michel étaient privilégiés lors de la prise d’habit 10. L’abandon n’était toutefois pas automatique puisque neuf moines sur vingt-cinq semblent avoir conservé leur nom de baptême (même si dans certains cas nous pouvons supposer que l’hagiographe ignorait simplement le nom laïc de son protagoniste). 7 Un cas en particulier a attiré notre attention : celui de Nikôn le Métanoeite. La Vie de ce saint, rédigée au XIe siècle, laisse supposer que les noms monastiques pouvaient, sinon être rejetés, du moins être modérément usités. Ce saint serait né dans le premier tiers du Xe siècle sur le Pont Polémoniaque et, après de nombreux périples, serait allé s’installer à Sparte. Il avait reçu lors de son baptême le nom Nikôn, “celui qui triomphe”. Selon son hagiographe, lorsqu’il fut tonsuré au monastère de Chrysè Pétra sur le Pont, il reçut le nom Nicétas, relativement rare pour un moine 11, mais dont la signification est proche de celle de Nikôn. Or, ce nom monastique ne fut ensuite jamais repris dans la Vie de ce saint, ni dans le développement de son culte 12, comme l’atteste la mosaïque le représentant au monastère Hosios Loukas en Phocide. Cette mosaïque, réalisée au XIe siècle, porte en effet l’inscription « Ο A[ΓΙΟΣ] ΝΙΚΩΝ Ο ΜΕΤΑΝΟΕΙΤΑΙ ». Fig. 1 : mosaïque de Nikôn le Métanoeite (église du monastère d’Hosios Loukas en Phocide, nef, lunette de la baie sud-ouest) 8 Selon R. Morris, le culte de ce saint se serait certainement développé dès son vivant et aurait été prolongé après sa mort par la rédaction de sa Vie. Ainsi, Nikôn lui-même et son hagiographe auraient privilégié l’emploi du nom laïc, attribué au baptême. On peut supposer que ce dernier était un nom « familial », que le saint préféra conserver au détriment de son nom de moine. 9 Certains hagiographes insistent dans leur œuvre sur la mise en scène du changement de l’onoma laïc. Ces récits sont précieux car ce sont les seuls documents de l’époque 34 médiobyzantine à présenter ce rite : les sources liturgiques sont en effet muettes sur celui-ci jusqu’au XIVe siècle. Quelques tendances peuvent être mises en évidence. Le changement de nom avait lieu après un temps d’initiation, au moment où le moine recevait le schèma – l’habit monastique – et entrait au monastère. Ainsi, dans les années 920, Manuel Maleïnos pressa le vieillard auprès duquel il s’était réfugié et initié à l’ascèse, de le tonsurer ; « au quatrième jour, il fut revêtu du saint habit et appelé Michel au lieu de Manuel13 ». Ce changement d’état fut rapide puisqu’il craignait, nous dit son hagiographe, que son père ne découvrît le lieu de sa retraite et ne l’en arrachât de force. Le changement de nom accompagnait le changement d’habit. C’est le gérôn, un moine âgé, jouissant souvent d’une autorité charismatique, qui tonsurait le néophyte et choisissait son nom monastique14. Par exemple, selon les hagiographes d’Athanase, fondateur de la Grande Laure de l’Athos, c’est Michel Maleïnos, lui-même reconnu comme saint, qui tonsura Abraamios et lui choisit son nouveau nom 15. Le charisme du moine Michel rejaillissait directement sur Abraamios. L’auteur de la Vie d’Athanase insiste d’ailleurs sur la signification prophétique du nom choisi par Michel. Ce choix annonçait plus précisément le caractère immortel (athanasios) de son œuvre et de sa renommée. 10 Le choix d’un nom à caractère prophétique relève d’un topos que l’on retrouve dans diverses hagiographies. Dans la Vie de Blaise d’Amorium, l’hagiographe dresse un parallèle entre l’octroi du nom Blaise et les vertus du saint : « le grand Eustrate [...] le tonsura et l’orna de l’habit angélique ; il le prénomma, en prophète, Blaise, tirant ce nom du bourgeon fertile, puisqu’il se trouvait être engendré pour la dissémination des vertus16 ». Le changement de nom était donc porteur de sens. En rapportant ce rite, l’hagiographe justifiait cette pratique, qui n’avait aucun fondement formel ou institutionnel. 11 Pour les patronymes, la majorité des hagiographes semblent avoir prôné un idéal de rupture familiale. Seuls deux patronymes de saints-moines sont connus. Manuel/ Michel appartenait à l’une des plus grandes familles de son temps, les Maléïnoi, et Irène, abbesse de Chrysobalanton, appartenait à la famille des Gouber 17. Les mentions de ces patronymes s’inscrivent dans un contexte particulier puisque les cultes de ces saints eurent un caractère familial. Il s’agissait autant de démontrer la qualité du lignage du saint que de faire l’éloge de sa famille. 12 La metonomasia et l’abandon du patronyme, prolongement de l’idéal de coupure avec la famille, furent ainsi des pratiques exaltées par l’hagiographie médiobyzantine. Les sources documentaires fournissent à ce sujet un éclairage plus nuancé. Si elles recèlent moins de détails sur les conditions d’imposition des noms monastiques, les archives offrent en effet un aperçu plus concret des pratiques sociales, qu’il s’agisse de celles des membres de l’élite de l’Empire – cités dans les obituaires, et disposant de sceaux – comme du commun des moines. Analyser et comparer ces différentes sources permet de mettre en perspective la dimension sociale du changement de nom. Enfin, bulles et signatures donnent la possibilité d’analyser la façon dont les moines se désignaient eux-mêmes. 13 Quelques exemples montrent que le changement de nom fut pratiqué par des membres de la plus haute aristocratie. Le moine Ignace fit ainsi figurer sur son sceau l’inscription suivante : « Seigneur, aide ton serviteur | le moine Ignace, césar 18 ». Grâce à la mention de sa dignité de césar, nous pouvons identifier ce personnage avec le césar Jean Doukas, éminent homme d’État, tonsuré de force à la suite d’une révolte politique dans les 35 années 107019. Or, le prénom Ignace était uniquement porté par les moines. L’adoption de celui-ci marquait donc une volonté de manifester sans ambiguïté un changement d’état ; son usage s’inscrivait dans la continuité de l’idéal hagiographique. Nous pouvons toutefois nuancer ce constat. Le sceau d’un moine daté du milieu du XIIe siècle montre que la règle de la métonomasia pouvait induire une certaine confusion chez un correspondant : il pouvait être bon pour un aristocrate de rappeler son ancien nom de baptême. En témoigne l’exemple de ce Byzantin qui fit inscrire sur sa bulle : « [...] sceau du moine [...] | [K]atakalôn avant, et maintenant Charitônumos 20 ». Si, selon Vitalien Laurent, Katakalôn peut ressortir à la catégorie des noms de famille aussi bien qu’à celle des noms de baptême, le parallélisme de la syntaxe invite plutôt à se rallier à cette dernière hypothèse21. Nous aurions là un aristocrate soucieux de préciser son ancienne identité à son correspondant. L’abandon du nom laïc n’était donc pas systématique. D’ailleurs, certains membres éminents de la haute aristocratie conservaient celui-ci après avoir pris l’habit. Ainsi, Jean Comnène, père de l’empereur Alexis Ier Comnène, ne changea pas de nom22. De même, sa femme, Anne Dalassène, conserva son nom de baptême et son patronyme, comme l’attestent ses sceaux 23. Ce maintien marquait certainement le refus de renoncer à son identité, et au marqueur social qu’était le nom individuel. 14 À partir du XIe siècle, la répétition de noms monastiques au sein de grandes familles aristocratiques devint notable, notamment au sein des familles impériales Comnène et Doukai. La liste des commémoraisons du monastère constantinopolitain dédié au Christ-Philanthrope, fondé au début du XIIe siècle par Irène Doukas, femme de l’empereur Alexis Ier Comnène, nous renseigne directement sur ces reprises. Par cette liste, comprenant essentiellement des membres de la famille impériale, nous apprenons que Théodora Doukas prit le nom monastique que portaient sa sœur – l’impératrice – et sa grand-mère24. Le frère de Théodora et de l’impératrice, Michel Doukas, prit le même nom que son père Andronic, c’est-à-dire Antoine25. Dans la famille des Comnènes, apparentée aux Doukai, les frères Isaac26 et Adrien 27 Comnène choisirent comme nom de moine le nom de baptême de leur père Jean28. Ce même nom fut d’ailleurs repris au XIIe siècle par le petit-fils d’Isaac, lui-même appelé Isaac 29. Enfin, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, trois membres de la famille des Kontostéphanoi, Alexis, Jean et Alexis prirent le nom monastique Antoine30. L’usage de l’identité de la lettre initiale n’étant pas suivi par tous, ce choix témoigne de la volonté d’adopter un nom monastique familial. Ainsi, à partir du XIe siècle, des moines appartenant à l’élite aristocratique semblent avoir élaboré leur propre stratégie pour continuer, tout en étant moines, à se distinguer par un nom appartenant au répertoire familial. Qu’en était-il du nom patronymique ? 15 Nous avons déjà souligné que la moniale Anne Dalassène, membre d’une prestigieuse famille, faisait systématiquement figurer son patronyme sur ses sceaux. Toutefois, les sources documentaires confirment que l’humilité monastique et la volonté de rupture familiale limitèrent, aux XIe et XIIe siècles, la diffusion de l’usage d’un nom de famille ou d’un surnom transmissible31. Le recensement et l’étude systématique des souscriptions et des suscriptions des actes athonites permettent d’étudier cet usage et son évolution32. Au Xe siècle, sur l’ensemble des actes conservés, seuls douze moines signèrent ou furent désignés au moyen d’un nom de famille ou d’un « surnom familial ». Dans une grande majorité, ces moines étaient des abbés et fondateurs de monastère, c’est-à-dire des membres de l’élite institutionnelle, économique et très 36 certainement sociale de la Sainte Montagne. Cependant, parmi ces anthroponymes, nous ne trouvons pas de nom de la grande aristocratie constantinopolitaine. Il s’agissait très probablement de moines issus de la société locale, qui cherchaient, dans la seconde moitié du Xe siècle, à se distinguer par un patronyme33. À partir du XIe siècle, l’emploi des noms de famille se développe dans la société laïque, mais les archives athonites ne dénotent pas d’accroissement de leur usage, sauf pour les moines issus des grandes familles. Même si beaucoup moins d’actes ont été conservés pour le XIIe siècle, on observe que l’usage du patronyme, qui reste largement minoritaire, concerne au final toujours l’élite sociale et institutionnelle de la Sainte Montagne. Dans un acte de donation de 1115 par lequel il s’engageait à faire don de ses biens à la Grande Laure, Nicéphore Képhalas, grand dignitaire proche de l’empereur, cite ainsi, par la main d’un scribe, treize moines de ce monastère : l’higoumène Théodore Képhalas, l’économe Euthyme, l’ecclésiarque Néophyte, l’économe du métoque de Hiérissos, Dorothéos, un ancien économe, Neilos, un ancien ecclésiarque, Georges, le cellerier, Joannice, l’économe du métoque tou Gomatou, Georges, et cinq simples moines, Timothée, Antoine, Barlaam, Néophyte et Thomas34. L’élite du monastère se trouvait citée dans le corps du document. Parmi ces moines détenteurs de diaconies stratégiques, un seul était désigné par son patronyme : Théodore Képhalas. Celui-ci portait le même patronyme que le donateur et était certainement son parent. Surtout, il appartenait à une très grande famille aristocratique, les Képhalai, introduite à la cour impériale 35. Pour ces deux raisons, ce personnage avait certainement demandé au scribe d’ajouter son nom de famille à son nom de moine. Ainsi, dans les milieux monastiques du XIIe siècle, relever son patronyme était essentiellement le fait de l’élite sociale. 16 Ces conclusions sont confirmées par l’étude des sceaux de moines. Nous avons recensé dans les principales publications une soixantaine de moines ayant fait préciser sur leur sceau leur patronyme36. Tous ces sceaux ont été datés par les éditeurs du XIe ou du XIIe siècle. La très grande majorité a été émise à partir de la seconde moitié du XIe siècle – alors que les noms de famille apparaissent dès le deuxième tiers du Xe siècle sur les sceaux des laïcs37. L’un des sceaux patronymiques les plus anciens (fin du Xe-début du XIe siècle) est celui de la nonne Marie Choirosphakteria 38. Cette moniale appartenait à l’une des plus grandes familles de l’Empire, qui était aussi parmi les premières à s’être distinguées par un patronyme39. En étudiant cette soixantaine de patronymes, ou plus exactement de familles, on peut conclure que tous les possesseurs de ces sceaux appartenaient à la haute aristocratie. La très grande majorité des patronymes gravés sur les sceaux de moines sont en effet des patronymes connus par d’autres détenteurs prestigieux. Nous retrouvons ainsi des membres de la famille des Comnènes 40 et des Dalassènes41, notamment des femmes, mais aussi de la famille des Sklèroi 42, des Nestongoi43 ou encore des Krateroi 44. Si quelques patronymes gravés restent relativement rares, les dignités ou fonctions des moines attestent néanmoins de leur haute extraction sociale. Par exemple, Basile porte un patronyme rare, Gournos, mais sa dignité de kouboukleisios et sa fonction d’higoumène45 confirment son extraction aristocratique. L’emploi de son patronyme visait à souligner son prestige familial. Sur son sceau, Macaire Machétarios fit graver à la fin du XIe siècle cette inscription : « je scelle les écrits du moine Macaire, qui tire sa souche de la famille des Machétarios 46 ». La revendication de l’origine familiale apparaît ici évidente. Enfin, à la fin du XIe siècle, une moniale fit même graver sur son sceau deux noms de famille – « Doukaina, moniale, la Kourtikina47 ». Faire apparaître son nom de famille sur un sceau serait donc 37 avant tout la pratique de moines de la très haute aristocratie qui continueraient à utiliser leur patronyme comme signe de distinction sociale, notamment à partir du milieu du XIe siècle et pendant tout le XIIe siècle. Cet usage s’expliquerait notamment par l’habitude qu’avaient les grands aristocrates de se retirer à la fin de leur vie dans un monastère48. 17 L’étude de l’anthroponymie monastique permet de démontrer que, malgré l’idéal prôné par les Vies de saints, certains moines issus de grandes familles cherchaient à se distinguer de la masse des moines en conservant et donc en revendiquant certains éléments du patrimoine onomastique familial. Ainsi, la confrontation entre sources hagiographiques et sources documentaires révèle tout un jeu de négociations autour du nom des moines. Parce qu’elle permet de mettre en évidence la construction symbolique d’une nouvelle identité ou la réticence à abandonner son ancienne identité, l’étude de l’anthroponymie monastique constitue un terrain propice à une meilleure compréhension des pratiques et des enjeux de l’onomastique byzantine. BIBLIOGRAPHIE Actes de Lavra, t. 1 : Des origines à 1204, éd. 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Vie et office de S. Michel Maléïnos, éd. Louis PETIT, Paris, Picard, 1903. Vitae duae antiquae sancti Athanasii Athonitae, éd. Jacques NORET, Turnhout, Brepols, 1982. NOTES 1. CHEYNET 1996, p. 272. 2. PATLAGEAN 1984, p. 29-32 ; CHEYNET 1996, p. 273-275. 3. Sur les noms comme « sentiment d’appartenance à une famille », voir ibid., p. 292. Il était courant de donner à l’enfant premier né le nom du grand-père paternel ou de la grand-mère paternelle, puis au deuxième né celui des grands-parents maternels. 4. DÉROCHE 2007, p. 417-418. 5. Ibid., p. 418-419. 6. CHEYNET 1996, p. 288 ; TALBOT et al. 2006, p. 99-100. 7. Ibid., p. 93-95 ; voir aussi KAZHDAN 1991, p. 1436. 8. Ibid., p. 91. 9. PATLAGEAN 1981, p. 88-102. 10. HERMAY 2015a, p. 46-181. 11. The Life of Saint Nikon, 5, p. 40. 12. MORRIS 2004, p. 431-558. 13. Vie et office de S. Michel Maléïnos, 7, p. 11. 14. Pour la période postérieure, des listes de noms de moines ont même été conservées ( TALBOT 2007, p. 643-645). 15. Vitae duae antiquae sancti Athanasii Athonitae, 23, p. 13 ; 9, p. 135. 16. « ὁ μέγας Εὐστράτιος [...], ἀποκείρει τοῦτον κατακοσμήσας τῷ ἀγγελικῷ σχήματι, Βλάσιον αὐτόν, ὡς κατάκαρπον βλαστὸν χρηματίζοντα, προφητικῶς ὀνομάσας, ἅτε παρὰ τὰς τῶν ἀρετῶν ἐξόδους πεφυτευμένον ὑπάρχοντα. » (Vie de Blaise d’Amorium, 11, col. 663A). 17. The Life of St Irene…, 3, p. 12. 18. « + Κ(υ◌́ρι)ε Βοη◌́θει τω◌͂ͅ σω◌͂ͅ δ(ου◌́)λω◌ͅ | Ι◌̓γνωτι◌́ω◌ͅ (μον)αχ(ω◌͂ͅ) τω◌͂ͅ Και◌́σαρι » (LAURENT 1963-1972, vol. 2, p. 259-260, n° 1387). 19. Nicephori Bryennii historiarum libri quattuor, II, 18, p. 181 ; CHEYNET 1990, p. 79-80, n° 99. 20. « [...]ου σφράγισ[μα] τοῦ μονοτρ[ό]που | Κατακαλῶν πρίν, νῦν δὲ Χαριτωνύμου » ( LAURENT 1963-1972, vol. 2, p. 266, n° 1400). 21. V. Laurent traduit ce nom par “Jean”. Néanmoins, il apparaît bien sous cette forme dans l’une des listes de noms monastiques d’époque paléologue éditées par A.-M. Talbot ( TALBOT 2007, p. 642). 22. KOUROUPOU et al. 2005, p. 46, n° 19, com. p. 65. 23. CHEYNET 2008, p. 438-447. 24. KOUROUPOU et al. 2005, p. 45, n° 17, com. p. 56. 25. Ibid., p. 45, n° 14, com. p. 53-54 ; D. Polemis attribue, certainement par mégarde, le nom monastique Antoine à Jean Doukas, frère de Michel ( POLEMIS 1968, p. 79). Sur Andronikos Doukas, voir KOUROUPOU et al. 2005, p. 43, n° 6, com. p. 49-50. 26. Ibid., p. 45, n° 16, com. p. 55-56. 27. Ibid., p. 45, n° 24, com. p. 61-62. 28. Ibid., p. 46, n° 29, com. p. 65. 29. BARZOS 1984, vol. 1, p. 286. 40 30. GRÉGOIRE 1909, p. 153-157. 31. C HEYNET 1996, p. 275. Comme le rappelle J. Lefort, alors que le « nom de famille » devient systématique pour l’aristocratie au XIIe siècle, à la même époque, il n’est pas adopté dans la paysannerie, qui utilise des « surnoms familiaux », c’est-à-dire des surnoms transmis, mais non de façon systématique ou générale (LEFORT 1991, p. 257). 32. Pour des détails sur ce recensement, voir HERMAY 2015b, p. 106-132. 33. CHEYNET 1990, p. 208. 34. Actes de Lavra…, 60, p. 313. 35. Nicéphore Képhalas avait reçu sous le règne de Nicéphore III Botaniatès des terres klasmatiques dont la possession lui avait été confirmée par Alexis I er Comnène (ROUILLARD 1929-1930, p. 444-450 ; Actes de Lavra I 1970, 44, p. 243-244). En 1086, devenu proèdre et catépan d’Abydos et ayant défendu Larissa face à Bohémond, Alexis I er Comnène lui remit un nouveau chôrion, qu’il avait confisqué à des conspirateurs, avec une complète exemption fiscale (ibid., 48, p. 258-259). 36. Nous préférons ici donner un ordre de grandeur plutôt qu’un chiffre précis. 37. STEPHENSON 1994, p. 209. 38. LAURENT 1963-1972, vol. 2, p. 299-300, n° 1473. 39. PATLAGEAN 1984, p. 31. 40. Voir notamment les sceaux d’Anne Dalassène, moniale (C HEYNET 1986, p. 445-447 ; LAURENT 1963-1972, vol. 3, p. 279, n° 2009 et 2010), et de Marie Dalassène, moniale (ibid., vol. 2, p. 299, n° 1472). 41. Voir les sceaux de Xénè Comnène, moniale (ibid., vol. 2, p. 300-301, n° 1475 et 1476), et d’Anne Comnène, moniale (ibid., vol. 3, p. 281, n° 2011bis). 42. Il s’agit du sceau d’Ignace Sklèros (ibid., vol. 2, p. 260-261, n° 1389). 43. Il s’agit du sceau de la moniale Xénè Nestongissa (ibid., vol. 3, p. 283, n° 2014). 44. Il s’agit du sceau de Maxime Kratéros ( STAVRAKOS 2000, p. 227 ; CHEYNET et al. 2012, p. 610-611, n° 6128). 45. LAURENT 1963-1972, vol. 1, p. 127, n° 165. 46. « Γραφα◌̀ς σραγι◌́ζω μοναχου◌͂ Μακαρι◌́ου σι◌́ρμ(α) γε◌́νους ε◌̔́λκοντ(ος) Μαχηταρι◌́ων » (ibid., vol. 2, p. 249, n° 1360). Cette famille était d’origine arménienne et fournit plusieurs cadres de l’administration civile. Basile Machétarios, fonctionnaire civil, reçut un commandement militaire (CHEYNET 1990, p. 195, n° 38bis). 47. « Δουκ(αι◌́)να μ(ο)ναχη◌͂ͅ τη◌͂ͅ Κουρτικι◌́να » (LAURENT 1963-1972, vol. 2, p. 295, n° 1464). Comme le souligne V. Laurent, il paraît relativement improbable que l’un de ces deux noms soit un nom de baptême. 48. CHEYNET 1996, p. 288. AUTEUR LUCILE HERMAY Université Paris-Nanterre 41 Quo nomine vocaris ? Identifier les noms et les personnes dans les sources en Angleterre aux Xe-XIe siècles Arnaud Lestremau 1 Dans l’Angleterre anglo-saxonne finissante, nul théoricien ne prend le soin d’expliquer comment les noms sont perçus et utilisés. En conséquence, pour les étudier, il faut mettre en évidence des logiques générales. Or la grande majorité des sources émane d’une fraction infime de la population. Ainsi, nous savons dès le commencement que notre compréhension des pratiques anthroponymiques repose sur un double miroir déformant : celui de l’élite aristocratique et celui de l’élite culturelle. Ce sont pour eux et par eux que les sources sont majoritairement produites en cette période centrale du Moyen Âge. Ce sont donc surtout les pratiques anthroponymiques de ces élites que nous sommes en mesure de restituer. 2 Chaque type de source poursuit en outre des buts qui ne s’accordent que très imparfaitement avec l’objet de notre étude : édification des fidèles, encadrement social et spirituel de la société, perception de l’impôt ou assignation de droits à un bénéficiaire, mise en valeur des hauts faits d’un aristocrate ou d’un saint, construction de la légitimité des uns et des autres, etc. En conséquence, chaque document met en valeur certains noms, certains types d’individus, certains usages. Il convient donc de passer au crible une grande quantité de sources différentes, afin de minimiser le biais de chacune d’elles1. Toutefois, comme nous venons de le dire, ces sources ont été produites par et pour l’élite, ce qui se traduit, malgré toutes les préventions méthodologiques, par une propension à valoriser certains noms et à en faire disparaître d’autres. 3 Le catalogue de sources que nous pouvons élaborer est long et repose sur des données de natures très différentes : chartes, testaments, sources historiographiques, vies de saints et histoires monastiques, généalogies, libri vitae, textes littéraires (poèmes et homélies), monnaies, inscriptions, sources fiscales. La démultiplication des sources 42 utilisées écartèle notre sujet d’étude entre mille façons de mobiliser l’écrit, entre mille objectifs scripturaires. Un tel foisonnement a de quoi susciter la stupeur. Comment sortir de façon satisfaisante d’un tel piège ? 4 Nous consacrerons le premier mouvement de notre réflexion à une typologie des documents disponibles : pourquoi les noms y sont-ils utilisés ? quels problèmes cela peut-il poser à l’historien ? Nous nous attacherons dans un deuxième temps aux difficultés propres à cette documentation : comment identifier à coup sûr les formes nominales ? Dans une documentation de qualité très variable, le simple fait d’identifier les noms, de réussir à les lire, de comprendre comment ils ont pu être déformés lors du passage à l’écrit ou lors de la transmission des manuscrits, pose de grandes difficultés. Nous mettrons donc en évidence quelques constantes, en effectuant une typologie des difficultés qui se posent, et proposerons certaines manières d’exploiter la documentation malgré tout. Enfin, nous nous concentrerons sur la variabilité des formes nominales, sur l’instabilité du système binominal et sur les difficultés liées à l’homonymie. Nous répondrons à ces difficultés en proposant des solutions méthodologiques pour identifier les individus et les groupes auxquels ils appartenaient. Typologie des sources Des sources ne contenant que des noms 5 Certaines sources médiévales ne contiennent que des noms ou sont constituées, de façon ponctuelle, de listes de noms. Ces groupes de noms et ces listes sont plus ou moins longs. On peut distinguer, dans ce groupe, plusieurs sous-classes : 6 - les listes de témoins des sources diplomatiques. Les chartes sont des actes officiels qui suivent un formulaire repérable. Elles permettent à la puissance émettrice d’enregistrer un acte oral concédant un privilège ou enregistrant une transaction, suivant un triple objectif mémoriel (se souvenir de ce qui a été dit 2), documentaire (assurer une transmission officielle cohérente3) et politique (mettre en scène un pouvoir4). Les chartes originales d’époque anglo-saxonne sont systématiquement suivies d’une liste de témoins5. Entre le milieu du Xe siècle et 1066, on compte environ 450 chartes royales préservées et, en moyenne, environ 25 témoins par acte 6. Les témoins étaient des membres de l’élite laïque et ecclésiastique. 43 Graphique : Nombre de souscripteurs différents par décennie dans les chartes royales 7 - les sources mémorielles. Ce type de listes repose sur la volonté de fixer le nom des fidèles qui ont confié leur salut à la puissance d’intercession d’une institution ecclésiastique7. Elles peuvent donc être mélangées à des documents d’une autre nature : traces de donations8, annales9, hagiographies10 ou récits néotestamentaires 11. Parfois, ces listes sont préservées de façon isolée12. Dans de rares cas, ces listes constituent des livres entiers : les libri vitae. Il en existe deux dans l’Angleterre anglo-saxonne : celui de Winchester13 et celui de Durham 14. L’objectif visé est de faire le deuil des défunts et de leur offrir un enterrement symbolique dans un « cimetière livresque 15 ». Toutes ces listes posent des difficultés réelles : les entrées ne sont pas datées, souvent enregistrées de façon hasardeuse, avec de nombreuses interpolations, des folios déplacés, tandis que l’élite y est surreprésentée16. 8 - les sources numismatiques. Pour la période 871-1066, la base de données du Fitzwilliam Museum compte environ 23 000 monnaies, plus ou moins bien préservées et connues17. Cette frappe est de bonne qualité et ne s’interrompt jamais de façon durable. En 973, le roi Edgar (959-975) rétablit le standard fixé par Alfred (871-899), autour d’1,6 gramme par monnaie d’argent, tout en exigeant que la monnaie soit périodiquement refrappée, tous les six ans d’abord, puis tous les trois ans à compter de la mort de Cnut (1016-1035)18. Après 973, sur chaque monnaie, figure obligatoirement le nom de l’atelier monétaire, en plus des noms des rois et des monétaires 19. Ces derniers étaient vraisemblablement des financiers, issus d’un groupe appartenant à l’élite socioéconomique du pays20. 9 - les sources épigraphiques. Au total, les spécialistes comptent une quinzaine d’inscriptions runiques21 et pas moins de 80 pierres gravées de caractères latins datant de la fin de la période anglo-saxonne22. Hormis pour les petites pierres et les menus objets, ces inscriptions n’ont pas été déplacées et sont donc originaires de la zone où elles ont été trouvées23. Le plus souvent, au moins un nom figure dans l’inscription. Sur 71 pierres lisibles, seuls 9 n’en portent aucun, tandis que 13 font référence à un nom biblique et 49 à un nom insulaire. Parmi elles, il en est même cinq qui ne contiennent qu’un nom, tout seul24. 10 Dans tous ces cas, aucune information substantielle n’est donnée sur l’individu nommé, sinon de manière incidente. Au mieux, on dispose d’un lieu d’action (monnaies, 44 inscriptions), d’une période d’activité (monnaies, chartes), d’un lien avec une institution religieuse (obituaires et libri vitae) et d’une fonction sociale (chartes, monnaies, certaines listes mémorielles). L’identification de ces individus pose donc un problème majeur. Des sources contenant des noms en contexte 11 La plupart des sources passent par l’utilisation de noms, mais en les intégrant dans une structure, ce qui fournit des informations au sujet de leur porteur. Il est possible de les classer suivant la nature de la prédication attachée au nom cité : 12 - la possession ou la cession d’un bien. Cette catégorie recoupe la totalité des documents qui s’intéressent à la propriété : chartes, writs, testaments, sources fiscales. Les writs (ou brefs) sont écrits de façon informelle, souvent en langue vernaculaire, pour signaler à un représentant de l’autorité royale (earl, évêque, etc.) l’attribution d’un privilège ou la cession d’un domaine, à la demande du bénéficiaire25. Les testaments sont écrits de manière informelle, souvent en langue vernaculaire, mais ils constituent la trace écrite d’un acte oral26, dont l’objectif est de disposer de certains biens27, notamment dans le but d’acheter le salut du testateur28. Ainsi, le testament d’Æthelric, au cours du second Xe siècle, acte la transmission de domaines dans l’Essex à plusieurs institutions ecclésiastiques, comme St Paul à Londres, Christ Church à Canterbury et Bury St Edmunds29. Les documents fiscaux sont nombreux, le plus important étant le Domesday Book30. Ce dernier est une somme de presque 900 folios, produite à l’initiative de Guillaume le Conquérant, en 1085, afin de recenser les richesses de son royaume, de les taxer et d’en garantir l’attribution à son aristocratie 31. Le document est organisé suivant le comté, le tenant-in-chief (le lord le plus important) et le hundred (un échelon administratif de niveau local)32. Il contient de nombreuses informations sur la structure foncière, les moyens de production, la rentabilité des terroirs et la taxation des domaines. 13 - la réalisation d’une action spécifique. C’est là la base de toutes les sources narratives connues pendant la période. On en distingue plusieurs types à l’époque anglo-saxonne : des annales et des chroniques33, des histoires34, des hagiographies35, des textes apologétiques36, des codices poétiques37 et des homélies 38. Parfois les actes rapportés sont surnaturels ; parfois, ce sont les acteurs eux-mêmes dont l’historicité est douteuse. Ce n’est donc pas comme documents donnant accès à des faits bruts que nous sollicitons les textes de cette nature, mais plutôt comme les témoins d’un imaginaire et d’une mentalité39. Tous ces documents s’adressaient a minima à une élite de moines, de clercs et de laïcs cultivés40. 14 Dans tous ces cas, les noms agissent comme des signifiants pleins, renvoyant à des personnes historiques ou légendaires, mais, dans les deux cas, identifiables. L’utilisation de ces documents permet de construire une relation de prédication entre ces noms et un ensemble de caractéristiques, d’attributs et d’actions, ce qui facilite grandement la construction d’études fondées sur les personnes. Des sources ne contenant pas de noms, mais qui en parlent 15 Enfin, un grand nombre de sources ne contiennent aucun nom. Ces sources nous renseignent, néanmoins, sur le contexte d’ensemble : 45 16 - à propos de la communication verbale et de l’usage possible des noms. Il s’agit de sources métatextuelles. Les traités de grammaire sont souvent d’origine continentale et se placent dans l’héritage direct de la tradition tardo-antique 41. Plusieurs grammaires originales sont rédigées pendant la période anglo-saxonne tardive 42. Elles témoignent de l’importance de cette étude à l’époque. Dans les Excerptiones, nous retrouvons ainsi l’idée très ancienne de noms exprimant la substance de la chose nommée et, en conséquence, rendant cette chose connue43. S’y ajoutent les Colloquia d’Ælfric et d’Ælfric Bata44. Ces documents, produits entre la fin du Xe et le début du XIe siècle, destinés à l’apprentissage du latin par les insulaires, sont constitués de discussions imaginaires entre des moines, le plus souvent, mais avec des niveaux de difficulté variables. Ce faisant, les colloques nous montrent comment le nom pouvait être utilisé au cours d’une discussion45. 17 - à propos des prescriptions ou proscriptions de nature religieuse. Cette catégorie regroupe la totalité des textes normatifs et liturgiques produits par l’institution ecclésiastique insulaire. Nombre de documents ne parlent pas du nom, mais portent en revanche sur la cérémonie du baptême et le culte des morts. C’est le cas notamment des canons conciliaires46. D’autres s’intéressent à ces cérémonies et en profitent pour montrer l’usage qui était fait du nom à leur occasion47. Ainsi, le Livre Rouge de Darley, un sacramentaire produit dans la seconde moitié du XIe siècle, montre que le nom du catéchumène était utilisé de façon récurrente aux moments de l’Abrenuntio et du Credo48. 18 Même s’ils ne contiennent pas de noms, ces documents sont indispensables pour comprendre comment les Anglo-Saxons pensaient le nom et dans quelles circonstances centrales de la vie des personnes il était mobilisé. Il apparaît comme une marque de l’engagement personnel de son porteur, mais aussi comme un opérateur de communication. Identifier les noms et les formes Reconnaître des noms par leur graphie 19 Malgré leur statut linguistique particulier, les noms propres sont des mots comme les autres, de sorte que les manuscrits insulaires ne leur accordent pas un intérêt particulier. En effet, la convention qui consiste à faire débuter chaque nom propre par une majuscule ne s’impose que tardivement. En France comme en Angleterre, cette évolution typographique intervient entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle49. Par contraste, très souvent, dans les manuscrits, les noms propres ne se distinguent pas typographiquement des noms communs qui les entourent50. C’est le cas par exemple dans un des manuscrits des Sermones catholici d’Ælfric 51 ou dans la Chronique anglosaxonne52. 20 Néanmoins, certains manuscrits soignés adoptent l’usage de la majuscule. C’est le cas dans le Liber Vitae du New Minster. Dans les documents diplomatiques, parfois, c’est le nom entier qui est en capitales, en particulier lorsqu’il figure dans le dispositif de l’acte53. Mais ce procédé n’est absolument pas systématique ; en certains cas, seule une partie des noms est en capitales54. 46 21 Le plus souvent, la forme nominale est isolée par un marqueur spécifique qui permet de l’introduire. Il s’agit parfois d’un élément lexical simple. L’utilisation du pronom personnel ego dans les listes de témoins des chartes joue implicitement ce rôle. De la même manière, le recours au verbe hatan introduit souvent le nom d’un individu. C’est le cas dans le manuscrit des Sermones catholici d’Ælfric, où l’on peut observer la construction d’une formule complexe : an man se wæs Noe gehaten, “un homme qui s’appelait Noé”55. Dans les chartes, cette propension est beaucoup plus spectaculaire avec des formules particulièrement longues : cuidam meo fideli ministro uocitato nomine apparaît ainsi à 21 reprises56. 22 En somme, dans les cas où aucune formule n’est utilisée, le simple fait de reconnaître un nom au sein d’un document peut être difficile, surtout lorsque les formes utilisées sont devenues difficiles à comprendre. Des formes latinisées a posteriori 23 Afin de s’adapter à la solennité requise ou à l’héritage continental, la plupart des documents liturgiques, administratifs ou diplomatiques sont écrits en latin. Un tel état de fait suppose que les scribes adaptent les anthroponymes, forgés en vernaculaire, dans cet idiome étranger. C’est là une source majeure de confusion dans la documentation. 24 La solution la plus habituelle consiste à adjoindre une marque de flexion casuelle latine au nom anglo-saxon d’origine. De la sorte, un nom féminin reçoit une désinence déclinable en -a et les noms masculins une désinence en -us. Ainsi, dans le matériau diplomatique, sur 726 chartes royales dépouillées pour la période 871-1066, pas moins de 232 utilisent des formes latines dans la suscription et dans la souscription du roi. 25 Cette règle, outre qu’elle n’est pas systématiquement en usage, pose de grosses difficultés lorsque le nom utilise des semi-consonnes, d’autres phonèmes difficiles à transcrire en alphabet latin, ou qu’il se termine par une voyelle. Lorsque le nom vieil anglais contient un wynn /w/, la version latine hésite. Dans un manuscrit de la Narratio metrica de S. Swithuno, en date du XIe siècle, le nom du saint évêque est transformé en Suuiðhun alors que, paradoxalement, la dentale fricative sonore edh /ð/ est transcrite telle quelle57. À d’autres occasions, la dentale fricative sourde, thorn /þ/, se transforme en g, comme sur la pierre tombale de Stratfield Mortimer (seconde moitié du XIe siècle) : Æthelweard devient Ægelwardus58. Plus la source a été copiée à une date postérieure à 1066, plus ce risque augmente. Dans ce contexte, les formes nominales, devenues incompréhensibles pour les scribes, sont fortement malmenées. Dans la charte S 949, conservée dans une version unique du XVIIIe siècle, tous les noms sont affectés : Cnut devient Chanut, Beorhtsige Bricsih, etc. 26 La latinisation conventionnelle des noms réduit parfois des formes très diverses à une seule variante latine59. Ainsi, dans le Domesday Book, Æthelwine et Ælfwine apparaissent régulièrement sous la même forme, Alwine, tandis qu’Ælfric, généralement graphié Aluric, prend aussi la forme Alric, ce qui rend impossible toute distinction par rapport aux formes elles aussi modifiées du nom Æthelric60. À l’inverse, une racine aussi courante qu’Æthel- peut s’écrire Ed-, Ad-, El- ou Al-61. 47 Des formes instables 27 Sans même considérer les questions de transcription dans un système linguistique étranger, les normes graphiques ne sont pas du tout figées à cette époque. Mieux encore, étant donné que plusieurs dialectes du vieil anglais coexistent jusqu’en 1066, les variantes sont légion. De cette manière, le nom du roi Harold s’écrit tantôt Harold 62, tantôt Haraldus63, etc. 28 Ce qui est plus étonnant, c’est que les formes peuvent varier au sein d’une même source. Ainsi, dans la charte originale S 1379, émise par l’évêque de Dorchester en 995, le nom du roi Æthelred II (978-1016) est graphié de deux façons différentes sur une même page : Æðylredi et æþelredus64. Dans la Chronique anglo-saxonne, de la même manière, le nom du roi Edward (1042-1066) reçoit deux graphies distinctes : Ædward et Eadward65. 29 Dans de nombreux cas, il est difficile de savoir si la variante doit être considérée comme signifiante d’un point de vue linguistique ou si elle fut simplement introduite par le scribe. En effet, certaines peuvent inscrire un même nom dans un autre espace linguistique, au sein du continuum germanique : vieux norrois, vieil anglais, vieux frison, vieux saxon, etc. Devons-nous prendre au pied de la lettre les différences entre Oda, Odo et Otho, etc., ou celles qui existent entre les racines ferth, frith, frod et frid, etc., ou entre beorn, bern et björn66 ? Identifier les personnes et les groupes Absence de signes d’identification fiable 30 Même lorsque les noms et les formes sont identifiables, l’accumulation d’homonymes dans les listes de témoins, les sources nécrologiques ou les sources fiscales ne favorise pas le travail d’identification des individus. Ainsi dans la charte S 864, émise en 987, on compte cinq individus nommés Leofric67. Dans la charte S 1003, émise en 1044, on trouve deux Ælfric, trois Ælfwine, deux Æthelweard, trois Godwine, deux Lyfing et deux Wulfweard68. Ce problème est une constante. Entre 973 et 981, trois évêques s’appellent Ælfstan (à Londres, Rochester et Ramsbury). Au milieu du Xe siècle, il y a même quatre évêques qui se nomment Beorhthelm (à Wells, Selsey, Winchester et Londres). Or les chartes les distinguent rarement. Quand tous souscrivent, la situation est facile à saisir ; en revanche, quand il n’y en a qu’un ou deux, il est compliqué de savoir qui était réellement présent. 31 S’il existe des surnoms en Angleterre anglo-saxonne, le système n’est absolument pas stable ou même courant. Ainsi, dans le Domesday Book, Æthelnoth Cild est parfois appelé Æthelnoth of Canterbury, mais généralement Æthelnoth de Kent ou Æthelnoth, tout court, en-dehors de ce comté69. De même, Eadgifu the Fair reçoit, suivant les entrées du livre, plusieurs surnoms et, parfois, aucun70. 48 Identifier les individus dans les chartes et les sources fiscales 32 Pour pallier ces difficultés, plusieurs spécialistes ont proposé des solutions et les ont mises en application. Dans le cas des libri vitae, nous partons du principe que les individus étaient enregistrés une seule fois chacun71. 33 Pour identifier les témoins des chartes, Simon Keynes a proposé de considérer que les mêmes personnes figuraient dans les listes à des endroits similaires d’une charte à la suivante (en particulier les évêques, dont le rang dépendait de l’ancienneté en fonction et de l’importance du siège épiscopal), tout en appliquant à l’ensemble de la documentation une économie de moyens substantielle pour réduire le nombre d’homonymes « fantômes »72. Afin de compléter les listes établies par Simon Keynes, le projet de Prosopography of Anglo-Saxon England s’est progressivement développé, avec pour objectif d’intégrer la totalité des sources faisant référence à un individu ayant vécu en Angleterre73. 34 De la même manière, pour identifier les individus du Domesday Book, Chris Lewis a proposé de faire intervenir plusieurs critères complémentaires 74 : 1. Le fait de partager un surnom ou un nom inhabituel. 2. La transmission des domaines d’un seigneur anglosaxon à un seigneur normand est assez systématique pour que l’on puisse déduire, lorsque deux noms se répondent régulièrement, que chacun ne désignait qu’une seule personne. 3. La proximité géographique. 4. La taille du domaine : plus le domaine est grand, plus il est probable que le lord détenait d’autres domaines et sans doute à une distance plus grande. 5. L’arrière-plan prosopographique, familial ou seigneurial, en comparant avec les autres lords d’un même overlord. La mise en application systématique de cette méthode est prévue dans le cadre du projet Profile of a Doomed Elite à King’s College. Identifier les groupes 35 Dans la continuité des idées développées par Simon Keynes, il a été question de considérer tout groupe de noms successifs revenant dans plusieurs chartes comme appartenant à la même parentèle. En se fondant sur ce principe, Ann Williams propose d’identifier certains membres de la parentèle d’Odda de Deerhurst 75. 36 Par ailleurs, la division d’un héritage commun entraînait vraisemblablement la séparation de manors en entités de taille égale, ce qui fait de deux individus disposant d’une même quantité de terre dans un même village des parents présomptifs. Appliquant cette méthode, Ann Williams parvient à proposer une reconstitution très spéculative de la parentèle de l’ealdorman Æthelwine76. 37 Enfin, l’idée de recouper plusieurs indices convergents est la technique la plus courante : amitié avec une même institution ecclésiastique, charges similaires, liens d’amitié avec le même groupe de personnes, possession de domaines dans une même zone, etc.77. Ce faisant, Pamela Nightingale, suppute une filiation entre plusieurs monétaires nommés Deorman et officiant à Londres78. 49 Conclusion 38 En grammaire et en philosophie, depuis l’époque antique, le nom est un moyen de connaître la chose dont on parle. Dans une optique littéraire et religieuse, il décrit la personne selon le principe nomen omen. Dans une optique sociale, il initie une connexion entre personnes, en jouant le rôle d’opérateur de relations sociales, mais il inscrit aussi la personne dans des hiérarchies, dans des groupes et dans des formes d’interconnaissance. 39 En conséquence, le nom est omniprésent dans le champ social et donc dans les sources. Qu’il y en ait ou non dans un document particulier, les gens qui l’ont produit et utilisé pensaient avec des noms. En effet, le nom est un moyen privilégié de la transsubstantiation d’un réel impossible à réduire aux concepts (un individu) dans le champ du langage. Il fait figure, dans les documents, de trace ou d’image de la personne. Aussi représente-t-il souvent plus que la personne ; il représente aussi son âme, en particulier dans la liturgie et dans les documents qui en découlent, comme les libri vitae. 40 Par ailleurs, le nom reflète la société dans laquelle il est utilisé, aussi bien par la langue qu’il mobilise, par les valeurs qu’il convoie, par les grandes figures auxquelles il fait référence, etc. À l’instar de sa culture, l’onomasticon d’un groupe évolue et, en conséquence, se posent d’inévitables problèmes de transmission pour les périodes anciennes. Il convient donc d’être d’autant plus attentifs aux noms et à leurs formes que grandit l’incompréhension entre générations étudiées et générations qui transmettent les informations à leur sujet. BIBLIOGRAPHIE BAYLES Martha (éd.), 1993, « Beatus quid est. 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Pour les autres sources fiscales, voir ROFFE 2001. 31. Pour le but fiscal, voir MAITLAND 1897, p. 3 et HARVEY 1987. Pour le but féodal, voir GALBRAITH 1961, p. 37-38 et HOLT 1987. 32. GALBRAITH 1961, p. 33-34. 33. En particulier la Chronique anglo-saxonne (DUMVILLE et al. 1983-) et la Chronique d’Æthelweard (CAMPBELL 1962). 34. Comme l’Historia de Sancto Cuthberto (SOUTH 2002). 35. Comme le cycle de Swithun ( LAPIDGE 2003) ou les vies des évêques réformateurs du Xe siècle (LAPIDGE et al. 1996 ; LAPIDGE 2009 ; LAPIDGE et al. 2012). 36. L’Encomium Emmae reginae (CAMPBELL et al. 1998). 37. Exeter Cathedral Library, ms. 3501. Vercelli, Biblioteca Capitolare, ms. CXVII. British Library, ms. Vitellius A.xv. Ces textes sont tous édités en ligne sur : http://www.sacred-texts.com/neu/ ascp/ 38. Les auteurs majeurs sont Ælfric d’Eynsham ( SKEAT 1881-1900 ; POPE 1967-1968 ; CLEMOES 1997 ; GODDEN 1979) et Wulfstan d’York (BETHURUM 1998). On y ajoute les Blickling Homilies (MORRIS 1880) et les Vercelli Homilies (SCRAGG 1992). 39. WHITELOCK 1949 ; MAGENNIS 2004, p. 163. 40. GODDEN 1978, p. 107-108 ; WHATLEY 1996, p. 437-438. 41. LAW 1982. 42. Les Excerptiones de Prisciano (PORTER 2002), la grammaire vernaculaire d’Ælfric (ZUPITZA 1880) et un abrégé de Priscien et Donat (BAYLES 1993). 43. PORTER 2002, p. 60-62. 44. GWARA et al. 1997 ; GARMONSWAY 1999. 45. GWARA 1996, p. 36-37. 46. WHITELOCK 1981. 47. Se référer aux ouvrages parus dans la collection de la Henry Bosworth Society. 48. Cambridge, Corpus Christi College, ms. 422, fol. 369 et suiv. Voir le manuscrit sur le site de la Parker Library : http://dms.stanford.edu/catalog/CCC422_keywords 49. BERTRAND-QUINQUET 1799, p. 148-149 ; CRYSTAL 2003, p. 17. 50. Ibid., p. 56. 51. Cambridge, Corpus Christi College, ms. 198. 52. Oxford, Bodleian, ms. Laud Misc. 636. 53. S 645, S 649, S 702, S 717, etc. 54. S 736. 55. Cambridge, Corpus Christi College, ms. 198, fol. 371v. 55 56. LESTREMAU 2015. 57. British Library, ms. Royal 15.C.vii. 58. OKASHA 1971, n° 111. 59. CLARK 1996a et 1996b. 60. WILLIAMS 1989, p. 281. 61. FELLOWS-JENSEN 1986, p. 37. 62. Monnaies de type N 836. 63. Charte S 1021, vers 1050. 64. British Library, ms. Harleys Charters 43.C.7. 65. Oxford, Bodleian, ms. Laud Misc. 636, fol. 51-51v. 66. Pour des exemples, voir FEILITZEN 1937. 67. British Library, Cotton Charters viii.14. 68. Exeter, DC 2526. 69. CLARKE 1994, p. 237-238 ; WILLIAMS 1997a. Dans le Buckinghamshire, son surnom est cilt suscrit (4,29), chentiscus (4,36) ou il n’y a pas de surnom (4,38). 70. Pulchra (Cambridgeshire, 14,2), faira (Suffolk 46,4 et 46,5) ou aucun (Cambridgeshire 14,5). 71. WHITELOCK 1940, p. 130. 72. Voir l’atlas des attestations dans KEYNES 1980, republié en ligne sur http:// dk.usertest.mws3.csx.cam.ac.uk/node/118 73. Voir http://www.pase.ac.uk/index.html 74. LEWIS 1997. 75. KEYNES 1980, p. 154-162, p. 188-189 et p. 209-213 ; p. 4-5. WILLIAMS 1997a, p. 61, et 1997b, 76. WILLIAMS 1989, p. 281. 77. WILLIAMS 1997b, p. 5-6. Pour l’exposé de ces méthodes, voir LE JAN 1995, p. 180. 78. NIGHTINGALE 1982. RÉSUMÉS Dans le contexte de l’Angleterre médiévale, l’étude des noms de personnes constitue un passage obligé pour étudier les dynamiques sociales et culturelles. Néanmoins, pour des raisons inhérentes à la période, au rôle de la culture écrite dans le royaume anglo-saxon et aux aléas de la conservation pendant les siècles ultérieurs, nous disposons d’une documentation rare et lacunaire, qui se prête peu aux exigences d’un discours scientifique sur les règles sous-jacentes du système anthroponymique insulaire. Dans notre communication, nous souhaiterions établir une typologie des sources disponibles et utilisables, montrer les problèmes que ces sources soulèvent et proposer plusieurs solutions méthodologiques pour les exploiter. 56 INDEX Mots-clés : Angleterre anglo-saxonne, diplomatique, épigraphie, hagiographie, Domesday Book, prosopographie AUTEUR ARNAUD LESTREMAU Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris 57 A special context for the usage of geographical common words Medieval charter writing practices Barbara Bába Article supported through the New National Excellence Program of the Ministry of Human Capacities 1 (1) In the early Old Hungarian period the publication of charters was a special medium of the usage of geographical common words, as these lexemes denoting places tend to occur rather frequently as Hungarian words embedded into the Latin texts of charters. Therefore this special occurrence of geographical common words deserves profound attention and detailed study of the typical roles of this group of lexemes in charters. 2 Although as a rule the Hungarian content of charters is predominantly made up by proper names, they contain also a significant number of common names that refer to places. Incorporating vernacular words into the Latin text was characteristic of charter writing practices across Europe. Nevertheless while proper names as Hungarian linguistic elements have attracted researchers’ interest, much less attention has been dedicated to the utilisation of vernacular common word elements for the purposes of language history1. 3 Researchers have formulated different explanations for the occurrence of Hungarian linguistic elements in charters written in Latin. Obviously, following European patterns, occurrences of Hungarian proper names in texts were mostly related to the legal assurance provided by charters. However, the embedding of vernacular common words and common word structures is not to be justified with the same legal safeguarding role. An explanation for the appearance of Hungarian lexemes in the texts could be the assumption that the emergence of charters may have created a linguisticpsychological situation in which the notaries’ linguistic consciousness was constantly floating between two languages, and this could have triggered the phenomenon that besides proper names also other Hungarian elements came to be inserted into the texts of the charters. Thus in addition to the contemporary norms and rules of charter 58 writing, also some kind of linguistic confusion of the charter writer could have served as a background for the mentioned phenomenon2. 4 (2) Among common words denoting places two larger groups of words can be distinguished whose elements can often be identified in Hungarian in the text of charters. Either of these preferred groups of words contains names of trees. Their Hungarian language occurrence within the charters can be explained by the fact that in medieval times trees played a significant role in the demarcation of edges and borders due to their relative stability and clear visibility3. The other group of common words that keep turning up frequently in charters in Hungarian is the group of geographical common words. In the Latin texts both the Latin and the Hungarian geographical common words serve the same purpose of embedding Hungarian toponyms into the text4. 5 (3) During the study of the elements written in Hungarian it is of crucial importance whose language usage is reflected in these Hungarian linguistic elements. From this aspect, the socio-onomastic value of the toponymical data and that of the geographical common words is not equivalent. Namely, due to the legal safeguard role of charters, toponyms were inserted into these texts in the language of the particular community, and as such, they can be assumed to reflect the language usage of the given community authentically, because this was in the best interest of the community. Preserving the locally used forms of names was namely a guarantee that in the case of a potential legal dispute the identification of the toponym should be beyond doubt 5. The assumption that the forms of toponyms originated from the local language and name usage is underpinned also by the fact that the pieces of information related to the places were provided by local people. However, in the charters Hungarian geographical common words appear in the role of Latin geographical common words (e. g. 1263: est iuxta quendam potok, qui wlgariter Scorinpotok nominatur6), therefore we have good reason to assume that they mediate the charter writer’s language usage. 6 (4) On the one hand, in charters the frequent insertion of geographical common words in Hungarian may be motivated by the charter writer’s intention to avoid the repetition of words. In addition, geographical common words serve also the clear identification of places whose names are not semantically transparent7. At the same time, this role is obviously perfectly fulfilled also by Latin geographical common words; it is not by chance that these are also much more typical in this role. The dominant appearance of Latin type indicator elements can be observed in a charter from 1255: Latin common word references are characteristic even when the names contain Hungarian geographical common words (1255: ad alium fluuium Zumulnukfew vocatum; et per eundem fluuium8). In addition, not even the otherwise typically high-frequency geographical common word patak ‘brook’ occurs as a common word in the charter in spite of the fact that the word appears also in the posterior constituent of the name (1255: ad fluuium Borna potoka vocatum, et per eundem fluuium 9). Such solutions are much more frequent in the texts of charters than formulations with Hungarian geographical common word structures. 7 As to why Hungarian elements still appear in the same role is explained by most researchers as a result of an oscillation between the two languages, or a kind of a mixed linguistic code of the texts10. Nevertheless, the occurrence of Hungarian and Latin common word elements referring to different types of places displays also some regularities. For instance, common word references to roads are mostly in Latin 11. 59 8 In the Latin master text the geographical common words that appear in the form of Hungarian common words may have more roles: (a) they may be elements that denote a specific type of place, referring back to an earlier toponym (e. g. 1263: Scorinpotok […] eundem potok12), (b) they may stand next to a toponym directly as epexegetic elements replacing Latin geographical common words (e. g. [+1287]/14th century: ad I bercz Agyagus bercz dictum13), and (c) Hungarian geographical common words may appear independently of toponyms, merely as common word denotations of a specific place (e. g. 1252: Uenit ad vnum berch14). 9 (a) In the Latin master text geographical common words may appear both in Latin and in Hungarian. One of the earliest charters of Hungarian language history, the mid-11th century deed of foundation of the Tihany abbey uses Hungarian lexemes (e. g. nogut, kurtuelfa, aruk fee) even in places where other charters would use Latin elements (e. g. ad magnam viam, arbor piri, ad caput rivuli)15. However, the geographical common words which replace proper names, having the function to refer back to these, are typically in Latin (e. g. 1055: balatin […] super lacum; 1055: tichon […] illa insula) 16, thus cases where Hungarian elements would have a post-referencing function are rather rare (e. g. 1227: Nerges berch […] eundem berch 17). Why nevertheless some post-referencing elements still appear in Hungarian may be influenced by several factors. 10 Some place types are less frequently linked with post-referencing elements in Hungarian, for example, also roads typically appear in Latin in this role (1235: er quam de villa Donsuth venitur Varadinum, et in eadem via18). In this aspect, occasionally we may perceive differences between place types even within the text of the same charter. For example, in the case of a charter from 1263 the geographical common word patak (‘brook’) occurs as a post-referencing element (1263: est iuxta quendam potok, qui wlgariter Scorinpotok nominatur […] eundem potok), whereas the charter writer refers back to the name of the forest with the Latin silva lexeme (1263: ad siluam Zaua, et eandem siluam19). Similarly, in a charter from 1291 we can observe the same: some place types – such as names of forests or springs – are referred to exclusively by Latin type indicators (e. g. fontem nomine Monoroskuth […] eodem fonte; illetve siluam Bykes nomine, et eandem siluam), whereas in the case of other names also Hungarian post-referencing elements appear (e. g. Nogysyzpataka, et ubi eandem patak cadit […] et in eodem patak 20). During the study of these details in charters we can clearly observe that as a rule the appearance of Hungarian post-referencing elements is preceded by a Hungarian geographical common word standing next to the name, while the usage of postreferencing elements in Latin is typically linked to a name which is explained by a Latin geographical common word. 11 Also the structure of the name seems to influence the choice of the post-referencing lexeme. In the case of the charter from 1263 mentioned above it is noteworthy that the word patak tends to appear in the text as a post-referencing element when it was preceded by a hydronym containing the same name part (1263: est iuxta quendam potok, qui wlgariter Scorinpotok nominatur […] eundem potok21). Patak can be found in the same post-referencing role rather frequently also in other charters (e. g. [1240]/[1240]: in altum iuxta Rithonich potoka et transit illud potok 22; 1334: iuxta rivulum Balahtpataka superius viam […] in eodem patak transeundo 23; 1245/1588: ad Beredincha pathaka et per pathoka24). In one instance the word fok ‘a brook or channel flowing out of a larger water’ appears referring to a toponym with an identical name part (1211: locum qui uocatur Harrangudfoca […] iuxta eundem foc25), while the lexeme bérc ‘mountain, crest’ 60 appears several times (1227: que in hungarico Nerges berch nominatur et per eundem berch26; 1296: Ascendendo per Kyzepbirch […] Per eundem birch perveniet ad unum collem magnum27). 12 However, in the charter of 1263, hydronyms that do not contain a geographical common word are later usually referred to with Latin place type indicator lexemes (in riuum Cohinnich, et transiens eundem riuum28). Also the following citations from the charter show the tendency that in general names that do not contain a geographical common word are usually referred to with Latin place type indicator lexemes: 1262: ad fluuium Harnad, et iuxta eundem fluuium29; 1217: ad vnum riuum qui vocatur Kutusd et per eundem riuulum30; 1256: et rivulum, qui nominatur Stergomla, et per eundem rivulum 31. It is evident also from the text of the charter from 1291 that the structure of the names affects the choice between the different post-referencing elements. Hydronyms that contain the geographical common word patak are usually referred to with the Hungarian geographical common word patak (Nogysyzpataka, et ubi eandem patak cadit […] et in eodem patak), whereas the hydronyms that do not contain the element patak are typically post-referenced through geographical common words in Latin (Sayo, et circa quandam arborem salicis exyt de eodem fluuio). 13 The frequency of certain geographical common words is substantially higher in postreferencing role than the frequency of others. It is not an incident that in this respect research has focused primarily on the geographical common words patak and bérc, because these two have been identified as the most characteristic Hungarian postreferencing elements found in Latin texts. Nevertheless, in many cases these occurrences may contradict the “regularities” articulated earlier. 14 For example the element patak may sometimes refer not only to hydronyms that contain this name part, but also to names that do not contain the lexeme patak (1299/ 14th century: descendit in vallem, que vocatur Zarazorbow […] ascendit per ipsum potak […] per idem patak ascendit ad caput eius […] cadit in potak 32. Similarly, also the element bérc may stand in a post- (or occasionally even pre-) referencing relation to names that contain a different geographical common word as posterior constituent (1338: ad vnum berch, Darabhege nuncupatum, et exeundo de ipsa semita in vertice ipsius ad partem orientalem eundo, in fronte eiusdem berch descendit in fluuium Topul 33). 15 (b) Hungarian place type indicator elements may not only assume a post-referencing role, but they may also adjoin Hungarian toponyms, as epexegetic elements to these. Differences between the types of places can be observed also in the geographical common words used as epexegetic elements. Similarly to the earlier mentioned postreferencing function, Hungarian geographical common words do not occur in epexegetic role next to the names of roads or forests, since this role is at all times performed by Latin geographical common words (e. g. 1334: tangit I publicam viam, que Zaazwt nuncupatur34; 1286: et silue Feketeu Erdeu dicte35). 16 Studying these structures it can be observed that the epexegetic elements are usually geographical common words that are identical with the posterior elements of the name (e. g. [+1287]/14th century: ad I bercz Agyagus bercz dictum 36; 1329: in latere I beerch Kysakazto beerchy37; 1291: ad quidam patak Sygpatak nomine 38; 1334: intrat in quidam potok Magapataka39; 1372/1377: Ad aliud er Tekereser nominatum 40). Nevertheless, it is not rare that the particular common word element does not appear in the name: this was observed in several instances in the case of bérc ‘mountain, crest’ (e. g. 1282: quoddam beerch Kyslacus vocatam41) and ér ‘brooklet’ (e. g. 1372/1377: Ad vnum er 61 Rakatyas nominatum 42), and moreover, in some examples the posterior constituent contains a different geographical common word e. g. 1270/1387: Unum berch Darabheg dictum43; [1239]/1239: ad patak Kekkektowa 44). This is not surprising, since the words bérc and patak occur quite frequently in charters as common words, yet – as we have seen – in this function we can find also other geographical common words. 17 The geographical common word bérc ‘mountain, crest’ appears even within the same charter in highly versatile roles. For instance in a charter dating back to 1256 it appears first as a toponym. The toponym character of the data is enhanced also by the use of the Latin word nominatur, which is typical of proper names (1256: ad vnum monticulum, qui Berch nominatur 45). The lexeme bérc appears several times also later on in the text, already replacing Latin place type indicators. Moreover, in these text sections bérc explains three toponyms with different geographical common words as posterior constituents (1256: ad vnum berch, qui vulgo Eregeteuhig vocatur […] ad vnum berch, qui vulgo Humurozou dicitur […] ad vnum berch, qui vulgo dicitur Humucteteu46). These details signal that in the usage of the Latin language in medieval Hungary this lexeme behaves likes a charter word (i.e. as a Hungarian neologism of the Latin language as used in Hungary). 18 Until now, from the aspect of this role of the Hungarian epexegetic elements research has mainly focused on the lexemes bérc ‘mountain, crest’ and patak ‘brook’. The elements bérc and patak can often be seen in this function in Latin texts indeed. However, also the geographical common word ér ‘brooklet’ appears in this role rather frequently in the second half of the 14th century (e. g. 1372/1377: Ad aliud er Tekereser nominatum47; 1393/1446: Usque ad quoddam er wlgo Nager dicto 48, 1394/1446: Usque quoddam er wlgo Zortuser dicto 49). Since with respect to the lexemes bérc and patak researchers concluded that this resulted from a generalisation of the meaning of these words50, it is likely that also the meaning of the geographical common word ér had become more generalised by the second half of the 14th century. This assumption is reinforced even more by examples where the lexeme ér does not constitute a part of the toponym, yet it appears as an epexegetic element (e. g. 1364: Vnum er Sarnyapathaka dictum 51). It is noteworthy that –beyond the geographical common words that appear most frequently in this role – we can identify also the geographical common words liget ‘smaller, thin forest’ (e. g. 1243/1335: qd. lyget, quod vocatur Borsodi Dubodel52; 1427: Quddam lygeth Cheres nominatum53), zátony ‘island’ (e. g. 1340/1389: Transit ad medium Danubii ad quendam zaton vulgariter Veytheh Fuuenye nominatum 54), sár ‘marshland, swampy area’ (e. g. 1265: Profunda aqua saar que wlgariter Evrem appellatur55; 1327: Ad paludem saar Huzyusaar nominatum56) and fok ‘a brook or channel flowing out of a larger water’ (e. g. 1468: Peruenissent ad quoddam fok Byskefoka vocatum57) assuming the same role. 19 (c) Hungarian common word elements may appear in charters even if they have no toponym counterparts in the texts, that is to say, in cases when the charter writer mentions a particular place by using a common word. Therefore, in this function common words are not used to refer to toponyms, thus avoiding repetition of the latter, like in type (a), nor do they stand next to toponyms as epexegetic elements embedded into the Latin text, like in type (b). In fact it can be assumed that their appearance in the texts results from the mixed linguistic code of the charters 58. 20 The status of Hungarian geographical common words that occur independently of toponyms differs from the ones that refer back to toponyms or the ones that stand next 62 to toponyms as epexegetic elements. This exemplifies well that in this function we may discover lexemes which otherwise have not been identified as common words used in other situations, such as the lexeme eresztvény ‘young sprouting forest’, which stands as a common word independently of a toponym in the following excerpt of a charter: 1234: iuxta I erezthwen59. 21 Analysing the frequency of specific Hungarian geographical common words occurring in Latin charters a much higher variety of these denoting places can be witnessed, than in post-referencing or epexegetic functions. In addition to the highly frequent bérc (e. g. 1252: Uenit ad vnum berch60) and patak (e. g. 1275: ad I potok et per ipsum potok 61), we can find also the geographical common words fok ‘a brook or channel flowing out of a larger water’ (e. g. 1280: Peruenit ad arborem harast que est iuxta quoddam fuk 62), mocsár ‘swampy area covered with water plants’ (1293: Descendit in quoddam mochar 63), szurdok ‘narrow valley, path, riverbed between two steep cliffs’ (1267/1380: Ascendendo quoddam zurduk vel horhag 64), berek ‘small, thin forest’ (e. g. 1252: Ad vnum beruk 65), liget ‘small, thin forest’ (e. g. 1243/1354: Deinde uadit ad vnum liget 66) and halom ‘low hill’ (e. g. 1310: ad I holum in t. arabili67) in this function. The phenomenon may be related to the tendency that while both post-referencing elements and the ones standing next to toponyms in an epexegetic function are usually geographical common words with a more general meaning, the appearance in Latin texts of lexemes that are independent of toponyms is not restricted by such limitations. 22 However, it should be pointed out that some of the above listed examples may hold also the status of a toponym. Namely, in the case of geographical common words occurring independently of proper names it can be challenging to establish whether specific occurrences in a particular charter should be categorised as common words or proper names. The decision may be facilitated by the presence of Latin determiners standing next to the geographical common words: pronouns such as quidam, quaedam, quoddam meaning ‘a particular, specific’ (e. g. 1291: transit Danubium quidam fuk 68) and unus (una, unum) in the sense of ‘a(n)/one’, or the numeral duo (duae, duo) meaning ‘two’ (1295: Transit vnum mochar69) reveal the common word nature of the Hungarian elements. In these cases the Hungarian geographical common words actually behave as neologisms in the Latin text, which is underpinned by the fact that the Hungarian lexemes denoting places may be complemented with a Latin attribute (e. g. 1315/1370/1752: descendit ad I siccum potok ‘dry brook’70; 1249: ad siccum potok71; 1271: In vno sicco potok vadit72; 1279: Ascendit per aliud minus potok super arborem berekenye ‘smaller brook’ 73). We can find the geographical common words bérc, szurdok and liget in similar roles. 23 (5) In conclusion, we can make the following statements. Common word occurrences of geographical common words are unlikely to result from the legal safeguard role of charters, in fact their appearance seems to reveal a less conscious behaviour of the charter writers, and is likely to be related to a linguistic-psychological situation that manifested in a constant mediation between the two languages. Therefore, in a sense, the fact that Hungarian common word elements were mixed into the Latin text of charters may be accidental, or even more, a behaviour reflecting the linguistic confusion of the charter writer. Therefore, the presence of Hungarian elements replacing Latin common words is not a typical solution: Latin geographical common words remain dominant in all of the related functions. Thus the Hungarian elements can be linked primarily to the language usage of the charter writer. Consequently, beyond the temporal and spatial variation of charter writing practices, the study of the 63 Hungarian geographical common words embedded into Latin texts is made even more difficult by the differences in the practices of the individual charter writers. Nevertheless, despite some inconsistency, we can still decipher some tendencies. 24 With regard to Hungarian geographical common words in post-referencing or epexegetic function standing next to a toponym we can identify the factors that determine whether the specific common word element of a Latin text stands in Hungarian or in Latin. On the one hand, the choice is clearly influenced by the type of the place. In addition, we can observe that the occurrence of common words in Hungarian or Latin may be linked also to the structure of the name: in some cases it is of crucial significance if the posterior constituent of the name contains a geographical common word. At the same time, there exist some geographical common words which are so wide-spread in these functions (e. g. bérc and patak) that independently of the structure they may assume both post-referencing and epexegetic functions. However, Hungarian common words appearing in the Latin texts independently of toponyms display different characteristics in comparison with the other two types: in this role we may namely identify also types of places that do not occur as post-referencing or epexegetic elements, furthermore, geographical common words are also more widely represented in this function. BIBLIOGRAPHY ÁÚO. = WENZEL Gusztáv (ed.), 1860-1874, Árpád-kori új okmánytár I-XII. [Collection of Charters of the Age of Árpád Dynasty I-XII.], Pest-Budapest, Eggenberger Ferdinánd Akademiai. BALÁZS János, 1989, “A latin a Duna-tájon” [The Latin at the Area of the Danube], in: BALÁZS János (ed.), Nyelvünk a Duna-tájon, Budapest, Tankönyvkiadó, p. 95-140. BÁRCZI Géza, 1947, “A történeti nyelvjáráskutatás” [Historical Dialectology], Magyar Nyelv, n° 43, p. 81-91. F.= FEJÉR Georgii, 1829-1844, Codex diplomaticus Hungariae ecclesiasticus ac civilis I-XI., Budae, Typis typogr. regiae Vniversitatis Vngaricae. Gy. = GYÖRFFY György, 1963-1998, Az Árpád-kori Magyarország történeti földrajza I-IV. [Historical Geography of the Age of the Árpád Dynasty I-IV.], Budapest, Akadémiai Kiadó. HOFFMANN István, 2003, “Patak” [Linguistic Analysis of the Word patak ‘brook’], in: HAJDÚ Mihály, KESZLER Borbála (ed.), Köszöntő könyv Kiss Jenő 60. születésnapjára, Budapest, Eötvös Loránd Tudományegyetem, p. 664-673. —, 2004, “Az oklevelek helynévi szórványainak nyelvi hátteréről” [Linguistic Description of the Hungarian Place Names from the Early Charters], Helynévtörténeti Tanulmányok, n° 1, p. 9-61. OklSz. = SZAMOTA István, ZOLNAI Gyula, 1902-1906, Magyar Oklevél-szótár [Hungarian Dictionary of Charters]. Pótlék a Magyar Nyelvtörténeti Szótárhoz, Budapest, Magyar Tudományos Akadémia. 64 RESZEGI Katalin, 2011, Hegynevek a középkori Magyarországon [Oronyms in Medieval Hungary], Debrecen, Debreceni Egyetemi Kiadó. SOLTÉSZ Katalin J., 1979, A tulajdonnév funkciója és jelentése. [Function and Meaning of Proper Names], Budapest, Akadémiai Kiadó. SZENTGYÖRGYI Rudolf, 2010, “Helyneveink beillesztése korai latin nyelvű okleveleink szövegébe” [Inserting of the Hungarian Place Names in the Text of Early Latin Charters], Helynévtörténeti Tanulmányok, n° 5, p. 33-45. NOTES 1. HOFFMANN 2004, p. 10, 12. 2. Ibid., p. 12. 3. Ibid., p. 42. 4. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40-41. 5. BÁRCZI 1947, p. 88-89. 6. ÁÚO. XI, p. 529. 7. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40-41; cf. SOLTÉSZ 1979, p. 112. 8. F. IV/2, p. 301. 9. Ibid. 10. BALÁZS 1989, p. 104 11. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40-41. 12. ÁÚO. XI, p. 529. 13. Gy. 4, p. 79. 14. OklSz, p. 63. 15. BALÁZS 1989, p. 103. 16. SZENTGYÖRGYI 2010, p. 40. 17. Gy. 4, p. 249. 18. F. 3/2, p. 436. 19. ÁÚO. XI, p. 529. 20. ÁÚO. X, p. 53-56. 21. ÁÚO. XI, p. 529. 22. Gy. 1, p. 810. 23. Ibid., p. 763. 24. Gy. 2, p. 511. 25. ÁÚO. I, p. 115. 26. Gy. 4, p. 249; RESZEGI 2011, p. 74. 27. OklSz. p. 64. 28. ÁÚO. XI, p. 529 29. ÁÚO. VIII, p. 39. 30. ÁÚO. XI, p. 153. 31. F. 7/4, p. 119. 32. Gy. 2, p. 177; cf. HOFFMANN 2003, p. 668. 33. F. 8/4, p. 365. 34. Gy. 3, p. 337, 361. 35. F. 5/3, p. 330. 36. Gy. 4, p. 79. 37. Gy. 3, p. 374. 65 38. Gy. 2, p. 501. 39. Ibid., p. 538. 40. OklSz. p. 191. 41. ÁÚO. IX, p. 343. 42. OklSz., p. 191. 43. Ibid., p. 64. 44. Gy. 2, p. 421. 45. ÁÚO. II, p. 267; cf. HOFFMANN 2004, p. 54. 46. ÁÚO. II, p. 267-268. 47. OklSz. p. 191. 48. Ibid., p. 191-192. 49. OklSz., p. 192. 50. RESZEGI 2011, p. 74. 51. OklSz., p. 191. 52. Gy. 2, p. 533. 53. OklSz., p. 588. 54. Ibid., p. 1112. 55. Ibid., p. 829. 56. Ibid., p. 829. 57. Ibid., p. 254. 58. RESZEGI 2011, p. 75. 59. Gy. 1, p. 476; ÁÚO. XI, p. 266. 60. OklSz. p. 63. 61. Gy. 2, p. 559. 62. OklSz. p. 253 63. Ibid., p. 661. 64. Ibid., p. 945. 65. Ibid., p. 66. 66. Ibid., p. 588. 67. Gy. 1, p. 114. 68. Gy. 2, p. 389; cf. HOFFMANN 2004, p. 56, OklSz., p. 253. 69. OklSz., p. 661; cf. HOFFMANN 2004, p. 56. 70. Gy. 1, p. 77. 71. ÁÚO. VII, p. 292. 72. OklSz., p. 753. 73. Ibid.; cf. HOFFMANN 2004, p. 57. AUTHOR BARBARA BÁBA Université de Debrecen (Hongrie) 66 Variations onomastiques basques et romanes au Moyen Âge en fonction de la langue des sources Patxi Salaberri 1 L’objectif de cette étude est de comparer les différents traitements subis au Moyen Âge par certains toponymes de Navarre en fonction de la langue de rédaction des documents et ce, bien que la langue ne constitue pas un facteur entièrement déterminant. L’administration de Navarre utilisa le latin pendant les premiers siècles d’existence du royaume (dit d’abord « de Pampelune », puis « de Navarre »). L’étendue de ce royaume ne cessa d’évoluer pendant les siècles précédant la conquête castillanoaragonaise du premier quart du XVIe siècle (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon). 2 Le sujet de cette étude entretient, à l’évidence, des liens étroits avec l’histoire de l’ancien royaume. Notre propos sera toutefois exclusivement linguistique. 3 Parmi les langues de rédaction des documents de Navarre figure tout d’abord le latin, qui fut utilisé jusqu’à l’extrême fin du XIIe siècle ; à cette époque fut introduite la langue romane connue sous l’appellation de « roman navarrais », qui fut la langue de rédaction de la plus grande partie de la documentation jusqu’au XVe siècle inclus. Il existe également une centaine de documents rédigés dans la langue romane apportée ou adaptée par ceux que l’on appelait alors Francos (les « Francs ») ; ce volume documentaire « est comparativement très modeste », d’après González Ollé 1. 4 Après la conquête de Nájera (La Rioja) au Xe siècle, la « langue de tradition romane de la Rioja2 » va faire partie des parlers romans du royaume. La ville de Donostia (en langue basque, San Sebastián en espagnol) fut fondée par le roi navarrais Sanche VI le Sage vers la fin du XIIe siècle ; des populations parlant la langue gasconne et provenant peut-être de Bayonne s’y installèrent alors3. Il est bien connu que le gascon des petites villes de la zone de Fontarabie, du « passage » (Pasaia) et de la capitale du Guipuscoa (Donostia / San Sebastián) est resté très vivant jusqu’au début du XXe siècle, ainsi qu’en témoignent les traces qui en sont demeurées dans la toponymie de ces régions 4. Il existe, par ailleurs, des documents écrits en français ; enfin, le mozarabe a dû être également présent au 67 sud du royaume (cf. « los quales nos auem sobre aquellas casas del barrio de los moçaraues », Tudela, 12475). 5 Le terme Francos désignait les populations commerçantes originaires du Sud de la France – c’est-à-dire d’une large zone géographique parlant l’occitan – qui s’étaient établies en Navarre à la faveur de la politique royale de développement du commerce. Ces populations s’étaient installées dans les villes et domaines du royaume, à Bastida en Basse-Navarre (La Bastide-Clairence), dans la capitale Pampelune/Iruñea, à EstellaLizarra et dans d’autres petites villes que traversait le chemin de Saint-Jacques ou l’un de ses embranchements comme celui de Puente la Reina/Gares par exemple. 6 Pendant les trois derniers siècles du Moyen Âge, trois bourgs existèrent dans la capitale. Séparés par des murailles, ils eurent de nombreux litiges entre eux ; on en arriva même à la guerre entre les Francos de Saint-Saturnin (ou Saint-Cernin 6) et de Saint-Nicolas, d’un côté, et les habitants du bourg de la Navarrería, de l’autre. Ces derniers ne pouvaient établir leur résidence dans les bourgs francs (tout au moins à Saint-Cernin)7 ni exercer entre autres la profession de changeur. Un siècle et demi après la guerre étudiée par Anelier dans son ouvrage La Guerre de la Navarrería (1277), le roi Charles III décréta en 1423, par le Privilège de l’Union, la fusion des trois bourgs ; les murailles intérieures furent détruites et « le régime juridique et administratif de la ville unifié en une seule municipalité8 ». 7 Les Francos de la capitale mais également ceux d’Estella-Lizarra et d’autres lieux provenaient le plus souvent, comme nous l’avons déjà précisé, d’une large zone où l’on parlait la langue d’oc. Il serait toutefois absurde de croire que tous utilisaient la même variété de langue. D’après González Ollé, ils parlaient l’occitan dans sa modalité gasconne9. Mitxelena considérait en revanche l’hypothèse d’un « bain gascon » de l’occitan comme « fort discutable10 ». Il ressort des travaux de cet auteur que ceux que l’on appelait Francos avaient élaboré une langue commune ou, mieux, qu’il s’agirait d’un phénomène de convergence vers une koiné issue de la combinaison d’éléments linguistiques d’origines diverses. À ses débuts, cette koiné était peu marquée par le gascon : c’était une « lingua franca qui ne pouvait être que le résultat de la combinaison de la minimisation des difficultés rencontrées par les uns et les autres 11 ». 8 D’après Ciérbide, à qui l’on doit l’étude la plus approfondie de la documentation occitane de Navarre, les documents « sont rédigés en occitan languedocien, une sorte d’occitan standard originaire d’une région délimitée par certaines villes et leur zone d’influence comme Toulouse, Albi, le Quercy et le Rouergue ; un occitan différent du nord-occitan de Limoges, du Périgord, de l’Auvergne et de sud du Poitou ; différent également des parlers de Provence12 ». 9 Il nous semble plus difficile de mesurer l’influence qu’a pu avoir le contact avec les populations parlant l’euskara ; la bonne santé dont jouissait la langue basque serait toutefois ce qui protégea, pendant un certain temps, la survie de la langue occitane dans les villes et dans la capitale. Quand le castillan acquit de l’importance et que le basque amorça son déclin, le roman navarrais et l’occitan fondirent « comme neige au soleil13 ». Comme le précise González Ollé, le déclin de l’occitan est sûrement dû à l’arrêt des migrations ultra-pyrénéennes vers Saint-Jacques de Compostelle, car il rompait les liens des Francos avec leur région d’origine « en même temps qu’il fragilisait l’essor économique basé, en grande partie, sur les privilèges commerciaux 14 ». 10 Le roman ou dialecte navarrais, rattaché auparavant à l’aragonais (navarro-aragonés ou navarroaragonés15), surgit principalement dans les monastères de la partie méridionale 68 et orientale du royaume comme celui de Leire16 ; la cour et la chancellerie royales employaient également le roman navarrais comme moyen d’expression 17. L’euskara était une langue presque uniquement orale. Nous rejetons toutefois l’affirmation selon laquelle le nouveau parler roman se serait étendu plus tard dans le bassin de Pampelune et à Tierra de Estella (Estella-Lizarra et ses alentours), étant donné que les deux zones parlaient, comme les nombreux travaux de Jimeno Jurío l’ont montré, une langue basque très fermée et ce jusqu’à une date avancée du XIXe siècle. Nous devons signaler à cet effet que le bassin de Pampelune ou Iruñerria apparaît encore, sur la carte du prince Bonaparte publiée en 1863, comme entièrement bascophone. Notons par ailleurs que l’administration du royaume de Navarre, puis de l’Espagne, sut attirer un corps de fonctionnaires et de soldats étrangers à la capitale de Navarre ; toutefois, celle-ci demeura longtemps quasi monolingue bascophone. 11 Nous ignorons l’usage populaire que put avoir le roman navarrais, mais l’on peut supposer qu’il fut l’héritier du latin. Celui-ci avait été imposé comme seule et unique langue dans la région du Sud-Est, la plus plate du royaume (Ribera, Sangosse et alentours18), avec pour conséquence la disparition, dans certaines régions, du basque et de la langue celtique, utilisée semble-t-il dans l’extrême Sud (à Cascante par exemple, appelé kaiskata dans les inscriptions19). L’arabe, l’hébreu et le mozarabe furent également en usage, mais, pratiqués sans doute par une fraction minoritaire de la population de la zone sud du territoire, ils n’ont pas non plus laissé beaucoup de traces dans la documentation du royaume. González Ollé20 considère que « ces groupes n’eurent pas le volume linguistique suffisant pour prétendre avoir une influence sur la situation générale ». 12 L’onomastique médiévale révèle clairement la présence de noms de personne arabes et hébreux en Navarre ; nous ignorons toutefois jusqu’à quand perdura l’usage de ces langues. Des toponymes comme El Fosal de los judíos “le cimetière des Juifs” de Murillo el Fruto (1619) révèlent la présence ancienne (médiévale) d’une population de cette confession, et ce indépendamment de sa langue d’usage quotidien. 13 Pour sa part, le basque était la langue la plus utilisée et la plus étendue du royaume, mais se trouvait exclue de la documentation. Comme l’indique Mitxelena, « si nous retournons au Moyen Âge, il est clair que le basque est une langue qui, en principe, ne s’écrit pas ; et si elle s’écrit, cela se fait plutôt dans un style ou un registre relâché 21 ». 14 Il convient à présent de passer en revue les toponymes choisis pour cette étude. La liste suivante recense les différents noms analysés ainsi que leurs variantes, en insistant sur la langue de rédaction du document. Précisons toutefois avant toute chose que, comme cela était prévisible, il n’y a aucune difficulté à identifier le peu que nous avons en euskara, de part la grande différence existante par rapport aux langues romanes des alentours. En revanche, des difficultés se présentent à nous lorsque nous tenons à distinguer entre eux les documents écrits en roman navarrais et ceux écrits en espagnol, puisqu’il s’agit fréquemment de documents qui montrent une certaine continuité, avec plus ou moins de caractéristiques d’une langue ou de l’autre et des emprunts réciproques. Pour donner un exemple, nous pouvons avoir dans un même texte dito “dit” (< dictu) à côté de fecha “faite” (< facta) et dans un autre dito et feyta 22. 15 Les documents occitans sont plus faciles à identifier, quoique l’on puisse parfois rencontrer des difficultés. Les documents rédigés en français ne présentent de ce point de vue, eux non plus, aucun problème, de même que les textes rédigés en basque. Signalons enfin que des documents peuvent être rédigés en plusieurs langues. 69 Étude des toponymes sélectionnés Garazi / Cize et Donibane Garazi / Saint-Jean-Pied-de-Port / San Juan de Pie de Puerto Basque 16 Garaci (Blasco de Garaci, 1068), Garaci (Bernart Garaci, 1258), « Eta jaquiçu, Done Johanne Garaçicoec dute gracia erregue baytaric » “et vous devez savoir [que] les gens de SaintJean-Pied-de-Port ont la grâce du roy” (1416), Garazico herria “le peuple de Cize” 23, Done Juane Garaci (XVIIe siècle), Donaioane (XVIIIe siècle), Doni Joane garaci (1793), Donibane, Donibane Garaci (XIXe siècle), Doniane Garazi, Donibane Garazi (XXe-XXIe siècles) “Saint-JeanPied-de-Port”, littéralement “Saint-Jean de Cize” (avec un premier élément done “saint” venant du latin dominus, comme le français Dom- de Dommartin, Dompierre, Domrémy, etc. 24 ), Garazbizcay, Garazbizcaya (1284, 1297), Garaçbiçcaya (1300), Garazbizcar, Garazbortu (XVIIIe siècle) “le col de Cize” ; nous avons ici un composé de Garazi “Cize” et bizkai (bizkaia avec l’article -a), bizkar, bortu “col”. Latin 17 Cirsia (980), Cirsa (1072), Arnaut Sanz de Sirsa (1120), et alii fere omnes Cirse clerici (1120), Cisa (1208), apud Sanctum Iohanem de Cisa (1213), Cisa (1236), Cieysia (1253), Cisa (1254), Cisia (1272), Sancti Petri de Cisia (1272, 1273), Sancti Petri de Cisia (1274), Çisia (1283), tenente castellum Sancti Iohannis sub Pede Portus (1234), Sanctum Iohannem de Pede Portus (1234), Stephano de Sancto Johane de Pede Portus (1272), Guillelmo d’Arguaua de Sancto Johane de Pede Portus (1273), Sancto Iohane de Pe de Portus (1350, ablatif). Roman navarrais 18 Cieysa (1258), Cisa (1264), Sant Miguel de Cixa (1266), Cissa (1337), Cisa (1350-53, 1366), San Johan de Pie de Puerto (1258), Sant Johan (1258) Sant Johan del Pie del Puerto (1266), Sant Joan del Pie del Puerto (1271), Sent Iohan de pie del Puerto (1337), Sant Johan del Pie del Puerto, Sant Johan (1350-1353). Occitan 19 Cisa (1268), Sant Peire de Cisia (1273), Sant Per de Cisia, Sant Pere de Cisia (1273), port de Siza (1288), Arnaut de Cisa (1297), Cise (1366), Sant Johan del Pe del Port (1258), Sen Johan (1258), Sent Iohan de Pe do Port (1329), Sent Johan dou Pe dou Port (1361, 1367), Sent Johan do Pe do Port (1372), Sent Johan deu Pee deus Portz (1379), Sant Joan deu Pe deu Port (1406). Castillan 20 Cisa (1403), Cissa (1603), Sant Johan de Pie del Puerto (1329), Sant Iohan de Pie del Puerto (1355), Sant Joan del Pie del Puerto (1406), Sant Johan del Piet del Puerto, Sant Johan de Pie del Puerto, Sant Johan (1421). 21 Le nom de la capitale de Basse-Navarre est aujourd’hui bien fixé en espagnol (San Juan de Pie de Puerto), mais il s’agit là de quelque chose de nouveau puisque, jusqu’à 70 récemment, l’on trouvait encore dans les documents rédigés en cette langue des formes plus ou moins divergentes : Sanjoan (1555), San Joan tierra de Cissa (1603), San Juan del Pie del Puerto, San Joan (1619), SanJoan (1632), San Juan Pie del Puerto (1800, 1805, 1807...). Français 22 Saint Iohan du Pie de Pors (1340), Sant Iohan du Pie du Port (1352), Sant Iohan du Pie des Pors (1355), Sent Iohan (1358), Sant Iehan de Pie des Pors (1360). Textes multilingues et hybrides 23 Cieysa (1258, roman navarrais et occitan), Cisa (1366, roman navarrais et occitan), Sant Johan do Pe de Puertos (1249), Sant Johan del Pie de Puertos (1253), Senti Iohan de Pie del Puerto (1337), Sancto Iohane de Pe de Portus (1350), Sant Iohan del Pie del Puerto, Sant Iohan (castillan et roman navarrais, 1355), etc. Baigorri / Saint-Étienne-de-Baïgorry Basque 24 Baygorri vizcaya (1302), Baygorritegui “la maison de monsieur Baigorri” (1366 ; à Sen Miguel lo Vieyl, i.e. Saint-Michel-le-Vieux, Basse-Navarre). Latin 25 Bigur (980, 1106, 1150-1170), Baigorri (1057), Beguer (1120), Beigur (1167), Baigur (1194), Baigorrie (1236), Bayguerr (1274). Roman navarrais 26 Baygorri (Sancho Baygorri, 1350-1353), Bayguerr (1350-1353), Baiguer, Bayguerr (1366). Occitan 27 Bayguerr (1268), Baiguerr ( Aznar Andia de Bayguerr, Aznar Larrea de Baiguerr, 1302), Baygorri (S[ancho] Baygorri, 1313), Bayguerr, Sent Esteben de Baiguer (1366), Bayguer (1371). Français 28 Baygorri (1355). Textes multilingues 29 Baygor (1258, roman navarrais et occitan), Baigorry, Baygorri (1263-1264, roman navarrais et castillan), Baiguer (1264, roman navarrais et castillan), Bayguer (1351, castillan et roman navarrais), Baiguer, Bayguerr (1366, castillan et occitan). 71 Orreaga / Roncesvalles / Roncevaux Basque 30 Oriarriaga (1071), Orierriaga (1284), Orrierriaga, Orreriagua ( XVIIe siècle), Oriarriaga, Orria (XIXe siècle), Orreaga, Orria (XXe-XXIe siècles). Latin (le plus souvent au génitif) 31 Roscideuallis, Roscidevallis, Roschidevallis, Rosçidevallis ( XIIe-XIIIe siècles ; forme la plus fréquente), Ronzasuals (c. 1119), Roncesvallis, Ronçesuallis (1185, 1193, 1209), Ronzasuallis, Roncasualles, Ronzasvalles (1142-1150, 1197, 1217), Roncesvallibus, Roncesuallibus (1185, 1209), Rochideuallis, Rochidevallis, Rocidevallis ( XIIIe siècle), Roncideuallis ( XIIIe siècle), Ronciavalle (1215), Runciavalle (1220), Roscidevallis (1350). Roman navarrais 32 Ronçasuaylles, Ronçasuailles, Ronçasvailles, Roncasvailles, Roncasuaylles, Ronçasvalles, Ronçasualles ( XIIIe siècle ; forme la plus fréquente), Ronçasuales, Ronçasvales ( XIIIe siècle), Roncesualles, Roncesvalles, Roncesuailles, Ronçesvailles, Ronçesuaylles, Roncesuaylles, Ronzesvalles ( XIIIe siècle, 1252), Ronçasualls, Ronçesualls (1243), Ronceuailles (1259), Roncasvayll, Ronçasvaylles, Ronçasvaill (1350-1353), Roncasualles (1412). Occitan 33 Ronçauals, Ronçavals ( XIIIe siècle, 1300, 1305), Roncesuals (1254, 1258), Ronçasuals (1256, 1286, 1288), Ronçasvaus, Ronçasuaus (1296), Roncesvaus (1296), Ronçeuau (1366), Arronçesbaus (1412-1413). Textes écrits en français 34 Roncesueaux, Roncesvaus, Roncesuaus, Ronsesbeaux (1234, 1261, 1270). Textes en castillan 35 Roncesvalles (1279), Ronçasuales (1285), Ronçasualles, Ronçasvalles, Ronçasuailles ( XIIIe-XIVe siècles). Textes écrits en portugais 36 Roxasuales (1275), Roçasualles (1276), Roçauales (1295). Iruñea / Pamplona / Pampelune Basque25 37 Irunnia (1031), Irunga (1038), Irunia (1049, 1055-1063, 1057, 1058, 1063, 1066, 1067, 1069 1071, 1076, 1099, 1122, 1127), Urunia (1043, 1060) , Iruna (1068), Irunie (1070), Yrunia (1071, 1075, 1122, 1141, 1192), Yruynna (1075), Ironia (1085), Yrunnia (1093), Erunia (1098-1099), Yronia (1105), Iruñe(a) ([E]/necones Yrunieco, 1120), Iruina (1127-1142, 1129, 72 1207), Yruyna (1135, 1138), Irvina (XIIIe siècle), Irvyna (1366), Iruñea (1614), Iruña (1745), Iruñea, Iruña (1853, XXe-XXIe siècles). Latin (le plus souvent à l’ablatif) 38 Pampilona (1031, 1045, 1054-1063, 1066, 1068-1069, 1071-1074, 1076, 1087, 1090, 1100-1115, 1117, 1129, 1136, 1139, 1148, 1150, 1167-1187, 1169, 1172, 1175-1180, 1185, 1192, 1193, 1195, 1198, 1201, 1203, 1204, 1212, 1216-1219, 1220, 1234, 1273, 1277, 1285), Pampilonia (1057, 1136-1137, 1141), Pampolonia (1060), Pamplona (1175), Pompilona (1290), Pompilone (1290, génitif). Roman navarrais 39 Pomplona, Ponplona (1237, 1243, 1261, 1265, 1267, 1271, 1272, 1279, 1290, 1294, 1300, 1307, 1313, 1323, 1342, 1347, 1349, 1358, 1379, 1383, 1393, 1396, 1412), Pompolona (1248, 1393), Pamplona (1244, 1250, 1274). Castillan 40 Pomplona, Ponplona (1135, 1138, 1176, 1237, 1253, 1256, 1280, 1362, 1498, 1508). Occitan 41 Pampalona (1222, 1232, 1235, 1236, 1252, 1254, 1258, 1259, 1266, 1273, 1277, 1291, 1296, 1297, 1299, 1300, 1306, 1309, 1310, 1314, 1318, 1319, 1321, 1324, 1325, 1328, 1332, 1340, 1342, 1346, 1375), Pamplona (1258, 1290, 1296, 1299, 1304, 1310, 1318), Pomplona, Ponplona (1255, 1288, 1324), Pampilona (1273). Textes écrits en français 42 Pampelune (1258, 1270, 1355). Textes hybrides 43 Panpalona, Panplona, Pamplona (1228, 1398, roman navarrais et castillan), Pampillona (1235, roman navarrais et occitan), Pomplona (1249, 1255, 1272, 1274, 1281, 1398, roman navarrais et castillan), Ponplona, Pomplona (1300, 1320, 1459, castillan avec des traits du roman navarrais), Ponplona, Pomplona (1238, 1239, 1243, 1314, 1318, 1350, roman navarrais avec des traits occitans), Pamplona, Pomplona (1314, 1362, castillan avec des traits du roman navarrais et de l’occitan), Pamplona (1322, roman navarrais et occitan), Pomplona (1350, castillan et roman navarrais). Estella-Lizarra Basque 44 Liçarra (1024, 1254, 1269, 1274, 1286, 1290, 1310), Liçarrara (1024, 1058, 1063, 1064 ?, 1066, 1076, 1092), Liçarara (1040-1046), Lizarara (1064 ?), Lizarrara (1064 ?, 1072, 1080, 1092), Leyçarrara (1074), Licarraga (1079), Lizarraga (1079, 1174), Lizarra (1083), Liszarrara (1098), Leyçarra (1276). 73 Latin (le plus souvent à l’ablatif) 45 Stella (1031, 1040, 1087, 1097-1099, 1101, 1119, 1127, 1139, 1142-1150, 1147, 1154, 1170-1172, 1174-1177, 1179, 1185, 1187, 1090, 1193, 1203, 1204, 1220, 1234, 1236, 1243), Sstella (1093), Estela (1138, 1148, 1234), Estella (1145, 1171), Steylla (1157), Stellam (1197, accusatif), Estellam (1198, accusatif), Stelle (1210, génitif), l’Estela (1238, ablatif). Roman navarrais 46 Estella (1243, 1271, 1274), Esteilla, Esteylla (1237, 1271, 1272, 1276, 1279, 1281, 1300, 1322, 1326, 1341, 1349, 1356, 1359, 1382, 1383, 1385, 1412), Stella (dans le syntagme de Stella, 1336). Occitan 47 Estela (1232, 1254, 1258, 1261, 1283, 1286, 1290, 1299, 1303, 1306, 1310, 1320, 1321, 1324), Estele (1237), Stela (1248), Estella (1237, 1254, 1290), Esteylla (1290). Castillan 48 Estella (1241, 1243, 1272, 1315), Esteilla, Esteylla (1274). Textes hybrides 49 Esteylla, Esteilla (1176, 1249, 1255, 1271, 1313, 1345, 1350, castillan et roman navarrais), Stella (1249, castillan et roman navarrais), Estella (1274, castillan et roman navarrais). Zangoza / Sangüesa Basque 50 Cangoça[bidea] “[le chemin de] Sangosse” (1602), Cangoca[bidea] (1623), Zangoza[bidea] (1711), Zangoza[rena] “[la maison de celui qui s’appelle] Sangosse” (1723), Zangoca[videa] (1755), Zangoza[videa] (1823). Latin (le plus souvent à l’ablatif) 51 Sanguassa (1020-1030), Sangossa (1055, 1063, 1076-1093, 1093, 1098, 1113, c. 1121-1126, 1122-1142, 1124-1125, 1129, 1134-1150, 1135, 1137, 1139, 1148, 1154, 1164, 1171, 1174, 1176, 1189, 1193, 1198, 1203, 1218, 1220, 1225, 1234, 1236, 1237, 1260, 1270, 1271, 1350), Sanguessa (1056, 1063-1064, c. 1121-1126), Sancuessa (1057-1058), Sancuensa (1066), Sanguossa (1076-1093), Sangues (1079, 1198), Sangosse (1131, 1185, génitif), Sancossa (1134), Sangossam (1187, accusatif), Sangosa (1267), Sentgosse (1271). Roman navarrais 52 Sanguessa (1237, 1244, 1265, 1271, 1280, 1281, 1329, 1366, 1383), Sangossa (1350), Sanguesa (1366, 1412). 74 Occitan 53 Sangossa (1252, 1254, 1293, 1317, 1293, 1300, 1302, 1324, 1352), Sanguossa (pour Sangossa ; 1297, 1299, 1300). Castillan 54 Sanguessa (1135, 1138). Textes écrits en français 55 Sangousse (1258, 1270), Sangosse (1270). Textes hybrides (castillan et roman navarrais) 56 Sanguessa (1237, 1252, 1264, 1271, 1355). Conclusions 57 Les principales conclusions que nous pouvons tirer de ce travail de recherche sont les suivantes : 1. Les textes basques médiévaux (et postérieurs) sont rares, c’est la raison pour laquelle nous devons avoir recours à l’onomastique si nous voulons obtenir des attestations anciennes des noms de lieux basques : Baygorri vizcaya “le col de Saint-Étienne-deBaïgorry”, Baigorritegui “la maison de monsieur Baïgorry”. 2. Les toponymes employés dans les textes rédigés en latin sont souvent adaptés suivant les modèles morphologiques de cette langue, mais ce n’est pas systématique. 3. Il est souvent difficile de distinguer les textes rédigés en roman navarrais de ceux qui sont rédigés en castillan, étant donné que la différence entre les deux variétés se réduit à une série assez limitée de caractéristiques linguistiques divergentes. 4. À l’inverse, les textes et toponymes basques se distinguent clairement des autres. 5. Il en va de même des textes écrits en occitan, bien que la distance existante entre ceux-ci et les textes écrits en castillan, roman navarrais et français soit bien moindre. 6. Identifier les documents écrits en français, par ailleurs peu nombreux, ne pose guère de difficultés. 7. L’une des difficultés réside dans le fait que certains documents sont rédigés en plusieurs langues. Par exemple, il est fréquent qu’une partie du document soit rédigée en roman navarrais ou en castillan et l’autre en occitan. 8. En conséquence, plusieurs variantes d’un même toponyme peuvent apparaître dans le même document : par exemple Pomplona (roman navarrais et castillan) et Pampilona (latin). 9. Il faut également tenir compte du fait que les toponymes n’étaient pas aussi stables qu’actuellement. Il n’est donc pas étonnant de trouver deux variantes du même nom dans un document écrit en une seule langue. 10. Il existe, cependant, certaines variantes typiques de chaque nom de lieu dans une langue spécifique, à savoir que certaines variantes prédominent dans chacune des langues : Baigorri, Garazi, Irunia, Lizarrara, Zangoza (basque), Stella, Roscideuallis, Pampilona 75 (latin), Estela, Pampalona, Sangossa (occitan), Pampelune (français), Ronçasvailles (roman navarrais), etc. 11. Il est tout naturel que les toponymes aient plus ou moins évolué au fil des siècles : Done Johane Garazi > Donibane Garazi, Orierriaga > Orreaga (basque) ; Sant Johan de(l) Pie del Puerto > San Juan de Pie de Puerto (castillan) ; Roncesueaux, Roncesuaus > Roncevaux (français) ; Saint Iohan du Pie de Pors > Saint-Jean-Pied-de-Port (français). 12. Certaines variantes toponymiques ont disparu en raison de l’extinction de la langue parlée in situ : Pomplona (roman navarrais), Pampalona (occitan). 13. Dans certains cas il y eut une spécialisation : Lizarra(ra) (nom de la ville) > Lizarra(ra) (nom du quartier). Au siècle dernier, cette dénomination fut remise en usage : de nos jours, le nom officiel de cette petite ville de Navarre est Estella-Lizarra. 14. Certaines variantes sont purement graphiques : Esteilla, Esteylla pour Estella (castillan). BIBLIOGRAPHIE BONAPARTE Louis-Lucien, 1863, Carte des sept provinces basques montrant la délimitation actuelle de l’euscara et sa division en dialectes, sous-dialectes et varietés, Londres, Stanford. CARRASCO Juan, 1973, La Población de Navarra en el siglo XIV, Pampelune, Universidad de Navarra. CIÉRBIDE Ricardo, 1972, Primeros documentos navarros en romance (1198-1230). Comentario lingüístico, Pampelune, Intitución Príncipe de Viana. —, 1988, Estudio lingüístico de la documentación medieval en lengua occitana de Navarra, Bilbao, Universidad del País Vasco. —, 1993, Censos de población de la Baja Navarra (1350-1353 y 1412), Tübingen, Niemeyer (Patronymica Romanica, 7). ETXEPARE Bernard, 1980 [1545], Linguae vasconum primitiae, éd. 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LACARRA 1957, p. 19 ; GONZÁLEZ OLLÉ 1969, p. 298-299 ; MITXELENA 1971, p. 213. 14. GONZÁLEZ OLLÉ 1969, p. 296. 15. GONZÁLEZ OLLÉ 1970, p. 50 et suiv. ; SARALEGUI 1977a, p. 23, et 1977b, p. 403. 16. GONZÁLEZ OLLÉ 1970, p. 62 et suiv. Selon nous, l’argumentation relative à la diphtongaison des voyelles des toponymes basques dans la célèbre Toponimia Prerrománica Hispana de M ENÉNDEZ P IDAL (1952), à laquelle se réfère González Ollé (voir aussi SARALEGUI 1977a, p. 33), doit être considérée cum mica salis, puisqu’il ne s’agit que de la forme romane de toponymes basques, qui, en langue basque, se sont maintenus dans la plupart des cas sans diphtongaison : Galoze / Gallués, Irunberri / Lumbier , Nabaskoze / Navascués, Nardoze / Nardués , Zangoza / Sangüesa , etc. Il s’agit tout simplement de ce que ROHLFS (1966) a appelé « toponymie de double tradition ». Il est certain, toutefois, qu’une situation de bilinguisme a dû se produire pour qu’existe une telle différenciation. 17. SARALEGUI 1977a, p. 33. 18. Voir GONZÁLEZ OLLÉ 1970, p. 61-62, et SARALEGUI 1977a, p. 33. 19. JORDÁN 1998, p. 117 et 122. 20. 1970, p. 45. 21. 1971, p. 208. 22. Voir à ce sujet PÉREZ-SALAZAR 1995, p. 281. 78 23. ETXEPARE 1545. 24. GAVEL 1933 ; ROSTAING 1992, p. 99. GAVEL (1955, p. 213) écrit à ce sujet que « les noms officiels des localités du Labourd, de la Basse-Navarre et de la Soule sont quelquefois de forme vraiment française : tel est le cas, par exemple, pour Saint-Jean-Pied-de-Port. Parfois alors ils sont la traduction du nom basque ; il en est ainsi pour Saint-Jean-leVieux, qui nous amène à voir dans l'élément initial Dona- du nom basque actuel Donazaharre une contraction d'un plus ancien Doniban- ». 25. Sur l’évolution de ce toponyme, voir JIMENO JURÍO et al., 2006, p. 75-84. AUTEUR PATXI SALABERRI Université publique de Navarre et Académie de la langue basque 79 Au-delà des frontières Les lignées de Basse-Navarre à la cour du roi Ana Zabalza Seguin et Luis Erneta Altarriba NOTE DE L'AUTEUR Ce travail s’inscrit dans le cadre du programme de recherche du Ministerio de Ciencia e Innovación DER2012-39334, « La integración de territorios en nuevas entidades políticas y sus consecuencias en las instituciones administrativas », dirigé par Mercedes Galán Lorda (Universidad de Navarra). Introduction. À propos des sources 1 Dans les études d’onomastique réalisées dans une perspective historique, comme celleci, les sources sont un vrai défi pour l’imagination. L’intention du rédacteur coïncide rarement avec l’intérêt de l’historien ; cependant, plus on recule dans le temps, plus l’étude minutieuse des différentes façons de dénommer les personnes est importante, car ces dernières renferment les clés pour déterminer, par exemple, à quel groupe ethnique appartenaient ceux qui ont peuplé un lieu. Il n’est pas nécessaire de remonter le temps jusqu’à d’antiques périodes : à l’époque moderne encore, notamment au XVIe siècle, il est souvent compliqué de recouper tous les documents dont on dispose, à cause de la difficulté à vérifier, par exemple, que plusieurs documents se réfèrent en réalité à une même personne qui répond à différents noms ; ou que deux sujets sont frères, alors qu’ils ont le même prénom mais des noms différents. Ces circonstances, qui peuvent être considérées comme un problème de plus pour la recherche historique, constituent d’un autre point de vue une donnée nouvelle et utile1. Comme chacun sait, avant la mise en place des États modernes il n’existait pas d’institution publique chargée d’enregistrer le nom officiel des individus. Par conséquent, il n’y a pas de nom officiel, véritable, correct, mais – comme c’est encore le cas aujourd’hui – une personne peut être connue sous différents noms en fonction de l’endroit où elle se trouve. 80 D’ailleurs, avant la naissance de l’État moderne, un individu n’utilisait pas son propre nom, ce sont les autres qui le faisaient pour l’appeler. 2 S’engager dans une recherche onomastique portant sur le début de l’époque moderne ou reconstruire des ascendances qui ont leurs racines à la fin du Moyen Âge est aussi complexe que passionnant. Dans l’exemple que nous présentons ici, nous avons essayé de reconstruire la trajectoire d’une lignée originaire de Basse-Navarre, territoire qui, jusqu’en 1530 environ, faisait partie du royaume de Navarre mais qui fut abandonné quelques années après la conquête castillane et, après diverses péripéties, devint territoire français. Pendant des siècles, beaucoup de Bas-Navarrais, qui furent attirés par l’existence de terres disponibles en Navarre, émigrèrent temporairement ou définitivement vers les terres du Sud ; témoignage de cette émigration, restent aujourd’hui encore leurs noms, souvent le nom de leur lieu d’origine, parmi lesquels Sola ou Armendáriz sont les plus communs actuellement en Navarre. 3 Le royaume de Navarre possède un extraordinaire ensemble de documents médiévaux, conservés à l’Archivo Real y General de Navarre. La quasi-totalité en a été numérisée pour garantir leur conservation ; il existe également de bons instruments de recherche. Cet ensemble présente un trait très significatif : la plus grande partie en est constituée par la comptabilité du royaume2. Paiements, reçus, dons, exemptions ont été collectés avec une extraordinaire minutie. Cependant, les actes de gouvernement sont rares : en 1234, la dynastie royale autochtone s’éteignit et à partir de cette date, la Navarre fut régie par les rois français, qui se montrèrent toujours plus intéressés par ce qui se passait sur leurs territoires d’origine que sur ce petit territoire, pauvre et peu peuplé. La situation ne changea pas avant le dernier quart du XIVe siècle, quand le roi Charles II (1349-1387), de la dynastie d’Évreux, définitivement vaincu en France, n’eut d’autre choix que de se replier sur la Navarre. Durant le règne de son fils Charles III (1387-1425), ce monarque, résigné sans doute à son sort, essaya de donner le plus de splendeur possible à sa petite cour ; pour ce faire, de nouveaux titres pompeux furent créés ; deux nouveaux palais royaux, luxueux, furent construits à Olite et à Tafalla, et splendidement décorés. En fait, la cour d’Olite était une vitrine qui permettait d’échapper à l’étroitesse des horizons d’un royaume qui se trouvait sous la pression de voisins de plus en plus puissants et ambitieux : la France, la Castille et l’Aragon 3. 4 De tout cela nous sont restés des milliers de témoignages dans la documentation de la Cámara de Comptos, l’institution chargée de la comptabilité de la couronne. Il s’agit d’une source très précieuse du point de vue onomastique aussi, car il est possible de d’établir des biographies en suivant les attestations dans des livres de comptes et de déterminer les relations entre des personnes et des familles. Dans le cas de lignées comme celle que nous avons choisie pour cette étude, et qui ont joué un rôle secondaire à la cour, l’on peut ainsi trouver plus de cent documents par individu pour la période des règnes de Charles II et de Charles III. En recoupant les informations disponibles sur les différents membres du groupe, il est possible de tirer de nouvelles conclusions et de quantifier le volume de bienfaits ou de grâces de différentes natures que la lignée reçut de la Couronne. Par ailleurs, le fait que différentes mains mettent par écrit des prénoms et noms basques, germaniques ou romans permet de suivre leurs variantes formelles, ce qui constitue également une donnée exploitable. 5 Le territoire qui composait la Navarre à la fin du Moyen Âge s’était constitué durant une longue période, et tous ses espaces ne présentaient pas la même cohérence. Aux deux extrémités géographiques de l’ancien royaume on trouve ainsi deux entités 81 d’intégration relativement tardive. D’une part, au sud, la vallée de l’Èbre, conquise sur les musulmans en 1119 environ ; autour de Tudela, la ville principale, dominaient de grands espaces, aptes à l’agriculture, de type méditerranéen. À l’extrémité nord, audelà de la barrière pyrénéenne, la Basse-Navarre – également connue sous le nom d’ Ultrapuertos, “Outre-Monts” –, présentait des caractéristiques physiques et humaines très différentes. Rattachée à la couronne de Navarre depuis 1189, c’est une région au relief accidenté, qui présente, sur peu de kilomètres, de forts contrastes depuis les premiers sommets pyrénéens jusqu’aux vallées de faible altitude. Avec un climat humide et peu de terrains cultivables, elle était relativement surpeuplée. L’accès à la terre, le bien par excellence, était ici impossible. Comme dans d’autres régions montagneuses européennes, la recherche du difficile équilibre entre population et ressources finit par se cristalliser dans le système de l’héritier unique, qui dans la pratique empêchait l’augmentation du nombre d’unités domestiques, avec pour conséquence l’exhérédation des cadets. Depuis le rattachement à la couronne de Navarre, les habitants de Basse-Navarre ont certainement dû voir les grands espaces du Sud comme un pays de cocagne : pour les déshérités, il n’existait en effet guère de débouchés, sinon le traditionnel service militaire en tant que mercenaires. 6 Les dénominations toponymiques individuelles ou familiales ainsi que les descriptions et désignations de villes, châteaux ou maisons fortes, aident à identifier la pléiade de centres de pouvoir constitués par les diverses familles qui jouissent de la faveur du roi. Elles se traduisent sur le territoire par un réseau d’influences dans la compétition pour le pouvoir sur l’espace conquis ou contrôlé. 7 L’analyse territoriale a été effectuée, d’une part, sur la base de la documentation consultée dans les archives et, d’autre part, avec l’information cartographique élaborée par les chercheurs spécialisés. Cela a permis de contextualiser l’espace occupé par les places fortes les plus importantes de l’ancien royaume dans l’objectif de représenter dans l’espace les connexions personnelles et familiales de la Cour, ce qui fournit de riches informations non seulement sur leur position mais aussi sur leur hiérarchie et leur fonction dans le royaume. 8 Comme on l’a indiqué plus haut, les rois de France montrèrent en général peu d’intérêt pour les problèmes de ce royaume. Mais quand les monarques de la dynastie d’Évreux se centrèrent sur ce petit territoire, les choses changèrent : ce n’est pas un hasard si Charles III décida la construction de ses deux palais à Olite et Tafalla, précisément là où la Navarre montagneuse s’ouvre sur la vallée de l’Èbre, sur une route qui communiquait avec les royaumes voisins. En ce qui concerne la Basse-Navarre, à son détachement tardif s’ajoutait la barrière montagneuse des Pyrénées. En outre, cette société se caractérisait par un réseau très dense de lignées, parmi lesquelles un grand nombre d’exempts d’impôts, qui, dans certaines vallées, atteignaient 66 %. Le contrôle de cet espace divisé en camps et en factions n’a pas dû être facile. Déjà sous Charles II, mais surtout sous son fils Charles III, on discerne précisément, dans le fonds de la Cámara de Comptos, quelles ont été les voies empruntées par les rois pour obtenir la pacification et les prélèvements fiscaux dans leurs domaines du nord des Pyrénées : ils choisirent d’attirer les membres des principales lignées, en les mettant à leur service, en leur offrant des charges et en s’assurant leur fidélité grâce à toutes sortes de récompenses. Voilà l’information qui est parvenue jusqu’à nous. 82 La lignée Lizarazu - Santa María 9 Les Lizarazu, selon tous les indices, devaient constituer une famille typique de la petite noblesse bas-navarraise. Les premières mentions dans les sources remontent au moins à 1269 et, comme cela est fréquent dans les reconstructions généalogiques, certains de ses membres sont qualifiés de fortissimus baro. Ils sont connus sous un nom qui est en réalité celui d’un de leurs palais, qui, comme tant d’autres, est exempt de taxes et a une certaine importance au niveau purement local. 10 Comme beaucoup de leurs voisins, poussés par la nécessité, les Lizarazu se consacrèrent au métier des armes. Pour cela, ils se firent mercenaires au service de quiconque voulant bien les engager. Les informations les concernant commencent à être plus nombreuses sous le règne de Charles II, le dernier des monarques de la dynastie d’Évreux, qui essaya par tous les moyens de faire valoir ses droits en France. Dans ce contexte, en 1369, nous rencontrons un Lizarazu du nom de Perusco signant un contrat en tant que mercenaire au service du monarque navarrais ; il dut lever le gage de son harnais avant de s’enrôler dans l’armée, ce qui donne une idée de la précarité de sa situation. 11 Dans l’arbre généalogique, on peut suivre les péripéties de cette lignée, dans la mesure où les sources le permettent. Nous connaissons très peu de noms de femmes ayant appartenu à cette lignée jusqu’au XVe siècle, à une exception notable que nous analyserons un peu plus loin. Comme on peut le voir, les fils aînés de la branche principale reçurent alternativement les noms de Pedro et de Sancho, qui étaient ceux de certains rois de la dynastie autochtone navarraise éteinte en 1234 – le dernier de ces souverains fut Sancho el Fuerte “Sancho le Fort”. Outre le prénom, le patronyme était fréquent, notamment chez ceux qui s’appelaient Pedro : par exemple, Pedro Sánchez de Lizarazu ; mais l’on rencontre aussi la dénomination Pedro Sanz de Lizarazu, où Sanz est une variante du prénom Sancho. Nous n’avons trouvé aucun cas d’un Sancho à qui l’on aurait donné le patronyme Pérez, mais il est vrai que l’information les concernant est insuffisante. Au prénom était ajouté un nom relié par la préposition de : par exemple, Sancho de Lizarazu ou de Liçaraçu. D’autres branches secondaires de la lignée ont des pratiques analogues, bien qu’on ne perçoive pas aussi clairement la transmission grand-père/petit-fils. 83 Fig. 1 : la lignée des Lizarazu - Santa María 12 Le nom Lizarazu, originaire du palais du même nom à Saint-Étienne-de-Baïgorry, se caractérise par une propagation précoce dans l’espace péninsulaire du royaume de Navarre, ce qui conduisit à un contraste intéressant entre la branche principale, qui abandonna ce nom, et les branches secondaires, qui le conservèrent. Fidèles à leur attachement au métier des armes, de plus en plus conscients du rôle du roi en tant que pourvoyeur de grâces et bienfaits, tous les fils de la lignée qui arrivèrent à l’âge adulte exercèrent le métier des armes dans la Navarre du Sud. Nous trouvons de manière permanente une série entière de gouverneurs portant ce nom, surtout dans les forteresses frontalières, très nombreuses du fait de la position géostratégique du territoire (voir carte). 84 Fig. 2 : les châteaux de la lignée Lizarazu - Santa María 13 Les Lizarazu sont des hommes de frontières, non seulement parce qu’ils y habitent et vivent grâce à elles, mais aussi parce qu’ils marquent les limites de l’autorité royale. Un cas significatif est celui du château de Larraga, véritable belvédère sur la vallée de l’Èbre lors des batailles contre les musulmans et ancien poste frontière, même s’il avait déjà perdu cette fonction. À partir de 1323, on fait état de plusieurs Lizarazu qui se succèdent à la tête de ce gouvernement, en alternance avec d’autres mais de manière permanente. En 1379, Charles II octroie à Juan de Lizarazu les moulins de cette localité à vie, en plus des deux paiements annuels qu’il recevait. Il est significatif qu’en 1390, Charles III accorde au même Juan la somme de 50 florins comme gratification spéciale pour avoir construit des maisons à Larraga, ce qui témoignait de son désir de s’installer dans les terres méridionales avec un lot de biens immobiliers. Malgré tous les événements de la longue guerre civile, les Lizarazu demeurèrent dans cette localité, qui prit une nouvelle valeur lorsque la lignée de Beaumont, prééminente, reçut le comté de Lerín, base territoriale très proche de la ville de Larraga. Ici leur nom se maintint et, selon toute probabilité, il passa de là à la ville voisine de Berbinzana, où il est resté jusqu’au début du XXe siècle. Nous pensons que cet enracinement permanent, non d’une branche, mais de plusieurs – Larraga n’est qu’un exemple – confirme l’hypothèse selon laquelle ces lignées avaient le regard tourné vers les terres méridionales, où le service du roi donnait lieu à des récompenses en biens-fonds. 14 Comme on l’a indiqué plus haut, et c’est compréhensible du fait de la nature des sources, nous connaissons très peu de noms de femmes de cette lignée durant le XIVe siècle. Cependant, la seule identifiée avec précision a joué un rôle décisif dans le sort des siens. María García de Lizarazu était la fille de García Martínez de Lizarazu, ce dernier étant sûrement le cousin de Pedro Sanz de Lizarazu, chef de famille de la branche principale au milieu du XIVe siècle. García était gouverneur du château de 85 Larraga en 1338, et il est très probable que son fils Sancho lui a succédé en 1357. Pendant ces mêmes années, María devint la maîtresse du frère du roi Charles II. L’infant don Luis fut le seul frère du monarque qui survécut à l’âge adulte ; à cause des fréquentes absences du monarque du fait de ses campagnes en France, Luis de Beaumont-le-Roger exerça la lieutenance au nom de son frère. Certains auteurs affirment que l’infant Luis et María se marièrent en secret, mais il n’y a aucune preuve documentaire le confirmant. Ce qui est sûr, c’est qu’entre 1359 et 1363, María donna à l’infant trois enfants : Juana (1359), Charles (1361) et Tristan (1363). Il semble que leur relation ait commencé plusieurs années avant la naissance de la première fille, car, à partir de l’été 1356 au moins, María avait reçu des bienfaits qui ne peuvent s’expliquer que par sa relation avec don Luis ; si tel est le cas, il se peut qu’elle ait eu d’autres enfants morts très tôt. Le fait est que ces enfants furent les seuls enfants de l’infant, car, marié par la suite avec Juana de Durazzo (1366) – mariage purement politique –, il n’eut pas de descendance légitime. Les trois enfants de María de Lizarazu seront connus sous le nom de Beaumont, emprunté au comté dont son père était titulaire. Du second enfant, Charles de Beaumont, naîtra la lignée de ce nom, qui prendra la tête du camp du même nom pendant la guerre civile. Depuis le milieu du XIVe siècle, les Lizarazu ont donc fait partie de manière illégitime de la famille royale, un fait qui décidera de leur destin. À tout moment, ils feront en sorte de maintenir fermement leur position dans leur pays natal – une tâche qui incombe à l’aîné de chaque branche –, mais sans abandonner la présence à la Cour, un nœud où se mêlent tous les fils qui composent le creuset du royaume de Navarre, lieu où l’information non seulement se transmet mais aussi se crée ; et tout cela sans abandonner leur position à la tête de différents châteaux. 15 Le moment où se noua la discrète parenté des Lizarazu avec la dynastie royale est significatif. La relation de don Luis et María dut commencer vers 1355-1356, c’est-à-dire sept ans à peine après la catastrophe de la peste noire. Ses conséquences furent dramatiques pour la Navarre, et c’est peut-être dans ce contexte qu’il faut comprendre l’importance des relations hors mariage et de la descendance illégitime, phénomène qui affecte les membres des familles royales et de la noblesse. Il est facile de comprendre que devant des circonstances que l’homme ne peut prévoir ni combattre, le désir de laisser une descendance se soit accru. De ce point de vue, les titres des Lizarazu étaient excellents, car, comme on peut le constater en reconstruisant leurs biographies, ils se distinguent par leur force physique, leur longévité et leur descendance prolifique, au moins en ce qui concerne les hommes. D’ailleurs, certains étaient connus par des surnoms tels qu’Héruy, Sanson ou Gaillard. Est-ce cela que recherchait don Luis, qui serait empêché de se marier avec María à cause de la lignée inférieure des Lizarazu ? 16 En ce qui concerne l’onomastique des frères Beaumont, il est intéressant de constater une certaine oscillation, car, si pour le premier fils de chaque sexe on choisit des noms patrimoniaux de la dynastie royale – Juana était le nom de la reine, mère de don Luis, et Charles, celui de son frère le roi, son parrain sûrement –, en revanche pour le plus jeune, on préfère un nom moins traditionnel, peut-être emprunté à la littérature : Tristan. Cette pratique sera adoptée par la famille royale navarraise au moment de baptiser sa nombreuse descendance illégitime avec des prénoms comme Lionel, Lancelot ou Godefroy, tandis que, pour la descendance légitime, elle utilisera plutôt un répertoire plus traditionnel. 86 17 Passons à présent à l’analyse des noms et prénoms de la branche principale de la lignée. Il faut tenir compte du fait que les sources que nous avons utilisées sont rédigées en langue romane, beaucoup d’entre d’elles en langue romane navarraise, qui finit par disparaître ou s’assimiler au castillan. Cependant, on peut supposer que la langue maternelle des Lizarazu était la langue basque, qui ne s’utilise dans la documentation que de manière exceptionnelle. Donc, à cet archaïsme que l’on peut supposer dans les textes officiels, il faut ajouter la difficulté qu’implique la transcription des sons qui n’ont pas de correspondant exact en langue romane, comme c’est le cas pour les lettres ç ou z dont on trouve deux occurrences dans le nom de la lignée. Jusqu’à la conquête castillane du royaume de Navarre (1512), voire jusqu’à l’abandon par la Castille des territoires de Basse-Navarre (vers 1530), les gens originaires de ces terres passaient librement d’un côté et de l’autre des Pyrénées. À partir de 1583, par décision des Cortes (le Parlement) de Navarre, ils furent privés de leur identité de Navarrais et tenus pour des étrangers en ce qui concerne les métiers et les bénéfices. Pour cette recherche, nous avons utilisé des documents émis par un organisme central du royaume, la Cámara de Comptos ; nous centrons donc l’analyse sur la façon dont ces noms ont été transcrits au sud des Pyrénées, lieu où une bonne partie de la lignée s’est finalement ancrée. 18 Les quatre premières générations de la branche principale, entre 1338 et 1413, suivent rigoureusement le schéma de transmission du nom du grand-père paternel au petit-fils héritier : Sancho – Pedro – Sancho – Pedro. Tous hommes d’armes, ils assurèrent la charge de gouverneur de différents châteaux ; la source la plus ancienne présente Sancho de Lizarazu comme gouverneur du château de Larraga en 13234. Ce document le présente déjà comme un homme d’armes au service du roi partout où cela est nécessaire – en l’occurrence, loin de sa terre natale –, mais, de plus, il a manifesté, par le choix de son épouse, sa volonté de s’installer dans la Navarre péninsulaire : en effet, il se marie en secondes noces avec l’héritière d’Ursúa, à Baztán5, une lignée frontalière avec laquelle ils devaient établir un nouveau lien quatre générations plus tard. Ce premier Sancho et ses contemporains durent être touchés par la grande épidémie de peste de 1348 ; peutêtre cela explique-t-il la mort de la première épouse, dont nous ignorons le nom, et le second mariage entre deux héritiers, celui de Lizarazu et celle d’Ursúa, une situation qui ne se produit généralement qu’en temps de crise grave, car elle porte atteinte au principe fondamental qui est en usage partout où les biens se transmettent à un seul héritier, à savoir que le même nombre d’unités domestiques doit se maintenir à chaque génération6. Quoi qu’il en soit, Sancho eut au moins deux fils et put transmettre à chacun un patrimoine complet : à Pedro, issu peut-être du premier mariage, celui de Lizarazu, et à Miguel Sanz, fils du second mariage, celui d’Ursúa, la tradition étant ainsi rétablie pour la génération suivante. Ce lien de sang étroit peut contribuer à expliquer pourquoi les Lizarazu laissèrent passer presque un siècle avant de revenir chercher un conjoint chez les Ursúa. Íñigo Sanz de Lizarazu, gouverneur de Punicastro en 1350 7, et García Sanz ou Sánchez de Lizarazu, qui se trouvait à la tête du château pyrénéen de Mondarráin en 1351 et en 13638, pourraient aussi être des fils de Sancho Ier. D’autres documents nous le présentent comme homme d’armes au service du roi : ainsi, pendant l’été 1353, il fut l’un des émissaires de Charles II en Normandie ; avec Íñigo Sánchez de Ursúa, il apporta vingt-huit hommes de pied9. En août 1362, García toucha une certaine somme du trésorier du royaume pour les dépenses des gens d’armes pendant la guerre d’Aragon10. Aussi bien Íñigo que García portaient le nom d’anciens rois autochtones. Chacun de ces hommes a donné naissance à de nouvelles branches de la lignée, d’où ont continué à surgir des soldats, mais aussi des officiers de l’administration du royaume. Il 87 en fut ainsi avec les enfants d’Íñigo Sánchez de Lizarazu, cité plus haut : Sancho Íñiguez de Lizarazu, qui reçoit le nom de son grand-père, est le seigneur du palais d’Echaide, à Elizondo, et gardien du château d’Orzórroz, à Baztán, en 1351, tandis que son frère, Juan Íñiguez de Lizarazu, fut notaire de la cour, même s’il participa aussi aux campagnes de Normandie11. 19 Les ramifications de l’arbre généalogique sont remarquables, mais nous devons revenir à la branche principale. Le fils aîné de Sancho Ier, Pedro Sánchez de Lizarazu, attesté entre 1347 et 1363, fut écuyer et sergent d’armes ; il participa également à la campagne de Normandie pendant l’automne 1353 avec ses hommes, recevant sa paye de la part du roi12. Il est contemporain de sa cousine María, et sa proximité avec le monarque se perçoit par exemple dans le fait qu’avec son fils héritier Sancho, il accompagne le roi lors de son voyage en France13. Ses fonctions sont variées, car il apparaît tantôt comme gouverneur de châteaux (Mondarráin, Murillo, San Adrián), tantôt exerçant la charge de baile, c’est-à-dire en tant que représentant du roi à Labastide-Clairence. Nous ignorons le nom de son épouse. 20 On retrouve son fils Sancho dans des documents de 1353 et 1378, bien que cette information soit insuffisante. En revanche, il semble qu’il fut l’homme de confiance de Charles II : en effet, en 1362, le monarque ordonne qu’on lui remette dix florins pour une cause secrète14. Pedro Sanz de Lizarazu, chef de la lignée (1375-1413) 21 Le fils de Sancho, Pedro Sanz de Lizarazu, est certainement la figure la plus remarquable de toute la lignée, c’est du moins ce que l’on déduit de la documentation qui est parvenue jusqu’à nous. Cité dans les documents dès 1375, il est quasiment certain qu’il mourut le 10 juillet 1413. Il vécut donc sous le règne de Charles II et de Charles III, sans que sa position ait été affectée par le passage de l’un à l’autre. Étant, comme nous le verrons, un personnage important à la Cour, il se situait dans une position de subordination par rapport aux Beaumont, les descendants illégitimes du côté masculin de la famille royale elle-même et d’une Lizarazu. Au fur et à mesure que s’écoulait le règne de Charles III et que les grandes lignées prenaient l’habitude de se partager les rentes du royaume, la division entre les descendants illégitimes de Charles II, les Peralta-Agramont, et ceux de l’infant Luis, les Beaumont, parmi lesquels étaient les Lizarazu, commença à se manifester. Mais, avant le déclenchement du conflit dynastique en 1450-1451, il s’agissait d’une situation analogue à celle qui caractérisait les cours des royaumes voisins. 22 Dans la biographie de Pedro Sanz, on peut distinguer plusieurs aspects. Comme les autres hommes de sa lignée, il fut avant tout un homme d’armes, qui exerça toute sa vie le gouvernement de différents châteaux qui lui furent confiés, en particulier non loin de sa terre natale, en Basse-Navarre, ceux de Castelrenaut (1388), et, pendant longtemps, celui de Rocafort (1388-1401). Alors que d’autres engagements l’empêchaient d’y séjourner, il confia cette dernière charge à un lieutenant. Uniquement à la fin de sa vie, peut-être en guise de récompense, il reçut la châtellenie de Saint-Jean-Pied-de-Port, la plus importante de Basse-Navarre, ainsi que celle du château de Garris sur ce même territoire ; il exerça ces deux fonctions jusqu’à sa mort 15. 23 Par ailleurs, Lizarazu figure depuis 1376 en tant que bénéficiaire des terres de Mixa et Ostabarets. Après la mort de Charles II le premier jour de 1387, il reçut bientôt de 88 nouvelles récompenses de son successeur ; ainsi, dès 1390, il perçut chaque année le tribut de la vallée d’Arce comme don à vie pour maintenir sa troupe de gens d’armes ; on trouve mention de ce tribut jusqu’en 1411, quelques mois avant sa mort 16. D’autre part, Charles III le fit chevalier l’année de son couronnement, en 1390 17. 24 Ce qui attire l’attention chez ce personnage, c’est sa capacité à se maintenir actif sur différents fronts de manière simultanée ; ainsi, fin 1399, il apparaît comme grand maître de l’hôtel du roi, métier dans lequel se distinguera plus tard un de ses enfants. Une charge que ses descendants et lui effectueront à plusieurs reprises est celle d’ambassadeurs et de messagers du roi. Pedro avait déjà commencé cette délicate mission sous le règne de Charles II, lorsque, par exemple, on l’envoyait à Lourdes : Lizarazu était parfaitement habilité pour agir comme lien entre la cour et la BasseNavarre ; c’était sa fonction naturelle. Sa relation étroite avec les Beaumont fit qu’il assura aussi le lien avec l’Angleterre, car cette lignée favorisait l’influence des Anglais sur le territoire français. En 1397, il accompagna le roi lors de son voyage en France. Déjà sous le règne de Charles III, il avait été envoyé en Béarn (1392), en Aragon (1393), en Angleterre (1396), à Foix (1399), en Béarn à nouveau (1406), en Castille (1406), en Basse-Navarre et à Bayonne (1407). Signe de sa proximité avec le monarque et de sa position à la Cour, lorsque Charles III revint en Navarre après un long voyage en France, en septembre 1398, il s’arrêta pour manger à l’hôtel de Pedro Sanz de Lizarazu 18. 25 À six reprises au moins, Pedro Sanz reçut du monarque un présent très spécial : un cheval, instrument indispensable pour ses missions au service de la Couronne. Il faut souligner ici le grand laps de temps écoulé entre le premier et le dernier cheval offert : il s’est en effet passé trente ans entre le cheval acheté sur l’ordre de Charles II en 1381 19 et le dernier, offert par Charles III en juin 141120. Il faut l’interpréter comme un signe de la force physique qui semble caractériser les Lizarazu. Sa mort, à l’été 1413, coïncida avec une réunion du Parlement à Olite ; quelques jours plus tard mourrait aussi l’infante aînée, Juana, et deux autres grands personnages de la Cour. Tout cela fit que leurs funérailles eurent lieu dans l’église du couvent San Francisco de cette localité pendant quatre jours consécutifs du mois de juillet21. Cela indique bien sa position à la Cour. 26 Du point de vue de l’onomastique, Pedro Sanz montre un changement notable dans la trajectoire de la lignée. Pour ses quatre fils attestés dans la documentation – il faut supposer qu’ils naquirent autour de la décennie 1380 –, il choisit des noms qui s’écartent de la tradition familiale. En effet, la liberté avec laquelle on procéda dans le cas du fils aîné, pour lequel on aurait pu s’attendre à une plus grande fidélité à la norme, attire notre attention : celui-ci s’appelle Guillem Arnalt, nom très fréquent en Basse-Navarre, mais complètement étranger à la tradition familiale. Comme on l’a déjà signalé, on peut toujours supposer qu’il eut un premier fils appelé Sancho – comme la tradition l’exigeait – qui serait mort très tôt sans laisser aucune trace ; malgré tout, il existait la coutume du remplacement, c’est-à-dire qu’un autre frère, né après lui, recevait son nom ; s’il n’y avait pas de nouvelles naissances, on pouvait aussi changer le nom d’un frère. Cependant, rien de tout cela n’est attesté pour les enfants de Pedro Sanz. Le fait qu’au moins trois fils aient suivi l’aîné contribue à réaffirmer l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’une décision préméditée ; un autre des frères, le plus documenté, porte tout comme l’aîné un nom de tradition germanique, relativement commun en Basse-Navarre, Menaut ; un autre s’appelle Charles, fait absolument exceptionnel dans ce pays – comme le montre Orpustan dans ses études détaillées 22 – et 89 qui ne peut s’expliquer que parce qu’il serait le filleul du monarque ; le moins connu est Juan, qui, fait particulier, apparaît dans les sources sous le nom de Juan Pérez, c’est-àdire avec son patronyme, ce que l’on ne retrouve pas dans le cas de ses frères. Malgré la riche documentation où apparaissent ces personnages, je n’ai pu déterminer le nom de l’épouse de Pedro Sanz, ni si ces enfants sont issus ou non du même mariage. 27 Le renouvellement onomastique opéré dans cette lignée à la fin du XIVe siècle est un fait. Comment l’interpréter ? Pedro Sanz de Lizarazu a pu pressentir que les grâces qu’il espérait obtenir ne lui seraient pas concédées par un roi nommé Pedro ou Sancho, mais par Charles. Il se peut aussi qu’il ait recherché pour parrains de ses enfants des personnages de la cour – où les Bas-Navarrais étaient nombreux – qui portaient effectivement les noms cités. La question reste ouverte, et il est difficile d’éviter la conjecture : en fin de compte, à l’attribution réfléchie d’un prénom à un nouveau-né vient s’ajouter une certaine dose de hasard, de caprice ou de mode, qui résulte de circonstances de dernière minute. Mais ce qui est réellement important, c’est qu’en plus de la nouveauté du prénom, il y eut changement de patronyme : tous les enfants de Pedro, y compris l’héritier, abandonnèrent celui de Lizarazu pour celui de Santa María, nom d’un autre de leurs palais, situé dans le village d’Hélette (Arberoue). Tout le monde sait qu’au Moyen Âge, voire à l’époque moderne, régnait une grande liberté dans l’utilisation des noms ; ce que, de notre perspective, nous considérons comme un nom était en fait une référence au domaine, à la terre. De ce point de vue, les Lizarazu énumèrent fièrement plusieurs terres : Lizarazu, Gentain, Egoaburua, Santa María. Même Pedro fut parfois appelé Pedro Sanz de Santa María. Mais, à cause précisément de la flexibilité qui prévalait en ce domaine, le fait que le nom de Lizarazu cesse brusquement d’être porté – il ne s’appliquera que très rarement à l’un des quatre frères – ne peut manquer d’attirer l’attention. On peut supposer qu’il y eut discussion au moment d’écarter l’un des noms de référence au profit d’un autre. Avec la rupture de la tradition dans les prénoms, la conclusion que l’on peut tirer est que Pedro Sanz de Lizarazu chercha consciemment à imprimer un changement d’orientation à sa lignée. Cette hypothèse est confirmée par la politique matrimoniale suivie pour la génération de ses enfants, qui lui est sans aucun doute imputable, et que nous connaissons seulement de manière fragmentaire : cette génération sera victime de la guerre civile, pendant laquelle elle se retrouvera au cœur même de la lutte, mais les deux frères que nous connaissons le mieux, Guillem Arnalt et Menaut, se marièrent avec des dames de la péninsule. Le premier épousa Margarita de Uroz-Ursúa, renouant ainsi avec une importante maison, avec laquelle les Lizarazu avaient déjà eu des liens de parenté autrefois ; le second, Catalina de Aoiz, née dans un palais dont les enfants servaient à la cour d’Olite, comme les Lizarazu. 28 Avant de passer à l’interprétation du sens possible de cet apparent changement de cap, il convient d’examiner si, pour leur part, les enfants de Pedro Sanz de Lizarazu suivirent la tradition ou continuèrent à innover. Comme je viens de le signaler, le long conflit qui dévasta la Navarre à partir de 1451 provoqua une importante altération de la production documentaire ; la Cour en tant que telle cessa de fonctionner normalement, des pertes et des pillages affectèrent la conservation des documents. Malgré tout, parmi la descendance relativement nombreuse de Guillem Arnalt et de Menaut, on observe un certain mélange de nouveauté et de tradition – même si prédomine peut-être la nouveauté. Menaut donne à un de ses enfants le nom de son père, Pedro, et aux deux autres ceux de ses frères, Guillem et Juan. En revanche, le fils aîné semble opter pour des noms nouveaux ou peut-être empruntés au patrimoine des Ursúa, la lignée de son 90 épouse, tels que Beltrán et Lorenzo. Contrairement à ce qui se passait dans les générations précédentes, les femmes commencent alors à émerger, bien qu’en nombre très inférieur à celui des hommes ; de plus, comme nous manquons cruellement de données antérieures, il est impossible d’analyser les critères de transmission. Une des filles de Menaut fut nommée Ana ; mais le fait le plus significatif est peut-être que le fils aîné Guillem Arnalt ait baptisé la sienne du nom d’España. La petite-fille du côté masculin de la primogéniture de Pedro Sanz de Lizarazu portait le nom d’España de Santa María. 29 Dans son étude consacrée à l’anthroponymie de la Basse-Navarre et de la Soule dans la première moitié du XIVe siècle – soit un siècle avant la naissance d’España de Santa María –, Orpustan identifie comme trait caractéristique de l’anthroponymie féminine – malgré le nombre insuffisant d’exemples, 95, face aux 911 hommes – la proportion élevée de noms qu’il qualifie d’« ethniques » : Navarra, Alamana, Espaynna, Anglesa, Lombarda. Cet auteur considère qu’il s’agit de noms à la mode et les met en relation avec les routes suivies par les armées ou par les pèlerins23. Selon lui, et c’est une interprétation intéressante, cette mode reflèterait une certaine ouverture culturelle vers les peuples d’Europe cités : Hispania, dans le cas de l’Espagne, entité disparue qui englobait les territoires de la Péninsule Ibérique, mais dont l’essentiel demeurait compris dans les royaumes chrétiens. En tout cas, dès la seconde moitié du XVe siècle, époque à laquelle vivait la fille de Guillem Arnalt, ce nom passait pour archaïque : s’il avait pu être à la mode, il ne l’était déjà plus à ce moment-là. On peut peut-être dégager de tout cela une déclaration d’intentions : la lignée, déjà du vivant de Pedro Sanz de Lizarazu, cherche à s’hispaniser. C’est peut-être dans ce désir que se trouve l’explication du brusque abandon du nom, un mot basque difficile à prononcer et à écrire, qui renvoyait, ne serait-ce que par sa sonorité, au monde du saltus vasconum, au milieu rural, loin de la culture et de l’écrit. La vie de Pedro Sanz s’était déroulée entre les deux mondes, mais pesa sans doute chez lui de manière décisive celui de la Cour alors à son apogée : comme on l’a récemment écrit, dans toute l’histoire du royaume de Navarre, il n’y eut pas de mécène plus engagé dans la défense des arts que Charles III, et la cour du roi ne brilla sûrement jamais autant24. Les enfants de Pedro, en particulier Menaut – majordome du prince de Viana, don Carlos, depuis son arrivée en Navarre à l’âge d’un an, en 1422, jusqu’à sa mort en 1460 ou 1461 –, vécurent et servirent à la Cour. Menaut de Santa María, avec ses enfants et ses neveux, accompagna le prince héritier pendant tout son long périple jusqu’à Barcelone ; là, malgré sa situation difficile, don Carlos, en homme de culture, prit grand soin de sa bibliothèque, à la tête de laquelle il plaça un remarquable écrivain en langue catalane, frère Pere Martínez, qu’il chargea d’un inventaire que Menaut lui-même signa très peu de temps avant sa mort25. Le nom de ses enfants, décidé, comme pour toute sa trajectoire, par Pedro, avait eu pour objectif de faciliter son insertion dans cette sphère supérieure : le nom rustique de sa terre natale représentait plus un obstacle qu’une aide. Conclusion 30 Si l’intuition de Pedro, dès les années 1380-1390, était qu’il fallait parier sur les territoires péninsulaires, il eut certainement raison. Ce qu’il n’avait pu prévoir, c’est que la fracture entre les deux grandes factions s’aggrava lorsqu’elle s’ajouta au conflit dynastique qui suivit la mort de la reine Blanca, fille de Charles III (1441). À partir de ce 91 moment, les enfants et petits-enfants de Pedro furent entraînés dans un affrontement long et coûteux, dans lequel ils jouèrent un rôle important, bien que subordonnés aux Beaumont, chefs de file d’une des factions. En faisant respecter les droits du prince héritier, Carlos de Viana, face à ceux de son père, Juan II de Aragón – qui, veuf de la reine en titre, remarié en secondes noces avec une castillane, prétendait continuer à être roi de Navarre – ils allèrent jusqu’au bout et payèrent un prix élevé. Guillem Arnalt fut dépossédé de son château ; un de ses enfants fut échangé contre la liberté du prince ; Menaut vit brûler son palais d’Urroz ; avec ses enfants, il suivit le prince jusqu’à Barcelone, où il mourut presque en même temps que don Carlos, en 1460 ou 1461, dans des circonstances pour le moins suspectes. Quant au troisième frère, Carlos, aux alentours de septembre 1461, alors que la cause du prince de Viana était perdue, il fut condamné pour rébellion et désobéissance au roi, puis exécuté, et tous ses biens confisqués et livrés à ses ennemis26. Cette série de malheurs ne signifia pas la fin des Lizarazu-Santa María. Au moins deux des enfants de Menaut, Guillem et Juan, avaient accompagné leur père à Barcelone, où Juan épousa une dame catalane, Violant Satorra ; son frère apparaît dans la documentation barcelonaise comme le molt honorable mossen Guillem de Sancta Maria. En quelque sorte, Pedro Sanz de Lizarazu avait concentré tout son effort pour préparer les siens à s’hispaniser, et c’est finalement ce qui arriva, même si ce fut par des voies très différentes de celles qu’il avait imaginées. BIBLIOGRAPHIE Atlas de Navarra : geográfico, económico, histórico, 1977, Barcelone, Diáfora. CASTRO José Ramón, 1967, Carlos III el Noble, Rey de Navarra, Pampelune, Institución Príncipe de Viana. FERNÁNDEZ DE LARREA ROJAS Jon Andoni, 1992, Guerra y sociedad en Navarra durante la Edad Media, Bilbao, Universidad del País Vasco. FERNÁNDEZ-LADREDA Clara (dir.), 2015, El arte gótico en Navarra, Pampelune, Gobierno de Navarra. 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Dans les documents de la Cámara de Comptos, on trouve des informations sporadiques le concernant, à la tête de ce château, entre 1351 et 1357 : A RCHIVO GENERAL DE NAVARRA [AGN], Co_documentos, caj. 11, n. 22, 1. 8. AGN, Co_documentos, caj. 11, n. 28 et caj. 17, n. 40 (1) ; Martinena RUIZ 1994, p. 647. 9. FERNÁNDEZ DE LARREA ROJAS 1992, p. 99. 10. AGN, Co_documentos, caj. 15, n. 93, 26. 11. AGN, Co_documentos, caj. 12, n. 98 ; Fernández de Larrea Rojas 1992, p. 120. 12. AGN, Co_documentos, caj. 12, n. 23, 26. 13. AGN, Co_documentos, caj. 12, n. 22, 4. 14. AGN, Co_documentos, caj. 15, n. 88, 7. 15. AGN, Co_documentos, caj. 106, n. 3, 31. 16. AGN, Co_documentos, caj. 59, n. 87, 1. 17. CASTRO 1967, p. 421. 18. CASTRO 1967, p. 243. 19. AGN, Co_documentos, caj. 43, n. 39, 1. 20. AGN, Co_documentos, caj. 98, n. 61, 2 (1). 21. CASTRO 1967, p. 392. 22. ORPUSTAN 2000. 23. ORPUSTAN 2000, p. 201-202. 24. FERNÁNDEZ-LADREDA 2015, p. 18. 25. LATASSA Y ORTÍN 1796, t. II, p. 229-230. 26. Procesos de hidalguía 2015, p. 55-56. 93 AUTEURS ANA ZABALZA SEGUIN Université de Navarre LUIS ERNETA ALTARRIBA Université de Navarre 94 Sources de la toponymie roussillonnaise Vicissitudes, problèmes et inquiétudes Renada-Laura Portet 1 Ce colloque sur les « sources » nous précise, dans son argument, que le débat porte moins sur les sources elles-mêmes qu’il n’invite à une « réflexion » à leur propos. Les documents sont-ils authentiques ? La lecture, l’analyse philologique, le contrôle historique suffisent-ils ? Peut-on remonter jusqu’à l’origine du toponyme, et ce parcours peut-il se faire avec toutes garanties ? L’étymologie peut-elle être établie ? Et est-elle bien nécessaire ? 2 Les sources de la toponymie roussillonnaise n’échappent pas à ces questions ; elles présentent en outre l’originalité, et le handicap, d’être réparties entre deux États, de part et d’autre d’une frontière politique. À quoi s’ajoute la complexité de la langue car, lorsque les anciens « comtés catalans » de la médiévale Marche d’Espagne sont devenus français sous Louis XIV, en 1659, toute la toponymie roussillonnaise était déjà fossilisée en catalan (avec, en plus, un substrat basque, pré-indo-européen, morphologiquement bien présent). 3 Des deux États frontaliers, c’est la Catalogne qui est la plus riche en sources écrites. Les documents médiévaux y abondent et ont été admirablement conservés. Il en existe également en France, mais beaucoup ont disparu (les cartulaires de la cathédrale d’Elne et de l’abbaye d’Arles-sur-Tech, par exemple, sont partis, au temps de la Révolution de 1789, dans plus d’une cinquantaine de charretées, pour être jetés à la mer). En outre, à en croire le très regretté Pierre Bonnassie et sa magistrale thèse sur la Catalogne, « les folios originaux des documents que le Roussillon aurait fait parvenir à Paris au moment de l’annexion n’auraient pas eus les soins ni l’attention qu’ils méritaient... ». 4 Les principaux recueils de documents écrits qui concernent en particulier le Roussillon sont : 1. Marca Hispanica sive Limes Hispanicus, de Pèire de Marca, publié en 1688. 95 2. Le Cartulaire roussillonnais de Julien-Bernard Alart, publié en 1880 en soixante-deux volumes, aujourd’hui microfilmés et munis de deux tables du XIXe siècle (noms de lieux, en deux volumes manuscrits ; sanctuaires). 3. Les Capbreus, registres fonciers du royaume de Majorque, très beaux originaux du XIIIe siècle, archivés à Perpignan (un temps capitale, pendant soixante-dix-huit ans, de ce petit et bref royaume). 4. Le Liber feudorum maior, du XIIe siècle, conservé aux archives de la Couronne d’Aragon. Mutilé, il a été refait en 1945-1947 à partir d’un index du XIVe siècle et de documents originaux conservés dans ce dépôt. 5. Les dotalies de les esglésies catalanes (segles IX-XII), thèse universitaire du dr. Ramon Ordeig i Matas publiée en Catalogne (1997-2004). Cet ouvrage contient les actes de consécration de toutes les églises catalanes de part et d’autre de la frontière FranceEspagne. 6. Les matrices cadastrales napoléoniennes, réalisées à partir d’enquêtes orales retranscrites et dont les originaux sont archivés au local du cadastre à Perpignan. Aujourd’hui numérisées, les matrices originales sont accessibles électroniquement. 7. Les états de section, conservés aux archives départementales mais avec des exemplaires dans chaque commune. 5 Il y aurait beaucoup à dire sur les documents provenant d’enquêtes orales retranscrites. Mais c’est Marca Hispanica qui a été – et est encore – le plus sujet à polémique. Et c’est bien injuste. 6 Marca Hispanica sive Limes Hispanicus (sous-titré hoc est, Geographia et historica descriptio Cataloniae, Ruscinonis et circumjacentium populorum) est l’impressionnante collection de documents réunis par le béarnais Pèire de Marca au cours des presque huit années qu’il passa en Catalogne, où il arriva en 1644. Juriste, historien et homme politique, il était « féal conseiller ordinaire du roi en ses Conseils » quand Louis XIV l’envoya, avec le titre de Visiteur général, dans le principat de Catalogne. Il y réunit un total de 1 402 documents en latin, comprenant des actes de consécration d’églises, des sacramenta, des dotations, depuis l’an 819 (avec l’acte de consécration de l’église d’Urgell) jusqu’en 1475 (avec l’Epistola Hieronymi Pauli Catalani ad Petrum Michaelem Carbonell regum archivarium super civitatis Barchinonae – soit une lettre de courtoisie et une sorte de quitus à l’archiviste royal de Barcelone...). Nous avons la chance que ce titanesque ouvrage ait bénéficié d’une réédition en fac-similé, à Barcelone, en 1972. 7 À son retour en France, avec deux volumes de documents originaux sous le bras, Pèire de Marca fut convoqué, comme assesseur des délégués français, à l’Île des Faisans, pour y préparer l’annexion du Roussillon (et, en plus, si possible : des « quelques terres adjacentes », soit – je cite – la Cerdagne, le Conflent et le Vallespir…). Mais les négociations furent interrompues, et Mazarin l’envoya alors, par la suite, à la « Conférence de Céret » où, d’après les témoignages des contemporains présents (témoignages reproduits dans la préface), « la supériorité de son érudition lui permit de confondre les délégués espagnols de Philippe IV et de faire la division territoriale la plus favorable à la France ». Le 7 novembre 1659, le traité était signé. Les anciens comtés catalans de Roussillon, Conflent, Vallespir et Cerdagne devenaient français, réunis sous le nom de « Province de Roussillon ». Ils s’ajoutaient, pour former aujourd’hui le département des Pyrénées-Orientales, au pays de Fenouillet (pagus Fenolietensi), déjà annexé en 1285 par le traité de Corbeil, conclu entre Jacques I er de 96 Majorque et saint Louis. C’est dire si le travail de Pèire de Marca eut une portée historique capitale. Louis XIV le récompensa en le nommant archevêque de Paris. 8 Dans ces conditions et optiques politiques très particulières, à des fins, pour tout dire, impérialistes, des doutes sur l’authenticité des documents pourraient, à la rigueur, être exprimés. Et l’on ne s’en est pas privé, accusant Pèire de Marca d’avoir opéré des manipulations personnelles dans les textes, produit des faux et même d’en avoir volé (ce qui s’est avéré exact à sa succession), et surtout d’avoir fait un tri, choisissant les seuls documents portant dans leur eschatocole des références à un prince ayant régné en France (ce qui a été à peu près le cas pour tous les documents carolingiens de la Marche d’Espagne). 9 Or, lorqu’on sait que ce n’est pas Pèire de Marca qui en assura la rédaction (sa mort l’en ayant empêché), mais son secrétaire Étienne Baluze, qui en fut chargé par Colbert, et que la publication de ce recueil, également assurée par Baluze, ne fut effective que quarante-quatre ans après que Pèire de Marca ait commencé sa collecte de documents en Catalogne, on peut sans une trop grande charge de conscience, émettre aussi quelques doutes... D’autant que Baluze n’est pas exempt de reproche si l’on songe au faux cartulaire de Brioude qu’il aida à confectionner de toutes pièces pour complaire au cardinal de Bouillon. 10 Soyons cependant rassurés pour nos documents. Ils sont bien issus d’actes notariés dont on peut retrouver les originaux dans les archives de la bibliothèque de Catalogne, à Barcelone, et beaucoup proviennent également des authentiques registres paroissiaux des églises catalanes jusqu’à Tarragone, capitale métropolitaine de toute la Catalogne (chronologiquement après Elne). Pourtant, certains médiévistes catalans ont émis des réserves, arguant, entre autres, que l’acte de consécration de la cathédrale Sainte-Marie d’Urgell était un faux. Heureusement, il y a eu depuis la publication de la thèse du Dr Ramon Ordeig i Matas sur les actes de consécration de toutes les églises catalanes et ce ne serait, quoiqu’avec des avis très diversifiés sur l’exacte datation, qu’une question de date, légèrement postérieure. Le texte, et son richissime contenu toponymique, vérifié par ces mêmes médiévistes, est bien authentique. Et c’est là ce qui nous importe le plus. 11 Il resterait peut-être à moduler quelque inquiétude quand on lit, dès les premières pages de la préface, de véritables dénis historiques, écrits noir sur blanc dans un indéniable esprit « jacobin » : le comté de Roussillon, ce « petit coin perdu » (angulus ille), ne s’est jamais appelé Catalogne, mais a toujours fait partie du territoire de la Narbonnaise (angulus ille in quo consistit nobilissimus comitatus Ruscinonensis, qui semper in Narbonensis fuerat...). Et il n’y avait pas à tergiverser là-dessus puisque les Pyrénées étaient les limites naturelles entre la Gaule et l’Hispanie : montes qui fuerant naturales termini Galliarum et Hispaniarum, dividerent in posterum Galliam Narbonensem. Cette partie de l’Espagne citérieure, qui ne s’est jamais appelée Catalogne – et eam partam citerioris Hispaniae quae nunc Catalonia dicitur –, devait donc être rendue à son maître « naturel », notre très puissant roi Louis le Grand – ad suum naturalem dominum rediit, id est, ad potentissimum Regem nostrum Ludovicum cognomento Magnum. Dont acte. Historique. 12 Marca Hispanica a été et reste, quoi qu’on en dise, un magnifique instrument de travail pour l’onomasticien et le toponymiste. Les sources y sont abondantes et sûres, d’une haute qualité. Les recherches ultérieures menées, en Roussillon, par les excellents archivistes Alart et Brutails n’ont fait que le confirmer. 13 Il en va autrement avec les matrices cadastrales napoléoniennes. Quand, à partir de 1807, les fonctionnaires français du cadastre arrivèrent en Roussillon pour faire les 97 relevés parcellaires, les habitants parlaient uniquement catalan. Et les noms de lieux n’étaient prononcés qu’avec la phonologie de la variante roussillonnaise du catalan. Les fonctionnaires, ne reconnaissant ni le son du phonème ni le sens de ce qu’ils entendaient, firent malgré tout leur possible, suivant leurs capacités personnelles, pour remplir leur tâche et écrivirent les noms dans la seule graphie qu’ils connaissaient : la graphie française. D’où les très nombreuses cacographies et erreurs sémantiques. 14 Cependant, pour les gens de ma génération, familiarisés avec le catalan – qui est même, pour beaucoup d’entre nous, la langue maternelle – et, de plus, avec les noms de lieux transmis oralement, au sein de la famille, « de génération en génération », cette graphie « à la française », loin d’être un handicap, permet de reconstituer le toponyme dans sa forme orthodoxe, cela d’autant mieux que l’on a reçu une bonne formation linguistique, intégrant les règles phonétiques particulières propres au catalan roussillonnais. 15 Voyons l’exemple de Colomine del Retour, lieu-dit de la commune de Cànoes (Canohès au cadastre). La colomina, coromina avec une variante fréquente de rhotacisme, provient du neutre pluriel latin condominia avec le sens de “copropriété”. Au Moyen Âge, ce mot représentait la portion de terre nette d’impôt que le seigneur se réservait parmi les biens qu’il donnait en fief. 16 Que peut donc désigner ici le déterminant Retour ? C’est simplement le mot “recteur”, rector en catalan (avec /o/ tonique et fermé selon la variante roussillonnaise du catalan), entendu par une oreille française. Ce mot désigne en catalan “le curé de la paroisse”. Et ce lieu-dit était le nom d’un bien ecclésiastique, net d’impôt. 17 Phonétiquement, s’agissant d’un oxyton et l’accent tonique étant sur la dernière syllabe, il se produit, en roussillonnais, une fermeture du /o/ tonique qu’en français l’on écrit -ou-, avec deux graphèmes. Et comme il se produit aussi, en roussillonnais, une assimilation progressive de l’implosive /k/ à la dentale qui suit, une oreille française entend /retour/. 18 Une fois tirées au clair toutes les cacographies de ce genre, on aurait pu croire la toponymie du Roussillon correctement retranscrite sur nos matrices cadastrales. Malheureusement, ont été engagées, au XXe siècle, des révisions cadastrales par commune, souvent au hasard des modifications parcellaires, qui furent source de nouvelles corruptions : les secrétaires municipaux et locaux, étant catalans, interprétèrent en effet à leur façon ce qu’ils croyaient comprendre. 19 Voyons l’exemple de La Colomine del Paré. Cette première transcription, effectuée en 1809 lors du relevé sur le terrain, suivait, dans sa graphie « phonétique » à la française, l’exacte prononciation roussillonnaise de ce nom de lieu, bien attesté par un document carolingien de 994 renfermé dans le Cartulaire roussillonnais d’Alart : ipso perario dans le sens de “poirier” pour le déterminant (en catalan orthodoxe : perer, avec le /e/ prétonique ouvert < /a/). Mais, lors de la révision cadastrale de 1934, ce toponyme, interprété par le transcripteur local à sa façon, est devenu Colomine del Payrrer, c’est-àdire “du maçon” dans sa variante catalane roussillonnaise avec, de surcroît, des fautes d’orthographe (car les roussillonnais « de souche » ne connaissent guère, du catalan, que la forme orale et pas l’écrite). 20 De l’arbre spécifique d’une activité agricole et repère descriptif d’un paysage, on passait à l’homme, déterminé par une activité artisanale : peirer (“le maçon”), fréquent aussi, en Roussillon, comme anthroponyme. Quelles qu’en soient les raisons circonstancielles, 98 il s’agit là d’un transfert phonologique et polysémique. Les fausses interprétations populaires de ce genre sont, hélas, très nombreuses et, lors d’enquêtes administratives par des fonctionnaires évidemment non spécialisés, donnent lieu à une impressionnante série de cacographies malheureusement répertoriées. 21 On souhaiterait, en conclusion, une toponymie confiée, avant tout, à des toponymistes confirmés, qui conserveraient à nos sources une fiabilité historique et scientifique avérée. C’est indispensable pour cette histoire qui chemine que sont nos chers toponymes, petits trésors archéologiques, qui ont gardé et gardent la terre vivante dans sa vérité. BIBLIOGRAPHIE BRUTAILS Jean-Auguste, 1889, Notes sur l’économie rurale du Roussillon à la fin de l’Ancien Régime, Perpignan, Latrobe. ORDEIG I MATA Ramon, 1997-2004, Les dotalies de les esglésies catalanes (segles IX-XII), Vic, Ordeig i Mata. PORTET Renada-Laura, 1983, A la recerca d’una memòria : els noms de lloc del Rosselló (microtoponímia), Perpignan, CeDACC. —, 1984, « Francesització dels topònims i cacografies al Rosselló », Societat d’Onomàstica. Butlletí Interior, t. XVIII, p. 18-22. —, 1986, « Transcripció de topònims », Societat d’Onomàstica. Butlletí Interior, t. XXIV, p. 541-542. —, 1990, « Autour de quelques graphies, aberrantes et polémiques, de certains toponymes des Pyrénées-Orientales », Nouvelle revue d’onomastique, n° 15-16, p. 153-160. —, 2004, « Perpignan et le langage catalan de son espace », in : SALA (Raymond) et ROS (Michelle), Perpignan une et plurielle, Canet, Trabucaire, p. 65-78. AUTEUR RENADA-LAURA PORTET Université de Perpignan 99 Les différentes sources au cœur du projet PatRom (PATRONYMICA ROMANICA) Jean Germain 1 Le projet PatRom, conçu initialement à l’université de Trèves en 1987 à l’initiative du Professeur Dieter Kremer, est sans conteste l’un des projets les plus ambitieux en matière d’onomastique personnelle de ces dernières décennies, non seulement pour le domaine gallo-roman ou français, mais aussi pour l’ensemble du domaine roman. Si, pour diverses raisons, il n’a pu tenir toutes ses promesses, il n’en a pas moins constitué un moteur et un catalyseur dans ce domaine de recherche trop souvent abandonné à une forme d’amateurisme linguistique. La connaissance de ce grand dictionnaire – coûteux il est vrai – dont quatre volumes ont paru à ce jour (outre le volume de présentation) est malheureusement très faible en France, ce qui nous a incité à en faire une nouvelle présentation axée sur les sources utilisées en amont du dictionnaire. PatRom, un projet européen de lexicographie onomastique 2 Pour mémoire, le projet PatRom vise à produire un « Dictionnaire historique de l’anthroponymie romane », c’est-à-dire à présenter, sous forme d’articles du type de ceux des grands dictionnaires étymologiques de langue (Französisches etymologisches Wörterbuch ou Lessico etimologico italiano), les noms de personne issus originellement d’un étymon lexical, selon une classification établie au sein du projet, à la fois onomastique, linguistique et géographique. La liste de base des étymons retenus a été constituée à partir du Romanisches etymologisches Wörterbuch. 3 Pour ce faire, une équipe pluridisciplinaire (lexicographes, onomasticiens, médiévistes) a été réunie progressivement en s’appuyant sur divers centres régionaux disséminés dans l’ensemble de la Romania, avec des spécialistes reconnus dans les différents sousdomaines linguistiques. Le projet repose en effet sur la compétence linguistique et la 100 connaissance rapprochée de ces acteurs de terrain, connaissant bien soit les sources historiques des noms, soit le parler régional, soit, idéalement, les deux. 4 En aval des articles rédigés individuellement dans les différents domaines, une équipe de rédacteurs panromans, chargés d’organiser la matière au niveau de toute la Romania et d’arbitrer les contradictions apparentes le cas échéant, s’est constituée avec un petit noyau dur de rédacteurs. Fig. 1. Les différents centres PatRom impliqués dans le projet et la liste des rédacteurs. Fig. 2. La Romania européenne. Au-delà des États, des réalités géo-linguistiques : la Romania européenne (fig. 2) et la Galloromania (fig. 3), avec les principales zones géo-linguistiques correspondant aux parlers régionaux du monde roman et du domaine « français ». 101 Fig. 3. La Galloromania. 5 De nombreux colloques et réunions de travail ont été nécessaires pour fixer le cadre du travail, impliquer les centres régionaux, délimiter les étymons à traiter, définir la structure formelle des articles et s’accorder sur les sources à exploiter. Ces réunions se sont étalées de décembre 1987 à 2001, avec la publication d’un volume de présentation en 1997. Paradoxalement, le projet est venu peut-être un peu tôt…, car les possibilités offertes par l’informatique personnelle n’ont cessé d’évoluer depuis lors ; en outre, la mise à disposition des corpus de noms de famille s’est accrue considérablement. Il a donc fallu s’adapter au mieux en permanence tout en préservant la cohérence d’ensemble. 6 D’aucuns ont remis en cause la légitimité d’un dictionnaire de noms de personne, chaque individu – et, partant, son nom – étant chaque fois distinct. Tous les Dubois n’habitaient pas à côté du même bois… Tout dictionnaire de noms propres nécessite bien entendu des conventions et un certain niveau d’abstraction. La structure et les normes de rédaction permettent de faire nettement la part entre les lexèmes, qui ont donné lieu à des surnoms [SN], et les noms de personne [NP] eux-mêmes, qu’il s’agisse de surnoms médiévaux ou de noms de famille [NF] contemporains. Des choix de base 7 Les noms de personne ‘délexicaux’, les surnoms issus du lexique, ont été retenus en priorité, notamment ceux en relation avec l’homme et avec les animaux. Les ‘déanthroponymiques’, issus de noms de personne déjà attestés en latin, ne sont traités que parallèlement aux délexicaux (ex. LUPUS vs LUPUS NP). En revanche, les ‘détoponymiques’ ne sont pas pris en compte dans le cadre de PatRom, car ils sont trop particuliers à chaque domaine. 102 8 Les étymons retenus sont des éléments du lexique qui sont productifs dans au moins deux des quatre superdomaines linguistiques (Ibéroromania, Galloromania, Italoromania, domaine roumain). Sont considérés comme étymons toutes les formes attestées en latin tardif jusqu’aux Etymologia d’Isidore de Séville. 9 Deux volumes du dictionnaire proprement dit ont paru à ce jour, en 2004 et en 2015, l’un axé sur le thème du corps humain, l’autre relatif aux principaux mammifères, domestiques ou sauvages ; deux autres volumes sont à finaliser dans les années à venir. Fig. 4. La signature des articles. La collectivité du projet est reflétée dans la signature collective des articles ; celle-ci détaille clairement les noms du ou des rédacteurs panromans, les noms des personnes ou des centres ayant fourni de la documentation, les collaborateurs chargés des synthèses régionales et, enfin, les réviseurs. Les sources au cœur du projet 10 Le volume I/1 (2007) sert de présentation générale et d’introduction, avec l’important cahier des normes rédactionnelles qui régit toute l’organisation du dictionnaire et avec les bibliographies onomastiques et de support linguistique (dictionnaires, études linguistiques, etc.). Plus important, dans la perspective de cette communication, le volume I/2 (2010) inventorie systématiquement les diverses sources historiques (cartulaires, rôles de taille, etc.) de NP utilisées dans les différents domaines linguistiques. 103 Fig. 5. Page de titre du volume I/2 consacré aux sources historiques. 11 Noms de famille ou noms de personne ? Tel a été le débat préalable : ne devait-on traiter que les noms de famille contemporains encore en usage, ou devait-on prendre en compte aussi les NP attestés dans les sources écrites, prioritairement du Xe au XVIe siècle, sans négliger les périodes postérieures ni les sources généalogiques à titre complémentaire, pour des cas précis ? Sources utilisées pour les NF contemporains 12 Dès le départ, il fallait disposer, comme matériaux d’étude, de listes démographiques actuelles, dans la mesure du possible complètes (recensement de la population), sinon au moins représentatives. 13 Malheureusement, les listes de noms constituaient encore un sujet sensible (protection de la vie privée) et, malgré tous nos efforts, il n’a pas été possible de constituer une base de données de noms de famille contemporains unitaire pour toute la Romania. Il en résulte une documentation individuelle par État et, dès lors, une hétérogénéité (population totale, abonnés au téléphone, listes électorales, etc.) qui ne permet pas une confrontation directe entre les données de chaque pays ou région. Il a fallu s’en accommoder et considérer finalement que c’est au sein de chacun des pays que la comparaison est nécessaire. 14 Pour la France, dans un premier temps, nous nous sommes fondés sur la liste des abonnés au téléphone sur CD-ROM (Infobel : France 2001, 22 millions d’abonnés). C’est cet inventaire qui, par défaut, est à la base des premiers articles, même si la consultation ponctuelle n’est pas toujours très commode en raison du nombre de variantes approximatives. Avec la parution de l’imposant inventaire de Laurent Fordant, Tous les noms de famille de France et leur localisation en 1900, la recherche sur les noms de famille contemporains (en fait sur cent ans, divisés en quatre périodes de 1891 à 1990) a trouvé 104 une nouvelle base plus fiable, reposant sur les fichiers de l’Institut national de la statistique et des études économiques [I.N.S.E.E.]. Pour la première fois il a été possible de quantifier les noms de famille de France, qui se caractérisent par un nombre considérable de variantes graphiques. Le site Internet correspondant www.geopatronyme.com s’avère très commode pour une visualisation rapide de la dispersion géographique des noms de famille de France. Une attention particulière est portée aux NF français en voie de disparition. 15 Pour la Belgique, on a disposé directement dès 1987 de la totalité des noms de famille actuels grâce à l’achèvement du Registre national des personnes physiques, à savoir un peu plus de 187.000 NF graphiquement différents, répartis par provinces (http:// patrom.fltr.ucl.ac.be). Depuis lors, a été mis à la disposition du grand public le site www.familienaam.be, avec répartition par communes et cartographie automatique. 16 Quant à la Suisse, elle possède avec le Répertoire des noms de famille suisses en trois volumes (1989) d’un instrument sans égal pour reconstituer l’histoire de ses habitants. Il est cependant difficile, pour un étranger, de manipuler cet inventaire qui tient compte des différentes sortes de droits de cité en Suisse et qui n’est pas informatisé. Fig. 6. Exemple de mise en œuvre des NF contemporains dans le dictionnaire. Fig. 7. Le site geopatronyme.com. Le site geopatronyme.com permet une cartographie immédiate, indicative certes, mais non suffisante pour expliquer des phénomènes phonétiques ou des aires lexicales complexes. 105 Fig. 8. Cartographie du NF Petitot. La cartographie du NF contemporain français Petitot permet dans ce cas de séparer le noyau des dérivés de PETIT avec le suffixe -OTTU (à l’Ouest) du noyau avec le suffixe -ITTU (carte établie par E. Buchi, Volume de présentation, 1997, p. 195). 106 Fig. 9. Cartographie du NF Dental. La cartographie détaillée ci-dessus permet de préciser le noyau du NF Dental dans le Sud-Est et dans les Alpes-Maritimes, en relation avec la limite nord des représentants lexicaux de lat. DENTĀLE (carte établie par J.-P. Chambon, vol. II/1, col. 417-418). Sources historiques utilisées 17 Parallèlement, il a fallu répertorier les sources historiques disponibles par domaine linguistique, en faire un choix pour l’enregistrement, avec une attention toute particulière aux documents démographiques (listes nominatives). Sauf quelques rares exceptions (dont les Rôles de la taille de Paris des années 1298 à 1300), nous nous sommes limités à la documentation imprimée pour ne pas dépasser les limites d’un travail contrôlable ; en outre, il n’a pas été possible de vérifier toutes ces éditions imprimées, dont parfois l’original a disparu. Le cas échéant, en cas de doute, le rédacteur est invité à faire des vérifications ponctuelles. Cette banque de données n’est disponible – sur demande – que pour les matériaux gallo-romans préparés principalement à Trèves (cf. http://patrom.fltr.ucl.be). 18 Les sources ont été généralement encodées de façon exhaustive par les divers centres régionaux PatRom ou à Trèves, tandis que certaines ne sont utilisées que de façon sélective par les collaborateurs du dictionnaire. 19 Dans la Bibliographie des sources, chaque référence bibliographique est suivie d’une mention de contenu (C:), éminemment variable, qui peut fournir des informations concernant les particularités de la source et de son édition, son intérêt, ses limites, ainsi que le nombre d’entrées ou d’items correspondant à des individus surnommés. Une autre ligne donne le sigle abrégé (S:) utilisé dans le dictionnaire pour cette source, ainsi que la fourchette de dates des documents et le sous-domaine linguistique qui est concerné. Les sigles retenus pour ces sources imprimées se veulent « parlants ». Le sigle 107 contient toujours le toponyme-origine, ce qui rend la source spontanément localisable. Cela signifie que certains sigles classiques, non motivés, ont été modifiés dans cet esprit de transparence. Fig. 10. Quelques exemples de notices de sources historiques, avec bref descriptif et sigles utilisés. 20 Le nombre de sources anciennes utilisées pour le domaine gallo-roman (France, Belgique, Suisse, etc.) s’élève à 773 références bibliographiques, avec une prédominance des sources centrales et picardes. Cela équivaut à peu près au nombre de sources enregistrées pour les domaines ibéro-roman et italo-roman. GR 00 GR-00 Gallo-roman (en général) 13 GR 10/14 GR-10 Domaine occitan (en général) 2 - GR-11 Gascon 30 - GR-12 Occitan central (Languedoc) 72 - GR-13 Occitan oriental (Provençal) 40 - GR-14 Occitan septentrional (Limousin, Auvergne) 49 - Total - 193 GR 20/29 GR-20 Domaine d’oïl (en général) 1 - GR-21 Oïl du centre (Paris et Bourbonnais) 62 - GR-22 Sud-ouest du domaine d’oïl 31 108 - GR-23 Nord-ouest du domaine d’oïl 62 - GR-24 Normandie 51 - GR-25 Picardie 85 - GR-26 Wallonie 66 - GR-27 Lorraine 29 - GR-28 Champagne 22 - GR-29 Bourgogne, Franche-Comté 41 - Total - 450 GR 31/33 GR-31 Domaine franco-provençal : France 30 - GR-32 Domaine franco-provençal : Suisse 60 - GR-33 Domaine franco-provençal : Val d’Aoste 11 - Total - 101 GR 41/45 GR-41 Français hors Galloromania : Angleterre 4 - GR-42 Français hors Galloromania : Flandre 8 - GR-43 Français hors Galloromania : Québec 1 - GR-45 Français hors Galloromania : divers 3 - Total - 16 109 Fig. 11. Un exemple idéal de liste nominative : le Nécrologe de la confrérie des jongleurs et des bourgeois d’Arras (1194-1361), édité par Roger Berger. Fig. 12. Un autre source nominative de premier plan pour l’Artois, L’impôt royal en Artois (1295-1302), publié par P. Bougard et M. Gysseling. 110 Fig. 13. Résultats d’une recherche sur les aboutissements gallo-romans en domaine d’oïl de lat. GULA (avec interférence d’autres étymons). Fig. 14. La thèse de Fexer (1978) : un complément bien utile pour le domaine occitan, avec des sources complémentaires. 111 Fig. 15. Un exemple de documentation historique mise en œuvre pour le domaine gallo-roman, celui de “vache” avec article (vol. III/1, col. 156). Les sources de la motivation 21 Le dictionnaire PatRom cherche aussi à éclaircir certains aspects de l’anthroponymie souvent trop peu explicités, tels que la motivation, grâce à l’importance accordée aux surnoms contemporains et grâce aussi à la comparaison avec les proverbes médiévaux. 22 Nombre d’études consacrées aux surnoms modernes, souvent dialectaux, ont ainsi été mises à contribution. Pour la France, on peut citer des études comme celles de Bruneau (1939) ou de Debrie (1988), et pour la Catalogne celle de Moreu-Rey (1988). Ces sobriquets et surnoms, qui ont été récoltés auprès de témoins qui pouvaient en faire une analyse partielle, en indiquer la motivation explicite sinon réelle, peuvent permettre, par comparaison, d’éclairer la motivation des surnoms médiévaux ; ils sont classés sous la rubrique SN cont. à la suite des NF cont. Cette rubrique étant subordonnée aux autres, on n’ouvre jamais un paragraphe uniquement pour elle. Dans la mesure du possible, on introduit des indications sur la motivation des surnoms, qu’elles proviennent d’une source publiée ou non. Ces indications résultant de l’analyse par les témoins (sous réserves) précèdent le surnom. 112 Fig. 16. Un exemple de mise en notice des surnoms modernes (vol. III/1, col. 839). Fig. 17. Une source plus surprenante : les notices nécrologiques dans lesquelles sont reprises les indications de surnoms usuels (quotidien Vers l’Avenir, Namur). Ici, un exemple de surnom métonymique utilisable pour la motivation de l’étymon CAPPELLUS. 23 Il faut se garder toutefois de tout anachronisme, car les valeurs sémantiques ou métaphoriques attachées aux mots étaient sans doute différentes au Moyen Âge, particulièrement pour les noms d’animaux. Pour s’en approcher, les rédacteurs PatRom font appel à une ressource inattendue, les dictionnaires de proverbes médiévaux. Il en existe plusieurs, selon les différents domaines linguistiques : citons le plus précieux, le TPMA ou Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi de Samuel Singer (1995-2002), ou bien le répertoire de Werner Ziltener (1972-1989). Le TPMA est une publication posthume, fondée sur le travail de Singer qui dépouilla les sources littéraires européennes les plus importantes pour la période allant de 500 à 1500, ainsi que quelques recueils et textes du XVIe siècle. Les 90 000 proverbes ont été répartis en articles sous des mots-vedettes (2 000 environ) indiquant l’idée principale du proverbe. Les proverbes sont reproduits dans leur texte original, suivi d’une traduction en allemand. 113 Fig. 18. Un exemple de recherche de motivation plutôt métaphorique, celui de LEPUS (vol. III/1, col. 834). Fig. 19. Les notes infrapaginales fournissent le détail des dictionnaires de proverbes médiévaux permettant d’étayer les possibilités de la motivation anthroponymique (vol. III/1, col. 834). 114 Conclusion 24 Comme on peut le constater, au terme de cette rapide présentation, les sources mises en œuvre pour étayer les articles du dictionnaire, leur donner plus de cohérence, sont nombreuses et variées. Elles ne permettent toutefois pas de résoudre tous les problèmes ; nous restons bien conscients des limites de notre démarche, qui se veut la plus objective possible, mais qui reste impuissante devant la complexité de la matière anthroponymique. Il reste bien sûr d’autres sources à utiliser, comme les sites de généalogie qui se sont fortement développés ces dernières années, mais aussi des sources particulières comme les listes de noms d’enfants trouvés. Il reste bien du travail pour nos successeurs. BIBLIOGRAPHIE BARDET Jean-Pierre et BRUNET Guy (éd.), 2007, Noms et destins des Sans Famille, Paris, PUPS. BERGER Roger, 1970, Le Nécrologe de la confrérie des jongleurs et des bourgeois d’Arras (1194-1361), Arras, Commission départementale des Monuments historiques du Pas-de-Calais, 2 vol. BILLY Pierre-Henri, 1996, « Méthodologie de l’anthroponymie », Nouvelle revue d’onomastique, n° 27-28, p. 3-12. BRUNEAU Charles, 1939, « Les sobriquets modernes dans le village wallon de Chooz », Mélanges de linguistique romane offerts à Jean Haust, Liège, Vaillant-Carmanne, p. 55-69. BUCHI Eva, 2001, « La méthodologie de l’étymologie des noms de famille (domaine français et galloroman) », Rivista Italiana di Onomastica, n° 7, p. 105-127. CANO Ana Maria, GERMAIN Jean et KREMER Dieter (éd.), 2004-, Dictionnaire historique de l’anthroponymie romane (PatRom), Tübingen/Berlin, Niemeyer/De Gruyter, 4 vol. parus : - Vol. I/1. Introductions – Cahier des normes – Bases morphologiques des suffixes romans – Bibliographies onomastique et de référence, 2007. - Vol. I/2. Bibliographie des sources historiques, 2010. - Vol. II/1. L’homme et les parties du corps humain (première partie), 2004. - Vol. III/1. Les animaux. Première partie. Les mammifères, 2015. CHAMBON Jean-Pierre, 1998, « Méthodes en anthroponymie historique : à propos du nom de famille occitan Dental et congénères et de l’article DENTĀLE du Dictionnaire historique de l’anthroponymie romane », in : CANO GONZÁLEZ Ana María (éd.), Dictionnaire historique des noms de famille romans [IX]. Actas del IX Coloquio (Uviéu/Oviedo, 26-29 de octubre 1995), Tübingen, Niemeyer, p. 65-81. DEBRIE René, 1988, Répertoire de surnoms picards dans la Somme au XIXe siècle, Amiens, Centre d’études picardes. 115 FEXER Georg, 1978, Die ältesten okzitanischen und mittellateinischen Personenbeinamen nach südfranzösische Urkunden des XI., XII. und XIII. Jahrhunderts, Inaugural-Dissertation, Würzburg, Universität. FORDANT Laurent, 1999, Tous les noms de famille et leur localisation en 1900, Paris, Archives & Culture. 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Application de la méthodologie PatRom à une sélection de noms de famille, Dijon, Association bourguignonne d’études linguistiques et littéraires. 116 ZILTENER Werner, 1972-1989, Repertorium der Gleichnisse und der bildhaften Vergleiche der okzitanischen und der französischen Versliteratur des Mittelalters, Bern, Francke. AUTEUR JEAN GERMAIN Commission royale de toponymie et de dialectologie (Bruxelles) 117 La question des sources dans les études anthroponymiques contemporaines Yolanda Guillermina López Franco 1 Lorsque l’on réfléchit à la question des sources en onomastique – sujet de notre colloque –, on pense souvent aux documents du passé : cartulaires, rôles de taille, compoix, etc. Mais qu’en est-il si l’on s’intéresse aux anthroponymes contemporains, à ceux qui ont été et sont portés aux XXe et XXIe siècles ? 2 Étant de ceux-là, je voulais me pencher sur la bibliographie spécialisée en anthroponymie afin de connaître un peu mieux où les chercheurs puisent leurs données. Les publications en onomastique sont nombreuses ; mis à part les ouvrages monographiques, les revues et les actes de congrès sont les moyens les plus à même de nous fournir une ample gamme de textes. Des revues telles que Names, Onoma, Rivista italiana di onomastica, Nouvelle revue d’onomastique , Cahiers de la Société française d’onomastique, Onomastica canadiana, pour n’en citer que quelques-unes, pouvaient me procurer une série d’articles à « étudier ». Quant aux actes de congrès, j’ai pensé aux recueils édités par la Société française d’onomastique, par le Centre d’onomastique de l’Université technique de Cluj-Napoca, à Baia Mare en Roumanie, et par l’International Council of Onomastic Sciences [ICOS]. 3 Ayant participé aux congrès généraux de ce dernier en 2005, 2008, 2011 et 2014, et ayant pu observer la grande diversité des études qui s’y présentent, j’ai finalement décidé de puiser dans les actes du congrès ICOS de Barcelone, qui venaient d’être publiés en ligne lors du premier appel à communications du colloque qui s’ouvre aujourd’hui1. Méthode 4 Grâce au moteur de recherche du site, j’ai rassemblé trente-six articles qui abordaient l’anthroponymie contemporaine. J’ai été obligée de réduire leur nombre à vingt et un 118 en raison des langues que j’étais capable de lire – j’ai dû notamment écarter ceux qui étaient en allemand, à mon plus grand regret – et du temps disponible pour préparer cette communication. Le corpus d’articles ainsi rassemblé ne prétend donc être ni particulièrement représentatif ni – moins encore – exhaustif. Les observations qui suivent montrent pourtant un éventail riche et varié d’études récentes faites dans la sous-discipline. Elles illustrent la diversité des sources choisies, des approches méthodologiques et des types de traitement des données mis en œuvre. 5 Pour aborder ces vingt et un articles, dont les références figurent en fin d’article, j’ai établi un classement en six rubriques : 1) la langue de l’article ; 2) la langue ou les langues des anthroponymes faisant l’objet de l’étude ; 3) les catégories nominales concernées ; 4) les sources déclarées et non déclarées explicitement par les auteurs ; 5) les traitements donnés aux anthroponymes ; et 6) la ou les disciplines à partir desquelles le chercheur travaille. 6 Voyons maintenant ce que j’ai obtenu de mes lectures. Enseignements tirés 7 La première constatation que l’on peut faire est que sur ces vingt et un articles, quatorze (66,7 %) ont été écrits en anglais2. Cette langue n’est pourtant que l’une des langues officielles des congrès et des publications de l’ICOS, à côté du français et de l’allemand. Le congrès de 2011 s’étant déroulé à Barcelone, ont été également acceptées des communications en catalan, en espagnol et en occitan. Dans l’échantillon considéré, trois articles ont été publiés en français (BIANCO ; D. FELECAN ; MARTIN), deux en espagnol (CASTIGLIONE ; MILIA) et deux en catalan (ABRIL ESPAÑOL ; CORREDOR PLAJA). 8 Si les langues de publication auxquelles j’ai eu accès sont au nombre de quatre seulement, les anthroponymes analysés dans chaque article appartiennent à une grande quantité de langues du monde, vingt-quatre au total, distribuées en plusieurs groupes : cinq langues romanes (catalan, italien, français, espagnol et roumain), quatre germaniques (allemand, anglais, néerlandais et suédois), trois slaves (russe, polonais, ukrainien), deux baltiques (lituanien et letton), une celtique (gaélique écossais), deux finno-ougriennes (finnois et hongrois), une autre indoeuropéenne (romani), ainsi que plusieurs langues plus éloignées (asiatiques : japonais, chinois et langues d’Asie centrale ; punjabi et urdu ; arabe et zoulou). Sans compter celles qui sont seulement évoquées, comme celles des demandeurs d’asile déplacés de Londres à Glasgow, au Royaume-Uni. 9 Les systèmes anthroponymiques abordés dans ces vingt et un articles sont donc très divers, du point de vue de la typologie linguistique comme des cultures véhiculées. 10 Les catégories nominales analysées dans ces mêmes articles sont au nombre de six : prénoms, noms de famille, surnoms, noms propres en général, et par opposition, toponymes et noms communs3. 11 Le groupe le plus étudié est celui des prénoms, avec treize articles, dont trois traitent également des noms de famille (ABRIL ESPAÑOL ; AZHNIUK & AZHNIUK ; BLOOTHOFT & MANDEMAKERS). Les sujets abordés sont : 1) les différentes études possibles à partir des données en ligne de l’état civil de la Catalogne (ABRIL ESPAÑOL) et des Pays-Bas (BLOOTHOOFT & MANDEMAKERS), 2) la mesure statistique de la variabilité anthroponymique pour comparer deux populations de dimensions différentes, l’une catalane et l’autre 119 espagnole (ALBAIGÈS), 3) le choix parental du prénom en tant que choix identitaire en Suède (ALDRIN), 4) les cybernoms comparés à d’autres catégories nominales, dont les prénoms, chez des internautes de différents pays (ALEKSIEJUK), 5) les perspectives sociolinguistiques et interculturelles dans la traduction des anthroponymes dans les ex-pays soviétiques (AZHNIUK & AZHNIUK), 6) la corrélation possible entre les pratiques de prénomination et les classes sociales aux Pays-Bas ( BLOOTHOFT & SCHRAAGEN), 7) la comparaison des systèmes anthroponymiques de sociétés très différentes coexistant sur le territoire de l’Écosse (BRAMWELL), 8) les prénoms des Roma (Gitans), qui témoignent d’un conflit entre identité et assimilation à la société roumaine et globale (O. FELECAN), 9) l’attribution de noms personnels masculins à des filles et féminins à des garçons en Chine (KAŁUŻYŃSKA), 10) le conflit d’identité chez les transsexuels finlandais qui débouche sur un changement de prénom (LEINO), 11) certaines croyances zouloues concernant l’attribution du nom personnel et le caractère du porteur ( MABUZA), et 12) les différences phonologiques et sémantiques marquant le genre du porteur dans les prénoms japonais et anglais (MUTZUKAWA). 12 Les articles qui abordent les différentes sortes de surnoms sont nombreux. Cette catégorie nominale peut être divisée en cybernoms (deux articles), pseudonymes (un article), sobriquets individuels (cinq articles), sobriquets collectifs (deux articles) et hypocoristiques (un article). Comme on vient de le voir dans le cas de l’article de Katarzyna ALEKSIEJUK, un même texte peut aborder plusieurs catégories : le cas échéant, cette auteure compare les fonctionnements onomastiques des cybernoms avec ceux des pseudonymes, des prénoms, des hypocoristiques et des sobriquets, pour en venir à proposer que les « noms d’Internet » soient considérés comme une catégorie spécifique à part entière. Les autres sujets concernant les surnoms sont : 2) les différentes dimensions qui concourent aux cybernoms sur les sites francophones ( MARTIN), 3) les sobriquets des footballeurs italiens (BIANCO), 4) les sobriquets individuels et communautaires siciliens liés au domaine de l’alimentation ( CASTIGLIONE) et de la religion (MILIA), 5) la traduction en catalan des surnoms littéraires français ( CORREDOR PLAJA), et 6) les sobriquets des personnages publics dans les médias roumains (D. FELECAN). 13 À côté de l’anthroponymie, deux articles traitent aussi de toponymie : 1) la négociation des noms propres dans les conversations finnoises – où il est également question des noms propres en général et des noms communs (AINIALA & SJÖBLOM), et 2) la dimension culturelle des noms propres métaphoriques, spécialement en anglais, mais aussi dans d’autres langues (BERGIEN). 14 Après ce passage en revue des catégories nominales étudiées, venons-en à ce qui nous intéresse le plus : les sources d’information anthroponymique employées dans ces vingt et une études. Il nous semble important de signaler que certains articles indiquent de façon explicite la provenance de leurs données – ce qui semble normal du point de vue méthodologique –, tandis que d’autres entrent directement dans le vif de la discussion sans le préciser. 15 Dans notre échantillon de textes, les sources directes ou primaires sont l’enquête de terrain et les cas particuliers connus du chercheur. Les enquêtes peuvent être d’ordre sociolinguistique, comme celle menée par Emilia ALDRIN en Suède, ou dialectalesethnolinguistiques, comme celle d’Ellen BRAMWELL dans plusieurs localités d’Écosse ou celles de Marina CASTIGLIONE et d’Erika MILIA dans différentes villes et villages de Sicile. 120 16 Mais ces enquêtes répondent également à des modalités diverses, selon les informations recherchées, comme les entretiens semi-structurés au sein de petits groupes, enregistrés puis transcrits (ALDRIN), les conversations « libres » (AINIALA & SJÖBLOM), les questionnaires à remplir en ligne ( MARTIN) ou à adresser par courrier postal (ALDRIN ; MABUZA) ou électronique ( LEINO ; MABUZA). On observe que deux autres auteurs évoquent leurs enquêtes, mais sans fournir de précisions par rapport à la méthodologie suivie (BERGIEN ; O. FELECAN). Ce manque n’est pas forcément intentionnel, mais l’on peut supposer que l’espace alloué dans les normes de publication d’une communication dans des actes de congrès ne permet pas toujours de s’attarder sur certains aspects : le chercheur doit faire le tri entre ce qu’il devrait dire et ce qu’il peut vraiment dire. 17 Comme indiqué ci-dessus, la deuxième source directe est celle de l’étude de cas : parfois le chercheur illustre ses propos par l’analyse de certains cas connus de lui. C’est ce que l’on observe dans une partie de la discussion du texte d’Antti LEINO sur les changements de prénom des transsexuels, ou bien dans l’article de Bohdan et Lesia AZHNIUK : ces auteurs évoquent le cas d’individus disposant de passeports soviétiques dans lesquels les noms et prénoms avaient été traduits de l’ukrainien – ainsi que d’autres langues slaves, baltiques ou d’Asie centrale – en russe, puis translittérés en caractères latins, et le devenir de ces anthroponymes après la chute de l’URSS en 1991. 18 Par ailleurs, l’étude des noms de personnes contemporains repose également sur l’exploitation de sources secondaires, documentaires ou indirectes. Celles qui ont été détaillées par les chercheurs peuvent être classées en trois sous-rubriques : l’Internet, la bibliographie et les listes nominatives. 19 Pour ce qui est de l’Internet, on peut distinguer différentes sortes de sites web. En premier lieu figurent ceux des institutions gouvernementales et/ou académiques, qui mettent à la disposition des internautes des banques de données importantes par le volume comme par la qualité de l’information. Deux des articles offrent précisément une présentation de tels sites – déjà mentionnés ci-dessus –, dédiés à la consultation des données de l’état civil : l’un en Catalogne, l’Idescat ( ABRIL ESPAÑOL), et deux autres aux Pays-Bas, portant l’un sur les prénoms, l’autre sur les noms de famille ( BLOOTHOOFT & MANDEMAKERS). L’article de BLOOTHOOFT & SCHRAAGEN exploite ces données pour étudier les pratiques concrètes de prénomination néerlandaises. 20 Parmi les autres sites de ce genre, on peut citer ceux des organismes chargés des statistiques nationales, offrant les données des recensements de population. Antti LEINO s’en sert partiellement dans son article. 21 Lorsqu’il s’agit de collecter et d’analyser d’autres types de noms de personnes, c’est dans les sites liés aux médias – principalement journaux et magazines – que l’on puise. C’est là que BERGIEN a constitué une partie de son corpus de noms propres métaphoriques, et AZHNIUK & AZHNIUK la liste des personnages publics dont la russification des noms a posé problème. BIANCO a puisé ses données dans la presse sportive, Daiana et Oliviu FELECAN dans la presse humoristique, politique ou de spectacles ; ces deux auteurs ont également relevé des prénoms non conventionnels et des sobriquets à la télévision. Les commentaires que font les internautes en réaction à des articles publiés en ligne ont permis à Martienne MARTIN de collecter certains cybernoms. Et Erika MILIA a découvert sur Internet des textes traditionnels siciliens comportant des blasons populaires (c’est-à-dire des surnoms collectifs liés au 121 territoire). Les forums, les blogs et les réseaux sociaux ont également permis de repérer des données pertinentes ; ils sont mentionnés par MARTIN et LEINO. 22 Les sources bibliographiques – que ce soit sur support papier ou électronique – sont également mises à profit dans la constitution et l’étude de corpus anthroponymiques. Des dictionnaires spécialisés ont été exploités par Katarzyna ALEKSIEJUK (dictionnaires terminologiques d’informatique en ligne) et par Irena KAŁUŻYŃSKA (dictionnaires biographiques de femmes chinoises), un dictionnaire étymologique des prénoms en usage aux Pays-Bas a été incorporé au site présenté par Gerrit BLOOTHOOFT et Kees MANDEMAKERS, et des dictionnaires dialectaux de sobriquets collectifs élaborés au XIXe et au XXe siècle ont constitué une partie des corpus étudiés par Marina CASTIGLIONE et Erika MILIA. D’autres publications spécialisées ont fourni des exemples et des noms de personnes permettant des comparaisons avec ceux que les auteurs analysaient. AnnaMaria CORREDOR PLAJA a consulté les normes éditoriales de trois universités catalanes, d’un site web, d’une maison d’édition et de la Corporation catalane des médias audiovisuels afin d’étudier les consignes et les exemples de traduction des noms de personnes, et a tiré son propre corpus de surnoms littéraires d’ouvrages de Charles Nodier, d’Émile Zola, de Laurent Binet et de Velibor Čolić. Enfin, Masahiko MUTSUKAWA a tiré tous ses exemples de prénoms en langue anglaise de cinq articles qui les étudiaient du point de vue phonétique et sémantique. 23 Des listes nominatives de différentes sortes ont été également à l’origine de certains corpus ou exemples. Josep M. ALBAIGÈS a utilisé la liste de prénoms portés par les marins qui accompagnaient Christophe Colomb dans sa première expédition pour la comparer à celle des cent premiers prénoms donnés aux garçons nés à Barcelone en 2010 – il ne précise toutefois pas si cette seconde liste provient d’un site « sérieux » comme l’Idescat, par exemple. MUTSUKAWA fait référence à la liste des prénoms japonais les plus populaires qu’une compagnie d’assurances publie chaque année dans son pays. Et KAŁUŻYŃSKA complète ses données par la liste des prénoms – en réalité des « postnoms » – portés par les étudiants de Pékin pendant l’année 2003-2004. 24 Le principal enseignement que l’on peut tirer de cet examen des sources utilisées par les auteurs de ces vingt et un articles est que les objectifs visés sont propres à chaque auteur, et que les sources qui sont pertinentes pour les uns ne le sont pas forcément pour les autres. 25 Passons maintenant en revue très rapidement les traitements des données anthroponymiques que proposent ces différentes études. Il va sans dire que ceux-ci dépendent nécessairement des approches disciplinaires voire pluridisciplinaires à partir desquelles les chercheurs effectuent leurs analyses. Et l’on fait souvent converger plusieurs procédures méthodologiques à différents moments de la recherche pour enrichir les résultats que l’on souhaite atteindre. 26 On peut établir un premier partage entre les études à méthodologie quantitative et celles qui procèdent d’une approche qualitative. Relèvent de la première catégorie les traitements statistiques. L’article de Josep M. ALBAIGÈS est, ainsi, purement et simplement statistique. Les auteurs qui se fondent sur de grands corpus en ligne ( ABRIL ESPAÑOL ; BLOOTHOOFT & MANDEMAKERS ; BLOOTHOFT & SCHRAAGEN) recourent aussi, nécessairement, à des traitements de ce genre. Les chercheurs néerlandais exploitent également les possibilités offertes par l’outil cartographique disponible sur les sites 122 web utilisés. D’autres articles contiennent des résultats statistiques, comme ceux d ’ALDRIN (covariation et associations), MILIA, LEINO et Kałużyńska. 27 Les analyses qualitatives sont variées. L’approche comparative est fréquemment adoptée, par exemple entre catégories nominales (ALEKSIEJUK ; MARTIN ; MILIA) ou à l’intérieur de systèmes et de langues différents (BERGIEN ; AZHNIUK & AZHNIUK ; MUTZUKAWA ; MABUZA et BRAMWELL). ALEKSIEJUK procède également à une comparaison terminologique au sujet des cybernoms. AZHNIUK & AZHNIUK et LEINO comparent des cas spécifiques. 28 Certains articles reposent sur l’analyse du discours et s’efforcent de rechercher les motivations, notamment dans l’attribution des prénoms (O. FELECAN ; BRAMWELL ; ALDRIN ; ALEKSIEJUK) ou la création des surnoms (MARTIN ; MILIA ; CASTIGLIONE ; MABUZA ; LEINO ; KAŁUŻYŃSKA ; D. FELECAN ; CORREDOR PLAJA). L’approche sémantique est très fréquemment liée à ce genre de recherche ; elle est associée aux observations phonologiques chez MUTZUKAWA. L’étude de BERGIEN emploie la technique de la commutation pour faire subir des tests aux syntagmes comportant des noms propres métaphoriques. 29 La morphologie lexicale fournit enfin des outils d’analyse, notamment dans les études de BIANCO, CASTIGLIONE, MILIA, D. FELECAN, KAŁUŻYŃSKA et MARTIN. 30 Avant de passer aux conclusions, je voudrais mettre en évidence le fait que, dans les études d’anthroponymie contemporaine, bien des domaines de recherche se trouvent convoqués, ce qui montre une fois de plus le caractère pluridisciplinaire voire transdisciplinaire de l’onomastique. Je ne ferai ici que les nommer. Dans les textes dont il est question, les sous-disciplines linguistiques depuis lesquelles les chercheurs travaillent sont l’anthroponymie générale (ABRIL ESPAÑOL ; ALBAIGÈS ; BLOOTHOOFT & MANDEMAKERS), la socioanthroponymie / sociolinguistique ( ALDRIN ; BLOOTHOFT & SCHRAAGEN ; BRAMWELL ; CASTIGLIONE ; O. FELECAN ; KAŁUŻYŃSKA ; LEINO ; MABUZA ; MARTIN ; MILIA), l’anthropologie linguistique (MABUZA ; MILIA), la psycholinguistique (O. FELECAN ; LEINO ; MABUZA), la pragmatique, y compris l’analyse conversationnelle ( AINIALA & SJÖBLOM), la pragmasémantique et la pragmasyntaxe (D. FELECAN ; BERGIEN), la phonologie (MUTZUKAWA), la lexicologie (CASTIGLIONE ; BIANCO ; KAŁUŻYŃSKA ; MUTZUKAWA) y compris la lexico-sémantique (MARTIN), la terminologie (ALEKSIEJUK) et la traductologie ( AZHNIUK & AZHNIUK ; CORREDOR PLAJA). 31 On relève également des approches sociologiques (ABRIL ESPAÑOL ; BLOOTHOFT & SCHRAAGEN ; KAŁUŻYŃSKA), mais aussi des champs d’étude particulièrement pluridisciplinaires, comme les travaux sur l’identité (AZHNIUK & AZHNIUK ; BRAMWELL ; CASTIGLIONE ; O. FELECAN ; MABUZA ; MARTIN ; MILIA), dont l’identité de genre ( LEINO ; KAŁUŻYŃSKA ; MUTZUKAWA), ou les études culturelles (BERGIEN ; O. FELECAN ; KAŁUŻYŃSKA ; MABUZA ; MILIA). 32 En guise de conclusion, il nous reste à souligner qu’en matière d’anthroponymie contemporaine, le mot d’ordre semble être la diversité : diversité des catégories nominales, des langues, des sources, des méthodes mises en œuvre, des traitements de données et des disciplines depuis lesquelles celles-ci sont abordées. Il va sans dire que toutes les sources ne se valent pas forcément. En ce qui concerne les anthroponymes « réels », les grands corpus d’actes de l’état civil sont une source capitale, vu la richesse d’informations qu’ils comportent. L’enquête de terrain, permettant de collecter des données directement chez les locuteurs, usagers de ces anthroponymes, fournit toutefois les renseignements indispensables à l’étude de l’influence des facteurs sociolinguistiques qui interviennent dans l’attribution des noms de personnes. 123 BIBLIOGRAPHIE Source des articles analysés TORT Joan, MONTAGUT Montserrat (dir.), 2014, Actes del XXIV Congrès International de l’ICOS sobre Ciències Onomastiques. Barcelona, 5-9 de setembre de 2011. Els noms en la vida quotidiana/Names in Daily Life, Barcelone, Generalitat de Catalunya (Biblioteca Tècnica de Política Lingüística, 11) [publication en ligne, consultable à l’adresse http://llengua.gencat.cat/ca/serveis/informacio_i_difusio/ publicacions_en_linia/btpl_col/actes_icos ; consultée le 9 novembre 2015]. Articles analysés ABRIL ESPAÑOL Joan, 2014, « L’onomàstica de l’Idescat : una font de recursos estadístics per a un ventall d’estudis acadèmics », p. 678-686, DOI : 10.2436/15.8040.01.71. AINIALA Terhi & SJÖBLOM Paula, 2014, « Negotiating Names in Finnish Conversations », p. 385-391, DOI : 10.2436/15.8040.01.43. ALBAIGÈS Josep M., 2014,« Anthroponymical Comparative Variability », p. 220-242, DOI : 10.2436/15.8040.01.28. ALDRIN Emilia, 2014, « Choosing a Name = Choosing Identity? Towards a Theoretical Framework », p. 392-401, DOI : 10.2436/15.8040.01.44. ALEKSIEJUK Katarzyna, 2014, « Internet Names as an Anthroponomastic Category », p. 243-255, DOI : 10.2436/15.8040.01.29. AZHNIUK Bohdan & AZHNIUK Lesia, 2014, « Translating personal names in the USSR successor states : cross-cultural and sociolinguistic perspectives », p. 256-260, DOI : 10.2436/15.8040.01.30. BERGIEN Angelika, 2014, « Cultural Dimensions of Metaphorically Used Names », p. 413-418, DOI : 10.2436/15.8040.01.46. BIANCO Francesco, 2014, « Les surnoms des footballeurs en Italie », p. 687-696, DOI : 10.2436/15.8040.01.72. BLOOTHOOFT Gerrit & MANDEMAKERS Kees, 2014, « Exploring Co-variation in the (Historical) Dutch Civil Registration », p. 271-282, DOI : 10.2436/15.8040.01.32. BLOOTHOOFT Gerrit & SCHRAAGEN Marijn, 2014, « Name Fashion Dynamics and Social Class », p. 419-426, DOI : 10.2436/15.8040.01.47. BRAMWELL Ellen S., 2014, « Personal Naming and Society: A Comparative Study of Disparate Communities », p. 712-718, DOI : 10.2436/15.8040.01.74. CASTIGLIONE Marina, 2014, « Antroponomástica y usos alimenticios : el caso de los sobrenombres individuales y comunitarios en Sicilia », p. 435-448, DOI : 10.2436/15.8040.01.49. CORREDOR PLAJA Anna-Maria, 2014, « Els sobrenoms en la literatura : criteris a l’hora de traduir », p. 2174-2183, DOI : 10.2436/15.8040.01.206. FELECAN Daiana, 2014, « Aspects de la dynamique des appellatifs non conventionnels dans l’espace public roumain actuel », p. 484-501, DOI : 10.2436/15.8040.01.54. FELECAN Oliviu, 2014, « Gypsy Names: Anthroponymic Identity vs. Assimilation », p. 502-514, DOI : 10.2436/15.8040.01.55. 124 KAŁUŻYŃSKA Irena, 2014, « Male Names of Women and Female Names of Men in the Chinese Society », p. 791-797, DOI : 10.2436/15.8040.01.81. LEINO Antti, 2014, « Man, Woman or Me? Conflicting Identities as evidenced by Cross-gender Name Changes », p. 803-811, DOI : 10.2436/15.8040.01.83. MABUZA Mandinda Elias, 2014, « Individual Names and Personality: A Consideration of some Beliefs », p. 833-841, DOI : 10.2436/15.8040.01.86. MARTIN Marcienne, 2014, « L’onomastique pseudonymique sur Internet analysée dans le cadre de sa dimension plurielle », p. 41-51, DOI : 10.2436/15.8040.01.7. MILIA Erika, 2014, « Etnoonomástica y espacios religiosos : la expresión de la identidad religiosa en los sobrenombres comunitarios en Sicilia », p. 1601-1615, DOI : 10.2436/15.8040.01.165. MUTSUKAWA Masahiko, 2014, « Phonological and Semantic Gender Differences in English and Japanese Given Names », p. 370-377, DOI : 10.2436/15.8040.01.41. Autres références FABRE Paul, 1987, « Théorie du nom propre et recherche onomastique », Cahiers de praxématique : Théories et fonctionnements du nom propre, n° 8, p. 9-25. VAN LANGENDONCK Willy, 2007, Theory and Typology of Proper Names, Berlin, Mouton de Gruyter (Trends in linguistics. Studies and monographs, 168). NOTES 1. Actes disponibles à l’adresse URL http://llengua.gencat.cat/ca/serveis/informacio_i_difusio/ publicacions_en_linia/btpl_col/actes_icos (consultée le 9 novembre 2015). 2. AINIALA & SJÖBLOM ; ALBAIGÈS ; ALDRIN ; ALEKSIEJUK ; AZHNIUK & MANDEMAKERS ; BLOOTHOFT & SCHRAAGEN ; BRAMWELL ; O. FELECAN AZHNIUK ; BERGIEN ; BLOOTHOFT & ; KAŁUŻYŃSKA ; LEINO ; MABUZA ; MUTZUKAWA. 3. On emploie les termes nom propre et nom commun par commodité, mais faut-il rappeler qu’il n’y a qu’une seule catégorie nom et que c’est l’usage que les locuteurs en font qui les rend propres ou communs selon le côté du « seuil du nom » ( FABRE 1987, p. 20) où ils le placent ? Dans le même ordre d’idées, Willy van LANGENDONCK (2007, chap. 1, p. 7) parle des « lemmes nom propre » et de la « fonction nom propre ». RÉSUMÉS Quelles sont les sources employées dans les études anthroponymiques contemporaines ? Dans cette communication, vingt-et-un articles récents (2014) de ce domaine de l’onomastique sont passés en revue afin d’établir une typologie. Dans un premier temps, ces articles sont classés en sous-domaines (prénoms, noms de famille, surnoms et sobriquets) ; les sources des données exploitées se trouvent ensuite analysées, ainsi que les traitements – statistiques ou autres – mis en oeuvre. Ces articles, rédigés en français, en espagnol, en catalan ou en anglais, portent sur 125 l’anthroponymie des XXe et XXIe siècles. Outre les tendances que l’on peut y déceler, on discute de leur pertinence et de leur adéquation au type d’étude entrepris. Le corpus bibliographique a pour base les actes du XXIVe congrès international de l’ICOS 2011 (Barcelone), publiés en ligne en 2014. AUTEUR YOLANDA GUILLERMINA LÓPEZ FRANCO Université nationale autonome du Mexique 126 De la toponymie amérindienne québécoise Étude de quelques exemples Marcienne Martin 1 Le patrimoine des Premières Nations est un élément particulièrement riche participant du substrat culturel du Canada. Des ethnies comme les Abénaquis, les Algonquins, les Attikameks, les Hurons-Wendats ou encore les Naskapis ont enrichi la toponymie québécoise. La présence des Amérindiens sur le territoire de la Belle-Province remonte à environ 8 000 ans. À ces peuples nomades, la toponymie transmise oralement servait de carte géographique à travers la désignation de lieux spécifiques et reconnaissables. Il en est ainsi de l’hydronyme attikamek Kaniko Sakiwok, groupe lexical dont les morphèmes ont les significations suivantes : ka “qui a”, nico “deux”, saki “décharge”, wok “terminaison”, ce qui, traduit en langue québécoise, a pour sens “lac à deux affluents”1. Dans cette petite étude, nous présenterons des toponymes de différentes origines ethniques que nous mettrons en relation avec la carte géographique concernée pour montrer que la nomination des lieux avec, en aval, leur transmission orale, fut une manière de repérage que nous retrouvons à travers les cartes routières et le système de géolocalisation actuel appelé GPS [Global Positioning System]. L’unité du vivant ou un être de repère 2 L’unité du vivant, quelle qu’elle soit, si elle veut survivre et s’inscrire comme telle dans le temps à travers sa reproduction génétique, a la nécessité de se repérer grâce à la mise en place de différents systèmes informationnels tels que l’odorat, la vue, l’ouïe, etc. Nombre d’études ont été conduites à ce sujet, que ce soit en biologie, en éthologie ou encore en anthropologie. Ainsi, Pelt note que « l’instinct apparaît désormais comme le fruit de stricts déterminismes chimiques inféodant individus et espèces à des partenaires obligés et entraînant des comportements automatisés et rigoureux du type “stimulus/réponse”2 ». L’évolution des différentes espèces formant le monde du vivant a été repérée, puis décryptée par Darwin, qui montre comment chaque espèce s’adapte à son environnement par le biais de la modification de certaines structures biologiques. 127 Ce dernier stipule ainsi : « Chez les animaux, l’usage ou le non-usage des parties a une influence plus considérable encore. […] Ainsi, proportionnellement au reste du squelette, les os de l’aile pèsent moins et les os de la cuisse pèsent plus chez le canard domestique que chez le canard sauvage3 ». 3 S’adapter renvoie à nouveau au repérage des objets formant l’environnement de l’unité appartenant à telle espèce concernée. Comme le mentionne Pelt : « Si ce que nous appelons instinct règle souverainement les mécanismes fondamentaux du monde des insectes, il n’en va plus tout à fait de même dans l’autre grande lignée évolutive qui, à travers les vertébrés, monte jusqu’aux singes et à l’homme4 ». Qu’en est-il de ce dernier ? Le langage articulé est le système communicationnel qui différencie l’homo sapiens de ses congénères appartenant au monde du vivant. Ainsi que le stipule Dessalles, « s’il existe une différence de nature entre la communication animale et la communication humaine, il faut la rechercher ailleurs que dans un prétendu détachement par rapport à l’environnement, aux émotions ou aux réflexes 5 » ; ce chercheur précise ainsi : « Grâce à ses aspects combinatoires, le langage est un système ouvert. [...] En cela, notre système de communication est réellement unique dans le règne vivant6 ». Boulanger fait pour sa part la présentation suivante du langage : « Au moyen de sons en nombre limité et des gestes possibles, l’homme a forgé la parole organisée et pourvue de sens. La parole prend sa source à l’intérieur du corps, elle se forme dans le cerveau et se matérialise grâce à l’action d’un ensemble d’organes. […] Elle va du dedans vers le dehors […]7 ». 4 Cependant, la communication, quelle qu’en soit la source, est un type d’action qui permet le transfert d’une information X à un récepteur Y. Dans cette dernière, afin d’être crédible, est prise en compte la notion dite « de fait saillant ». Dessalles présente comme suit cette procédure cognitive, inscrite dans le fait communicationnel : 5 « Par exemple, certaines anecdotes peuvent être rapportées, d’autres non. Je ne peux pas raconter simplement que je me suis levé ce matin, que j’ai déjeuné, que j’ai écouté la radio, que j’ai fait ma toilette, que je me suis habillé et que je suis sorti de chez moi. Celui qui écoute une telle narration sait qu’il manque quelque chose. Ce quelque chose d’essentiel, commun à toutes les narrations de ce genre, est la mention d’un fait saillant. […] Si un locuteur parvient à faire partager par ses vis-à-vis le sentiment que le fait rapporté présente un intérêt, par exemple parce qu’il sort de l’ordinaire, ce locuteur est pertinent. La pertinence, dans ce cas, se mesure au caractère saillant du fait rapporté8 ». 6 Ainsi, dans le repérage, sont associées la connaissance, puis la reconnaissance d’un environnement donné, et à partir de ce dernier, un objet, événement, ou autre, faisant fonction de fait saillant. Cette procédure est particulièrement prégnante dans la création de type toponymique que nous aborderons à travers différents exemples extraits de la compilation des noms de lieux créés par les populations autochtones de la province du Québec (Canada). 128 Figure 1 – Toponymes autochtones du Québec (source : PARÉ et al., 1985, p. 13). 7 Pour revenir à la construction toponymique à l’œuvre au sein de ces ethnies, les noms de lieux sont en résonance directe avec le phénomène de survie, puisque trouver sa subsistance implique, pour ces groupes nomadisés, repérage et gestion des ressources ; ce qui renvoie à la Pyramide de Maslow, modèle créé par Abraham Maslow (1908-1970), à partir duquel sont évalués hiérarchiquement les besoins humains. 129 Figure 2 – La pyramide de Maslow La toponymie chez les Abénaquis 8 Afin de situer le groupe des Abénaquis dans le cadre des populations autochtones de la province du Québec, il est mentionné dans l’ouvrage dédié à cette étude : 9 « Les Abénaquis se composaient d’une mosaïque de tribus différentes, mais dont la culture et la langue se ressemblaient beaucoup. Il n’est cependant pas facile de connaître exactement l’appartenance à une tribu particulière pour les individus vivant au Québec de nos jours. Il n’en reste pas moins certain que ces tribus (Malécite, Penobscot, Passamaquoddy, Wawenock, Sokoki, pour n’en nommer que quelques-unes) se regroupaient sous le même générique : Abénaquis9 ». 10 La réserve indienne d’Odanak, près de Pierreville, a fait l’objet d’un relevé systématique et détaillé par la linguiste Janet Warne dans le cadre du recueil des données colligées, soit 161 toponymes recueillis, dont 155 sont des noms de lieux non officiels et 11 n’ont pas de localisation géographique connue10. Tableau 1 – Exemples de toponymes abénaquis (source : PARÉ et al., 1985). Toponyme Azawanigan Morphèmes Sens azawa “incliné” “le portage pente” -nigan “portage” azopak “jeter de l’eau en arrière Azobakhiban avec une pagaie” higan “il est fait” en Carte Nom officiel 31I/10W Shawinigan “où on pagaie 31P/10W rapidement” Rivière Vermillon 130 Kaziya (lac) kaziya “matière des ongles” Kokemesna okemes “grand-mère” (ville) na “nous” Mkwôkwsek (rapides) Namagok (lac) 11 mkwa “rouge” -akw “arbre” sek “où c’est” namagw “truite saumonée” -ek, terme locatif “la matière ongles” des Non localisé “notre grand-mère” 31I/10E - Grand-Mère “là où il y a des bois 31H/16W rouges” “à la saumonée” truite 31H/08E Lac Magog Ces différents noms de lieux ont été construits à partir de l’observation des lieux de passage, avec la mise en exergue d’un objet particulier : “le portage en pente”, “là où il y a des bois rouges”, d’une expérience vécue, puis retransmise oralement aux générations descendantes : “où on pagaie plus rapidement”. Tout en renvoyant à une histoire liée à une expérience particulière, certaines de ces locutions font écho au niveau 1 de la pyramide de Maslow, soit la survie, avec “à la truite saumonée”. Nous trouvons également la référence à un objet connu, mis en relation avec l’objet observé, tel que “la matière des ongles”, soit “le calcaire”, ou encore à un toponyme référant à une histoire familiale construite autour de “notre grand-mère”, sans pour autant que le contenu en soit révélé. La toponymie chez les Algonquins 131 Figure 3 – Réserves et établissements algonquins (source : FORTIN et al. 1999, p. 24). 12 Les nouveaux toponymes qui vont être présentés réfèrent au groupe ethnique des Algonquins. Comme le mentionne Assiniwi, « au plus loin de la préhistoire, les paléoIndiens qui occupaient l’Abitibi-Témiscamingue et la Haute-Gatineau étaient constitués de plusieurs petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades, répartis sur un vaste territoire qui incluait à cette époque une partie de l’actuelle province de l’Ontario 11 ». Toujours à propos de cette étude, il est précisé que leur toponymie est en relation avec le nomadisme « parce qu’elle inclut à la fois les données de l’ethnoscience, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances acquises sur le milieu naturel (zoologie, botanique, astronomie, climatologie, hydrologie, etc.), les activités traditionnelles (chasse, trappe, cueillette), les objets de la culture matérielle (canot, toboggan, raquettes, vêtements, broderie, vannerie, etc.), et même les êtres et les esprits qui peuplent leur univers spirituel12 ». 13 Quant à ces êtres mythiques, ils forment le soubassement de leur mythologie, de leur cosmologie, de leurs contes ainsi que de leurs légendes. 14 Dans le tableau 2, il est présenté quelques exemples de toponymes référant, notamment, à la structure nomadisée du groupe, ce qui, implicitement, fait écho au niveau 1 de la pyramide de Maslow. Tableau 2 – Exemples de toponymes algonquins (source : Bernard Assiniwi, in FORTIN et al., p. 91, 104, 105 et 110). Toponyme Signification Feuillet Coordonnées Mako “île aux ours” 32C/11 48°44’ 77°00’ Toponyme officiel ou autre renvoi - 132 Makominan 32C/01 48°07’ 76°24’ Lac Léonce “lac de la poursuite de 32E/07 l’orignal” 49°18’ 78°36’ Lac Naomoswani “aller chercher de quoi 32F/13 pour vivre” 49°54’ 77°46’ Rivière Gouault Nedawaka Sagahigan “lac pour aller chercher de 32F/13 quoi pour vivre” (lac) 49°48’ 77°56’ Lac MacIvor “rapide où il faut danser 32D/11 pour le traverser” 48°33’ 79°18’ Rapide Danseur Sagahigan (lac) Naomoswani Sagahigan (lac) Nedawaka (rivière) Obajidjicimojici (rapide) 15 “lac aux cornes” Ainsi que l’illustre Assiniwi : « Par exemple, l’histoire d’ici nous révèle qu’à l’arrivée des Européens, les bandes algonquines occupaient un vaste territoire qui allait de l’Ouest québécois jusqu’à Tadoussac en passant par Montréal. Par conséquent, ils ont dénommé les lieux de noms évocateurs dont plusieurs illustrent encore aujourd’hui de grands ensembles (Abitibi, Baskatong, Témiscamingue, Cabonga). Autre fait significatif, la traite des fourrures a incité les Algonquins à chasser et à trapper plus intensément les animaux convoités. Ce fait historique, qui s’est déroulé pendant plusieurs dizaines d’années, pourrait expliquer l’importance relative des toponymes algonquins rappelant ces animaux13 ». 16 La référence à la faune est corrélée aux toponymes suivants : “île aux ours”, “lac aux cornes” – cette dénomination renvoyant certainement aux orignaux, appartenant à la famille des grands cervidés et très prolifiques dans cette zone géographique –, “lac de la poursuite de l’orignal” ; dans cette dernière désignation toponymique, est également mise en valeur l’histoire d’une chasse à l’orignal dans un contexte particulier, sans pour autant que les acteurs y ayant participé, pas plus que la période historique, ne soient mentionnés. Le toponyme Obajidjicimojici évoque un mode de déplacement inscrit dans un cadre particulier à travers la signification “rapide où il faut danser pour le traverser”, soit un rapide avec des courants divers, certains plus aptes à être empruntés. Référant aux structures sociales liées au nomadisme, le niveau 1 de la pyramide de Maslow est fortement activé avec les toponymes “aller chercher de quoi pour vivre” et “lac pour aller chercher de quoi pour vivre”. Dans ce cas de figure, nous avons la désignation du lieu de destination où trouver sa subsistance, ce qui fait écho, indirectement, à l’indication des centres d’achats de nos sociétés modernes. La toponymie chez les Attikameks 17 Là encore, les différents groupes composant l’ethnie des Attikameks ont pratiqué le nomadisme, ce qui renvoie au niveau 1 de la pyramide de Maslow et que l’anthropologue Michaud stipule comme suit : « Les activités traditionnelles de subsistance des Attikameks reposaient principalement sur la chasse, la pêche, le piégeage et la cueillette des petits fruits14 ». Quelque 1 406 toponymes ont été relevés. 133 18 Dans cette approche des toponymes attikameks, nous aborderons les noms de lieux de manière différente, en prenant en compte le lexique général des entités géographiques déterminé par ce groupe ethnique. Nous trouvons ainsi : Tableau 3 – Lexique des entités géographiques à l’origine de la détermination toponymique (source : MICHAUD et al., 1987, p. 168 et suiv.). Hyperonyme Forme nominative Forme locative “anse” Waskatawkaw Waskatawkak Waca Wacak Wacikama Wacikamak “baie” Wacawka “baie de sable” Wacawkak “barrage (de castor)” Amiskopi Amiskopik “bras de rivière” Matawa “affluent” Matawak “affluent” “îlot” Minictcikocic “petite île” Minictcikocik “petite île” “lac” Sakihikan Sakihikanik “petit lac” Sakihikanicic Sakihikanicik “roche à surface lisse” Cockwanapiskaw 19 Cockwanapiskak La formation du lexique toponymique prend sa source dans des termes généralistes appelés « hyperonymes », soit une structure linguistique qui recouvre un mot-clé généraliste introduisant un champ sémantique donné. Prenons comme exemple celui de “roche” ; cette unité lexicale recouvre le sens de “masse de pierre qui affleure, ou qui est isolée au-dessus de la surface du sol en blocs importants” 15. Ce terme généraliste recouvre nombre de déclinaisons de ce mot en fonction de sa structure, de sa forme, de sa couleur, de son origine (endogène ou exogène), etc. L’hyponyme renvoie au terme généraliste possédant une particularité qui le distingue du terme généraliste rassemblant l’ensemble des structures possédées par chacun des objets appartenant à son champ sémantique. Ainsi, dans les toponymes attikameks, nous trouvons les déclinaisons suivantes du terme “lac” (tableau 4). Tableau 4 – Le terme “lac” et ses dérivés locatifs (source : MICHAUD et al., 1987, p. 50-51). Toponyme attikamek Morphèmes Sens ka “qui est” Kakinwaskokamak kinwasko “long” “lac long” kamak “lac” Kakiripinihikatek Sakihikan ka “là où” kiripini “carabine” “lac où l’on fait du feu à l’aide de la carabine” hikatek “faire” 134 ka “qui est” Kakinomitciteak kino “long” “lac à la longue pointe” mitciteak “pointe” 20 Dans cette construction toponymique, plusieurs phénomènes peuvent être observés. Tout d’abord, comme nous l’avons noté précédemment, le fait dit « saillant » va mettre en exergue une particularité qui différenciera l’objet observé du terme générique qui le subsume. L’hyperonyme “lac” prendra sa spécificité dans le cadre de sa géolocalisation avec sa longueur, quelle qu’elle soit (“lac long”, “lac à la longue pointe”), ou d’une expérience singulière (“lac où l’on fait du feu à l’aide de la carabine”). Par ailleurs, dans la langue attikamek, le suffixe k semble correspondre à la fonction locative comme nous l’avons vu dans le tableau 3 avec : Waskatawkak, Wacak, Matawak “affluent”, etc., ce qui fait écho, dans la langue française, au pronom ou adverbe relatif désignant le lieu au propre ou au figuré, soit “où”. Figure 4 – Carte de localisation des réserves attikameks dont la langue est toujours en usage (source : MICHAUD et al., 1987, p. 18). La toponymie chez les Hurons-Wendats 21 Dans l’étude toponymique relative aux Hurons-Wendats, il est mentionné que « le territoire huron, appelé la Huronie, était situé à l’extrême sud-est de la baie Georgienne du lac Huron, en Ontario16 ». Par ailleurs, il est précisé que « la recherche toponymique de terrain s’est effectuée à Wendake en 1989. Les toponymes étudiés par Régent G. Sioui ont fait l’objet d’un rapport détaillé intitulé Projet d’inventaire toponymique huronwendat17 ». Dans le tableau 5, il est présenté quelques toponymes spécifiques à ce groupe 135 ethnique, qui reflètent la manière dont leurs membres géraient leur environnement à travers expériences et observations. Tableau 5 – Exemples de toponymes hurons-wendats (source : POIRIER 2001). N.B. : le caractère 8 se prononce comme le chiffre (/huit/). Toponyme huron-wendat Morphèmes Andahkondeeske La (lac) gadakont-esti Castor serait Ouendat porte le nom de Castor. De (village) racine okan’da “sault” (p. 20). (terme Les Hurons-Wendats identifiaient d’ancien français encore en probablement du même nom la chute Otrah8i usage au Québec avec le sens de Montmorency et le village situé à ses pieds. “rapide”) et otrah8i “être Ce dernier était d’ailleurs désigné de façon populaire en français Le Sault (p. 23). suspendu”. Karontatehlahnon De arhonta “pierre” et k8-aton (rivière) “entourée”. Showaska (lac) Le terme sho8aska signifie “pie ou Un lac long et étroit appelé par les aigle” chez les Hurons. La vraie Showaska “un pic” (J. Adams). Pour Sagard, racine serait shondak8a “aigle”. 22 “grosse mouche qui pique” (p. 17). (Tioutai), L’un des douze clans de la tribu Tioutai signifie “castor” en langue huronne rue du Eka’nda véritable Sens “entourée de pierres” (p. 27). l’aigle se dit sondaqua (p. 34). La toponymie autochtone est à l’origine de certains régionymes désignant des espaces géographiques du Canada : Québec, Saguenay, Abitibi, Chicoutimi, Kamouraska, « qui datent des XVIe et XVIIe siècles, [et qui] montrent la place qu’occupe la toponymie autochtone dans la nomenclature du Québec18 ». La référence à l’environnement se traduit également dans les noms donnés aux tribus composant ce groupe : « Les Hurons-Wendats formaient une confédération de cinq nations qui partageaient la même langue, mais conservaient chacune leurs propres traditions. Elles ont pour noms : les Attignawantans qui signifie “la nation de l’Ours” ; les Attignéénongnahacs “la nation de la Corde” ; les Arendahronons “la nation du Rocher” ; les Tahontaenrats “la nation du Chevreuil” et les Ataronchronons “la nation de l’autre côté des marais”19 ». La toponymie chez les Naskapis 23 Concernant ce groupe ethnique, le géographe Paré mentionne que « les Naskapis de Schefferville habitant maintenant Kawawachikamach et ceux résidant à Davis Inlet constituent les principaux descendants de la nation naskapie qui, jadis, occupait tout le territoire “intérieur” du bassin de la rivière George jusqu’à la côte du Labrador 20 ». 136 Figure 5 – Carte de localisation des réserves naskapies (source : PARÉ et al., 1990, p. 17). 24 Deux inventaires de toponymes ont été réalisés. Ceux de Schefferville ont été relevés par Marguerite MacKenzie, linguiste spécialiste en langues amérindiennes ; ils sont au nombre de 345. Le second inventaire a été conduit par Michaud, anthropologue, et est corrélé aux noms de lieux de la région de la rivière George et de la Hutte Sauvage (Mushuau Nipi) ; 40 toponymes ont été collationnés. Dans cette enquête, les principaux informateurs sont des hommes d’une soixantaine d’années. Comme il est mentionné dans l’ouvrage dédié à cette recherche onomastique, « la Commission de toponymie a officialisé, jusqu’ici, 239 toponymes naskapis sur un total de quelque 409 noms de lieux reconnus de cette appartenance linguistique21 ». 25 Dans le tableau suivant, nous présentons différents toponymes mettant en valeur un fait saillant : événement particulier, pêche, paysage spécifique et reconnaissable. Tableau 6 – Quelques toponymes naskapis (source : PARÉ et al., 1990, respectivement p. 30, 32 et 35). En relation avec un évènement particulier Toponyme Prononciation Achikasikuskap, lac /atchikashikoushkap/ Akatask /akatashk kakoushkatakanioutch/ Kakuskatakaniuch, lac Morphème Sens achikas “vison” “un vison est attrapé par un hameçon” kuskan “hameçon” akatask “hache” kakuskatakaniuch “hameçon” “une hache était fixée à la ligne” 137 En relation avec la subsistance Atikamak Sakayikan, lac Atikumas, lac atikamakw “poisson /atikamak sakayikan/ /atikoumash/ blanc” sakayikan “lac” atikamakw “poisson blanc” “lac du poisson blanc” “lac du poisson blanc” En relation avec une spécificité du paysage Kachikawachitich /katchikaouatchititch/ Kachimapiskau /katchimapishkau/ chikawachi “abrupt” -apiskw roche” “rocher, “montagne escarpée” “rochers tranchés” Conclusion 26 Cette petite étude ouvre sur différents champs de réflexion. Tout d’abord, la mise en relation d’une structure sociétale donnée – ici, le nomadisme – avec la nomination des noms de lieux montre qu’il y a corrélation entre les besoins liés à la survie et les faits saillants indicateurs de spécificités en relation avec un lieu et servant de repérage. Par ailleurs, certains moments, en corrélation avec l’histoire du groupe, sont mis en relation avec tel objet physique, soit un lieu où tel événement s’est déroulé. 27 Entre la géolocalisation sous forme orale, transmise par voie transgénérationnelle et les différentes cartes en usage dans nos sociétés (cartes à grande échelle, cartes topographiques, cartes de tourisme, cartes administratives et routières, cartes à petite échelle), ou encore le système de géolocalisation actuel appelé GPS [Global Positioning System], la différence réside dans la redistribution des données collationnées et dans leur nature même. Dans le cadre de groupes nomades, dont la structure sociétale est essentiellement articulée autour de la survie, la mise en valeur d’un lieu particulier prendra en compte l’environnement avec une spécificité reconnaissable (“rochers rouges”), des lieux où trouver sa subsistance (“lac au poisson blanc”), l’inscription d’un événement particulier ayant marqué l’histoire du groupe (“un vison est attrapé par un hameçon”). Ces informations vont intégrer la mémoire collective de l’ethnie concernée et seront transmises aux générations futures. Ce type de nomination va donc permettre la création d’une carte mémorisée représentative des circuits migratoires du nomadisme. BIBLIOGRAPHIE BOULANGER Jean-Claude, 2003, Les inventeurs de dictionnaires, Ottawa, Presses de l’Université. 138 DARWIN Charles, 1896, De l’origine des espèces, d’après l’édition de Paris, Schleicher, 1907, trad. E. Barbier. DESSALLES Jean-Louis, 2000, Aux origines du langage : une histoire naturelle de la parole, Paris, Hermès Science. FORTIN Jean-Claude et PARÉ Pierre, 1999, La toponymie des Algonquins, Québec, Commission de toponymie (Dossiers toponymiques, 26). MICHAUD Martyne et al., 1987, La toponymie des Attikameks, Québec, Commission de toponymie (Dossiers toponymiques, 21). PARÉ Pierre et al., 1985, La toponymie des Abénaquis, Québec, Ministère des communications (Dossiers toponymiques, 20). —, 1990, La toponymie des Naskapis, Québec, Ministère des communications (Dossiers toponymiques, 22). PELT Jean-Marie, 1996, Les langages secrets de la nature, Paris, Fayard. POIRIER Jean, 2001, La toponymie des Hurons-Wendats, Québec, Commission de toponymie (Dossiers toponymiques, 28). NOTES 1. MICHAUD et al., 1987. 2. PELT 1996, p. 126. 3. DARWIN 1896, p. 34. 4. PELT 1996, p. 126. 5. DESSALLES 2000, p. 30. 6. Ibid. 7. BOULANGER 2003, p. 51-52. 8. DESSALLES 2000, p. 261. 9. PARÉ et al., 1985, p. 33. 10. Ibid., p. 35. 11. FORTIN et al., 1999, p. 3. 12. Ibid., p. 27. 13. Ibid. 14. MICHAUD et al., 1987, p. 24. 15. http://www.cnrtl.fr/definition/roche - Page consultée le 30 novembre 2015. 16. POIRIER 2001, p. 3. 17. Ibid., 2001, p. 9. 18. Ibid., 2001, p. VIII. 19. Ibid., 2001, p. 3. 20. PARÉ et al., 1990, p. IX. 21. PARÉ et al., 1990, p. 22. 139 AUTEUR MARCIENNE MARTIN Université de La Réunion 140 Sources écrites particulières 141 Épigraphie et onomastique L’exemple des inscriptions du territoire des Voconces de Vaison-laRomaine (Vaucluse) Bernard Rémy 1 Épigraphie et onomastique, deux « sciences auxiliaires » de l’histoire, ont clairement vocation à travailler ensemble pour une meilleure connaissance de la société galloromaine, car elles sont complémentaires. En effet, dans leurs publications, les épigraphistes donnent maintenant une très grande importance aux commentaires des inscriptions, ce qui n’était pas le cas jusque dans les dernières décennies du XXe siècle, même pour de grands savants comme Otto Hirschfeld. Ils s’intéressent de plus en plus à la dénomination des hommes et des femmes mentionnés dans les textes et les spécialistes d’onomastique ont besoin de disposer d’un matériel épigraphique scientifiquement valable pour faire avancer leurs travaux. Pourtant, épigraphistes et « onomasticiens » ont encore très peu l’habitude de collaborer, mais l’invitation des organisateurs de ce colloque montre que nous sommes peut-être sur le bon chemin. 2 Dans le cadre de cette communication à un colloque d’onomastique et après la belle contribution « généraliste » de Monique Dondin-Payre, il m’a paru nécessaire de m’en tenir aux spécificités de la source épigraphique, aux différents problèmes qu'elle pose par rapport à d'autres types de sources contemporaines (littéraires par exemple) en matière onomastique (types de noms rencontrés, graphies de ces noms) et à son apport à l’onomastique. Mon propos concerne uniquement l’épigraphie païenne car l’épigraphie chrétienne est une science très différente pour laquelle je n’ai aucune compétence. Elle est encore assez peu prise en compte dans les travaux historiques sur l’Antiquité tardive, ce qui est très regrettable. Les types d’inscriptions 3 Pour la plupart de nos contemporains cultivés et même pour bon nombre de spécialistes, l’épigraphie se résume aux inscriptions, assez diverses (épitaphes, dédicaces aux dieux, donations, etc.), gravées sur la pierre ou sur des plaques de bronze. Ce sont les principes retenus par les auteurs des nouveaux corpus 142 épigraphiques, actuellement en cours de publication dans la plupart des provinces gauloises, sauf dans plusieurs volumes des Inscriptions latines d’Aquitaine [ILA] (Santons…) et, dans une moindre mesure, dans le tome sur le territoire viennois des Inscriptions latines de Narbonnaise [ILN]1. Cette conception est une importante régression par rapport au choix des grands épigraphistes de la seconde moitié du XIXe siècle comme Otto Hirschfeld et Auguste Allmer, pour m’en tenir au nom de deux éminents savants qui ont beaucoup travaillé dans le secteur géographique retenu pour mon propos : le territoire des Voconces méridionaux, centré autour de Vaison-la-Romaine 2, l’une des deux capitales de la cité voconce – statut original et inédit, au moins en Gaule romaine 3. L’autre était Luc-en-Diois, qui fut remplacé par Die, vers le tournant du Ier siècle4. 4 En effet, comme mes deux illustres prédécesseurs, il me semble impératif de prendre en compte deux autres types de textes : • les inscriptions de l’instrumentum inscriptum qui se retrouvent sur les productions des artisans de la région considérée, comme les fabricants de briques, de tuiles 5 et d’objets en plomb6 (tuyaux, plaques de revêtement de toit), voire les potiers, lorsque nous sommes certains que ces hommes et ces femmes sont bien des artisans locaux et régionaux, ce qui est le cas, par exemple, des potiers « allobroges » dans le territoire viennois 7, sous peine de fausser l’approche onomastique de l’ensemble humain considéré avec des apports de noms extérieurs (estampilles des potiers de La Graufesenque). • les différentes sortes de graffites (érotiques, de propriété) sur céramiques, décors peints, etc. 5 Certes, les textes de cette « autre » épigraphie sont souvent difficiles à comprendre, voire à lire, tout autant, sinon plus, que certains manuscrits « littéraires ». Ils exigent de leurs utilisateurs une démarche différente, voire une formation spécifique, notamment pour l’apprentissage de l’alphabet très variable des graffites. C’est sans doute ce qui explique que les graffites aient surtout été étudiés et utilisés par les linguistes, comme Robert Marichal pour ceux de La Graufesenque 8. Malgré quelques (petits) progrès récents, il reste encore un gros travail pour recenser, comprendre et utiliser les graffites, encore trop délaissés. 6 En dépit de l’indéniable difficulté d’utilisation de ces deux types de documents, il est indispensable de les employer dans une recherche sur l’onomastique d’une cité car estampilles et graffites permettent d’augmenter très sensiblement l’annuaire disponible des noms propres9. Pour le territoire de Vaison, comme quasiment pour toute la Gaule, une très grosse partie de cette documentation est commodément rassemblée dans quatre volumes de la Carte archéologique de la Gaule 10, réalisée sous la direction de Michel Provost, mais, comme les auteurs des cartes ne sont généralement pas des épigraphistes, il est nécessaire de procéder à des vérifications systématiques, qui ne sont – hélas – pas toujours possibles (textes perdus, non localisés). 7 Au total, pour l’Antiquité, nous disposons d’un volume non négligeable de documents, soit quatre cent quinze textes gravés sur pierre ou bronze (228 dans la ville de Vaison ; 187 dans son territoire) et cinquante et un documents épigraphiques de l’instrumentum. Les limites de la documentation 8 Relativement nombreuses, elles ne sont pas spécifiques à l’épigraphie. 143 La représentativité des inscriptions 9 Il faut toujours avoir à l’esprit que nous ne connaissons qu’une infime partie de toutes les catégories d’inscriptions antiques. En effet, dès l’Antiquité, un bon nombre de plaques de bronze et d’objets en plomb ont été refondus, les fours à chaux ont largement fonctionné avec des pierres inscrites11 et les remplois (sans respect du texte) dans les bâtiments et les remparts (Die, Grenoble) ont été très nombreux. Les graffites sur céramique ont mieux survécu, car leur support est quasiment indestructible, mais faut-il encore qu’ils aient été repérés par les archéologues dans la masse énorme de leurs trouvailles céramologiques. Considérable tout au long de l’Antiquité, la destruction de la documentation épigraphique s’est poursuivie jusqu’à nos jours, le plus souvent par simple vandalisme. Nous n’avons aucune idée du volume des pertes, mais la différence entre le nombre d’inscriptions lues, au XVIIe siècle, par Joseph-Marie de Suarès, le savant évêque du diocèse de Vaison (1633-1666), et celles qui nous sont parvenues est considérable. Pour la seule ville de Vaison-la-Romaine, Suarès mentionne soixante inscriptions dans ses différents manuscrits : dix-huit sont conservées et quarante-deux ont disparu ! 10 Il faut donc faire preuve de la plus extrême prudence sur la fréquence de tel ou tel nom. Néanmoins, d’un point de vue onomastique, l’épigraphie fournit au chercheur de l’Antiquité un volume de documentation beaucoup plus important que toutes les autres sources réunies. La ségrégation sociale 11 Les inscriptions nous font seulement connaître les hommes et les femmes qui avaient les moyens financiers et l’envie de faire graver des inscriptions pour commémorer leur passage sur terre par leur épitaphe ou pour remercier un dieu et les artisans qui signaient leurs productions, donc les couches au moins moyennes de la population. Toutefois, les graffites, notamment de propriété, sont ordinairement le fait d’hommes et de femmes de couches plus populaires – mais sachant globalement lire et écrire –, ce qui compense en partie ces lacunes, au moins sur le plan de l’onomastique. 12 Bien réelle, cette ségrégation sociale est néanmoins beaucoup moins importante que pour les sources littéraires, notamment historiques car les auteurs ne s’intéressaient guère qu’à la population qui a fait la « grande » histoire. Pour Vaison, ils mentionnent seulement un consul Lucius Duvius Avitus (Pline l’Ancien, Tacite), un célèbre préfet du prétoire, conseiller de Néron, Sextus Afranius Burrus (Tacite, Dion Cassius) – le Burrus de Racine –, cinq chevaliers : Trogue Pompée, l’historien voconce, son père et son oncle (Justin), Iulius Viator, un anonyme (Pline l’Ancien), et le grand-père de Trogue Pompée, qui a reçu la citoyenneté romaine de Pompée (Justin). Les problèmes de lecture 13 La difficulté est particulièrement cruciale pour les inscriptions perdues ; pour ces textes, tout dépend des capacités de lecteur des anciens érudits. Il est parfois possible d’apprécier la qualité de leur lecture lorsque nous avons la chance de connaître plusieurs lectures antérieures d’inscriptions conservées ; il suffit alors de comparer les différentes versions proposées avec le texte que nous pouvons lire. Ainsi est-il clair que 144 les lectures de Joseph-Marie de Suarès sont toujours nettement préférables à celles de Martin-Bruno Moreau de Vérone ; celles d’Otto Hirschfeld et d’Auguste Allmer sont très rarement remises en cause, alors que celles de Joseph Sautel, le fouilleur de Vaison – un bon latiniste, qui n’était pas épigraphiste –, sont quelquefois au moins discutables. Il faut aussi se rappeler que ces érudits possédaient une grande culture classique et comprenaient fort bien le latin, ce qui peut les avoir amenés à « lire » ce qu’ils auraient voulu voir écrit. On peut aussi se demander si, dans certains cas, ils n’ont pas restitué sans le dire des inscriptions fragmentaires ou au moins développé des inscriptions abrégées. Quoi qu’il en soit, nous leur devons l’essentiel de nos connaissances. 14 Pour les inscriptions qui sont parvenues jusqu’à nous, l’état de conservation de la pierre, un lissage insuffisant de la face inscrite – d’ailleurs très difficile à réaliser pour certains types de pierre, notamment les grès – ou une mauvaise écriture posent parfois de redoutables problèmes de lecture. Il est donc hautement souhaitable que les épigraphistes travaillent en équipe et se mettent à plusieurs pour tenter de déchiffrer un texte difficile sous différents éclairages. Exempli gratia, ce fut le cas à Vaison, au musée Théo-Desplans, d’une dédicace à Mars et à Vasio, dont la lecture a pu ainsi être corrigée avec une quasi-certitude12. La datation des inscriptions 15 Ordinairement, les sources (littéraires) utilisées par les spécialistes d’onomastique sont datées avec une assez grande précision. Ce n’est pas le cas des inscriptions. Pendant très longtemps, la datation des inscriptions a même été assez peu prise en compte étant donnée la difficulté d’établir de solides critères de datation. Ainsi O. Hirschfeld propose-t-il très rarement une date. Maintenant, la chronologie est devenue l’un des soucis primordiaux des épigraphistes car une inscription non datée perd l’essentiel de sa valeur historique, même s’il est évident qu’elle garde sa valeur documentaire. 16 En l’absence très courante de critères formels de datation (année consulaire, titulature impériale, contexte archéologique), il faut tenter de trouver d’autres éléments chronologiques en se fondant sur l’analyse des supports (nature de la pierre, typologie du monument, éléments du décor, paléographie) et sur l’étude des caractères internes du texte (onomastique, formulaires funéraires et votifs, ponctuation). Récemment revus par Monique Dondin-Payre, Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier et Simina Cibu 13, les critères internes sont ordinairement les plus utilisables. Néanmoins, si leur analyse a permis des avancées non négligeables dans la voie d’une datation assez assurée des épitaphes à condition de retenir de larges plages chronologiques (demi-siècle ou, à défaut, siècle, parfois plus ou moins élargi), il reste beaucoup plus délicat de proposer une chronologie même large des autres documents. Nous pouvons seulement être certains que tous les textes païens de la cité voconce datent du dernier siècle de la République ou du Haut-Empire et dépassent sans doute même très rarement les années 250, où, dans toutes les provinces occidentales (Afrique du Nord mise à part), le lapicide est de moins en moins mis à contribution. On ne remercie quasiment plus les dieux par des dédicaces et même les épitaphes se raréfient. 145 L’apport de l’épigraphie 17 En dépit de toutes les bien réelles insuffisances de l’épigraphie, son apport à l’onomastique est considérable, même si les inscriptions sont quasiment muettes sur bien des types de noms propres (villes, montagnes, fleuves) et, à un degré moindre, sur le nom des circonscriptions administratives. Leur utilisation est indispensable pour toute recherche onomastique sur les noms des dieux et des hommes car l’épigraphie fournit un annuaire assez important de noms : gaulois, latins « italiens », latins « régionaux » et même grecs. Dans mon étude sur la dénomination des Viennois, j’ai recensé les noms de 1 268 hommes et femmes (1 076 citoyens romains, 37 pérégrins, 25 esclaves et 130 personnages de statut juridique incertain), sans quasiment prendre en compte les graffites14. La même étude synthétique sera menée pour le territoire de Vaison après l’achèvement du corpus épigraphique. Actuellement, elle serait prématurée. 18 Dans la droite ligne des travaux pionniers de Leo Weisgerber 15 en Allemagne, de Robert Marichal16 en France et de Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier 17 en Belgique, j’ai distingué deux catégories de noms « latins », car il me semble qu’il faut s’interroger sur l’emploi des noms latins dans les Gaules et sur leurs combinaisons dans les nomenclatures avec les noms gaulois. Je n’entrerai pas dans les détails de cette nouvelle problématique car certains d’entre vous connaissent beaucoup mieux que moi cette question fort délicate. En effet, il va de soi que le choix d’un nom par tel père ou telle mère n’avait pas forcément le même sens que pour un autre parent. En fonction de la culture et de l’environnement familial, un même nom pouvait être perçu comme latin « italien » par l’un(e), comme latin « régional » (« homonyme » ou de traduction) par un(e) autre. Les théonymes 19 Chez les Voconces de Vaison, nous disposons d’un panel assez large de noms de dieux et de déesses. Ce n’est pas le lieu de le présenter. Bornons-nous à remarquer que vingtcinq inscriptions honorent ou remercient douze divinités désignées par un nom gaulois (Belado, Boutrix, Subronis Sumelis, Vasio, Vintur), gaulois latinisé (Alaunius, Albarinus, Baginus et les Baginatiae/Baginiatiae Dulovius/Dullovius) ou même grécisé (Belesama, Graselos, en caractères gallo-grecs). Ordinairement, tous ces noms divins ne se retrouvent que dans l’épigraphie et même uniquement dans l’épigraphie locale ou régionale. Sans les inscriptions voconces, ils nous seraient restés inconnus. Les anthroponymes 20 Même s’il est encore trop tôt pour le connaître avec précision car nous découvrons assez régulièrement des textes inédits, les documents épigraphiques des Voconces méridionaux ont livré un nombre important, au moins pour l’Antiquité, de noms d’hommes et de femmes : gentilices et surnoms de citoyens romains et d’affranchis de citoyens, noms uniques et patronymes de pérégrins, vivant dans cette cité de droit latin, voire d’esclaves. Beaucoup sont plus ou moins communs dans l’épigraphie de la cité, de la province ou même du monde romain, mais un certain nombre se retrouvent essentiellement chez les Voconces, voire uniquement, en l’état actuel de nos connaissances. Ce sont évidemment les plus intéressants pour une recherche 146 onomastique et pour une approche de la latinisation et de la romanisation de la cité. Donnons quelques exemples : Adulus, Esmerius, Lucinulus, Marciana, Nivatus, Primella… 21 Il est parfois difficile de distinguer théonymes et anthroponymes ; ainsi, nos prédécesseurs étaient largement divisés dans l’interprétation d’une inscription de Beaumont-du-Ventoux (Vaucluse), dont la simple lecture ne pose pas problème : Subroni / Sumeli / Voreto / uirius f(ecit) [ CIL XII 1351]. O. Hirschfeld pensait à une épitaphe ; Joseph Sautel, à une dédicace à Subron18 ; la Carte archéologique de la Gaule, à une inscription honorifique ou à une dédicace19. En fait, pour Xavier Delamarre20, que je remercie vivement, il ne fait guère de doute que ce texte est une dédicace à Subronis Sumelis par Voretovirius, un pérégrin (communication personnelle), ce qui implique que la dédicace est antérieure à 212 (date de l’édit de Caracalla) ou de peu postérieure. La graphie des noms 22 Chez les Voconces, comme partout, la graphie des noms n’est parfois pas canonique, mais ces variantes orthographiques ne sont probablement pas fautives et doivent s’expliquer par des faits locaux de langue (prononciation, préoccupation de marquer la consonne double par deux lettres, réduction de la diphtongue AE à la monophtongue E). Donnons là encore quelques exemples : Sexstus, pour Sextus, Proxsumae, pour Proxumae. Toutefois, d’autres graphies, relativement rares, sont clairement des fautes de latin Dibus, pour Dis et Deas, pour Deabus (AE 1992, 1203, à Vaison). 23 Il faut aussi évoquer le problème de la graphie de certains toponymes antiques attestés par des sources épigraphiques proches du territoire voconce. Ainsi, les inscriptions de l’arc de Suse (9/8 av. J.-C.) et du trophée des Alpes à La Turbie (7/6 av. J.-C.), qui ont été gravées à environ deux ans d’intervalle, nous fournissent pour plusieurs peuples alpins vaincus par Auguste des noms dont l’orthographe est sensiblement différente : à Suse, sont mentionnés les Adanates, les Egdini et les Vesubiani ; à La Turbie, les Edenates, les Ectini et les Esubiani. Il faut, semble-t-il, en conclure que le texte en minuscules remis au lapicide ou à l’ordinator était plus phonétique qu’orthographique, puisque l’on trouve indifféremment la sourde et la sonore, le A et le E, le Ve- et le E- en position initiale. Comme les éditeurs des textes littéraires anciens, les historiens de la toponymie ont souvent tendance à adopter des formes réputées régulières, quitte à les reconstruire. Exempli gratia, ils proposent ordinairement pour Embrun (Hautes-Alpes) la forme Eburodunum, alors que l’épigraphie [CIL V 7259, à Suse : ciuitatis Ebroduniens(is)…] et la majorité des sources littéraires donnent la forme syncopée de l’ethnique dérivée Ebroduniensis. Le nom antique d’Embrun devait donc être Ebrodunum. Bien utilisée, l’épigraphie peut donc aider à mettre fin à cette pratique à tout le moins discutable. 24 Les épigraphistes fournissent un abondant matériel onomastique élaboré et ordinairement « fiable » aux linguistes spécialistes d’onomastique et attendent d’eux des réponses sur l’origine des noms : gaulois, latins « italiens », noms « latins régionaux » – une notion élaborée quasiment en commun par les linguistes et certains épigraphistes, qui est encore parfois contestée par d’autres –, voire sur leur signification pour les théonymes. 25 Au total, la collaboration entre ces deux catégories de spécialistes est indispensable et devrait impérativement se développer pour faire avancer la recherche, mais encore faudrait-il dépasser les préventions encore bien réelles des uns et des autres. 147 BIBLIOGRAPHIE Sources AE = L’Année épigraphique, Paris, PUF, 1888-. CIL V = MOMMSEN Théodore, Corpus inscriptionum Latinarum, t. V, Inscriptiones Galliae Cisalpinae latinae, 2 vol., Berlin, Reimer, 1872 et 1877. CIL XII = HIRSCHFELD Otto, Corpus inscriptionum Latinarum, t. XII, Inscriptiones Galliae Narbonensis, Berlin, Reimer, 1888. ILN Die = RÉMY Bernard, DESAYE Henri, avec la collaboration de LAMBERT Pierre-Yves et de SEGARD Maxence, Inscriptions latines de Narbonnaise (ILN). VII, Les Voconces. 1, Die, Paris, CNRS, 2012. ILN Valence = FAURE Patrice, TRAN Nicolas, avec la participation de RÉMY Bernard, Inscriptions latines de Narbonnaise. VIII, Valence, Paris, CNRS, 2013. ILN Vienne = RÉMY Bernard (dir.), Inscriptions latines de Narbonnaise (ILN). V, Vienne, 3 vol., Paris, CNRS, 2004-2005. Travaux CAG 04 = BÉRAUD Géraldine, Carte archéologique de la Gaule. Les Alpes-de-Haute-Provence. 04, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 1997. CAG 05 = GANET Isabelle, Carte archéologique de la Gaule. Les Hautes-Alpes. 05, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 1995. CAG 26 = PLANCHON Jacques, BOIS Michèle, CONJARD-RÉTHORÉ Pascale, avec la collaboration de RÉMY Bernard, DESAYE Henri, CHOUQUER Gérard, ROUSSEL-ODE Jacqueline, Carte archéologique de la Gaule. La Drôme. 26, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2010. CAG 84/1 = PROVOST Michel et MEFFRE Joël-Claude, Carte archéologique de la Gaule. Vaison-la-Romaine et ses campagnes. 84/1, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2003. CANTIN Nicolas, LAROCHE Colette, LEBLANC Odile, avec la collaboration de SCHMITT André et SERRALONGUE Joël, 2009, « Recherche pluridisciplinaire récente sur les aires de production de la céramique allobroge (milieu IIe s.-début IVe s. ap. J.-C.) », Revue archéologique de Narbonnaise, n° 42, p. 289-341. CIBU Simina, 2003, « Chronologie et formulaire dans les inscriptions religieuses de Narbonnaise et des provinces alpines (Alpes Graies, Pœnines, Cottiennes et Maritimes) », Revue archéologique de Narbonnaise, n° 36, p. 335-360. DELAMARRE Xavier, 2003, Dictionnaire de la langue gauloise, 2 e éd., Paris, Errance. —, 2007, Nomina Celtica Antiqua Selecta Inscriptionum. Noms de personnes celtiques dans l’épigraphie classique, Paris, Errance. DONDIN-PAYRE Monique et RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse (éd.), 2001a, Noms. Identités culturelles et romanisation sous le Haut-Empire, Bruxelles, Le Livre Timperman. —, 2001b, « Critères de datation épigraphique pour les Gaules et les Germanies », in : DONDIN-PAYRE Monique et RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse (éd.), Noms. Identités culturelles et romanisation sous le Haut-Empire, Bruxelles, Le Livre Timperman, p. IX-XIV. 148 —, 2006, « Critères de datation des inscriptions religieuses », in : DONDIN-PAYRE Monique et RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse (éd.), Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans l’Occident romain, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2006, p. XIII. MARICHAL Robert, 1988, Les graffites de la Graufesenque, Paris, CNRS. RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse, 1993, Dis Deabusque sacrum. Formulaire votif et datation dans les Trois Gaules et les deux Germanies, Paris, De Boccard. —, 1995 « Aspects de l’onomastique en Gaule Belgique », Cahiers du Centre Glotz, n° 6, p. 207-226 —, 2005, « Réflexions sur les anthroponymes “à double entrée” dans le monde romain », L’Antiquité classique, n° 74, p. 225-231. RÉMY Bernard, 2001, « La dénomination des Viennois à l'époque impériale », in : DONDIN-PAYRE Monique et RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse (éd.), Noms. Identités culturelles et romanisation sous le Haut-Empire, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2001, p. 55-174. —, 2015, « Les noms de personnes inscrits sur les objets en plomb (plaques, urne funéraire ?, tuyaux) dans les cités de Riez, des Tricastins et des Voconces », in : CHILLET Clément, COURRIER Cyril et PASSET Laure (éd.), Arcana Imperii. Mélanges d’histoire économique, sociale et politique offerts au Professeur Yves Roman, vol. 1, Lyon, Société des Amis de Jacob Spon, p. 341-367. —, MATHIEU Nicolas, avec la collaboration de DESAYE Henri et ROSSIGNOL Benoît, 2014a, « Deux inscriptions revues de Vaison-la-Romaine (Vaucluse) : une nouvelle occurrence de l’association Mars/Vasio ? – une épitaphe d’authenticité douteuse ? », Bulletin archéologique de Provence, n° 36, p. 81-84. —, MEFFRE Joël-Claude, BIENFAIT Mélanie, avec la collaboration de GIRARD Yves et MÈGE Jean-Claude, 2014b, « Témoignages de l’activité manufacturière chez les Voconces de Vaison : les marques du fabricant de tuiles Lucius Acutius/Akutius Sextus et nouveaux timbres vaisonnais de Venula », Bulletin archéologique de Provence, n° 36, p. 67-79. SAUTEL Joseph, 1926, Vaison dans l’Antiquité. II. Catalogue des objets romains trouvés à Vaison et dans son territoire, Avignon, Aubanel. WEISGERBER Leo, 1968, Die Namen der Ubier, Cologne, Westdeutscher Verlag. —, 1969, Rhenania Germano-Celtica, Bonn, Röhrscheid. NOTES 1. ILN Vienne. 2. Le nouveau corpus est en cours de préparation sous la direction de Bernard Rémy et Nicolas Mathieu, Inscriptions latines de Narbonnaise [ILN]. VII, Les Voconces. 2, Voconces de Vaison. 3. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 3, 4, 37. 4. Voir ILN Die, Introduction, p. 46-48. 5. RÉMY et al. 2014b, p. 67-79. 6. RÉMY 2015, p. 341-367. 7. CANTIN et al. 2009, p. 289-341. 8. MARICHAL 1988. 9. RÉMY 2001, p. 55-174. 10. CAG 04, 05, 26, 84/1. 149 11. Ainsi, à Valence, les neuf inscriptions retrouvées, dans l’été 1973, lors de la construction de la poste centrale avaient-elles été volontairement brisées en petits fragments pour alimenter un four à chaux (voir ILN Valence, n° 10, 11, 14, 20, 43, 49, 52, 53, 55). Pour neuf textes « sauvés », combien ont disparu ? 12. RÉMY et al. 2014a, p. 81-84. L’équipe d’épigraphistes des ILN Vaison comprend neuf personnes. 13. RAEPSAET-CHARLIER 1993 ; DONDIN-PAYRE 2001b, p. IX-XIV ; CIBU 2003, p. 335-360 ; 2006, p. XIII. 14. RÉMY 2001. 15. WEISGERBER 1968 ; WEISGERBER 1969. 16. MARICHAL 1988. 17. RAEPSAET-CHARLIER 1995, p. 207-226 ; RAEPSAET-CHARLIER 2005, p. 225-231. 18. Voir SAUTEL 1926, p. 51-52, n° 93. 19. CAG 84/1, p. 415, n° 015, 9*. 20. Voir DELAMARRE 2003 ; DELAMARRE 2007. AUTEUR BERNARD RÉMY Université de Grenoble-Alpes ; CNRS – Centre Camille-Jullian (Aix-en-Provence) DONDIN-PAYRE 150 Les noms des premiers musulmans Le témoignage des graffitis des premiers siècles de l’Hégire Ludwig Ruault 1 Dans l’islam médiéval, une identité précise s’exprimait par la combinaison de différents éléments onomastiques. C’est l’usage qui semble avoir été le plus déterminant dans l’émergence de certaines normes. Ainsi, même dans une société conservatrice, des volontés de démarcation ont pu s’exprimer, notamment par l’usage de certains noms ou de certaines combinaisons de noms. On cherche alors à créer une filiation sémantique par le nom et à transmettre les valeurs qui y sont attachées tout en maintenant une claire différenciation entre les individus1. Les principes à l’œuvre dans l’onomastique islamique au Moyen Âge créaient un ordre permettant de conjuguer les aspirations et les valeurs de la société et du projet de civilisation. Néanmoins, en laissant une place considérable à la variété, ces principes permettaient aussi l’expression de l’identité individuelle. 2 Le présent travail se propose de dresser un tableau des tendances onomastiques à l’œuvre au début de la période islamique. Pour ce faire, un corpus de graffitis a été sélectionné comme représentatif de la variété des textes, de leur contenu et de leur origine. Ce corpus a été rassemblé par Frédéric Imbert dans son mémoire d’habilitation à diriger des recherches2. La plus grande partie de ces documents avaient été antérieurement publiés dans des ouvrages et des articles de faible diffusion et relativement peu accessibles : un certain nombre de ces publications proviennent en effet d’Arabie saoudite et sont absentes des bibliothèques situées hors de ce royaume 3. De nombreux graffitis ont par ailleurs pu être collectés à partir d’Internet. Des archéologues amateurs et des passionnés de culture bédouine alimentent régulièrement des journaux de voyages en ligne de diverses photographies et observations4. La qualité des clichés y est souvent bien meilleure que dans bon nombre d’ouvrages anciens ou publications de piètre qualité. En outre, la rigueur des bloggeurs offre souvent des détails précieux, par exemple des localisations précises par GPS ou des hypothèses de lectures utiles pour la compréhension de toponymes. 3 Le corpus étudié ici rassemble ainsi trois cents graffitis arabes datés ou datables des trois premiers siècles de l’Hégire (VIIe-IXe siècles). L’Arabie saoudite est le réservoir le plus important de graffitis, mais le corpus rassemble également des textes d’Irak, de 151 Jordanie, du Liban, de Palestine et de Syrie. L’originalité a été prise en compte pour la constitution du corpus dans le but de souligner la diversité des thématiques abordées dans les graffitis. De l’épigraphie à l’onomastique Les débuts de l’islam et la graffitologie 4 La rareté des sources est caractéristique des débuts de l’islam. Le cas des graffitis est particulier puisqu’ils fournissent une documentation d’un type moins conventionnel, mais très fournie sur des aspects délaissés par les sources classiques. Les graffitis, rappelons-le, sont des inscriptions privées, effectuées la plupart du temps dans des sites naturels tels que des parois rocheuses ou, de manière non officielle, sur des constructions de tout type. Dans de nombreux cas, les graffitis islamiques s’ajoutent les uns aux autres et sont superposés à des traces scripturaires et rupestres antérieures. Cette documentation représente aujourd’hui au moins plusieurs centaines de textes, souvent courts et répétitifs. La nature même de ces textes détermine son intérêt le plus évident : le formulaire, court et standardisé, contient des informations sur l’auteur, qui, après avoir décliné son identité de manière plus ou moins complète, s’exprime généralement sur divers sujets. Grâce à la constitution de bases de données, l’identité de ces premiers musulmans peut être interrogée selon plusieurs critères. L’évolution des noms propres, leur diversité et les différentes combinaisons qui apparaissent se dévoilent à partir d’une analyse statistique. Anthroponymie islamique 5 Le nom propre arabe médiéval est constitué de plusieurs éléments. Le ism est un élément désignant un individu unique. Sa fonction est de pouvoir se passer de spécification5. C’est en ce sens que le ism (nom) peut avoir la fonction de ism ʿalam (nom propre). Sur le plan sémantique, la relation entre le nom propre et le nom commun est très forte et surtout très explicite6. C’est l’usage qui permet la différenciation. La variété et le désordre qui semblent régir l’onomastique arabe des premiers siècles n’est qu’une apparence. L’ism permet de perpétuer, de manière verticale, une filiation. Cette répétition du ism a la même fonction que la répétition des racines ou même des assonances. On peut voir dans ces procédés une volonté héritée de la période antéislamique d’affirmer l’existence de l’individu au sein du groupe familial 7. 6 La kunya consiste en la nomination d’un individu par l’expression de sa parentalité (par exemple : Abū Muḥammad “le père de Muḥammad”). En tant que teknonyme, la kunya possède une valeur principalement positive. Toutefois, son emploi permet également de préserver le tabou du nom. Ces deux fonctions se complètent dès lors que l’on a affaire à une kunya « forgée », soit à partir d’une particularité de son détenteur, à la manière d’un agnomen8, soit en construction à partir de son nom : un Ibrāhīm sera nommé Abū Isḥāq (“père d’Isaac”). 7 La nisba est très proche sémantiquement du nasab. D’ailleurs, ils se confondent parfois dans les sources anciennes, notamment à travers l’emploi du pluriel ansāb 9. Cette proximité tient probablement à la fonction de la nisba. Adjectif relationnel, elle permet d’affilier un individu à un groupe, un lieu ou une histoire. 152 8 Le laqab, surnom ou sobriquet, peut remplir une fonction de nomen boni augurii lorsqu’il sert à donner au nom une connotation péjorative. Dans le contexte arabe de l’époque, l’intention était principalement de repousser le mauvais œil. Les laqab servaient encore à remplacer les noms originels des esclaves, surtout lorsqu’ils n’étaient pas d’origine arabe. Il semblerait que l’avènement de l’islam ait constitué un tournant dans l’utilisation du laqab. Le goût des Arabes et des membres de Qurayš en particulier pour l’attribution de surnoms péjoratifs leur est reproché dans le Coran : « […] Ne vous calomniez pas les uns les autres ; ne vous lancez pas de sobriquets injurieux 10 ». Bien qu’ayant conservé certains aspects péjoratifs, le laqab a connu une évolution au sein de la société islamique, lui donnant une plus grande importance. Il a ainsi pu servir de pseudonyme ou être utilisé pour mettre en valeur les prouesses ou le rang d’une personne que l’on souhaitait honorer, par exemple pour ses relations privilégiées avec le pouvoir ou Dieu. On a pu faire remonter cette tradition du laqab à des temps très anciens pour la justifier : Abraham portait celui d’al-Ḫalīl 11. L’emploi du laqab devait sans doute participer de la hiérarchisation de la société. Cet usage a vraisemblablement aussi permis de donner une sorte de réalité à des qualités souvent religieuses et morales ; en nommant quelqu’un d’après ces dernières, on pouvait concrétiser des valeurs abstraites tout en en faisant une caractéristique sociale, puisqu’elles servaient dès lors à identifier un individu. 9 Le dépouillement de données anthroponymiques se doit de prendre en compte tous les aspects des noms et de leurs utilisations. Ainsi, un comptage général des éléments que l’on rencontre dans les nasab est pertinent. Les ism, laqab, kunya et nisba sont tous référencés, qu’ils soient ceux de l’auteur du graffiti, du personnage qu’il désigne ou même d’un de ses aïeux ou de son patron. Cette démarche se justifie par l’idée que les noms figurant dans le nasab, dans la mesure où ils ne renvoient pas à des temps trop anciens, participent de l’onomastique des premiers siècles de l’islam ; un Muḥammad vivant au IIIe siècle et ayant pour arrière-grand-père un ʽAlī nous informe tout autant sur son siècle que sur celui de son aïeul. Dans l’éventualité où les informations du nasab ne seraient pas exactes, leur analyse n’en resterait pas moins pertinente, en ce sens que les noms que l’on se donne sont tout autant, si ce n’est plus révélateurs d’un état d’esprit que ceux que l’on nous donne. Dans un second temps, un comptage plus spécifique permet de mettre en évidence des données plus précises, notamment sur le plan chronologique. Par exemple, différentes catégories d’ism sont référencées selon les siècles où elles sont les plus utilisées. L’évolution de l’emploi des noms de prophètes ou des noms théophores participe nécessairement d’une modification plus générale des conceptions religieuses et mentales. Dans le cadre de ce découpage, le choix a été fait de considérer comme appartenant, par exemple, au IIIe siècle les graffitis datés entre les IIe et IIIe siècles, cela afin de conserver une marge d’erreur dans l’analyse des évolutions onomastiques. En effet, l’enjeu crucial des études sur les premiers siècles de l’histoire de l’islam consiste en l’établissement de faits avérés par rapport à la reconstruction historique qui eut lieu au cours des siècles suivants. 153 Les noms de personnes du corpus Les ism 10 11 Le tableau figurant en annexe donne la liste de tous les ism rencontrés dans le corpus sélectionné en prenant en compte les auteurs, les personnages mentionnés et leurs nasab. Cet échantillon est constitué de 217 ism et de leurs variantes. La diversité des éléments est évidente pour un corpus regroupant les identités de 270 personnes. Deux noms se détachent véritablement au sein du corpus : ʽAbd Allāh et Muḥammad. Ce sont d’ailleurs deux des éléments les plus utilisés par les historiens de l’école révisionniste12, comme si, dans leur portée sémantique et historique, ils concentraient en eux toutes les problématiques de cette période cruciale de l’histoire. Cette portée sémantique et symbolique n’est d’ailleurs probablement pas encore mesurée à sa juste valeur. Un lien existe indéniablement entre eux, la question est lequel (ou plutôt lesquels) ? Selon les théories révisionnistes, les deux noms serviraient en fait à désigner le Christ dans la croyance des Arabes chrétiens des VIIe et VIIIe siècles de notre ère 13. Ce lien se vérifie dans la tradition musulmane elle-même puisque le prophète était Muḥ ammad b. ʽAbd Allāh. La connaissance de cette appellation du prophète constitue d’ailleurs une obligation (farḍ) chez les juristes. La distinction n’est pas évidente concernant le prophète ; son nom, Muḥammad, est tout autant un qualificatif, de même que les autres appellations qui lui sont attribuées14. Une attitude traditionnelle consiste à considérer le nom ʽAbd Allāh et, précisément, sa fréquence dans les graffitis des premiers siècles comme la manifestation d’un certain enthousiasme dans l’adoption d’une foi ; peut-être est-ce aussi un effort pour revendiquer clairement l’adhésion à la religion islamique, affirmation alors identitaire. Cette relation à Dieu n’est d’ailleurs pas sans rappeler les relations de type servile, également omniprésentes, qui existaient alors entre les hommes, comme s’il y avait deux sens dans la dépendance : l’un, horizontal, entre les hommes, l’autre, vertical, entre Dieu et ceux qui se soumettent à lui. ʽAbd Allāh et Muḥammad sont très étroitement liés, tant dans l’usage que par le sens15. 12 270 personnages sont mentionnés dans les graffitis des trois premiers siècles 16. Peu de noms apparaissent de manière récurrente. Comme dans les autres comptages, le couple ʽAbd Allāh/Muḥammad apparaît loin devant. Ce groupe de tête est suivi par deux noms de prophètes, Ayyūb et Ibrāhīm, et par le nom ʽUmar. Ce dernier, bien qu’il soit l’un des noms les plus représentés, n’en représente en fait que 3 %. Retenons également la relative fréquence des noms basés sur la racine zyd : Zayd, Yazīd par exemple. Ces noms sont typiques d’une société connaissant une forte mortalité infantile 17. 13 Au premier siècle, sur les 70 graffiteurs, 14 ne portent pas de ism ; du moins ne le mentionnent-ils pas. Tableau : les ism les plus fréquents Ism Nombre d’occurrences Proportion ʽAbd Allāh 22 Muhammad 18 8% 6,5 % 154 14 Ayyūb 8 3% Ibrāhīm 8 3% ʽUmar 8 3% Yazīd 7 2,5 % Zayd 7 2,5 % Ḥafṣ 6 2% Parmi les noms de prophètes attribués, Muḥammad est sans surprise le plus répandu. On remarquera cependant que les autres noms traditionnellement donnés au prophète de l’islam sont absents : Abū al-Qāsim, Muṣṭafā, Yāsīn etc. D’ailleurs, en dehors de celui-ci, seuls Ayyūb et Ibrāhīm semblent avoir connu un succès important. Notons que, pour le ism Ayyūb, plusieurs graffitis le mentionnant dans le corpus sont en fait du même auteur. La fréquence du ism Ibrāhīm est d’ailleurs plus compréhensible étant donné sa forte dimension symbolique au sein du monde sémite. On retiendra plus volontiers l’absence de plusieurs noms de prophète comme ʽIsā (Jésus). Cette relative rareté peut s’expliquer par le souci qu’avaient les premiers califes de limiter l’emploi de ce type de noms afin de ne pas trop diluer leur valeur. Tableau : les noms de prophètes portés par les graffiteurs Ism Nombre personnages Muhammad 18 de Proportion Nombre au Ier Nombre au IIe Nombre siècle siècle siècle 6,50 % 2 15 1 Ayyūb 8 3% - 8 - Ibrāhīm 8 3% 2 6 - Ismāʽīl 4 1,5 % - 3 - Mūsā 4 1,5 % - 4 - Yaḥyā 4 1,5 % - 3 - Sulaymān 3 1% - 3 - Yaʽqūb 3 1% - 3 - Hārūn 2 0,7 % - 2 - Ṣāliḥ 2 0,7 % - 2 - Yūsuf 2 0,7 % - 2 - Dāʼud 1 0,3 % - 2 - au IIIe 155 Isḥāq 15 1 0,3 % - 1 - Les noms théophores ne sont pas non plus très représentés. Encore une fois, il existe une exception pour ʽAbd Allāh. On constate aussi la faible variété des attributs divins rattachés au terme ʽabd. Tableau : les noms théophores 16 Ism Nombre d’occurrences Ier siècle IIe siècle IIIe siècle ʽAbd Allāh 22 7 13 2 ‘Abd al-Malik 4 2 2 - ʽAbd al-ʽAzīz 3 2 1 - ʽAbd al-Aʽlā 2 - 2 - ʽAbd al-Raḥmān 2 1 1 - ʽUbayd Allāh 2 - 2 - ʽAbd al-Ḥamīd 1 - 1 - ʽAbd al-Maǧīd 1 - 1 - ʽAbd al-Ṣamad 1 - 1 - ʽAbd al-Wāḥid 1 - 1 - On peut supposer que si les hommes des premiers siècles de l’Hégire étaient généralement islamisés, leur foi ne s’exprimait encore que peu à travers l’onomastique, comme si l’islam était encore l’affaire de peu de choses et qu’il n’était pas encore question d’user de titres honorifiques relatifs à la piété. La majorité des ism rencontrés, bien qu’ils apparaissent individuellement peu de fois, prouve que les références prévalant dans les régions où les graffitis ont été gravés étaient encore profondément arabes. Dans leur immense majorité, les ism rencontrés sont de très anciens noms arabes. Les kunya 17 Peu de kunya sont représentées dans le corpus. Seul Abū Bakr (qui ne figure pas dans le tableau ci-dessous) connaît un certain succès, mais probablement en tant que ism. La kunya Abū Bakr s’est en effet répandue en tant que ism en l’honneur du premier calife. La plupart des kunya mentionnées ici apparaissent en fait dans les nasab. On peut supposer qu’à cette époque, les kunya étaient plus volontiers utilisées à l’oral qu’à l’écrit. Cet élément onomastique relève en partie du titre honorifique et peut en même temps avoir pour fonction de ne pas nommer directement un individu, par respect du 156 tabou de l’identité. Or, dans le cas des graffitis, la question se pose de toute autre manière : le message inscrit étant bien souvent pieux ou du moins intime, l’emploi d’une formule honorifique serait dans ce cas quelque peu paradoxal. En outre, il ressort de manière nette une volonté de reconnaissance individuelle dans les graffitis : l’identité est plus affirmée que dissimulée. Enfin, au vu de la proportion de personnages d’origine servile dans le corpus, il eût été peu probable de trouver en quantité ces kunya, qui étaient dans l’islam des premiers siècles réservées aux musulmans arabes. Tableau : les kunya Kunya Abū Fayda Abû Yazîd Abû Muslim Abû al-Naṣr Abū Muḥammad Abū Ṣalāba Abū Salma Abū Ǧaʽfar Abū ʽAmrān (ʽUmrān) Abū Zaqīm Abū al-Marzam Les laqab et autres titres du corpus 18 Le terme mawlā fait partie des mots arabes recouvrant un grand nombre de significations. Dans les cas qui nous intéressent, il s’attache principalement à des affranchis et à des convertis à l’islam ; la complexité de la notion de mawlā réside dans la difficulté à les distinguer les uns des autres18. La racine sémitique wly possède une valeur sémantique de relation, voire de contiguïté. Dans la société tribale qui était celle des Arabes de la période étudiée, fortement déterminée par les nécessités liées au nomadisme, le rapport entre collectivité et proximité était hautement symbolique. S’allier avec autrui, c’était le faire bénéficier des privilèges de ceux dont on partageait le sang. Cette parenté, réelle ou symbolique, disposait d’un cadre pour s’exprimer et en même temps représenter une démarcation avec l’étranger19. 19 Notons la présence du titre Amīr al-mu’minīn20. Au cours des deux premiers siècles de l’islam, le titre de ḫalifat Allāh n’a été utilisé que par ‘Abd al-Malik, et uniquement sur des monnaies. Sur d’autres supports, ce dernier portait la titulature de « Commandeur 157 des croyants21 ». Demeure toutefois ouverte la question de la proclamation publique de l’islam, qui n’a pas laissé de trace archéologique, à l’inverse d’une pratique musulmane, qui elle est attestée. Cette absence de prédication voire de propagande était-elle souhaitée ou l’islam naissant n’en avait-il tout simplement pas les moyens 22 ? 20 On relève également le laqab al-faqīr ilā Allāh. Ce titre, vraisemblablement teinté de soufisme, n’est que peu répandu avant le VIe siècle de l’Hégire. Tableau : laqab et titres divers portés par les lapicides Laqab Occurrences Ier siècle IIe siècle IIIe siècle Mawlā 11 7 4 - al-ǧazār 1 - 1 - Amīr al-muʼminīn 2 2 - - mukattib 1 - 1 - Al-fatā 1 - 1 - al-faqīr ilā Allāh 1 - 1 - al-Šayḫ 1 - - 1 Ḥābab al-Kaʽba 1 - - 1 Walad al-Faḍīl 1 - - 1 Les nisba 21 Trente-sept personnages dans le corpus portent une nisba, cinq en portent deux et un seul en porte trois. Il semble donc que leur emploi était peu répandu par rapport au nombre de graffitis et de personnages qui y sont mentionnés. La plupart des nisba mentionnées dans les graffitis renvoient à une appartenance tribale. Nous présenterons succinctement les nisba les plus représentées dans le corpus. Tableau : les nisba Nisba Occurrences Ier siècle IIe siècle IIIe siècle al-ʽUmarī 6 - 6 - al-Salūlī 2 2 - - al-Anṣarī 2 - 2 - al-Aylī 2 - 2 - 158 al-Ṯaqafī 2 - 2 - al-Zubayrī 2 - - 2 al-Asadī 2 - 2 - al-Ašʽarī 1 1 - - al-Ahwāzī 1 - - 1 al-Aslamī 1 1 - - al-Hašimī 1 1 - - al-Makkī 1 1 - - al-Munabbihī 1 1 - - al-Awsī 1 - 1 - al-Damʽī 1 - 1 - al-Ǧuhanī 1 - 1 - al-Ǧunaydī 1 - 1 - al-Ǧundī 1 - 1 - al-Ḫaṯʽamī 1 - 1 - al-Kalbī 2 - 1 1 al-Madanī 1 - 1 - al-Malakī 1 - 1 - al-Marʽī 1 - 1 - al-Mazinī 1 - 1 - al-Murrī 1 - 1 - al-Salmī (al-Sulamī) 1 - 1 - al-Ṣaramī 1 - 1 - al-Sayrî 1 - 1 - al-ʽUǧayrī 1 - 1 - al-ʽUlaymī 1 - 1 - al-Yamāmī (al-Tamāmī) 1 - 1 - 159 Al-Ṯaʽlabî 1 1 - - al-Ġûlî 1 1 - - • al-ʽUmarī : Al-ʽUmarī est utilisé comme nisba pour les descendants d’un ʽUmar ; ce peut être principalement le calife ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb ou ʽUmar b. ʽAlī b. Abū Ṭālib, fils du quatrième calife23. • al-Salūlī : Cette nisba est celle des banū Salūl, tribu originaire des environs de Kūfa 24. • al-Anṣārī : Ce terme est utilisé pour désigner un descendant d’al-Anṣār. Les Anṣār étaient les compagnons médinois du prophète issus des awlād al-Aws et des awlād al-Ḫazraǧ 25. Leur appellation vient justement de leur alliance avec le prophète Muḥammad et leur acceptation de l’islam. C’est ce pacte qui fut à l’origine du départ des musulmans vers Yaṯrīb : l’Hégire. L’utilisation de cette nisba correspond ainsi à la revendication d’un passé prestigieux laissant supposer l’ascendance de compagnons du prophète. • al-Aylī : Nisba relative à la ville d’Ayla (aujourd’hui Eilat en Israël), située sur le golfe d’Aqaba. La ville semble avoir eu une grande renommée dans la période médiévale, les sources y faisant référence comme à une ville d’où sortirent de très nombreux savants et personnages distingués26. • al-Ṯaqafī : Cette nisba est attestée dans deux graffitis du IIe siècle. Il en existe des mentions très anciennes. Cette nisba tribale tire son nom de Ṯaqīf, ancêtre éponyme des membres de la tribu. Le berceau du groupe serait Ṭā’if, selon Samʽānī27. La tribu avait pour cadre géographique la région située entre Ṭā’if et La Mecque28. • al-Zubayrī : L’appellation al-Zubayrī fait référence à al-Zubayr b. ʽAwām, cousin et compagnon du prophète. De nombreux personnages parmi lesquels des savants et auteurs célèbres sont connus sous cette nisba, qui fut très vite adoptée par les descendants d’alZubayr b. ʽAwām29. On retiendra à ce titre Abū ʽabd Allāh b. Muṣʽab al-Zubayrī, auteur du Kitāb nasāb Qurayš30. Noms collectifs Appartenance tribale 22 La tribu arabe (qabīla) est un modèle d’organisation sociale fondée sur la superposition de valeurs essentielles dans les sociétés arabophones : l’ascendance (nasab), qui a pour fonction de distinguer les individus et les groupes qu’ils composent selon leur généalogie ; et le principe de solidarité (ʽaṣabiyya) qui unit les personnes revendiquant une même ascendance. La tribu consiste, selon ce système, en un ensemble de parents agnatiques (awlād al-ʽamm) agissant à l’image d’une personne collective pour des objectifs y compris particuliers31. La place des tribus dans l’organisation de la société islamique dans les premiers siècles est difficile à déterminer. On peut considérer les tribus à partir de la période omeyyade comme des groupes ayant une fonction plus militaire que véritablement sociale32. Ce changement de statut de la tribu serait en fait lié à une évolution de la ʽaṣabiyya. La tribu, conservant son rôle unificateur, permettant la fusion des ascendances, aurait connu une mutation du rôle qui lui était assigné. Ce ne sont plus les intérêts d’un groupe qui étaient en vue mais la défense de liens unissant la tribu au pouvoir ou à ses dépendants via des relations de clientélisme inédites jusqu’à l’avènement du califat33. Le pouvoir califal omeyyade avait mis en place des politiques 160 visant à s’assurer le contrôle des groupes tribaux qui constituaient une menace potentielle tout autant qu’un appui. Le fait que des individus aient pu conserver des références sociales et culturelles de la tribu tout en ayant abandonné le mode de vie qui y était lié prouve l’importance de l’identité tribale dans la construction de la société arabo-musulmane. Cette question rejoint pleinement celle de la définition de l’arabité par rapport à l’islamité. 23 L’étude des graffitis nous offre des renseignements sur plusieurs groupes tribaux. La répartition géographique des graffitis ne coïncide toutefois pas forcément avec les régions d’établissement de ces différents groupes. En effet, nous l’avons dit, bon nombre de ces textes ont été gravés le long de voies de passage. Il est peu probable qu’ils aient pour la plupart d’entre eux constitué un point d’établissement stable et durable. Au sein du corpus étudié, la plupart des appartenances tribales sont exprimées par l’emploi de la nisba correspondante. Cet emploi s’effectue dans le cadre de la filiation, la nisba pouvant être utilisée pour l’affirmer. Nous retrouvons dans le corpus des personnages portant plusieurs nisba. Il est frappant de constater qu’elles sont toutes de type tribal. En effet, au cours de périodes plus tardives, l’emploi de plusieurs nisba permettait de donner des informations variées sur le personnage : origine tribale, géographique, appartenance à un courant religieux par exemple. On rejoint ici la question de la filiation symbolique. Mais, dans le cas présent, plusieurs appartenances tribales semblent se superposer. C’est précisément qu’au travers d’alliances ou d’autres types de mises en relation, l’individu se voyait affilié à un groupe autre que celui auquel il appartenait alors. Certaines alliances conduisaient à l’attachement d’un groupe à une ascendance autre que la sienne. Ce type d’alliance entraînait un bénéfice mutuel de l’héritage et des obligations de solidarité. C’est en particulier l’obligation d’agir dans le cadre de la vengeance personnelle et de la réparation du prix du sang qui semble avoir été déterminante dans les temps anciens. La plupart du temps, les nouveaux alliés s’intégraient à leur groupe d’attache en allant vivre avec eux et même en ajoutant la nisba de leur « hôtes » à la leur. Le prophète Muḥammad est rapporté avoir défini les cadres d’une alliance lors de sa rencontre avec les habitants de Médine avant l’Hégire : « Nous sommes égaux dans le sang et la vengeance » et « nous sommes en paix avec ceux qui nous font la paix, et nous sommes en guerre contre ceux qui nous la font 34 ». Groupes divers 24 On retrouve, dans les graffitis étudiés, une prière en faveur des ahl al-Bayt c’est-à-dire des “membres de la Maison du prophète”35. Ces inscriptions sont datables, pour la première, des Ier-IIe siècles et, pour la seconde, des IIe-IIIe siècles. De cette époque, il existe déjà des mentions de culte prophétique. Plus encore, les tendances partisanes de la famille du prophète pour l’hégémonie politico-religieuse sont diverses et bien implantées dans plusieurs régions sous les règnes omeyyades puis abbassides. En outre, ces tendances alides de l’islam sont souvent étroitement liées à certains groupes tribaux ; ces relations participaient grandement de la diffusion et surtout de la persistance de ces théories36. 25 On remarquera encore les références faites à des peuples disparus, jouant un rôle dans le Coran. Parmi eux : les Ṯamūd37 appelés ailleurs les Aṣḥāb al-Ḥiǧr38. Ces peuples sont cités comme des contre-références, des exemples à ne pas suivre et dont le souvenir doit être un avertissement pour les hommes. Ces récits ont connu un succès évident 161 dans la période des débuts de l’islam, au sein des populations arabes qui s’identifiaient pleinement aux protagonistes39. 26 L’ordre généalogique dépasse la société dans laquelle il s’inscrit et justifie une vision globale de l’histoire, qui repose sur la connaissance des généalogies, régissant les différences entre les peuples40. Cette vision se retrouve dans des représentations religieuses comme celles qui entourent la famille du prophète, mais aussi politiques, par exemple dans la légitimation des différentes dynasties. Conclusion 27 Au sein de ce vaste corpus, peu de noms apparaissent de manière récurrente. Le couple ʽAbd Allāh/Muḥammad apparaît loin devant. Ce groupe de tête est suivi par deux noms de prophètes, Ayyūb et Ibrāhīm, et le par nom ʽUmar. Les noms (ism) proprement islamiques tels que ʿAbd Allah coexistent longtemps avec d’autres sans teinte religieuse particulière tel que Yazīd ou Saʿīd. Dans certains sites, la rareté du prénom Muḥammad et de ses dérivés est suffisamment importante pour susciter des interrogations : ce cas est révélateur du caractère symbolique que revêtait alors le nom, possédant toujours un aspect sacré. Dans le même sens, le choix d’employer, ou pas, une nisba pour se qualifier révèle sous quelle identité l’auteur souhaitait voir son message perdurer. Enfin, l’emploi du titre de mawlā, très répandu, participe également d’une affirmation d’un statut social particulier. Ces différentes facettes de la titulature des auteurs de ces graffitis nous permettent de mieux appréhender une autre voie ouverte par l’analyse onomastique de ces sources : un intérêt prosopographique certain ressort de ces textes. Répartis dans plusieurs régions prépondérantes de l’espace islamique, et plus encore en position intermédiaire entre elles, les graffitis nous permettent de localiser avec précision le passage d’un grand nombre d’individus, mais aussi de groupes tribaux grâce à leur titulature. L’identité est exprimée selon deux modes distincts. Le premier réside dans l’expression de la filiation par le nasab. C’est en fait la possession d’une filiation, quelle qu’elle soit, qui semble être l’enjeu de cet aspect onomastique. Dans ce sens, un rapprochement peut être opéré avec l’autre terme qui apparaît fréquemment pour spécifier l’identité de l’auteur : mawlā. Sans pour autant être un équivalent d’un ibn, le mawlā semble revêtir une fonction proche de ce dernier en ce sens qu’il permet à son détenteur de s’inscrire dans une filiation, ici fictive ou du moins construite. En tant qu’élément fondamental de l’identité des premiers musulmans, la filiation ne pouvait être réduite à la filiation par le sang. On retrouve ici le principe de dépendance propre à la verticalité de la société des débuts de l’islam. La relation qui unissait le mawlā et son walī est réciproque mais construite sur un schéma de dépendance inégalitaire. Par la protection dont il bénéficiait de la part du patron, le mawlā se voyait individualisé et doté d’un statut clair, marqueur de sa place dans la société. Cette relation de dépendance se retrouve également dans diverses mentions de Dieu. Allāh est le walī, sous la protection duquel les croyants se placent41. Cette appellation coranique évoque l’idée de protection et d’alliance présente dans les graffitis. 162 BIBLIOGRAPHIE BENKHEIRA Mohammed Hocine, 2013, « Onomastique et religion : à propos d’une réforme du nom propre au cours des premiers siècles de l’islam », in : MÜLLER Christian et ROILAND-ROUABAH Muriel (dir.), Les non-dits du nom : onomastique et documents en terre d’Islam, Damas/Beyrouth, IFPO. BONTE Pierre, CONTE Édouard et al., 1991, Al-Ansāb : la quête des origines, anthropologie historique de la société tribale arabe, Paris, Maison des sciences de l’Homme. CHABBI Jacqueline, 1997, Le seigneur des tribus : l’islam de Mahomet, Paris, Noesis. CRONE Patricia, 1980, Slaves on Horses: the Evolution of Islamic Polity, Cambridge, University Press. Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Leyde/Paris, Brill/Maisonneuve & Larose, 1960-2009. 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ANNEXES Annexe : Tableau récapitulatif de tous les ism du corpus (début) Ism Occurrences Ism Occurrences Ism Occurrences ʽAbbās 3 Anas 1 Ḥāzim 1 ʽAbd al-Aʽlā 1 Aqdaf 1 Hilāl 2 ʽAbd al-ʽAlāʼ 1 ʽArāyina 1 Hind 1 ʽAbd al-ʽAzīz 5 Ašʽaṯ 1 Hišām 1 ʽAbd al-Ḥamīd 1 ʽÂṣim 3 Ḥiṣār 1 ʽAbd Allāh 40 Asmāʼ 1 Hubayra 1 ʽAbd al-Maǧīd 1 Aswad 1 Ḥudayfa 1 ʽAbd al-Malik 7 ʽAṭāʼ 1 Ḥuḏayfa 1 164 ʽAbd al-Raḥ 1 (+ 1 al-Ḥ 14 ʽAtika 1 Ḥusayn ʽAbd al-Raʼūf 1 ʽAṭiya 1 Ibrāhīm 13 ʽAbd al-Salām 1 Aws 1 ʽImāra (ʽAmmāra) 1 ʽAbd al-Ṣamad 1 Ayyūb 10 Imruʼ al-Qays 2 ʽAbd al-Ṯaqafī 1 Azhar 1 ʽĪsā 1 ʽAbd al-Wāḥid 3 Bādī 1 Isḥāq 1 ʽAbsa 1 Bādiyās (?) 1 Ismāʽīl 5 Ādam 1 Bakr 4 (3 Abū Karrak Bakr) arrād) ʽAddī 3 (+ 1 al-ʽAddī Bašīr 1 Kaṯīr 2 Aḥmad 4 Baššār 1 Kaṯra 1 ʽAlā 2 Bišr 3 Kiʽbār 1 al-ʽAddī 1 (+ 3 ʽAddī) Bukra 1 Kināna 2 al-ʽAǧǧāǧ 1 Dāwūd 2 Kutayba 1 al-ʽĀṣ 3 Ḏayb 1 Kuṯayyir 1 (+ 2 Kaṯīr) al-Badr 1 Dayrām 1 Labīb 1 al-Balaq 1 Ḏuʼayb 2 Maʽbad 2 al-Faḍīl 1 Ḏurr (Darr) 1 Maḥǧan 3 al-Faḍl 1 Faḍl 1 Mālik 1 al-Ġayṯ 1 Faḍla 1 Manṣūr 1 al-Ḥakam 1 Falīḥ 1 Maryam 1 al-Ḥakīm 2 Fuḍayl 1 Marzūq 2 al-Ḥāriṯ 3 Furwa 1 Maslama 1 al-Hašīš 1 Ǧābir 1 Masʽūd 2 al-Ḫaṭṭāb 1 Ǧaʽfar 7 Maymūn 1 al-Ḥusayn 1 (+ 1 Ḥusayn) 1 Maysara 1 mān ) Ǧamīl umayl) (Ǧ usayn) (Ṭirād/ Ṭ 1 165 ʽAlī 9 Ǧamīla 1 Mayyād 1 ʽAlī 8 Ǧināḥ 2 Miḫbaṭ 1 ʽĀliya 3 Ḥabbāb 1 Muʽān 1 al-Masīs 1 Ḥabīb 6 Muʽāwiyya 1 al-Muḍārib 1 Ḥadiya 1 Mufaḍḍal 1 al-Muġīra 3 Ḥaḍrama 3 Muḫallad 2 al-Muḫawwal 2 Ḥafṣ 10 Muḥammad 32 al-Munḏir 1 Ḥaǧar 2 Muḥaymīd 1 al-Qāsim 2 Ḥaǧǧ 1 Muntaṣir 1 al-Rabīʽ 1 Ḥakīm 3 Mūsā 5 al-Sammān 1 Ḫālid 10 Muṣʽab 1 al-Walīd 8 1 Muslim 1 al-Zubayr 1 Ḥāmil 1 Nabīl 1 ʽAmāra 3 Ḥamza 3 Nāfiʽ 5 ʽĀmir 2 Hārūn 4 Nahār 1 ʽAmmar 2 Ḥasan 6 Naḫīl (Nuḫayl) 1 ʽAmr 6 Ḥātim 1 Naṣla 1 ʽAmra (ʽUmra) 1 Qardam 1 Ḥamad (Ḥ amd) Tableau récapitulatif de tous les ism du corpus (fin) Ism Occurrences Ism Occurrences Rabāḥ 3 Wadʽa 1 Rabīʽ 1 Wahran 2 Rabīʽa 2 Wiṣāǧ 1 Rabʽiyya 1 Yaḥmar 1 Râfiʽ 1 Yaḥyā 5 Rāšid 1 Yaʽlā 1 166 Rasīm 1 Yaʽqūb 4 Razīq (Ruzayq) 1 Yazīd 12 Ribāḥ 1 Yūsuf 2 Rumʽa (Ramʽa) 1 Zakariyā 1 Šabīb 1 Zayd 10 Saʽd 2 Ziyād 10 Ṣāġir 1 Zuhayr 2 Ṣahīl 1 Sahl 1 Ṣaḫr 1 Saʽīd 12 Sāʼil 1 Salām 1 Salāma 1 Ṣāliḥ 2 Salim 1 Sālim 6 Salma 3 Salmān 1 Samāʽa 3 Samra 1 Šayba 2 Šuʽayb 3 Ṣubḥ 1 Sufyān 3 Šuǧāʽ 2 Ṣuhayb 1 167 Suhayl 1 Sulaymān 5 Ṣulḥ (Ṣaliḥ) 1 Suwayd 1 Ṯābit 1 Tamīm 4 Ṭawq 2 ʽUbayd 2 ʽUbayd Allāh 4 ʽUfayr 1 ʽUlāṯa (ʽAllāna) 1 ʽUmar 19 ʽUmayr 2 Umayya 1 ʽUmrān 1 ʽUrwa 1 ʽUṯmān 7 ʽUwayḍ 1 NOTES 1. MALTI 1981, p. 51-53. 2. IMBERT 2011, t. I. 3. KILĀBĪ (al-) 2010 ; id., 2009 ; RĀŠID 2000 ; RĀŠID 1993. 4. http://alsahra.org/?page_id=290 5. HUMBERT 1982-1984, p. 79. 6. LARCHER 2013, p. 314. 7. SCARABEL 1981, p. 89. 8. MANGANO 1985-1987, p. 105-106. 9. SAMʿĀNĪ (al-), s. d. 10. 49, 9. 168 11. Encyclopédie de l’Islam, s.v. Lakab. 12. Cette école se caractérise par une approche critique des sources, la prise en compte de la littérature non arabe contemporaine de l’objet d’étude et, surtout, l’utilisation du matériel archéologique, épigraphique et numismatique. Selon les auteurs révisionnistes, les sources archéologiques, épigraphiques et numismatiques ne confirment pas les thèses traditionnelles sur l’histoire de l’émergence de l’islam et de l’État arabe. Les sources et les recherches qui en procèdent laissent au contraire entrevoir un tout autre tableau de l’histoire du VIIe siècle. Les preuves archéologiques, surtout celles qui ne sont pas arabes, devraient, pour les représentants de cette école, corroborer les informations fournies par les sources traditionnelles ; cela n’étant pas le cas, il convient selon eux de considérer cette lacune comme un argumentum e silentio. Parmi les tenants les plus célèbres de cette méthode, citons John E. Wansbrough, Patricia Crone ou encore Yehuda Nevo. 13. LUXENBERG 2010, p. 125-152. 14. BENKHEIRA 2013, p. 328. 15. POPP 2010, p. 52 ; LUXENBERG 2010, p. 131-132. 16. Ici il n’est question que des graffiteurs. 17. L’aspect performatif du langage dans le contexte proto-islamique se manifeste sous plusieurs aspects. Le principe même de l’écriture de graffitis en est un. 18. LANDAU-TASSERON 2005, p. 25-28 ; PIPES 2004, p. 277. 19. CHABBI 1997, p. 54. 20. JOHNS 2003, p. 424. 21. HOYLAND 2006, p. 404. 22. Ibid., p. 397. 23. SAMʿĀNĪ (al-) s. d., p. 239-241. 24. Ibid., p. 282 ; KAHHALA 1997, p. 539-540. 25. SAMʿĀNĪ (al-) s. d., p. 219. 26. Ibid., p. 237-238. 27. Ibid., p. 508-509. 28. KAHHALA 1997, p. 147. 29. SAMʿĀNĪ (al-) s. d., p. 136. 30. Ibid. ; ZUBAYRĪ (al-) 1953. « Muṣʿab b. ʿAbd Allāh b. Muṣʿab b. T̲h̲ābit b. ʿAbd Allāh b. al-Zubayr b. al-ʿawwām al- Zubayrī », Encyclopédie de l’Islam. 31. BONTE et al. 1991, p. 15. 32. CRONE 1980, p. 42-45. 33. ULRICH 2008, p. 253-254. 34. LANDAU-TASSERON 2005, p. 25. 35. IMBERT 2011, p. 28, 39-40, n° A45, A60 ; GROHMANN 1971, p. 134, Z 225 ; http:// www.mekshat.com/vb/showthread.php?t=26890 36. LANDAU-TASSERON 2005, p. 19-20. 37. IMBERT 2011, p. 108-109, n° A176. 38. Ibid., p. 99-100, n° A164. 169 39. PRÉMARE 1988, p. 11-21. 40. BONTE et al. 1991, p. 16. 41. Cor. II, 107, 120, 257 ; III, 68 ; XIII, 37. AUTEUR LUDWIG RUAULT Université d’Aix-Marseille 170 Noms de lieux, noms de personnes dans les chartes lombardes Daniela Fruscione 1 Dans une charta venditionis lombarde de l’année 788, alors que Charlemagne était dejà rex Francorum et Langobardorum, on peut lire qu’un certain Aruchis, fils d’Auselmo, vendit curtem meam sundrialem, quam abeo in loco Ruchi1. À première vue, il s’agit de l’un des nombreux actes privés écrits en Italie entre le VIIe et le VIIIe siècle afin de documenter une transaction juridique2, mais si l’on regarde mieux, on voit que cette charte présente une caractéristique très rare : dans ce document tardif, le nom du lieu (Ruchi) et le nom de la personne (Aruchis) sont identiques, la voyelle a étant tombée par aphérèse3. 2 Dans un article de 1981 sur la méthodologie de la recherche des noms de lieux, Gianbattista Pellegrini s’interroge sur les mécanismes de formation des toponymes. Il paraît vraisemblable (mais en aucun cas assuré) que ces noms font référence au nom des premiers occupants, ou bien à un nom qui s’est transmis de génération en génération au sein d’une famille, comme cela était fréquent dans les familles germaniques4. Cela peut être une auto-désignation ou bien une désignation provenant de personnes extérieures5. 3 Le texte de la charte offre une explication directe de ce toponyme par l’association entre le nom du lieu (Ruchi) et celui du vendeur (Aruchis) 6. On peut penser que, dans la famille du vendeur, le nom (A)ruchis était fréquent. Nous apprenons dans la charte que le père d’Aruchis s’appelait Auselmo. Ici, les noms du père et du fils sont reliés par l’allitération, ce qui pourrait confirmer l’origine lombarde de la famille 7. Dans cet acte privé, à l’exception de Johannes, l’évêque de Lucques, qui achète la propriété, la plupart des protagonistes portent un nom germanique, qu’il s’agisse du vendeur, du notaire (Gumpertus) ou des témoins (Rachiprandus, Ghisprandus , Ghisolfi ). Dans le nom des témoins, l’on observe une répétition des thèmes ghis- et -prand ; ce procédé, représentatif d’une pratique anthroponymique typiquement germanique, peut suggérer qu’il s’agit des membres d’une même famille8. 171 Noms de personnes et identité ethnique 4 Les sources notariées, en raison de leur nature, ne permettent pas toujours de savoir si les noms de personne sont réellement des marqueurs de l’identité ethnique 9. En effet, même ici, malgré les indices attestant d’un environnement lombard, il n’existe aucune information historique permettant d’affirmer avec certitude l’origine lombarde des porteurs de chacun de ces noms. Les indications prosopographiques qui accompagnent le matériel onomastique dans les chartes ne sont pas toujours suffisantes pour déterminer l’identité ethnique, à l’exception des documents qui précisent à quelle « loi » ressortissent les personnages intervenant dans l’acte 10. La question posée par Monique Bourin et Pascal Chareille reste ainsi en partie ouverte : « Quel type de nom transmet à ses enfants et plus largement à ses descendants un homme, une femme, un couple venus d’ailleurs ? Fidélité à ses origines ou acculturation aux pratiques locales ? La question n’est pas nouvelle11 ». 5 Dans les chartes italiennes du Moyen Âge, les noms germaniques correspondent à l’identité ethnique dans la première phase de l’occupation lombarde, et chez les hauts fonctionnaires lombards12. Pour autant, le nom n’est pas toujours un marqueur assuré de l’identité ethnique. L’importance exceptionnelle du nom pour la position sociale et le rapprochement progressif des élites lombarde et romaine en compliquent l’interprétation et ne permettent pas d’être certain de l’origine des porteurs d’un nom13. 6 L’attribution d’un nom et son utilisation ont été des instruments de positionnement social, et l’on peut considérer l’adaptation de la classe sénatoriale latine aux usages des élites germaniques comme une tentative de préserver sa propre position élevée. L’histoire personnelle du riche propriétaire de Pavie Senator offre plusieurs exemples de stratégies dénominatives et matrimoniales14. À la fin du VIIe siècle, ce personnage avait des relations étroites avec la cour royale lombarde15 ; l’on remarque qu’il avait épousé une Theodelinda et appelé sa fille unique Sinelinda 16. Dans les couches sociales intermédiaires, l’acculturation et, pourrait-on dire, jusqu’à la mode, ont joué un rôle, et cela, dans les deux composantes ethniques de la population. 7 L’intérêt historique des noms de personnes figurant dans les chartes italiennes ne se limite toutefois pas à l’opportunité qu’ils nous donnent de déterminer l’appartenance ethnique des porteurs : les noms lombards contiennent d’autres informations et des indications sur d’autres formes d’identité17. Les noms lombards et les actes privés 8 En raison de leur contenu spécifique, les noms de lieux et de personnes contenus dans les actes privés jouent un rôle très important dans la recherche historique. Les actes privés originaux18, qui ne sont pas transmis par des copies, entretiennent un lien particulièrement étroit avec le lieu où ils ont été dressés, qui est presque toujours documenté19. Le lieu d’origine est officiellement documenté par la datatio topica, mais des informations de même nature figurent aussi dans le texte (dans la narratio) à côté du nom des intervenants (on est hauitator in civitate Pisa, ou de vico Timpaniano). Ces éléments sont riches d’informations sur le thème des identités locales au début du Moyen Âge20, dont une partie fondamentale est la phonologie des noms de personnes et 172 de lieux contenus dans les chartae. Le projet Goti e Longobardi a Chiusi, par exemple, a montré que les chartes ont un caractère local particulier qu’expriment non seulement leur contenu, mais aussi la langue21. 9 La dimension locale des actes notariés s’incarne notamment dans les noms de personnes germaniques qu’il contient22. Le nom Teudilascius (*theudho- + *laika-z), par exemple, est typique d’une origine toscane : c’est le nom de l’évêque de Luni dans une charte de 86723. Un Teudilasci apparaît également à Sienne (730) 24 et à Fucecchio (772)25. Le nom toscan Teudilascius correspond au type Teudelasius dans le centre-sud de l’Italie (environs de Spolète et de Rieti) et au type Teudelais à Plaisance, en Italie du Nord 26. Le même nom prend une forme spécifique dans les différentes parties de l’Italie 27. Le développement du phonème lombard /ç/, qui n’était pas connu dans le système phonétique italien, est précisément l’une des caractéristiques régionales de l’anthroponymie lombarde28. 10 Les chartes nous renseignent également sur le processus de transmission des noms de personnes : elles sont une forme de mémoire, qui n’intéresse pas seulement les élites – rois ou hauts fonctionnaires29. À côté des couches sociales qui ont besoin d’une mémoire institutionnalisée, on y trouve aussi les noms d’individus des classes intermédiaires, qui figurent comme petits propriétaires, et même ceux des couches les plus basses, qui font l’objet des transactions30. De plus, les chartes mentionnent souvent, à côté des noms, la fonction, l’activité, le statut social ou juridique des personnes (on est alors uestorarius, monetario, honesta femina, isculdais, aldio ou bien liber homo) ; cela nous donne des informations encore plus précises sur les relations entre classe sociale et anthroponymie31. 11 Enfin, l’importance particulière des documents notariés pour l’étude historique des noms de personne réside dans leur qualité de « chartes de famille ». Il est fréquent que les protagonistes des chartes se reconnaissent comme Goderisius, filius Erfoni, ou bien Gunthelmus, filius Aufridi. Les actes privés appartiennent à un système de mémoire typique de la culture écrite : ils correspondent à un besoin individuel et social de sécurité et de continuité, qui est projeté dans les générations à venir 32. Le mot qui apparaît de manière obsessionnelle dans les cartae est celui de stabilitas. L’expression carte di famiglia, désignant les actes privés, provient d’un beau livre de Massimo Gasparri et Cristina La Rocca33. Ces documents nous permettent de tirer des conclusions sur les stratégies de mariage et de succession, mais surtout, dans le cas présent, de comprendre les comportements anthroponymiques d’une famille. Ils permettent d’identifier les règles de transmission des noms et les relations sémantiques et phonologiques entre ces noms. Noms et identité dans la famille de Peredeo 12 Histoire locale et généalogie s’entrecroisent dans les chartes notariées de la famille d’un évêque qui, au moment délicat de la transmission du pouvoir des Lombards aux Francs, a montré toute sa puissance dans la ville de Lucques : Peredeo, évêque de 755 à 77934. Les actes privés de Peredeo et de sa famille, au nombre de quatre-vingt-six, forment une excellente source pour l’étude des relations politiques, sociales et généalogiques au niveau régional. Peredeo était membre de l’une des familles les plus puissantes et les plus riches de la ville. Selon une charta dotis de l’an 720, son père, Pertuald, marié à Sunderada, avait donné à l’église de S. Michele Arcangelo de 173 nombreux biens35. Dans la même charte, Pertuald était appelé non seulement vir devotus, mais aussi vir magnificus, un titre que l’on ne donnait qu’à ceux qui étaient proches de la cour royale lombarde36. 13 La généalogie de la famille montre, d’un point de vue sémantique, des formes de variation et de répétition, et d’un point de vue phonique, des formes d’allitération héritées de la tradition germanique37. Elle montre la présence d’éléments germaniques du côté maternel et du côté paternel : Sunder (* sun∂ra) et Perth (* Bertha) ; Pertuald (père), Sundipert (frère) et Pertuald, petit-fils de Sundipert. 14 Il faut ici mentionner un aspect particulier de la sémantique et de la phonétique du nom Peredeo/us. Dans le nom Peredeo, il n’y a pas de répétition sémantique. En effet, le nom ne contient pas l’élément *bertha, mais l’élément phonétiquement similaire *bera (+ thewa)38. C’est plutôt la phonétique (allitération) qui joue ici un rôle important. 15 Dans la généalogie de la famille de Peredeus, la flexibilité par rapport aux traditions émerge au cours du VIIIe siècle. Comportant l’un et l’autre la sourde bilabiale (plosive) / p/, Petrus et Petroni sont des noms de même sonorité qui, d’un point de vue étymologique, n’ont aucune connotation germanique, mais plutôt latino-ecclésiastique. L’oncle de Peredeo, Petrus, était également appelé Petroni, et son fils, le cousin de Peredeo, literatus, auteur de chartes montrant la puissance de sa famille (charta dotis, 720), s’appelait également Petrus. L’attrait de cette famille pour l’Église se trouve même dans ses « chromosomes » onomastiques. L’identité phonétique de cette généalogie a aussi été maintenue par des noms qui n’étaient pas lombards. 16 Ainsi, les pratiques anthroponymiques observables dans la famille de Peredeo dénotent, au début, une forme d’identification à un groupe ethnique. Mais l’utilisation flexible et pragmatique de cette tradition à partir du VIIIe siècle montre plutôt des signes de confiance et d’identification au sein d’une famille et d’une couche sociale et politique 39. Cette forme anthroponymique du lien entre générations et parents donne une « illusion de continuité ». Dans la famille de Peredeo, cette continuité n’est pas seulement une illusion. Elle correspond à la permanence des possessions et des fonctions publiques de cette grande famille de Lucques. 17 Cette famille aristocratique lombarde trouve sagement sa vocation dans l’Église et peut garder, à l’époque franque, la propriété de ses droits et de ses fonctions et gagner de nouveaux honneurs. Les membres de la famille de Peredeus construisent des églises ou leur font des donations, s’appellent Petrus, sont évêques. Cela ne se limite pas à notre Peredeo ; plusieurs générations après lui, un autre Peredeus aura un fils, Teudilascius, que nous avons déjà rencontré : en 867, il est évêque de Luni, dans une zone géographique où cette famille avait des possessions depuis des générations 40. 18 L’on peut ainsi affirmer que les anthroponymes des chartes, en particulier les noms des protagonistes et des notaires, participent de l’obsession de continuité typique des documents notariés du haut Moyen Âge et correspondent eux-mêmes à cette nécessité individuelle et sociale de continuité. 174 BIBLIOGRAPHIE ARCAMONE Maria Giovanna, 1997, « Die langobardischen Personennamen in Italien : nomen et gens aus der Sicht der linguistischen Analyse », in : Nomen et gens. Zur historischen Aussagekraft frühmittelalterlichen Personennamen, Berlin/New York, De Gruyter, p. 157-175. 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FRUSCIONE 2014, p. 80. 40. SCHWARZMAIER 1972, p. 78-85. AUTEUR DANIELA FRUSCIONE Université de Francfort-sur-le-Main (Allemagne) 178 Les inscriptions funéraires Source ou observatoire des pratiques anthroponymiques médiévales ? Cécile Treffort 1 Il est heureux que le colloque dont les actes sont ici réunis ait offert l’occasion d’attirer l’attention des lecteurs sur un domaine singulièrement délaissé de la recherche française en matière d’anthroponymie du Moyen Âge, à savoir le matériau épigraphique. Le point d’interrogation qui clôt le titre du présent article est d’ailleurs significatif de l’avancée de la réflexion en la matière, qui rend presque impossible l’établissement d’une synthèse. D’une part, si les inscriptions représentent un matériau de choix pour les antiquisants, qui y puisent une grande partie de leurs informations en matière anthroponymique et prosopographique1, il n’existe que de très rares travaux de ce genre pour le Moyen Âge, souvent limités à des articles ponctuels consacrés surtout aux périodes les plus hautes (antérieures à l’époque carolingienne). Bien sûr, quand un historien dispose de quelque belle inscription lui apportant – essentiellement pour les derniers siècles du Moyen Âge – des éléments biographiques, il n’hésite pas à s’en servir, et c’est heureux. Cependant, on ne dispose d’aucune étude systématique consacrée, non à un individu ou un lignage, mais aux systèmes ou aux pratiques anthroponymiques en tant que tels d’après les inscriptions2. 2 Ce constat révèle deux états de fait. Le premier réside dans la difficulté d’établir, du moins pour la France, un corpus de travail fiable, bien daté, permettant une analyse systématique et une esquisse d’évolution des pratiques3. Pour l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, le Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule [RICG] ne compte que trois volumes, et l’entreprise attend pour l’instant une nouvelle impulsion. Pour la période comprise entre la « Renaissance carolingienne » et le XIIIe siècle, le Corpus des inscriptions de la France médiévale [ CIFM], produit à Poitiers, est en cours, et il reste environ un tiers encore du territoire national à couvrir. Enfin, pour les XIVe-XVe siècles, bien que le travail d’inventaire bibliographique (estimé à 25 000 fiches) soit également réalisé par l’équipe poitevine depuis plus de quarante ans, aucune entreprise éditoriale générale n’est pour l’instant envisageable faute de moyens. Le deuxième état de fait est la quasi-absence de données biographiques dans les inscriptions antérieures aux XIIIeXIVe siècles, qui peuvent donc difficilement rivaliser sur ce plan avec les sources manuscrites contemporaines. 179 3 Cependant, tous ceux qui se sont penchés sur un type particulier de sources (polyptyques, gesta ou nécrologes par exemple) savent bien que le croisement des sources est utile, voire parfois indispensable pour appréhender de manière satisfaisante une question donnée ; en l’occurrence, la fonction ou l’usage de chaque document contraint fortement le mode d’énonciation des noms de personne, de leur parenté, de leur fonction, de leur statut social. Intégrer la source épigraphique dans la liste de celles disponibles pour une telle étude, ne serait-ce qu’à titre comparatif, paraît d’autant plus légitime que l’inscription, par sa nature particulière, joue un rôle fondamental dans le domaine de la communication4. Inscrire son nom sur le mur d’un édifice ou sur un objet relève ainsi de l’exposition « publique » de son identité, dont les enjeux, différents d’une énonciation orale ou d’une écriture dans un registre, peuvent être multiples quand les inscriptions portées sur de petits objets, notamment de parure, relèvent d’autres registres par leur nature presque intime. 4 Admettre, par principe, la légitimité de l’usage du matériau épigraphique dans les études anthroponymiques n’est d’ailleurs que le premier pas dans une réflexion plus globale sur les apports, mais également les dangers et les limites d’une telle approche, dont le champ d’application s’avère immense. En effet, outre les inscriptions funéraires (tumulaires ou obituaires) auxquelles on pense naturellement, bien d’autres documents épigraphiques intègrent des noms de personne : signatures d’artistes ou de commanditaires, chartes lapidaires, commémorations d’événements en tout genre, etc. Si on ajoute à cela l’amplitude chronologique du Moyen Âge et son évolution continue, dans tous les domaines, sur un millénaire, un immense travail reste à faire. La présentation qui suit se limitera donc volontairement à la documentation funéraire, intégrant en premier lieu un tour d’horizon général du genre biographique puis une approche un peu plus précise de la période centrale (IXe-XIIIe siècles) pour aborder tour à tour les évolutions culturelles et sociales de la période, puis les contraintes inhérentes au genre épigraphique pouvant peser sur les usages anthroponymiques. Petite histoire de la biographie épigraphique 5 Du Ve siècle (en transition avec l’Antiquité) au XVe siècle (qui ouvre vers la Renaissance et l’époque moderne), l’inscription funéraire, qu’elle soit « épitaphe » placée sur la tombe ou plaque obituaire dédiée à la mémoire du défunt, peut – ou non – décliner la biographie de l’individu. Observer ses évolutions historiques permet de mesurer sa place dans l’écriture de l’histoire, sous ses aspects les plus variés. L’article de Robert Favreau intitulé « Épitaphes et biographie : de l’éloge religieux à la glorification de l’état social », publié à León en 20105, résume parfaitement la tendance générale du genre, qui passe de notices assez brèves et/ou stéréotypées à de véritables curriculum vitae à la fin du Moyen Âge. Les principales étapes peuvent en être dessinées à l’aide de quelques exemples significatifs. 6 En ce qui concerne les inscriptions « chrétiennes » (tardo-antiques et alto-médiévales), le texte est souvent bref, portant le nom du défunt, parfois son âge, rarement une indication de parenté ou de statut social (sans doute plus systématique pour les clercs que pour les laïcs), parfois un court éloge. La pratique anthroponymique suit bien évidemment l’évolution générale de la période, marquée par l’abandon du système des tria nomina et la généralisation du nom unique, ainsi que par la diffusion d’une onomastique germanique qui concurrence puis tend à remplacer, dans des proportions 180 variables selon les régions, les traditions gallo-romaines. Pour cette période, nous disposons heureusement du précieux recueil de Marie-Thérèse Morlet 6 qui, s’il n’intègre pas de données épigraphiques, fournit toutefois un cadre précieux d’analyse. On ne peut que souhaiter que se multiplient les études du type que proposent, région par région, les introductions du RICG, ou l’article de W. Haubrichs sur les inscriptions poitevines7. En effet, si les inscriptions antérieures à la réforme graphique et linguistique carolingienne présentent de nombreuses difficultés d’appréhension, elles fournissent également des informations originales, particulièrement intéressantes ; en premier lieu, elles offrent des noms « inconnus », c’est-à-dire non révélés par d’autres sources. C’est le cas, par exemple, de la petite épitaphe mérovingienne provenant de Doué-la-Fontaine (Fig. 1), aujourd’hui conservée à Angers, dont le texte comprend deux noms féminins absents du recueil de M.-Th. Morlet : Hic requiescent bonememorii Ismaimalla in an[nis] XII et Siggifledis in an(n)is XV8. Fig. 1 Angers, musée des Beaux-Arts (provenance Doué-la-Fontaine). Cliché CIFM/J.-P. Brouard. 7 Lorsque, par un rare bonheur, elles mentionnent un lien de parenté, elles peuvent mettre en relief des usages onomastiques mixtes au sein d’une même famille. Ainsi, un couvercle de sarcophage d’enfant trouvé à Antigny, aujourd’hui conservé à Poitiers, porte le texte suivant, Ferrocinctus filius Launone9, dont le premier, Ferrocinctus, est d’origine latine, le second, Launo, vraisemblablement d’origine germanique 10. Une petite inscription funéraire découverte à Mistrais, sur la commune de Langeais en Touraine (Fig. 2), mentionne quant à elle un jeune défunt nommé Aigulfus, dont les parents, Agecius et Mellita, portent (peut-être) des noms d’origine grecque : [+ Hi]c requiescit bo/ne memorius inux / Aigulfus idus k(a)l(en)das / septembris. Sic dignit orare pro parentis su/us Agecio et Mellito et / ut in Xp(ist)o dignit orare11. 181 Fig. 2 Tours, Société archéologique de Touraine (provenance Langeais, l.d. Mistrais). Cliché C. Treffort. 8 On remarquera enfin l’usage du génitif féminin en -ane (à la place de -ae), issue d’une sixième déclinaison propre au haut Moyen Âge12 : c’est le cas, par exemple, de Rumula, à Poitiers, dont l’inscription gravée sur le couvercle d’un sarcophage porte seulement deux mots : Rumulane petra (“la pierre de Rumula”)13. Il semblerait que certains noms masculins terminés en -o soient concernés, avec un génitif en - one, comme sur l’inscription d’Antigny citée précédemment. Cet usage est également assez répandu dans les inscriptions des IXe-Xe siècles, comme le montrent par exemple les épitaphes d’ Ermenberga et de Flavia à Angers14 ou encore d’Unberga à Bourges15. 9 De nombreux changements marquent l’époque dite carolingienne, à partir du début du IXe siècle : retour à une écriture capitale inspirée de la monumentale romaine, réforme linguistique qui remet à l’honneur les règles des grammairiens de l’Antiquité classique ou tardive (ce qui, paradoxalement, accélère l’évolution de la langue vernaculaire vers le proto-roman), systématisation de la demande de prière pour le défunt, dont l’éloge pieux se développe également16. D’un point de vue anthroponymique, la pratique du nom unique reste générale, sans surnom, avec une indication de statut ou de fonction réservée aux ecclésiastiques (sacerdos, presbyter, monacus, episcopus...) ou aux plus hautes sphères de la société laïque (nobilis). L’absence quasi totale de mention d’âge ou de filiation interdit bien souvent de rattacher le défunt à une famille connue par ailleurs. On peut heureusement compter quelques exceptions, comme par exemple la plaque de marbre provenant de l’abbaye de Pothières, conservée au musée de Châtillon-sur-Seine (Fig. 3a), qui permet, par des circonstances extraordinaires, de rejoindre non seulement la grande Histoire mais même le monde de la littérature. Il s’agit en effet du quart restant d’une grande inscription (Fig. 3b) dédiée à un enfant mort en bas âge, 182 Theodoricus, dont on sait seulement qu’il était “de brillante origine, issu d’une souche illustre” (germine praeclaro claris natalibus ortus)17. D’autres sources permettent de l’identifier au fils du fondateur du lieu, Girard de Vienne, dit de Roussillon, vénéré localement en même temps que son épouse, et surtout devenu au XIIe siècle héros de diverses légendes épiques18. Fig. 3a Châtillon-sur-Seine, musée du Châtillonais (provenance Pothières). Cliché CIFM/J. Michaud. 183 Fig. 3b : Reconstitution de l’épitaphe de Thierry Dessin P. Marioton, in SAPIN 1982, p. 894. 10 Par ailleurs, le caractère très stéréotypé des éloges, versifiés ou non, qui n’hésitent pas à puiser dans un formulaire extrêmement codifié19, rend très difficile l’identification des personnages concernés. Certaines pierres, pourtant de très grande qualité, gardent ainsi tout leur mystère quant à l’identité précise de l’individu concerné : c’est le cas par exemple pour Ato, mort en 835 à Angers (Fig. 4), dont on sait seulement qu’il était abbé, son éloge funéraire étant composé presque exclusivement de vers empruntés au poème sur l’Église d’York rédigé par Alcuin20. Fig. 4 Angers, musée des Beaux-Arts (provenance Angers, fouilles de la place du Ralliement). Cliché CIFM/J.-P. Brouard. 184 11 Ce qui pourrait passer, dans une appréhension « positiviste », pour un grave problème se révèle être d’un intérêt majeur pour une histoire culturelle ou religieuse : manifestement, comme dans les libri vitae ou sur les tables d’autels de même époque qui juxtaposent des centaines de noms simples, parfois très courants, sans qualificatifs ni éléments de distinction, l’individuation, dans les épitaphes carolingiennes, s’exprime moins selon une logique sociale que dans une perspective eschatologique. 12 La tendance « spiritualiste » se poursuit aux XIe-XIIe siècles où, même si les éléments d’identification sociale (fonction, statut, rang) deviennent un peu plus courants, l’éloge topique moral ou religieux prévaut encore souvent sur la description d’un parcours individuel. C’est le cas, par exemple, de l’éloge funéraire versifié, très conventionnel, d’un jeune clerc de Sens nommé Ragulfus, aujourd’hui disparu mais relevé au XVIIIe siècle par le marquis de Castellane, attribué au XIe siècle et dont voici la traduction : “Assoupi dans la mort, un des plus beaux parmi les jeunes gens, nommé Ragulfus, repose ici, déposé. Patient, humble, doux et chaste, agréable, il fut aussi un clerc émérite. Vous tous priez instamment pour son âme. Ô Dieu, pardonne à ton serviteur qui gît en ce tombeau”21. 13 Le nom continue à se présenter majoritairement, au XIe siècle, sous forme unique avec, dans le troisième quart du siècle, l’apparition timide d’un deuxième nom, qui ne se généralise toutefois qu’au XIIe siècle. À Vienne et Toulouse, villes pour lesquelles on dispose de séries « continues22 », on peut dater cette généralisation du troisième quart du XIIe siècle. Le nom de famille, que l’on peine parfois à distinguer d’un simple qualificatif de fonction, peut apparaître en langue vernaculaire dans un texte en latin comme Constantinus de Jarnac à Périgueux en 1169, Hugo de Voiron en 1194 à Vienne ou encore Bertrandus de Bigot (Fig. 5) dans la seconde moitié du XIIe siècle à Toulouse23. Fig. 5 Toulouse, musée des Augustins (provenance Toulouse, cathédrale). Cliché Musée. 185 14 Parallèlement, quelques éléments biographiques remarquables apparaissent également, tant dans le milieu laïc qu’ecclésiastique. On retiendra, parmi d’autres, l’étrange destin d’un jeune italien devenu moine clunisien, mort à Poitiers en 1097, dont l’épitaphe, provenant de Saint-Jean de Montierneuf (Fig. 6), a condensé quelques étapes seulement de son parcours : “L’an de l’Incarnation du Seigneur 1097 mourut Vitalis, moine de bonne mémoire, sacristain de ce monastère. Il fut des premiers moines envoyés par le très saint Hugues, abbé de Cluny. Il était vénitien de nation”24. Fig. 6 Poitiers, musée Sainte-Croix (provenance Poitiers, Saint-Jean de Montierneuf). Cliché CIFM/J.-P. Brouard. 15 Ce Vitalis fait apparemment partie du petit groupe de moines envoyés par l’abbé de Cluny à la demande du comte de Poitiers Guy Geoffroy Guillaume pour sa nouvelle fondation, que mentionne le moine Martin dans la chronique du lieu 25. Il est en tout cas également présent, associé au seul qualificatif de monachus, parmi les signataires de l’acte d’immunité accordé par le comte le 28 janvier 107726, confirmant son importance au regard de la communauté. Dans les siècles suivants, les éléments biographiques vont se multiplier et devenir plus éloquents. 16 L’évolution graphique sensible à partir du XIIIe siècle (fermeture de l’onciale monumentale puis apparition de la minuscule gothique), accompagnée de modifications dans la typologie des monuments funéraires (généralisation des platestombes, gisants puis transis, développement des fondations d’anniversaires par exemple), marquent de notables changements dans l’exposition graphique de l’identité du défunt. Parmi de très nombreux exemples, on peut citer la spendide pierre tombale de Jacques Germain, conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon, dont le texte, assorti de la représentation du défunt dans son linceul, rappelle son rôle de fondateur de l’église des Carmes au début du XIVe siècle : 186 « Cy gist honorable hom[me Jac]ques Germain, bourgoys de Clugny, jadis père de révérend père en Dieu Jehan Germain, evesque de Chalon, fondateur de la nef de ceste église qui trespassa / l’an mil CCCCXXIIII, le XXIII jour de septembre. Dieu en ait l’âme. Amen27 ». 17 Au fil des décennies, la personnalité et le parcours individuel du défunt sont davantage mis en valeur : son nom, la plupart du temps double, son origine sociale et/ou géographique, ses titres et fonctions. Aux XIVe-XVe siècles, les épitaphes insistent ainsi volontiers sur le service du prince, la durée et l’éventuel cumul des chartes, à l’instar du rochelais André Marchant, mort en 1439, dont l’épitaphe est conservée au musée Sainte-Croix de Poitiers : « Cy devant gist noble homme et sage Andry / Marchant lequel en son vivant fut conseiller / de feu roy Charles VI et du roy Charles / VII, qui est a present en leur cours de parlement / et depuis fut conseiller et chambellan / desdiz roys et en son temps successivement / bailli de Sens et d’Auxerre, bailly d’Evreux, / prevost de Paris, gouverneur du duchié / et capitaine de la ville d’Orleans pour monseigneur / le duc d’Orleans lequel tresspassa en / ceste ville le jour sainte Anne l’an mil / quatre cens trente neuf28 ». 18 À côté de l’énumération des biens possédés et, surtout, légués, les indications familiales ou lignagères se multiplient également jusqu’à former de véritables curriculum vitae dont les éléments sont soigneusement choisis. Les évolutions du contexte social et culturel, IXe-XIIIe siècle 19 Au sein de cette vaste évolution, la période centrale, qui court du IXe au XIIIe siècle, présente des particularités faisant d’elle un observatoire privilégié de l’évolution des pratiques onomastiques. Tout d’abord, elle encadre parfaitement la « révolution anthroponymique » des années 1070-1130 que révèlent les sources manuscrites. Or, comme on l’a évoqué précédemment, les premiers sondages effectués dans une documentation épigraphique continue tendent à montrer un décalage chronologique dans la généralisation de la double nomination. Ainsi, dans la série conservée à Toulouse, le premier à en bénéficier semble être un certain Petrus Bernardi en 1173, suivi d’un G. de Sancto Ilario en 1173, d’un Guilhelmus Petri en 1180 (Fig. 7), puis de bien d’autres ensuite29. À Vienne, la première est une certaine Willelma de Cuveria, en 1193, suivie d’un Hugo de Voiron en 1194 30, avant que l’usage se généralise dans le courant du XIIIe siècle. Il conviendrait de reprendre de manière précise et systématique, en s’assurant de datations parfois fluctuantes quand les pierres ne portent pas leur millésime, pour confirmer ou nuancer cette chronologie, qui pourrait de fait révéler une pratique particulière au genre épigraphique. 187 Fig. 7 Toulouse, musée des Augustins (provenance Narbonne, Saint-Paul). Cliché Musée. 20 Par ailleurs, il s’agit d’une période d’importantes transitions linguistiques, avec l’émergence d’une langue vernaculaire littéraire qui change fondamentalement son statut. Or, si son usage dans les inscriptions est assez tardif (dans le courant du XIIIe siècle, avec des variations régionales31), les noms de personne peuvent être exprimés soit totalement, soit partiellement en langue vernaculaire dès la seconde moitié du XIIe siècle, comme cela a déjà été évoqué précédemment32. Là encore, une enquête approfondie s’imposerait. 21 Enfin, la période voit un très net élargissement de la société concernée par ces inscriptions, comme sujet et/ou commanditaire, lié à une évolution de l’accès à la culture écrite et à sa maîtrise. Au XIIIe siècle, on voit ainsi apparaître diverses épitaphes de bourgeois et de marchands, dont on ne s’étonnera point qu’elles s’expriment volontiers en langue vernaculaire. À Toulouse, la plus ancienne pierre tombale d’un marchand semble dater de l’extrême fin du XIIe ou du début du XIII e siècle (Fig. 8) : il s’agit d’un certain A. W. [peut-être Arnaldus Willelmus] mercator et de sa femme Juliana 33. Il faut attendre ensuite 1260 pour trouver un autre marchand, Isarnus Serra 34. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, on trouve également un P(etrus) mercator textor35, marchand tisserand (Fig. 9), un Bernat de Gadoh flessadier 36, apparemment fabricant de couverture, ou encore l’épouse d’un certain Iohan Azemar, identifié comme maréchalferrand (menescalc)37. 188 Fig. 8 Toulouse, musée des Augustins (provenance indéterminée). Cliché Musée. Fig. 9 Toulouse, musée des Augustins (provenance Toulouse, cathédrale). Cliché Musée. 22 Cette nouvelle « sociologie épigraphique » trahit l’émergence d’une conscience identitaire dont l’expression anthroponymique est liée à l’affirmation d’un statut 189 nouveau au sein de la cité et à la valorisation d’éléments caractéristiques de l’activité professionnelle ou de la vie civique. Les contraintes du genre épigraphique 23 Les éventuelles variations chronologiques des pratiques anthroponymiques entre les sources épigraphiques et manuscrites que nous venons de signaler, ou simplement certaines spécificités d’énonciation, peuvent être liées à diverses contraintes du genre épigraphique qu’il est indispensable de prendre en compte. 24 Une des plus importantes est sans doute la brièveté, voire une économie de mots cultivée comme une forme d’esthétique38, qui influe sur le lexique, la syntaxe, la forme, la disposition du texte, et rejoint parfois la concision des légendes sigillaires. La recherche de brièveté s’exprime à la fois par le choix (donc l’exclusion des éléments jugés inutiles ou superflus) et par la condensation (textuelle ou graphique) qui ne donnent que plus de poids aux éléments effectivement présents dans l’inscription. Dans ces conditions, il faut s’interroger sur le rôle des formules d’introduction nominale, par exemple lorsque le nom de l’individu est accolé à nomine. Citons pour unique exemple la stèle funéraire découverte, et conservée, dans l’abbatiale de Saint-Philbert de Grandlieu (Fig. 10) : Hic requiescit in tumulo mon[a]chus et [s]ace[rdos] Guntarius nomine qui V Idus junii obi[i]t in Domino39. Fig. 10 Saint-Philbert-de-Grandlieu, ancienne abbatiale (provenance fouilles archéologiques du site). Cliché CIFM/J.-P. Brouard. 190 25 Très courante au Moyen Âge central, cette formule d’introduction nominale semble insister sur le statut anthroponymique du nom accolé, sans qu’on en comprenne pour l’instant la raison. La question se pose de manière identique lorsqu’on observe, sur des inscriptions très courtes, le nom de certaines défuntes accolées au mot femina. C’est le cas de l’inscription d’Ermenberga, à Angers, déjà citée précédemment 40, où le seul qualificatif associé au nom est, précisément, ce terme. Dans une autre inscription angevine, malheureusement tronquée et donc anonyme aujourd’hui41, femina a été ajouté en interligne (Fig. 11), preuve s’il en est de l’importance accordée à ce mot, qui devait sans doute moins désigner le sexe ou le statut marital de la femme concernée que son haut statut social42. Fig. 11 Angers, collégiale Saint-Martin (provenance fouilles archéologiques du site). Cliché CIFM/J.-P. Brouard. 26 On peut s’interroger encore sur l’usage des procédés abréviatifs (suspension, conjonction, inclusion, entrelacement) dont on sait, par l’exemple des nomina sacra, qu’ils ne relèvent pas forcément du seul et pragmatique gain de place 43. Exprimer son nom par une simple initiale peut relever d’une habitude d’écriture, surtout dans le cas de formes courantes (W pour Willelmus, P pour Petrus par exemple). Cependant, dans un certain nombre de cas, ce procédé fait que l’identité individuelle du défunt peut nous échapper complètement, alors que sa fonction sociale ou son activité professionnelle sont clairement mises en exergue, comme c’est le cas pour le A. W. mercator, déjà cité précédemment44. Certaines formulations confinent à la cryptographie, ou du moins à des jeux graphiques complexes comme on peut le voir sur l’inscription de Aldemarus de Argelers, attribuée à la fin XIIe ou au début du XIIIe siècle45. Cette petite plaque de 18 x 33 cm (Fig. 12) porte un texte simple (Pridie idus januarii obiit Aldemarus de Argelers, familiarius huj(us) ecclesie), mais l’enchevêtrement des lettres, qui sont pratiquement toutes présentes, oblige le lecteur à un certain effort pour déchiffrer l’ensemble. 191 Fig. 12 Toulouse, musée des Augustins (provenance Toulouse, cathédrale). Cliché Musée. 27 Enfin, il apparaît clairement que certaines contraintes littéraires pèsent sur les usages épigraphiques en matière anthroponymique. C’est le cas des textes versifiés qui peinent parfois à intégrer un nom de personne dans le système métrique et peuvent choisir pour cette raison une forme particulière de l’expression nominale. On peut prendre pour exemple, dans la seconde moitié du IXe siècle, l’épitaphe de la comtesse de Poitiers Adeltrudis, dont le poème funéraire utilise l’hypocoristique Adda. Sans la mention de son époux Ramnulfus et le jour de sa mort (aux calendes de juillet) qu’on peut retrouver dans un document nécrologique contemporain, l’identification précise de la défunte serait restée impossible à déterminer46. 28 Au terme de ce rapide parcours, il apparaît que les inscriptions médiévales, par leurs spécificités formelles et fonctionnelles, se font autant source d’information pour l’histoire des noms de personne qu’observatoire d’usages spécifiques, propres à un contexte donné. Les documents disponibles sont nombreux et les données anthroponymiques puisées dans les différents supports épigraphiques peuvent facilement être mises en regard des pratiques contemporaines révélées par d’autres types de textes, archivistiques, sigillaires, numismatiques ou autres. Il s’agit donc d’un champ de recherche immense, et passionnant, qui est aujourd’hui ouvert... 192 BIBLIOGRAPHIE BECK Patrice, BOURIN Monique et CHAREILLE Pascal, 2001, « Nommer au Moyen Âge : du surnom au nom », in : BRUNET Guy, DARLU Pierre et ZEI Gianna (dir.), Le patronyme. Histoire, anthropologie, société, Paris, CNRS, p. 13-37. BOURIN Monique, 1998, « L’écriture du nom propre et l’apparition d’une anthroponymie à deux éléments en Europe occidentale (XIe-XIIe siècle) », in : CHRISTIN Anne-Marie (dir.), L’écriture du nom propre, Paris, L’Harmattan, p. 193-213. BRUN Laurent, 2005, « L’étude des dialectes d’oïl à travers les épitaphes des XIIIe et XIVe siècles », in : DOUDET Estelle (éd.), La mort écrite. Rites et rhétoriques du trépas au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, p. 119-136 (Cultures et civilisations médiévales, 30). 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L’épitaphe entre genre littéraire, célébration mémorielle et manifeste politique (milieu VIIIe-XIe siècle), Rennes, Presses universitaires (Histoire). —, 2010, « Un témoin de la vie politique et culturelle carolingienne à Angers : l’épitaphe sur ardoise de l’abbé Ato († 835) », in : PRIGENT Daniel et TONNERRE Noël-Yves (dir.), Le haut Moyen Âge en Anjou, Rennes, Presses universitaires, p. 217-228 (Archéologie et culture). —, 2015a, « L’abbatiale carolingienne de Saint-Philbert-de-Grandlieu. Découvertes épigraphiques anciennes et récentes », Bulletin monumental, t. 173/2, p. 151-156. —, 2015b, « Adda, Goda et les autres. Réflexions autour de quelques grandes dames du Poitou (début IXe-début XIIIe siècle) », in : JOYE Sylvie, JÉGOU Laurent, LIENHARD Thomas et al. (dir.), Splendor Reginae. Passions, genre et famille. Mélanges en l’honneur de Régine Le Jan, Turnhout, Brepols, p. 245-252 (Haut Moyen Âge). UBERTI Morgane, 2014, Regards sur les inscriptions funéraires : pratiques, mémoires, identités entre Loire et Pyrénées (IVe-VIIIe siècle). Contribution à l’étude du phénomène épigraphique en Aquitaine Seconde et Novempopulanie, thèse, université Paris IV-Sorbonne, 2 vol. VILLARD François (éd.), 1973, Recueil des documents relatifs à l’abbaye de Montierneuf de Poitiers (1076-1319), Poitiers, Société des archives historiques du Poitou (Archives historiques du Poitou, LIX). 194 NOTES 1. Voir en dernier lieu la place que lui accorde LASSÈRE 2011, dont le premier chapitre intitulé « L’onomastique, citoyens et dépendants », compte une centaine de pages. 2. Dès 1997, Bernadette Mora insistait sur la richesse du matériau épigraphique pour de telles recherches (MORA 1997, p. 155). 3. Ce qui s’accompagne de l’absence d’un véritable manuel en la matière, même si on peut, pour un grand nombre de questions, se référer à FAVREAU 1997. 4. Voir à ce propos DEBIAIS 2009. 5. FAVREAU 2010. 6. MORLET 1968-1985. 7. HAUBRICHS 2002. 8. Éd. et trad. UBERTI 2014, vol. 2, n° IX.62, p. 161-163. 9. Ibid., n° IX.34, p. 90-93. 10. HAUBRICHS 2002, n° 16 et 20, p. 270. 11. LELONG 1956. 12. La sixième déclinaison latine (dont le paradigme est Dhuoda, Dhuodane) est étudiée dans STOTZ 1996, p. 105-106. 13. Éd. et trad. UBERTI 2014, vol. 2, n° IX.36, p. 96-98. 14. Éd. et trad. CIFM 24, resp. n° 97, p. 113 (Ermenberga : Ephitaphion. Hic quiescit corpus Ermenbergane femina) et n° 106, p. 117-118 (Flavia : Hic r[e]quiiescit co[r]pus Flaviane bo[n]e memoriae. S[i]c obiit id(us) nove(m)b(ri)s [i]n D(omi)no). 15. CIFM 26, n° 71 : Sub hunc tumulum requiescunt membra Unbergane bone memoriae. Dum juvenis fuit migravit a se<culo>. Obiit XV k(a)l(endas) marcii. 16. TREFFORT 2008. 17. Éd. et trad. CIFM, 20, 1999, n° 10, p. 15-16 et fig. 7. 18. À propos de ce tombeau, voir SAPIN 1982. 19. L’ensemble des inscriptions de Saint-Outrille de Bourges a été bien étudié par JENN et al., 1986. Sur leur mode de composition, voir TREFFORT 2008, p. 193-195. 20. TREFFORT 2010. 21. Morte soporatus juvenum pulcherrimus unus / nomine Ragulfus hic recubat positus / qui patiens humilis mitis castusque suavis / praefulgens meritis clericus atque fuit / ob animam cujus cuncti rogitate praecantes / parce Deus famulo qui jacet hoc tumulo. Éd. et trad. CIFM 21, n° 134, p. 149. 22. C’est-à-dire entre vingt-cinq et trente inscriptions funéraires attribuées à la période XIe-XIIIe siècle. La ville de Toulouse fait l’objet du vol. 7 du CIFM (1982), celle de Vienne du vol. 15 (1990). 23. Éd. et trad. respectivement dans CIFM 5, n° 19, p. 31-34 (Hugo de Jarnac) et fig. 15 ; CIFM 15, n° 11, p. 13-14 et fig. 9 (Hugo de Voiron) ; CIFM 7, n° 58, p. 98 et fig. 63 (Bertrandus de Bigot). 24. Éd. et trad. CIFM 1, n° 89, p. 112-113 et fig. 58 : Anno d(omi)nicae incarnationis MXCVII obiit Vitalis m(onachus) bone memorie hujus cenobii sacrista, de primis monachis directis a sanctissimo Hugone cluniacensium abbate ; extitit nacione venetus. 25. Aux chapitres 32 et 36 : éd. VILLARD 1973, p. 424-441 ; trad. et commentée par CARPENTIER et al., 2008. 26. Éd. VILLARD 1973, n° 6, p. 15. 27. Sur cette inscription et le rôle de Jacques Germain, voir GRAS et al., 1959-1962, et SALET 1965. 28. Publié pour la première fois dans FAVREAU 1997, p. 307-308 et fig. 64, reprise et commentée dans FAVREAU 2009. 29. Éd. et trad. CIFM 7, respectivement n° 50, p. 90-91 et fig. 56 (Petrus Bernardi) ; n° 51, p. 92 et fig. 57 (Guillelmus de sancto Ilario) ; n° 52, p. 92-93 et fig. 58 (Guilhelmus Petri). 195 30. Éd. et trad. CIFM 15, respectivement n° 10, p. 12 (Willelma de Cuveria) ; n° 11, p. 13-14 et fig. 9 (Hugo de Voiron). 31. Pour une étude linguistique des inscriptions médiévales, voir BRUN 2005, et surtout INGRAND- VARENNE, à paraître. 32. Voir note 23. 33. Éd. et trad. CIFM 7, n° 59, p. 99-100 et fig. 64. 34. Éd. et trad. CIFM 7, n° 85, p. 125-126 et fig. 90. 35. Éd. et trad. CIFM 7, n° 107, p. 146 et fig. 112. 36. Éd. et trad. CIFM 7, n° 109, p. 147-148 et fig. 114. 37. Éd. et trad. CIFM 7, n° 112, p. 149-150 et fig. 117. 38. INGRAND-VARENNE 2013. 39. TREFFORT 2015a. 40. Cf. note 14. 41. Éd. et trad. CIFM 24, n° 82, p. 103. 42. Hypothèse proposée à partir d’exemples épigraphiques et diplomatiques poitevins dans TREFFORT 2015b. 43. TRAUBE 1907. 44. Voir note 33. 45. Éd. et trad. CIFM 7, n° 62, p. 102 et fig. 67. 46. TREFFORT 2010. AUTEUR CÉCILE TREFFORT Université de Poitiers – Centre d’études supérieures de civilisation médiévale 196 Hagiographie et onomastique Pierre-Henri Billy 1 La littérature hagiographique est vaste, foisonnante et elle a commencé, en Gaule, dès la fin du IVe siècle avec la Vita Martini composée par Sulpice Sévère. C’est seulement à partir des VIe-VIIe siècles qu’elle va devenir un genre en soi, mêlant histoire et prosopographie, puis, plus tard, légende et exemplification. Dans certains cas, le récit hagiographique sera rédigé dans le but de tenter de prouver une origine ancienne, un rattachement antique, une filiation quasi divine. Dans d’autres, le récit servira plutôt à ancrer la vie du saint personnage dans un contexte spatio-temporel particulier, toujours proche du scriptorium où œuvre son auteur. 2 Dans la pure tradition de l’Ancien Testament, et dans la continuité du Nouveau, l’œuvre hagiographique résulte du combat que l’homme en quête d’absolu tente de livrer contre le doute qui l’assaille : la nécessité de la preuve. Peu lui importe qu’elle soit vraie ou fausse, réelle ou imaginaire : elle est nécessaire à son appréhension du monde. 3 Les auteurs de ces œuvres, le plus souvent anonymes, trufferont ainsi leurs récits de gloses qui sont autant de pierres d’angle pour édifier la foi, que de lumières pour éclairer notre regard. Gloses onomastiques 4 Dans les récits à usage d’édification religieuse ou morale, ce que sont les textes hagiographiques, la glose onomastique est nécessaire au récit : ils ne font que reprendre voire amplifier les pratiques initiées par l’Ancien Testament où l’existence d’un être fonctionne par la seule dation d’un nom. Le nom représente l’être, il l’individualise, l’identifie, le signifie et celui qui donne le nom possède un pouvoir sur l’être ou le lieu qu’il nomme. 5 Dans les Miracula sancti Benedicti qu’il écrit vers 1110-1115, Raoul Tourtier s’abstient volontairement de mentionner le nom ignoble d’un lieu : habitatores castri, quod a saecularibus viris turpi censetur vocabulo ; a nobis vero quibus prohibitum est turpiter loqui, Malum Talentum vocatur1. Pour mieux en cacher le nom grossier que les laïcs lui ont donné, et parce qu’il est interdit aux moines de parler grossièrement, ceux-ci l’ont donc 197 appelé Malum Talentum, ce qu’ils devaient traduire par “mauvais désir”. Ce nom, significativement péjoratif mais subjectivement vertueux, semble avoir réellement existé pendant quelques dizaines d’années, à seule fin d’écarter celui seul que la population retiendra : Bordelli, aujourd’hui Bordeaux-en-Gâtinais (Loiret). 6 En dehors d’un tel cas de surnomination de l’innommable, deux types principaux de gloses se dessinent dans nos sources : philologiques et ontologiques. Gloses philologiques 7 L’étymologie éponymique consiste à donner pour étymon le nom d’un illustre ancêtre qui pût glorifier le nom et donc son porteur. À la fin du XIe siècle, la Vie des saints Sixte et Sinice, premiers archevêques de Reims, ramène l’étymologie de Reims à l’illustre nom de Remus, fondateur de Rome : Cujus portam intrantes, statumque loci considerantes, vident historiam suæ gentis in foribus ejusdem civitatis sculptam esse : siquidem hæc civitas a Romanis constructa ex nomine Remi, fratris videlicet Romuli, Remis fertur nuncupata 2. 8 Si l’étymologie sémantique consiste à expliquer un nom d’après son propre sémantisme, quitte à l’amplifier quelque peu, un usage plus rare apparaît dans les sources qui consiste à expliquer un nom par un événement. Ainsi, au VIIIe siècle, la Vie de saint Ermenfroid rapporte une bataille opposant les Warasques aux Romains, les premiers prenant la fuite jusqu’à un village : Videntes autem hi [Waresci], non se dominis suis [Romani] posse resistere, arripuerunt fugam ; persecutique sunt illos usque ad villam, quæ ab illo tempore vocata est Vincunt Milites3. Ce village portera désormais le nom de Vincunt Milites, que l’on traduira par “les soldats ont vaincu” ; aujourd’hui Vanclans (Doubs). Il s’agit là d’une réfection étymologique sur la base de la première partie du nom. 9 L’étymologie par traduction est largement pratiquée et concerne par exemple des noms d’origine gauloise alors que cette langue est encore un peu pratiquée sur place : à la fin du VIe siècle, la Vie de saint Oyend glose le nom d’Izernore (Ain) vico, cui vetusta paganitas ob celebritatem clausuramque fortissimam superstitiosissimi templi Gallica lingua Isarnodori, id est “ferrei hostii”, indidit nomen4 ; ou quand la langue n’est désormais plus connue que des savants, comme Héric d’Auxerre vers 865-875 qui glose le nom d’Autun (Saône-et-Loire) : Urbs quoque provectum meritisque et nomine sumpsit Augustidunum demum concepta vocari, “Augusti montem” transfert quod Celtica lingua 5. On remarquera au passage la précision des gloses et leur justesse. 10 La dérivation par le sens est un procédé particulièrement fréquent. Dans la Vie de saint Géry, rédigée au milieu du XIe siècle, l’auteur anonyme indique que beatus igitur vir Domini Gaugericus, caelestis videlicet gaudii adeptione ditatus 6. Si le fait d’être enrichi par la joie céleste ne laisse pas inévitablement penser que l’auteur a choisi gaudium pour étymon de Gaugericus, la Geste des évêques de Cambrai, rédigée en 1191, lève tout doute : Sed ut haec pagina sanctum et gaudiosum nomen se habere laetetur et rideat, pauca ex his quae vel ipse iuvenculus moderno tempore vidi, annectere ratum duxi 7. Gaudium aurait donc constitué l’étymon de ce nom saint et joyeux qui réjouit et l’ouvrage et son auteur ! Gloses ontologiques 11 De tout temps, la traduction par la ressemblance est un acte singulièrement exaltant pour le lettré qui veut arborer ses connaissances. Ainsi, l’auteur de la Vie de saint 198 Turiau, à la fin du IXe siècle, rend compte de l’étymologie de l’anthroponyme breton Rivallo par le latin rebellis “rebelle” que le comportement de l’individu ainsi nommé justifie pleinement : pestifer quidam homo ex primatibus Britanniæ, procaci nominis sui usus vocabulo : nam Rivallo dicebatur, quod “rebellem” significat & “protervum”, sagitta diaboli ictus, quoddam monasterium in diœcesi beatissimi Thuriani situm, nullis existentibus causis, voracibus tradidit flammis8. 12 Que ce soit pour un nom de personne ou un nom de lieu, l’explication par la cause suffit pour rendre compte du nom lui-même. En toponymie, le procédé est extrêmement fréquent. Peu après 1124, Thibaud de Bèze explique le nom de la ville de Dole (Jura) par le fait que ses habitants usaient fréquemment de ruses (dolus) : Neque enim in humili, sed in celeberrimo gestum est loco, in castelio scilicet, quod Dolum vocant, a dolo fortasse, quod ipsi oppidani dolis creberrime utantur9. La motivation est claire, la réputation des habitants en constitue une preuve incontestable. 13 L’étymologie peut aussi être produite, parmi de nombreuses autres stratégies, en découpant le nom de façon à le rendre évocateur. C’est ce que ne craint pas de faire l’auteur de la Vie de saint Étienne d’Obazine (Corrèze) qui, vers 1166, explique le nom du monastère : locum ipsius iuxta nomen nemoris ipsius Obazinam, id est, “obedientiae officinam”, nuncupare decrevit10. Ce passage ne figure pas dans la version plus ample de la Vie qui livre une autre étymologie, dans un autre passage, la seule qui fût philologiquement et topographiquement fondée : Tandem saltum Obazinensem expetiit, dictum, ut credo, ab opacitate silvarum et veprium densitate quibus ex omni parte vestiebatur 11. Le nom de lieu est en effet formé sur un dérivé de latin opacus “ombragé”. 14 La nécessité de l’adéquation du nom à la personne nommée (corps, esprit…) est régulièrement soulignée : peu après 676, la Passion de saint Projet note, à propos de saint Vénérand, qu’il erat enim vir vite venerabilis nomine Venerianus cognomento Sanctus, cuius cum nomen vita coaequabatur12, après avoir déjà écrit Venerianus Dei famulus, qui nomine cum opere inplebat13. La nature venant contrarier la volonté de Dieu, il arrive, au rebours, que certaines personnes portent des noms indignes de leur être ou de leur façon d’être : les Miracles de saint Guilhem, rédigés au XIIe siècle, rapportent que quædam dæmoniaca ad Gellonense monasterium est adducta, nomine Benedicta ; sic quidem erat dicta, verumtamen in re non ita, quandoquidem ab Spiritu sancto derelicta, ac spiritui nequam ad puniendum tradita, omni benedictione divina & gratia erat indigna 14. Cette démoniaque s’appelle Benoîte, mais elle est indigne de toute bénédiction et grâce divines. Variantes onomastiques 15 Il n’est pas ici question d’étudier les variantes de copies d’un texte hagiographique, mais celles de traditions différentes que nous offrent certaines sources hagiographiques. Nous prendrons ici pour exemples d’une part les Miracula de saint Bertin, d’autre part les Passiones de saint Julien, qui toutes présentent quelques aspects onomastiques bien spécifiques. 199 Miracula Bertini 16 Les Miracles de saint Bertin offrent l’avantage d’avoir connu trois rédactions différentes. 17 La première, rédigée au milieu du IXe siècle à Saint-Bertin15, ne contient apparemment aucun nom de personne ni de lieu mais, en revanche, nous apprend que Bertin a été emprisonné in castello, ubi antiquitus colebatur Menapus, unde et isdem pagus dicitur Mempiscus quasi Menapi fiscus. Outre la glose étymologique, certes erronée mais qui en dit long sur la volonté du rédacteur de glorifier l’origine royale du pagus, il convient de corriger le nom commun castello en nom de lieu Castello : il s’agit du nom de la ville de Cassel. 18 La seconde, rédigée vers 892-900, aussi à Saint-Bertin, constitue un récit vivant des miracles accomplis par Bertin16. Noms de personnes et de lieux la parsèment et permettent de situer ses miracles dans l’espace en utilisant des noms connus de tous. 19 La troisième, rédigée au cours du Xe siècle, aussi à Saint-Bertin, reprend la seconde en termes similaires, tout en l’amplifiant17. 20 Cette dernière version se distingue par des variantes graphiques (Worardus pour Woradus ; Chyrisiacus pour Cirisiacus ; Taruenensi pour Taruennense) ; phonétiques (Raynardus pour Regenhardus ; Letfridus pour Leodfridus ; Sithiu pour Sitdiu) ; morphologiques (Menapiorum pour Menapum ; Taruenensi pour Taruennense). 21 Une mélecture commise sur un nom de lieu le rend inidentifiable : villam… distantem a monasterio tertio miliario ad aquilonalem plagam dictam Miramo. La seconde rédaction, qui lui servait de base, portait dictam Munninio. Cependant, l’édition la plus ancienne de cette seconde rédaction, celle des Acta Sanctorum, portait dictam Munnio 18. Ce lieu a été identifié par Loisne avec Monnecove, cne Bayenghem-lès-Eperlecques 19, ce qui ne correspond ni à la forme ancienne ni à la localisation indiquée par le texte. Il convient de conserver la seule leçon Munnio et d’y reconnaître un nom de lieu formé sur l’appellatif *MUNNIO “bout”20 pour désigner la hauteur sise au dessus de Saint-Momelin, aujourd’hui appelée La Montagne, précisément à trois milles au nord de l’abbaye de Saint-Bertin. 22 D’autre part, une phrase importante figure seulement dans la troisième rédaction : Facta est autem caedes haec in loco nomine Windigamo. Alors que la seconde ne mentionnait pas le lieu de ce combat contre les bandes nordiques en l’année 891, manifestement proche de Locus Ecclesiae, aujourd’hui Helfaut, cette précision fait apparaître dans le récit historique un lieu déjà cité dans la documentation administrative vers 855 sous la forme Vuidengaham21 : il s’agit de Védringhem, ancien hameau de la commune de Wavrans-sur-l’Aa, situé à huit kilomètres à l’ouest d’Helfaut 22. Pour le rédacteur, cette ultime précision importe : il connaît les faits, en maîtrise le théâtre dans l’espace temps et lieu. Ce faisant, il enlève tout doute sur son appartenance à l’abbaye de Saint-Bertin. Passiones Juliani Brivatensis 23 Les Passions de saint Julien de Brioude présentent deux avantages : une tradition très précoce et quatre versions différentes. 24 La première, rédigée après l’an 480, est d’un style sobre et dépouillé 23. Elle a manifestement été rédigée à Brioude. Pendant la persécution menée par le gouverneur 200 de Vienne, Crispinus, le tribun militaire Ferréol envoie Julien, d’après le texte pour fuir la persécution, mais plus probablement pour évangéliser le diocèse de Clermont : in territurium Arverne urbis contulit. 25 La seconde, écrite par Grégoire de Tours en 581-587, comprend deux parties distinctes : la première, très brève, relate la Passion de Julien ; la seconde ses miracles, fort développée et comprenant de très nombreux noms de personnes et de lieux 24. Une foison de détails enrichit le récit de la Passion. 26 La troisième, rédigée avant 806, figure dans un manuscrit dit « de Saint-Gall », qui comporte une série de Vies de saints et que l’archevêque Adon de Vienne avait fait envoyer en 870 à l’abbaye de Saint-Gall25. Il ne fait aucun doute que ce texte est issu du scriptorium archiépiscopal et que son auteur avait eu connaissance des deux versions précédentes. 27 La dernière, rédigée dans le cours du IXe siècle, copie pour partie la précédente26. 28 La comparaison des quatre versions dévoile de petites différences, cependant bien significatives. 29 L’emploi répété ou non des praenomina des acteurs est manifestement en lien avec le lieu de rédaction du texte : la première version cite trois fois plus souvent Julien que Ferréol, la quatrième deux fois plus, tandis que la troisième, rédigée à Vienne, ne nomme que Ferréol, le praenomen de Julien étant réservé aux seuls incipit et explicit. Cela suffit à emporter la conviction que la quatrième version a été rédigée à Brioude. 30 D’autre part, le nom de Crispinus, gouverneur de Vienne, n’apparaît pas dans le récit de Grégoire de Tours. Soit il en ignorait l’existence, soit il lui paraissait insuffisamment important pour étoffer son discours. 31 En outre, les deux dernières versions font apparaître et le nom du lieu du martyr, à savoir Vinicella, et le nom du témoin de son martyre, à savoir Festinus. Le nom de lieu, sis sur le territoire de Brioude, encore attesté Vincella en 920, est porteur d’une église dédiée à saint Ferréol au XIe siècle qui lui a donné son nom peu après27. 32 Enfin, un détail macabre vient achever ce bref tableau des différences quant à l’utilisation de l’onomastique dans le récit. D’après la plus ancienne version, Julien, poursuivi par ses persécuteurs, se réfugie sous le toit d’une vieille femme et lui demande de le cacher ; questionnée par ses poursuivants, la veuve fait l’ignorante et Julien sort de sa cachette pour leur ordonner d’exécuter leur mission ; après avoir tranché sa tête, ses persécuteurs l’emportent à Vienne, tandis que deux vieillards ramènent le corps acéphale à Brioude. D’après Grégoire de Tours, Julien supplie une veuve de le cacher ; les persécuteurs questionnant la veuve, Julien se découvre en leur demandant le martyre ; le forfait commis, la tête est rapportée à Vienne, le corps à Brioude. D’après la troisième version, voyant Julien poursuivi par ses persécuteurs, le licteur Festinus le cache sous le toit de deux vieillards ; Julien sort, apostrophe ses poursuivants ; après son exécution, les persécuteurs emportent la tête de Julien à Vienne pour la montrer au tribun Ferréol ; et les deux vieillards ramènent courageusement le corpus sancti confessoris et testis à Brioude, en clair le corps de Julien et du témoin de la scène, Festinus. Enfin, la quatrième version fait encore intervenir le licteur Festinus pour cacher Julien sous le toit de deux vieillards ; sa soif du martyre pousse Julien à sortir de sa cachette ; il apostrophe ses poursuivants qui lui tranchent aussitôt la tête, puis emportent avec eux sa tête jusqu’à Vienne pour la montrer au tribun Ferréol ; quant aux vieillards, ils transportent le corps à Brioude. À propos de ce 201 Festinus, il est indubitable que la critique des textes n’a jamais conduit quiconque à y voir autre chose que l’adverbe latin alors que la syntaxe autant que le contexte obligent à considérer cet ancien cognomen comme un praenomen28. Translatio et hagio(topo)nymie 33 L’étude de Pierre André Sigal, si elle fournit des exemples bien illustrés de voyages de reliques après l’An mil, ne se penche malheureusement pas sur leurs conséquences toponymiques, reliquats de leur inscription dans le paysage 29. Translatio Baudelii 34 La Translatio Baudelii a été rédigée après 878 à Cessy-les-Bois (diocèse d’Auxerre) 30. Originaire d’Orléans, Baudille a quitté sa ville à la fin du IIIe siècle pour évangéliser la basse vallée du Rhône, Arles et Nîmes notamment : à Nîmes, il a été l’auteur de plusieurs miracles, selon le bref récit de Grégoire de Tours 31. Martyrisé en 303, pendant la grande persécution, sa renommée a parcouru tout le Languedoc méditerranéen où se trouvent le plus grand nombre de paroisses qui lui sont dédiées. Cependant, quatre siècles plus tard, l’invasion du Languedoc par les hordes sarrasines entraîne les moines à fuir la ville en 719 : l’abbé Romulus transporte les reliques jusqu’au prieuré de Cessyles-Bois (Nièvre), au diocèse d’Auxerre, pendant que ses moines se réfugient en Bourgogne. La Translatio Baudelii mentionne le point de départ et le point d’arrivée à savoir la basilicam S. Baudelii du Saxiacensis cenobii. Écrite dans ce prieuré, la Translation nomme ainsi l’église sans en préciser l’ancien titulaire. Autant le récit est muet sur le trajet suivi par les reliques, autant il est prolixe sur les noms de lieux où se produisirent des miracles avant le terme du voyage : tous sont situés dans les environs du prieuré, à savoir Guipy, Champlemy, Châteauneuf-Val-de-Bargis et Arbourse. La première paroisse est dans le nord du diocèse de Nevers, les suivantes dans le sud de celui d’Auxerre. 35 La carte ci-jointe permet de retrouver deux trajets bien distincts. En bleu figurent les lieux mentionnés dans la Translatio et dont la paroisse est vouée à saint Baudille. 202 36 Le premier trajet est celui suivi par l’abbé Romulus, porteur des reliques : sur le chemin de Nîmes à Mende par Alès, se trouve la paroisse de Saint-Bauzile en Gévaudan ; puis, sur le chemin de Mende à Clermont, par un détour à la basilique de Saint-Julien de Brioude, la paroisse de Saint-Bauzire ; enfin sur le chemin de Clermont à Nevers, la paroisse de Saint-Beauzire près de Riom et, au franchissement de la Loire avant Nevers, la paroisse de Saint-Baudière (cne Marzy). Une cinquantaine de kilomètres restaient à parcourir jusqu’au prieuré de Cessy. 37 Le second trajet révèle que les moines ont quitté le père abbé à Saint-Beauzire près de Riom en Basse-Auvergne, pour se diriger, selon la Translatio, in Burgundia. Ce trajet passe par Baugy, Saint-Vallier, Saint-Boil (Saône-et-Loire), Beaune, pour se terminer à Plombières-lès-Dijon (Côte-d’Or). Dans ce village, une légende locale prétend que l’abbé Romulus lui-même serait venu y déposer des reliques de saint Baudille. Translatio Philiberti 38 Les deux Livres de la Translatio Philiberti ont été rédigés par Ermentaire, moine de l’abbaye de Noirmoutier, sous le titre De translationibus et miraculis sancti Philiberti 32. Le premier Livre, écrit en 838, rapporte les différents miracles qui se sont succédé durant le transfert des reliques entre l’abbaye de Noirmoutier et celle de Grandlieu, occasionné deux ans plus tôt par un énième raid des bandes nordiques. Si les noms des miraculés sont nombreux, rares sont les lieux d’étape dûment nommés, tous au sud de Nantes. Le second Livre, en revanche, écrit en 862, relate le transfert du corps de Philibert à travers les domaines récemment donnés à l’abbaye de Grandlieu : Cunauld, Messais, Forges, Taizé, tous situés en Poitou. Il faut attendre le Chronicon Trenorchense rédigé par Falcon après 1087, pour savoir que le corps est transféré d’abord à l’abbaye de SaintPourçain-sur-Sioule, après que le roi Charles le Chauve l’a donnée en 871 aux moines de Grandlieu pour l’y faire reposer. En 873, il leur donne le monastère de Saint-Valérien à 203 Tournus pour y organiser le transfert définitif, le Bourbonnais ayant été lui aussi envahi par les bandes nordiques : le corps de Philibert y reposa dès 875. Ces récits n’indiquent donc aucun lieu entre Taizé et Saint-Pourçain d’une part, celui-ci et Tournus d’autre part. Un détail, bien mince mais étymologiquement évocateur, nous indique qu’une partie des moines, n’ayant pu se rendre à l’abbaye de Saint-Pourçain, se sont réfugiés dans un village qui vicus multiplicatisque domibus ab eventu hodieque Britannia vocitatur, aujourd’hui Bretagne à proximité de Neuilly-le-Réal (Allier), et donc sur le chemin d’exil entre Saint-Pourçain et Tournus. 39 La carte ci-jointe, établie d’après les noms des patrons paroissiaux et les toponymes, ne permet pas d’en savoir plus sur le trajet suivi par le corps saint. En bleu figurent les lieux mentionnés dans la Translatio et le Chronicon et dont la paroisse est vouée à saint Philibert. 40 Le Poitou y est donc bien représenté, ainsi que Tournus et ses environs. Il paraît évident que le transfert du Poitou à Tournus, qui n’a duré que quatre ans, n’a pas laissé de traces contrairement au transfert de Noirmoutier à Grandlieu qui n’a duré que quatre jours. De plus, la plupart des lieux nommés d’après Philibert le sont dans le Poitou riche en possessions d’origine royale, le Velay, la Savoie, la basse vallée de la Saône et la haute vallée de la Seine riches en possessions d’origine aristocratique, toutes reçues dans la seconde moitié du IXe siècle33. Les lieux nommés dans la basse vallée de la Seine rappellent le saint Philibert de son vivant, alors abbé de Jumièges avant de partir fonder Noirmoutier. Translatio Germani 41 La Translation de saint Germain d’Auxerre est connue par ses Miracula rédigés vers 875 par Héric, moine de Saint-Germain34. De Ravenne à Auxerre, le voyage a duré cinquante-trois jours, à la fin de l’été 44835. Par Héric, nous savons que le corps saint a 204 franchi les Alpes au Petit-Saint-Bernard ; de son côté, l’archevêque de Vienne, Adon, mort en 875, rapporte dans son Chronicon que le beatissimum corpus episcopi Germani per Viennam deportatum [esse]36 ; enfin, les trois dernières étapes sont évoquées par les Miracula qui relatent le sort de cinq vierges et sœurs italiennes qui accompagnaient le transfert : Harum tres, his vocabulis Magnentia, Palladia, atque Camilla, ut singulæ ipso in itinere divinitus evocatæ diem clausere novissimum, in publico aggere nobilem accepere sepulturam, ecclesiis superstructis, earumque sanctitati dedicatis ; quæ hodieque ob miraculorum evidentiam & famosissimæ constant, & ingenti populorum studio frequentantur. Duarum, quibus sacri tumulationem corporis est videre concessum, altera, cui Maximæ vocabulum fuit, circa eamdem basilicam condi promeruit ; quam tamen postmodum ambitus fabricæ majoris inclusit : altera, Porcaria dicta, nono fere ab urbe milliario in ecclesia suis præclara meritis requiescit. Seules les trois premières, mortes sur la fin du trajet, ont ainsi laissé leur nom à l’église fondée sur l’emplacement de leur dernier repos : Magnentia à Sainte-Magnance, Palladia à Sainte-Pallaye, Camilla à Escolives-Sainte-Camille. La dernière est ainsi décédée à une heure de marche d’Auxerre. 42 Si l’on peut voir derrière ces faits un mélange de légende et de réalités, il est cependant indéniable que ces saintes inconnues par ailleurs ont laissé, quant à Palladia son nom à l’église de Villeneuve-Saint-Salves à dix kilomètres d’Auxerre, Porcaria à une chapelle sise à Héry à treize kilomètres, et Maxima à une chapelle de l’abbaye d’Auxerre, les deux derniers faits étant corroborés par le récit. 43 Le fait le plus marquant est celui que relate le récit au sujet de cette longue marche de Ravenne à Auxerre : Plurima per iter totum, tum ecclesiis ejus nomine dedicatis, tum titulis sparsim affixis, beatitudinis ejus monumenta monstrantur : quocumque locorum aut pernoctavit, aut pausam duxit, sanctitatis ejus adhuc notabiliter florente memoria. Ainsi, de nombreuses églises ont été fondées sur les lieux où le cortège s’arrêta pour se reposer ou dormir, et reçurent pour nom celui du saint. 44 La carte ci-jointe, établie d’après les noms des patrons paroissiaux et les toponymes, permet de retracer précisément le trajet suivi par le corps saint. En bleu figurent les lieux traversés par la voie romaine du col du Petit-Saint-Bernard à Auxerre et dont la paroisse est vouée à saint Germain. Cette voie passe par Moûtiers-en-Tarentaise, Albertville, Chambéry, Aoste, Vienne, Lyon, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Autun, Saulieu et Avallon. 205 45 La carte permet de voir comment le culte a pu rayonner sur et autour du chemin suivi par la translation du corps. Bien évidemment, et par ailleurs, nombre de paroisses nommées d’après Germain d’Auxerre l’ont été soit pour ses possessions, soit par transfert de reliques, soit enfin par choix épiscopal voire seigneurial. Il n’est pas inutile d’ajouter que seules les paroisses dont Germain d’Auxerre est assurément le patron ont été prises en compte : pour les autres, l’absence d’élément tel une statue, un vitrail, la fête patronale voire la foire, a obligé de les écarter prudemment, à seule fin d’éviter toute confusion avec saint Germain de Paris ou tout autre homonyme. 46 Par ces quelques exemples, il apparaît inévitable de ne plus négliger les sources hagiographiques : les historiens les ont redécouvertes après quelques décennies d’abandon relatif, les philologues ne les ont pas délaissées, les linguistes les ignorent. Elles constituent pourtant un matériau de premier ordre à tous points de vue, pour l’existence de noms propres nullement sinon plus tard attestés, de formes anciennes méconnues, d’étymologies savantes ou populaires, de descriptions souvent fines de lieux ou de personnes, etc. Elles sont aussi un excellent moyen de pénétrer dans l’esprit médiéval pour mieux comprendre notamment pourquoi et comment les lieux et les personnes ont été nommés, que les notions d’espace, de temps, de société, de savoir, de culture et bien d’autres encore sont ô combien relatives. Enfin, elles incitent à ne plus analyser les faits médiévaux avec les structures mentales de notre temps, mais à chercher d’abord à les comprendre en les replaçant dans leur contexte religieux et socioculturel. 206 BIBLIOGRAPHIE AASS = Acta sanctorum, Anvers/Bruxelles, Société des Bollandistes, 1643-1753, 43 vol. Acta S. Gaugerici (BHL 3289), éd. AASS, Aug., t. II, p. 675-690. Acta S. Prudentii Besuensis (BHL 6979), éd. 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POUPARDIN 1905, p. 19-70 (BHL 6808 et 6809). 33. CARTRON 2010. 34. DURU 1863, II, p. 114-183 (BHL 3462). 35. CHAUME 1936-1937, p. 83. 36. Ado Viennensis, col. 103. AUTEUR PIERRE-HENRI BILLY Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (CNRS – Université Paris I-Sorbonne) 209 Les noms des juifs à Paris (XIIe-XIVe siècle) Sonia Fellous Article dédié à la mémoire de Gérard Nahon. 1 Cette étude consacrée aux noms des juifs de Paris s’appuie sur, et complète, l’ouvrage de Gérard Nahon intitulé Inscriptions hébraïques et juives de France médiévale, publié à Paris en 1986. Elle constitue une synthèse à laquelle j’ai adjoint l’apport des manuscrits, les résultats de mes recherches épigraphiques et l’éclairage des sources documentaires contemporaines1. 2 L’épigraphie hébraïque de la France médiévale concerne principalement les inscriptions funéraires. Le corpus en comprend 327, dont certaines sont antérieures à 1280 et d’autres ont disparu depuis leur découverte. Toutefois, leur contenu a été relevé par Adrien de Longpérier, puis repris par Moïse Schwab puis par Gérard Nahon, qui en ont livré une lecture à laquelle je me référerai constamment2. 3 Les pierres tombales, quand elles ne sont pas endommagées, portent toutes des dates. Leur localisation est sûre car, en cas de réutilisation, elles n’ont jamais été transportées très loin de leur lieu d’origine. Dans l’Antiquité, il pouvait arriver qu’un à trois mots fussent insérés en langue et en caractères hébreux à la fin de l’épitaphe dont le corps était en latin ou en grec, en fonction de l’usage local (fig. 1 et 2) ; après près de cinq siècles de silence épigraphique, l’hébreu réapparaît, seul, sur les stèles du XIIe siècle en France. Ces inscriptions témoignent de l’usage de l’hébreu dans le rituel funéraire de l’époque médiévale et permettent de déterminer l’époque de sa réintroduction dans la vie quotidienne des juifs à partir du VIIIe siècle. 4 L’absence de tout élément décoratif ou symbolique rappelant la judéité du défunt, comme c’était le cas dans l’Antiquité, semble être palliée par l’usage de l’écriture hébraïque monumentale et la mise en forme du texte et des lettres gravées, qui imitent le plus souvent celle des manuscrits hébreux de luxe. En effet, en cette période où l’art du livre prévalait, l’écriture et sa mise en forme servaient d’ornement en soi. Ces épitaphes permettent aussi d’aborder la question de l’onomastique juive médiévale, qui 210 diffère sensiblement de celle de l’Antiquité. La comparaison des noms gravés avec ceux relevés dans les rôles de la taille qui ont survécu (1292, 1296) fera apparaître sous quels patronymes les juifs de Paris vivaient au quotidien. Avaient-ils conservé des noms bibliques ou adopté des noms locaux et des surnoms ? L’onomastique permet-elle de déterminer les lieux d’origine des juifs parisiens ? Ces sources épigraphiques et documentaires – les registres de la taille en particulier – révèlent des informations sporadiques sur les métiers. Les us et les traditions locales relatifs au calendrier religieux et aux titres honorifiques ou prestigieux apparaissent dans les épitaphes ainsi que les tensions et les persécutions endurées par les juifs. Ainsi, la mention qadosh “saint”, ajoutée dans certaines d’entre elles, témoigne-t-elle peut-être de la mort violente d’une victime de persécution religieuse3 (fig. 5). La permutation de langue de l’Antiquité au Moyen Âge 5 L’onomastique antique juive révélée par l’épigraphie atteste la latinisation et l’hellénisation des noms des hommes et des femmes, même quand leurs ascendants portaient des noms hébreux. Il ne s’agissait donc pas toujours de païens convertis au judaïsme alors que celui-ci était encore une religion prosélyte. La plupart des inscriptions retrouvées dans l’hexagone se trouvent plutôt dans la partie méridionale : Avignon (IVe siècle), Auch (VIIe-VIIIe siècle), Bordeaux (VIe siècle ?) et Narbonne (VIIe siècle). Ces dernières, rédigées principalement en latin ou en grec, contiennent aussi des mots hébreux, tels shalom, ‫שלום‬, “Paix”, à Auch, et shalom ‘al [y]srael, ‫]י[שראל על שלום‬ 6 “Paix sur Israël” (Ps. 125,5), à Narbonne4. Parfois les sacra – le chandelier à sept branches, à Bordeaux et à Narbonne – signalent la judéité du défunt 5. En leur absence, seul le nom peut donner cette indication. De fait, les juifs se conforment souvent à l’usage de noms locaux contemporains comme Justus, Asterius, Paregorius, Julia, Aurelia ou Dulciorella6. Seule la mention d’un nom à consonance hébraïque ou correspondant à la traduction d’un nom hébreu peut éventuellement indiquer l’appartenance religieuse. Ainsi, dans l’Antiquité, Justus pouvait-il correspondre à Tsadiq ou à Tsadoq, dont la signification est “juste” ou “sage”, et Paregorius à Menaḥem, qui signifie “le consolateur”, un nom qui devint populaire après la chute du second Temple, dans une période d’attente eschatologique7. Au Moyen Âge, on peut trouver Sarre pour Sarah, Mosse/Moussé pour Moshe ou encore Manessier pour Manasseh, Vivant pour Ḥayyim. Toutefois, les noms hébreux bibliques restent aussi fréquents dans l’onomastique juive antique que médiévale. 7 Une épitaphe grecque aujourd’hui perdue, provenant d’Antibes et datant du IIe siècle, mentionne « Justus fils de Silas, il a vécu 72 [ans] ». Une autre, provenant d’Auch et datant des IVe-Ve siècles, porte l’épitaphe latine suivante : 211 Fig. 1. Dédicace pour un pavage offert par Bennid, Auch, IVe-Ve siècle (Saint-Germain-en-Laye, musée des Antiquités nationales) « Au nom de Dieu, le saint pavage qui est ici, Bennid – Dieu soit avec lui, que des yeux envieux crèvent – l’a offert en don, Jona l’a confectionné. Paix8. » © RMN-Grand Palais (musée d’Archéologie nationale) 8 La citation biblique ainsi que le décor composé des sacra – chandelier, corne de bélier et branche de palme – attestent la religion du défunt. Le nom du donateur, Bennid, pourrait-il être une adaptation de l’hébreu Baroukh (“béni”) et une variante de Benedictus ? 9 Enfin, la pierre funéraire de Narbonne, assez tardive puisqu’elle date de la fin du VIIe siècle, présente la menorah en tête d’épitaphe, en quasi incipit, suivie de l’énumération d’une liste de noms masculins et féminins qui témoignent à la fois de l’insertion des juifs dans la culture latine et de leur fidélité au judaïsme. En effet, le père, Paragorius – nom utilisé par les juifs mais aussi par les non-juifs contemporains –, lui-même fils de Sapaudus – nom qui n’a pas d’autre occurrence chez les juifs –, dresse cette stèle à la mémoire de son fils Justus – nom usité chez les juifs. Ses deux filles se nomment Matrona – nom sans équivalent hébreu et sans occurrence locale, plutôt porté par les juives d’Afrique du Nord – et Dulciorella – prénom latin courant dans la population féminine non juive contemporaine9. Le chandelier et la phrase hébraïque Shalom cal Ysra’el, ‫שלום על ]י[שראל‬, “Paix sur Israël” (ligne 9, Ps. 125,5) confirment à nouveau la judéité de cette famille ainsi que la coexistence des deux alphabets et des deux langues dans une inscription juive antique. Mais la date du décès est calculée en fonction du calendrier local, ici celui du règne du roi Egica, et non en fonction du calendrier juif comme au bas Moyen Âge (fig. 2). 212 Fig. 2. Stèle funéraire de Justus, Matrona et Dulciorella, 688-689 (Musée d’art et d’histoire de Narbonne, n° 196-4171) « Ici reposent en paix les bienheureux trois enfants du seigneur Paragorius, fils de feu Sapaudus ; c’est-à-dire Justus, Matrona et Dulciorella, qui vécurent : Justus 30 ans, Matrona 20 ans, Dulciorella 9 ans. Paix sur Israël [Ps. 125,5 et 128,6]. Ils moururent la deuxième année du seigneur Egica roi [soit entre le 24 novembre 688 et le 23 novembre 689]. » © Lisa Debande, musées de Narbonne, ville de Narbonne 10 La présence juive attestée pendant l’Antiquité se poursuit à l’époque wisigothique, franque et mérovingienne, ainsi que sous les Carolingiens 10. Le judaïsme se développa dans un environnement urbain qui conduisit à une certaine renaissance économique et culturelle. Pourtant, il faudra attendre le milieu du XIIe siècle pour trouver une autre épitaphe assurément juive. Exclusivement gravées en hébreu comme le seront désormais toutes les autres inscriptions funéraires de la France médiévale, elles ne porteront plus aucun élément de décor évoquant le judaïsme. Les inscriptions juives médiévales 11 La France possède quatre collections d’épitaphes hébraïques11. Des stèles, mais aussi des dalles, voire des graffitis sur les murs de quelques bâtiments, subsistent dans quarante et une villes ou villages dispersés dans toute la France actuelle. Le corpus est constitué de 327 inscriptions, qui peuvent porter des textes détaillés avec noms, dates et lieux ou seulement quelques lettres. Seules 62 pierres sont datées, dont deux graffitis ; 218 ne sont pas ou pas précisément datées, parmi lesquelles 31 graffitis ; 47 inscriptions ont disparu depuis leur découverte12. Ont été ajoutés à l’inventaire de Gérard Nahon après leur découverte : un fragment de pierre fort lourd comportant des mots hébreux, découvert à Chartres en janvier 2006, une inscription trouvée très récemment au parc Monceau à Paris, et une autre à Bourges13. Ces inscriptions permettent d’aborder l’étude de l’onomastique médiévale ainsi que de quelques éléments de la vie sociale 213 juive et confirment le retour de l’hébreu dans la vie communautaire. Elles attestent aussi la présence des juifs dans le cœur de Paris entre les XIIe et XIVe siècles. 12 C’est Paris qui conserve le plus grand nombre d’inscriptions avec 24 épitaphes datées de 1139/1140 à 1364, 57 non datées, une inscription dont la date est partielle, ainsi que 27 inscriptions perdues dont il ne reste que la description14. Pour cette étude ne seront retenues que celles dont les noms se dégagent avec certitude. La plupart d’entre elles proviennent d’un seul des trois cimetières juifs de la rive gauche, découvert sous l’actuelle librairie Hachette, sise boulevard Saint-Michel. Elles témoignent d’un fort attachement à l’onomastique hébraïque biblique, en tout cas pour les hommes, et aux coutumes juives, en particulier au calendrier hébreu, seul mentionné pour la date de décès, contrairement à ce qui apparaît dans les épitaphes de l’Antiquité (fig. 2). L’étude des noms portés par les juifs à Paris s’est étendue aux noms trouvés dans les manuscrits hébreux parisiens du XIVe siècle ainsi qu’à ceux qui figurent dans les rôles de la taille de 1296-1298 et dans d’autres documents d’archives, qui apportent chacun un éclairage différent sur les juifs de Paris, leur provenance et leur profession. Les juifs à Paris aux XIIe-XIVe siècles 13 Jusqu’en 1182, les juifs résidaient dans l’île de la Cité, dans les rues de la Juiverie, de la Pelleterie et de la Vieille Draperie. Leur synagogue est devenue l’église SainteMadeleine en l’Île après la première expulsion15. En 1173, le voyageur Benjamin de Tudèle fait la description d’une communauté très dynamique. Il mentionne ses sages et leurs disciples d’une valeur exceptionnelle : « […] Elle renferme des disciples, des sages qui n’ont pas leurs pareils aujourd’hui sur toute la terre ; ils s’appliquent jour et nuit à l’étude de la loi […] 16 » 14 L’épitaphe de Salomon, fils du rabbin Judah, indique qu’il décéda en l’an 900 du comput, sans autre précision de jour ni de mois, ce qui correspond à l’année 1139 ou 1140. L’épigraphie montre que la gravure qui imite l’écriture manuscrite marque moins les pleins et les déliés que dans les inscriptions du XIIIe siècle, où le style gothique de l’écriture franco-rhénane est caractérisé par une gravure plus contrastée dans le tracé des caractères (fig. 5, 7, 9, 10). Mais, face à l’absence d’inscriptions plus anciennes et contemporaines – deux seulement –, cette indication constitue un simple constat. Fig. 3. Shelomoh (Salomon), fils du compagnon [d’études ?] rabbi Yehudah (Judah), en l’an 900 du comput [1139-1140 ?] (Paris, MAHJ, D.98.05.008.CL) 214 15 Les juifs quittent la France entre 1182 et 1198 à la suite de l’expulsion ordonnée par Philippe Auguste. Un cartulaire témoigne qu’à leur retour, trente-neuf juifs s’engagent à demeurer au Petit-Châtelet vers 1204, aux abords du Petit-Pont17. L’existence d’une juiverie est attestée rive gauche, dans le bas de la rue de la Harpe. En effet, la mention faite dans le cartulaire – Isti Judei remanebunt in Castelleto secundum pontem – semble indiquer qu’ils ne s’engagent pas tant à habiter au Petit-Pont qu’Outre-Petit-Pont, c’està-dire en dehors de la Cité et de la ville (rive droite), sur la rive gauche de la Seine, encore peu urbanisée à cette époque18. Mais se seraient-ils installés aussi autre part ? 16 La liste des noms inscrits sous la rubrique De Normannia révèle l’arrivée à Paris de juifs normands, extérieurs au domaine. 17 Le colophon d’un manuscrit hébreu parisien du début du XIVe siècle met l’accent sur la question de la mobilité des juifs de Paris. En effet, dans le manuscrit hébreu 643 de la Bibliothèque nationale de France, le scribe dit s’appeler « Joseph surnommé Roi hors [de] Paris » (fol. 45v) et signe Yosef ha-melekh “Joseph le Roi” (fol. 155v), dessinant même une couronne au-dessus de son nom pour confirmer le sens de son surnom 19 : (? ‫ )מפריש‬/ ‫חזק יוסף המכונה מלך חוץ ייפריש‬ Ḥazaq Yosef ha-mekhuneh melekh ḥuts (?) Paris Fig. 4. Colophon de « Joseph le Roi » (Paris, vers 1300) Le nom Joseph est surmonté d’une couronne. 18 La précision « hors de Paris » pourrait indiquer que « Joseph le Roi » travaillait à l’extérieur de Paris ou bien qu’il venait d’ailleurs. En tout cas, il s’était forgé une belle réputation dans son métier et il est vrai que le manuscrit hébreu 643 est d’une facture remarquable. En effet, de nombreux juifs expulsés des villages de France entre 1270 et 129120 puis d’Angleterre en 1290 sont bien venus s’installer à Paris, comme l’attestent certains noms couchés sur les registres de la taille comme ceux de Jorin l’Englois ou de Moussé de Dreues. Joseph portait donc un nom hébreu et un surnom qui le distinguait sans doute dans sa profession. La question reste de savoir si on l’appelait ha-melekh, en hébreu, ou le Roi, en français. 19 Entre 1210 et l’expulsion de 1252, plusieurs boucheries, synagogues, cimetières et écoles sont mentionnés dans diverses sources. Les épitaphes, dont aucune n’est datée de 1252, confirment bien l’existence des écoles et l’importance sociale de l’étude et de l’érudition rabbinique. Une seule école est localisée, au coin de la rue de la Harpe et de la Bouclerie ; elle est mentionnée dans un bail à rente établi par la Sorbonne en 1288 pour « une place sise à Paris outre le Petit-Pont devant l’école des juifs faisant coin de la rue Regnaut le Harpeur et celle de la Bouclerie21 ». 20 En 1273, Philippe le Hardi décide de limiter les établissements juifs dans la capitale, notamment le nombre de cimetières ; un seul restera en fonction sur les trois connus. 215 Les cimetières juifs parisiens 21 Les stèles funéraires de Paris sont toutes verticales, conformément à la tradition ashkénaze, c’est-à-dire franco-rhénane. Elles portent une épitaphe relativement brève de dix lignes au maximum, dont la provenance est connue et bien circonscrite dans le périmètre parisien22. La date de l’expulsion des juifs de Paris permet de les inscrire dans une échelle de temps relativement restreinte, courant des premières décennies du XIIe siècle (fig. 3) au milieu du XIVe siècle (1364, fig. 5), et entrecoupée par les expulsions de 1182 et de 130623. 22 Selon Jean-Pierre Caillet, durant le haut Moyen Âge, le cimetière juif était situé au pied de la Montagne Sainte-Geneviève. Au retour du premier exil, en 1198, les juifs inhument dans un terrain bordé par la rue Galande et la rue du Plâtre (actuelle rue Domot, Ve arrondissement). En décembre 1258, le texte d’un accord établi entre les chanoines de Notre-Dame et la communauté juive de Paris stipule que celle-ci utilise ce cimetière depuis cinquante ans et plus, donc depuis au moins 1198. Un autre fonctionnait dans le même temps dans un quadrilatère délimité par les rues de la Harpe, des Deux-Portes (actuels boulevards Saint-Michel et Saint-Germain), PierreSarrazin et Hautefeuille depuis au moins le début du XIIe siècle. Deux épitaphes datées de 1139 et 1140 (fig. 3) nous sont parvenues. De plus, un « astrologue », Simon de Pharès, indique dans un recueil qu’il publia sur ses pairs célèbres que l’épitaphe du médecin-astrologue « Tsour », mort en 1122, était encore visible en 1492 « avec plusieurs autres choses bien enciennes24 ». 23 La décision de Philippe le Hardi de limiter le nombre d’établissements tenus par les juifs dans la capitale indique que ces derniers en possédaient plusieurs à Paris. Le clos de la rue Galande revint aux chanoines en 1273 ; il aurait été utilisé au moins soixantequinze ans. Quant au quadrilatère qui s’ouvrait sans doute sur la rue de la Harpe, il fut confirmé dans son attribution aux juifs jusqu’en 1307. Un sergent chrétien commis à sa surveillance et à son entretien est inscrit au registre de la taille de 1292 : « Henri le serjant », logé rue de la Harpe entre la rue Serpente et l’église Saint-Côme. Mais il est possible qu’il ait été remis en fonction au retour de 1315. Le terrain cédé après l’expulsion de 1306 aux religieuses de Poissy étant resté non bâti jusqu’en 1321, les tombes restèrent in situ25. Simon de Pharès confirme avoir vu dans ce cimetière – devenu alors le jardin privatif de la demeure de Louis de Beaumont de la Forêt, archevêque de Paris (1446-1492) – la tombe de celui qu’il appelle « Tsour », médecin de son état. Or, aucune autre épitaphe signalant un médecin juif n’a été retrouvée, pas plus que celle qu’il a mentionnée. En tout état de cause, aucun autre Tsur, ‫צור‬, ou Zur, ‫זור‬, n’apparaît dans les 327 épitaphes françaises qui nous sont parvenues. N’y sont signalés que les rabbins ou les érudits, les maîtres et les compagnons d’étude et peutêtre ceux qui ont péri pour leur foi. Au XVIe siècle l’ensemble du terrain n’était toujours pas bâti, ce qui explique sans doute le nombre de pierres tombales retrouvées là au XIXe siècle (48). 24 Lors de leur rappel par Louis X le Hutin en 1315, les juifs habitaient rue des Rosiers « ou des Juifs » et rue de la Coquerée, dans laquelle se trouvait une synagogue. Ils semblent avoir alors récupéré un cimetière déjà en usage au XIIIe siècle, dans l’ancien quartier juif situé entre les rues Entre-Deux-Portes et des Jardins. Une pierre tombale trouvée en 1904 rue de la Verrerie – l’ancienne rue de la Coquerée – et datée de 1364 indique qu’un 216 autre cimetière juif a pu fonctionner à cette période. Il était localisé « à l’est de la rue des Juifs (aujourd’hui Ferdinand-Duval, IVe arrondissement), près du coin qui forme la rue avec l’impasse Coquerée (ou Coquerelle, aujourd’hui disparue)26 » ; cette stèle porte le nom de dame Floria, décédée en 1364. Alors que le nom Floriah apparaît deux fois au XIIIe siècle sous la forme ‫הפלוריא‬ 25 il est inscrit dans cette épitaphe sans la finale ‫ה‬. C’est ‫פלוריא‬, Floria, qui est gravé ici, peut-être dans une forme remise au goût du jour. Elle était la fille du maître et rabbin Judah et la veuve du maître et saint rabbin Jacob, qui connut peut-être une mort violente (fig. 5)27. Fig. 5. Épitaphe de dame Floria, 1364 (Paris, MAHJ, D.98.06.005.CAR) « Le monument que voici, je l’ai placé en monument au chevet de dame Floria, fille de notre maître le rabbin Juda, veuve de mon [/ de notre] maître le saint rabbi Jacob. Que le souvenir du juste et du saint soit une bénédiction. L’an 124 du petit comput [1364]. » 26 La stèle, d’un style tout à fait différent de celles trouvées dans le cimetière de la rue de la Harpe, revêt un décor gothique formé d’une arcature trilobée. Aucune forme architecturale n’est à signaler sur les stèles parisiennes médiévales connues antérieurement. Seules les lettres sont-elles parfois enjolivées de hampes évoluant en colimaçons ou de perles enfilées, ou bien la réglure du texte tracée comme pour l’écriture manuscrite28. Cette stèle d’un décor et d’un style littéraire différents indique que le texte a été rédigé par un proche de la famille qui fut un disciple ou un élève du père et de l’époux de la disparue. C’est la seule stèle du XIVe siècle qui ait été retrouvée à ce jour à Paristant que celle du parc Monceau n’aura pas été plus assurément datée 29. 27 Caroline Bourlet a restitué sur une carte l’habitat juif parisien entre les XIIe et XIVe siècles. Les lieux de vie des juifs au XIIe siècle sont indiqués en jaune ; le bleu délimite 217 ceux qui furent occupés de la fin du XIIe jusqu’à la seconde moitié du XIIIe siècle. Ceux du milieu du XIIIe siècle sont signalés en rose et ceux du début du XIVe siècle, en vert. Fig. 6. Carte de l’habitat juif parisien, XIIe-XIVe siècle © Caroline Bourlet, IRHT-CNRS, déc. 2015 28 Comme ce fut le cas pour la péninsule ibérique, on peut supposer que les juifs expulsés de France partaient avec l’idée de revenir. Des coreligionnaires venus d’autres régions vinrent grossir leurs rangs, notamment en 1290, quand eux-mêmes furent expulsés d’Angleterre. Mais on se plaît à imaginer qu’Abraham ben Jacob, le scribe de la bible hébraïque achevée à Paris en 1303 (Paris, BnF, ms. hébreu 44), pourrait être le fils de rabbi Jacob, fils du rabbin Haïm (1253) dont l’épitaphe est, elle aussi, restée à Paris (fig. 7 et 8). 218 Fig. 7. Épitaphe de Jacob, fils de Rabbi Haïm, Paris, 1253 (Paris, MAHJ, D.98.05.004.CL) « Ceci est la stèle de Rabbi Jacob, fils du rabbin Haïm qui s’en fut de la péricope Emor [“Parle”, Lév. 23,2] l’an treize du comput [5013 = 1253]. Que son âme soit liée au faisceau des vivants. » Fig. 8. Colophon d’Abraham, fils de Jacob, Paris, 13 mars 1303 (Paris, BnF, ms. hébreu 44, fol. 166v) « Je suis Abraham bar Jacob, que son âme repose en paix. J’ai terminé ce Pentateuque (ḥumash) contenant les cinq rouleaux (megillot) et les haftarot30 le mercredi 23 du mois d’Adar, en l’an 5063 [12 mars 1303] de la création du monde selon le comput que nous suivons ici dans la ville de Paris. Péricope wa-Yaqhel [Ex. 35,1 - 38,20] » 219 Les noms des juifs de Paris (XIIe-XIVe siècle) 29 Parmi les trente-neuf juifs arrivés à Paris en 1204, dix-huit sont cités nommément dans un cartulaire31 : Brunus, filius Bonevite, Rothomagi ; Diex le Saut, [de] Arces ; Bonevie de Caudebec ; Abraham de Mostervillari ; Judas filius, de Longavilla, et Judas gener ; Deus le Croisse dortem, de Pontellomari ; Jacob de Bonavilla super [T]oquam ; Jacob [de] Lisies ; Morellus de Falesia ; Dex le Croisse, de Cadomo ; Joceus Doan, de Burgonn. ; Vauro Cortipel, de Briona ; Mopres de Eulleboef et Cressens de Bernalo32. 30 Cinq noms bibliques, tous masculins, figurent dans cette liste : deux Judas, deux Jacob et un seul Abraham. 31 Dans ces listes comme sur les épitaphes, les juifs ne portent souvent qu’un patronyme. Sur les pierres tombales des hommes, seul celui en hébreu est suivi de la filiation du défunt. Dans les rôles de la taille, les deux peuvent apparaître, ou bien soit l’un soit l’autre, parfois suivis de la provenance du contribuable. Mais selon certains témoignages, le même homme est identifié par son nom hébreu ainsi que par son nom ou surnom en langue vernaculaire, résultant parfois d’une traduction du nom hébreu. Ainsi, « Priscus, familier de Chilpéric » est un nom latin, alors que « Manessier de Vesoul » garde son nom hébreu transcrit en caractères latins et adapté sans doute à la prononciation locale. Juda Sire Léon (1166-1224), le lointain descendant de Rachi, était aussi connu comme Judah ben Isaac Sire Leon (1166-1224) 33. Rabbi Yehiel de Paris s’appelait en langue vernaculaire « Vives de Meaux » (Vivus Meldensis) (Meaux, XIIe siècle - Acre, Haïfa ou Paris, 1268). Son nom, Vives, est traduit de l’hébreu Yehiel ; lui est associé celui de sa ville d’origine34. Fig. 9. Stèle de […] notre maître […] [Ye]hiel, avant 1306 (Paris, MAHJ, D.2015.04.012.CL) 220 32 Cette pratique se poursuit au XIVe siècle : le scribe d’un manuscrit médical de 1386 destiné au rabbin Jonathan de Trèves signe en effet à la fin du manuscrit « Moi, Isaac fils Ruben, appelé Macip Revel35… ». Épitaphes parisiennes, 1139/1140-1364 33 Très homogènes dans la forme comme dans le fond, les stèles funéraires portent des formulations générales quasiment identiques ; ces épitaphes sont dépourvues en général de citations bibliques. 34 Les noms des défunts sont composés du prénom suivi de la filiation paternelle. Ceux des femmes sont parfois précédés du mot marat ( ‫“ )מרת‬dame”, établissant le statut de femme mariée. Les noms des hommes sont parfois précédés, selon le rang du défunt, des mots rav ou rabbi “rabbin”, ḥakham “érudit” ou encore ḥaver “compagnon [d’étude]” ; ces précisions semblent plutôt insister sur des titres honorifiques. Il apparaît que, dans cette société, grande était la valeur de l’érudition en matière biblique ou rabbinique. 35 Les prémices de cette étude ont déjà suscité de nombreuses réflexions. La première, récurrente, surgit à la lecture d’une pierre endommagée. 221 Fig. 10. Épitaphe de Dame Floriah, fille du rabbin Benyamin, 1319 (Paris, MAHJ, D.98.05.007.CL) Texte hébreu ‫זאת מ]צב[ת‬ ‫קבורת מרת‬ ‫בת הרפלוריאה‬ ‫ר בנימן שנפטרה‬ ‫לג ן ע ד ן י ו ם ב‬ ‫פרשת ברכה‬ [?]‫[עט‬...] ‫שֿנ]ת[ א‬ ‫לפרטת‬36 ‫ת‬:‫נבה‬ Transcription 1. Z’ot matsevet 2. qevurat marat 3. flory’ah bat ha-r[av] 4. r[abi] binyamin she-nifterah 5. legan ceden yom bet 6. parashat Berakhah 7. shena[t] a[lef][…]c[ayin] t[et] 8. y(od) g(uimel) li-frat t(tav)37 9. t(ehe) n(ishmatah) b-(tsror) h(a-ḥayyim) Traduction 1. Ceci est la stèle de 2. la tombe de dame 3. Floriah, fille du maître 4. le rabbin Binyamin, qui s’en fut 5. au jardin d’Éden le deuxième jour 6. de la péricope Berakah [“Bénédiction”, Deut. 33 et 34,1-12] 7. année 1 et 79 8. 13 du comput. 9. Que son âme soit liée au faisceau des vivants 36 Les personnages cités dans cette épitaphe sont la défunte, au nom vernaculaire populaire chez les juifs, et son père Binyamin (Benjamin), qui porte un nom biblique. Il 222 faut relever que ce dernier est signalé, aux lignes 3 et 4, par l’abréviation ha-r (‫)הר‬, indiquant qu’il s’agissait d’un maître ; sa fille porte pourtant un nom vernaculaire 38. 37 Les noms des juifs apparaissant dans les épitaphes parisiennes ont été répertoriés et classés par genre et par date. Quand les pierres sont perdues (elles sont alors signalées par un astérisque dans la colonne de gauche), je me suis fiée au relevé de Gérard Nahon. Dans certains cas, j’ai fait une étude épigraphique approfondie des stèles exposées à Paris ; dans d’autres, j’ai dû reprendre les clichés et les inventaires d’Adrien de Longpérier et de Moïse Schwab et ceux conservés dans les archives de l’Institut de recherche et d’histoire des textes. Les noms des hommes n° 1 2 N° de notice G. Nahon Nom (ordre chronol.) Filiation 1 Shelomo fils du compagnon rabbi Yehudah Rabi fils du s[aint] Shemu’el r[abi] Yosef 6 fils 3 4* 7 8 [Ye]hudah R. Me’ir Nom hébreu du « compagnon » ḥaver r. Moshe ha Levi fils du saint rabbi Yeḥiel Nom français Date hébraïque / date chrétienne Salomon, fils ‫יהודה ’שלומה בן החבר ר‬ ‫ר יוסף’ק’רבי שמואל בן ה‬ du compagnon (?) Judah [4]900 du comput / 1139-1140 Samuel, fils 5007 du saint Péricope Balaq rabbin (Nb. Joseph 1247 22,2-25) / [J]udah, fils du « compagnon 5009 / 1248-1249 [‫[ משה הלוי )בי(הודה בן החבר ר]י‬d’étude] » R(abbin) Moïse haLévi Année 9 (5009), Rabbi Meir jour 6 (vendredi), wafils du saint péricope ‫וש רבי יחיאלדרבי הק בןמאיר ’ר‬ rabbin yishlah (Gen. Yehiel 32,4-36) / 3 décembre 1248 An 13 (5013), jour 1, péricope Emor 5 12 r. Yacaqov fils de rabbi Ḥayyim R. Jacob fils (Lév. 21-23), an 13 ‫ חיים ’יעקב בהר ’ר‬de r. Haïm du comput / (Vivant ?) dimanche 17 avril 1253 223 6* 7* 8* 9 10 21 24 25 28 34 Morenu hayashish hafils de R[abbi] r. Matitiah Mordekhai Aharon r. Yehudah ‫ יהודה 'ר‬R. Juda - Morenu Rabbi Shelomoh Yacaqov [‘A]haron 13 Barukh ‘Elḥanan r. An 5038 du Rabbi comput, jour 3, Salomon fils [péricope] ‘Emor ‫רבי שלמה בר חיים‬ de r. Haïm (Lév. 21-23) / (Vivant) mardi 3 mai 1278 Notre maître rabbi fils de notre Salomon, fils maître le notre ‫ מורנו הרב רבי שלמה בן מורנו הרב רבי יהודה‬de rabbin rabbi maître le Yehudah rabbin rabbi Judah 12* 37 14* 46 fils de rabbi Yacaqov fils de rabbi Abraham fils de rabbi Shelomoh fils de rabbi [Yehudah] ‫יעקב ]רבין[ב יעקב‬ Jacob, fils du rabbin Jacob Rabbi Jacob, Rabbi fils de rabbi Ḥayyim Shimshon An 5041 du comput, jour du shabbat, péricope Qoraḥ / 21 juin 1281 51 péricope Shelaḥ / 20-26 mai 1291 An 51, jour 2, péricope Qoraḥ ‫ בי יעקב ברבי אברהם‬fils du rabbin (Nb. 16,18) / lundi Abraham 28 mai 1291 Aaron, fils du [‫ שלמה )ב(הר בן הרון]א‬rabbin Salomon ‫ ברוך‬Baruch - - Elhanan, fils rabbin Jour 1 ‫ ]ה[יהוד 'ר 'ב אלחנן‬du Jud[ah] Rabbi 15* 49 An 36 (5036), 3e jour, péricope […] / 1275-1276 fils de Ḥayyim r. Yacaqov 38 péricope Reeh ‫ מתתיה 'ר 'ב אהרון מרדכי 'הר הישיש מורינו‬Mardochée Aaron, fils du (Deut. 11, rabbin 26-16,17) / 1267 Mattahtias Rabbi Shelomoh 35 11 Notre maître le Vénérable An 27 (5027), le rabbin premier jour de la ‫חיים 'ר‬... ‫הר שמשן‬ Haïm (ou Vivant), fils du rabbin Samson Jour 2, 44 (?) … 224 16 50 Ytsḥaq R’[abbi] Ytsḥaq mq [?] Isaac … r’ Isaac de Q Jour 6 ‫( יצחק 'יצחק ר‬Caen ?) (NAHON 1986, p. 100-102) 17* 52 [Yacaqo]v f[ils de] r[abbi] Shimshon WaJacob ?, fils Péricope rabbin Yiggash [‫ ]שון[שמ בר ב]יעק‬du Samson (Gen. 44,18-47) 18 M’eir fils du saint Meir, fils du ‫[בן הקד ]יר[מא‬...] saint (martyr) 19* 62 - fils de Yacaqov ? de Rouen [...] ‫)?( קב]י ן[ב מרואן‬, fils de Jacob 20 [Ra]bbi Moshe 21*39 61 63 64 Jour 1, [‫ בי משה]ר‬Rabbi Moïse - péricope Mishp[atim] (Ex. 21,4) Rabbi (fils de) Moshe HaHayyim Levi levi L’intègre rabbin Moïse ‫[התם רבי משה הלוי‬...] ‫חיים לוי‬ Ha-lévi [… ] Haïm Lévi Péricope Wa- yets[e] 22 66 Natrona[y] (Gen. 28,10-32,3) / 1244-1254 ? (NAHON 1986, ‫ ]י[נטרונא‬Natrona[y] - p. 116) Natronay 23* 67 [Na]tronay Ys Natron’ay Shimsh[on] [‫ ]ראל[יש רונאי]נט‬ou ‫]עיהו[יש ]ו[שמש‬ 24 69 Shelomoh fils de Yacaqov ys[…] 25 70 Shimshon fils Shimshon de 71 [Sh]emuel Ha-Cohen Shemuel Cohen Ha- 26 Israël Samson Isaïe ou ou Salomon fils Jacob ‫[ב שלמה‬...] ‫ ]? ראל[יש יעקוב‬de Is(raël ?) ‫[שמשון בן‬...]‫שמשון‬ Samson, fils de Samson Samuel ‫ש מו א ל ה כ הן‬ Cohen ha- Péricope Yiggash 44,18-47) Wa(Gen. 225 27 72 [Rabbi] Shemuel Rabbin Samuel, (fils Péricope Aḥare [‫[שמאול ]רי‬...]‫י אליא‬ du ?) rabbin mot (Lév. 16) Rabbi ‘Ely’a Elia (?) Morenu [Ye]hiel (fig. 9) - 29* 77 - fils de [Yeḥ]iel 30 79 R’ Ḥayyim - 31 103 - (fils de) Pinḥas 28 75 ‫חיאל]י[מורנו‬ r’ Notre maître (Ye)hiel Fils ‫ אל]יחי[ 'ר‬rabbin Yehiel ‫ר' חיים‬ ‫פנחס‬ du - Rabbi Haïm (Vivant) Pinḥas (Phinéas) - Les noms des femmes n° 1 2 Notice Nom G. Nahon Filiation 2 fille de r’ Yosef 3 [Dame] ‘Ester Dame Yo’ay’ah fille de rav Ytsḥaq Nom hébreu Nom français Date hé chrétien Dame Esther, fille Péricope [...]‫אסתר ב]ת[ ר' יוסף‬ du rabbin 1140 Joseph Dame Joayah ‫( יואיאה בת רב יצחק‬Joie), fille An (4)99 de maître Isaac 3 4 4 11 Dame B’ey[le] [fille de ?] David Dame Belle, Sixième de) jour ‫[מרת באי‬...] ‫( דוד‬fille David (péricop Dame Flori’ah fille de r. Binyamin Dame Péricope Floria, fille ‫מרת פלוריאה בת הר ר בנימן‬ année 11 du rabbin comput Benjamin 226 Dame Sarah (Sarre), fille de r. 5 6 13 15 Dame Sarah Yosef haKohen fille de Pretsuyyeuzah rabbi ‘Elecazar ‫ שרה בת ר יוסף הכהןמרת‬fille rabbin Joseph Cohen Année 1 jour 5 du Hayye-Sa 23-25,18 le 19 novem Précieuse (?), fille du rabbin [Année] Eléazar péricope ‫אלעזר'רתפרצוייזא ב‬ (SCHWAB 1261 1904, p. 248-249) 7* 8 9* 16 22 23 Dame Le’ah fille de Mordekhay Dame ‘Yw… fille de maître … Ha-Kohen Dame Belaset fille de ‫ל א ה ב ת מ ר ד כי‬ Léa, fille de Année 8 Mardochée 1262 Dame Yve[ete ?], ‫ איו]טא[ בת רב הכהן‬fille de An 31 (? maître […] Cohen Dame Belaset ‫מ רת ב ל ש ת בת‬ (Bellassez), fille de An 35 du de la pé Dame Floria, fille ‫מ ר ת פ ל ו רי א ה ב ת ר בי י צ ח ק‬ du rabbin Isaac An 41 du (Gen. 3 20 nov.1 Dame Flory’ah (NAHON 1986, 10* 26 p. 78 ; erreur de du lapicide fille dans la rabbi gravure du Ytsḥaq mot ‫שנפר‬au ‫ת‬ de la pé (Ex. samedi 1 lieu de ‫שנפתר‬ (‫ה‬ fille rabbi 11 27 Dame Yokheved 12 33 [Ha]annah de Jocabed, Ytsḥaq femme de rabbi cEzrah fille rabbi Dame de ‫יצחק אשת רבי עזרה'יוכבד בת רמרת‬ ‫[]ח[נה בת רבי‬...] fille de r. An 41 d Isaac / 1280-1 femme du rabbin Ezra Hanna, fille du rabbin Jour 1, (Ex. 30, 10 févrie 227 fille notre 13 36 de maître le rabbi Yehudah ‫[ הקדוש הרב‬...]‫[ יהודה אלמנת מורי‬...]‫יעקבר'מרת פלוריא בת מו]רינו[ ה‬ veuve de notre maître le Saint rabbi Yacaqov Dame Floria Dame Floria, fille de notre maître le rabbi Judah veuve de An 124 / notre maître le saint rabbin Jacob Sans date 14 15 39 40 Belle, fille du rabbin Jour 5 ‫ביללא בת רבי אושעיא הלוי‬ Oshaya ha- Behaalote Lévi fille de rabbi ‘oshcy’a halevi Beyll’a Bellassez […] (fille ou épouse de Péricope ‫[בלשת‬...](/‫גבריאל)אשת רבי )?בת‬ ou du 33,4) rabbin ?) […] Rabbi Gabriel Belaset Gabriel 16* 41 17 42 Dame Bellenyée ? (Bellenée ?), Jour 5 ‫ףבת ר' יוסמרת בלניאה‬ fille du rabbin Joseph fille de Dame Belnyah rabbi Yoseph Belnyah Bellenyée (Bellenée), [‫ ר' שניא]ר[בלניאֿ]ה‬fille du - Rabbi Seni’ rabbin Seni[or ?] 18 44 19* 45 Bonaf[…] Bonafi[?] Bonefi[?] [?]‫בונפ‬ - ou [fille] rabbi Itsḥaq Bonef[oy, é ?] Bonnefi[lle] ou bonafi[lle] [?‫[ הר' יצחק ]רל‬...] ‫בונאפי‬ [fille ?] de maître de Isaac [pour le prénom, la lecture est celle de G. - NAHON (1986, p. 98) ; la pierre étant perdue, il a fallu se fonder sur le relevé des textes ; je suggère à la fin la lecture du rech et du lamed ‫ רל‬au lieu de tav et lamed ‫]תל‬ 228 20* 47 21 48 22* 53 Dame Floryah fille rabbi de Dame Anne ou Anna … ‫ יוסף‬... [‫( מרת חנ]ה‬fille ou femme de) Joseph Dame Ḥan[ah] […] Yossef Yehudit Dame ‫ בת הר'מרת פלוריאה‬Floria, fille de maître fille compagnon rabbi Dame Judith, fille du ‫מרת יהו יהודית בת החבר ר' אברהם‬ compagnon Abraham 23 54 24* 55 Yehudit Dame Y’ve’te’ le rabbin Abraham fille de rabbi Shabbatai ha-Levi fille maître Dame Judith, fille ‫ מרת יהודית בת ר' שבתאי הלוי‬du rabbin Sabbatai Halévi de ‫מרת יאוטא בת הר' שמואל‬ Shemu’el 25 56 - Dame Yvette, fille de maître - Samuel épouse Levi ‫[ לוי‬...] ‫[אשת‬...] […] épouse […] Lévi - Dame […], fille fille 26* 57 Marat […] du [Me’i]r (ou Elecaza) Ha-levi r du bienfaiteur [M]eir (ou ‫[ ]ב[ת הנדיב ]מ[איר הלוי‬...] ‫ מרת‬Eléazar) (NAHON 1986, p. 107-108) Ha-Lévi Dame fille 27 58 de Dame Margalit rabbi Ḥizeqiyah Margalit, ‫ מרת מרגלית בת רביחזקיה‬fille rabbin du Jour Ezéchias Ren 28 59 R’e[yn ?] fille Mariram de ] ‫רא‬...]‫ן‬/‫?( בת מרירם(ינא?ןי?ז( י?(ו‬ 1, Shalaḥ (E (Reine ?), fille de Mariram 229 29 60 - [...]‫[ מאי‬...]‫מר‬ Me’i[r ?] Dame […] Mei[r ?] Dame 30* 65 fille de Marat Miryam rabbi Abraham Parygorph (?) (l’inscription perdue a fait l’objet de trois copies 31* 68 fille du qui ne compagnon permettent (d’études) guère, selon G. NAHON 1986, Myriam, ‫ מרת מרים בת ר' אברהם‬fille de R(abbi) Abraham Paregorf, du ‫ פריגורפ בת החבר‬fille compagnon p 117, d’être sûr du nom de la défunte) 32 73 Marat M[…] Shemue[l] 33 74 Simḥah - 34 78 - fille notre maître Rabbi Yeḥiel 35 86 Es[ter] - 36 91 Marat Ra[ḥel] - ‫[ שמוא‬...] ‫]ל[מרת מ‬ ‫]ש[מחה‬ de Dame M[…] Samue[l] Simhah (Joie ?) - […] Fille de notre Péricope ‫ יחיאל'בת רבי]נו[ ]ה[ ר' ר‬maître le 19,22) rabbi Yeḥiel Péricope [‫ אס]תר‬Esther [‫מרת ר]חל‬ (Gen. 23 Dame Rachel (?) - Bellassez 37 102 [Be]ylass[e ou et] […] (fille ou femme) de ou '‫[ הר‬...] [‫ ]ב[ילאס]ה ? ת‬Bellasset maître […] maître 38 Certains noms restent difficiles à identifier avec certitude comme sur la stèle de 1270-1271 au nom de dame ’Y [w ?], ‫]וטא[ בת רב הכהןאי‬ 39 I […], fille du maître Ha-Cohen. Seule la première lettre est lisible et la seconde probable. La première syllabe est clairement Iy. Gérard Nahon propose Jivette ou Ivette, de 230 alors qu’Adrien de Longpérier et Moïse Schwab suggèrent respectivement Isabelle ou Estelle40. Cependant, la troisième lettre fragmentaire paraît plus proche d’un waw (‫ו‬, v ou u) ou d’un zaïn (‫ז‬, z). Toutefois, on ne peut totalement exclure la possibilité que cela ait pu être un shin (‫ש‬, s ou sh) brisé, ce qui rendrait envisageable la lecture des deux noms. Toutes les autres inscriptions qui posaient les mêmes problèmes ont été exclues en faveur de celles dans lesquelles les noms étaient parfaitement identifiables. 40 L’inventaire de Gérard Nahon fait apparaître que certains noms sont plus usuels que d’autres sur les inscriptions de la France médiévale. Sur 79 noms masculins, les plus fréquents sont, dans l’ordre, Isaac (37), Joseph (30) et Jacob (27), suivis par Salomon et Samuel (19) avant Judah, Abraham et Haïm (17). Nombreux aussi sont les prénoms Moïse (13), Méir (12), Menahem (9), Mardochée (8), Yehiel (7), puis ceux d’Eliezer et David (6), Baruch, Elie et Samson (5). Plus rares sont Aaron, Israël, Josué, qui n’apparaissent que quatre fois ; Esdras, Ezéchias et Nathan, trois fois, ou encore Asher, Benjamin, Bonnefoy, Eléazar, Ezéchiel, Gershom, Makhir, Nathanael, Natronay, Oshayan, Rehavya, Sion et Yaqar, deux fois. Les autres noms ne se trouvent qu’une seule fois : Abdias, Amram, Azaria, Cresbia, Daniel, Ephraïm, Efron, Emmanuel, Elhanan et Hanan, Haviv, Gabriel, Gedalyah, Jonathan, Joram, Kalonyme, Nappaha, Néhémie, Perez, Pinḥas, Raphaël, Ruben, Sabbatai, Salavin, Saron, Senior, Shalom, Shoshan, Siméon, Tobias, Uresrago (?), Yedaya, Yekutiel, Yesha, Zaccharie et Zaqen. 41 Il est notable que le nom Paregorf ne soit cité qu’une seule fois à Paris, tandis que deux occurrences de ce nom non biblique figurent dans des inscriptions funéraires juives grecque et latine de l’Antiquité. 42 La famille des Cohen est citée dix fois, celle des Lévi onze fois. La mention “saint” (qadosh) est inscrite à dix reprises41. Celles de “maître” et “rabbin” figurent vingttrois fois, celle de “compagnon [d’étude]” treize fois. On trouve aussi huit mentions d’érudits reconnus par la communauté (ḥakham). Sarah, fille du rabbin Patrone ou Patrona Yehudah, décédée à Strasbourg en 1303, est qualifiée de ḥaverah, “compagne”. On peut se demander si cette jeune femme était réputée pour son instruction ou si elle était particulièrement pieuse. L’acception du mot ḥaver dans l’expression hébraïque talmid hakham, “érudit du judaïsme”, pouvait-elle avoir une autre signification dans le cas d’une femme42 ? Quant au mot Patrone (43‫)פטרונא‬, qui précède le nom de Yehudah, il s’agit d’un mot d’origine latine qui a été adopté dans la littérature rabbinique mais reste unique dans les relevés épigraphiques. Peut-être rabbi Patrone Yehudah était-il une sorte de dignitaire juif si l’on se réfère encore au sens latin du mot ? Il faudrait alors lire “le patron Judah”. Ainsi, au total, plus d’un tiers des noms sont accompagnés d’un apposé qui signale l’érudition en matière de sciences rabbiniques et l’engouement pour l’étude ou pour l’enseignement. 43 L’onomastique féminine se fonde sur l’analyse de trente-deux noms. Les trois plus populaires sont Ester (8), Sarah (7) et Simḥah (6), que traduit le prénom Joie (2), ce qui lui donnerait six occurrences en France. Anne et Floria apparaissent cinq fois. Les déclinaisons de Belle (‫בילה‬, [‫באי]לה‬, ‫ביללה‬, ‫)בילה‬, sans doute Beylah (4), Bellasset (‫בלשת‬ , [‫( )בילא]סת‬4) et Bellenée ( ‫בלניאה‬, Belnyah) (3) indiquent que ce nom reste le premier choix des juifs médiévaux pour leurs filles (11 occurrences), plus que les noms bibliques Esther et Sarah44. Yvette et ses variantes graphiques apparaissent quatre fois alors que les autres patronymes ne sont relevés qu’une seule fois dans les inscriptions qui ont été retrouvées. À l’exception de quelques noms postbibliques (Nappaḥa, Ḥalafta, Natronay, Cresbia, Qalonymos), on ne trouve que des noms bibliques dans les épitaphes des 231 hommes, même quand ils avaient deux patronymes. Quant aux femmes, le recours aux noms vernaculaires apparaît même quand la filiation indique que le père ou l’époux de la défunte est un maître ou un érudit, comme pour Floria, fille du maître « le rabbin Judah » et veuve du saint rabbin Jacob (fig. 5). Les prénoms Anne, Belle, Bellassez, Bellenée, Esther, Floria, Sarah, Simḥah et Yvette45 sont ainsi prédominants dans les inscriptions funéraires, datées ou non, de la France médiévale, avec une proportion de trois noms bibliques pour sept noms locaux. Qu’en est-il à Paris ? 44 Les inscriptions parisiennes livrent 115 noms gravés en caractères hébreux, dont la plupart datent du XIIIe siècle. La filiation se définissant toujours par le nom du père, et parfois celui de l’époux, y sont dénombrés plus de noms masculins que de noms féminins. Ainsi, les 31 inscriptions de défunts masculins et les 37 épitaphes de femmes livrent-elles aussi les 54 noms des pères et époux des défuntes. Le décompte s’élève à 84 noms masculins et 33 noms féminins. 45 Les noms masculins sont tous bibliques à l’exception de Parigorf, seul nom à consonance non hébraïque sur une inscription funéraire masculine. Cinquante-trois hommes sont qualifiés de Rav ou rabbi, quatre noms sont accompagnés du mot qadosh : ont-ils péri en raison de leur foi comme le suggère Gérard Nahon ou bien sont-ils renommés pour leur très grande science rabbinique et pour leur piété ? Cinq sont des maîtres, cinq autres des compagnons d’études et le dernier est aussi nommé « bienfaiteur ». 46 Les épitaphes étant souvent endommagées, il se pourrait qu'un plus grand nombre de noms masculins ait été précédé du mot Rav ou rabbi, bien qu’aucun ḥakham (“érudit”) n’ait été repéré dans les épitaphes parisiennes, si l’on excepte en 1267 « notre maître le vénérable rabbin Mardochée Aaron » (’‫)מורינו הישיש הר‬. Ces résultats viennent étayer le témoignage de Benjamin de Tudèle qui, en 1173, voyait une communauté tournée vers l’étude, ce qui semble encore se vérifier au XIIIe siècle46. 47 Trois noms sont suivis du patronyme Ha-Cohen et quatre de celui de Ha-Levi – un seul se nomme Lévi sans l’article ‫– ה‬, signalant que ces hommes descendaient des familles qui jouaient un rôle particulier dans le service du Temple de Jérusalem et, de ce fait, dans la communauté contemporaine. 48 Les noms les plus fréquents à Paris sont Jacob (huit occurrences), suivi de Judah, Samson et Isaac (6). Viennent ensuite Salomon, Samuel, Joseph, Haïm et Yehiel (5). On peut imaginer que Haïm avait eu son équivalent français dans le nom Vivant, assez fréquent chez les juifs cités dans les documents administratifs 47. Méir et Abraham figurent trois fois, Aaron, Eléazar, Mardochée, Moïse et Pinhas, à deux reprises, les autres prénoms une seule fois. 49 À Paris, le prénom Joseph était visiblement moins prisé que dans le reste de la France, tandis que Yehiel, Mardochée, Samson y étaient plus fréquents. Il en va de même pour Judah, dont plus de la moitié des occurrences sont parisiennes, ce qui peut surprendre, étant donné la connotation négative qui lui est accordée dans la tradition chrétienne. 50 Sur trente-trois prénoms féminins, neuf sont à consonance locale mais peu usités par les contemporains non-juifs, si l’on se réfère aux rôles de la taille. Deux prénoms dérivent de Belle, Belaset et Bellenée ; on relève aussi trois Floriah et/ou Floria, une Joiaia 232 (Joie), une Pretsuyyeuzah (Précieuse) et peut-être une Yvette. Six prénoms sont empruntés à la Bible : Jocabed, Sarah, Sarre, Léa, Hanna, Esther. 51 Le nom Floriah est recensé quatre fois dans les épitaphes parisiennes sur cinq occurrences en France. Se pourrait-il que ce prénom soit plutôt parisien ou plus fréquent que dans les trente-neuf localités où des épitaphes ont été retrouvées ? 52 Signalons néanmoins que les noms gravés sur les stèles ne sont pas forcément ceux qui étaient en usage dans la vie quotidienne, comme l’indiquent les noms des rabbins célèbres cités plus haut. Il en est ainsi du scribe Joseph, surnommé le Roi hors de Paris (fig. 4), ou, au XVe siècle, de l’enlumineur rhénan Joël ben Shimon, qui signait aussi Feibush Ashkenazi, “Phébus l’Ashkénaze”. Les responsa rabbiniques sont une bonne source d’information sur la double identité des juifs médiévaux. Ainsi, rabbi Jacob Tam (c. 1100-1170), l’un des maîtres les plus éminents de son siècle, rapporte qu’Eliezer et sa femme Rachel s’appelaient en français Joslin et (‫ )יושלין‬Belle-Jeune, ‫בילא שין‬ 53 (?) mais que, dans leur acte de divorce, n’ont été inscrits que leurs noms hébreux « et l’on omit les noms accessoires48 ». Il semble bien que la double identité ait été très utile pour que soit bien reconnue la personne mentionnée dans l’acte qui la concernait. Le registre de la taille associe pour les mêmes raisons nom et sobriquet ou qualificatif, distinguant ainsi deux personnes portant le même nom, taxées dans la même rue. Les noms des juifs dans les documents administratifs 54 La taille de 1292 recense les contribuables assujettis au paiement de 100 000 livres parisis an. La liste dressée cette année-là serait le résultat de l’évaluation du nombre de contribuables parisiens aptes à payer cette somme ; elle devait constituer une sorte de matrice utile pour les années suivantes. Ce document n’a en effet jamais servi de pièce comptable puisqu’il ne contient pas de mentions de paiement et n’a jamais été déposé à la Chambre des comptes, ce qui est le cas des listes des années 1296-1300 et 1313. Jean Guérout suppose qu’elle aurait été établie dans le cadre d’une transaction entre le roi et la municipalité, qui souhaitait obtenir le rachat d’une maltôte levée ces années-là 49. C’est effectivement ce qui fut fait entre 1293 et 1300. Cette liste rapporte dans sa dernière section (« Ce sunt les juifs de la ville de Paris ») l’identité, parfois le métier ou l’origine de cent vingt et une personnes, ainsi que le nom de la rue dans laquelle elles vivent. Les rôles de la taille de 1296 et 1297 permettent de suivre les mouvements de cette population et de constater que plus un juif n’est recensé sur la rive gauche en 129650. 55 Dans ces documents administratifs, les juifs ne sont souvent identifiés comme tels que parce qu’ils sont prélevés les derniers et dans des rues où ils vivent en majorité. Aussi serait-il difficile d’identifier par leurs noms les juifs qui vivent hors de ces rues, notamment les riches dont certains historiens pensent qu’ils vivaient sans doute parmi les chrétiens51. Cela signifie-t-il que les juifs portaient des noms français ou à consonance vernaculaire dans la vie administrative ? La liste suivante comprend les noms de juifs qui se trouvaient à Paris entre 1204 et 1394. Elle a été dressée à partir des sources documentaires non juives, notamment des cartulaires et les rôles de la taille des années 1292 à 1297, afin de comparer les noms qu’elles mentionnent avec ceux qui sont gravés sur les pierres tombales52. 233 Date 1204 Nom Filiation Rue Brunus Rothomagi filius Bonevite Châtelet Rothomagi Petit Pont du Métier / impôts Provenance - Rouen (Seine- - Maritime) 1204 Diex Le Saut, [de] Arces - - Arques (SeineMaritime) - 1204 Bonevie Caudebec de - - - Caudebec (SeineMaritime) - 1204 Abraham Mostervillari de - - - Montivilliers (Seine- O Maritime) 1204 Judas filius, de Longavilla, et Judas, gener - - Longueville (SeineMaritime ou Calvados) 1204 Deus le Croisse dortem, de Pontellomari - - PontAudemer (Eure) 1204 Jacob de Bonavilla super [T]oquam - - - Bonnevillesur-Touques - - (Calvados) 1204 Jacob de Lisies - - - Lisieux (Calvados) N 1204 Morellus de Falesia - - - Falaise (Calvados) - 1204 Dex le Croisse, de Cadomo - - Caen (Calvados) - 1204 Joceus Doan, Burgonn. de - - - Bourgoult, comm. Harquency - (Eure) 1204 1204 David Tortipel, de Briona Moyses de Eulleboef - - - - Brionne (Eure) - - Elbeuf (SeineMaritime) - 234 1204 1231 Cressens de Bernaio - Bonnevie de Paris (BnF, ms. lat. 16069 [cartulaire de la Sorbonne] ; GRABOIS - - Bona-Vita 1236 ? Benoît Morin N Achète 4 arpents de terre et de vignes à Vanves (BnF, Paris ms. lat. 16069, fol. 141-142 ; NAHON - 1970 1236 Bernay (Eure) N 1986, n. 9) - - - Vend à l’église de Saint Victor ½ arpent de terre sis au Chardonnet N - Propriétaire de deux maisons sises rue de la Huchette avec son frère O Acquises plus tard à Philippe le Convers qui les vend au roi Philippe III pour 120 livres en 1284 - Cressant Morin - (Arch. nat., J 151 A n° 22. Cf. NAHON - N 1978, n. 11 : « … deux mesons … qui furent ladis Benooit Morin et Cressant Morin, Juis ») Maison sise ultra parvum pontem 1253 - - ante domum Cythare (NAHON 1978, n. 7 ; - - - - - N Arch. nat., L 596 n° 2) 1262 - - Maison vendue située coin rue des Juifs. Atteste de biens fonciers juifs rive gauche (GRABOIS 1970) 1292 Haguin Landenaise - (déménage à) - / 10 l. Franc Mourier 235 gendre Davi l’Aignelet 1292 Lyon de Tillières - Samuel Chambres - Samuel 1292 la fame Dieu-leCroisse Cohen - la fame Sahor - Lyon, fille-soie - - Abraham Merot - de - / 58 s. Tillières (Maine-etLoire) O O - (déménage à) Franc Mourier Chamvres (Yonne) N gendre Haguin devant dit (déménage à) - / 58 s. Franc Mourier - N N - - / 16 s. - N Moussé et Jacob son fuiz - / 36 s. - N N - - / 5 s. - O - - - / 58 s. - O Bernart le Borgne - - - / 20 s. - O - Haguin de Véelli - - - / 58 s. Veilly (CôteN d’Or) 1292 Abraham le Lonc - - - / 36 s. - O 1292 Belle-Assez la veuve - - - / 48 s. - N 1292 Sarre la Bocacharde - - / 24 l. 10 s. - O O Benoiet, son fuiz Lorrez-leBocage 1292 Jacob de Jorrez - - - / 10 l. 1292 Davi l’Aingnelet - - - / 78 s. - O - Davy de Chaalons - - - / 20 s. Châlons-surMarne (Marne) O - Samuel Chambres - - - / 30 s. Chamvres (Yonne) N - Jivete - - / 16 s. - N - Moussé d’Argent - - / 20 s. - N de fille Merot Courrat Marc- - (Seine-etMarne) O 236 - - / 8 s. Sézanne (Marne) N - - / 5 s. - N - - - / 20 s. - O - - - / 48 s. - N - Fillon la fille, de Corbueill - - / 0 s. Corbeil (Essonne) O N - Moussé de Dreues - - / 20 s. Dreux (EureN et-Loir) - Moussé de Petit Pont, Marc-d’Argent Petit Pont - / 20 s. - - Ysaac de Sézanne - Murienne - Hélie Doucet - Joçon la Hurte-Vin la bruz Jacob Sahor - Samois-sur- Vivant, de Setmois - - - / 6 l. Seine (Seineet-Marne) - Bele Assez Bele, de Breban la - Reinne - - / 58 s. Brabant - / 12 s. - - / 8 s. - serorge Copin le Franc Mourier mire fuiz de la - - - Moreau Abraham Beleite dite Reinne et Bèle sa fame Franc Mourier neveu d’icelle Royne, et Franc Mourier Bèle-Assez sa fame la fille Pricion et Franc Mourier Haquin son N N O N N N O N O - / 8 s. - - / 5 s. - O N N N N N mari - Lyon d’Acre, mire sa fame Bien-liFranc Mourier Viengne - / 5 s. Acre O N - Amendant fuis Lion Franc Mourier d’Acre - / 8 s. Acre N O 237 - Salemon fuiz Davi de Franc Mourier Chaalons - / 16 s. Châlons-surMarne (Marne) O O - - sa fame mise avec Franc Mourier son père - / 12 s. - - - Bonoque fille Mahi Courrat, Franc Mourier veuve - / 10 s. - N O 1292 Cressant d’Argent - - / 12 s. - N le Prestre / 12 s. - Marc- la Franc Mourier femme Parise Mossé Prestre - Bone-Foy L’Englois et sa fame Franc Mourier - / 12 s. Angleterre O - Jorin l’Englois - Franc Mourier - / 10 s. Angleterre N - Josse fuiz BonAmi Franc Mourier l’Englois et sa fame - / 30 s. Angleterre O 1292 Bonne Bourbote de veuve Compingne la cour Robert - / 10 s. de Paris Compiègne (Oise) O - Davi l’Agnelet - la cour Robert - / 48 s. de Paris - O - Rose l’Englesche - la cour Robert - / 16 s. de Paris Angleterre O - Josse jeune et sa femme la cour Robert - / 12 s. de Paris - O - Haquin Cohen - la cour Robert - / 10 s. de Paris - N - Joie la fariniere veuve la cour Robert fariniere / 8 s. de Paris - O - Josson Pate et sa fame la cour Robert - / 5 s. de Paris - O N - Amendant Breban et sa femme la cour Robert - / 5 s. de Paris Brabant N Poulain le de le Franc Mourier O - N 238 - - Abraham de Quant l’Englois Hermineite sa fame Bien-Li-Viengne le prestre la cour Robert - / 4 s. de Paris la cour Robert et sa fame de Paris prestre / 5 s. - Bone-Vie Chartres de - Salemon Compingne de et sa fame la cour Robert - / 12 s. Hava de Paris - Chière - Joie - Mossé l’Englois Rose fame - Bèle de Provins veuve - Sarre - Bèle la Torte la cour Robert - / 10 s. de Paris et sa fame la suer la cour Robert Hétouyn le - / 5 s. de Paris bouchier fame Vivant la cour Robert Caro de Paris - / 12 s. sa la cour Robert - / 8 s. de Paris Angleterre O Kent ou Caen O - N Chartres N (Eure-et-Loir) Compiègne (Oise) O N - O O - O N Angleterre N O - / 12 s. Provins (Seine-etMarne) O qui fut fame L’Atacherie au Mestre - / 5 s. - O veuve L’Atacherie - / 5 s. - O Maronne et L’Atacherie sa mère - / 5 s. - le L’Atacherie mari O - Jococ - Haquin de Bar Bonne-Pille L’Atacherie sa fame - / 5 s. Bar-sur-Aube N (Aube) N Elye gendre Lyon fille- L’Atacherie soie - / 5 s. - O O Meaux N (Seine-etMarne) O O - - Vivant de Miauz Sarre la mirgesse sa femme et sa mesnie, Florion sa fille veuve L’Atacherie - / 10 s. O 239 - Bien-li-Viengne Coulommiers et sa fame, de Mique sa L’Atacherie dame, - / 10 s. Coulommiers N (Seine-etN Marne) veuve - Contesse la fame Baru le L’Atacherie Mestre - / 12 s. - O N - Perez sa fame - / 8 s. - N - Abraham le Mestre Joie sa fille, L’Atacherie veuve mestre / 19 s. - O O - Bèle-Assez Gonesse, veuve - / 36 s. Gonesse (ValN d’Oise) - Rauve de Miauz veuve L’Atacherie - / 5 s. Meaux (Seine-etMarne) N - Viau de Breban et son fuiz L’Atacherie et sa fille - / 8 s. Brabant N - Bèle-Assez la Vielle - L’Atacherie - / 5 s. - N - Cressin qui porte les chaperons L’Atacherie porte les chaperons - N - Elaisse fame Jacob L’Atacherie - / 5 s. - N N - Honot de Gonesse - L’Atacherie - / 8 s. Gonesse (ValO d’Oise) - Sonnet (Samson) fuiz Benoiet L’Atacherie le Borgne - - O O Hanna la fille Samuel Hubin, la L’Atacherie fame BonAmi - / 5 s. - N O O - O - N N - L’Atacherie de et sa fille et L’Atacherie son gendre fuiz Mossé - - Abraham Lyon MarcRue du Petit- / 8 s. d’Argent et Pont sa fame gendre Rue du PetitMoussé et - / 8 s. Pont sa femme 240 - Josse Agnelet et sa fame - Vivant Agnelet et sa fame - Haquin d’Argent et sa fame - Senior du Pont - - Cressant de Lille - Rue du Petit- / 3 s. Pont - O - N Rue du Petit- / 12 s. Pont - N Rue du Petit- / 8 s. Pont - N et Léal sa Rue du Petit- / 78 s. fame Pont - N N Souni le fuiz Rue du PetitAbraham le - / 12 s. Pont Lonc - N O - Quabin - Rue du Petit- / 10 s. Pont - N - Mossé le Mire et sa fame Rue du Petit- / 8 s. Pont - N - Rauve de Miauz veuve Rue du PetitPont Meaux (Seine-etMarne) N 1296 Hélie Doucet - - O - N Marc- Rue du PetitPont - / 3 s. Déménage en la cour Robert de Paris - Déménage en la cour Robert de Paris Jocon de Hurte - - Josse fuiz Bonami En la cour l’Englais Robert de Paris Habitait Franc Mourier 1296 Bernart le Borgne - Atacherie - Habitait la cour Robert O de Paris 1296 Moussé d’Argent - Atacherie - Habitait la cour Robert N de Paris Marc- au O O 241 1296 Mossé l’Englais - Atacherie Angleterre Habitait la N cour Robert - de Paris 129653 Vivant d’Aucerre Absent de la taille de Atacherie 1292 1369 et sa fame Rue Rose Rosiers Manecier de Vesoul des - Auxerre (Yonne) N - Vesoul (HauteSaône) N O - N - N Haguin de Bourg (deux actes de vente 1376 les 9 et 20 décembre 1394, l’un au nom de Reine de Bourg, l’autre à celui d’Haguin de Bourg : KOHN 1988, Impasse de la Coquerée p. 264-265) 19 oct. Vivant de Montreal - 1394 56 Ouest rue des Juifs au nord de l’Escalle Quant à l’habitat des convertis, les trois noms mentionnés montrent qu’ils demeurent sur la rive gauche quand les juifs sont déjà passés sur la rive droite. Date Nom 1284 Philippe le Convers 1292 ou 1296 ? - Filiation Rue - Propriétaire de deux maisons sises rue de la Huchette appartenant à Benoît et Cressant Morin Métier / impôts Provenance les vend au roi Philippe III, pour 120 livres en 1284 O « Du coing devant Saint André des Usurière arz en venant par l’abrevoër au Jeanne la Converte Richard le Convert comte de Macon le renc devers la rue de la Herpe et en allant tout le renc parmi la rue de laz Huchette jusques a Petit Pont » (note 17) « 6 sols parisis sous la rubrique » / 6 s. parisis « dans la grant rue Saint Beneoit, à commencer au bout par devers Saint Jacques, en venant tout - / 78 s. contreval jusques au coing devant Saint Matelin » (note 18) - O - 242 57 Certains noms sont partagés par les deux groupes comme Chiere, Joie, Rose, Lyon, Benoît, Bernard ou Moreau. Mais Bernard n’est pas si courant chez les chrétiens, puisqu’on n’en trouve que 99 occurrences sur 60 000 noms. Honot se trouve chez les non-juifs sous la forme de Bonan et Joçon sous celles de Joce, Josian, Jossé. Copin le médecin tient son nom d’un hypocoristique de Jacob. Fillon désigne une femme chez les juifs alors qu’il s’agit d’un nom masculin chez les chrétiens. D’autres sont partagés avec des variantes, comme Bonami qui figure sous la forme Bonan et Chière sous la forme Chieret. Hanna devient Anne, Mahi étant plutôt utilisé sous la forme de Mathieu. Ḥavah se transforme en Eve, Jorin (l’Englois) en Enjorrent (Georges), Maronne en Maron, Mique en Amiquet et Paris en Pariset ou Parisette. On peut aussi se demander si Pricieon ne serait pas un dérivé de Priscus relevé sur une épitaphe juive remontant à Chilpéric. 58 À la lecture de cette liste, on constatera que de nombreux juifs de Paris venaient de villages des alentours, du nord de la France et certains d’Angleterre et du Brabant. Les noms masculins à consonance vernaculaire – une très grande majorité dans ces documents – ne figurent jamais sur les inscriptions funéraires. Il faut donc en conclure que la tradition consistait à n’inscrire que le nom hébreu des hommes sur leurs épitaphes. Il faut remarquer aussi l’usage du surnom, parfois difficile à mettre en contexte comme Jacob et Moussé Sahor54. Les noms des juifs qui apparaissent le plus fréquemment dans les rôles de la taille sont chez les hommes : Moïse (11 occurrences), Haguin ou Haquin, Jocon et ses variantes (7), Abraham, Lyon (5), Cressant et Vivant (4) et enfin Benoît, Bonevie et ses variantes comme Bonnefoy, Bonami, Bienliviengne (3). Il faut aussi relever le nom Deus le Croisse et ses variantes qu’il faut sans doute relier à Cressant et à ses variantes pour traduire le nom biblique Gedalyah .(‫)גדליה‬ 59 Pour les femmes, c’est Bellassez qui revient le plus (cinq occurrences), suivi de Belle, Joie, Reine et Sarre (3). Pour finir, il faut remarquer qu’une femme est médecin (Sarre la mirgesse) pour trois hommes (mire), dont l’un est originaire d’Acre (1292). 60 Les noms bibliques qui restent en usage dans les documents administratifs sont Abraham (Abraham Merot) ; Jacob (Jacob surnommé Sahor). Moïse est tellement fréquent qu’il est souvent associé à une qualification ou une provenance (Mossé l’Englois / Mossé l’Englais, Mossé le Prestre, Moussé de Petit-Pont, Mossé / Moussé Marc-d’Argent, Moussé de Dreues, Moussé, Moussé Sahor, Mossé le Mire). 61 En 1204, Aries, un juif normand, s’installe à Paris ; la consonance de son prénom rappelle celle du prénom hébreu Aryeh qui signifie “lion”, d’où sans doute le prénom Lyon en français attesté à cinq reprises dans les rôles de la taille. Vivant, qui ressemble à Vivien, usuel chez les chrétiens, traduit aussi l’hébreu Ḥayyim et semble avoir été assez populaire chez les juifs médiévaux bien qu’il n’y ait aucune proximité phonétique entre les deux noms. Comme pour Moïse, les deux patronymes sont si fréquents qu’ils figurent rarement seuls sur les registres (Lyon d’Acre, Lyon de Tillières, Lyon Fille-Soie ; Vivant de Miauz, Vivant Caro, Vivant Agnelet, Vivant de Setmois). 62 De même que les juifs de l’Antiquité semblaient apprécier le nom Justus, les juifs médiévaux paraissent avoir favorisé l’usage des noms hébreux qu’ils francisent ou romanisent soit en les traduisant, soit en les adaptant à la prononciation locale. Mais ils se plient aussi aux tendances de leur époque et cela est particulièrement perceptible dans l’onomastique féminine. 63 Les noms qui apparaissent dans les listes administratives se retrouvent parfois sur les épitaphes. Ainsi les formations sur Belle sont-elles très populaires dans la langue 243 vernaculaire, mais aussi en hébreu. Dans la langue vernaculaire, on associe souvent le nom à son surnom ou à sa ville d’origine : Bèle, Bèle la Torte, Bèle de Provins, mais aussi à un qualificatif ou un complétif, comme dans Bèle-assez, Bèle-assez-Bèle, Belasset, Bèle-assez la Vielle pour la distinguer d’une autre plus jeune, ce qui montre que le prénom était très usité chez différentes générations de juives. Si le nom Belle est porté par les juives, il prend plutôt la forme d’Isabelle chez les non-juifs. 64 Joie devient Joya ou Joiah dans sa transcription hébraïque. Le nom Sarre ( Sarre la Bocacharde) est attesté sur les tombes sous la forme de Sarah. Quant à Reine (Reinne), il est décliné aussi sous la forme de Royne mais devient probablement Malkah dans les épitaphes puisque le mot signifie “reine” en hébreu. 65 La plupart des noms juifs d’origine non hébraïque ne sont pas courants, voire inusités chez les chrétiens, exception faite des noms bibliques comme Abraham, Davi(d), Samuel, Salomon, Samson (Sonnet) et Hélie. Si Josse est fréquent chez les juifs comme chez les chrétiens, il est parfois attesté avec des variantes absentes chez les chrétiens (Josson, Jococ, Jocon) ; Haquin et ses variantes (Haguin, Hagin) sont des abréviations du prénom Isaac. Bonoque, Floria, Reinne, Mossé ou Moussé, Jacob, Hava, Hana, Vivant, dont on perçoit le sens ou la consonance hébraïque, ne semblent utilisés que par les juifs 55. 66 À Paris, les noms « vernaculaires » portés par les juifs médiévaux, comme Cressens et ses variantes, Merot, Moreau, etc., ne sont, pour la plupart, pas partagés par les chrétiens. Mais Paris est un creuset où afflue une population venant du nord de la France. De 50 000 personnes à la fin du XIIe siècle, la population passe à 250 000 en un siècle et les juifs ne sont pas plus de 1 00056. Peut-être faudrait-il comparer leurs noms avec ceux portés par les chrétiens du nord de la France à partir de la documentation administrative contemporaine, privée ou publique. On pourrait alors vérifier si ces derniers choisissaient des noms à consonance locale, bien que peu usités ou désuets chez les Parisiens contemporains, ou bien s’ils leur préféraient des noms populaires dans leurs villes d’origine57. Mais il n’en reste pas moins que, dans les documents intracommunautaires, les juifs se dénommaient plutôt par leurs noms hébreux et omettaient les « noms accessoires58 » alors que, pour les femmes, on semblait plus facilement céder au goût du temps. BIBLIOGRAPHIE Sources manuscrites Paris, Archives nationales J 151 A n° 22. JJ 9A fol. 1v. JJ 60, fol. 71v-72v. KK 283, fol. 36b et 96a. 244 L 432, dossier n° 23. L 596 n° 2. LL 7, fol. 1. LL 8, fol. 27-30. S 6227. Vatican, Bibliothèque apostolique Fonds Ottoboni, ms. 2796. Paris, Bibliothèque nationale de France Ms. hébreu 44. Ms. hébreu 643. Ms. latin 16069. Talmud Talmud de Babylone, New York, Shulsinger Bros, 1947-1948 (fac-similé de l’édition Romm, Vilnius, 1880-1886) : traité Sanhédrin 98b. 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Gérard Nahon de m’avoir transmis ses informations inédites et Mme Caroline Bourlet (IRHT-CNRS), spécialiste de diplomatique et de l’histoire de Paris, qui m’a communiqué sa documentation sur les juifs et a dressé pour mon étude la carte de leur habitat, présentée dans le chapitre qui lui est consacré (fig. 6). 2. NAHON 1986 ; SCHWAB 1904, p. 142-402 ; LONGPÉRIER 1884, p. 103-131. 3. NAHON 1986, p. 37-38. 4. J’ai choisi de transcrire le ‫ צ‬par ts, conformément à sa prononciation (habituellement ẓ selon les normes phonétiques) ; ‫ ה‬par h (j’écrirai donc Judah et non Judas) ; ‫ ח‬par ḥ ; ‫ י‬par y ; ‫ א‬par ‘ et ‫ע‬ par c. 5. Les sacra du judaïsme sont fixés depuis le IIIe siècle. Faisant référence à des éléments du mobilier du Temple de Jérusalem qui sont aussi des symboles d’attente eschatologique – chandelier à sept branches (menorah), branche de palme (lulav), cédrat (etrog), corne de bélier (shofar) –, ils figurent fréquemment sur les pierres tombales juives antiques ( FREY 1936, fol. 666-672 ; NOY 1993, p. 263-272 ; NAHON 1986, p. 334-335, 350-353, 394-403). 6. SCHWAB 1904, p. 172-173. 7. Talmud de Babylone, traité Sanhédrin 98b ; Talmud de Jérusalem, traité Berakhot 2,4. 8. In Dei nomine s[an]c[t?] / peleger qui ic Bennid / D(eu)s esto c[u]m ipso ; ocoli / invidiosi crepen[t] [Ps. 112,10, Job 11,20 ou Prov. 30,17] ded[i]t / donum, Jona fecet / ‫( שלום‬N AHON 1986, p. 334-335). 9. [Menorah] Ic requiescunt / in pace bene memori / tres fili d(omi)ni Paragori / de filio condam d(omi)ni Sa- / -paudi, id es[t] Ius[t]us, Ma- / -trona et Dulciorella, qui / uixserunt : Iustus annos / XXX, Matrona ann(o)s XX, Dulci- / -orela annos VIII. ‫ שלום על ]י[שראל‬/ obuerun[t] anno secundo d(o)m(in)i Egicani / regis. Ernest Renan avança l’idée selon laquelle le prénom Dulciorella et ses variantes dérivées du latin dulcis, que les juifs utilisaient pour les filles, pouvaient traduire le prénom biblique Naomi (“Douce”) ; mais peut-on en déduire qu’ils étaient choisis par les juifs pour cette seule raison ? (NAHON 1986, p. 352, p. 360-363, notice 291 ; NOY 1993, p. 263-266 ; SCHWAB 1904, p. 172-173). 10. KATZ 1937 ; SCHWARZFUCHS 1966, p. 122-42 ; CHAZAN 1973, p. 9-62. 11. À Paris, toutes les stèles parisiennes ont été réunies au Musée d’art et d’histoire du judaïsme [MAHJ]. Quelques stèles se trouvent encore au musée de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg et 247 aux musées archéologiques de Dijon et de Mantes – 16 stèles (N AHON 1986, p. 15-33 ; NAHON 2000, p. 80-87). 12. La plupart sont des stèles funéraires. Trois inscriptions synagogales proviennent de Béziers, Narbonne et Saint-Paul-Trois-Châteaux, dans le Tricastin (N AHON 1986, p. 332, 336-342, 348-350). 13. Nous réservons à une autre publication la notice de cette pierre inédite de Chartres. Sa destination reste encore incertaine (épitaphe ou dédicace). Il s’agit de la première attestation matérielle de la présence de juifs à Chartres, qui y sont pourtant signalés dès 1179 et encore en 1394 dans la documentation manuscrite (GROSS 1969, p. 602-605). Je remercie Paul Salmona de m’avoir transmis les informations concernant les inscriptions de Bourges et du parc Monceau à Paris. 14. NAHON 1986, p. 48-150. 15. L’original de la source documentant la donation est perdu ; il en reste une copie du XIVe siècle dans les grands et petits cartulaires de l’évêché de Paris (Arch. nat., LL 7, fol. 1, et LL 8, fol. 27-30). 16. ADLER 1907, p. 81 ; BARATIER 1734, p. 246-247. 17. NAHON 1978, p. 143-156. 18. Information transmise par Gérard Nahon : Arch. nat., JJ 9 A fol. 1v. Cf. DELISLE 1852, p. 32, n° 207 ; Vatican, Bibliothèque apostolique, fonds Ottoboni, ms. 2796 ; NAHON 1978, p. 144, n. 6. 19. Paris, BnF, ms. hébreu 643, fol. 45v et 155. On retrouve son nom aux. fol. 14v, 20v et 87 ( SEDRAJNA et al. 1994, p. 168-171). 20. CHAZAN 1973, p. 154-190. 21. Arch. nat., S 6227 ; NAHON 1978, p. 146. 22. Sur les cimetières juifs parisiens, voir 1978, p. 143-156 ; ROBLIN CAILLET 1988, p. 129-134 ; NAHON 1986, p. 47-48 ; NAHON 1952, p. 7-19, texte p. 11-13. Il n’y a aucune trace documentaire de cimetières juifs antérieurs au XIIe siècle. 23. CHAZAN 1973, p. 64-71, 154-190. 24. Il s’agit sans doute, selon Jean-Patrice Boudet, d’une erreur de Simon de Pharès, qui confond ce personnage avec un médecin dont le nom était sans doute proche de celui d’Ibn Zuhr (Avenzoar), né et mort à Séville (v. 1091/1094 - v. 1161/1162). Le terrain se situait alors dans le jardin de Louis de Beaumont de la Forêt (Arch. nat., L 432, dossier n° 23). Remerciements à J.P. Boudet pour ces informations (BOUDET 1997, p. 392, § VIII, 17a et 17b – notice consacrée à Zour). La pierre tombale n’ayant pas été retrouvée, il est difficile d’en dire plus ( CAILLET 1988, p. 139). 25. Trois actes sont conservés : Arch. nat., JJ 60, fol. 71v-72v, n° 104 ; N AHON 1986, p. 47-48 ; GUÉROUT 1958, p. 723. 26. NAHON 1986, p. 48, 90-91 ; MAGNE 1913, p. 83-86. 27. Conservée d’abord au musée Carnavalet (A.I. 124bis) puis déposée en 1998 au MAHJ, stèle 12 dans l’espace muséal (NAHON 1986, p. 90-91). 28. NAHON 1986, p. 53, 73, 87, 103, 119, 142. 29. Cf. note 13. 30. Extrait d’un texte des Prophètes lu le shabbat à l’issue de la lecture de la Torah. 31. Cf. supra note 18. 32. M. Nahon m’a signalé que la provenance normande est plus marquée chez les juifs que chez les chrétiens à Paris. 33. GROSS 1969, p. 519-524. 34. Notice 75 de l’inventaire de Gérard Nahon (28 dans notre tableau infra). Selon les recherches récentes de Simha Emanuel, rabbi Yehiel serait mort à Paris ( EMANUEL 2008). 35. KOHN 1988, p. 218-221. 36. Le tav (‫ )ת‬est la première lettre de la ligne suivante gravée pour les besoins de la justification, une technique qui reprend celle des scribes des manuscrits hébreux contemporains comme sur la 248 fig. 8, ligne 2. Cf. Bibl. nat. de Fr., ms. hébreu 44, fol. 166 et ms. hébreu 66, fol. 87v, dans SED-RAJNA et al. 1994, notice 66, p. 168-171 ; notice 156, p. 346-345. 37. Un doute subsiste sur la date de l’épitaphe, la pierre ayant été brisée et recollée au niveau de la ligne 7 qui porte la date du décès, devenue en grande partie illisible. L’interprétation de la ligne 8 rend la problématique plus complexe encore. S’agit-il bien des deux parties de la même stèle, Schwab et Longpérier n’ayant décrit que la partie haute de la pierre avant qu’elle ne soit reconstituée ? (NAHON 1986, p. 60-62). 38. Ligne 3, ha-r (‫ )הר‬au lieu de ha-rav (‫ )הרב‬: le bet final et le signe indiquant habituellement la contraction, la numérotation ou l’abréviation (') sont omis. À la ligne 4, pas de signe d’abréviation accompagnant le resh (‫ )ר‬signalant la contraction du mot rabbi (‫ )רבי‬qui a la même fonction, c’est-à-dire insister sur la personnalité éminente du père de Floriah. 39. Copie dans NAHON 1986, p. 114. 40. NAHON 1986, p. 72-74. 41. NAHON 1986, p. 28 ; CHAZAN 1973, p. 63-99, 145-147 42. NAHON 1986, p. 202-203. 43. Le mot attesté dans le Talmud de Jérusalem avec la signification de “patron” ou de “maître” (Talmud de Jérusalem, Berakhot 13,1 ‫)פטרון‬. 44. NAHON 1986, p. 394-403 45. Ibid. 46. NAHON 2004, p. 31-50 ; KOHN 1988, p. 217-228 ; SIRAT 1999, p. 121-139. 47. Ce prénom témoignerait, selon certains historiens, des problèmes de mortalité infantile. Le nom Vivant (Haïm) aurait été donné aux nouveau-nés pour conjurer le sort ( NAHON 1986, p. 37). 48. CATANE 1978, p. 158-159 ; GROSS 1969, p. 512. 49. Cette hypothèse est aujourd’hui acceptée par l’ensemble des historiens de Paris ( GUÉROUT 1958, n. 41). 50. Arch. nat., KK 283 fol. 36b et 96a ; MICHAELSON 1958, p. 264-267 ; MICHAELSON 1962. 51. BLUMENKRANZ 1958-1962, p. 78. 52. DELISLE 1852, p. 32, n° 207 (registre de Philippe Auguste, Arch. nat., JJ 7-8, anciennement BnF, ms. lat. 9776, cité par Delisle sous la référence « cartulaire 172 ») ; GRABOIS 1970, p. 5-22. La dernière colonne du tableau signale l’existence (O), ou non (N), d’occurrences, chez les chrétiens, des noms portés par les juifs de la liste. 53. Pour les quatre derniers, voir NAHON 1978, n. 18. 54. M. Catane suggère pour ce sobriquet la transcription du mot hébreu shaḥor ‫ שחור‬qui signifie “brun”. Les documents ont aussi attesté le sobriquet ha-lavan ‫ הלבן‬pour “le blond” ce qui conforte bien la position de Mochè Catane (CATANE 1978, p 167). Voir aussi SEROR 1989 et 1993. 55. CATANE 1978, p. 157-168. 56. NAHON 1978, p. 150-151 ; CAZELLES 1966, p. 539-550. 57. Comparer notamment avec les noms portés par les juifs en Angleterre ou à Marseille (OLSZOWY-SCHLANGER 2016 ; SIBON 2011 ; SEROR 1995). 58. CATANE 1978, p. 158-159 ; GROSS 1969, p. 512. 249 AUTEUR SONIA FELLOUS CNRS - Institut de recherche et d’histoire des textes 250 Réflexions sur la valeur toponymique des pouillés Sébastien Nadiras 1 Les pouillés constituent une typologie documentaire qui n’est pas inconnue des historiens, notamment médiévistes, et des toponymistes1. Les premiers peuvent trouver dans ces listes de bénéfices ecclésiastiques des éléments relatifs à la géographie et à « l’équipement religieux » des diocèses, les seconds, un gisement important de formes anciennes de noms de lieux, exploitable en particulier grâce à l’entreprise d’édition systématique de ces documents lancée dans les premières années du XXe siècle par l’historien Auguste Longnon sous les auspices de l’Académie des inscriptions et belles-lettres2. Couvrant les neuf dixièmes de la surface du territoire français, y compris donc bien des zones pour lesquelles font défaut les recueils constitués de formes anciennes que sont les dictionnaires topographiques, la collection issue de cette entreprise constitue un important outil de travail pour les toponymistes, au moins comme source d’appoint. C’est à ce titre que cette communication se propose d’évaluer l’apport des pouillés en tant que source des études toponymiques. Plutôt que de procéder à une étude de cas, portant sur un diocèse en particulier, susceptible d’aboutir à des conclusions fiables et précises, mais limitées à une situation particulière et contingente, il a paru préférable, en raison de la masse documentaire concernée, de procéder selon une approche globale, s’efforçant de dégager problèmes et questions, afin de tenter de susciter un regain d’intérêt des chercheurs pour ce type de source – et accessoirement pour le corpus national que constitue la collection de l’Institut. Cette communication se veut donc avant tout un ensemble de remarques et de réflexions. 2 La typologie des pouillés est connue et utilisée depuis longtemps par les historiens, eux-mêmes auteurs, ou plutôt compilateurs de pouillés dits « d’historiens », dont l’exemple le plus connu est celui du diocèse de Limoges, par l’abbé Nadaud. Ce n’est toutefois qu’après le lancement de la collection de l’Académie des inscriptions que s’est développée une réflexion critique à leur sujet, via notamment les recensions des volumes parus, puis, quelques décennies plus tard, un article de synthèse aussi dense qu’utile du principal continuateur de Longnon, Jacques de Font-Réaulx 3. Notre connaissance de ces documents a en outre été récemment renouvelée par un 251 remarquable article de Bernard Delmaire4. L’ensemble de ces travaux tend à relativiser l’importance des pouillés par rapport aux documents comptables, dont ils procèdent le plus souvent. 3 L’exploitation de ce type de source par les historiens s’est tout d’abord effectuée dans une perspective de géographie historique – dessein premier de Longnon ; elle s’est ensuite orientée vers l’histoire économique, puis religieuse5. Les travaux se fondant principalement sur les pouillés restent toutefois peu nombreux 6. Les toponymistes, pour leur part, ont fait un usage plus ponctuel de ces documents. À côté des traités et dictionnaires mentionnant les pouillés parmi leurs sources 7, on citera notamment les travaux consacrés aux vocables et à l’hagiotoponymie – thèmes étroitement liés à l’histoire religieuse8. Les considérations portant sur les pouillés en tant que source toponymique sont rares, et généralement négatives : ces documents répertorient les lieux de culte les plus importants, donc déjà connus par ailleurs ; hors contexte urbain, où la nécessité de pouvoir distinguer plusieurs paroisses l’exige, ils ne mentionnent que rarement les vocables des églises9. 4 La présente communication souhaiterait procéder à une analyse plus approfondie de l’apport des pouillés à la recherche toponymique. Après une évocation des problèmes généraux que posent ces documents, on examinera successivement deux critères : celui des caractéristiques des formes toponymiques qu’ils renferment, considérées isolément, puis celui des relations que ces formes entretiennent entre elles. Chacun de ces points de vue conduira à s’interroger sur la genèse de ce type documentaire. Seront principalement mis à contribution les documents édités dans la collection de l’Académie des inscriptions, qu’il s’agisse de pouillés, d’autres listes bénéficiales, mais aussi de documents synodaux édités à défaut de ces derniers. On privilégiera, sans exclusive toutefois, les documents provenant des diocèses situés au nord de la Loire. Problèmes généraux 5 Les pouillés sont des listes de bénéfices ecclésiastiques établies le plus souvent diocèse par diocèse, majoritairement à partir des XIIIe et XIVe siècles, sous l’effet notamment du développement de la fiscalité pontificale. Ainsi qu’il a été mentionné, les travaux d’érudition consacrés à ce type documentaire en tant que tel ont conduit à réduire significativement, au sein de la collection qui porte leur nom, le nombre de pouillés stricto sensu – définis par convention comme une liste de bénéfices comportant au moins l’indication des patrons. Ils se sont également attachés à préciser leurs relations avec les typologies documentaires voisines, grâce auxquelles les éditeurs de la collection de l’Académie des inscriptions ont suppléé à leur absence dans la plupart des diocèses : comptes de décimes et de procurations d’une part, taxaciones fixant l’assiette de ces prélèvements de l’autre. De ces travaux ressort notamment la conclusion que ce sont les pouillés qui procèdent des documents comptables, et non l’inverse : les documents comptables constituent la matière première fondamentale, matière pouvant parfois servir, à la faveur de certaines circonstances (arrivée d’un nouvel évêque, reclassement d’un chartrier, initiative individuelle), et de façon limitée dans l’espace – la moitié Nord de la France pour l’essentiel –, à la réalisation d’un pouillé, document à vocation plus administrative10. L’expression « liste bénéficiale », due à Jacques de FontRéaulx, permet de désigner convenablement ce complexe de sources étroitement unies 252 par des liens organiques tout en étant distinctes les unes des autres (pouillés, comptes, taxaciones). 6 On rappellera en premier lieu à toutes fins utiles qu’un pouillé recense en toute rigueur des bénéfices – à savoir des charges ecclésiastiques (abbatiat, cure, canonicat) auxquelles sont affectées un revenu régulier – et non pas des lieux. Ainsi, les bénéfices peuvent parfois être désignés du nom de ceux qui les tiennent et en perçoivent les revenus 11. Cependant, concernant les cures, la désignation s’effectue au moyen du nom de la paroisse. Ce sont précisément les listes de paroisses – partie la plus étendue de ces documents – qui offrent le principal intérêt toponymique des pouillés, et seront analysées ici. 7 À de très rares exceptions près, les pouillés et les comptes de décimes sont organisés selon un principe géographique, à savoir que les bénéfices s’y trouvent classés par doyenné (ou archiprêtré). Circonscription fondamentale de l’organisation de l’Église au Moyen Âge, le doyenné était le cadre habituel de la collecte des taxes synodales et autres impositions, comme des visites pastorales. Ainsi, le pouillé ou le compte n’était parfois que la simple réunion des listes élaborées au niveau des doyennés par les doyens ou les collecteurs : certains d’entre eux se composent en effet de listes organisées selon des principes de classement différents selon les doyennés (géographique, alphabétique, etc.), sans souci d’harmonisation globale 12. 8 Certaines caractéristiques générales des pouillés et des documents comptables leur étant apparentés en font de prime abord des sources d’exploitation délicate par les historiens comme par les toponymistes. Il n’est pas rare de rencontrer des erreurs dans les listes de paroisses13, ni, en regard du nom de telle ou telle d’entre elles, une notule par laquelle l’auteur du pouillé – ou un autre clerc après lui – confesse en ignorer la localisation14. Les difficultés s’accroissent quand le nom d’une paroisse rangée par erreur dans un doyenné qui n’est pas le sien fait en outre l’objet d’une mélecture complète : la crainte de l’omission d’un bénéfice et de la perte d’un revenu potentiel a ainsi dû contribuer à maintenir dans ces listes bien des noms de paroisses méconnaissables, impossibles à rattacher à leur référent contemporain 15. 9 Plus gênant pour le toponymiste, il est difficile de dater précisément un pouillé. En effet, ces documents sont généralement le résultat de compilations de pouillés antérieurs ou de pièces d’archives – notamment des comptes16. Ils peuvent en outre être complétés ou mis à jour sur de longues périodes. Ainsi relève-t-on dans un pouillé du diocèse d’Albi du début du XIVe siècle que les paroisses figurant à la fin de certaines listes d’archiprêtrés correspondent fréquemment à des villes neuves ou à des chapelles templières, de fondation censément plus récente que les paroisses précédentes 17. À ces particularités propres aux documents eux-mêmes, il faut ajouter les flottements terminologiques de leurs premiers éditeurs : Longnon et ses associés, travaillant rapidement, ont souvent qualifié de « pouillé » ce qui ne l’était pas, et confondu les taxaciones avec les comptes qui sont censés en découler. 10 Le meilleur exemple de ces difficultés terminologiques et chronologiques est offert par le cas des quatre paroisses, Sainte-Agathe, Saint-Jacques, Saint-Nicolas et Notre-Dame, démembrées au XIIIe siècle de la paroisse primitive d’Aliermont, dans la forêt du même nom au diocèse de Rouen : qualifiées d’églises « extravagantes » et logiquement rejetées à la fin du pouillé de 1240, ces paroisses figurent à leur place respective dans la liste alphabétique des paroisses du doyenné de Longueville au pouillé de 1337, tandis qu’un siècle plus tard, dans le Compte de la débite de 1431, elles se trouvent énumérées 253 sous le nom de la paroisse primitive d’Aliermont, loin donc des paroisses désignées au moyen d’un hagiotoponyme, classées elles à la lettre S18. Le document le plus récent, élaboré au XVe siècle, renvoie ainsi à un état du diocèse plus ancien que le pouillé du début du XIVe siècle, ce qui s’explique par le fait que ce « compte » de la débite, en cela improprement nommé par son éditeur, n’est en réalité pas un compte mais une compilation de documents d’archives établie à partir d’une base documentaire ancienne19. Les formes toponymiques 11 Intéressons-nous à présent à la valeur des formes toponymiques présentes dans les pouillés. L’on ne surprendra guère en affirmant que la toponymie des pouillés est une toponymie de « clercs ». Les pouillés et documents apparentés peuvent ainsi, ponctuellement, offrir des hapax constituant autant d’exemples d’une toponymie spécifiquement ecclésiastique. Citons entre autres un Buisseium Episcopi pour Boissy-enDrouais dans le pouillé de Chartres de 1272 ; et dans une taxe synodale du diocèse de Soissons en 1362, Rosetum regulare et Rosellum seculare pour Grand-Rozoy et Rozet-SaintAlbin, ainsi nommées car il s’agit d’une possession de l’abbaye de Saint-Jean des Vignes pour la première, d’une paroisse à la collation de l’évêque pour la seconde 20. 12 Surtout, la toponymie des pouillés est majoritairement latine, à une époque où la population ne parle plus latin et où les noms de lieux ne sont plus énoncés dans cette langue. Plus exactement cette toponymie présente-t-elle une vêture latine par suite de latinisation, i.e. adjonction d’une désinence latine à un toponyme roman (ex. : Changeium, Jouvanzeium…). Les formes purement latines correspondent pour leur part soit à des formes étymologiques, pouvant être approchantes (Ulterior Portus pour Le Tréport en 133721) ou bien « pures » (Rothomagum pour Ruan, au diocèse de Chartres, dans le pouillé de 1272 et un compte de 1351), soit à des traductions, par équivalence phonétique, du toponyme roman, au moyen de mots latins de sonorité proche. Ces traductions pourraient aisément fournir la matière d’une sorte de bêtisier toponymique : on se contentera de mentionner ici la présence d’adjectifs possessifs (Curia mei avunculi pour Courmononcle au diocèse de Sens en 1350, Suus campus pour Sonchamp au diocèse de Chartres en 127222), ou le cas, fameux, de la paroisse de VingtHanaps, désignée Viginti Ciphi dans les trois pouillés du diocèse de Sées des XIVe et XVe siècles23. 13 Ajoutons que ce désir de traduction ne verse pas toujours dans la correspondance phonétique « primaire », mais peut se caractériser par une préoccupation sémantique, ainsi qu’en témoigne, au diocèse de Sens, le nom d’Ozouer-le-Repos, traduit en 1350 Oratorium Absconditum, le rédacteur du pouillé estimant visiblement que le participe passé absconditus rendait mieux le sens “caché, écarté” que repositus, forme étymologique pourtant immédiatement disponible24. 14 Du reste, le volume représenté par les pouillés et comptes de décimes conservés est tel, de même que la masse de toponymes que renferment certains d’entre eux – autour d’un millier de paroisses pour les diocèses de Chartres et de Rouen –, qu’il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de tirer des conclusions univoques sur « la toponymie des pouillés ». Pour ne prendre qu’un exemple, le pouillé dressé en 1301 pour le diocèse d’Amiens offre une très grande majorité de noms de paroisses en picard (87 %), cela même dans le cas de noms formés sur un appellatif tiré du lexique ecclésiastique 254 (moutier) ; à l’inverse, un compte du trentième levé dans le diocèse de Troyes en 1353 comporte une écrasante majorité de formes latinisées, le nombre de formes vulgaires ne dépassant pas la quinzaine25. 15 La masse de cette documentation, sans doute également certain caractère monotone qui est le sien, ne doivent pas faire oublier que chaque liste bénéficiale a ses particularités et une genèse qui lui est propre, des aspects que la toponymie permet, précisément, d’analyser. Ainsi peut-on déduire de l’homogénéité quasi totale des formes toponymiques (latines, ou plutôt latinisées) du compte troyen de 1353 cité cidessus qu’elles résultent d’une entreprise de latinisation systématique imputable à l’auteur ou au rédacteur du compte, entreprise uniformisatrice ayant fait perdre aux toponymes leur graphie originelle. La forte homogénéité du pouillé amiénois de 1301 permet, de même, d’y déceler, plus qu’ailleurs, une nette dimension individuelle du point de vue de la conception et de la réalisation – avec un résultat cette fois bien plus profitable au toponymiste en quête de formes anciennes authentiques. 16 D’autres listes bénéficiales présentent, à l’inverse, du point de vue des formes toponymiques, une très forte hétérogénéité. C’est ainsi que pour des toponymes d’un même doyenné issus en tout ou en partie d’un même étymon, l’on peut voir se côtoyer d’une part formes latines et formes romanes (parfois hybrides), de l’autre formes étymologiques et formes contemporaines simplement rhabillées. Citons pour le pouillé chartrain de 1272, dans le doyenné du Perche, un Argenvillare voisinant avec un Bertonvilier, et dans le doyenné de Brezolles, un Donna Petra (super Arvam) voisinant avec un Dampna Petra (super Bleviacum)26. Au sein d’un compte sénonais de 1369-1370, on trouve de même simultanément Bussisa et Boissesia (Boissise-le-Roi/Boissise-laBertrand) dans la liste du doyenné de Melun, Dominica curte et Dimanchevilla (Courdimanche/Dimancheville) dans celle du doyenné d’Étampes 27. La présence, à quelques lignes d’intervalle, de formes aussi disparates ne laisse pas de surprendre : il n’était guère compliqué, pour le rédacteur, de les ramener à une forme commune – étymologique ou latinisée – au moment de l’établissement de ces listes. Un tel état de fait doit s’expliquer par un mode de composition desdites listes procédant de la fidèle retranscription des noms de paroisses figurant sur des pièces de diverses provenances, émanant donc de multiples rédacteurs – par exemple les curés. De tels comptes et pouillés s’apparenteraient donc à un inventaire de pièces – quittances, intitulés de dossiers – dont ils reproduiraient simplement, dans toute leur diversité, les particularités graphiques, et notamment toponymiques. 17 Par opposition au compte troyen de 1353 et au pouillé amiénois de 1301, qui portent clairement l’un et l’autre la marque de l’intervention active de leur auteur – que ce soit pour latiniser les noms de paroisse ou pour s’attacher à les énoncer dans la langue vulgaire du temps –, les listes chartraine et sénonaise considérées à l’instant résultent simplement du rassemblement et de la reproduction de formes toponymiques rencontrées dans d’autres sources. Leur rédacteur semble n’y avoir joué qu’un rôle passif. Quant à l’intérêt toponymique de ces types de documents, il est des plus variables : faible dans le cas du compte troyen, fort au contraire dans le cas du pouillé amiénois, il dépend, dans les deux derniers cas, de la valeur que l’on peut accorder aux données offertes par les copies par rapport à celles des originaux 28. 255 Listes géographiques 18 Venons-en à présent à l’examen de la structure des pouillés, ou plus exactement de leurs listes paroissiales, qui en constituent le principal intérêt toponymique. Ainsi qu’il a déjà été indiqué, la quasi-totalité des pouillés et autres listes bénéficiales est structurée, à un premier niveau, selon une logique spatiale, les bénéfices et notamment les paroisses étant regroupés par circonscription diocésaine, d’abord par archidiaconé puis par doyenné ou archiprêtré. À l’intérieur de chaque doyenné ou archiprêtré, les systèmes de classement sont ensuite très divers. Certains sont clairement annoncés par des subdivisions : il peut s’agir d’un classement par critère fiscal (solvables, insolvables, exemptés), par patron ou par type de bénéfice (paroisses, prieurés…). Un autre se révèle à l’œil nu, même en l’absence de subdivision : le classement par ordre alphabétique29. 19 Dans bien des listes cependant, aucun principe de classement n’est à première vue discernable. On peut parfois supposer que l’ordre d’énumération des bénéfices est celui, chronologique, des opérations comptables : il donnerait à lire la succession du passage des bénéficiers venus s’acquitter de leur contribution auprès du collecteur 30. En toute rigueur cependant, cet « ordre » peut aussi bien n’être que le reflet du vrac des pièces comptables présentes sur le bureau de l’auteur du compte, si celui-ci a procédé sur le mode de l’inventaire de pièces justificatives. Dans d’autres cas, le report des paroisses sur une carte montre qu’elles sont énumérées de proche en proche. La liste bénéficiale est alors le reflet d’un itinéraire de visite ou de collecte (cf. fig. 1). 256 Fig. 1. Compte de la quête de 1287 dans le diocèse de Nevers (archiprêtré de Prémery : de Chazeuil à Brinon-sur-Beuvron) Source : PouillésSens, p. 493. Sur cette carte, comme sur les deux suivantes, les noms représentés sont ceux des communes sur le territoire desquelles sont situées les églises énumérées dans les comptes ou pouillés. 20 Les différents principes de classement qui viennent d’être évoqués se combinent du reste fréquemment entre eux, et il n’est pas rare de mettre au jour une liste reproduisant un parcours de visite au sein d’une classification de nature juridique, fiscale ou autre. C’est ainsi que dans le compte d’une imposition levée en 1353 dans le diocèse de Meaux, les églises des différents doyennés, d’abord classées par type de bénéfice (paroisses / abbayes et prieurés), se trouvent ensuite énumérées selon un principe géographique (fig. 2). De même, dans un pouillé de 1513 pour le même diocèse, c’est une liste géographique que l’on découvre à l’intérieur d’une répartition par patron (collateur) des paroisses de chaque doyenné (fig. 3). 257 Fig. 2. Compte du trentième levé en 1353 dans le diocèse de Meaux (doyenné de Dammartin-enGoële : de Saint-Saturnin/Villenoy à Monthyon/Chauconin) Source : PouillésSens, p. 462-463. Fig. 3. Pouillé du diocèse de Meaux transcrit en 1513 (doyenné de Dammartin-en-Goële : du MesnilAmelot/Moussy à Dammartin/Longperrier) Source : PouillésSens, p. 475-476. 258 21 Des différents types de structuration qui viennent d’être mentionnés, il est évident que le toponymiste ne tirera pas le même profit. Ainsi, une liste de paroisses classées par ordre alphabétique ne présente en tant que telle pas de valeur ajoutée pour celui-ci, ni d’intérêt particulier. Au contraire, une liste reflétant un ordre de visite intéressera tout particulièrement le toponymiste, dans une perspective d’identification des noms de lieux. Penchons-nous dans cette perspective à nouveau sur le compte de la quête levée en 1287 dans le diocèse de Nevers (fig. 1). Dans cette source, l’ensemble des paroisses de l’archiprêtré de Prémery se trouvent énumérées de proche en proche. Deux paroisses de la zone sud-ouest de celui-ci figurent toutefois dans la liste de façon aberrante par rapport à l’itinéraire supposé : Beaumont-la-Ferrière, qui se trouve citée entre Tannay et Saint-Didier, et Giry, qui l’est entre Germenay et Dompierre-sur-Héry. Dans un cas comme dans l’autre, il est difficilement envisageable que le collecteur ait effectué un détour aussi important dans son parcours. Les deux situations sont en vérité différentes. Dans le cas de Beaumont-la-Ferrière, l’éditeur indique qu’il s’agit d’un ajout d’une main du XIVe siècle. La place aberrante de ce nom de paroisse dans le compte relève donc de ce que l’on peut qualifier d’« accident documentaire ». Concernant la paroisse de Giry, l’éditeur ne signale aucune particularité de ce genre, mais le fait que le compte de 1287 ait été publié à partir d’une copie (du registre terrier de l’évêché de Nevers) ne permet pas d’exclure un accident documentaire antérieur à cette copie. Quoiqu’il en soit, l’absence d’une telle particularité devrait en toute rigueur conduire le toponymiste consciencieux à mettre en doute l’identification du Giriacum proposée par l’éditeur du compte et à chercher s’il n’aurait pas existé aux environs de l’itinéraire une paroisse homonyme ayant disparu sans laisser de trace dans la toponymie majeure actuelle. 22 Vérifier les identifications déjà réalisées et permettre d’en effectuer de nouvelles, dans l’esprit des travaux réalisés par Jean-Claude Malsy à partir des chartes du haut Moyen Âge, tel est le principal intérêt offert par les listes bénéficiales organisées selon un principe géographique31. Encore faut-il idéalement pouvoir disposer, dans ce but, des documents « originaux » – si cette notion a quelque sens hors contexte diplomatique –, afin de pouvoir distinguer entre accidents documentaires d’une part, identifications discutables de l’autre. 23 Il est donc entendu que parmi les pouillés et documents apparentés, les listes à caractère géographique présentent un intérêt particulier pour les recherches toponymiques : la disposition des formes toponymiques les unes par rapport aux autres constitue une donnée exploitable en elle-même, à côté de la valeur, plus ou moins grande, de chaque forme toponymique considérée isolément. Ce type de liste peut-il être assigné à un type documentaire plutôt qu’à un autre – pouillé, compte de décime ou de procuration, taxacio, liste synodale –, voire à une aire géographique ou à une période particulière ? 24 Il est bien difficile de répondre précisément à cette question. Un survol général de la collection des pouillés et quelques sondages opérés au sein de celle-ci ne permettent pas, en effet, de mettre en évidence de systématisme en la matière. C’est ainsi que la levée d’un impôt du trentième décidée en 1352-1353 dans la province de Sens a donné lieu à des comptes structurés de manière alphabétique ou géographique selon les diocèses32. Dans le cas de la taxacio établie dans les années 1360 pour l’ensemble de la province de Reims, on rencontre également des modes de classement différents selon les diocèses33. À l’évidence, les collecteurs de décimes ou les auteurs de taxaciones 259 avaient entière liberté pour procéder comme ils l’entendaient et ne recevaient pas de consignes sur la façon de dresser leurs listes. Le constat vaut a fortiori pour les pouillés au sens strict, ces documents devant le plus souvent leur établissement à des initiatives individuelles, indépendamment de toute campagne de levée de fonds ou autre procédure. 25 Essayons malgré cela de tirer quelques – prudentes – conclusions : • la tendance au reclassement alphabétique paraît limitée au Nord de la France 34 ; • il ne semble pas y avoir de liste géographique dans les taxes (taxaciones) : on y trouve uniquement des listes alphabétiques ou sans ordre apparent, ce qui suggère que ce type documentaire ne découle pas directement d’une visite35 ; • les listes synodales (convocations ou comptes) ne comportent pas de liste alphabétique : l’ordre est parfois géographique pour les comptes, hiérarchique pour les convocations, en raison certainement de la dimension rituelle et coutumière des pratiques synodales 36. 26 À l’exception des taxaciones, les listes géographiques peuvent donc se rencontrer dans des pouillés comme dans des comptes, bénéficiaux ou synodaux : chaque document requiert un examen au cas par cas37. Au demeurant, la distinction pouillé/compte n’est guère opérante pour le sujet qui nous occupe : ainsi qu’il a été mentionné plus haut, les comptes d’imposition sont les matériaux le plus souvent utilisés par les chancelleries épiscopales pour la confection des pouillés. 27 L’examen du compte de 1353 et celui du pouillé de 1513 pour le diocèse de Meaux (et de quelques autres encore) suggèrent que la réalisation d’une liste bénéficiale est bien souvent affaire de classement, reclassement, mise en ordre d’un matériau. On sait par son éditeur Longnon que le pouillé de 1513 dérive d’un pouillé antérieur à 1407 – dont rien n’interdit de supposer qu’il ait pu lui-même dériver d’un ou plusieurs pouillés encore antérieurs. Il est certain du moins que la base de ce pouillé est constituée de listes de paroisses rangées dans un ordre géographique, au moins deux en l’espèce. Si l’on considère toutefois que leurs points de départ et d’arrivée sont très proches les uns des autres, il est très probable que ces deux listes n’en formaient à l’origine qu’une seule, une liste unique de paroisses résultant de la tournée d’un collecteur, qu’un clerc ayant des préoccupations plus administratives que fiscales aura reclassée par collateur (fig. 3). Le même raisonnement peut être tenu pour le compte de 1353 : plutôt que d’imaginer deux itinéraires parallèles, il faut supposer que les deux listes de paroisses et de prieurés, débutant et aboutissant sensiblement dans la même zone, procèdent d’une unique liste originelle, dont l’auteur du compte aura, au moment de la mise au net, réparti les éléments en fonction de leur type institutionnel (fig. 2). 28 On retiendra de ce qui précède que le critère à prendre en compte pour la recherche de listes à caractère géographique dans un pouillé ou autre document apparenté est moins celui du type de liste bénéficiale auquel celui-ci ressortit (pouillé, compte) que, là encore, celui de sa genèse : pour chacun de ces documents, il convient de déterminer si les listes de bénéfices – et notamment de paroisses – qu’il renferme conservent, malgré les classements et reclassements opérés dans le temps, et parfois l’introduction de plusieurs niveaux de subdivisions internes, les vestiges d’une liste géographique primitive dont il procèderait. 29 Les conclusions que l’on peut tirer de ce survol général seront nécessairement limitées. Ainsi qu’il a été indiqué, le volume de ces listes bénéficiales est tel qu’il n’autorise pas à porter de jugement global sur la valeur toponymique des pouillés. Les exemples examinés dans cette étude montrent que certaines de ces listes peuvent offrir des 260 formes toponymiques proches des formes orales contemporaines tandis que d’autres ont fait l’objet, de la part de leur rédacteur, d’une latinisation parfois systématique. Les premières, qui sont les moins nombreuses, recèlent assurément le plus d’intérêt pour une toponymie à visée étymologique, s’attachant à la détermination de l’étymon d’un nom de lieu à l’aide de formes anciennes aussi authentiques que possible. Les listes offrant des formes toponymiques ayant fait l’objet de latinisations ou de divers types d’interprétation (traduction, étymologie) ne sont toutefois pas sans valeur pour le chercheur dans une perspective d’histoire culturelle et linguistique : elles permettent en effet d’appréhender la conscience linguistique, et plus précisément toponymique, d’une catégorie sociale précise, celle des clercs des chapitres cathédraux 38. Des travaux portant sur des régions plus marquées que d’autres par des particularismes linguistiques (breton, picard) ou toponymiques (Normandie) seraient probablement riches d’enseignements à cet égard. 30 Les quelques cas étudiés ici ont permis de souligner l’importance de la prise en compte de la genèse des pouillés (et des autres listes bénéficiales) pour l’appréciation de leur valeur en matière toponymique – et plus largement comme document historique. Plusieurs types de genèse ont ainsi pu être distingués : listes bénéficiales issues de listes précédemment constituées, d’une part, listes procédant du regroupement de mentions éparses (inventaire de pièces justificatives par exemple), de l’autre ; listes géographiques, alphabétiques ou chronologiques. L’analyse plus systématique des listes bénéficiales sous cet aspect permettrait d’établir de nouvelles typologies et ferait progresser notre connaissance générale de ces sources. Une telle entreprise, assurément considérable eu égard aux masses documentaires en présence, pourrait toutefois bénéficier de l’apport des technologies numériques : par sa structure et sa mise en forme, la collection des pouillés de l’Académie des inscriptions pourrait se prêter à un projet d’édition électronique comparable à celui dont font l’objet les dictionnaires topographiques départementaux édités par le Comité des travaux historiques et scientifiques. Une telle édition permettrait de mettre au jour de façon automatique, au sein de ces listes, des types de structures et des principes d’organisation, en même temps qu’elle offrirait un état de la toponymie paroissiale de la France à la fin du Moyen Âge. BIBLIOGRAPHIE BEAUREPAIRE François de, 1986, Les noms des communes et anciennes paroisses de la Manche, Paris, Picard. BILLY Pierre-Henri, 2011, Dictionnaire des noms de lieux de la France, Paris, Errance. BRUAND Olivier, 2012, « Les fragments de pouillé du diocèse d’Autun des environs de l’an mil : contribution à une réflexion sur l’époque de fixation des cadres paroissiaux », Bulletin de la Société nationale de Antiquaires de France, 2006, p. 238-251. 261 CHAURAND Jacques, 1999, « Préface », in : LONGNON Auguste, Les noms de lieu de la France : leur origine, leur signification, leurs transformations, Paris, Champion. CLOUZOT Étienne, 1914, « Les pouillés des provinces de France », Journal des savants, t. 12, p. 75-79 et 114-126. 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Onomastique de l’Artois, du Boulonnais, des Flandres, de la Picardie : Actes du XIV e colloque d’onomastique de la Société française d’onomastique (Arras, 15-18 octobre 2008), Charleville-Mézières, Institut Charles-Bruneau, p. 37-62 (Parlure 18-20). MARIACCI Caroline, 1997, Les noms de lieu du canton de Fayence (Var), Thèse, École nationale des chartes. MAZEL Florian (dir.), 2008, L’espace du diocèse : Genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval, Ve-XIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires. MIROT Léon, 1939, « Auguste Longnon », in : Premier Congrès international de toponymie et d’anthroponymie (Paris, 25-29 juillet 1938) : Actes et mémoires, Paris, Institut de phonétique de l’Université, p. 23-31. PFISTER Max, 1994, « Falsche Latinisierungen volkssprachlicher Ortsnamen im Hochmittelalter (anhand des Pouillé du Pays Sénonais) », in : STACCIOLI Giuliano et OSOLS-WEHDEN Irmgard (dir.), Come l’uom s’etterna : Beiträge zur Literatur-, Sprach- und Kunstgeschichte Italiens und der Romania. Festschrift für Erich Loos zum 80. Geburtstag, Berlin, A. Spitz, p. 219-222. 262 PITZ Martina, 2014, « Macrotoponymie et microtoponymie : deux catégories rigoureusement distinctes ? Pour une approche méthodologique d’une relation intra-onomastique », in : BODÉ Gérard et TAMINE Michel (dir.), Noms des villes et noms des champs. Onomastique de l’Artois, du Boulonnais, des Flandres, de la Picardie : Actes du XIVe colloque d’onomastique de la Société française d’onomastique (Arras, 15-18 octobre 2008), Charleville-Mézières, Institut Charles-Bruneau, p. 321-344 (Parlure 18-20). PouilléDiocRouen = « Polyptychum Rotomagensis dioecesis », Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XXIII, Paris, 1894, p. 228-329. PouillésAix = CLOUZOT Étienne, Pouillés des provinces d’Aix, d’Arles et d’Embrun, Paris, Imprimerie nationale, 1923. PouillésBourges = FONT-RÉAULX Jacques de, Pouillés de la province de Sens, Paris, Imprimerie nationale, 1962. PouillésLyon = LONGNON Auguste, Pouillés de la province de Lyon, Paris, Imprimerie nationale/ Klincksieck, 1904. PouillésReims = LONGNON Auguste, Pouillés de la province de Reims, Paris, Imprimerie nationale/ Klincksieck, 1907-1908. PouillésRouen = LONGNON Auguste, Pouillés de la province de Rouen, Paris, Imprimerie nationale/ Klincksieck, 1903. PouillésSens = LONGNON Auguste, Pouillés de la province de Sens, Paris, Imprimerie nationale/ Klincksieck, 1904. PouillésTours = LONGNON Auguste, Pouillés de la province de Tours, Paris, Imprimerie nationale/ Klincksieck, 1903. SAUZET Madeleine et BOUYSSOU Marc, 1985, « La carte de Cassini et le culte des saints dans les diocèses de Chartres et de Blois », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. XCII, p. 145-159. TAMINE Michel, 1998, « Quelques aspects de l’histoire religieuse ardennaise à la lumière de la microtoponymie : la diffusion de quelques hagionymes dans les Ardennes », in : BILLY PierreHenri et CHAURAND Jacques (dir.), Onomastique et histoire - Onomastique littéraire : Actes du colloque d’Onomastique d’Aix-en-Provence (26-29 octobre 1993), Aix-en-Provence, Presses universitaires, p. 193-210. VAN GENNEP Arnold, 1937, Manuel de folklore français contemporain, t. III, Paris. VINCENT Auguste, 1937, Toponymie de la France, Bruxelles, Librairie générale. VUE Blandine, 2011, « La micro-toponymie », in : ROBERT Sandrine (dir.), Sources et méthodes de l’archéogéographie, Besançon, Presses universitaires, p. 131-145. NOTES 1. Ces « réflexions » doivent beaucoup à mes divers échanges avec Pierre-Henri Billy, du CNRS/ LAMOP, que je tiens à remercier. Je tiens aussi à remercier vivement mon collègue aux Archives nationales Jean-François Moufflet pour la réalisation des cartes illustrant cet article. 2. Sur la vie et l’œuvre d’Auguste Longnon considérées du point de vue des toponymistes, voir MIROT 1939 et CHAURAND 1999. 3. CLOUZOT 1914 ; FONT-RÉAULX 1952. 263 4. DELMAIRE 2012. 5. Respectivement FONT-RÉAULX 1981 (notion de « richesse bénéficiale » des évêchés) ; et DUVAL- ARNOULD 1972-1973, FROESCHLÉ-CHOPARD 1985 et SAUZET 1985 (histoire religieuse). 6. Voir seulement en dernier lieu BRUAND 2012. Notons toutefois que le récent regain d’intérêt de l’historiographie pour les problématiques spatiales et territoriales conduit à remettre à l’honneur ce type de source (voir notamment MAZEL 2008). 7. VINCENT 1937, p. 363-364 ; BILLY 2011, p. 637. 8. TAMINE 1998. 9. Respectivement MARIACCI 1997, t. I, p. 88, et H UBERT 2000, p. 13 ; VAN GENNEP 1937, p. 441. Citons également le point de vue général de Blandine Vue sur les documents « à but fiscal plus ou moins avoué », fournissant des listes de noms de lieux « prêts à l’emploi » et pour cette raison généralement considérés comme les « meilleures sources toponymiques » : « structur[ant] solidement le canevas de toute étude toponymique par leur densité de noms à une époque donnée et souvent par l’ordre spatial qu’elles apportent, […] [ces sources] ne sont bonnes que si elles sont dûment critiquées et complétées par des sources “moins rentables” mais plus riches en éléments annexes qui ancrent les toponymes dans une réalité plus nuancée » ( VUE 2011, p. 132). 10. Sur les relations entre comptes et pouillés, et l’utilisation des premiers pour réaliser les seconds, voir les remarques d’Étienne Clouzot : « Théoriquement, c’est la nécessité d’asseoir de manière équitable et sans contestation possible les taxes, procurations, décimes, dons gratuits […] qui a déterminé la création des pouillés. Pratiquement, ce sont les comptes de ces impositions qui ont servi de base aux pouillés dressés pour les rectifier » ( CLOUZOT 1914, p. 115). 11. Voir par exemple PouillésReims, p. 85-86 (taxacio du diocèse de Soissons, 1362) : mention des seuls bénéficiers, souvent extérieurs au diocèse. 12. Dans un rôle d’impositions synodales de 1381 pour le diocèse de Soissons, seules les paroisses du doyenné de Chézy sont ainsi classées par ordre alphabétique ( DUVAL-ARNOULD 1972, p. 354-355) ; il en est de même de celles des doyennés du Neubourg et de Louviers dans un pouillé rédigé vers 1370 pour le diocèse d’Évreux (PouillésRouen, p. 183-185). 13. Voir l’exemple de cinq paroisses citées, dans un compte de décime de 1351 pour le diocèse de Chartres, comme relevant de l’archidiaconé de Pincerais alors qu’elles lui sont extérieures (PouillésSens, p. 157-158). 14. Nescitur ubi est, pour trois paroisses du même diocèse, et dans le même compte (ibid., p. 144A, 156G et 159D). 15. Voir l’exemple de Iguicigniaco, paroisse figurant dans un compte de 1369-1370 pour le diocèse de Sens (doyenné de Provins) avec la mention non reperitur in tota diocesi Senonesi (ibid., p. 84A). Il s’agit d’une mélecture complète de Egligniacum mentionné plus tôt dans le pouillé de 1350 (p. 26C), déjà cité dans le même compte (mais au doyenné de Montereau) sous la forme Egligny (p. 75C), aujourd’hui Égligny (Seine-et-Marne), non loin du doyenné de Provins. Sa présence dans la liste du doyenné de Provins peut être aussi bien due à une erreur du rédacteur de la source originelle qu’à une hypothétique appartenance antérieure de la paroisse à ce doyenné. La leçon Iguicigniaco est issue d’une forme *Iguiligniaco probablement portée sur un pouillé ou sur un compte antérieur au XIVe siècle utilisé par le rédacteur du compte (éléments communiqués par P.H. Billy). 16. Exemples de pouillés réalisés à partir de documents plus anciens : pouillés nantais du XVe siècle (PouillésTours, p. XLVIII et 272), troyen de 1407 (PouillésSens, p. XXIX et 321), langrois de 1436 (PouillésLyon, p. XXII et 145). 17. La liste de l’archiprêtré de Puycelci se termine ainsi par la paroisse de Labastide-de-Lévis, celle de Graulhet par La Salvetat-lès-Montdragon, celle de Monestiès par Labastide-Gabausse (PouillésBourges, p. 360, 362, 363) ; celle de Saint-Gervais par Cambon-du-Temple (p. 360) (éléments communiqués par P.-H. Billy). Les comptes de décime en revanche, parfois datés et 264 mentionnant le nom de leur auteur, résultent plus généralement d’une rédaction unique (PouillésAix, passim). 18. Respectivement PouilléDiocRouen, p. 329F, et PouillésRouen, p. 35-37 et 81B. Sur les paroisses d’Aliermont et les autres paroisses normandes créées par démembrement au XIIIe siècle, voir BEAUREPAIRE 1986, p. 49-52. 19. Cf. PouillésRouen p. V et n. 2. 20. Respectivement PouillésSens, p. 115F, et PouillésReims, t. I, p. 96A. Citons également Villenova domini Senonensis pour Villeneuve-l’Archevêque dans un compte du diocèse de Sens en 1369-1370 (PouillésSens, p. 72D). 21. PouillésRouen, p. 44E et 46E. LEPELLEY 2003, p. 259, propose pour étymon Ultrensis portus. La forme vulgaire Tresport est attestée dès 1184. 22. PouillésSens, p. 20C, 111A et 149H. 23. PouillésRouen, p. 207B, 225G et 238M, à comparer avec les formes vulgaires Vinhenas (1108) et Vianass (1202) (DUVAL, p. 38-39). Les clercs ne sont pas pour rien dans le destin onomastique pour le moins singulier de cette commune de l’Orne. 24. PouillésSens, p. 31A. 25. Respectivement PouillésReims, t. II, p. 517-557, et PouillésSens, p. 273-296. On relève toutefois dans le pouillé amiénois de 1301 que les paroisses désignées par un hagiotoponyme sont mentionnées en latin pour les deux tiers d’entre elles (parfois en totalité comme pour le doyenné d’Airaines), ce qui témoigne d’une sensibilité particulière du rédacteur aux hagiotoponymes. 26. PouillésSens, p. 112D et E, et 116B. 27. Ibid., p. 84C et D, et 93B et C. 28. À rebours de l’opinion commune, Martina Pitz relativise la distinction entre formes toponymiques tirées de chartes originales et formes tirées de copies, et la préférence généralement accordée par les toponymistes aux premières sur les secondes ( PITZ 2014, p. 334 n. 44 et p. 335 n. 47). 29. Classement parfois établi selon des modalités déconcertantes : les prieurés sont ainsi fréquemment intercalés dans la liste des paroisses à la lettre P (comme prior), laquelle liste reprend ensuite aux lettres Q, R… (PouillésSens, passim). 30. Voir l’exemple d’un compte de décime de 1274 pour le diocèse d’Aix, où se trouvent successivement mentionnées les églises d’Aix, puis de Reillanne (près de Manosque), puis à nouveau d’Aix, puis d’Istres sur la rive occidentale de l’étang de Berre, localités trop éloignées à l’intérieur du diocèse pour permettre de supposer qu’il s’agisse là d’un itinéraire de visite (PouillésAix, p. 14A). 31. MALSY 2003 et 2014. 32. L’ordre est alphabétique pour les diocèses de Chartres, Troyes et Paris ; géographique pour celui de Meaux. De même, pour un compte de procuration de 1369-1370, l’ordre est alphabétique pour le diocèse de Sens, indéterminé pour les diocèses de Chartres, Auxerre, Orléans et Nevers (PouillésSens). 33. L’ordre est alphabétique pour Beauvais, Cambrai, Laon, indéterminé dans les autres diocèses (PouillésReims). 34. Voir PouillésSens, PouillésRouen, PouillésReims, passim. 35. C’est du moins ce qui ressort de sondages effectués dans les taxaciones de la province de Reims. 36. Pour un exemple de liste hiérarchique, voir PouillésAix, p. 216-219 (convocation synodale de 1363 pour le diocèse de Marseille). Un autre exemple éloquent est fourni par une convocation synodale du XVIe siècle pour le diocèse d’Apt, liste d’époque tardive mais reflétant sans doute un 265 état ancien. Une forte proportion d’églises de cette liste est nommée au seul moyen du vocable, sans déterminant géographique. C’est ainsi que l’on rencontre trois Sanctus Martinus, deux Sanctus Paulus, deux Sanctus Michaelis, etc. (ibid., p. 54-56). En l’absence de déterminant géographique, ce genre de liste ne pouvait avoir d’effectivité pratique (éviter les homonymies) que si l’ordre d’appel des différentes églises était parfaitement su et connu, incorporé pour ainsi dire par le clergé du diocèse. 37. Signalons que la mention de l’ordre observé dans les listes de bénéfices est apparue progressivement dans les notices introductives des volumes de la collection des Pouillés : absente chez Longnon, elle est ponctuellement présente dans les volumes édités par Étienne Clouzot (provinces d’Aix, Arles et Embrun, 1923) et beaucoup plus systématiquement dans ceux de Jacques de Font-Réaulx (province de Bourges, 1961-1962, provinces d’Auch, Narbonne et Toulouse, 1972). 38. Entre autres exemples, on relève ainsi que si Tertre/Tartre est généralement traduit par collis et Moutier ramené à monasterium (PouillésSens, p. 107A et 105J), Bazoches/Basoche en revanche n’est jamais ramené à son étymon basilica, signe de l’oubli de l’origine des noms de lieux issus de cet appellatif, dont l’évolution phonétique était déjà très avancée à l’époque de la rédaction des pouillés (ibid., p. 22A, 46C, 73B, 77C, 80D, 103C, 104D, 118E, 122F, 135E, 151A…). Sur l’apport à la linguistique historique des formes toponymiques traduites, voir PFISTER 1994. AUTEUR SÉBASTIEN NADIRAS Archives nationales (Paris) 266 Sceaux, noms de lieux et de personnes en Vexin français (XIIeXVe siècle) Caroline Simonet 1 César est le premier à citer le nom du Vexin dans la Guerre des Gaules, le désignant d’après ses habitants Pagus Velliocassi, “le pays des Véliocasses” 1. Situé au nord de la Seine entre l’Oise et l’Andelle, le Vexin est partagé lors du traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911 : Charles le Simple cède au chef normand Rollon l’ensemble des terres situées en aval de la Seine à partir de l’Epte, l’un de ses affluents. C’est la naissance de la Normandie. Le Vexin, traversé en son milieu par l’Epte, se trouve séparé entre les possessions des ducs de Normandie (Vexin normand) et la zone d’influence du pouvoir royal (Vexin français). Le Vexin français se dote de sa propre coutume 2 ; le rattachement de la Normandie au domaine royal en 1204 ne remet pas en cause la division du Vexin entre deux coutumes et deux bailliages. La juridiction ecclésiastique s’adapte également à cette situation : en 1255, l’archevêque de Rouen place un grand vicaire doté de pouvoirs juridictionnels élargis à Pontoise 3, capitale du Vexin français, et organise des synodes particuliers pour l’archidiaconé du Vexin français, distinct en cela des cinq autres archidiaconés du diocèse4. 2 Bien que couvrant un territoire réduit, le Vexin français se révèle d’une grande richesse sigillographique. La sigillographie concerne autant l’étude des matrices que celle des empreintes de sceaux5. Toutefois, le nombre de matrices recensées est bien faible comparé à celui des centaines de milliers d’empreintes conservées dans les dépôts d’archives à travers l’Europe6. Aussi nous concentrerons-nous sur l’étude des empreintes. 3 Au Moyen Âge, le sceau connaît divers usages : clôture de lettres, scellés judiciaires, fermeture de reliquaire ou de coffre et, surtout, validation d’actes 7. Cet usage diplomatique est le mieux connu en raison du nombre important d’empreintes encore attachées aux actes8. Ce sont précisément ces sceaux, dits de validation, que nous nous proposons d’étudier ici. Le sigillant, qu’il fût une personne morale ou physique, 267 apposait son sceau au bas des documents selon diverses modalités 9. L’empreinte de cire permettait de l’identifier grâce à l’image et à la légende et d’accorder une valeur juridique à l’acte. Le document, le plus souvent daté, indique avec précision la période d’utilisation du sceau. Cependant la fabrication de la matrice peut être antérieure de plusieurs années, voire de plusieurs siècles dans le cas de certaines communautés religieuses qui aimaient conserver leurs matrices. Longtemps demeuré restreint au cercle impérial, royal et pontifical, l’usage diplomatique du sceau s’est progressivement diffusé dans la société médiévale à partir du Xe siècle, au point de toucher toutes les strates de la société au XIIIe siècle. En Vexin français, les premiers sceaux conservés remontent au moins à 116510, date à laquelle Galeran II, comte de Meulan, son fils Robert et son épouse Agnès valident une donation11. L’abbaye Saint-Martin de Pontoise semble inaugurer l’usage du sceau de validation pour le clergé en 1177 12. La région se situe dans une chronologie moyenne pour le nord du royaume de France en ce qui concerne la diffusion du sceau chez les laïcs : ni en avance, ni à la traîne. L’absence de siège diocésain en Vexin français explique le relatif retard dans l’apparition des sceaux du clergé : les évêques scellent généralement les premiers, plusieurs dizaines d’années avant les chapitres et les abbayes13. 4 Objets juridiques ornés d’une image incarnant le pouvoir et l’autorité du sigillant dans la société de son époque, objets d’identification gravés d’une légende offrant titulatures, prénoms, patronymes et noms de lieux, les sceaux sont étroitement associés à l’écrit, tant physiquement (par rivetage, appension ou placage) que fonctionnellement. Comment les sceaux du Vexin français peuvent-ils contribuer à l’onomastique de la région parisienne du XIIe au XVe siècle ? Nous proposerons ici quelques pistes de réflexion autour de cette question. Après avoir présenté les atouts et les lacunes de cette source, nous aborderons la dimension sérielle des sceaux afin de cerner les permanences ou, au contraire, les évolutions des noms de familles et de lieux qu’ils comportent ; enfin nous nous interrogerons sur les auteurs des légendes de sceaux. Les sceaux : une source riche mais fragile 5 En Vexin français, comme dans la plupart des régions non méditerranéennes, les empreintes de sceaux sont en cire d’abeille le plus souvent naturelle, parfois colorée, le vert et le rouge étant les teintes les plus fréquentes14. Ces objets sont fragiles : durcie, la cire est cassable, sujette à des bris ou éclats au moindre choc. Le relief du sceau a parfois subi l’usure du temps, atténué au point qu’image et légende sont difficilement déchiffrables. La galette de cire peut également être pulvérulente, c’est-à-dire victime d’un dessèchement qui occasionne un blanchiment et, surtout, un feuilletage de la matière qui conduit à son délitement et rend ardue la lecture du sceau. Enfin, la fragilité majeure ne vient pas du sceau mais de ses attaches. Les liens de parchemin, de chanvre, de laine ou de soie qui solidarisent le sceau avec son acte peuvent rompre : la totalité du sceau disparaît alors15. Sans parler des amateurs de beaux objets et d’héraldique qui, dès l’époque moderne, détachaient les empreintes des chartes afin de constituer des collections de sceaux centrées sur les qualités esthétiques de ces objets désormais privés de tout contexte diplomatique. 6 Cette fragilité de la source est particulièrement préjudiciable à l’étude des noms mentionnés dans la légende car celle-ci est généralement gravée à la périphérie de la 268 matrice, encerclant l’image. Il arrive que noms et initiales, parfois combinés en monogramme, se déploient sur le champ normalement réservé à l’image 16. Le maintien d’une légende périphérique sur de nombreux sceaux de ce type dévoile que les sigillants regardaient monogrammes et lettrines comme des figures iconographiques à part entière. L’avantage de ce type de sceaux est une meilleure préservation des noms et titulatures, gravés au centre du sceau, contrairement à la légende inscrite sur le pourtour, plus exposée à la dégradation de l’empreinte. Hervé de Montmorency, doyen du chapitre cathédral de Paris à la fin du XIIe siècle, est l’un des premiers, en dehors des cercles royaux, à user d’un sceau monogrammatique17. Fig. 1 : grand sceau d’Hervé de Montmorency, doyen de Paris, fin XIIe siècle, 50 mm. Arch. nat., sc/D/7562. 7 Ce sceau est doté d’une double légende : sur le pourtour du sceau, on peut lire + SIGILLVM . HERVEI . PARISIENS[IS] . DECANI (“sceau d’Hervé, doyen de Paris”) ; sur le champ habituellement réservé à l’image se déploie en cercle + DE MONTEMORENTIACO (“de Montmorency”). Au centre de cette seconde légende, le monogramme du sigillant fait office d’image. Selon Jean-Luc Chassel, ce doyen délaisse le prestigieux portrait en pied non par humilité, mais pour valoriser sa qualité de lettré et son puissant lignage au travers du monogramme et de la légende centrale18. À l’inverse de ces sceaux valorisant l’écrit, il existe des sceaux anépigraphes. Dépourvus de légende, ils sont souvent de petite dimension, conçus pour être utilisés comme contre-sceaux au revers de grands sceaux. C’est le cas de Jean de Chaumont qui contre-scelle son grand sceau équestre légendé d’un signet anépigraphe en 122719. 8 Revenons aux sceaux les plus courants, dotés d’une légende circulaire encadrant une image. Le moindre éclat en bordure de la galette de cire nous prive de quelques lettres de la légende située justement sur le pourtour du sceau. Souvent, des bris amputent 269 largement noms et titulatures. Parfois, l’image demeure intacte et d’un beau relief, mais la légende a totalement disparu, comme rognée lors de chocs successifs sur la galette de cire. Les contre-sceaux, empreintes de petites dimensions apposées au revers d’un grand sceau, sont relativement bien protégés car plus petits que la galette de cire, calibrée par rapport à la dimension du grand sceau20. 9 La fragilité des empreintes est en partie compensée par leur multiplicité. Elles souffrent rarement d’éclats ou de bris exactement au même endroit : il est donc possible d’obtenir une légende complète en utilisant les différentes empreintes produites par une matrice. Cependant, moins d’un tiers des sceaux sont connus par plusieurs empreintes21. Dans l’immense majorité des cas, nous devons nous satisfaire d’une empreinte unique, avec toute ses potentielles imperfections. En Vexin français, nous disposons de nombreuses empreintes du sceau du vicariat de Pontoise dans la seconde moitié du XIIIe siècle22. Cette abondance est courante pour les institutions épiscopales (officialités) ou royales (prévôtés, bailliages). Certains individus ont également beaucoup scellé. Pour la période 1214-1234, on connaît onze empreintes du sceau de Girard Ier de Vallangoujard 23. Si la plupart sont complètes, certaines offrent un relief très usé qui rend la lecture de la légende difficile24. La multiplicité des empreintes devient un atout indéniable : celles qui présentent un meilleur relief compensent le défaut de lisibilité des autres. La chance joue parfois : on dispose de peu d’empreintes – deux ou trois – qui se révèlent parfaitement complémentaires. Ainsi, Péronnelle de Chaumont, épouse de Jean de Villiers, a laissé seulement deux empreintes de son grand sceau25. Victimes de bris, elles présentent des légendes lacunaires : … MADAME PERRON/ NELLE DE VILLE… et + S’(eel) MADAME PERRON/…VILLERS. À partir de ces deux exemplaires on peut reconstituer la légende d’origine : + S’(eel) MADAME PERRON/NELLE DE VILLERS. Par ailleurs, Douët d’Arcq mentionne ce sceau sous deux numéros et deux noms différents (Chaumont et Villiers-le-Bel), occurrence rare dans les inventaires de sceaux 26. Les documents, conservés aux Archives nationales dans des séries distinctes 27, mentionnent la dame selon des modalités qui diffèrent par la langue utilisée (latin dans un cas, français dans l’autre) et par la référence lignagère : en août 1273, la dame est uniquement citée en relation avec son époux Jean de Villiers (domina Petronilla uxor mea, c’est-à-dire “dame Pétronille ma femme”), tandis qu’en février 1275 elle figure également sous le nom de son lignage d’origine (« Perronnelle de Chaumont fame d’icelui ») et plus seulement comme épouse. 10 Les actes scellés sont une source précieuse dans le domaine de l’onomastique. En effet, noms et images sont figés sur le sceau au moment de la gravure de la matrice, utilisée pendant plusieurs années, voire plusieurs siècles. Le sigillant retient en légende la titulature et les noms qu’il juge les mieux à même de l’identifier et d’incarner pendant de longues années sa place – et donc son autorité – dans la société. Quel que soit le contexte, la légende sigillaire demeure identique, sauf regravure ou changement de matrice à l’occasion d’une évolution majeure de statut. 11 Les empreintes sont attachées à des actes qui mentionnent également noms et titulatures, le plus souvent en début et en fin de texte. Il est alors possible de comparer les noms fournis par les légendes sigillaires et ceux mentionnés dans les actes. Si la légende du sceau s’avère souvent lapidaire, l’acte offre plus d’espace pour développer les noms et titulatures ou pour préciser les liens familiaux. Ainsi la charte peut compléter l’apport du sceau en matière d’onomastique. C’est d’ailleurs souvent grâce à l’acte que l’on parvient à identifier le sigillant car nombre d’empreintes sont trop 270 détériorées pour être lisibles ou offrent des informations lacunaires du fait d’une cassure. 12 Il arrive que le nom retenu dans la légende du sceau diffère de celui qui figure dans l’acte. Surtout, alors qu’une légende sigillaire est gravée une fois pour toutes sur la matrice et reproduite à l’identique sur l’ensemble des empreintes, chaque acte est rédigé avec des expressions, noms et titulatures adaptés selon l’évolution de la condition du sigillant (mariage, veuvage, adoubement), de son patrimoine (acquisition ou vente d’une terre) ou selon le contexte spécifique de l’affaire traitée. Ainsi une dame aura tout intérêt à mentionner son lignage d’origine dans un acte concernant la gestion de biens qu’elle a apportés dans le couple lors du mariage (dot) ou d’un héritage, alors que son sceau n’en porte pas la trace. L’inverse est également vrai. Certaines dames mentionnent dans la légende de leur sceau un nom faisant référence à leur douaire 28 ou à une seigneurie dont elles ont hérité, alors que l’acte validé n’en dit rien. D’autres valorisent leur lignage d’origine, sans doute en raison d’un mariage hypogamique. Enfin, un surnom particulier à un individu peut être valorisé dans l’acte ou au contraire sur le sceau, plaçant au second plan le nom du lignage, voire l’ignorant. 13 Prenons quelques exemples dans le Vexin français et le Parisis voisin. En 1231, un certain Ansel Rocoul (Ansellus Rocous) et sa femme Marie vendent à l’abbaye SaintMartin-des-Champs, près de Paris, des revenus qu’ils percevaient à Méru, en lisière du Vexin français et du Beauvaisis29. La légende du sceau d’Ansel apporte des précisions par rapport à l’acte : + S’(eel) HANSEL ROCOVL DE VALMONDEIS30. Quelques années plus tard, son fils Jean donne dans un acte de 1269 la titulature suivante : Ego Johannes de Vaumondais armiger filius Anselli dicti Rocoul (“Moi, Jean de Valmondois, écuyer, fils d’Ansel dit Rocoul”)31. Jean ne relève pas le surnom de Rocoul, préférant conserver uniquement le nom de lieu Valmondois pour se dénommer. Mais Ansel continue d’être désigné après sa mort par son surnom. Son fils juge apparemment cet élément comme déterminant pour préciser sa filiation, bien plus que le seul nom de lieu Valmondois. Rocoul est donc un surnom strictement personnel d’Ansel mais un marqueur fort de son identité qui se transmet dans la mémoire familiale et probablement aussi dans la mémoire collective locale. 14 En 1258, Ansel d’Amblainville (Ansellus de Amblainvilla) valide une donation à l’abbaye Saint-Victor de Paris avec un sceau portant un nom différent : + SIGILLVM ANSEN DE VAENGVERGART (“sceau d’Ansel de Vallangoujard”) 32. La famille de Vallangoujard possède la seigneurie d’Amblainville et l’affaire porte justement sur des biens sis en ces lieux, ce qui explique l’utilisation du nom d’Amblainville dans la suscription du personnage dans l’acte33. En revanche, Ansel met en avant son lignage de Vallangoujard sur son sceau, comme l’ensemble des hommes de cette famille34. Joue peut-être également la volonté de se distinguer d’une autre famille d’Amblainville qui porte le surnom de Bauché à la même époque. Thibaut et Jean, dits Bauché d’Amblainville, ont fait inscrire leurs deuxième et troisième surnoms dans la légende de leur sceau en 1254 : + S(igillum) IHO(ann)IS BAUCHE DE AMBLEVILA (“sceau de Jean Bauché d’Amblainville”) et + S(eel) . TIBAVT : BAVCHE : D’ : VMBLENVILE35. 15 Le surnom est encore mis en valeur en 1261 par Pierre de Meulan, dit “le Moine”, à la fois dans la légende (+ S(igillum) PETRI D(i)C(t)I MONACHI DE MELLE(n)TO) et au travers de l’image qui figure une tête de moine de profil36. 271 Fig. 2 : sceau de Pierre, dit Le Moine, de Meulan, échanson du roi, 1261, 25 mm. Arch. nat., sc/N/12. 16 Pierre de Meulan n’est pas entré dans les ordres : cet échanson du roi est marié et père de famille37. Ce surnom de Moine constituait probablement un élément majeur de son identité, au point de déterminer l’iconographie et la titulature du sceau. Avec Jean de Verneuil en 1260, enfin, le nom du lignage s’efface totalement sur le sceau au profit du surnom : + S(igillum) . IOH(ann)IS . DE . VILERS . MILITIS (“sceau de Jean de Villiers, chevalier”)38. Sans l’acte, on ne pourrait saisir qu’il s’agit d’un surnom : Johannes de Vernolio dictus de Villaribus subtus Sanctum Lupum (“sceau de Jean de Verneuil dit de Villiers-sous-Saint-Leu”)39. La seigneurie de Villiers-sous-Saint-Leu relevait directement du roi ; la mise en avant de ce nom dans la légende et la figuration d’armoiries comportant des fleurs de lis expriment-elles une volonté d’afficher une proximité avec le pouvoir royal40 ? 17 Les sceaux de femmes offrent une grande variété de situations quant aux noms indiqués dans la légende. Le nom d’épouse accompagne souvent le nom de baptême de la sigillante, dont la qualité de dame ou de damoiselle est parfois précisée 41. En 1270, Jeanne, épouse de Girard II de Vallangoujard, se présente ainsi sur son sceau : + S’(eel) DEMOISELE IEHANE DE VALEGOIART. Dans les actes, elle est dite demoiselle et femme de Girard II, ce qui nous prive de son patronyme42. Marie d’Amblainville, issue de la famille des Bauché d’Amblainville et mariée à Jean d’Ercuis, passe sous silence, sur son sceau, son nom de lignage ainsi que celui de son époux pour retenir, peut-être, un surnom, si l’on en croit un acte de 1282 (Marie dicte de Pratis, soit “Marie dite des Prés” 43) : … DAMOISELE . MARIE . DES PRES 44. On le voit, l’usage d’un surnom n’est pas une exclusivité masculine. Mais dans le cas d’une femme, il est possible que ce surnom renvoie à un bien que la sigillante possède en propre, comme un héritage ou un douaire. 272 18 Enfin, la source sigillaire en Vexin français offre deux langues : le latin et le français. Si nous avons à ce jour recensé un premier acte en français en 1257 45, un sceau nous fournit une légende complète en français en 1225 : + S(eel) RAOUL DE LARDIERES46. Mais dès 1195, un certain nombre de noms de lieux sont inscrits en français dans les légendes. Le grand sceau équestre du comte Roger de Meulan porte ainsi la légende suivante : + S(igillum) ROGERI DE MEVLENT (“sceau de Roger de Meulan”) 47. Le repérage de ces noms en français dans des légendes par ailleurs latines reste largement à faire. Il est plus aisé lorsque l’on dispose de séries. L’intérêt des séries de sceaux pour l’onomastique 19 L’étude des noms à partir des sceaux peut être réalisée de façon sérielle. En effet, un sigillant, un lignage ou une institution religieuse, royale ou communale offrent parfois une succession de sceaux différents, ce qui permet de comparer la forme des noms. Si bien des petits lignages, paroisses ou prieurés du Vexin français n’ont laissé qu’un ou deux sceaux, le nom de certaines localités figure sur de nombreux sceaux. À partir d’inventaires de sceaux48, nous avons effectué des recensements pour cinq lieux de la région pour lesquels nous disposons de plusieurs sceaux de seigneurs, de communes, de membres du clergé ou encore d’abbayes. Nous avons ainsi relevé que lorsqu’un lieu figure sur de nombreux sceaux, une ou deux graphies tendent à s’imposer assez vite, les autres demeurant rares, voire uniques. CHAUMONT : 23 sceaux, 8 variantes variantes occurrences dates CALIDOMONTE 2 1182, XIIe s. CALVOMONTE 9 1200, 1227, 1240, 1255, XIIIe s., 1335, XIVe s. CALVIMONTIS 5 1211, 1248, 1317, 1419 CALVOMONTO 1 1234 CALVIMONTE 2 1303, 1335 CHAUMONT 2 1234, 1296 CAUMONT 1 1281 CALVIMONTENSIS 1 1239 FLAVACOURT : 7 sceaux, 4 variantes FLAVACORT 1 1220 FLAVACOT 1 1220 FLAVACOURT 4 1281, 1287, 1289, 1291 273 FLAVACURIA 1 1296 MEULAN : 29 sceaux, 10 variantes MELLETI 1 1170 MELLENTI 3 1195, XIIe s. MEULENT 3 1195, 1272 MEULENDO 2 1197, 1204 MOULENT 1 1208 MELLENTO 14 1214, 1220, 1228, 1230, 1232, 1233, 1253, 1254, 1261, 1270, 1272, 1285, 1291 MELENTO 1 1247 MEULANT 2 1281, 1305 MEULENTO 1 1284 MELLENTISSE 1 1286 PONTOISE : 30 sceaux, 10 variantes PONTISARIENSIS 1 1177 PONTISIENSI 1 1177 PONTISARCSIUM 1 1190 PONTESIENSIS 3 1199, 1216 PONTISARENSIS 9 1195, 1224, 1236, 1262, 1276, XIIIe s., 1302, 1355 PONTESIE 2 1204, 1215 PONTISARA[/E] 10 1224, 1227, 1252, 1258, 1262, 1374, 1376, 1381, 1454 PONTISAURENSIS 1 1236 PONTEISE 1 1258 PONTISSARENSIS 1 1286 PONTHISSARENISIS 1 1287 VALLANGOUJARD : 9 sceaux, 7 variantes VALLE ANGUEIARDI 1 1214 274 VALENGEUIART 3 1214, 1264 VALENGUOIARD 1 1232 VAENGUERGART 1 1258 VALENGUEIART 1 1262 VALENGEUIAR 1 1270 VALEGOIART 1 1270 Notes : 1 - Seule la date de la première utilisation est mentionnée. 2 - Certaines années peuvent compter plusieurs sceaux. 20 À Pontoise, les trente sceaux recensés offrent dix graphies différentes, dont deux (Pontissarensis et Pontisara) s’imposent sur dix-neuf sceaux. À Meulan, la moitié des sceaux utilisent la même graphie (Mellento). Pour ces deux localités, les autres graphies apparaissent une à trois fois. Nous disposons d’une série de huit sceaux de doyens de chrétienté de Meulan entre 1214 et 1254. Sept de ces sceaux optent pour la graphie Mellento en légende ; seul Enguerrand en 1247 a un sceau légendé Melento 49. L’appartenance à un groupe au sein du clergé a probablement favorisé cette fixation de la graphie : en s’appropriant l’orthographe choisie par leurs prédécesseurs, les nouveaux doyens se placent dans leur continuité, symbolisant ainsi la permanence de la fonction et leur propre légitimité. Cette fixation de la graphie signe aussi leur maîtrise du latin et de l’écriture. Plus largement, elle reflète la tendance à user de formules de plus en plus stables au sein d’une chancellerie ou d’un groupe de scribes au service d’un bailliage ou d’une officialité. Nous avons pu le constater par exemple avec les protocoles des actes du vicaire de Pontoise. Sous le premier vicaire, Raoul de SaintGildas (1255-1258 ?), la titulature ne semble pas encore fixée – l’institution est sans doute encore en construction50. Sous son successeur Simon, les scribes utilisent une formule fixe pour ce qui est de l’ordre des mots : Vicarius Rothomagensis archiepiscopi in Pontissara [/Pontisara] et in Vulgassino [/Vulcassino] Francie (“le vicaire de l’archevêque de Rouen à Pontoise et en Vexin français”). On constate cependant des variantes dans la graphie de Pontoise et du Vexin. À ce jour, nous avons compté les signatures de six scribes différents au bas d’une quinzaine d’actes passés au nom du vicaire entre 1260 et 1275. Tous suivent la formule usuelle. Quatre de ces scribes ayant rédigé plusieurs actes, on peut constater que, s’ils peuvent varier entre eux en la matière, chacun reste cependant, pour sa part, fidèle à une seule et même graphie pour les noms de lieux. On se trouve bien en présence d’un formulaire, peut-être défini par le vicaire Simon luimême et imposé à ses scribes ; ceux-ci conservent cependant une certaine liberté dans la graphie des noms de lieux et les abréviations, tout en adoptant une routine graphique propre à chacun. Malheureusement, l’évolution de la graphie de Pontoise ne se traduit pas sur le sceau du vicariat, qui utilise la même matrice de 1257 à 1275 51. De plus, le nom du Vexin ne figure pas dans la légende de ce dernier, ni sur celle d’aucun sceau de la région. 21 Loin de ces usages à peu près fixés, nombre de sigillants adoptent une orthographe à leur convenance, ou à celle du graveur. Ainsi un couple de paysans, Henri de Pontoise et sa femme Stéphanie, possède en 1258 deux sceaux52. Celui de l’époux mentionne en 275 latin + S’(igillum) HEN[RI]CI DE PONTISARA, tandis que le sceau de l’épouse offre une légende avec une occurrence tout à fait unique du nom de Pontoise en français : + S’(eel) STEPHANIE DE PONTEISE. Il arrive qu’un changement de matrice s’accompagne d’une modification de la graphie d’un nom. Sur ses trois sceaux successifs (1262-1270), Girard II de Vallangoujard adopte trois versions différentes pour le nom de sa seigneurie (Valengueiart, Valengeviart et Valengeviar) et deux pour son prénom (Girard, puis à deux reprises Gerard)53. Même une puissante commune comme Pontoise renonce au Pontisarcsium de son grand sceau de 1190 pour ses sceaux aux causes de 1277 et 1355, lui préférant Pontisarensis54. Or, près d’un siècle s’est écoulé entre la gravure de la matrice du grand sceau et celle de la matrice du premier sceau aux causes. Entre-temps, les graphies Pontisarensis et Pontisara sont devenues les plus courantes. 22 Une même galette de cire fournit parfois une graphie différente à l’avers et au revers. En 1177, Godefroid, abbé de Saint-Martin de Pontoise, appose son sceau au revers du grand sceau de l’abbaye55. Le sceau du prélat porte en légende Pontisiensis tandis que l’abbaye a préféré Pontisariensis. Mais il s’agit là de l’association des sceaux de deux sigillants différents bien qu’appartenant à la même communauté religieuse. C’est également le cas pour la commune de Meulan : le conseil utilise un grand sceau mentionnant Meulent et le sceau incarnant le pouvoir du maire est appliqué en contresceau avec une légende portant Mellenti56. Fig. 3 : grand sceau de la commune de Meulan, 1195, 76 mm. Arch. nat., sc/N/1645. 276 Fig. 3 bis : contre-sceau de la commune de Meulan, 1195, 76 mm. Arch. nat., sc/N/1645bis. 23 Les variantes peuvent concerner l’usage d’une abréviation et non la graphie. La commune de Pontoise utilise en 1276 un sceau aux causes avec un contre-sceau. À l’avers, le nom de Pontoise est abrégé car la légende est assez longue : Pontiaren’(sis). Au revers, la commune a préféré réduire “contre-sceau” en contra s’(igillum) et inscrire en entier Pontisarensis. 24 La diversité orthographique tend à s’atténuer au cours du XIIIe siècle mais elle ne disparaît pas, même si la diminution du nombre de sceaux après 1300 rend les comptages moins fiables. On rencontre encore quatre orthographes pour Meulan dans les années 1280, trois pour Chaumont et deux pour Pontoise au XIVe siècle. Pour ce qui concerne Flavacourt cependant, il semble que la graphie française du nom de lieu soit fixée dès la fin du XIIIe siècle. À l’inverse, Vallangoujard conserve une très grande variabilité orthographique au XIIIe siècle. Encore au XIXe siècle, Douët d’Arcq écrit systématiquement Valangoujard57. On peut à certaines occasions envisager une erreur du graveur qui oublierait une lettre ou en inverserait deux. On pensera au Melento du sceau du doyen Enguerrand, qui tranche avec les Mellento de tous les autres sceaux de doyens de Meulan. De telles erreurs expliqueraient le maintien d’une certaine variété des graphies. Cependant, l’identité des auteurs des légendes est également à prendre en compte pour saisir l’origine de cette diversité graphique sigillaire. Les auteurs des légendes sigillaires 25 Au Moyen Âge, l’écrit est très majoritairement produit par le clergé, maître de la technique d’écriture et du savoir livresque. Or les sceaux appartiennent aussi bien au 277 clergé qu’aux laïcs. Ils échappent donc en partie à l’influence du clergé dans la fixation des noms de lieux et de personnes. Comtes, écuyers, communes, bourgeois, dames, artisans, voire paysans en Normandie, sont commanditaires d’une source écrite, au même titre que curés, prieurs ou abbayes. Comme pour toute source écrite se pose la question de l’identité des auteurs de légendes sigillaires. Qui fixe noms et titulatures ? Le sigillant lui-même ? Son entourage – chapelain d’un seigneur, tuteur d’un mineur, mari ? L’artisan qui grave la matrice ? Cela soulève la question de la transmission de la commande. Précise-t-on avec détail, voire par écrit, ce que l’on attend dans la légende ? On peut le supposer pour certaines titulatures particulièrement précises ou se poursuivant au contre-sceau. On relève une telle situation dans la seconde moitié du XIIIe siècle sur les sceaux d’Enguerrand IV de Coucy, puissant seigneur du Laonnois. On lit ainsi au grand sceau + : S’(igillum) INGELRAMNI :: COVCIACI : [ OISIACI] AC MOTIS MIRABILIS : D(OMI)NI : (“sceau d’Enguerrand, sire de Coucy, d’Oisy et de Montmirail”) et au contresceau ET CASTELLANI . CAMERACI (“et châtelain de Cambrai”). Revenons au Vexin. En 1291, Agnès du Bois combine en légende son nom de baptême, son patronyme et la mention de son époux : …AGNES . DU BOIS . FAME MENSEGEVR GVILL’ (aume) D’(e) FLAVACOV[RT]58. Elle affiche en outre des armoiries qui ne sont pas celles de son mari et qui occupent tout le champ de l’image. On obtient ainsi une sorte de compromis au sujet de la place accordée à chacun des époux : le prénom et le nom de l’époux ainsi que sa qualité de sire sont largement développés, mais précédés du patronyme de la dame tandis que des armoiries, soit personnelles, soit paternelles, occupent tout le champ de l’image au lieu d’être contenues dans un écu59. On devine dans cet exemple que des instructions précises ont été données au graveur tant pour la légende que pour l’image. La place particulière accordée à chacun des époux sur ce sceau laisse ouvert le champ des possibilités quant à l’auteur de cette légende, y compris une intervention conjointe du couple ou une influence de la famille de la sigillante afin de valoriser le lignage. 26 On a davantage de certitudes avec le sceau de Jeanne de Chaumont. La sigillante ou des membres de son lignage ont probablement décidé des noms figurant dans la légende de son grand sceau de 129660. Cette légende occulte totalement le nom de son mari, Jean le Bouteiller de Brasseuse. Celle-ci met en effet en avant le patronyme de Jeanne et le nom d’une seigneurie – Lattainville – qui lui vient de son arrière-grand-père, Hugues de Chaumont : …IEHANNE . DE . CH[AVMONT D]AME . DE . LATENVIL[LE]. 278 Fig. 4 : grand sceau de Jeanne de Chaumont, 1296, 50 mm. Arch. nat., sc/D/1813. 27 Par ailleurs, l’image valorise les armoiries paternelles de la dame. En effet, la figure en pied de Jeanne est très classiquement flanquée d’écus armoriés, celui de son époux (à trois brassées de blé) étant à la place d’honneur, à sa droite 61. Mais la dame brandit de sa main droite un troisième écu aux armes de Chaumont, le positionnant ainsi audessus de l’écu aux armes de Brasseuse. Le lignage de Jean le Bouteiller est ainsi visuellement dominé par celui de Chaumont. Enfin, le fils du couple porte le prénom de son grand-père maternel, Gilles de Chaumont. Jean-Luc Chassel a bien montré le rôle des femmes dans la transmission des prénoms aux enfants dans les cas d’hypergamie du mari : le lignage de la dame s’impose non par le patronyme mais par les prénoms donnés à la descendance62. L’hypergamie de Jean le Bouteiller se traduit très concrètement sur le sceau : le lignage de sa femme révèle sa supériorité en occultant le sien dans la légende et en le dominant dans l’image. 28 Revenons à la question de la commande de la matrice. Se fait-elle oralement ou par écrit ? En cas de commande orale, laisse-t-on le soin à l’orfèvre de choisir la graphie des noms de baptême, de famille ou de seigneuries ? La persistance d’une graphie unique sur les sceaux des doyens de Meulan semble indiquer que ces derniers ont été très attentifs à la gravure des légendes. Mais les grandes variations dans l’orthographe de nombreux noms ainsi que la présence de noms de lieux en français dans des légendes en latin laissent à penser que l’orfèvre jouait un rôle dans le choix de la graphie. La latinisation de noms de lieux français présentait probablement une difficulté pour certains. Selon leur degré de connaissance de l’écrit et des formules latines, selon leur expérience dans la gravure de sceaux, selon qu’ils disposaient de modèles de légendes sigillaires dans leur atelier, selon ce qu’ils entendaient dans la bouche des commanditaires, ou encore selon leurs habitudes – au même titre que les scribes du 279 vicariat de Pontoise –, les artisans gravaient probablement souvent les noms en fixant eux-mêmes une graphie. Certaines légendes sigillaires trahissent une oralité qui échappe aux normes écrites plus ou moins établies par le clergé 63. On trouve ainsi des r mouillés à quelques reprises, ou des variantes populaires de prénoms. En 1254-1257, on peut ainsi lire Magicourt sur le sceau de Thibaut de Margicourt 64 ; en 1309, Isabelle de Sandricourt est dite Ysabiau de Sandycour65. Parfois la situation s’inverse : c’est l’acte qui porte trace d’usages langagiers quotidiens tandis que la légende du sceau adopte une graphie considérée comme académique quelques siècles plus tard. La légende du sceau de Pierre de Flavacourt respecte ainsi la graphie lettrée de l’époque (+ S’(eel) PIERRE DE FLAVACOVRT ESCVIER), contrairement à l’acte qui mentionne un très plébéien Peires de Flavacort escuihier66. Étonnamment, l’acte revient à plus de recherche pour l’épouse (damoisele Agnes) dont le sceau offre en légende une graphie différente du prénom (+ S’(eel) DAMOISELLE ANNES DE FLEVLEV). 29 Dans le Vexin français, le nom de Vallangoujard est celui qui présente le plus grand nombre de variantes rapportées au nombre de sceaux (sans compter les actes) : sept orthographes pour seulement neuf sceaux. Contrairement à Flavacourt, Sandricourt ou Margicourt, actes et légendes sigillaires conservent en effet systématiquement le r de ce nom, les variantes du suffixe -ard portant sur la finale muette (d, t ou aucune lettre). Ce suffixe est un marqueur fort du nom ; il contraste avec la partie centrale de ce dernier (-gouj-), qui se trouvait peut-être prononcée de façon très différente selon les personnes et qui, en tout cas, semble présenter une difficulté graphique pour les rédacteurs d’actes et les graveurs de sceaux. Conclusion 30 Les sceaux sont riches de noms dans leurs légendes : noms de baptême, patronymes, noms d’épouses, noms de lieux, surnoms. Les empreintes de sceaux présentent par ailleurs l’avantage d’être associées à des actes qui fournissent d’autres graphies des mêmes noms ou des compléments de titulatures. De nombreux actes sont scellés par une autorité supérieure (un seigneur, une abbaye, le vicaire de Pontoise) à la requête de personnages dépourvus de sceaux ayant valeur authentique et souhaitant donner une validité à une donation, une vente ou un échange de biens. Ces actes scellés révèlent donc également les noms de villageois, de parcelles, de lieux-dits ou encore de chemins concernés par une transaction. La source sigillaire est fragile et souvent lacunaire, mais les sigillographes disposent parfois de séries d’empreintes qui pallient ces manques. Surtout, des séries de sceaux différents pour un groupe donné permettent d’appréhender la permanence ou au contraire la grande variabilité de la graphie d’un nom de lieu ou de personne. Ces séries montrent que, si certaines graphies s’imposent dès le XIIIe siècle, une grande liberté demeure jusqu’à la fin du Moyen Âge au moins. 31 Il est curieux de constater qu’à ce jour nous n’avons recensé aucune légende de sceau portant le nom du Vexin français parmi les près de trois cents sceaux de cette région que nous avons repérés dans les fonds d’archives ou les inventaires. Sans doute est-ce en raison de l’extinction du lignage des comtes de Pontoise et du Vexin au moment où l’usage du sceau de validation se diffusait dans la région. On signalera par ailleurs l’importance de la consultation des originaux ou des moulages, et pas seulement des inventaires : ceux-ci présentent parfois des erreurs dans la transcription des légendes. Enfin, image et légende forment un tout sur un sceau. Une étude attentive de ces deux 280 éléments permet en certaines occasions de discerner celui qui a choisi noms et titres de la légende. 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MAROTEAUX Vincent, DORION-PEYRONNET Caroline et BLOCHE Michaël (dir.), 2015, Empreintes du passé. 6 000 ans de sceaux, Rouen, Point de vue. PASTOUREAU Michel, 1981, Les sceaux, Turnhout, Brepols (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 36). RAT Maurice, 1964, César : La guerre des Gaules, Paris, Flammarion. SAINTE-MARIE Anselme et SAINTE-ROSALIE Ange, 1726, Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France, des pairs, grands officiers de la Couronne et de la Maison du Roy, vol. 2, Paris. SIMONET Caroline, 2008, Sceau et pouvoir à Laon et à Soissons ( XIe-XVe siècles), thèse inédite, université Paris-I, 2 vol. VILAIN Ambre, 2014, Matrices de sceaux du Moyen Âge. Département des Monnaies, médailles et Antiques de la Bibliothèque nationale de France, Paris, Bibliothèque nationale de France. NOTES 1. RAT 1964, livres II (chap. IV), VII (chap. LXXV) et VIII (chap. VII). 2. DEPOIN 1885. Pontoise dispose même d’une coutume spécifique. 3. DEMEUNYNCK 1937-1939 ; LOUÏS 2005. Ce vicariat a une activité similaire à celle d’une officialité épiscopale, principale cour de justice de l’évêque. 4. Je remercie Grégory Combalbert (université de Caen) pour cette information. 5. Le terme de sceau est utilisé indistinctement pour une matrice ou une empreinte. 6. Nombre de collections de matrices conservées dans les fonds d’archives, musées et bibliothèques n’ont pas fait l’objet d’inventaires. On signalera celui qui a été récemment réalisé pour les collections de la Bibliothèque nationale (VILAIN 2014). De nombreuses découvertes ont lieu depuis quelques années grâce aux détecteurs de métaux, dans des conditions de légalité variables et sans faire, en France, l’objet de recensements rigoureux. Par ailleurs, les inventaires de sceaux – essentiellement les empreintes – ne sont pas exhaustifs. 14 à 54 % des sceaux que nous avons recensés lors de la rédaction de notre thèse pour le Laonnois et le Soissonnais (SIMONET 2008) n’apparaissent pas dans les inventaires. De plus, la plupart des inventaires ne mentionnent pas l’ensemble des empreintes produites par une matrice mais uniquement la mieux conservée. 7. BAUTIER 1990-1991 ; MAROTEAUX et al., 2015, p. 170-191. 8. BAUTIER 1990a. 9. BAUTIER 1990b, p. 76-99. 10. Nous nous sommes fondée sur les inventaires de sceaux existants. De futurs dépouillements permettront peut-être de reculer cette date. 11. D 715, D 714 et D 717. Les empreintes recensées dans les grands inventaires de sceaux sont désignées, selon l’usage des Archives nationales, par une lettre suivie du numéro d’inventaire. Nous utiliserons ici D pour DOUËT D’ARCQ 1863-1868, N pour DEMAY 1881, Bir pour BIRCH 1887-1900. 12. D 8338. 13. BAUTIER 1995. 282 14. Le plomb est en usage à la chancellerie pontificale, en Europe méditerranéenne (concurremment à la cire) et dans l’Empire byzantin. L’or est réservé aux empereurs. Les empreintes en métal sont appelées des bulles (BAUTIER 1984-1989 ; PASTOUREAU 1981). 15. Bien des services d’archives conservent des cartons de sceaux détachés, rares survivants ne représentant qu’une infime partie des empreintes perdues. 16. Ces types de sceaux portent différents noms, selon le mode de représentation des lettrines : aux initiales, monogrammatiques ou onomastiques (BAUTIER 1990b, p. 161-162). 17. D 7562. Dans le monde byzantin, les bulles de plomb offrent deux faces de même dimension, à l’image d’une monnaie : un côté présente l’iconographie, l’autre la titulature. Ce modèle fut imité par les papes au moins à partir du IXe siècle (Bir 21681). 18. CHASSEL 2012a, p. 339-341. 19. D 1810 et 1810bis. 20. Les sceaux de la région mesurent de 9 à 90 mm. Le contre-scellement concerne généralement les grands sceaux, mesurant au moins 30 mm. 21. Nous avons fait cette estimation pour le Laonnois et le Soissonnais ( SIMONET 2008). 22. D 7066. Nous en avons recensé vingt-deux à ce jour pour la période 1257-1283 ; ce comptage est loin d’être achevé. 23. La plupart sont conservées aux Archives nationales sous la cote S 2071. 24. D 3804. 25. D 1815 et D 3911. 26. DOUËT D’ARCQ 1863-1868. 27. M 850 pour D 1815 et S 2237 pour D 3911. 28. En Vexin, comme dans d’autres régions comme le Laonnois ou la Champagne, la coutume prévoit que la femme apporte une dot et que le mari lui accorde un douaire lors du mariage. Ce douaire est un bien ou un revenu que l’époux gère pendant toute la durée de l’union et dont la dame dispose en cas de veuvage, afin d’avoir des revenus propres lui assurant sa subsistance. À la mort de la veuve, le douaire retourne aux héritiers (enfants du couple ou collatéraux). 29. Arch. nat., S 1357 n° 9. L’extrême nord du Vexin français relevait du diocèse de Beauvais. 30. D 3430. 31. Arch. nat., S 2071 n° 14. 32. D 1159, d’après l’empreinte appendue à l’acte original (Arch. nat., L 895 n° 50). 33. MANNEVILLE 1890, p. 8-9. 34. D 3804 à 3809. 35. D 1161 et D 1162 ; MANNEVILLE 1890, p. 7-8. 36. N 12. 37. SAINTE-MARIE et al. 1726, p. 412. 38. D 3857. 39. Arch. nat., J 732 n° 74. 40. Les lis ne sont pas l’exclusivité des armoiries royales. Sur les sceaux, ecclésiastiques et femmes les utilisent souvent pour marquer leur dévotion mariale. Quelques années plus tard, un autre sire de Verneuil, Eudes, affiche également sur son sceau le surnom de Villiers aux dépens de son nom de lignage et porte des armoiries à fleurs de lis, différentes de celles de Jean de Verneuil (D 3855). Nous n’avons pu établir de lien de parenté entre ces deux sigillants. 41. La distinction entre dames et demoiselles n’est pas toujours liée au mariage. Elle indique parfois une hiérarchie d’âge ou de rang nobiliaire : pour deux sœurs mariées, l’aînée peut être qualifiée de dame, sa cadette de demoiselle ; une demoiselle appartient généralement à un lignage de moindre importance qu’une dame. 42. Arch. nat., S 2071 n° 16 et n° 38. 43. Arch. nat., L 895 n° 60. 283 44. D 2086. 45. Arch. nat., S 2071 n° 79. Il est probable que de futurs dépouillements permettront de reculer cette date. 46. D 2546. 47. D 2833. 48. DOUËT D’ARCQ 1863-1868 ; DEMAY 1877, 1881 et 1885-1886. 49. D 7905 à D 7912. 50. DEMEUNYNCK 1937-1939, n° 47, p. 70. 51. D 7066. Ces dates correspondent aux actes que nous avons consultés à ce jour ; elles peuvent évoluer avec de nouveaux dépouillements. 52. D 4319 et D 4320. Une reproduction de ces deux sceaux est disponible en ligne sur le site de la Société française d’héraldique et de sigillographie : http://sfhs-rfhs.fr/wp-content/PDF/ metman/sceauxpaysans.pdf. 53. D 3805 à D 3807. 54. D 5602 à D 5604. Les sceaux aux causes étaient des sceaux de juridiction utilisés en théorie pour les contentieux. Sur les sceaux de villes : BEDOS-REZAK 1980. Une reproduction du grand sceau de Pontoise est disponible en ligne sur le site de la Société française d’héraldique et de sigillographie : http://sfhs-rfhs.fr/wp-content/PDF/metman/soissons.pdf. 55. D 8338 et D 8338bis. 56. N 1645 et N 1645bis. 57. DOUËT D’ARCQ 1863-1868, D 3804 à D 3809. 58. D 2173. 59. Douët d’Arcq nomme la sigillante Agnès de Vaux (ce qui est cohérent avec les armoiries). N’ayant pas consulté l’acte, nous ignorons si ce nom y figure. 60. D 1813. 61. Nous n’avons pas identifié les armoiries figurant sur l’écu situé à sa gauche. 62. CHASSEL 2012b. 63. L’orthographe est loin d’être fixée au Moyen Âge, même au sein du clergé. 64. D 2705. 65. D 2396. 66. D 2176 et Arch. nat., S 4171 n° 8. AUTEUR CAROLINE SIMONET Centre Michel-de-Boüard – CRAHAM (Caen) 284 Une source peu connue de toponymie frontalière Les ‘penthières’ Michel Tamine 1 Les sources de cette communication remontent à quatre décennies : au cours des années 1975-1977, j’ai eu l’occasion de réaliser une enquête dialectologique assez approfondie dans une localité ardennaise située en limite de frontière avec la Belgique, à savoir Gespunsart, dans le canton de Nouzonville. Il s’agissait alors d’une localité isolée au milieu d’une importante zone boisée, suffisamment peuplée pour que le parler local, dont Charles Bruneau avait déjà souligné l’intérêt au début du XXe siècle, se maintînt en conservant son originalité et sa cohérence. L’un de mes principaux informateurs, alors octogénaire alerte, était ce que les dialectologues appellent un « excellent témoin », voire un « témoin exceptionnel », grâce à qui j’ai pu passer en revue, et par le menu, tous les aspects de la vie locale de l’époque, parmi lesquels la contrebande occupait, comme dans toutes les communes frontalières, une place non négligeable, quoique sans doute hypertrophiée dans l’imaginaire collectif, et sans rapport avec le vocabulaire relativement peu fourni qui était attaché à cette activité. Outre les mots utilisés par les contrebandiers eux-mêmes, mon témoin m’avait indiqué deux termes appartenant au vocabulaire des douaniers : le premier concernait la tournée d’inspection qu’ils faisaient tous les matins pour rechercher la trace de contrebandiers, nommée le /rba/1, forme que j’avais interprétée comme un dérivé déverbal du verbe rebattre ; le second concernait des cartes particulières utilisées par les agents au cours de leurs différents services, appelées /kart dè pãtyḕr/ 2, complément dont j’ignorais la signification, et pour lequel j’aurais adopté la graphie pantière, si j’avais eu à le transcrire en alphabet français. 2 Le résultat des enquêtes n’ayant jamais été publié, j’ai décidé, l’heure de la retraite venue, de consacrer une partie des loisirs qu’elle procure à la mise en ordre de ce corpus lexical et de le regrouper, en vue d’une publication commune, avec celui que constitue également depuis des décennies, à la fois un témoin, un collègue et ami, M. Jean Clerc, non seulement dans sa commune natale, à savoir Nouzonville, mais aussi dans celle des Hautes-Rivières (canton de Monthermé), également frontalière, dont il 285 habite un écart nommé Linchamps. Mais, les ‘pantières’ ne lui étant pas plus familières qu’à moi-même, il me proposa de me mettre en relation avec un douanier de ses connaissances : les enquêtes de terrain commencent toujours par la recherche de bons témoins. Tel était bien le cas de cet informateur : d’un âge mûr, mais encore en activité, M. Claude Montebran est très intéressé par l’histoire de l’institution qui l’emploie, mais également investi dans la sauvegarde du patrimoine local, tant naturel que culturel. Non seulement il fournit immédiatement la graphie du nom pour lequel nous le consultions : penthière, mais il précisa que ce nom désignait à la fois le territoire ou la circonscription sur lequel une brigade douanière était habilitée à intervenir, et la carte de ce territoire. Bien que l’utilisation des ‘penthières’ eût cessé, dans notre région, après la Seconde Guerre mondiale, il possédait quelques exemplaires de ‘penthières’ qu’il accepta de mettre à ma disposition, en l’occurrence une carte intitulée « Penthière des Rivières », et une autre intitulée « Penthière de Linchamps 3 ». Ces deux ‘penthières’ couvrent le territoire de la commune des Hautes-Rivières (voir Fig. 1 et 2). Fig. 1 : zone d’enquête (commune des Hautes-Rivières) 286 Fig. 2 : ‘penthière’ de Linchamps 3 L’examen de ces ‘penthières’ révèle des cartes géographiques très particulières, de facture artisanale, mais exécutées avec minutie et soin, comme l’indique la présence de couleurs, entre autres le vert pour figurer la couverture forestière, qui est importante, le bleu pour indiquer les cours d’eau. La commune des Hautes-Rivières doit ainsi son nom à sa situation en bordure de la Semoy : il s’agit d’un affluent de la Meuse rive droite à Monthermé, qui prend sa source à l’est d’Arlon, en Belgique, et dessine, dans les deux pays, une vallée très pittoresque. Or, un premier élément insolite apparaît dans le titre même de la ‘penthière’, dite « des Rivières » alors que le nom officiel de la commune est : Les Hautes-Rivières. Mais localement, on dit simplement /lè rivīr/, c’est-àdire « Les Rivières ». Autrement dit, le nom figurant dans le titre de la ‘penthière’ n’est autre que la traduction française du nom patois local. On notera par ailleurs que les deux ‘penthières’ présentées ici sont signées : celle de Linchamps porte la mention « Y. (ou J.) Sohet », celle des Rivières reprend simplement le patronyme en ajoutant : « Brigadier à Haut-Butté ». Mais, là encore, la dénomination se révèle approximative, puisque la forme officielle du nom, qui désigne un écart habité de Monthermé, est actualisée par l’article défini pluriel : Les Hauts-Buttés 4. Une échelle de 1/27 000 est indiquée sur la ‘penthière’ des Rivières, alors que celle de Linchamps n’en comporte pas. Enfin, deux anomalies affectent l’affluent de la Meuse, la première concernant la graphie de son nom, qui présente une particularité notable, à savoir que le /-wa/ final est transcrit par -oy en France (Semoy), et par -ois en Belgique (Semois) ; or, la ‘penthière’ attribue la graphie « belge » à la partie française du cours d’eau. La seconde concerne le tracé de la frontière, que la ‘penthière’ assimile à la rive gauche du cours d’eau, alors que les traités officiels fixent ce tracé au milieu de son lit 5 : certains contrebandiers, bien renseignés, narguaient les douaniers français depuis leur barque, en se gardant bien de franchir la ligne médiane fatidique. 287 4 Quant à l’information toponymique, elle figure sur les colonnes latérales situées de part et d’autre de la carte, éventuellement sur un bandeau situé sous cette carte. On note que ces colonnes sont elles-mêmes subdivisées en trois zones d’importances inégales : la première consiste en un numéro d’ordre croissant, correspondant à un « nom de position » contenu dans la deuxième, tandis que la troisième indique la distance séparant la « position » du poste de douane. Chaque numéro d’ordre associé à son « nom de position », c’est-à-dire en réalité au nom du lieu-dit, est reporté sur la carte, dans une zone qui, pour n’être pas précisément déterminée par des coordonnées géographiques, obéit cependant aux indications « gauche », « centre », « droite » figurant dans les colonnes des ‘penthières’ (voir Fig. 3). On peut d’ores et déjà souligner l’abondance de l’information toponymique, puisque 116 « positions » figurent sur la ‘penthière’ des Rivières, et 99 sur celle de Linchamps. Mais on notera encore que cette information est inégalement répartie, en particulier pour Les Hautes-Rivières, où la densité de l’implantation croît au fur et à mesure qu’on se rapproche de la frontière. Fig. 3a : ‘penthière’ de Linchamps : noms des positions 288 Fig. 3b : ‘penthière’ des Rivières, détail Soulignés en rouge, les noms des quatre « baraques » où les fraudeurs achetaient leurs marchandises (tabac, café, etc.). Le propriétaire de la deuxième baraque (Baraque Gérard) possédait également une barque, qui a donné son nom à la position n° 70 : La barque Gérard. Il assurait ainsi le passage des marchandises qu’il vendait... 5 Comment expliquer ces particularités ? Essentiellement par le fait que les ‘penthières’ ont été levées par les douaniers eux-mêmes, si bien que chacune d’elles est une production singulière, unique. Ceci explique également qu’on puisse trouver plusieurs ‘penthières’ différentes pour un même territoire. De nombreuses zones d’ombre enveloppent encore l’origine et l’histoire des ‘penthières’, mais il semble que leur confection et leur usage se soient généralisés au cours de la seconde moitié du XIXe siècle : ainsi, une décision du 23 octobre 1834 précise qu’« il doit être établi, dans chaque poste, un état indiquant la topographie et les limites de la penthière, ainsi que les positions à garder particulièrement. Cet état est conservé sous clé par le brigadier 6. » D’autre part, on sait que l’exécution d’une ‘penthière’ était exigée de chaque agent nouvellement affecté dans une brigade7 : on imagine aisément les vertus initiatrices d’une telle obligation, qui faisait de la ‘penthière’ un remarquable outil propédeutique. Sans doute n’existe-t-il pas de moyen plus efficace, pour acquérir la connaissance intime d’un territoire que de s’en faire le cartographe. On peut d’ailleurs penser que cette obligation entraîna une multiplication de ‘penthières’, au sein desquelles dut s’effectuer un tri permettant de sélectionner les meilleures, c’est-à-dire les mieux adaptées à leurs fonctions. 6 En effet, les ‘penthières’ sont aussi et surtout des outils de travail, ce qui nous conduit à nous interroger sur l’origine, la nature et la qualité de l’information toponymique qu’elles contiennent, ainsi que sur la façon dont elle était mise en œuvre. Un premier aspect concerne la date de réalisation : on estime que les plus anciennes ‘penthières’ ne remontent pas au-delà de 1875, les plus récentes datant de 1960. La date de la 289 confection des ‘penthières’ présentées dans cette étude n’est pas indiquée, mais elles existaient déjà en 1919, comme nous le verrons plus loin. Par ailleurs, les modalités d’utilisation ont dû évoluer : ainsi, M. Montebran, mon informateur, qui estime que l’usage de ces cartes a cessé sur les frontières des Ardennes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, précise que, dans les dernières années, seuls les numéros des positions étaient restés en usage, alors que leurs noms étaient pratiquement tombés en désuétude : on pouvait ainsi fixer un service d’embuscade au point 5 ou un service d’observation au point 32, sans avoir à fournir d’autres précisions, inversant alors un protocole où le numéro de la « position », dont l’emploi était d’ailleurs facultatif, n’intervenait que pour confirmer son identification et pour faciliter sa localisation sur la ‘penthière’. Il n’est pas impossible qu’un souci de codage ait accéléré cette évolution. 7 Nous avons souligné, déjà, l’abondance de l’information toponymique : pour illustrer cette richesse, il suffit de comparer le nombre de toponymes contenus dans les deux ‘penthières’, soit 215, à celui que l’on trouve sur le même territoire de la carte au 1/25 000 de l’Institut géographique national [IGN], soit environ 90 (voir Annexes 1 et 2). La pertinence de la comparaison est assurée par la proximité des échelles, celle des ‘penthières’ étant, comme nous l’avons indiqué plus haut, de 1/27 000. Sans doute la relative faiblesse de la densité de l’implantation toponymique sur la carte de l’IGN tient-elle, pour une bonne part, au caractère très boisé de cette région, mais cette observation fait ipso facto ressortir tout l’intérêt que pourraient présenter les ‘penthières’ pour l’information de ces zones. Cette richesse même nous conduit à nous interroger sur les sources de cette information : les ‘penthières’ dont nous disposons étant antérieures à 1919, seules deux sources sont envisageables : d’une part, les cartes d’état-major, publiées entre 1833 et 1880, exécutées au 1/80 000 et relativement précises, mais dont la pauvreté, sur le plan microtoponymique, fait que cette piste doit être abandonnée ; d’autre part, le cadastre « napoléonien », réalisé pour Les HautesRivières en 18308, infiniment plus riche, qui peut constituer la piste la plus prometteuse. Cependant, une comparaison entre le corpus cadastral et celui des ‘penthières’ révèle : • 26 microtoponymes communs pour la ‘penthière’ des Rivières, ce qui signifie que 90 occurrences microtoponymiques de cette ‘penthière’, soit 78 %, sont totalement originales (voir Annexe 2) ; • 15 microtoponymes communs pour la ‘penthière’ de Linchamps, ce qui signifie que 84 occurrences microtoponymiques de cette ‘penthière’, soit 85 %, sont totalement originales (voir Annexe 1). 8 Autrement dit, en dépit de sa richesse, le cadastre « napoléonien » ne saurait être considéré comme le pourvoyeur microtoponymique du corpus révélé par les ‘penthières’. Quelles sont les principales caractéristiques de ce dernier ? 9 On notera d’abord que la carte proprement dite restitue les toponymes majeurs, qui désignent des lieux habités, qu’il s’agisse de communes, comme Hautes-Rivières [sic], Thilay, Tournaveaux9, Haulmé, ou d’écarts et hameaux qui constituent le fonds toponymique le plus ancien : Failloué, Nohan, Naveaux10, Sorendal pour la ‘penthière’ des Rivières, La Dauphinée, Naux, Les Échameaux pour celle de Linchamps. Ces toponymes trament la carte, sans constituer pour autant des positions, même si certaines d’entre elles s’y réfèrent dans des syntagmes où ils interviennent comme compléments déterminatifs, par exemple : Le Pont de Nohan (‘penthière’ des Rivières, n° 32), L’École de Naux (ibid., n° 35), Le Pont de Sorendal (ibid., n° 48), etc. 290 10 D’autre part, on peut souligner la grande lisibilité des formes retenues, dont l’interprétation ne soulève aucune difficulté. À titre d’exemples, citons, parmi beaucoup d’autres possibles : Le Rond-Pré (‘penthière’ des Rivières, n° 13), La Chapelle (ibid., n° 19), La Roche Noire (ibid., n° 26) ; Les Dix Frères (‘penthière’ de Linchamps, n° 2), Le Gué du Chevreuil (ibid., n° 6), Le Gros Charme (ibid., n° 18), etc. Sans doute, quelques éléments dialectaux, empruntés au parler local ou régional, peuvent-ils intervenir comme noyaux de certains syntagmes, mais il s’agit de formes connues de tous les locuteurs, dont suivent quelques exemples : • paquis m. “terrain communal, situé sur le bord d’une route ou dans un village, sur lequel tout le monde a le droit de pâture”11 : Le Paquis de l’Église (‘penthière’ des Rivières, n° 1), Le Paquis de Bâche (ibid., n° 3), Le Paquis de Baimont (ibid., n° 40), Le Paquis de Sorendal (ibid., n° 68), Le Paquis des Bœufs ( ibid., n° 95), Le Paquis des Bécasses ( ibid., n° 106) ; Le Paquis des Rouvieux (‘penthière’ de Linchamps, n° 4). • mouche f. “abeille” : au pluriel, le mot désigne une ruche 12 et il est généralement déterminé par un complément anthroponymique qui représente le nom du propriétaire. Il s’agissait de ruches dites « à flate », c’est-à-dire “à bouse”, constituées d’une structure en coudrier recouverte de bouse qu’on laissait sécher. Ces ruches étaient ensuite déposées dans la forêt et permettaient de capturer les essaims : Les Mouches Baÿot (‘penthière’ de Linchamps, n° 22), Les Mouches Norbert (‘penthière’ des Rivières, n° 4), Les Mouches Gérard (‘penthière’ des Rivières, n° 73). • coulière f., dont le suffixe a été francisé, correspond à la forme locale /kυlīr/ 13, qui désigne un chemin forestier en forte déclivité, voire abrupt, que l’on empruntait pour débarder le bois coupé, soit sur un traîneau, soit en attachant ensemble les troncs qui dévalaient la pente : La Coulière du Beau Chêne (‘penthière’ des Rivières, n° 15). • herdage m., rappelle la pratique du troupeau communal de vaches, appelé la herde (/la èrd/)14, que le gardien (le herdier) emmenait chaque jour paître dans des terrains communaux, en suivant des chemins bien définis. À Linchamps, Le Herdage (‘penthière’, n° 15) est un nom de lieu-dit encore bien connu et désigne l’endroit où le herdier rassemblait son troupeau pour l’emmener vers les lieux de pâturage. 11 Un bon indice de l’actualisation imposée aux toponymes concerne le nom des gués, qui constituent bien entendu des lieux sensibles pour les contrebandiers comme pour les douaniers. On ne compte pas moins de onze gués sur le territoire communal, qui, sur les ‘penthières’, sont tous dénommés à l’aide de syntagmes dont le noyau est constitué par le nom français : Le Gué du Chevreuil (‘penthière’ de Linchamps, n° 6), Le Gué du Corbeau15 (ibid., n° 9), Le Gué de Mellerue (ibid., n° 33), Le Gué Rouge (ibid., n° 36), Le Gué de la Genève16 (ibid., n° 44), etc. Or la forme locale du fr. gué, au moins dans les toponymes, est /wé/17, dans lequel le maintien de la bilabio-vélaire initiale trahit une origine germanique : il figure ainsi dans Newet /nèwè/, nom d’un ancien gué 18 qui s’est transmis au pont qui lui a succédé, et, bien qu’il y soit moins immédiatement décelable, dans Failloué, nom d’un écart habité attesté dès la fin du XIe siècle, sous la forme Fadisvadum19. D’ailleurs, on peut remarquer que plusieurs des gués indiqués dans les positions ne figurent ni sur la carte IGN au 1/25 000 ni sur le plan cadastral, et ne sont par ailleurs pas connus des témoins locaux ; il s’agit pour la ‘penthière’ de Linchamps des gués suivants : Le Gué du Chevreuil (n° 6), Le Gué Rouge (n° 36), Le Gué de Famon (n° 42), Le Gué de la Genève (n° 44), et, pour la ‘penthière’ des Rivières : L’Ancien Gué (n° 36), Le Gué des Joncs (n° 112). On peut en déduire que l’identification de ces gués est imputable aux douaniers. Par ailleurs, en observant la dénomination des autres gués et en la 291 comparant avec l’information toponymique des plans et cartes ou celle fournie par les témoins, informations regroupées sur les tableaux des annexes 1 et 2, on constate que le générique gué a été ajouté à des mentions ou des références hydronymiques : ainsi, la ‘penthière’ de Linchamps indique, pour sa position n° 9, Le Gué du Corbeau, là où la carte IGN note l’hydronyme Ruisseau du Corbeau, connu localement sous le nom /ru du kòrbó/ ou simplement /l kòrbó/. Quant au plan cadastral, il mentionne Le Corbeau (feuille B2) comme nom d’un lieu-dit assez long et peu large, délimité sur un de ses grands côtés par un ruisseau affluent du Saint-Jean, rive droite, sans indiquer qu’il s’agit du ruisseau du Corbeau. Comme souvent, le cours d’eau a transmis son nom au lieu-dit qu’il longe. Des observations comparables peuvent être faites pour plusieurs autres gués signalés comme positions sur les ‘penthières’, alors qu’aucun référent de cette nature n’apparaît ni dans les sources écrites (plan cadastral, carte IGN), ni dans les sources orales : c’est le cas pour Le Gué de Mellerue (‘penthière’ de Linchamps, n° 33), Le Gué de la Rova (‘penthière’ des Rivières, n° 24), Le Gué de Mala (ibid., n° 50), Le Gué de Fertavaux (ibid., n° 69). On peut en conclure que les gués ont fait l’objet d’une attention toute particulière dans la confection des ‘penthières’ et d’un repérage systématique allant bien au-delà des besoins inhérents à la circulation de la population locale. 12 D’une manière générale, l’examen du corpus constitué par les noms de positions permet de mettre en évidence différents traitements visant à en améliorer la lisibilité, parmi lesquels : • la traduction : ainsi, à Linchamps comme aux Hautes-Rivières, alors qu’on désigne localement, aujourd’hui encore, l’emplacement du cimetière sous la forme dialectale /la simótīr/20, c’est la forme française qui figure sur les deux ‘penthières’ (position n° 60 à Linchamps, n° 43 aux Rivières). De la même manière, la forme bœuf relevée dans le syntagme Le Paquis des Bœufs (n° 95 des Rivières) ne peut, même en l’absence de corrélat oral pour cette occurrence, que paraître suspecte pour l’observateur, a fortiori pour les usagers du parler local, tant la forme /bū/ est partout familière, en particulier dans les microtoponymes. Une remarque similaire peut être formulée à propos du déterminé et de la préposition qui le relie à son complément dans La Place de Faulde (n° 33 des Rivières), rappelant l’emplacement d’une ancienne meule à charbon de bois, connu dans la vallée de la Semoy sous le nom de : Aire à Faude /ḕrafṓd/21. Parfois d’ailleurs, la mauvaise compréhension d’une forme orale a entraîné une remotivation : c’est le cas, par exemple, du nom de la position n° 20 de Linchamps, où Le Fond Tinel résulte d’une mauvaise compréhension de /la fõtinèl/, c’est-à-dire “la petite fontaine”, qui dénomme en effet une petite source coulant sur place. • la neutralisation des formes obscures par leur intégration comme compléments déterminatifs dans des syntagmes à noyau non ambigus : un bon exemple de cette démarche figure dans le traitement du lieu-dit de Linchamps connu sous le nom /lè rυviyu/. Le nom, qui a dû désigner le liseron22, n’est plus connu même par les locuteurs patoisants : c’est sans doute la raison pour laquelle il a été intégré dans Le Paquis des Rouvieux (‘penthière’ de Linchamps, n° 4), syntagme dans lequel la lisibilité sémantique est assurée par le noyau Paquis, tandis que Rouvieux assure la continuité désignative. 13 Dans ce cas comme dans celui des traductions, les aménagements visent à rendre les toponymes plus facilement lisibles, en particulier pour des usagers non autochtones. 14 Une autre caractéristique du corpus spécifique aux ‘penthières’ consiste dans une remarquable focalisation odonymique, qui révèle une attention toute particulière portée aux chemins, aux sentiers, aux passages, aux croisements, bref aux voies de communication de toute nature et de toute importance, considérées, au même titre que 292 les gués, comme des enjeux stratégiques. L’usage des odonymes n’exclut d’ailleurs pas le recours aux procédés indiqués plus haut : ainsi, le lieu-dit situé sur un sommet boisé connu localement sous le nom /la sòmyḕr/ devient, sur la ‘penthière’ de Linchamps (n° 3) : Naissance de la route sommière, qui évoque davantage une dénomination administrative qu’un toponyme d’usage. Parfois encore, le toponyme est détourné vers un usage odonymique : c’est le cas du lieu-dit qu’on dénomme oralement sous le nom / giyè/ à Linchamps, dont le plan cadastral a conservé la forme longue, et sans doute originelle : Clos Colas Guillet (1830, feuille A2), alors que la ‘penthière’ propose : La Tête du sentier Guillet (n° 65). De la même manière, l’hydronyme /jilā́ru/ 23, qui dénomme à la fois un petit ruisseau et la vallée qui l’abrite, devient sur la ‘penthière’ : La Fourche de Gilarue (n° 69). Enfin, et ce dernier aspect ne manque pas d’intérêt, certains éléments du vocabulaire odonymique apparaissent allogènes et semblent donc avoir été introduits par les agents de la douane : ainsi, le terme croisée figure dans le nom de dix-sept positions si l’on prend en compte les deux ‘penthières’, ce qui est d’autant plus remarquable que le corpus toponymique du département, riche de plus de 65 000 formes, ne présente que six occurrences de ce terme. De la même manière, étoile, attesté dans deux occurrences seulement du corpus des Ardennes, apparaît à quatre reprises sur les ‘penthières’ et dénomme des carrefours où se rencontrent plusieurs chemins. 15 En poursuivant la réflexion initiée ci-dessus, il est légitime de se demander si certains toponymes figurant sur les ‘penthières’ peuvent être spécifiquement attribués aux douaniers et mis en relation avec leur activité professionnelle. Une telle motivation peut en effet être postulée pour les noms de position suivants, qui sont suivis de (R) pour la ‘penthière’ des Rivières et de (L) pour celle de Linchamps : • Le Contrôleur (R, 92) : désignait le poste ou le bureau, situé à proximité de la frontière, dont disposait le contrôleur : d’après la loi du 1er mai 1791, qui fixe l’organisation de la Régie des douanes, ce dernier était chargé d’assurer la liquidation des droits et les opérations comptables lorsqu’un fraudeur était arrêté. • Le Rattend-Tout (R, 115) : bien que l’adjonction d’un r- préfixal au verbe attendre soit très fréquente dans les parlers locaux, en particulier dans les formes patoises pour éviter une confusion avec le verbe entendre (/ratad/ “attendre” ~ /atad/ “entendre” 24), le sémantisme du toponyme relève nettement de préoccupations douanières : il s’agit d’un lieu stratégique, situé au croisement de deux chemins, dont l’un venant de Belgique, à deux ou trois kilomètres de la frontière. Un rapport d’événement (voir infra) de juillet 1925 signale, à proximité de la ‘penthière’ des Rivières, un autre toponyme bâti sur le même modèle verbal, mais résultant d’un gérondif : Le Rattendant, qui désignait un lieu de surveillance 25. • Le Chien Mort (R, 105) : les contrebandiers utilisaient souvent des chiens qu’ils dressaient pour passer la frontière de nuit ; les douaniers avaient ordre d’abattre ces chiens et recevaient une prime lorsqu’ils y parvenaient. Ils prouvaient l’abattage de l’animal en lui sectionnant une patte antérieure. • L’Étoile du Courage : figure à la fois sur la ‘penthière’ des Rivières (n° 30) et celle de Linchamps (n° 97), en raison d’un chevauchement des deux circonscriptions à cet endroit. Une telle référence à une qualité morale, exceptionnelle en microtoponymie, doit perpétuer le souvenir d’un acte héroïque, dont nous n’avons cependant pas retrouvé trace dans la documentation disponible. • Les Deux Martyrs (L, 83) : rappelle vraisemblablement un accident dont ont pu être victimes deux agents, ou encore une agression ; certains contrebandiers particulièrement dangereux 293 n’hésitaient pas à attaquer les douaniers à l’arme blanche ou même à faire feu sur eux pour leur échapper. • La Croisée du Fraudeur (L, 38) : croisement de chemins sans doute empruntés régulièrement par les contrebandiers, ou encore, en raison du singulier, par un contrebandier célèbre. Certains individus, bien connus des douaniers, faisaient de la contrebande une activité régulière : ils en tiraient sans doute quelques profits, mais faisaient de la transgression et du défi aux autorités un mode de vie qui pouvait leur assurer un certain prestige auprès des populations locales. 16 En dehors de ces cas particuliers, dont on peut voir l’origine et la motivation dans l’activité des préposés de la douane, il est probable que la plus grande partie des toponymes répertoriés sur les ‘penthières’ en tant que positions appartient au fonds local, même s’il n’est pas exclu que quelques-uns résultent d’observations réalisées par les douaniers eux-mêmes. Mais, comme on l’a vu ci-dessus, les toponymes recueillis auprès des habitants ont fait l’objet de tris, de sélections et de traitements visant à en améliorer la lisibilité, bref, le fonds microtoponymique local a été adapté aux exigences professionnelles, d’où la prééminence de l’information odonymique. 17 Il reste par ailleurs à comprendre comment étaient utilisées les ‘penthières’ : à l’évidence, il s’agissait d’instruments de travail, de cartes à usage professionnel particulier. D’abord, elles constituaient des documents confidentiels : lorsqu’une ‘penthière’ était affichée au mur du bureau, dans un cadre ad hoc, on la consultait pour coordonner la préparation des services, puis on l’occultait en rabattant sur elle deux volets de bois formant un coffret mural qu’on fermait à clé. Et lorsqu’on l’avait consultée sur le bureau, on l’enfermait aussitôt dans une sorte de pupitre réservé à cet effet, qu’on appelait la marmotte26. Ainsi, la ‘penthière’ demeurait un document confidentiel, qui ne devait en aucun cas tomber sous l’œil des quidams étrangers à l’administration des douanes, a fortiori sous celui des contrebandiers, qui fréquentaient le bureau pour y réaliser les transactions d’usage ou pour y attendre les gendarmes… Cela explique sans doute qu’elles soient restées si longtemps inconnues. Une autre particularité des ‘penthières’ résidait dans leur format27 et la texture de leur support : réalisées sur un cartonnage entoilé, elles étaient façonnées de manière à se plier en quatre et pouvaient aisément être emportées par les douaniers envoyés en mission de surveillance ou d’embuscade28. Mais surtout, et c’est ce dernier aspect qui retiendra notre attention, la ‘penthière’ constitue le document de référence pour les rapports qu’établissaient les agents après chaque « événement », à savoir arrestation de fraudeur, saisie de marchandise, etc. Ces rapports étaient soigneusement consignés dans un cahier prévu à cet effet et intitulé « Registre d’événements », chaque registre étant coté et portant mention sur la couverture de la date du premier rapport et de celle du dernier. Grâce à l’obligeance de mon informateur, j’ai pu consulter l’un de ces recueils, sauvé de la destruction dans un louable souci patrimonial, et consignant les événements survenus entre le 24 juin 1919 et le 1er mai 1926 (voir Fig. 4a). Les pages du registre présentent trois colonnes : la première porte mention de la date des événements, la deuxième intitulée « Nature des événements » en demande un résumé succinct, tandis que la troisième, la plus importante, intitulée « Précis de ces événements », est réservée à une description circonstanciée (voir Fig. 4b). C’est en examinant le détail de cette dernière que l’on est à même de mieux comprendre l’usage qui était fait des ‘penthières’. 294 Fig. 4a : « Registre d’évènements » (24 juin 1919-1er mai 1926) Fig. 4b : événement du 7 août 1919 (saisie de 26 kilos de tabac au lieu dit « La Grève (droite) », c’est-à-dire sur la partie droite de la ‘penthière’) 18 Il convient en premier lieu de souligner que le registre n’est pas seulement destiné à conserver la mémoire événementielle de l’activité professionnelle d’une brigade ; il est aussi un lieu d’échange avec la hiérarchie : ainsi, lorsqu’une prise importante a été réalisée ou lorsqu’une arrestation a exigé des douaniers un courage exceptionnel ou encore les a exposés à un danger particulier, une récompense peut être sollicitée ou proposée à la fin du rapport ; les rapports n’occupant que la page gauche du cahier, la réponse du supérieur hiérarchique est apposée sur la page droite. Mais les rapports permettent aussi la vérification de la bonne exécution du service, et des suggestions, 295 des demandes d’éclaircissement, voire des réprimandes sont parfois consignées. Ainsi, en date du 5 août 1923, le lieutenant Dardenne rappelle : « L’ordre de service n° 42 ne mentionne pas le point d’embuscade des agents ; il ne suffit pas de mettre un billet dans le registre de travail pour indiquer la position tenue, l’inscription de service doit être rectifiée. Prière au brigadier intérimaire Guérel de prêter plus d’attention à l’avenir et d’éviter les omissions qui sont par trop fréquentes. » L’auteur de cette note quelque peu comminatoire souligne ainsi l’importance qu’il accorde à l’indication exacte du lieu de l’événement, et l’on constate en effet que les auteurs des rapports apportent presque toujours un soin méticuleux à l’indication précise des lieux et des trajectoires, comme le montre l’extrait qui suit, où les références aux positions de la ‘penthière’ des Rivières figurent en italique : « Le 17 février 1922, vers 6h1/2, les préposés Quénélisse et Rauzy ont relevé sur leur itinéraire de retour de patrouille au lieu dit Pied de Chèvre, un trou de 2 pas en espadrilles, se dirigeant vers l’intérieur par le sentier du Pied de Chèvre, le travers bois, jusqu’au Chêne à l’Image, coupant le vieux chemin de Thilay et reprenant le bois jusqu’à La Roche Creuse, ensuite à travers bois, la plaine et la route de Thilay jusqu’au pont de cette résidence où la piste cesse d’être visible. La rétrogradation n’a pas permis de reconstituer l’itinéraire exact emprunté par les fraudeurs […]. » 19 [Le Pied de Chèvre : position n° 81 de la ‘penthière’ des HR ; La Croisée du Chêne à l’Image : position n° 57 (ibid.) ; La Roche Creuse : position n° 61 (ibid.) ; Le Pont de Thilay : position n° 59 (ibid.)]. 20 Dans ce rapport, comme dans la plupart des autres, les indications toponymiques sont d’une telle précision qu’il est aisé de suivre, pour ainsi dire pas à pas, le cheminement des douaniers sur la ‘penthière’. Les premiers rapports datant de 1919, on peut en déduire que les ‘penthières’ des Hautes-Rivières sont antérieures à cette date. Par ailleurs, on glane au passage quelques termes techniques qui permettent de restituer certaines particularités de l’activité professionnelle des douaniers : ainsi, la « rétrogradation », assez régulièrement opérée, semble-t-il, après la découverte de traces de pas, consistait à remonter le trajet suivi par les contrebandiers afin de déterminer des lieux d’observation et d’embuscade. Dans le rapport suivant, signé par le lieutenant le 10 mars 1924, et qui montre le sort réservé aux chiens de fraudeurs, on constate que le nom /rba/, signalé au début de cet article, était bien un terme technique du vocabulaire douanier : « Le 8 mars les préposés Raynaud et Picard, en service de rebat suivi d’observation voyaient à hauteur de la Borne d’Enfer, un chien chargé qui se dirigeait vers Le Paquis aux Bœufs. Ils se mirent aussitôt à sa poursuite. La bête fortement chargée et déjà exténuée fut assez facilement capturée. La ceinture contenait 1k500 cigarettes en boîtes en carton jaune de 50 cigarettes et 1k500 tabac haché à fumer le tout de provenance étrangère. La marchandise saisie a été versée aux minuties et le chien capturé a été abattu. Procès verbal d’abattage de la bête a été adressé à M. le Capitaine intérimaire. Des renseignements recueillis il résulterait que l’animal appartenait au sieur B.29 de Thilay et qu’âgé approximativement de 14 mois il était encore en période de dressage. » 21 [Borne d’Enfer : position n° 96 de la penthière des HR ; Le Paquis des Bœufs : position n° 95 (id.)]. 22 Or, le « rebat » consistait, tous les matins, à parcourir la ‘penthière’ afin d’y relever d’éventuelles traces de passages nocturnes. Ce service était bien entendu exécuté à pied, à travers des zones boisées et montueuses, dans lesquelles la motorisation, 296 progressivement introduite après la Première Guerre mondiale, n’était guère envisageable. 23 De la lecture des multiples rapports dont nous n’avons donné qu’un nombre limité d’exemples, il ressort que les cartes dites ‘penthières’, représentant une circonscription territoriale du même nom, jouèrent un rôle essentiel dans l’activité professionnelle des douaniers, du moins dans la partie des Ardennes frontalière avec la Belgique où nous avons conduit cette enquête. Il reste alors à s’interroger sur le degré de représentativité de cette recherche et, par conséquent, sur son degré de généralisation potentielle. Pour évaluer cette dimension, je me suis rendu au Musée national des douanes, à Bordeaux, où j’ai appris qu’une exposition centrée sur les ‘penthières’ y avait été présentée d’octobre 2013 à mars 2014. Réalisée en collaboration avec le plasticien Jean-Christophe Vigneau et intitulée Penthières # Terres d’imaginaire 30, cette exposition visait en priorité à dégager les dimensions esthétiques de ces productions uniques, rapprochement consacré sur une « penthière d’exception », celle de Maureillas (Pyrénées-Orientales), signée par un douanier nommé Joseph Rolland, et sur laquelle Salvador Dali, qui se rendait régulièrement à Figueras, a dessiné au feutre Trajan chevauchant un coursier, muni d’un fouet terminé en point d’interrogation, manifestant ainsi les doutes qu’il nourrissait quant au franchissement des Pyrénées par l’empereur romain. Mais ce détour par l’anecdote artistique montre que les ‘penthières’ concernent toutes les zones frontalières : le Musée des douanes conserve en effet près de quatre cents cartes, dont la valeur patrimoniale n’a été reconnue que récemment, puisque deux cents d’entre elles ont bénéficié, en 2009, d’un travail de restauration précédant leur numérisation, le reste du fonds ayant été traité en 2010. Or, ces ‘penthières’ couvrent mille kilomètres de frontière avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Le catalogue qui fournit ces indications précise encore que « les côtes bretonne et atlantique, ainsi qu’une petite portion méditerranéenne sont également représentées31 ». On imagine aisément l’importance et l’intérêt d’un tel gisement potentiel de microtoponymie frontalière : si la proportion des formes originales est similaire pour toutes les ‘penthières’ à celles qui ont été établies pour les deux cartes ardennaises, ce sont des milliers, voire des dizaines de milliers de microtoponymes qui sont en jeu. Un tel corpus est d’autant plus intéressant qu’il est très peu connu et qu’il intègre des créations récentes, particulières à une activité professionnelle, celle des douaniers. Cet intérêt est rehaussé encore par le fait que certains des espaces géographiques concernés ont pu changer, au gré du déplacement des zones frontières résultant des conflits qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles. 24 En conclusion, il reste à s’interroger sur l’origine du nom penthière, présentée parfois comme aussi mystérieuse que les cartes elles-mêmes. Une note anonyme publiée dans la Revue des douanes32 indique que la première mention du terme, au moins dans son acception administrative de « territoire couvert par une brigade », figure dans une circulaire du directeur général des douanes datée du 10 mars 1819. Par ailleurs, dans une page intitulée « Mystérieuse penthière », Jean Clinquart, ancien directeur interrégional des Douanes et grand spécialiste de l’histoire de cette administration, considère, en reprenant à son compte une observation formulée par Théodore Duverger, dans son ouvrage La Douane française publié en 1858, que le terme était déjà utilisé par les commis de la Ferme générale, sous l’Ancien Régime. Évoquant ensuite les hypothèses étymologiques dont il a fait l’objet, il rappelle d’abord celle qu’avait avancée Duverger, à savoir une « corruption » de bandière “front des anciens camps en face de l’ennemi”. Transmis par l’italien bandiera, le mot est issu du germanique 297 banda33, qui est à l’origine d’une riche famille en français, à laquelle appartiennent entre autres les noms bande et… contrebande. Cependant, en dépit du rapport sémantique, J. Clinquart repousse avec raison l’hypothèse pour d’évidentes raisons phonétiques, mais sans l’abandonner complètement, puisqu’il considère qu’il a pu se produire une confusion due à la paronymie : « Au terme de bandière, étranger à leur bagage culturel, les gardes de la Ferme générale auraient spontanément substitué un autre terme, dont non seulement ils connaissaient le sens, mais qui, de surcroît, leur aurait paru approprié. Ce mot est pantière, qui désignait un “filet tendu verticalement pour capturer les oiseaux”. Cet engin est encore utilisé de nos jours (illégalement toutefois) dans le Sud-Ouest pour la “tenderie” et il y est connu sous le nom de pante 34 ». Ce détour par la paronymie est-il bien nécessaire ? Le supplément du dictionnaire de Godefroy contient un article pantiere f., avec cette glose : “filet pour prendre les petits oiseaux”35 ; le nom semble employé à partir du XVe siècle et donne lieu très tôt à des emplois figurés. Il sera repris par tous les grands dictionnaires, en l’occurrence par ceux de Pierre Richelet (1680), Gilles Ménage (1694), Thomas Corneille (1694) avec la variante graphique pentiere, Antoine Furetière (1690) sous la graphie pentiere, le dictionnaire de Trévoux (1743 et 1752) sous la graphie pantière et avec la variante pentière, celui de l’Académie (édition de 1762 : pantière), par J.-F. Féraud (grammatical, 1787 : pantière, var. pentière), par Littré et le TLF. Tous ces dictionnaires proposent avec quelques variantes le sens de “filet pour prendre des oiseaux”, certains signalant un emploi régionalisé dans le Sud-Ouest. Seul, Littré mentionne une variante suffixale : pantenne, et ajoute deux acceptions, à savoir : “sac à mailles qui sert aux chasseurs à mettre leurs provisions de bouche et à rapporter le gibier” et “terme de pêche. Espèce de filet à larges mailles qu’on établit verticalement et par fond”. Quant au TLF, il fournit le synonyme pantenne, mais ne reprend que la première acception. Il précise par ailleurs l’étymologie, à savoir le nom latin d’origine grecque : panthera “tout ce qui se trouve, en une prise, dans le filet (à la chasse aux oiseaux sauvages)” 36. Mais à une exception près, aucun de ces grands dictionnaires ne mentionne le terme propre au vocabulaire de l’administration des douanes ; l’exception notable est celle de Littré, qui possède une entrée penthière, avec cette définition : “Terme de douanes. Étendue de terrain confiée à la surveillance d’une brigade”37. Aucune relation n’est établie avec pantière. En revanche, cette association devient explicite pour le FEW, qui réunit dans un même article les deux termes, sans éclaircir cependant les rapports qu’ils entretiennent38. Sans doute la métaphore qui assimile le filet à un piège est-elle sémantiquement pertinente, comme peut l’être visuellement le rapprochement entre le réseau des voies et chemins reproduit sur la carte et le filet lui-même. Pourtant, la métaphore du piège peut difficilement expliquer à elle seule que le terme ait été adopté par la haute administration des douanes, et des deux acceptions « douanières » du nom penthière, à savoir “territoire confié à la surveillance d’une brigade” et “carte qui représente ce territoire”, il est à peu près assuré que la première est chronologiquement antérieure à la seconde. C’est pourquoi la notion de « territoire » nous paraît déterminante. Or, le FEW signale pour panthière, à Pontarlier, le sens de “vaste terrain giboyeux où l’on peut chasser”39 : on peut y voir le chaînon sémantique permettant de relier le filet au district de la brigade, le passage à la désignation de la carte constituant l’ultime avatar de cette filiation métaphorique. Il reste à dire un mot de la graphie : la conservation du -h- interne trahit à l’évidence la volonté de maintenir le mot dans un registre savant, avec rappel à l’étymologie, mais si tel est bien le cas, on peut s’étonner du choix du graphème vocalique de l’initiale : pen-, alors que l’étymon 298 grec désignait un instrument propre à toutes chasses, ce qui justifierait de préférence l’initiale pan-… BIBLIOGRAPHIE BRUNEAU Charles, 1913a, Étude phonétique des patois d’Ardenne, Paris, Champion. —, 1913b, La limite des dialectes wallon, champenois et lorrain en Ardenne, Paris, Champion. —, 1914-1926, Enquête linguistique sur les patois d’Ardenne, 2 vol., Paris, Champion. 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Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Paris, Gallimard, 1971-1994, 16 vol. 299 ANNEXES Annexe n° 1 : ‘penthière’ de Linchamps Dans les deux tableaux qui suivent, nous avons repris dans la colonne centrale les toponymes figurant sur la carte IGN au 1/25 000 ; dans cette même colonne ont été indiquées entre barres obliques et en alphabet phonétique les formes orales de ces toponymes, lorsqu’elles sont connues des témoins (JC = Jean Clerc ; CM = Claude Montebran). Lorsque les initiales du témoin sont indiquées sans forme orale, le toponyme est connu, mais sa forme est identique à celle de la position et sa prononciation est identique à celle du français. Dans les deux tableaux, les graphies (en particulier majuscules et minuscules) respectent scrupuleusement celles des documents sources. Positions ‘penthière’ IGN 1/25 000 Cadastre « napoléonien » (1830) 1. Marie Louise - - 2. Les dix Frères Arb. les Dix Frères (CM) - (JC) (CM) /la sòmyḕr/ - 4. Le Paquis des Rouvieux (JC) /lè rυviyu/ (CM) - 5. La Borne de Gédinne (JC) /bòrn dè jèdin/ (CM) - 6. Le Gué du Chevreuil - - 7. Le Caillou de l’Aiguillon (CM) - 8. La Fontaine du sourd Marais (JC) (CM) /l çῡr marè/ Le Chour Maret (B1) 3. Naissance sommière de la route Rau du Corbeau (hydr.) 9. Le Gué du Corbeau (JC) /ru du kòrbó/ (CM) /l kòrbó Le Corbeau (B2) 10. La Croisée Minette - - 11. Les sept belles Places - - 12. La terre Jacques (JC) - 13. La Croisée du Loup - - 14. La Passe du Curé - - 15. Le Herdage (JC) (CM) /lèrdaj/ ou /lpaki dlèrdaj/ 300 16. La Croix Dominé (JC) (CM) - 17. La Prise Saint-Jacques (JC) (CM) /la prīz sẽjāk/ La Prise Saint-Jacques (A) 18. Le gros Charme - - 19. La Pépinière - - 20. Le Fond Tinel (JC) (CM) /la fõtinèl/ (hydr.) - 21. Le bosquet Cunin - - 22. Les mouches Baÿot - - 23. Le Coucou (CM) - 24. Le Fossé de Linchamps - Le Fossé (B1) 25. La pointe de Clabot Le Clabot (JC) (CM) /l klabó/ À Clabot (A2) / Bois royal de Clabot (A2) 26. La Platelle La Platelle Mon Fre (JC) (CM) /la platèl/ - 27. Les Échameaux les Echameaux Fme (JC) (CM) /lèzèçamó/ Ferme des Echameaux (B3) 28. La Roche Léonard - - 29. Le long Tournant - - 30. La Voie Neuve - - 31. La Passée Jean Thomas (JC) - 32. Les trois Fauldes - - 33. Le Gué de Mellerue (JC) /mèlru/ - 34. La Hutte des Ouvriers - - 35. le 2ème Pont (CM) - 36. Le Gué Rouge - - 37. Les 4 Chemins - - 38. La Croisée du fraudeur - - 39. Les trois fontaines - - 40. Le Pré capitaine - - 301 41. Le Pré aux trembles Le Pré aux Trembles (JC) /l pré ó trãl/ Le Pré aux trembles (Th. - B) 42. Le gué de Famon - - 43. La borne bleue - - 44. Le Gué de la Genève - - 45. Le Chêne Brûlé (JC) - 46. La Croisée du Chemin du Centre - 47. La brisée (JC) (CM) (Maison for.) - 48. L’Hectare Froment - - 49. Le ru de Marie (JC) (CM) /rudmarī/ - 50. La Carrière Lefort - - 51. La Papeterie Rte Fre de la Papeterie (JC) (CM) /la papètri/ (hydr.) 52. La Queue du chemin des (CM) /çmẽ dèzavḕr/ Avers - - 53.La fontaine salée (JC) (CM) /la fõtẽn salé/ (hydr.) 54. Le Tournant de l’Hautmont Laumont (JC) (CM) /lṓmõ/ Laumont (B1-B2) 55. La Carrière Papier - - 56. Le Pont du Corbeau Rau du Corbeau (hydr.) Le Corbeau (B2) 57. La Passée du Renard (CM) /lsãtyé du rnār/ - 58. La pierre dure - - 59. La Prise d’eau - - 60. Le Cimetière (JC) /la simótīr/ (CM) - 61. La Carrière Titeux - - 62. Le Jardin Simonet - - 63. Le Pont Laurent (JC) /lpõ lòrã/ - 302 64. Le Pont des bourriques (JC) (CM) /lpõ dè bυrik/ - 65. La Tête du sentier Guillet (JC) /giyè/ Clos Colas Guillet (A2) 66. La Barrière Laurent - - 67. La croix Rousseau (JC) (CM) - 68. La Verte Place - - 69. La Fourche de Gilarue (JC) (CM) /jilāru/ Linchamp et Gillaru (Th. - C) 70. Le Baquetage - - 71. Le Champ Bernard Mon Fre du Champ Bernard (JC) (CM) /lçã bèrnār/ - 72. Nantaru Nantanru (JC) (CM) nãtãru/ - 73. Le Moulin de Naux (JC) (CM) - 74. La Borne renversée - - 75. La Tête du Chemin des Avers (CM) /çmẽ dèzavḕr/ - 76. La Barrière (JC) (CM) /la baryḕr/ - 77. Le Pont de Berthanva Bertembas (JC) (CM) /bèrtãvā/ Bertenval / Bertinval (B4) 78. La Voie des Marteaux - - 79. La Hutte Mathot - - 80. Le Parc à l’Eglise - - 81. La petite Etoile - - 82. Le Buisson de la lingère - - 83. Les deux Martyrs - - 84. Les deux Jumeaux - - 85. La Faulde du Frêne - - 86. La Boulonnerie - - 87. La Rayère La Rayère Us. (JC) (CM) /la rayīr/ Moulin de la Rayer (B4) 88. Le saut Thibaut (JC) (CM) /lsó tibó/ - 303 89. La Goutelle - La Goutelle (Thilay - C) 90. La Rivette La Rivette (chevauchement) (JC) (CM) /la rivèt/ (hydr.) La Rivette (B1) / Le pied de la Rivette (B1) 91. Le Chêne sec - - 92. Le Gros Hêtre - - 93. Le Cheval tombé - - 94. La roche Moussue (CM) - 95. Tête du vieux Chemin de la La Dauphiné Fme Dauphinée (JC) (CM) /la dṓfiné/ La Dauphiné (Thilay - C) 97. L’Etoile du courage - - 98. La tête du Terne de Nohan Le Terne - 99. Les Carrières de Nohan - - Annexe n° 2 : ‘penthière’ des Rivières Positions ‘penthière’ IGN 1/25 000 Cadastre « napoléonien » (1830) 1. Le Paquis de l’église (JC) (CM) /lpaki dlègliz/ - 2. Le Fossé (JC) (CM) Le Fossé (B1) 3. Le Paquis de Bâche Bache (CM) Bache (B1) 4. Les mouches Norbert (CM) - 5. La Croisée des Arcis (JC) (CM) /lèzarsi/ - 6. Gohet (JC) (CM) /góé/ - 7. Galata - - 8. Les Buses - - 9. Le cul de Baimont - Prés de Baimont (D) 10. Le pré Lambert - - 11. Le pré Planet - Le Planay (C1) (E) 12. La fontaine de Nogival Nogiva (JC) (CM) /nòjivā/ Nogiva (C1) 304 13. Le Rond-pré - - 14. La Rivette La Rivette (chevauchement) Le pied de la Rivette (B) (JC) (CM) /la rivèt/ 15. La coulière du beau chêne - 16. Les Arcis (JC) (CM) /lèzarsi/ - 17. La Croix Bouquignaud (CM) (ou : Le Christ) - 18. La terre Chassot - - 19. La Chapelle (CM) - 20. Le Chêne à la pipe - - 21. La passe Hubert - - 22. La Croisée du Lyri (JC) (CM) /èl liri/ - 23. Le petit pont - - 24. Le Gué de la Rova La Rova (JC) (CM) /la rṓva/ La Rova (E1) 25. La Croisée de la Rova - - 26. La Roche noire - - 27. La Roche moussue - - 28. Le Chêne drolière - - 29. La fontaine Dauphinée La Dauphiné Fme (JC) (CM) /la dṓfiné/ La Dauphine (Thilay - C) 30. L’étoile du courage - - - - 32. Le pont de Nohan Min de Nohan Us. (CM) - 33. La place de faulde - - 34. La fontaine de Nohan (CM) - 35. L’école de Naux - - 31. Le Tournant des gardes 305 36. L’ancien Gué 37. Le Château Linchamps de 38. La Croisée de Naux - - (JC) (CM) /çató dlẽçã/ - - - Min de Nabruay Use 39. Le moulin de Habrué (JC) (CM) dnā́brué/ /mυlẽ - 40. Le paquis de Baimont Le paquis de Baimont Prés de Baimont (D1) (JC) (CM) /lpaki dbémõ/ 41. Le cabaret l’Evèque (CM) - 42. Les Hourus (JC) (CM) /lè υru/ Prés du Houru (D1) 43. Le Cimetière (JC) /la simótīr/ - 44. Le Commodo (JC) (CM) /lkómódó/ - 45. Le pré Lalampe (JC) (CM) /lpré lalãp/ La Lampe (D1) 46. Le défrichement (JC) (CM) /ldèfriçmã/ - 47. La gravelle (JC) (CM) /la gravèl/ La Gravelle (D) 48. Le pont de Sorendal (CM) - 49. Le pont des Rivières (CM) - 50. Le gué de Mala (JC) /mala/ Malha (Th - E) 51. L’Hatrelle (JC) (CM) /lātrèl/ Aboutissant au chemin de la Hatrelle (E) / La Hattrelle (E2) 52. Robessart (JC) (CM) /róbésā́/ Robertsart (Th - E) 53. Croisée Hénon - - 54. La croisée des Rivières - - 55. Le petit vallon - - 56. Le Moulin de Mala (JC) /mala/ Malha (Th - E) 57. La Croisée du chêne à (JC) /lçẽn alimāj/ l’image - 58. La Passe de Bozin - Bozin, Mapaille et Fonteny (Thilay - E) 59. Le Pont de Thilay (CM) - 306 60. Le bouleau rompu - - 61. La Roche creuse - La Roche creuse (B3) 62. La Mare Prévot - - 63. La Roche taillée - - 64. La croisée de Navaux - - 65. La Quertelle (JC) (CM) /la kèrtèl/ La Quertelle (D2) 66. La maison Millet - - 67. Chassot (CM) - 68. Le Paquis de Sorendal - - 69. Le Gué de Fertavaux Fertaviau (Belgique) (JC) (CM) /fèrtavyó/ - 70. La Barque Gérard - - 71. La Tête de Terzian (JC) (CM) /tèrzyã/ - 72. L’Etoile - - 73. Les mouches Gérard - Raywis des Gerards (E3) 74. La tête du Planet - - 75. Le Planet Le Planay (CM) Le Planay (C1-E3) 76. La Croisée Camus - - 77. La gorge Hulot La Gorge Hulot (CM) Gorge Hulot (G - A1) 78. Le Tournant Léger - - 79. La Croisée du Bouquet - - 80. La gorge montale La Gorge Montal (CM) Gorge Montale (G - A1) 81. Le pied de Chèvre - - 82. Néfosse Néfosse (JC) (CM) /nèfòs/ Nefosse (E3) 83. La taille Buffet (JC) (CM) /la tay bufè/ - 307 84. Terzian Tergiant (JC) (CM) /tèrzyã/ Tergiant (E3) 85. Le caillou blanc - - 86. La Grève (JC) /la grḕv/ - 87. La tête aux chapoix - - 88. La Croisée du poteau - - 89. La Plaine verte - - 90. Goulanru (JC) (CM) (hydr.) 91. La voie Goblet (CM) - 92. Le Contrôleur - - 93. La Croisée Paratet - - 94. La Carrière Lemaire - - 95. Le Paquis des bœufs - - 96. La Borne d’enfer La Borne d’Enfer (JC) (CM) /la dãfḕr/ 97. La Bastière - - 98. La Loge - - 99. Le pré Monin - - 100. Le mur Gonnerotte - - 101. Le fond noir - - 102. La pierre grise - - 103. Le pré lermite Le Pré l’Hermite (JC) /lpré lèrmit/ Pré l’Hermitte (Thilay - E) 104. Picheleux Picheleux (JC) (CM) /piçlø/ Picheleu (Thilay - E) 105. Le Chien mort - - - - 106. Le bécasses Paquis des /gυlãru/ Goulanru (E3) bòrn Borne d’Enfer (E3, limite avec Gespunsart) 308 107. Le chêne Chaudron (JC) (CM) /lçẽn çódrõ/ - 108. La Croisée Té - - 109. Le Charme creux - - 110. Le Loup Mon cantle du Loup (JC) (CM) /èl lυ/ - 111. Le Bouleau isolé - - 112. Le Gué des Joncs - - 113. La passe de Nédimont (JC) /nèdimõ/ - 114. Le four à Chaux - - 115. Le Rattend-tout - - 116. Le Diva - - NOTES 1. L’alphabet phonétique utilisé ici est celui des dialectologues, plus précisément celui qui est mis en œuvre dans les atlas linguistiques et ethnographiques régionaux, avec quelques adaptations rendues nécessaires par les insuffisances des caractères spéciaux du logiciel Word. 2. Dans cette lexie complexe, l’élément central /dè/ représente non pas un article contracté pluriel, mais la préposition de, avec la voyelle d’appui /-è/ correspondant au /e/ sourd du français. La transcription correcte en graphie française serait donc : « carte de pantière », et non « carte des pantières ». 3. Je remercie vivement MM. Jean Clerc et Claude Montebran pour l’aide qu’ils m’ont fournie au cours de cette enquête : qu’ils trouvent ici l’expression de ma gratitude. 4. BRUNEAU 1913a, p. 53, note 1, considère cette graphie comme une « transcription fantaisiste des cartographes ». Localement, on prononce toujours /lè būtyṓ/, ce qui explique peut-être la maladresse du brigadier Sohet lorsqu’il restitue la forme officielle du nom, qui, par ailleurs, est un appellatif régional des zones marécageuses. 5. Le traité de Courtrai, signé en 1820, fixe la frontière entre la France et les Pays-Bas, qui deviendra frontière entre France et Belgique en 1830, après la révolution qui permit à ce pays de gagner sa souveraineté. Concernant Les Hautes-Rivières, le procès-verbal de délimitation du territoire de la commune, établi en 1827, précise [nous respectons la graphie] : « Depuis ce point la limite est formée par le milieu de la rivière de Semoy jusque audelà du ruisseau du Bois Jean, vis-à-vis un autre petit ruisseau qui fait la séparation de deux prés sur la rive gauche, l’un aux prés de Pierre Brouet sur les Pays Bas et l’autre à Joseph Gérard sur la France, il sera planté une borne (N° 21) sur chaque rive de la Semoy, l’une au point décrit et l’autre vis-àvis à la rive droite. » 309 6. Cf. La Revue des Douanes n° 220, 19 décembre 1955, p. 551, rubrique Service des brigades (texte anonyme). 7. Catalogue de l’exposition Penthières # Terres d’imaginaire [p. 14]. Sur ce catalogue, voir infra et note 30. 8. Accessible en ligne sur le site des Archives départementales des Ardennes. 9. La graphie du nom de cette commune est également erronée : la graphie correcte est Tournavaux ; la mention la plus ancienne remonte à 1265 : Tournauveaux (Arch. dép. Ardennes, G9). 10. Il s’agit d’un écart de Thilay ; là encore la graphie est erronée, la graphie correcte étant Navaux. L’attestation la plus ancienne, Aviol, figure dans un document de 1265 (Arch. dép. Ardennes, G9). 11. BRUNEAU 1914-1926, t. I, p. 420. Sur ce mot, voir également : CHAURAND 1987. 12. BRUNEAU 1914-1926, t. II, p. 265, s.v. ruche, relève dans de nombreuses localités, dont Les Hautes-Rivières (point 35), le nom /mυє/. 13. Sur ce nom, voir BRUNEAU 1914-1926, t. II, p. 297-298, n° 1451, s.v. sentier (“à pic, qu’on utilise pour descendre du bois avec le bayart”), qui signale /kυlír/ (et var.) dans seize localités, dont Les Hautes-Rivières, et le FEW II, 880b, s.v. cōlare “couler”, qui mentionne l’ard. /kυlir/ “sentier pour descendre le bois”. 14. Le nom est d’origine francique : cf. FEW XVI, 198a-199a, s.v. herda. Sur le vocabulaire relatif à cette pratique, voir BRUNEAU 1914-1926, t. II, p. 396, n° 1617, s.v. troupeau. Sur les traces toponymiques laissées par le herdage et son insertion dans la littérature régionale, voir TAMINE 2013, p. 393-396. 15. Corbeau est le nom du ruisseau (ru du Corbeau /ru du kòrbó/) sur lequel se trouve le gué. On peut le rapprocher de Corbion, nom d’une localité belge construit sur une base corb- dont le caractère hydronymique est hautement probable (voir LOICQ 2014, p. 128b-129a). 16. Bien que le nom ne soit plus connu, Genève est assurément le nom du ruisseau sur lequel se trouve le gué. Il s’agit sans doute d’un composé dans lequel le déterminé -ève renvoie au germ. *awja, correlat du lat. aqua. Sur les représentants de l’étymon germ. dans les Ardennes, voir TAMINE 1990, p. 66-67. 17. Dans le parler local, il a aujourd’hui cédé le pas à la forme française ; en revanche, certains locuteurs âgés connaissent encore le verbe /wḗyī/ “patauger, marcher dans l’eau” (enquête de 2016), qui a signifié autrefois “passer à gué”, sens dans lequel BRUNEAU (1913a, p. 460, n° 812, s.v. gué) l’a relevé au début du XXe siècle. 18. Les attestations les plus anciennes du toponyme figurent dans des minutes de Jean Hureau, notaire à Gespunsart (Arch. dép. Ardennes, 3E236-254) : « terre a Naywet a l’endroit de Linchant », 1665 ; « terre a Naywé tenant d’un bout au chemin royal, d’autre a la riviere », 1669. 19. Do equidem ipso die dedicationis, Gebunisardum, et Navas, et Fasdivadum, cum omnibus appendiciis que possidebam in ipsis villis, in familiis, cum capite census et redditibus ceteris, 1081, copie de 1454 (Restitution de privilèges et donations faites par Manassès, comte de Rethel, en faveur du chapitre de Braux, TCR I, 2). M.-T. MORLET, qui relève le nom (1985, p. 302, a), y voit un composé dont le déterminant serait un nom d’homme germ. : Fado, et le déterminé le lat. vadum “gué”. En fait, il semble bien que se soit maintenu à l’initiale du déterminé un /w-/ d’origine germ. postulant pour étymon wad- (FEW XVII, 310 438b-441a, s.v. wađ (anfrk.)). Par la suite, ce /w-/ a évolué en se vocalisant en /υ/ (BRUNEAU 1913a, p. 338-339, n° 201), stade qui paraît atteint dès le XIVe siècle, comme l’indique ce passage : « pour le bos c’on dist le Bos Jehan seant delès Fayoué, et avoec les bos y a vint jours de terre ou environ et environ .XVIII. fauchies de preit et la maison qui y est et le pourpris » (1326, copie du XIVe siècle) (TCR IV, 174). 20. Voir BRUNEAU 1914-1926, t. I, p. 186-187, n° 325, s.v. cimetière. L’enquête réalisée pour les besoins de cette communication a montré que cette forme est toujours vivante. 21. Voir CLERC et al. 2013, p. 2-3. 22. BRUNEAU 1914-1926, t. I, p. 528-529, n° 921, s.v. liseron, signale la forme au sud du domaine qu’il a exploré. Il est probable que son extension était autrefois plus importante. Le FEW le signale dans le t. XXI, 199b, volume consacré aux formes d’étymologie inconnue ou obscure, et le mentionne en Belgique à Bouillon et Florenville, et en France à Sedan, Carignan, Mouzon. 23. Le /a/ interne est vélaire et long. Il s’agit d’un composé dont le déterminant représente vraisemblablement le nom d’homme germ. Gislard (cf. MORLET 1985, p. 330a). On notera que le nom, qui figure au cadastre sous la graphie Gillaru (plan de Thilay, feuille C), est restitué sur la ‘penthière’ avec un -e final qui suggère une remotivation graphique en générique à valeur odonymique. 24. Voir BRUNEAU 1914-1926, t. I, p. 47-49, n° 66, et BRUNEAU 1913b, p. 150. 25. « Le 11 juillet [1925], escorté du préposé Albertini le lieutenant soussigné effectuait un service d’investigation suivi de surveillance, de concert avec l’escouade GuérelFrigara, tous en tenue bourgeoise. Vers 16 h, en surveillance au lieudit Le Rattendant point situé en arrière et droite de la penthière et à 5 k environ de l’étranger, le sous brigadier Guérel attaquait 3 individus, charge au dos, qui se dirigeaient vers l’intérieur par le chemin de Chatillon et des Mouches. […] ». Les formes en italique indiquent des positions répertoriées sur la ‘penthière’. 26. Le FEW VI, 357b, s.v. marm-, et le TLF, t. 11, p. 414a, signalent diverses acceptions du nom renvoyant à un contenant : “coffret d’un facteur de la poste”, “boîte à échantillons des commis-voyageurs”, etc. Il s’expliquerait par le fait que les coffrets de facteurs montagnards étaient faits en fourrure de marmotte. Une marmotte existe encore au service des douanes de Charleville-Mézières. 27. Les ‘penthières’ des Rivières et de Linchamps ont un format de 58 x 42 cm. 28. Cette description vaut pour les ‘penthières’ que j’ai eues entre les mains, ce qui ne signifie évidemment pas que toutes aient été réalisées sur la base de ce modèle. 29. Nous n’indiquons que l’initiale du patronyme. 30. Ce titre est également celui du catalogue réalisé à cette occasion et publié en septembre 2013 : il s’agit d’un fascicule de petit format (16,5 x 10 cm), non paginé, comportant une introduction de vingt-huit pages et un catalogue proprement dit reproduisant dix ‘penthières’ et seize œuvres de Jean-Christophe Vigneau. La conception et la réalisation de ce catalogue sont dues à Renata Pstrag (conservatrice), Aurélie Guichemerre (médiatrice culturelle), Sandrine Faure (documentaliste) et Céline Garcia (chargée des collections). 31. Catalogue de l’exposition, op. cit., [p. 14]. 32. « Le langage des brigades », La Revue des douanes, n° 306, 1958, p. 29 (rubrique Service des Brigades). Je remercie Mme Sandrine Faure, documentaliste au Musée 311 national des douanes, qui a eu l’obligeance de me transmettre ce document, ainsi que le texte de Jean Clinquart mentionné dans la note 34. 33. Il s’agit en réalité d’un étymon gothique : cf. FEW XV/1, 53b-56b, s.v. bandwa. 34. CLINQUART 1980, p. XIV. 35. GODEFROY 1880-1902, t. 10, p. 266a-b. 36. TLF, t. 12, p. 879b. 37. Le mot, qui ne figure pas dans l’édition de 1875, a été ajouté dans le Supplément. 38. FEW VII, 568b-569b, s.v. panther “fangnetz”. 39. Ibid., 569a. AUTEUR MICHEL TAMINE Université de Reims–Champagne-Ardenne 312 Les sources en ligne Les apports de l’internet à l’onomastique Stéphane Gendron 1 Il est évident que nous assistons aujourd’hui à une utilisation croissante de l’internet dans toutes les disciplines, quelles qu’elles soient. L’onomastique n’échappe pas à ce mouvement, et la prolifération des sites consacrés à la toponymie et l’anthroponymie en témoigne amplement. Nous voyons apparaître de plus en plus fréquemment des publications qui font un usage abondant de l’internet – et que certains qualifieront d’usage immodéré. En témoigne l’évolution des références bibliographiques dans des publications accordant une place de plus en plus grande aux « sources en ligne », « sources internet ». L’internet est un support privilégié d’accès à l’information, et dans la mesure où il intervient dans la démarche de recherche – et non seulement en tant que « ressource » –, il nous semble légitime de mener une réflexion sur cet outil. L’usage de l’internet dans la recherche pose en effet des problèmes de vocabulaire et de fiabilité des contenus. Au-delà, c’est son usage – sa praxis – qui impose une démarche réflexive. Peut-on parler de « sources internet » ? 2 Le Trésor de la langue française [TLF] donne la définition suivante du mot source : “Textes originaux ; documents, ouvrages auxquels l’auteur d'un écrit scientifique se réfère et qu'il cite généralement en note”. Le dictionnaire Le Robert met d’abord l’accent sur la provenance avant d’énoncer l’existence du support : “origine d’une information”, “document, texte original”. L’acception plus restreinte au champ disciplinaire de l’onomastique retenue par les organisateurs du colloque est la suivante : « Nous entendons par source tout document contenant des données qui permettent d'étudier les noms propres, de l’Antiquité à nos jours. » 3 Si l’on s’en tient à ces définitions, l’internet peut-il être considéré comme une source ? Du point strictement matériel, la réponse est négative car il ne peut être que le support d’une documentation plus ou moins originale, au même titre que le sont les documents imprimés (textes, images), inscriptions, ou autres supports que sont par exemple les 313 microfilms. Pour l’essentiel, les documents rendus disponibles par la dématérialisation sont des copies de sources de nature et de supports variables. Ils sont des « sources secondes » dans la mesure où ils renvoient à une documentation dont la réalité physique n’est pas mise en doute : textes manuscrits, textes imprimés, plans, photographies, etc. 4 À ce niveau, j’emploierais le terme de « ressource » plutôt que celui de « source », car il s’agit généralement de moyens disponibles pour faire avancer la recherche. L’histoire du mot ressource est éclairante : l’ancien français resorce (v. 1160) “relevée, rétablie” est issu du participe passé du verbe resordre (v. 980) puis resourdre “ressusciter, se remettre debout”1. Le mot est lui-même tiré du latin resurgere au sens propre de “rejaillir” et au sens figuré de “se rétablir”2. Le passage au sens moderne s’est effectué par déplacement métonymique sur les moyens à employer pour assurer ce rétablissement. Le substantif ressource désigne alors le moyen de faire face à une situation difficile. Toute recherche documentaire est fondée sur le postulat de ressources potentiellement accessibles, d’un « gisement », pour reprendre une autre métaphore. 5 Par conséquent, l’internet donne accès à des « ressources » potentiellement accessibles. Cette potentialité est dans sa condition d’objet stocké, conservé dans l’attente d’une sélection. Par sa requête, le chercheur accède à des documents. Certains de ces documents peuvent être à bon droit qualifiés de « sources » lorsqu’ils ont fait l’objet d’un traitement offrant toutes les garanties d’authenticité. Quels types de ressources trouve-t-on sur l’internet ? 6 Les ressources documentaires actuellement accessibles via l’internet peuvent être classées en quatre catégories : les archives numérisées, les textes imprimés, les archives transcrites, les bases de données. Un certain nombre d’institutions jouent le rôle de relais vers ces ressources documentaires. Les archives numérisées 7 Depuis les années 2000 essentiellement, les centres d’archives procèdent à la numérisation de documents parfois majeurs pour la recherche en toponymie ou en anthroponymie : cartes et plans, cadastres napoléoniens, registres paroissiaux, actes notariés, également fonds iconographiques, etc. Trois grandes familles se dessinent : les ressources généalogiques (registres paroissiaux, état civil, tables décennales, recensements militaires, recensements de population3), les ressources iconographiques (plans, photographies, cartes postales) et la presse. Concernant par exemple les plans napoléoniens, la quasi-totalité de la surface de la France est désormais numérisée. Actuellement, tout département donne plus ou moins accès à des archives provenant de ses fonds. Parallèlement, cette numérisation systématique a suscité, ces dernières années, la création de sites consacrés à l’histoire du cadastre, au recensement des documents cadastraux (plans, matrices) sur le territoire français, aux cadastres des pays voisins, etc.4 314 Les textes imprimés 8 En ce qui concerne la numérisation de textes imprimés, le principe est celui de la copie matérielle intégrale ; on ne se limite pas à la copie du contenu. C’est le cas, par exemple, de la plupart des dictionnaires topographiques qui n’appartiennent pas à la série de ceux qui ont été publiés à partir de 1859 sous l’impulsion de Léopold Delisle. Exemple : le Dictionnaire topographique du Maine-et-Loire de Célestin Port, accessible en version numérisée via le site du Conseil départemental, le Dictionnaire d’Indre-et-Loire, par Carré de Busserolle (présent sur Gallica), celui d’Eugène Hubert pour l’Indre, de Saint-Venant pour le Loir-et-Cher, etc. 9 Dans certains cas, nous n’avons pas accès directement au texte original ou à sa pagination dans l’original, mais à sa transcription. C’est le cas, par exemple des transcriptions d’archives effectués par certaines archives départementales ou certaines universités (Bibliothèques virtuelles, Bibliothèque virtuelle humaniste, Tours 5). Les bases de données 10 Les bases de données sont des outils permettant de stocker et de rechercher des données brutes, dont l’accès est rendu possible par des moteurs de recherche. C’est le cas de nombreuses données fournies par l’Institut national de la statistique et des études économiques [INSEE] – données réutilisées par des sites utiles pour les généalogistes par exemple, comme Géopatronyme –, ou de bases de données diverses comme le fichier Fantoir (parcelles cadastrales en France), aujourd’hui accessible via l’internet (portail collectivites-locales.gouv.) ou le fichier de toponymes BD Nyme (toponymes de la carte au 1:25 000 hors noms d’enseigne, de marques et de rues). C’est le cas également d’un certain nombre de données fournies par l’Institut géographique national [IGN], via le site Géoportail, notamment les « cartes à la carte » (cartes d’occupation du sol, du potentiel solaire, du parcellaire, topographique), qui n’ont pas d’équivalent « papier ». Entre dans cette catégorie le projet du Comité des travaux historiques et scientifiques [CTHS] d’un Dictionnaire topographique de la France, importante base de données qui permettra dans un premier temps d’accéder aux trente-cinq volumes publiés depuis 1859. Actuellement, vingt-trois départements sont disponibles, et il faut souhaiter qu’une telle initiative stimule l’élaboration de nouveaux dictionnaires. Synthèses de plusieurs supports 11 Certains centres de recherche ou université ont créé des outils intégrant plusieurs niveaux de sources. Ainsi les Bibliothèques virtuelles humanistes citées précédemment, émanation du Centre de la Renaissance de l’université de Tours, donnent à la fois accès à des textes dans leurs éditions originales, à des travaux universitaires, mais également à des transcriptions d’actes notariés effectués par des paléographes. Le Centre national des ressources textuelles et lexicales [CNRTL] donne accès à des éditions de dictionnaires (Académie, Furetière, Trévoux, Ménage, Godefroy, etc.), parfois à plusieurs éditions d’un même texte, à un portail lexical (donc un moteur de recherche), mais également aux pages du Französisches etymologisches Wörterbuch [FEW], ainsi qu’à l’index établi par Eva Büchi en 2003 (275 295 formes, soit environ un vingtième des formes contenues dans le FEW). 315 Sites institutionnels 12 Enfin, certaines institutions ont développé via l’internet non seulement un accès à l’information, mais également un ensemble de ressources documentaires. C’est le cas, par exemple des Terres australes et antarctiques françaises [ TAAF] (toponymie des îles Crozet, Kerguelen et Amsterdam, et de la Terre Adélie), du Centre d’onomastique des Archives nationales, de l’INSEE (données administratives, historique des communes depuis 1943), de l’École des hautes études en sciences sociales [EHESS] pour l’accès à la carte de Cassini. La Commission nationale de toponymie [CNT] peut être également un relais pour accéder à un certain nombre d’outils et de ressources. Questions posées par la dématérialisation des supports 13 Les points mis en avant dans les lignes qui suivent proviennent en partie de réflexions suscitées par l’accompagnement d’étudiants dans leur démarche de recherche documentaire. Ces réflexions croisent celles du chercheur, régulièrement confronté à un outil qui ne cesse d’évoluer et de faire évoluer sa discipline. Variable des outils 14 Il est une recommandation fondamentale dans toute démarche de consultation de document sur l’internet : dans les cas où la numérisation ne part pas directement de l’original, il faut considérer que l’on a en face de soi une certaine représentation de la réalité, qui dépend de l’ordinateur que l’on utilise. Il faut le dire et le redire : la recherche est conditionnée par l’outil. Dans les initiations à la méthodologie de la recherche, il est toujours salutaire de mettre à mal la croyance selon laquelle nous accédons tous aux mêmes documents, et que ce qui préexiste demeure inchangé sur nos écrans. Disparition de la source première ? 15 Pour des raisons de conservation – et donc de protection –, les centres d’archives numérisent les documents fragiles, précieux ou fréquemment demandés (comme, par exemple, les registres paroissiaux pour les généalogistes, les premiers cadastres, etc.). L’original est donc relégué au second plan. Dans un monde ultra-connecté, où l’on se plaît à répéter que les contraintes physiques tendent à être abolies, la copie est de plus en plus considérée comme la source. Autrement dit, la source disparaît des consciences. De plus, l’absence de contact physique avec toute forme de support engendre une mise à distance qui n’est pas sans effets sur la recherche. Abondance et envahissement 16 « Quand j’ai commencé à enseigner la recherche sur sources imprimées, le principal problème des étudiants consistait à trouver des données. Désormais, leur principal problème c’est de parvenir à les ignorer » écrivait Andrew Abbott en 2014 6. La 316 profusion des données peut être en effet grisante, mais également extrêmement envahissante. Elle exige une grande rigueur méthodologique. Autrement dit, si l’immense bibliothèque numérique donne le sentiment d’un accès toujours plus large aux informations, elle oblige le chercheur à effectuer un tri toujours plus rigoureux. Dans la « forêt internet », on n’aperçoit la cime des arbres qu’au prix d’immenses efforts d’élagage. La question de la représentativité 17 Les domaines moins riches en données numériques risquent-ils de se voir délaissés au profit de ceux qui sont abondamment représentés ? C’est une question qui mérite d’être posée, et pas seulement dans le domaine de l’onomastique. L’immédiateté de l’accès à l’information rend le temps de l’attente, de la réflexion, de l’analyse, particulièrement difficile à accepter. L’internet est le lieu même de l’impatience. Le hasard 18 L’internet permet souvent de trouver ce que l’on cherche. Il faut toutefois s’interroger sur la part laissée au hasard de la recherche, à la chance ou à la malchance, au tâtonnement, à l’intuition, à la sérendipité (de l’anglais serendipity), autrement dit au « hasard heureux » pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif récemment publié, dont on sait à quel point ils jouent un rôle important dans la recherche 7. L’utilisation surabondante des moteurs de recherche sur l’internet aboutit en effet à de nouvelles pratiques permettant de faire des découvertes, par accident et sagacité, de choses que l’on ne cherchait pas. La métaphore de la navigation – naviguer sur internet, surfer sur la toile, etc. – s’est rapidement imposée pour exprimer ce passage d’un site à un autre grâce aux liens hypertextes. Expressions où se mêlent le plaisir, la compétence et l’endurance, mais également l’aléatoire ou le chaos… Conclusion 19 Certes, la question de l’abondance des matériaux disponibles sur l’internet se pose dans des termes différents selon les générations de chercheurs : ceux qui ont assisté à la diffusion des premiers ordinateurs puis à l’émergence de l’internet, et ceux qui sont nés avec eux. Dans tous les cas, l’extrême facilité de son usage ne doit pas empêcher d’en comprendre les mécanismes et par conséquent de mettre à distance ses propres craintes et illusions. Du point de vue du domaine de recherche spécifique, en l’occurrence ici l’onomastique, l’abondance de ressources disponibles tend à faire évoluer les frontières entre disciplines, à modifier les objets de recherche et le rapport au terrain. Comme à chaque tournant fondamental dans l’accès à l’information – découverte de l’imprimerie, diffusion des imprimés, apparition des premiers ordinateurs – les conséquences à long terme de l’abondance de données numériques sont imprévisibles. D’où notre responsabilité dans l’orientation que nous saurons donner à ces inévitables mutations. 317 BIBLIOGRAPHIE ABBOTT Andrew, 2014, Digital paper. A manual for research and writing with library and internet research, Chicago, University Press. BOURCIER Danièle et ANDEL Pek van (dir.), 2009, La sérendipité. Le hasard heureux : Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Hermann. GREIMAS Algirdas Julien, 1992, Dictionnaire de l’ancien français, Paris, Larousse. TLF = IMBS Paul et QUEMADA Bernard (dir.), Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Paris, Gallimard, 1971-1994, 16 vol. NOTES 1. GREIMAS 1992. 2. TLF 14, 985. 3. Par exemple, le site des archives départementales de la Mayenne offre une base de données de tous les noms de lieux habités figurant sur les recensements de population du début du XXe siècle. 4. Signalons tout particulièrement : https://sites.google.com/site/histoireducadastre/. 5. Le site des Bibliothèques virtuelles humanistes propose ainsi la transcription d’actes notariés des XVe et XVIe siècles, conservés aux archives départementales d’Indre-et-Loire. 6. ABBOTT 2014, p. 91. 7. BOURCIER et al. 2009. AUTEUR STÉPHANE GENDRON Société française d’onomastique 318 Sources orales et dialectologie 319 La dialectologie, source pour l’onomastique Gérard Taverdet 1 Peut-il exister des liens entre la dialectologie et l’onomastique ? La présence aujourd’hui de certains des membres (survivants) de l’ancienne équipe des atlas linguistiques par région nous apporte évidemment une réponse positive. Nous allons essayer de faire ici une petite synthèse des résultats apportés par la dialectologie ; il est évident que ces résultats ne peuvent être que partiels, puisque les recherches des atlas abordent évidemment des notions qui peuvent être cartographiées. En effet, l’essentiel de l’enquête a porté sur des réalités qui apparaissent partout ou presque, avec des réserves liées aux évidences du terrain ; par exemple, en Bourgogne, le vocabulaire de la vigne sera plus riche dans le vignoble entre Dijon et Beaune que dans les forêts du haut Morvan et sur les dernières marches du Plateau de Langres, d’où des cartes parfois un peu vides, mais on ne pourra incriminer ni les enquêteurs ni leurs témoins ; cela ne veut pas dire qu’il faudrait renoncer à poser des questions sur la vigne. Ainsi, au nordouest de Dijon, dans le pays des menées (congères de neige), le seul mot trouvé facilement est celui de l’échalas (/le paissiâ/), puisque les habitants de cette zone riche en bois utilisaient leurs loisirs d’hiver à tailler des échalas destinés à être vendus aux vignerons des zones plus favorisées1. 2 D’autre part, le toponyme est par nature non cartographiable. À part quelques formes bien représentées, mais surtout en microtoponymie, nous trouvons dans la plupart des régions un grand nombre de formes isolées dont l’analyse est souvent difficile, d’où les hésitations des onomasticiens quand ils sont à la recherche d’une solution étymologique ; il est presque impossible de trouver une étymologie qui puisse faire l’unanimité. Il convient bien sûr de faire un sort particulier aux microtoponymes qui peuvent être l’objet de belles cartes ; mais ici, nous sortirons de la méthodologie des atlas qui part de notions et non de formes, alors qu’en toponymie, où le sens est à découvrir, on ne peut partir que des formes. 3 Les dialectes peuvent-ils nous fournir des sources ? En toponymie, beaucoup plus qu’en anthroponymie où nous avons affaire à des formations plus récentes, nous aimerions connaître l’histoire de la formation des noms et il faut reconnaître que les formes 320 anciennes qui nous sont proposées par les dictionnaires topographiques départementaux sont souvent décevantes ; les archivistes n’y sont pour rien et ils ne peuvent nous présenter que les formes conservées. D’autre part, nous sommes dans la plupart des cas totalement ignorants des conditions de la fondation de nos villages, sauf pour les faits les plus récents. En Bourgogne, nous avons certes quelques formes « césariennes », mais on sait qu’elles ont été le plus souvent recopiées par des scribes bien postérieurs au conquérant romain. Il existe aussi les formes fournies par les trouvailles archéologiques ; plus fiables, elles ont le grand défaut d’être très rares. On sait aussi que la plupart des formes antérieures à l’an mil sont des formes recopiées, non pas fidèlement, mais adaptées par les copistes à la phonétique, voire aux modes de leur époque. On doit donc reconnaître que la plupart des formes proposées par les dictionnaires sont postérieures à l’an 1100, une époque où la plupart des grandes évolutions phonétiques étaient terminées depuis quelque temps déjà, en particulier l’évolution des consonnes intervocaliques dont la connaissance précise est indispensable à la reconstitution d’une base étymologique. Malheureusement, comme nous le savons tous, dans les régions de langue d’oïl, ces consonnes ont la fâcheuse habitude de disparaître sans laisser de traces. 4 Ce qui ne veut pas dire que la consultation de ces dictionnaires soit inutile. On peut prendre deux exemples. En Saône-et-Loire, il existe une commune d’Épinac (autrefois les-Mines, mais les mines ont disparu, y compris dans le nom, parce qu’elles faisaient mauvais effet sur les touristes éventuels). Pour Dauzat, c’est un nom d’homme, Spinus. Dauzat avait l’excuse de ne pas avoir de dictionnaire à sa disposition ; en réalité, il s’agit bien d’un nom d’homme, mais ce nom d’homme est tout simplement Épinac, noble qui, au XVIIe siècle, aurait épousé la demoiselle du lieu, à condition d’avoir l’honneur de laisser son nom à la ville qui a perdu ainsi son nom primitif 2. 5 En Côte-d’Or, il existe un village nommé Vaux-Saules. Au début du XXe siècle, deux chercheurs locaux3 ont vu qu’il y avait un problème ; connaissant bien le patois et sachant très certainement que les gens de la région appelaient le saule sauce 4, ils ont pensé au latin sabula “sable”, phonétiquement possible. Le dictionnaire topographique de Roserot (paru en 1924) permet une meilleure approche : saule est tout simplement la forme locale de *sala “château”. Avant la Révolution, le village s’appelait Val-Saint-Seine ; on a supprimé le nom du saint et on l’a remplacé par le nom d’un petit château sis sur la commune5. 6 Mais il s’agit là de questions faciles à résoudre avec une meilleure documentation et tous les toponymistes font des erreurs de ce genre. Seuls les aléas des éditions commerciales interdisent des corrections rapides. L’apport des phonétiques locales 7 C’est sans doute dans le domaine de la phonétique que l’intérêt de la dialectologie est le plus important. Certes, la plupart des formes que nous pouvons obtenir ne nous renseignent pas beaucoup sur l’histoire des toponymes ; en effet, il est de peu d’intérêt de savoir que Beaune est, dans sa forme locale, /biâne/ (ce qui a permis de longue date une rime discourtoise avec âne), ou Meloisey (cant. Beaune-Nord 6), /mló:yé/ ou / mnó:yé/ en patois. 321 8 Il est cependant des cas où les formes locales peuvent être des barrières contre les fausses étymologies. Ainsi, parmi les attestations anciennes de Dijon, on trouve des formes en -m, comme Digum, qu’il convient de lire sans aucun doute /dijum/ ; ce -m final a conduit parfois à supposer un *Diviomagus “marché sacré”. Or certains patois se montrent sur ce point très utiles, puisque les formes en /-on/ du français se terminent par une curieuse finale /-om/ (avec un /o/ long, plus ou moins diphtongué, selon les témoins et les villages) ; ces formes se trouvent dans des mots comme maison 7 ou mouton où il est bien difficile de penser à -magus. Et, dans les mêmes patois, on entend la même finale quand on demande le nom de Dijon. D’autre part, ces patois sont bien localisés dans la région d’Auxonne, sur les bords de la Saône, et c’est précisément dans cette région qu’un scribe médiéval a écrit, un jour de 1250, la curieuse forme Digum. On peut donc avec une quasi-certitude chercher ailleurs que dans les magus dont nous reparlerons plus loin. 9 Nous avons dit plus haut que les formes connues, pour la plupart, étaient postérieures à l’an mil. C’est le cas de Nicey (en 1018, Nicetum) 8. Les étymologistes ont hésité sur les origines lointaines de cette forme isolée (malgré un homonyme dans la Meuse) : Rostaing a vu là un nom d’homme germanique, alors qu’un peu plus tôt, Berthoud et Matruchot9 avaient pensé à un dérivé anthroponymique du grec nikè qui aurait pu être le nom d’un esclave affranchi. C’est supposer un peu vite qu’aucune évolution phonétique n’a pu se produire avant la date des premières attestations. On sait que les noms communs sont généralement corrigés par les scribes qui, pour la plupart, conservent en mémoire les formes du latin, mais cette mémoire savante ne joue aucun rôle dans les formes isolées que sont les noms de lieux. Le cas du suffixe -iacum 10 C’est probablement dans l’étude du suffixe -iacum que nous pourrons trouver les renseignements les plus importants, parfois avant même d’aller sur le terrain. Par exemple, dans le Jura, nous notons en observant simplement une carte routière (dans la partie francoprovençale) quelques noms en -ey, alors que la plupart des autres noms sont en -ia(t) ; un toponymiste, à condition d’ouvrir une simple carte Michelin en vente dans tous les bureaux de tabac, aurait dû se demander la cause de cette divergence. Nous constatons que ce travail de base n’a pas été accompli, y compris dans des ouvrages récents dont nous ne citerons pas les auteurs. C’est ainsi que nous avons noté Nantey (Jura, cant. Saint-Amour) que l’on s’obstine à expliquer par *Nantiacu, comme l’a fait autrefois F. Falc’hun, qui n’avait pas de formes anciennes à sa disposition. Mais la publication des chartes de l’abbaye du Miroir par Roch de Coligny (1997) nous donne une forme de 1255, Nantel, qui nous montre nettement que nous avons affaire à un diminutif en -ellum du nom d’un village voisin, Nanc. On peut faire la même remarque pour Augisey, dans la même zone, diminutif d’Augéa, même si les chartes du Miroir ne nous donnent pas de formes anciennes. 11 Même observation dans quelques autres formes. En Côte-d’Or, nous avons des noms tantôt en -y (prononcé /i/), tantôt en -ey (prononcé /é/). Une enquête sur le terrain nous enseigne qu’il s’agit uniquement d’habitudes graphiques et que ces formes étaient toujours prononcées /é/, avec éventuellement une variante /èy/, surtout dans les environs de Dijon. Il existe cependant une exception remarquable : c’est le cas de Bussyla-Pesle (cant. Sombernon), toujours prononcé /bussi/, aussi bien dans le village lui- 322 même que dans les villages voisins. L’exception se poursuit en Saône-et-Loire dans le nom du bourg de Buxy, prononcé autrefois /bussi/ et aujourd’hui /buksi/, sous la pression des vignerons qui estiment que cela fait mieux ! Il est difficile de penser à l’influence d’une forme sur l’autre puisque la distance qui sépare les deux sites est presque de cent kilomètres. Il vaut mieux penser à une évolution phonétique normale d’un plus ancien *buxetum “lieu planté de buis”. Marianne Mulon, qui avait travaillé sur les formes antérieures à l’an mil, avait d’ailleurs noté que les formes anciennes les mieux attestées et les plus anciennes devaient nous faire partir de ce *buxetum. Ici, les formes anciennes retrouvent les formes recueillies sur le terrain presque mille ans plus tard10. 12 On peut faire une observation comparable avec le nom de Sagy (Saône-et-Loire, cant. Beaurepaire), dont nous avons déjà parlé ailleurs11. Sur le territoire de la commune, on trouve deux formes manifestement en -iacum, quelle que soit l’étymologie proposée : il s’agit de Sarvagnat12 et de La Ponat13, où l’on retrouve des finales tout à fait comparables à celles que nous avons notées plus haut dans le Jura voisin. Nous avons aussi montré, avec l’aide des historiens locaux, que Sagy n’était pas le nom primitif du site : le site primitif est une ancienne butte médiévale sise au milieu d’une prairie humide, et l’on peut vraisemblablement expliquer ce toponyme par un plus ancien *salicetum “saulaie” 14 plutôt que par un nom d’homme phonétiquement inacceptable Sabius ( DNLF) ou Sagius. La forme locale, /sègi/, n’est manifestement pas, selon la phonétique locale, une forme en -iacum. Le /a/ atone 13 La dialectologie permet aussi d’aborder des faits phonétiques qui ont pu échapper aux toponymistes. Nous allons aborder le cas du /a/ atone dans les formes proparoxytoniques. On sait que cette voyelle est inconnue ou presque dans les formes d’origine purement latine ; elle existe en revanche dans les formes d’origine grecque et celtique ; c’est dire que les exemples sont rares et qu’ils sont représentés surtout en toponymie. On pourrait citer les cas de GENAVA, qui devient Genvre en ancien français (et Genf en allemand), ou d ’ISARA devenant Oise. En francoprovençal, cette voyelle rare semble se maintenir dans quelques formes isolées jusqu’aux environs de l’an 500 15. Elle a pu sembler contraire au système général de la langue et elle s’est emparée de l’accent, d’où les formes « alpines » de Genève et d’Isère. Les exemples sont effectivement trop rares pour qu’on puisse en tirer une règle générale ; mais, en Bourgogne et dans le nord du domaine francoprovençal que nous avons exploré, nous avons la chance de trouver 16 deux formes d’origine grecque, non toponymiques, et bien représentées sur une grande partie du domaine. 14 Il s’agit tout d’abord de CANNABIS, qui a donné les divers noms du chanvre dans la totalité de notre région17 : on voit une région nettement partagée entre une forme chanvre (et variantes légères), bien groupée à l’ouest et au nord, et une forme chenove, bien groupée à l’est (Dijonnais et Bresse). Le second exemple est fourni par les formes issues de SINAPI qui a assez souvent donné les noms de la moutarde sauvage, malgré la concurrence, surtout en Saône-et-Loire, de formes issues d’autres types (comme rave18) : à l’ouest, nous avons sanves comme en français (comparable au Senf allemand) et, dans le Dijonnais, nous avons senôve, encore assez vivant en français régional, du moins jusqu’à ces dernières années. 323 15 Cette évolution remarquable se retrouve en toponymie dans les formes issues de CAN(N)ABA “baraque, auberge”, comme Chenove ; mais les formes toponymiques sont trop rares pour nous permettre de dresser une cartographie aussi précise que celle que la dialectologie nous a permise dans les cas précédents19. Nous avons utilisé cette observation pour expliquer le nom du village d’Authumes (Saône-et-Loire, cant. Pierre) où nous avons cru voir un AUGUSTOMAGUS, forme gallo-romaine20 qui « normalement » devrait devenir Authon ; il faudrait évidemment trouver en ce lieu les traces d’une ville romaine, mais les archéologues du XXe siècle ont fait ce travail21. Les noms en -igny et -agny 16 Nous terminerons avec les toponymes en -igny et -agny. Ici, la dialectologie proprement dite ne nous apportera peut-être pas grand-chose, c’est surtout sa méthode cartographique qui saura nous éclairer ; il est vrai aussi que nous avons eu la chance de travailler dans une zone traversée par la frontière phonétique. Nous partirons de la série de loin la mieux représentée, celle des Montigny-Montagny. Dauzat et surtout Rostaing (qui, pris par le temps, ne pouvait utiliser les cartes) ont considéré que ces formes appartenaient à deux étymons différents : Montagny était le représentant d’un nom d’homme latin Montanius, alors que Montigny était le représentant d’un autre étymon (*Montinius). D’autres toponymistes cependant, dont Auguste Vincent, avaient pensé depuis longtemps que les deux séries ne pouvaient être dissociées 22. En Bourgogne, nous avons rencontré de nombreux sites appartenant aux deux séries, tout simplement en bourlinguant à travers les campagnes profondes à la recherche d’éventuels témoins. Et nous avons rencontré un fait incontestable : les Montagny sont au sud, bien groupés en Saône-et-Loire, au sud de ce que les géographes appellent la dépression « Dheune-Bourbince », et, au nord, en Côte-d’Or, nous avons des Montigny 23. Nous ne parlerons pas ici de l’étymologie des Montagny-Montigny, noms d’hommes ou souvenir d’une montagne qui n’était le plus souvent qu’une modeste motte et peut-être aussi tout simplement une zone boisée. 17 Quoi qu’il en soit, la question de la base des Montagny-Montigny semble aujourd’hui bien tranchée en faveur de l’étymon unique ; mais rien ne nous empêche de nous arrêter en si bon chemin. Si l’on continue à porter sur la carte les noms qui ont les mêmes finales, on retrouve la même répartition. Est-il encore bien utile aujourd’hui de distinguer les Chevagny et les Chevigny, les Germagny et les Germigny ? Et les Champagny (nom d’homme Campanius, selon Dauzat) et les Champigny (que Dauzat avait bien rattachés à la même série)24 ? Et il existe probablement encore d’autres couples, certes moins nombreux que l’exemple de base Montagny. 18 On ne peut avancer ici qu’une conclusion provisoire ; en toponymie, on sait que les sources qui pourraient être les plus importantes nous font souvent défaut. Nous n’avons le plus souvent que des formes postérieures à l’an mil et ces formes ont naturellement souffert des évolutions phonétiques déjà achevées et leur latinisation tardive ne prouve rien, sinon le savoir-faire du scribe. Dans quelques cas, la dialectologie nous permet de les creuser (un peu comme l’archéologue fouille le sol) pour obtenir de plus amples renseignements sur l’histoire du site. 324 BIBLIOGRAPHIE ALB = TAVERDET Gérard, Atlas linguistique et ethnographique de Bourgogne, Paris, CNRS, 1975-1980, 3 vol. BERTHOUD Louis et MATRUCHOT Louis, 1901, Étude historique et étymologique des noms de lieux habités du département de la Côte-d’Or, Semur, Bordot. COLIGNY Roch de, 1997, Recueil des chartes de l’abbaye du Miroir, Mâcon, Axor-Danaé. DNLF = DAUZAT Albert et ROSTAING Charles, 1963, Dictionnaire étymologique des noms de lieux de France, Paris, Larousse. LA CHAUSSÉE (François de), 1974, Initiation à la phonétique historique de l’ancien français, Paris, Klincksieck. MORLET Marie-Thérèse, 1985, Les noms de personne sur le territoire de l’ancienne Gaule, t. III : Les noms de personne contenus dans les noms de lieux, Paris, CNRS. RIGAULT Jean, 2008, Dictionnaire topographique du département de Saône-et-Loire, Paris, CTHS. ROSEROT Alphonse, 1924, Dictionnaire topographique du département de la Côte-d’Or, Paris, Imprimerie nationale. TAVERDET Gérard, 1981, « Quelques problèmes de toponymie bourguignonne », in : Mélanges de philologie et de toponymie romanes offerts à Henri Guiter, Lunel, Balmayer, p. 301-308. —, 1989-1993, Microtoponymie de la Bourgogne, Dijon, ABDO, 12 fasc. —, 2005-2006, « Le gaulois magos », Nouvelle revue d’onomastique, n° 45-46, p. 131-135. —, 2014, « Le r “fantôme” », Cahiers de la Société française d’onomastique, n° 6, p. 187-202. —, 2015, « Les noms de lieux de la Côte-d’Or », Cahiers de la Société française d’onomastique, n° 7, p. 93-186. NOTES 1. ALB, t. II, p. 670. 2. En 1197, Monestei ; en 1557, Monetoy. 3. Louis Berthoud et Louis Matruchot (cf. BERTHOUD et al. 1901). 4. ALB, t. I, c. 552. 5. L’absence d’explication dans le Dictionnaire étymologique des noms de lieux de France de Dauzat et Rostaing (DNLF) au sujet du second élément de Vaux-Saules est significative et montre nettement que Charles Rostaing a considéré cette forme comme une évidence sur laquelle il était inutile de s’attarder, surtout dans un ouvrage général. Notre impression s’appuie également sur l’absence de Saules (commune de Saône-et-Loire), où Rostaing a vu sans aucun doute le nom de l’arbre, nommé d’ailleurs sauge dans cette région (forme encore très vivante à l’époque des enquêtes) ; il s’agit bien sûr d’un mot ancien ayant désigné le château, et l’absence de forme révolutionnaire pour ce nom prouve bien qu’il n’est plus compris depuis longtemps. 6. Nous continuons à utiliser les noms des anciens cantons, antérieurs à la réforme de 2013. Ces anciens cantons, figurant dans toutes les anciennes études de toponymie, sont très pratiques pour situer un village sur une carte (l’ancien chef-lieu est généralement un bourg plus important, 325 facile à repérer). Quant aux nouveaux cantons, ils se sont que de vastes circonscriptions électorales, difficiles à utiliser pour nous. On peut s’interroger aussi sur le caractère provisoire de ces découpages. 7. ALB, t. III, carte 1385 (la maison), point 26. 8. Nous avons parlé de ces formes dans les Cahiers de la Société française d’onomastique ( TAVERDET 2014 ; TAVERDET 2015). 9. BERTHOUD et al. 1901. 10. Les formes anciennes pour Bussy-la-Pesle sont Bucegus en 866 ; la première forme manifestement en -iacum est Bussiacum (1289), qui peut être considérée comme une tentative de latinisation de la forme française déjà atteinte. Pour Buxy, nous avons, en 949, Buxiacense ; en 1113, Buxi ; la première forme est évidemment un adjectif sans doute artificiel ; la seconde est déjà la forme actuelle. 11. TAVERDET 1981. 12. Formes anciennes (peu sûres) à partir de 930, que l’on peut reconstituer en *Salvaniacum. 13. Forme absente du Dictionnaire topographique ( RIGAULT 2008) ; probablement Appugniaco (930), attribué à tort à Saillenard. 14. Cette explication ne semble pas acceptable pour le Sagy proche de Pontoise. 15. Ce qui est selon les spécialistes de la phonétique historique la date de la disparition des derniers proparoxytons. Voir, par exemple, LA CHAUSSÉE 1974, p. 185. L’auteur ne cite aucune des formes que nous étudions ici, ce qui est normal puisque pour l’étude universitaire de l’ancien français ces formes ne présentent aucun intérêt. 16. Il serait plus exact de dire « avoir trouvé », puisque nos résultats ont déjà un demi-siècle et il y a de fortes chances que ces mots aient été oubliés. 17. ALB, t. II, carte 763 (du chanvre). 18. ALB, t. II, carte 800 (les sanves). 19. À notre connaissance, il n’existe que trois exemples en Bourgogne : Chenove (ville de la banlieue de Dijon), que ROSEROT 1924 (Dictionnaire topographique) voulait écrire Chenoves (on écrit aujourd’hui Chenôve, avec un accent conforme à la prononciation) ; Chenoves (ferme de Savignylès-Beaune) ; Chenoves (Saône-et-Loire, cant. Buxy – Canobis v. 577). Chamvres (Yonne, cant. Joigny) pourrait être rattaché à la série, comme l’a pensé justement Dauzat (DNLF). 20. Il existe d’autres magus étonnants, comme RIGOMAGUS, noté Riomaus en 497 ; le nom antique a été effacé par le nom chrétien Moutiers-Saint-Jean (Côte-d’Or, cant. Montbard), puis rétabli provisoirement sous la Convention (Réôme) par des gens qui manifestement ne connaissaient pas le gaulois (“marché royal”). Sur le gaulois magos, voir TAVERDET 2005-2006. 21. Il existe probablement d’autres toponymes qui pourraient bénéficier de la même observation : c’est le cas de Saffres (Côte-d’Or) que nous pourrions comparer au Mont Salève des environs de Genève et à Salavre (village de l’Ain), issus peut-être d’une racine prélatine * SALAVA (“rochers” ?, bien présents dans les trois sites). Quant au saffre des blasons, il pourrait être simplement l’aigle de la famille de Saffres et avoir une origine gauloise (et non grecque ou arabe). Les premières formes de Saffres (Saphra, 1112-1140) ne permettent aucune hypothèse, seule la comparaison cartographique peut permettre une avancée. 22. Comme plus récemment Marie-Thérèse MORLET (1985). 23. Il existe cependant en Côte-d’Or des formes en -agny (par ex. Montagny-lès-Beaune). Ce fait est lié à une évolution secondaire : dans cette région, le /a/ devient presque toujours /è/ et le /i/ connaît la même évolution, d’où une confusion entre les deux formes, confusion généralement tranchée en /a/, par suite de l’attraction du fr. montagne. Les formes anciennes à elles seules ne permettent pas de trancher (elles sont à la fois récentes et contradictoires). 326 24. Cette différence d’analyse entre Champigny et Montigny montre bien que le DNLF a été rédigé par deux auteurs et que Rostaing n’a pas eu le temps d’analyser les étymologies que Dauzat avait développées jusqu’à la lettre L. AUTEUR GÉRARD TAVERDET Université de Bourgogne 327 Microtoponymie et discours oral Vers le tarissement des sources en Gascogne Fabrice Bernissan 1 Le Sénat a récemment pris position contre la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Cette décision datée du 28 octobre 2015 nous semble à contre courant de l’évolution des sociétés occidentales. Elle nous montre à quel point le regard porté sur les langues du territoire français est celui d’un autre temps. Ajoutons que cette décision obéit à des logiques dogmatique et politicienne. Comment expliquer sinon que des locuteurs du gascon aient voté contre cette ratification pendant que de farouches adversaires de la pluralité linguistique se prononçaient en faveur de ce texte ? 2 Quoi qu’en disent certaines institutions locales et groupes politiques, nous avons ici affaire à une langue moribonde1. Il demeure 2 500 locuteurs du gascon dans le département des Hautes-Pyrénées. La moitié à peine emploie cette langue. Le gascon perd chaque année 8 % de ses locuteurs. Finalement le gascon est connu de moins de 20 000 personnes. De récents travaux menés dans le cadre d’une étude réalisée pour la Délégation générale à la langue française et aux langues de France 2 nous montrent que la transmission familiale et scolaire n’est pas opérante : seuls quelques professionnels de la langue transmettent réellement le gascon à leurs enfants. Quant à l’enseignement scolaire il forme environ cent nouveaux locuteurs par an. Nous estimons qu’aujourd’hui 80 000 personnes connaissent la/les langue(s) d’oc. Le Sénat a peur d’une bien petite souris. 3 La raréfaction des locuteurs du gascon pose une série de problèmes au toponymiste. Avec la disparition de ces personnes ressources de premier choix, des éléments du patrimoine culturel immatériel nous échappent à jamais. Nous entendons ici éclairer les rapports entretenus entre le nom propre et ses utilisateurs. Pour cela, nous nous appuierons tout d’abord sur notre thèse et sur les enquêtes toponymiques que nous avons menées entre 2001 et 2006. Soutenue en 2009, notre thèse nous a conduit à étudier la microtoponymie de six communes et anciennes communes des coteaux bigourdans, au nord du département des Hautes-Pyrénées, afin de confectionner un dictionnaire sémasiologique3. Ces travaux devaient permettre l’établissement d’un modèle d’article comprenant notamment une description du référent, l’édition des 328 sources écrites et orales et une partie « étymologie et histoire du mot » ; ils dépassent cependant largement le seul cadre lexicographique. 4 Puis nous évaluerons les écarts chiffrés mesurés à l’occasion d’une série de nouvelles enquêtes effectuées en 2015. Nous conclurons par quelques préconisations en matière de sauvetage du stock toponymique. Toponymie en usage : à propos des rapports entre nom propre et utilisateurs 5 Faisons pour commencer le constat de la fragilité de la microtoponymie non écrite. Celle-ci subit une érosion très rapide. Le dernier habitant de Castéra utilisant le nom multiséculaire Lo Concòi est décédé en 2005. 6 Nous touchons là à la question de la (non-)transmission du patrimoine onomastique. On peut affirmer que le nom propre de lieu ne peut exister et surtout se maintenir que s’il est partagé par une masse critique d’utilisateurs. La raréfaction des utilisateurs et des emplois de la microtoponymie conduit à son oubli. Cette non-transmission a pour conséquence un appauvrissement linguistique, culturel, voire personnel. L’homme est extrait de sa condition en même temps qu’il s’exclut ou qu’on l’exclut de son territoire. 7 Un seul habitant de la commune de Bouilh-Péreuilh conservait en 2004 un vague souvenir de l’existence du microtoponyme Las Cavetas, mais se disait incapable de situer son référent. Nous abordons ici le processus d’effacement de la matière toponymique : un nom est d’abord employé dans sa forme orale puis est éventuellement écrit ou non. Il se peut ensuite qu’il ne soit plus utilisé, ou moins employé, mais reste connu. Plus tard, demeure le souvenir d’avoir entendu le nom, mais le toponyme est alors détaché de son référent. La dernière étape est l’oubli complet du nom. Il devient un toponyme « disparu » et, dans le cas où il n’aurait jamais été écrit, un toponyme qui n’a, en fin de compte, laissé aucune trace. 8 Nous notons, a contrario, l’exemplaire continuité du toponyme La Garenne, toujours dans la commune de Bouilh-Péreuilh. Cette remarquable continuité suscite notre interrogation. Le caractère bilingue (donc transparent) de ce toponyme – le mot est d’un point de vue phonétique identique en français et en occitan – lui a probablement offert un « statut » particulier expliquant sa persistance dans une commune comptant peu de microtoponymes attestés aujourd’hui à l’écrit. 9 L’effacement de la toponymie rend malaisée, voire impossible, la localisation de certains référents. C’est le cas pour le microtoponyme L’Omprere, mentionné dans le livre des charges de Sénac en 1686. Le nom a fait l’objet d’un article dans notre dictionnaire. On se rend compte que l’unique attestation comporte un autre nom de lieu pouvant faciliter la recherche du toponymiste. 329 Fig. 1 : Notice Omprère (BERNISSAN 2009, p. 1036-1037). 10 D’une manière générale l’enquête de terrain permet de saisir les toponymes dans un discours vivant. Cette contextualisation du nom de lieu est un élément prépondérant de la recherche en onomastique : « Les noms [propres] ont […] une vie en dehors de leur référent […] et devraient, en premier lieu, être perçus comme faisant partie d’un texte 4 ». 11 L’enquête microtoponymique et l’élaboration d’une méthodologie adéquate comptent parmi nos préoccupations centrales. L’enquête de terrain a permis de mettre à jour 163 noms inédits dans notre domaine (soit 33,13 % de la masse toponymique en usage). 12 L’article consacré au Chemin de César, à Peyrun, nous amène à prendre en compte la multinomination toponymique puisque un même informateur connaît trois noms pour désigner le même référent. Il donne ainsi la preuve (i) de la bonne connaissance de son terroir, (ii) de la coexistence possible de plusieurs dénominations, et (iii) du fait que la multinomination d’un même référent n’empêche pas la microtoponymie, dans ses formes diverses, de rester vivante5. 13 Une citation de la notice consacrée au nom Magester, à Peyrun, est à mettre en relation directe avec les enjeux liés à la transmission de la mémoire collective, ainsi que les rapports que celle-ci entretient avec le trait culturel spécifique que représente la coutume de la maison souche : « lo Magester qu’ei davant l’escòla aquiu – qu’ei passat Vinha adara qu’ei Dutreilh6 ». L’informateur retrace la lignée des occupants de ladite maison en citant – dans l’ordre – leurs patronymes respectifs. Il ne fait aucun doute pour lui que la maison est, et demeure, Magester . Nous observons ici une véritable permanence du nom. Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de lire au gré des livres terriers de quelle façon est transmis le sobriquet de maison Peyherrou, à Sénac. Ainsi, Domenges Danis de la maison Peiherrou est cité en 1701 et 1712. Puis en 1722 c’est probablement sa fille, devenue chef de maison (dauna), qui apparaît en tant que « femme a Jean Colloques». Enfin, en 1747, le même Jean Colloques apparaît affublé du sobriquet Peyherrou. 330 Fig. 2 : Notice Peyherrou (BERNISSAN 2009, p. 1045). 14 Nous avons mis l’accent plus haut sur la permanence des noms dans le discours oral. Deux cent trente ans après la seule mention écrite concernant le nom Vivetas, à Sénac, la mémoire des habitants restitue très précisément l’appellation 7. On se rend compte à quel point la transmission orale a bien fonctionné. On peut affirmer que la généralisation de l’établissement de cadastres figurés et la mise en place des matrices n’ont pas affecté les usages anciens, oraux, en matière de microtoponymie. 15 L’article consacré au toponyme Barrastana, à Bouilh, montre à quel point l’enquête orale peut faire apparaître dans le discours métalinguistique une négociation sur la forme des microtoponymes. On peut aboutir alors à des compromis boiteux (enquête 2002 : Locuteur 3 « après que i a lo Brastanar » - Locuteur 4 « Barrastanar » - Locuteur 3 « oui mès qu’ei lo Brastanar » - Locuteur 1 « en patoès coma didetz ? » - Locuteur 3 « Barrastanar en patoès » / « quan òm va a capsús òm dit lo Barrastanar – en francés qu’ei Barrastant8 »). 16 On se rend compte, lors de l’enquête auprès des habitants, que l’évocation de toponymes renvoie à des souvenirs liés au nom ou au lieu qu’il désigne (par exemple les ravages de la grippe espagnole et le souvenir d’une maison située à la Còsta deu Tucò à Castéra9). L’histoire n’est jamais loin de la toponymie. Pour preuve le long récit que nous avons recueilli concernant le bandit d’honneur Pélot lors de l’évocation du Pont deu Sir ou encore la localisation d’une ancienne église à Castéra 10. L’histoire de la communauté et son onomastique font partie de l’espace mental et mythique des habitants et produisent donc une narrativité propre. Nous retrouvons cette narrativité dans toutes les communautés de notre domaine : à chaque fois originale et fonctionnant sur des modèles identiques. 17 Nous touchons ici à l’intimité s’établissant entre une communauté, ses membres et leur adhésion aux patrimoines immatériels et aux histoires vécues de leur territoire. Le nom de lieu confère une force mythique à l’espace, a un impact sur celui qui l’entend et 331 l’utilise, un sens qu’il sait comprendre grâce aux codes qui lui ont été transmis ou qui se sont constitués sous ses yeux. Le nom de lieu renvoie son utilisateur à des représentations symboliques fortes : à la fois organisation de l’espace et du temps, véhicule du souvenir de faits et personnages historiques (grands et petits), le nom propre de lieu est un élément constitutif de l’identité collective mais aussi individuelle. Il est le creuset d’une affirmation, d’une réalité palpable : la commune est un territoire vécu et transmis comme tel aux nouvelles générations. 18 Lors des rencontres avec nos informateurs, nous avons noté l’intransigeance dont font preuve les habitants lorsqu’il s’est agi de découper leur commune en sections ou quartiers. Ils se montrent d’ailleurs très précis quant à la zone dans laquelle ils circonscrivent les habitations faisant partie de tel ou tel autre quartier (voir ci-après la notice Haüt, dans la commune de Mansan). Nous voyons ici la manifestation d’un besoin de repérage en même temps que l’affirmation du sentiment d’appartenance à son terroir. Il existe indéniablement une histoire forte entre personnes, noms et terroirs. Fig. 3 : Notice Haüt (BERNISSAN 2009, p. 788). 19 En ce sens nous accordons, lors de nos enquêtes, une place et une valeur particulières aux discours étiologiques et ethnographiques que nous recueillons. Nous citerons, pour l’exemple, Gélabat, sur l’existence d’une confrérie à Sénac11, La Merlère, à propos des techniques d’enrichissement des sols12, le registre des croyances et des superstitions dans La Gleize de la Magdelaine13 ou encore le récit des pratiques festives et calendaires de la Saint Jean et, notamment, le rituel de « hèr córrer los gatges 14 ». 20 L’enquête révèle, par ailleurs, le besoin de compréhension de la toponymie chez les utilisateurs15. Ce besoin peut conduire à une réinterprétation de l’histoire comme dans notre exemple en se référant à des temps anciens, « avant la Révolution », perçus comme immémoriaux donc sacralisés. Les utilisateurs peuvent alors cristalliser une idée fausse (motivation, étymologie populaire) à propos de la toponymie de leur commune. 332 Résultats chiffrés des enquêtes de terrain. De la permanence à l'impermanence des toponymes dans le discours oral 21 Nous avons établi que la densité moyenne de la toponymie en usage aujourd’hui dans la zone des six communes étudiées dans notre thèse s’établit autour de dix-sept noms de lieux par kilomètre carré16. La densité toponymique évolue très peu à travers les siècles : ce sont les noms qui se renouvellent. Les noms de lieu ont une vie : ils naissent, vivent, meurent et sont remplacés par d’autres noms. Cette étude reposait sur des données recueillies entre 2002 et 2004 environ auprès des habitants de ces six communes. Nous nous appuyions alors sur cette enquête pour démontrer la stabilité de la densité toponymique à travers les âges : les noms propres se renouvelaient et se substituaient les uns aux autres. Nous avons établi que, dans la toponymie mineure, un nom propre de lieu a en moyenne une durée de vie d’environ 150 ans. Tableau 1. Toponymie en usage : entre substitution et gommage. Nombre total Commune En usage la toponymes en usage dans la écrit commune de toponymes dans commune Nombre de En usage oral Uniquement Uniquement en usage écrit en usage oral Usage écrit et oral Bouilh 254 70 22 62 7 48 15 Castéra 202 98 35 96 2 63 33 Mansan 106 48 15 43 5 33 10 Péreuilh 116 55 25 48 7 31 17 Peyrun 150 98 31 93 4 66 28 Sénac 370 119 65 82 37 54 28 Total 1198 488 193 424 62 295 131 22 Le tableau synthétique présenté ci-dessus montre que les noms attestés dans le discours oral sont deux fois plus nombreux que les noms recueillis dans la documentation écrite (cf. tableau 1). La microtoponymie était jusqu’au XXIe siècle un fait de l’oralité : depuis sa création, jusque dans ses emplois et sa transmission. L’études des sources écrites (cadastres et livres terriers principalement) montrait que la documentation écrite est largement lacunaire et comporte de nombreuses inexactitudes. 20 % des noms en usage oral ne sont plus écrits depuis plus de 200 ans. 23 La connaissance de la microtoponymie d’une commune (voire d’un espace plus large) est loin d'être identique d’un habitant à l’autre. À Castéra, un informateur nous recommande de nous adresser à un habitant considéré comme la « mémoire » du 333 village : « las Clòtas qu’ei per’ciu haut – qu’ei ua còsta – caleré véger lo Marcel deu Lartiga17 ». Le fait est intéressant dans la mesure où nous avons vérifié que dans chaque commune certaines personnes, voire certaines « maisons », ont entretenu et transmis mieux que d’autres la mémoire léguée par les générations passées. La question du volume, c’est-à-dire du stock toponymique dont dispose chacun de nos informateurs, ouvre un domaine d’investigation intéressant comme l’a souligné Jérémie Delorme dans sa thèse sur la toponymie du Grand-Bornand. Aussi convient-il de distinguer lors de nos enquêtes auprès des utilisateurs la toponymie recueillie de façon spontanée (celle arrivant en réponse à la question : « Comment appelez-vous cet endroit ? ») de celle recueillie après suggestion (« Connaissez-vous le nom Andoins ? »). 24 Nos six communes, et de manière plus spécifique, la commune de Bouilh-Péreuilh pourront constituer un corpus exploitable pour le questionnement qui nous occupe. Les enquêtes n’ont pas toujours pu être menées in situ pour des raisons multiples : mauvais temps, maladie, températures peu propices, manque de temps. Nous pouvons malgré tout établir un tableau synthétique dans lequel nous ferons figurer les informateurs et le stock de toponymes dont ils disposaient au(x) moment(s) où nous les avons rencontrés. La moyenne du nombre de microtoponymes connus par habitant s’établit à environ 23. Le maximum obtenu est 32, le minimum 13 (l’un des informateurs du domaine, dans la commune de Sénac, connaît 72 microtoponymes présents dans sa commune). La toponymie suggérée prend une place importante dans ce résultat (40 %). Nous avons comptabilisé dans la commune de Bouilh-Péreuilh (Bouilh-Darré et Péreuilh sont aujourd’hui réunies) l’existence d’une centaine de noms en usage (125) dont les deux tiers (81) en usage uniquement dans le discours oral (cf. tableau 1). Nous arrivons d’autre part à la conclusion que les habitants connaissent aujourd’hui en moyenne 20 % du stock toponymique en usage (oral et écrit) de leur commune, et le quart du stock toponymique en usage exclusivement dans le discours oral. Tableau 2 : Stock microtoponymique des habitants de Bouilh-Péreuil (enquêtes 2003) Toponymie spontanée Toponymie suggérée Total Dumestre Élise (très occupée) 21 8 29 14 18 32 4 9 13 Soulé M.-Th. 21 7 28 Sentubéry Cyprien 12 5 17 Villemur Jean 12 8 20 Total 84 55 139 Dumestre Marcel (homme peu bavard) Durieux Adèle (enquête en français) 25 Les habitants possèdent, généralement, une excellente connaissance des terroirs dans lesquels ils sont propriétaires ainsi que ceux dans lesquels ils sont amenés à se déplacer 334 (travail, chasse, cueillette, loisirs, etc.). Dans les autres cas, ils déclarent souvent ne pas en connaître la microtoponymie. Nous souscrivons pleinement à ce que dira un habitant à propos de la permanence de la microtoponymie : « aquiu que n’i a certains qui an disparescut – pas suu papèr – non las paraulas que se’n van mès lo papèr que demòra18 ». L’enquête de terrain montre à quel point le nom fait partie de la mémoire collective. Ce patrimoine immatériel est une composante intime partagée par les membres de la communauté : il favorise le sentiment d’appartenance à un territoire et à son histoire. Nous avons constaté le fait que les habitants n’ont pas une égale connaissance de ce patrimoine et avons établi qu’un utilisateur gasconophone a une meilleure connaissance de la microtoponymie qu’un autre utilisateur non gasconophone. 26 En dernier lieu, nous avons souhaité vérifier les conclusions de nos précédents travaux. Nous avons pour cela eu recours, en 2015, à une nouvelle série d’enquêtes auprès de plusieurs habitants appartenant au monde rural ou agricole, ou encore à des érudits locaux19. 27 Les résultats sont édifiants. La moyenne se situe autour de cinq toponymes connus. Les meilleurs informateurs affichent un score toponymique de onze occurrences, dont la moitié des réalisations est suggérée. Ce qui revient à dire qu’en l’espace d’une dizaine d’années plus de la moitié du stock toponymique des Bigourdans s’est évaporé. Il convient de noter que ces personnes ressources ne sont pas locutrices du gascon qui a quasiment disparu de cette zone d’enquête. Tableau 3 : Stock microtoponymique des habitants (enquêtes 2015) Toponymie Toponymie spontanée 28 suggérée Total Carmouze Louis, 86 ans - Orleix (instituteur) 6 5 11 Rançon Marie, 67 ans - Tarbes 1 0 1 Courouau Jeannette, 82 ans - Tarbes 1 0 1 Vigneau Georges, 87 ans - Bours 3 2 5 Total 11 7 18 Nous ferons remarquer la sur-représentation de la toponymie suggérée par rapport aux données établies en 2003-2004. Deux personnes-ressources, pourtant agricultrices, ne connaissent pour ainsi dire aucun microtoponyme. Celui qui paraît être le meilleur connaisseur est notre érudit local. Conclusion 29 Pour l’heure, la véritable urgence consiste à mener des enquêtes orales auprès des habitants afin de recueillir dans un discours les formes toponymiques encore existantes Ce type d’enquêtes, conduites sous le patronage des associations Nosauts de Bigòrra 335 dans les Hautes-Pyrénées et Eth Ostau Comengés dans le Comminges et le Couseran pourrait permettre à terme d’alimenter une base de données. Il convient d’encourager ce type d’opération dans l’ensemble du domaine. 30 La microtoponymie non-écrite, que nous avons évaluée à un tiers au moins des toponymes existants, est menacée d’oubli. Quant aux noms écrits, donc sauvegardés, une quantité non négligeable d’informations s’efface avec les derniers locuteurs du gascon : la phonétique des noms de lieux disparaît et peut être remplacée par des prononciations fautives, le sens des mots n’est parfois plus compris, les discours se rapportant aux toponymes ou à leur référents sont perdus à jamais. 31 Cette microtoponymie non écrite ne sera bientôt plus utilisée et disparaîtra très rapidement si rien n'est fait. Les municipalités, seules garantes de leurs patrimoines culturels immatériels, ont pourtant tout intérêt à sauvegarder et valoriser les noms de lieux présents sur leur territoire. Nous avons vu que le nom propre de lieu constitue un ciment culturel et est un vecteur des aspects historique et ethnographique d’une communauté. Ne pas entretenir ce patrimoine serait une erreur. Il en découlerait une perte de sens, une déconnexion entre le territoire et les habitants, mais aussi entre les habitants eux-mêmes. Des exemples de prise en compte de ces aspects de valorisation existent dans le département et hors du département. Nous pensons à des actions de signalisation bilingue des noms de rues et du nom des villages, à la signalisation des bâtiments publics en gascon, au fléchage de parcours balisés. Ces réalisations exigent néanmoins un véritable engagement de la part des décideurs locaux. Cet engagement dépend trop souvent de la fibre personnelle du maire ou d’un élu de la commune 20. Nous ne notons pas, d’une part, de réelle prise de conscience collective, et nous avons observé, d’autre part, que les actions menées ne sont malheureusement pas toujours poursuivies dans la durée (notamment lors du renouvellement des panneaux). Face à l’immensité du chantier il revient au « toponymiste impliqué » d’attirer l’attention sur l’importance de la prise en compte des patrimoines culturels immatériels. 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Ibid., p. 582-583 : L3 “après il y a lou Brastana” - L4 “Barrastana” - L3 “oui mais c'est lou Brastana” - L1 “comment dites-vous en patois ?” - L3 “Barrastana en patois” / “quand on va vers le sud on dit lo Barrastana – en français c’est Barrastant”. 9. Ibid., p. 715-716. 10. Ibid., respectivement p. 751 et 723-724. 337 11. Ibid., p. 1004-1005. 12. Ibid., p. 1033. 13. Ibid., p. 726. 14. Ibid., p. 686-687. La pratique consistant à “faire courir les outils” est une tradition de la nuit de la saint Jean durant laquelle les jeunes des villages entraient dans les propriétés pour y prélever certains outils ou accessoires (volets, charrues, tombereau) qu’ils allaient amonceler sur la place de l’église ou accrocher dans les arbres. 15. Ibid., p. 703-704. 16. BERNISSAN 2009. 17. Ibid., p. 711-712 : “Les Clottes c’est par là-bas en haut – c’est une côte – il faudrait aller voir Marcel de chez Lartigue”. 18. Ibid., p. 1020 : “Là certains ont disparu – pas sur le papier – non – les paroles s’en vont mais le papier reste”. 19. Nous n’avons pas pu retourner chez les personnes-ressources sollicitées en 2003-2004 afin de (re)contrôler l'état de leurs connaissances en la matière, celles-ci étant, pour la plupart, décédées. 20. Ce qui est regrettable alors même que la législation actuellement en vigueur en France le permet : « Aujourd’hui la visibilité des langues de France dans l’espace public passe aussi par la signalisation bilingue et la toponymie. Dans les zones concernées, chaque commune a la possibilité d’afficher son nom dans une langue régionale, à l’entrée, à la sortie de l’agglomération et dans toute autre situation. Il en va de même pour la signalisation directionnelle sur les routes et dans les rues » (DGLFLF 2009, p. 5). AUTEUR FABRICE BERNISSAN Université de Toulouse–Jean-Jaurès 338 Intérêt de la source orale pour la toponymie L’exemple d’une enquête à Lus-la-Croix-Haute (Drôme) Jean-Claude Bouvier 1 L’information toponymique obtenue au cours d’une enquête orale auprès d’habitants d’une commune constitue ce qu’on appelle une source orale. Évidemment, quel que soit le type de recherche toponymique auquel on se livre, cette source orale n’est jamais exclusive d’autres sources d’information : cartes et cadastres, documents écrits anciens ou modernes notamment. Mais elle possède une spécificité dont il faut avoir conscience. Il s’agit de matériaux qui existent à l’état latent dans la conscience et la mémoire des personnes interrogées, selon des modalités très différentes d’un individu à l’autre, mais qui sont activés et prennent vie à la faveur de l’enquête orale. On peut dire que dans une certaine mesure cette source est « créée » par l’enquête et donc dépendante de ses conditions et de ses objectifs : vérification de l’existence d’un toponyme, de sa forme dialectale, de sa localisation exacte, informations sur l’usage du lieu, recherche de toponymes mémoriels n’existant pas ailleurs… Mais de toute façon, indispensable pour aboutir à l’inventaire toponymique systématique d’une commune ou d’un territoire plus étendu, la source orale, complémentaire des autres sources d’information, est à évaluer avec le même soin et la même rigueur. L’enquête à Lus-la-Croix-Haute 2 Au point de départ se situe une enquête de type ethnotextuel, qui, conduite entre 1976 et 1979, a donné naissance en 1980 à un ouvrage : La mémoire partagée. Lus-la-Croix-Haute (Drôme). Il s’agissait de textes oraux (ethnotextes) de langue française ou occitane recueillis dans cette commune, transcrits et publiés avec des commentaires. Mais la toponymie y tenait peu de place. 3 À partir des années 1990, une implantation dans cette commune m’a incité à compléter ce travail par des recherches sur la toponymie lussoise. Une série d’enquêtes orales a été ainsi réalisée entre 1998 et 2000 auprès d’informateurs âgés qui avaient participé à 339 la précédente enquête. Mais c’est seulement plus de dix ans après, en 2012, que le projet toponymique a vraiment pris corps. Une base de données informatique a commencé à être constituée, les documents anciens ont été explorés et de nouvelles enquêtes orales, plus importantes, menées auprès d’informateurs plus jeunes. Enfin, à l’été 2015, une exposition a été organisée sur les noms de lieux à la Maison du patrimoine de Lus. Quelques données sur le village 4 Lus-la-Croix-Haute est un village de montagne dont l’altitude va de 971 mètres, le long de la route nationale RD 1075, à 2454 mètres, au sommet du Rocher Rond, point culminant du département de la Drôme. La superficie de cette commune est la plus grande du département : 8 720 hectares, mais plus de la moitié de ce territoire est constituée de forêts : 4 891 hectares exactement. 5 La population est de seulement 527 habitants permanents, auxquels il faut ajouter les résidents secondaires qui sont à peu près aussi nombreux et, bien sûr, les touristes d’été et d’hiver, nettement plus nombreux. Mais, comme dans beaucoup de communes de montagne, la dispersion de l’habitat est importante, puisqu’on dénombre vingtquatre hameaux, appelés traditionnellement des villages, et seize quartiers anciens ou modernes. Fig. 1 : Le Village (anciennement L’Église) © Josette Faure 340 Fig. 2 : Les Amayères © Josette Faure Fig. 3 : Les Lussettes © Josette Faure 6 L’exploitation de la forêt, majoritairement communale, et la pratique de l’élevage sont les deux grands secteurs traditionnels de l’économie lussoise. Mais les activités proprement rurales sont en forte diminution : 23 agriculteurs aujourd’hui, dont 15 à temps plein. Le cheptel de Lus n’est plus que de 690 bêtes, dont 70 % de brebis et 29 % de vaches, alors qu’en 1830 il y avait à Lus 8 000 ovins pour 1 700 habitants. Ces chiffres ne tiennent pas compte des transhumants venus de Provence qui sont accueillis tous les étés sur deux sites de hauts pâturages. Le tourisme a évidemment pris une place prépondérante dans l’économie de la commune1. 341 Fig. 4 : Hameaux et quartiers de Lus Panneau de l’exposition Les noms de lieux de Lus-la-Croix-Haute, été 2015. © Brigitte Passot Fig. 5 : Principaux sommets de Lus Panneau de l’exposition Les noms de lieux de Lus-la-Croix-Haute, été 2015. © Brigitte Passot 342 Les informateurs et leur information Enquête de 1998-2001 7 Les trois informateurs, Br, Pi, Bo sont des anciens de l’enquête Ethnotextes, tous les trois paysans, éleveurs et/ou forestiers, respectivement âgés de 97, 87 et 79 ans. Ce sont des dialectophones qui tiennent la langue de leurs parents, l’ont parlée, mais n’ont plus guère l’occasion de la pratiquer. Les informations qu’ils apportent concernent pour l’essentiel des toponymes proches de leur habitat actuel ou antérieur et en relation avec leurs activités. Il faut ajouter à ce trio un homme plus jeune, ancien instituteur, Du, très attaché au patrimoine lussois, mais avec qui l’enquête a été plus sommaire. Enquête de 2013-2014 8 Les quatre personnes interrogées appartiennent à une génération plus jeune : entre 60 et 70 ans. Il s’agit de deux femmes, F et GiC, et deux hommes, Be et GeC (époux de GiC). Ils appartiennent à de vieilles familles du pays, ne sont pas dialectophones mais possèdent quelques éléments du parler local et connaissent bien les formes locales des toponymes. L’information qu’ils communiquent est plus abondante, en partie parce que l’enquête a été plus approfondie, et elle concerne un territoire communal bien plus large. Apport des sources orales 9 Les entretiens avec les informateurs ont été très divers. Mais d’une façon générale ils ont été nettement orientés vers la recherche de toponymes mémoriels inconnus des cartes et autres documents écrits, ce qui n’a pas empêché que d’autres informations très précieuses aient pu être recueillies sur le corpus toponymique existant. Localisation plus précise des toponymes 10 Un bel exemple nous a été donné par cette observation de Be à propos d’un toponyme qui sur la carte d’état-major du XIXe siècle est appelé L’Aiglière2, mais L’Aiglière ou Montagne du Fleyrard sur la carte actuelle de l’Institut géographique national [IGN] 3. Be a résolu cette énigme apparente en faisant remarquer que la crête de cette montagne servait de limite entre la commune de Lus (Drôme) et celle de Lachaup (Hautes-Alpes). L’Aiglière était l’appellation utilisée par les gens des Hautes-Alpes, tandis que Montagne du Fleyrard était le nom lussois. 343 Fig. 6 : L’Aiglière ou Montagne du Fleyrard © Josette Faure Précisions sur la nature du terrain et confirmation d’étymologies 11 Un bel exemple nous est donné par le témoignage de Du sur le toponyme Pointe Feuillette. Il nous fait remarquer que ce site est constitué de « terrains en forme de lauses », comme le montre assez bien la photographie. Il s’agirait donc de terrains « feuilletés » plutôt que d’espaces boisés, couverts de « feuillages » autrefois. On se rappellera qu’en français on parle de « roche feuilletée » (TLF) et qu’en ancien occitan le substantif folha, fuelha pouvait avoir le sens de “planche mince, volige, panneau de porte”4. 344 Fig. 7 : Pointe Feuillette © Josette Faure 12 À propos du microtoponyme Les Verdures, qui est près de chez lui, Bo remarque que les prés désignés par ce toponyme sont effectivement « les premiers à verdir ». Dans cet espace, on observe une résurgence d’eau. Le même informateur n’a pas non plus de peine à expliquer Pierre Rousse : c’est un lieu, dit-il, « où les pierres sont rousses : on en faisait des meules ». De même l’étymologie du lieu-dit Les Saveaux (Savel et Bessée sur le cadastre) est tout à fait éclairée par la précision apportée par Pi : ce sont des terrains de sable (savèu en occitan). Remotivations 13 Les remotivations, ou étymologies populaires, comme on dit parfois, sont souvent supposées par le toponymiste au vu de la forme écrite. Mais il est intéressant de pouvoir en vérifier la réalité et la vitalité au cours d’une enquête orale. Il existe sur le territoire de la commune voisine de Lus, Saint-Julien-en-Beauchêne 5, mais dans un espace familier aux habitants de Lus, un col appelé Col du Pendu. Dès qu’un toponymiste a franchi ce col, il est persuadé qu’il s’agit d’un emploi de l’adjectif occitan pendut “pentu”, car de tous les côtés les pentes sont très raides. Mais de l’avis de tous les Lussois à qui la question est posée, le nom de ce col doit être lié à un événement tragique qu’on subodore. 345 Fig. 8 : Col du Pendu © Josette Faure 14 Plus classique est l’interprétation du toponyme Piégros (podium grossum), désignant une hauteur rocheuse, par “pied gros”. C’est d’ailleurs sous cette forme que le toponyme est noté sur le cadastre, napoléonien ou moderne. Mais, bien que les cartes de l’IGN successives aient imposé Piégros, F nous a clairement dit que ce rocher ressemblait à un gros pied et que c’était cette particularité qui rendait compte du toponyme. Il est intéressant de noter que, sans le vouloir, les auteurs de cette réinterprétation retrouvent le sens premier du latin podium, issu, comme on le sait, du grec podion “petit pied”. Fig. 9 : Tête de Piégros © Josette Faure 346 Émergence de toponymes mémoriels 15 Le plus grand intérêt de l’enquête orale est certainement de révéler des toponymes non attestés dans les documents écrits ou cartographiques dont nous disposons, mais existant bien réellement dans la mémoire et le plus souvent dans la pratique des habitants. Pour le moment, nous en sommes à cent-soixante exemples, soit à peu près le quart de l’inventaire toponymique global de Lus. On est assez loin des proportions données par Hubert Bessat et Claude Germi, qui considèrent que dans leurs zones d’enquêtes, en Savoie et Val d’Aoste, « la proportion des microtoponymes non pris en compte par les sources écrites (cartes et cadastre) – beaucoup plus lacunaire en montagne qu’en vallée – se situe autour de 50 % en moyenne, mais peut facilement approcher 70 à 75 % dans les enquêtes les plus approfondies… ». La première explication de ce décalage est peut-être simplement que l’enquête orale de Lus n’est pas terminée. Mais il y a aussi le fait que le territoire de Lus, tout en appartenant à la montagne, est moins isolé que ceux de Savoie et du Val d’Aoste auxquels se réfèrent les deux auteurs. Fig. 10 : Le Chamousset vu des Treches © Josette Faure 16 Parfois le toponyme oral surgit comme un substitut à la forme donnée par le cadastre. Et cela se produit surtout lorsque l’enquêteur présente à l’enquêté un extrait du cadastre correspondant à son espace de vie. Ainsi Bo nous dit clairement, à propos de la feuille ZK du cadastre, qui concerne une partie du hameau des Corréardes où il habite, que le nom L’Érailler donné à un lieu-dit lui est inconnu et que ce lieu est appelé Le Martouret6. Et de même, pour la feuille ZM relative à une zone située au sud des Corréardes, l’appellation cadastrale de Pré du Rioufroid devrait pour Bo être remplacée par Les Treches. Il s’agit probablement dans ce dernier cas de la base étymologique *threosk- d’origine francique qui a le sens de “terrain inculte, jachère”, bien que cette base soit surtout attestée dans les parlers de l’est de la France. Dans d’autres cas, le toponyme du cadastre ou des cartes n’est pas récusé, mais on lui préfère une variante locale. Ainsi le Saleyras ou Chaleyras, hauteur modeste qui domine le village de Lus, du côté du sud, est appelé La Montagnette par Br, ce qui est peut-être la trace toponymique de pâturages anciens existant autrefois sur les pentes de cette « petite montagne », couverte aujourd’hui de forêts : dans les Alpes et particulièrement dans cette région le 347 substantif montagne est très souvent utilisé pour désigner un pâturage 7. Le même informateur affirme qu’autrefois la crête qui est connue aujourd’hui sous le nom de Serre-les-Têtes – un serre, ou hauteur allongée, qui a effectivement deux têtes – était appelée autrefois, dans le parler local, Les Sesté. Il s’agit vraisemblablement d’un dérivé du latin cesta “panier”, employé métaphoriquement 8. Si l’on regarde bien la photo, on conviendra aisément que les deux dénominations, tête et petit panier, correspondent à deux façons de voir le même site : si l’on est sensible aux creux, on parlera de paniers, si on préfère voir ce qui émerge, on se réfèrera à la tête. Fig. 11 : Serre-les-Têtes © Josette Faure Les grands thèmes toponymiques 17 Mais, d’une façon générale, les toponymes oraux qui ont été relevés dans ces enquêtes désignent des espaces ayant une relation directe avec les activités ou les préoccupations principales de la commune. Beaucoup de prés ou de champs sont ainsi nommés : • Pré Canard, Pré du Lièvre, Pré du Vieux, Pré Clapier (pré bordé par un clapier, c’est-à-dire un tas de pierres résultant de l’épierrement du terrain), Pré du Moulin, Les Prés de l’Église (nom du hameau principal, le « chef-lieu »), Pré du Breuil ; Comian, Le Trial, Le Batènt, Les Combaus, Sous les Pins, Le Pòu (défini comme une « arête de pelouse au ras du rocher ») ; • Champlong, Le Champ du Four, Le Carou (« grands champs »), La Condamine 9. 348 Fig. 12 : Le Champ du Four © Josette Faure Fig. 13 : La Condamine des Sièzes © Josette Faure 18 L’exploitation de la forêt, qui est pourtant un élément essentiel de l’économie lussoise traditionnelle, ne tient pas une très grande place dans nos relevés, pas plus d’ailleurs que dans l’inventaire général des toponymes attestés à l’écrit. On notera tout de même plusieurs exemples de l’emploi de draille (occ. dralha), qui désigne généralement un chemin, une voie de passage utilisée en particulier par les troupeaux, mais qui ici se rapporte de façon très spécifique aux couloirs par lesquels, à travers la forêt, on faisait 349 glisser les troncs, les billes, des arbres abattus par les bûcherons : Draille du Milieu, Draille de Catherine, Draille des Essarts, Les Longes Drailles, Les Draillettes. 19 Les voies de passage précisément que note la toponymie écrite sont surtout les cols ou les pas qui font communiquer la commune avec des communes voisines. L’enquête orale permet de compléter cet inventaire en introduisant des axes de communication à l’intérieur du territoire communal. Par exemple : • Col de Chaucheyras, Col des Bruas ; • Pas du Quiarou, Pas de Saint-Pierre, Pas du Seuil, Pas de Toutes Aures, Pas de la Vieille, Le Passet, Le Samboeuf10. 20 Comme cela est fréquent en montagne, les espaces plats, rares et précieux, sont privilégiés dans la dénomination toponymique. On a ainsi La Plainie de Piégros, Les Plates de Bouffet (sous l’aiguille du Bouffet), Le Clot qui sont des formations anciennes. Le Jeu de Boules, situé dans un virage de la route qui serpente dans la montagne de Pinier, Les Terrasses de Beausoleil, sur la route qui conduit au col de Grimone, qui sont de création purement française et plus récentes. 21 Les espaces humides, source de vie, mais aussi de tracas, voire de querelles, sont également privilégiés, ici comme ailleurs sans doute. Nos informateurs insistent sur les sources et, tout particulièrement, sur celles qui étaient proches des hauts pâturages et pouvaient donc alimenter les bergers et les troupeaux : par exemple Fontmiane, audessus de la cabane pastorale du Chamousset, le toponyme Clos des Fontaines, désignant l’espace où sont situés cette source et la cabane ; Fontaine des Michel, Fontaine des Bachas qui, selon Br, a une position stratégique, étant située sur la limite départementale séparant Lus (Drôme) de Vaunières (Hautes-Alpes) et pour cette raison était autrefois, si on peut dire, une source de conflits. Mais il y a aussi les cours d’eau mineurs, tels que le Ruisseau de l’Étroit, le Torrent du Gafouillon et encore des terrains marécageux : La Sagne, Le Bachas, terrain en cuvette ayant la forme d’un bachas, c’est-à-dire d’une auge, des trous d’eau comme Le Gour ou Vaucluse, des ravins et des combes appelés Le Gourau, Combe du Mas, Combe de Bourille, Les Coumbau… La fonction de repère géographique 22 Il est intéressant de voir que plusieurs de ces créations de l’oral ont une fonction de repères géographiques dans des espaces proches. C’est en particulier le cas des toponymes formés avec le nom du rocher, d’origine probablement préceltique, ranc 11. On a ainsi Ranc du Midi, indiquant le Midi pour un habitant du hameau du Trabuëch et bien reconnaissable à sa teinte rouge, Ranc de Planèit, Ranc de Plumèit. Mais c’est vrai aussi pour Rocher de Charamère, Pierre Grosse, Tête de Marinche ou encore Les Clapans, lieu marqué par un éboulis de pierres (dérivé de l’occitan clap, clapa “pierre”), au nord du hameau des Sièzes. 23 Les arbres isolés peuvent aussi, comme on le sait, servir de repères dans le paysage, qu’ils soient employés au pluriel avec un déterminant qui précise leur position, comme Les Pins d’Ernest, ou surtout au singulier marquant leur unicité, comme La Poirière, Piboure de Ramié “peuplier de Ramier”. 24 Ce sont parfois des éléments mineurs du relief qui sont choisis pour circonscrire l’espace à l’intérieur du territoire communal. Ainsi, au fond du vallon de la Jarjatte, audessus de la cascade de Mougious, se trouve une étroite pelouse servant de pâturage 350 appelée Le Pòu (origine inconnue) par nos informateurs. Et la localisation de ce pâturage est assurée par la référence à une petite hauteur située un peu en-dessous de la crête des aiguilles de Lus : le Collet de Mougious. Fig. 14 : Le Collet de Mougious (flèche rouge) ; Le Pòu (pâturage) (flèche bleue) © Josette Faure 25 Les serres, hauteurs allongées d’altitude plutôt modeste, peuvent aussi jouer ce rôle : Serre Feuillet, Serre de Bouchite, Serre la Tour, Serre de Toussiérenque, Serre Pelenc, qui se situe dans un environnement de toponymes oraux – à proximité immédiate, Le Pré des Battants ( Batènt), La Condamine, La Cabane d’Achille (voir la photographie de La Condamine des Sièzes). Les toponymes du chasseur 26 Une place à part dans cet inventaire de l’oralité serait à réserver à une catégorie certainement très riche, mais que pour le moment je n’ai fait qu’effleurer : celle des toponymes du chasseur. Certes plusieurs des exemples cités ci-dessus peuvent appartenir au répertoire du chasseur : ceux qui concernent des repères géographiques, des voies de passage, des éléments mineurs du relief. Mais il en est de plus spécifiques tels que les postes de chasse, importants quand il s’agit de constituer, comme à Lus, des équipes pour chasser le chamois ou le chevreuil. L’un de nos informateurs, Du, nous en a cité spontanément cinq, associés à des noms de personnes : Poste à Ourandou, Poste du Grand Bonniot, Poste à Darbogne, Poste à Mézida (qui était l’ancien garde champêtre), La Coupe à Romieu (coupe de bois dont l’espace a été utilisé pour réaliser un poste de chasse). L’expression des croyances et des peurs collectives 27 L’oralité, la tradition orale constituent un réceptacle privilégié pour l’expression des croyances et des peurs collectives. On ne sera donc pas étonné de trouver dans cet 351 inventaire des toponymes tels que Pas de Saint Pierre, Pierre de l’Ours, Pierre de l’Ogre, Tune du Renard, Pas du Loup, Chanteloube. Fig. 15 : La Tune du Renard © Josette Faure Fig. 16 : Le Pas du Loup © Josette Faure 28 L’ours a disparu depuis longtemps de ces parages, le loup avait disparu, puis est revenu en force ces dernières années, le renard a toujours été présent. Incontestablement, ces trois animaux ont nourri l’imaginaire collectif des habitants de ces montagnes au point de laisser une empreinte assez nette dans la toponymie. Quelques conclusions 29 Beaucoup d’autres toponymes oraux seraient à recueillir, en particulier dans des espaces familiaux ou des milieux spécialisés comme les chasseurs. Et de nouvelles recherches sont déjà lancées. Mais, dès maintenant, plusieurs questions sont posées 352 auxquelles il n’est pas toujours facile d’apporter une réponse et ainsi plusieurs pistes de recherche sont ouvertes. 30 Il y a d’abord l’ancienneté des dénominations. Il est très hasardeux de vouloir proposer une datation des toponymes oraux, en dehors de quelques cas, peu nombreux, où l’on a une allusion à un événement particulier ou des noms de personnes déterminant un appellatif, type Fontaine des Michel, Draille de Catherine, Les Pins d’Ernest, Poste du Grand Bonniot, Pas de la Vieille, Pré du Vieux... 31 On peut se demander toutefois si certains de ces toponymes ne seraient pas des résurgences possibles de noms anciens disparus des cadastres et cartes modernes, mais peut-être présents dans des documents anciens. Pour le moment je n’en ai pas d’attestation, mais des vérifications sont à poursuivre. 32 Une question importante est celle de la vitalité de ces toponymes et de leur extension dans la pratique des habitants. Mais évidemment cette question se pose aussi pour les toponymes du cadastre, dont on a vu que certains sont inconnus, voire contestés par des informateurs locaux. 33 L’usage du dialecte a pratiquement disparu à Lus, mais, même si l’on s’en tient aux informateurs les plus récents, ceux de la deuxième enquête, qui ne parlent jamais l’occitan local et seraient bien en peine de le parler, semble-t-il, il leur arrive de fournir des formes dialectales des toponymes : par exemple Le Pòu, Batènt, Comian chez Be ; Pas du Quiarou, chez GiC et GeC… Et de toute façon, chez les uns et les autres, la plupart des formes citées appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler les régionalismes de français : elles sont intégrées à l’idiome national. 34 D’une façon générale, les toponymes oraux que nous relevons n’ont rien d’original dans leur structure. Ils ont été créés conformément à la matrice générale de la toponymie locale : les serres, les collets, les pas, les drailles, les rancs, les clots se retrouvent comme appellatifs génériques aussi bien dans l’inventaire oral que dans celui des cadastres, cartes ou documents anciens. Mais il y a une réelle complémentarité entre ces deux types de toponymes. On aboutit bien sûr à un maillage plus serré du territoire avec l’apport de l’oralité. Mais ce sont surtout des toponymes plus proches de la réalité des locuteurs. Qu’ils soient à caractère anecdotique, en étant associés à un événement ou à une personne, comme dans les exemples rappelés ci-dessus, ou liés d’une manière plus générale aux activités économiques et sociales, ils nous offrent une représentation des espaces qui exprime avec plus de pertinence la vie des habitants de cette commune alpine à travers le temps. BIBLIOGRAPHIE BESSAT Hubert et GERMI Claudette, 1993, Lieux en mémoire de l’alpe, Grenoble, Ellug. BOUVIER Jean-Claude, 1980, La mémoire partagée. Lus-la-Croix-Haute (Drôme), Grenoble, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie (Le Monde Alpin et Rhodanien, n° 3-4). 353 BOUVIER Jean-Claude, 2002, Noms de lieux du Dauphiné, Paris, Bonneton. DAUZAT Albert, DESLANDES Gaston et ROSTAING Charles, 1982, Dictionnaire étymologique des noms de rivières et de montagnes en France, Paris, Klincksieck. FAURE André, 1998, Noms de lieux et noms de familles des Hautes-Alpes, Gap, Espaci occitan. GUILLAUME Paul, 1893, Chartes de Durbon, quatrième monastère de l’ordre des Chartreux, diocèse de Gap, Paris, Picard. LEVY Emil, 1909, Petit dictionnaire provençal-français, Heidelberg, Winter. TRUC René, 1991, Les noms de lieux du Vercors, Die, A Die. FEW = WARTBURG Walther von, Französisches etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, Leipzig/Bonn/Bâle, Teubner/Zbinden, 1922-2005, 25 vol. Site web NATURA 2000 : http://carmen.application.developpement-durable.gouv.fr/IHM/metadata/RHA/ Publication/docob/FR8201680_D08/ NOTES 1. Sources : INSEE (pour l’année 2011) et Natura 2000 - Document d’objectifs 2003-2008. 2. Les références toponymiques au nom de l’aigle ou au nid d’aigles comme ici sont fréquentes en toponymie alpine : voir BOUVIER 2002, p. 138, 192 ; FAURE 1998, p. 5. 3. Ce nom de Fleyrard, qui désigne à la fois un ravin contenant un petit ruisseau au pied du Rocher Rond et une cabane pastorale située à proximité, est peut-être à rattacher à la famille du latin fragrare “sentir, répandre une odeur”, comme le français flairer, l’occitan flairar. On peut supposer de mauvaises odeurs dégagées par les eaux ou la terre de ce ravin, mais on n’en a aucune preuve. 4. Respectivement TLF et LÉVY 1909. 5. Ce nom de Beauchêne est un bel exemple de remotivation enregistrée dans l’usage officiel écrit. Il s’agit bien sûr du Bochaine, c’est-à-dire “le pays du Buëch”. Les documents anciens sont clairs à ce sujet. Dans les chartes du cartulaire de l’abbaye de Durbon, située sur le territoire actuel de Saint-Julien-en-Beauchêne, on ne trouve au Moyen Âge que des formes dérivées du nom du Buëch : Biochana, Biuchana, Buechana… 6. Martouret vient d’un dérivé du latin martyr, *martoretum , qui a souvent pris le sens de “cimetière” (FEW VI/1, p. 396). Toponyme bien attesté avec ce sens dans plusieurs communes des Hautes-Alpes (FAURE 1998, p. 246) et dans la Drôme à Saint-Jean-en-Royans ( TRUC 1991, p. 114). Mais, à ma connaissance, il n’y a pas de trace de cimetière sur ce site de Lus. Est-ce alors un nom de famille ? 7. BOUVIER 2002, p. 117. 8. FEW II, p. 715. 9. L’étymologie des toponymes cités dans cet article n’a pas toujours été élucidée. Il reste des recherches à entreprendre sur des noms tels que Carou, Comian, Batènt ou Battant, Pòu et plusieurs autres vus ci-dessous. Pour Trial on peut penser au latin tritare “trier”. Dans la commune voisine de Lus, dans le Trièves, on a un dérivé de trial, trialou “parc de séparation” (FEW XIII/2, p. 305). Il pourrait donc s’agir d’un pâturage entouré d’une clôture, comme dans le cas de deux toponymes bien connus de Lus : Les Parjis et Les Clausis, litt. “parcs” et “clôtures”. 10. Si l’origine du Quiarou est bien obscure, on a de bonnes raisons de penser que Samboeuf représente le nom du sureau, qui est généralement sambuc, sambu, dans cette région : latin sambucus (FEW, XII, p. 8-9). Non loin de Lus, à Furmeyer, dans les Hautes-Alpes, existe un col de la 354 Sambuou, dont le nom semble bien avoir été influencé, comme à Lus, par le nom du bœuf : buòu (FAURE, 1998, art. Sambuc). 11. DAUZAT et al. 1982, p. 199. AUTEUR JEAN-CLAUDE BOUVIER Université d’Aix-Marseille 355 Anoikonyms in Czech and Slovak Anoikonymical Dictionaries as a Source for the Research into Historical Dialectology Milan Harvalík and Iveta Valentová The paper has been written with the institutional support of the Institute of the Czech Language of the Academy of Sciences of the Czech Republic (RVO: 68378092) and the Grant Agency VEGA of the Ministry of Education, Science, Research and Sport of the Slovak Republic and of the Slovak Academy of Sciences Výskum lexiky slovenských terénnych názvov/ The Research of Lexis of the Slovak Anoikonyms (2/0002/14). 1 The foundation and a necessary requirement for the study of dialects is access to reliable linguistic material that enables capturing the examined issues in all their complexity. This principle applies to the description of dialectal groups, subgroups or individual dialects of a specific language as well as to synthetic and theoretical studies that must necessarily be based on analytical research. Due to the development of linguistics as such and its individual disciplines, it is possible for earlier methods, procedures and interpretations to become obsolete over time, but the material remains the same. Thanks to the use of latest technology (tape recorders, video cameras and video recorders), the method of controlled interviews, application of questionnaires in field research and informed choice of suitable respondents, contemporary synchronic dialectology finds it relatively easy to gather an unprecedented amount of authentic material from all spheres of language; the work of researchers focusing on historical dialectology, however, is substantially more difficult1. 2 Because Czech and Slovak dialects have already been thoroughly described in many monographs, dictionaries and dialect atlases, and because traditional dialects are on the decline, contemporary dialectological research in Czechia and Slovakia is mainly oriented on the sociolinguistic aspects. 356 3 Even though the importance of studying language and historical dialectology for the understanding of the origin, development, territorial distribution and current status of individual dialect regions and phenomena and for the understanding of a national language as such is well known and recognised, the collection of material for such efforts is rather difficult. The sources documenting the history of Czech and Slovak dialects are limited to surviving written material of very varied character. Most of these documents are however written in standard language with a more or less random occurrence of dialectal phenomena2. Until its codification by A. Bernolák in 1787, the Slovak language had no unified and socially binding form. There was a variety of forms reflecting various regional, stylistic and genre differences which performed a public function and featured interdialectal elements. Current analyses of historical Slovak documents from the pre-codification period (11th–18th century) 3 also show the coexistence of Slovak with other languages4. The occurrence of dialectal elements in historical Slovak writing depends not only on the nature of the document, but also their author or scribe (the less educated they were, the more dialectal phenomena appear in the text). 4 Without knowledge of the “living” speech, however, diachronic written material is necessarily limited and its heterogeneity and a lack of comprehensiveness in terms of area and time make it somewhat unreliable. Therefore, historical dialectology requires a sufficient quantity of documents from the same period and a contiguous area, which is an objective hardly possible to achieve using only appellative evidence found in written documents. 5 A suitable complementary source material that meets all the criteria above are proper names. Proper names have the same etymological roots as the related common nouns, but a different basic function. The task of proper names is to differentiate and identify specific objects from a class of similar objects. Once a common noun becomes a proper name, it loses the connotations associated with the appellative and the proper name becomes removed from language development, often preserving and retaining older linguistic phenomena. Even though the original lexical meaning of the word or word base the proper name was created from carries information about the onymic motivation that influenced the creation of the proper name, this motivation loses its relevance over time, being replaced by the meaning of the proper name which consists of a group of specific onymic markers5. This is particularly true for anoikonyms6 which are characterised by a fixed link to a specific object or feature in the landscape and can therefore indicate the development status of the language in the given territory at the specific time. 6 Historical-comparative and particularly historical-lexicological comparative research of historical proper names as well as contemporary anoikonyms provides clear evidence of the regular development of Slavic languages from Proto-Slavic 7. The benefits of anoikonyms are their high frequency, their regular and dense distribution in the terrain and the number of word roots and word-formation processes used in their creation. They are particularly important for understanding the phonetics, wordformation and vocabulary of the given time period, but understandably less so for morphology and almost not at all for syntax. 7 Onymic material proves that in the past, many phenomena extended far beyond contemporary dialectal boundaries8. Proprial areas generally represent an older stage of development than contemporary appellative areas, which is why the onymic isogloss 357 typically defines a larger area than the isogloss for the same phenomenon in common nouns9. 8 Not only do anoikonyms document earlier spatial distribution of various dialectal phenomena, they also contain now obsolete common nouns (e.g. Czech chřib, Slovak chríb ‘hill, mound’)10 or extinct toponymic meanings of some common nouns (e.g. Czech and Slovak čelo, today meaning ‘forehead, front part, façade’ and in the toponymy of both languages also ‘ridge resembling a forehead; ridge that is in a frontal position to other ridges in the surrounding terrain’11) and phonetic dialectal changes that are no longer active12. Anoikonyms may also record former dialectal specifics of wordformation or morphology. 9 Historical dialectology however finds value not only in historically recorded anoikonyms, but also in very recent material. 10 In 1963–1980, a large-scale project collecting Bohemian anoikonyms took place. At that time, the vast majority of Czech municipalities (86% from the total number of 8,119) received forms asking for a list of anoikonyms. Supplementary material was sourced from master’s theses or semester papers on onomastics and from several works by secondary school students. The result of this extensive collection project is a database of almost half a million anoikonyms13. 11 A similar project was carried out in 1964–1986 (locally until 1989) in Moravia and the Czech part of Silesia. The anoikonyms were collected through surveys, diploma theses, semestral papers, dissertations and direct field research. The collection of Moravian and Silesian anoikonyms contains almost 225,000 names from 96% of the studied area of Moravia and Silesia14. 12 Anoikonymic material was also collected at the historical department (today the Department of the History of the Slovak Language, Onomastics and Etymology) at the Ľudovít Štúr Linguistic Institute of the Slovak Academy of Sciences in Bratislava. The names were gathered from surveys implemented in 1966–1975 based on the methodology applied in Bohemia, Moravia and Silesia, from diploma theses and semestral papers (from 1965–1975), field research (1973–1977), from various publications and onomastic, linguistic, ethnographic and other journals, studies and articles from roughly the 1880s until 1975, from a survey of the Slovak Museum Society from the 1890s and from maps15. In total, almost 250,000 anoikonyms were collected16. 13 Due to the enormous scope of all three projects, it was impossible to collect all material in the field by trained experts. It was therefore necessary to turn to local volunteers. These were usually former private farmers, gamekeepers, local chroniclers, teachers and other persons who could be expected to know the location thoroughly and who were therefore assumed to be reliable sources of information. This characteristic implies that the questionnaires were often filled in by linguistically untrained laymen, which is why the specific form of the provided anoikonyms cannot be relied on completely. Names sourced from maps and magazines also are not entirely reliable. There are problems with accurately capturing dialectal phonological phenomena (where quantitative differences can be recognised and recorded by an expert, but hardly a layman) and with adaptation to the standard form of language. 14 Anoikonyms are created spontaneously and unofficially; they are mostly limited to a very small group of users in one village or several neighbouring villages. Because they are mostly used in their non-standardised form, almost exclusively in oral 358 communication and without any regard for codification, their formal structure usually complies with the rules of the local dialect17. Standardisation of anoikonyms (e.g. in maps, which is often inconsistent, particularly on older maps) has little impact on their common use. 15 The respondents, however, are aware that the dialect is not a representative register of the national language, so they try to adapt the anoikonyms to the “proper form”, undermining their authenticity. 16 This however does not apply to all levels of language in the same way and scope. While in traditional Czech and Slovak dialects, the most resilient dialectal elements are phonological and morphological features18 that do not prevent understanding in oral communication between the members of various dialectal groups, and the first to disappear are lexical differences that make communication difficult, recorded anoikonyms show the opposite tendency. The lexical and word-formation dialectal features of collected anoikonyms are generally very reliable; their phonology and morphology is less certain. Stylistically and/or regionally marked forms at these two levels of language are for ordinary users the strongest signal indicating that the expression is part of the non-prestigious register of the language. 17 Standardisation generally occurs when there is an awareness of a correspondence between the dialectal form and the standard form; sometimes the effort to standardise leads to a hybrid form which is neither dialectal nor standard. In contrast, a lexical dialectal element in an anoikonym can be hardly replaced by a standard equivalent, as a common noun used as a proper name loses its links to the appellative vocabulary and its primary function is to designate. For similar reasons, it is unusual to come across standardised dialectal word-formation derivatives found in anoikonyms. The preservation of dialectal lexemes in anoikonyms can be helped by the fact that the respondents often do not know what is the standard equivalent of the given word or such equivalent does not exist at all. 18 This issue of an insufficiently reliable documentation of dialectal features however only applies to some of the anoikonymic material and it is generally possible to determine whether the recorded form is authentic. This particularly applies to the so-called regular regional changes, i.e. to cases when a standard phoneme or group of phonemes are in a certain territory regularly replaced by another phoneme or group of phonemes. In these cases, there are usually records of this process in many common nouns which can be used to determine with high levels of certainty that the anoikonym is written in the form in which it is actually used. 19 The decision is more difficult with anoikonyms in which it may be impossible to decide if the provided form is standardised, dialectal or the reason of a typographical error. The reliability of a documented anoikonym can be verified in several ways and the probability that the provided form is correct or incorrect increases as more of these methods are used. The verification of the recorded anoikonym has the form of a confrontation, divided into two basic types: a) confrontation with appellative parallels – the recorded name is analysed with regard to the present and/or past state of the local dialect (utilising knowledge of the language situation of the given location), based on dialectal common nouns recorded in literature and research; b) confrontation with proprial parallels – applied when the corresponding phonemic, morphologic or lexical phenomenon is not known from the appellative language sphere, but has been independently recorded by another respondent (or respondents) 359 in another anoikonym (or anoikonyms), regardless of whether all the names come from the same municipality or region and form a continuous area or not. 20 Another approach (in some justifiable cases the first applied approach) examines the authenticity of records given by the respondent, based on linguistic and content analyses of other anoikonyms collected by the same respondent. If one or several “suspicious” forms appear next to some that are clearly wrong and the entire list shows signs of less than careful processing, the credibility of any problematic entry is greatly reduced. 21 The anoikonymic material for the Bohemian, Moravian-Silesian and Slovak dictionaries is verified using these methods and confronted with the current level of knowledge of the development of both languages and their dialects. All approaches to the processing and interpretation of the material are based on contemporary onomastic theory and the Brno approach in particular utilises the latest digital technology which allows interactive access to the material. The same approach is applied in the processing of Slovak anoikonyms. Even though the dialectal forms of anoikonyms are not relevant for onomastics as such, all three dictionaries record them with the intention to give access to this valuable toponymic material with very versatile usability to the wider linguistic and non-linguistic public. 22 It is understandable that the scope of this complicated topic could have been merely outlined here – we tried to discuss the issues on the more general level and not go into too much detail with too many specific examples, yet we hope that this paper at least partially showed that it is possible, with a certain amount of experience and a thoughtful application of suitable approaches, to utilise the synchronic material of anoikonyms as a rich source of information about the current and past situation of dialects. BIBLIOGRAPHY BLANÁR Vincent, 1976, “Lingvistický a onomastický status vlastného mena” [Linguistic and Onomastic Status of Proper Name], in: MAJTÁN Milan (ed.), VI. slovenská onomastická konferencia. 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The term anoikonym is used in Czech and Slovak onomastics primarily as the binary opposite to the term oikonym (settlement name). Toponyms are divided into oikonyms and anoikonyms according to whether they are the names of inhabited or uninhabited geographical objects. The Czech term for anoikonyms is pomístní jméno (pl. pomístní jména), in Slovak terénny názov (pl. terénne názvy). Slavic and international onomastics generally use the term microtoponym. In this system, toponyms are classified in accordance with the size of the corresponding toponymic object and from the perspective of the user of such names. According to the definitions published in the List of Key Onomastic Terms (http://www.icosweb.net/ index.php/terminology.html, accessed 2015-11-05) by the International Council of Onomastic Sciences, a microtoponym or minor name is a “name referring to smaller objects like fields, pastures, fences, stones, marshes, bogs, ditches etc., and in general used locally by only a limited group of people”. While the List of Key Onomastic Terms does not define macrotoponyms as such, it includes an entry for choronyms, defined as a “proper name of a larger geographical or administrative unit of land – e.g. Africa, Sibir’ (Siberia), Suomi etc.”, with a note reading that “in some languages the term macrotoponym is used for an inhabited large area”. In Czech and Slovak onomastics, the term choronym is used only in the sense of “proper name of a larger 362 inhabited or uninhabited natural or administrative unit in terms of horizontal segmentation” (SVOBODA et al. 1973, p. 57). 7. MAJTÁN 1996, p. 14. 8. ŠRÁMEK 1991; MAJTÁN 1991. 9. Cf. PLESKALOVÁ 1982, p. 151. 10. CUŘÍN 1967, p. 144-149; UTĚŠENÝ 1970; MAJTÁN 1996, p. 45-46, map 17, p. 91. Even though the exact meaning of the word is unknown (we only know it as the identifier of smaller elevations in the terrain), it is important for historical dialectology to determine at least the area in which names with the word chríb occur (ibid., p. 46). 11. Cf. LIPTÁK 1987; MALENÍNSKÁ 1995. 12. HARVALÍK 1995, p. 67. The occurrence and distribution of phonological and word-formation variants of common nouns such as debra, čierťaž, prť etc. in Slovak anoikonyms was analysed by Milan Majtán in his monograph Z lexiky slovenskej toponymie [From the Lexicon of Slovak Toponymy] (MAJTÁN 1996). 13. OLIVOVÁ-NEZBEDOVÁ 1995. 14. ŠRÁMEK 2010. 15. MAJTÁN 1983, p. 30. 16. VALENTOVÁ 2014, p. 159. 17. Cf. PLESKALOVÁ 1992, p. 7; ŠRÁMEK 1981, p. 163-164. 18. Czech and Slovak are both inflected languages in which morphological variability is an important factor for the differentiation between the standard and non-standard language, including dialects. AUTHORS MILAN HARVALÍK Académie des sciences de la République tchèque (Prague) IVETA VALENTOVÁ Académie des sciences de Slovaquie (Bratislava) 363 Toponymie urbaine de Paris et de sa banlieue 364 Mise en place du réseau viaire et des noms de rues sur la rive droite de Paris au cours du XIIIe siècle À travers les livres d’archives de Saint-Magloire, Saint-Martin-desChamps, Saint-Antoine-des-Champs, Saint-Éloi et du Temple Marlène Hélias-Baron Comme les travaux de recherche se font rarement en solitaire, je tiens à remercier chaleureusement Sébastien Barret et Caroline Bourlet de leurs conseils et de leur attention toujours soutenue lors de la rédaction de cet article. 1 Paris, ses rues et son urbanisation dans la Cité ainsi que sur les rives droite et gauche ont été les objets de nombreuses études depuis le XVIIIe siècle, plus ou moins pittoresques comme le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier ou la présentation par Alfred Franklin des rues et des cris de Paris au XIIIe siècle1, ou plus scientifiques comme les travaux de Simone Roux sur l’essor urbain de la rive gauche avec, en arrièreplan, « l’insertion réussie du grand établissement religieux qu’est l’abbaye SainteGeneviève dans la grande ville [et] la greffe efficace de l’institution universitaire sur l’organisme urbain2 », ainsi que ceux de nombreux étudiants de l’École nationale des chartes comme Geneviève Étienne sur le Temple, Estelle Guerber sur le quartier de l’hôtel Saint-Paul aux XIVe et XVe siècles ou encore Noémie Escher sur Sainte-Geneviève3, sans oublier la magistrale étude de Valentine Weiss sur les cens et les rentes à Paris qui a permis de mieux cerner les contours des différentes censives de la capitale 4. 2 Dans cette chaîne de travaux, mon étude se consacrera à la mise en place des rues et de leurs noms sur la rive droite de la fin du XIIe au début du XIVe siècle, mais elle restera partielle, faute d’avoir abordé les rôles de la taille5 ou encore les registres d’ensaisinement. Elle a néanmoins été menée à travers l’exploitation d’actes originaux, de cartulaires et de censiers. Son objectif est de mettre en évidence, si cela est possible, la structuration de l’espace parisien en rues, ainsi que les interactions entre les religieux et la société parisienne, dans un contexte d’expansion démographique et urbaine, principalement dans la partie de la ville que les sources parisiennes appellent 365 « Outre Grand Pont ». Selon le Dit des rues de Paris composé par le poète Guillot au début du XIVe siècle, Paris intra muros compte 310 rues 6, dont 184 pour la rive droite7. Ainsi, à la recherche d’informations toponymiques et topographiques, j’ai d’abord exploité les cartulaires de Saint-Magloire, de Saint-Martin-des-Champs et de Saint-Antoine-desChamps, puis les censiers de ces institutions, ainsi que ceux de Saint-Éloi et du Temple 8, pour savoir dans quelle mesure leur organisation a été commandée par celle de l’espace parisien et quel a été le rôle de ces écrits dans la stabilisation des noms de rues à la fin du XIIIe siècle. Ainsi, ces documents, par leur structuration interne, seraient le reflet d’un état de l’espace urbain, dont une partie est déjà organisée en rues et une autre est encore rurale ou, à tout le moins, en cours de transformation. 3 Dans cette étude, ce sont les rues qui importent ; le bâti en revanche n’a pas été pris en compte, sauf pour servir de point de repère9. Par ailleurs, le choix des établissements religieux présentés ci-dessus a été fait en fonction de leur complémentarité institutionnelle et territoriale, dans un espace compris à l’intérieur et à l’extérieur de l’enceinte de Philippe Auguste avant la construction de celle de Charles V, c’est-à-dire dans un territoire où la ville s’est étendue au cours du XIIIe siècle. 4 Avant de commencer, il est nécessaire de préciser que l’étude se fonde sur une documentation encore dominée par le latin, puis par le bilinguisme, ce qui pose le problème de l’interprétation et de la traduction de certains termes utilisés en latin, notamment le mot vicus10, et celui de la fluctuation des dénominations des rues entre les différents documents, notamment en français11. La prise en compte du réseau viaire par les religieux dans leurs livres d’archives 5 Dans les livres d’archives étudiés ici12, on remarque que les religieux, lors de leur travail de composition, ont pris en compte les réalités urbaines et organisé les informations dont ils avaient besoin en fonction des rues. Ainsi, ces manuscrits apparaissent comme des reflets du réseau viaire intra muros et de sa mise en place extra muros. 6 Saint-Magloire, abbaye bénédictine d’abord installée dans la Cité, a été déplacée entre 1138 et 1159 sur la rive droite13, à proximité du marché aux Champeaux implanté en 1137, en dehors de l’enceinte du Xe siècle14. Ce déplacement s’accompagne du regroupement de la censive de l’abbaye en un bloc (à savoir le Bourg-l’Abbé), séparé ensuite par la construction de l’enceinte de Philippe Auguste, même si la circulation est rendue possible par l’existence d’une poterne (poterne du Bourg-l’Abbé) 15. Dans cet espace structuré par la présence du monastère mais déjà urbanisé au XIIIe siècle, après une campagne très peu documentée de lotissement dans le bourg dans la seconde moitié du XIIe siècle16, l’accroissement de la population et l’intensification de l’urbanisation qui en découle sont perceptibles à travers le censier de 1274 17. Ce document est inséré dans le Petit cartulaire, projet de cartularisation entrepris en 1294 à l’initiative de l’abbé Louis II de Montfort (1273-1299). Resté à l’état d’embryon sans raison explicite, il a, semble-t-il, été remplacé lors de la rédaction à nouveau frais du Grand cartulaire, en 1331, par Jean de Rozay, prévôt du monastère avant d’en devenir l’abbé (1332-1349)18. Outre ce censier, le Petit cartulaire contient un deuxième censier daté de 1294 d’après son incipit19. 366 7 À travers le premier censier écrit en latin avec quelques ajouts en français 20, apparaissent les noms d’une quinzaine de rues situées au niveau de la Montagne SainteGeneviève, sur l’île de la Cité, puis, sur la rive droite, autour de Saint-Magloire et dans le Bourg-l’Abbé en dehors des remparts, dans un espace compris entre la grand’rue Saint-Denis et la rue Saint-Martin, avec la rue Aubry le Boucher, la rue aux Ours, la rue du Bourg-l’Abbé (axe central du Bourg-l’Abbé), le Huleu, la rue Darnestat et la rue Palée. Pour faciliter la consultation des informations, les noms des rues sont précédés d’un pied de mouche souvent rehaussé de rouge, signe utilisé fréquemment dans les livres d’archives à cet usage21, alors que les maisons de ceux qui doivent acquitter les cens sont introduites par un Item abrégé. Écrit à longues lignes d’une façon soignée, dans une écriture cursive régulière, le censier est structuré par termes (octave de saint Denis, Noël, Pâques, Nativité de saint Jean-Baptiste) et, à l’intérieur de ces parties, selon les rues dans lesquelles se trouvent les censitaires, avec l’amorce d’une sorte d’itinéraire. Fig. 1 : Censier de Saint-Magloire, utilisation de pieds de mouche pour signaler la rue Saint-Martin, le Huleu et le Bourg-l’Abbé Arch. nat., LL 39, fol. 3v. 8 Ce constat vaut également pour les censiers de Saint-Martin-des-Champs rédigés dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Autour de cet établissement22, collégiale extraparisienne devenue prieuré clunisien en 1079, situé au nord du rempart de Philippe Auguste, un bourg extra-urbain s’est mis en place dès le XIe siècle23. Le tracé des voies y est régulier, signe d’une intervention volontaire24. Ce prieuré dispose d’abord de deux cartulaires rédigés dans la première moitié du XIIe et au début du XIIIe siècle, ce qui correspond pour lui à un siècle de prospérité économique 25. Ils ne sont toutefois d’aucune aide pour l’étude de la toponymie parisienne puisqu’ils concernent avant tout les possessions rurales de l’établissement. Ils semblent en fait ignorer la réalité urbaine, même si, dans le cartulaire le plus tardif, quelques mentions de maisons parisiennes apparaissent pour les années 1200-1209. En revanche, les censiers des années 1263-1300 sont plus intéressants pour notre propos26. Valentine Weiss, dans sa thèse d’École des chartes, en a repéré et édité deux pour le XIIIe siècle27. Le premier est 367 « la réunion de quatre censiers [de 1263, 1274, 1293 et 1300], probablement indépendants les uns des autres à l’origine, et reliés par la suite ». À chaque fois, les cens sont répartis entre les quatre termes habituels à Paris (saint Rémi, Noël, Pâques, saint Jean-Baptiste) et, à l’intérieur de ces parties, ils suivent un classement topographique par rues. Le deuxième recueil daté de 1300 adopte le même type de classement (par terme et par rue). Grâce à ces documents, se comprend la manière dont la censive de Saint-Martin-des-Champs est structurée à la fin du XIIIe siècle. Elle se compose en effet de deux espaces, un premier autour du prieuré et de son enclos, dans son bourg (burgus Sancti Martini), alors en plein essor, situé à l’extérieur des remparts, entre la grand’rue Saint-Martin (magnus vicus Sancti Martini) et la rue du Temple, dans lequel « se développa un réseau dense et régulier de rues28 » ; un second dans Paris intra muros à l’est des Halles jusqu’à la grand’rue Saint-Denis. Dans les deux cas, les cens énumérés portent sur des maisons situées le long des rues. Ces indications montrent bien que les possessions martiniennes se trouvent dans un espace fortement urbanisé ou en cours d’urbanisation. Néanmoins, au-delà du couvent des Filles-Dieu, vers Montmartre, apparaissent d’autres types de toponymes davantage liés aux activités rurales ou maraîchères, introduits notamment par l’emploi du terme maresia. 9 Cette prise en compte des réalités topographiques préexistantes est nécessaire pour les religieux, à la fois pour faciliter la consultation des écrits qu’ils ont produits et pour éviter les conflits avec leurs censitaires en cas d’ambiguïtés sur les toponymes. Pour le monastère de Saint-Antoine-des-Champs, cette adaptation aux réalités parisiennes semble être encore plus poussée. Fondé en dehors de Paris en 1204 à partir d’un établissement pour prostituées repenties créé à la fin du XIIe siècle par le prédicateur Foulques de Neuilly29, il aurait été incorporé à l’ordre cistercien en 120830. Il se situe à l’est du quartier Saint-Paul, sur la route de Meaux, donc dans un espace essentiellement rural au début du XIIIe siècle. Malgré cette localisation marginale, les moniales ont acquis au cours du XIIIe siècle de nombreuses maisons dans Paris, ainsi que les rentes qui pesaient sur elles. L’importance de leurs possessions parisiennes est perceptible dans leur cartulaire31, exactement contemporain du Dit des rues de Paris du poète Guillot32. 10 Le manuscrit montre que les moniales, en partie issues des grandes familles bourgeoises parisiennes33, connaissent parfaitement la topographie et la toponymie de Paris, même s’il est probable que son rédacteur ne soit pas l’une d’entre elles. Sa structure repose en effet sur la topographie parisienne et non sur une conception cistercienne de l’espace34. On y trouve les noms d’une vingtaine de rues35, localisées autour de certains points bien identifiés du paysage parisien, comme la porte Baudoyer (porta Bauderi), la place de Grève (Gravia), l’église Saint-Jacques-la-Boucherie, la porte Saint-Honoré, les planches Mibray (planche Mibrarii), la maison du Château Fêtu (« Chatel Fetu »), le marché des Champeaux (Campellis), le Châtelet (Castelletum) ou l’église Saint-Leufroy (ecclesia sancti Leufredi). Outre des mentions évoquant la manière dont ces rues sont appelées par les habitants (ce qui est le cas, par exemple, de la rue de la Tissanderie appelée vicus qui dicitur la Texanderie), une de ces rues reste sans nom et est simplement désignée comme : vicus qui tendit a cuneo vici Sancti Boniti versus Graviam. Il pourrait s’agir de la « rue Jehan Pain-Molet » évoquée par le Dit des rues de Paris 36. D’une manière générale, l’ordre de progression du cartulaire suit une logique de proximité géographique qui pourrait refléter l’organisation du chartrier 37. 368 11 Outre ces informations, un « rentier », daté de 1344 et ajouté à la suite du cartulaire (fol. 87-90), se focalise sur les droits perçus dans seize rues de la rive droite, en suivant un classement par infrastructure (ponts ou portes) ou par rue, ce qui donne une esquisse d’itinéraire, mais avec de nombreuses ruptures liées à l’éparpillement des possessions des moniales. L’énumération commence par le pont Perrin et par la rue de Jouy, la porte Baudoyer, la rue des Nonnains d’Yerres et la rue des Jardins, c’est-à-dire par l’espace parisien en relation directe avec le monastère de Saint-Antoine par la grand’rue Saint-Antoine (qui n’y est pas mentionnée). Elle se poursuit avec la Vieille Tissanderie, la place de Grève, la Tannerie, les Commanderesses, la rue des Arcis, les deux Marivaux, pour passer par la grand’rue Saint-Denis dans les quartiers des Halles (la Truanderie, la porte Montmartre, la rue de la Croix du Tiroir, la Ferronnerie) et du Châtelet (la rue aux Lavandières, la Saulnerie, l’Écorcherie), avant de gagner l’île de la Cité et la rive gauche « oultre Petit Pont38 ». 12 Dans le cartulaire des années 1300, comme dans le « rentier » de 1344, on remarque que les cisterciennes ont une implantation en pointillé, tout simplement parce que, contrairement aux monastères de Saint-Magloire ou de Saint-Martin, elles n’ont pas de véritable censive à cette époque dans Paris39 ; elles possèdent en effet quelques maisons seulement par rue et des rentes. Des précisions apparaissent parfois sur la censive dans laquelle ces demeures se trouvent. Par exemple, pour le troisième acte copié dans le cartulaire et daté de juillet 1232, une courte analyse précise que la maison concernée se trouve dans le vicus Saint-Paul, dans la censive de Saint-Éloi 40, dont le prieur apparaît comme le donateur d’une rente en 128141. D’une manière générale, on doit souligner la forte capacité d’adaptation des cisterciennes aux réalités de la ville. Néanmoins, ce cartulaire, comme les censiers qui lui sont associés, montre qu’elles ne participent pas directement à l’urbanisation de la rive droite de Paris. Elles ne font qu’accepter des maisons et les cens qui pèsent sur elles et ne construisent pas un espace qui leur serait propre. 13 Saint-Magloire et Saint-Martin-des-Champs sont deux établissements anciens, bien implantés à Paris et dans ses environs au XIIIe siècle, qui ont mené pendant la période précédente une politique de lotissement dans leur censive respective. Saint-Antoinedes-Champs est un monastère nouveau installé en marge de l’espace parisien, dont l’influence sur le réseau viaire a été des plus réduites. Néanmoins, leurs livres d’archives reflètent des pratiques communes, à savoir l’adoption d’une organisation s’appuyant sur les rues de Paris. En revanche, ils ne montrent que d’une manière marginale la structuration progressive des espaces ruraux situés à l’extérieur de l’enceinte de Philippe Auguste. Des livres d’archives comme reflet de la structuration progressive en rues des espaces marginaux à la fin du XIIIe siècle 14 Les livres d’archives de Saint-Éloi et du Temple permettent de mettre en lumière la conquête progressive de la ville sur les espaces encore ruraux. Elle se fait à travers le percement de nouvelles rues qui reprennent parfois le tracé d’anciens chemins vicinaux ou sont créées ex nihilo. 369 15 Pour Saint-Éloi, prieuré dépendant de Saint-Maur des Fossés et situé dans l’île de la Cité, nous avons un document exceptionnel de précision sur la censive du monastère, qui s’étend à l’intérieur des murailles sur le Bourg-Thibourg et, extra muros, dans le quartier Saint-Paul. Le censier daté de 1391 transmet en fait un état des lieux de la fin du XIIIe siècle42. Au début de ce livre d’archives, avant le censier à proprement parler, se trouvent deux textes utiles pour mener une étude topographique de l’est parisien : une longue charte en latin de Philippe III le Hardi (1270-1285) datée d’août 1280 43, précédée par un texte en français qui pourrait être sa traduction ou un document préparatoire 44. Le titre de ce dernier est explicite et permet de comprendre les enjeux de leur copie à la tête du censier : « C’est l’ordenance au prieur de S. Eloy de Paris comment la terre de Saint Pol et d’ailleurs de Paris doit etre ebournee ». Comme le mot ebourner veut dire “borner”, il est aisé de saisir que ces deux textes sont les témoins de la délimitation de la censive, à la suite d’un conflit entre les agents royaux et le prieur. 16 La censive du prieuré est en fait un espace en expansion démographique et économique, principalement à l’extérieur de la muraille de Philippe Auguste, dans la paroisse Saint-Paul, objet de toutes les convoitises à cause de son dynamisme et de ses potentialités. Outre le rempart du XIIIe siècle dès lors débordé par cet essor, y est également inclus l’ancien mur du XIe siècle qui ne sert plus que d’élément de repère : la charte en latin évoque en effet les muri veteres Parisienses, l’ordonnance en français, les « viez murs de Paris ». Grâce à ces deux documents, sont repérables dix-sept rues ou parties de rues réparties autour de l’axe de la rue Saint-Antoine (grand’rue de la Porte Baudoyer et rue du Pont-Perrin). Les deux documents étudiés permettent bien de cerner les deux pôles de la censive et de supposer leur complémentarité entre un espace déjà urbain (le Bourg-Thibourg) et un espace encore pionnier autour de SaintPaul45, qui attira au XIVe siècle une résidence royale46. Dans le quartier Saint-Paul néanmoins, d’après la documentation disponible, à savoir le chartrier 47 et le censier, il n’y a pas de traces d’intervention directe de Saint-Éloi dans le tracé des rues ou dans sa mise en lots, qui aurait plutôt été le fait de particuliers : Alexandre Sumpf souligne en effet la présence de grandes propriétés avoisinant de simples camere, c’est-à-dire des “chambres” ou des pièces localisées principalement dans la rue des Jardins, avec la persistance d’exploitations agricoles48. Il semblerait en outre que des chemins aient existé préalablement au percement des rues, ne serait-ce que pour aller à l’église (rue Saint-Paul) ou pour circuler le long du fossé au pied du rempart (rue des Jardins). 17 Si les moines de Saint-Éloi ont eu, somme toute, une politique peu interventionniste sur le réseau viaire de leur censive, les Templiers en revanche ont été bien plus actifs à la fin du XIIIe siècle. D’après les travaux de Geneviève Étienne, trois ensembles de bâtiments localisés à des emplacements différents ont été édifiés par les Templiers dans Paris : un premier ensemble localisé au chevet de l’église Saint-Jean en Grève, considéré comme le « Vieux Temple », un deuxième dans la couture, appelé Novum Templum en 1274, et un dernier qui serait situé au chevet de l’église Saint-Gervais 49. À partir de ces trois espaces, les Templiers ont participé à l’urbanisation parisienne en pratiquant une politique de lotissement dans l’actuel quartier du Marais, particulièrement visible dans la Villeneuve du Temple extra muros50. Cet interventionnisme peut être étudié à travers la copie moderne du premier censier élaboré entre 1227 et 1235 51, un censier de 1252-125352, un acte du roi Philippe le Hardi daté d’août 127953, et enfin un registre d’ensaisinement couvrant la période 1287-130754. 370 18 L’acte royal de 1279 est la notification d’un compromis conclu entre le prévôt de Paris et les Templiers pour mettre fin à une querelle à propos des droits de justice que les religieux prétendaient avoir sur toutes leurs possessions à l’intérieur et à l’extérieur de la muraille et que le prévôt leur contestait. Pour ce faire, il donne les limites des droits et des possessions du Temple. Pour la terre du Temple extra muros notamment, le processus de délimitation se fait avec une grande précision à cause de l’importance de l’enjeu pour les deux parties en présence : 19 …a porta seu posterna que vulgariter dicitur posterna Barbete secundum quod dicti muri se protendunt ab illa posterna usque ad portam vici quid dicitur vicus Templi 55 ; item ab eadem porta vici Templi sicut vicus seu strata protenditur usque ad fossatum dictum vulgariter le fossé La Boucelle, quod fossatum ab ipsa strata inter saliceta domus Templi et terram Unfredi Nufle intermedium consistit ; item ab illo loco et eadem strata ac dicta terra Unfredi Nufle veluti fossatum se comportat usque ad cuneum cortillie Barbete a parte camporum et ab inde et chemino scilicet quod communiter vocatur cheminum Menilii Mantens, sicut idem cheminum ducit de loco predicto Parisius ad posternam Barbete supradictam. 20 Ainsi, dans cet espace situé entre, « au nord-est, l’actuelle rue de la Folie-Méricourt, à l’est les actuelles rues Oberkampf, des Filles-du-Calvaire et Vieille-du-Temple, au sud l’enceinte, à l’ouest et au nord-ouest, les actuelles rues du Temple et du Faubourg-duTemple et l’ancien fossé La Boucelle56 », les Templiers obtiennent la confirmation du droit de haute et de basse justice qu’ils perdent, par le même acte, dans l’espace intra muros au profit du roi et du prévôt de Paris. En outre, pour attirer des habitants (appelés hospites) dans la couture57, des privilèges confirmés par le roi (exemption de taille, d’ost, de chevauchée, de guet, de tonlieu et de coutume) leur sont offerts, même si l’exemption de la taille n’a pas été ultérieurement vraiment respectée par les agents royaux58. Néanmoins, grâce à ces privilèges, la Villeneuve du Temple s’est rapidement urbanisée entre 1279 et 130759. Dans ce secteur en effet, se met en place un véritable lotissement dont témoigne la régularité du tracé de la voirie avec des rues parallèles ou perpendiculaires. À partir de 1282, les Templiers créent, entre l’enceinte de Paris au sud et leur enclos au nord, neuf nouvelles rues60. 21 En 1288, pour faciliter leur entreprise, ils obtiennent du roi le droit d’ouvrir une nouvelle porte dans la muraille : il s’agit de la porte du Chaume. À partir de là, la couture du Temple se structure autour d’un axe médian existant dès 1288 et partant de la porte du Chaume vers le Temple : il a d’abord été appelé rue Neuve du Temple, puis rue de la Nouvelle Poterne, rue de la Porte Neuve et enfin rue du Chaume (l’actuelle rue des Archives). De part et d’autre de cet axe, on trouve les rues du Temple et la rue Barbette dans la prolongation de la rue Vieille du Temple, sachant que la rue Barbette ne prend ce nom qu’au XIVe siècle. Selon Caroline Bourlet et Nicolas Thomas, deux phases de construction sont repérables à partir des documents étudiés 61. Ainsi, depuis la rue du Chaume, ont été ouvertes trois rues : la rue de Paradis (1288), la rue du Chantier (1293), la rue des Quatre Fils Hémon (l’actuelle rue des Quatre-Fils), citée à partir de 1305. De la rue du Temple, partent cinq autres rues : la rue des Étuves, citée dès 1296 et devenue la rue des Bouchers après 1303, la rue Jean l’Huillier, citée depuis 1287, la rue des Noyers ou du Noyer (depuis 1297), la rue Jean de Saint-Quentin (1296), devenue rue Grognet en 1296-1297, puis rue Pastourelle en 1299, la rue Richard des Poulies (1296). Ces rues peuvent être classées en trois ensembles : les premières portent des noms liés au Temple lui-même, comme la rue Vieille-du-Temple ou la rue Neuvedu-Temple avant son changement de nom ; les deuxièmes ont des dénominations liées à 371 des bâtiments spécifiques, à des activités économiques ou agricoles, comme la rue des Étuves ou la rue du Chantier ; enfin, les dernières sont appelées d’après des personnes qui y sont possessionnées, comme la rue Jean L’Huillier ou la rue Jean de Saint-Quentin. 22 Si, à la fin du XIIIe siècle, les actes comme les livres d’archives des établissements sélectionnés montrent de la part des religieux une attitude parfois différente face au réseau viaire parisien et à sa structuration progressive dans les espaces encore ruraux, en revanche, ils permettent de mettre en évidence une stabilisation des noms de rues par le passage à l’écrit entre les années 1260 et 1310. La stabilisation des noms de rues par le passage à l’écrit 23 Si les écrits, par leur organisation, sont un reflet du réseau viaire parisien et de sa structuration extra muros, ils ont également un rôle important dans la stabilisation des noms de rues à la fin du XIIIe siècle. Le passage à l’écrit permet en effet de figer pour un temps la toponymie et de transmettre un état des lieux à un moment donné. 24 Une première remarque doit être faite avant d’étudier cette fixation par l’écrit des toponymes. Il s’agit de la différenciation dans la documentation de trois types d’espaces selon leur dénomination : • des rues appelées vicus principalement intra muros ; ce terme semble faire référence à des rues déjà structurées, parfois depuis longtemps ; • des rues non précédées du terme vicus, principalement dans le Bourg-l’Abbé pour SaintMagloire (le Huleu, Darnestat), ce qui ferait référence à un état intermédiaire, mais des rues déjà bien structurées et situées dans Paris (comme la Mortellerie, la Tannerie, la Vieille Tissanderie, etc.) ne sont pas précédées par ce terme et cette absence laisse supposer qu’il s’agit plutôt d’espaces « fonctionnels » désignés par les activités anciennes ou récentes qui s’y sont implantées62 ; • un espace enfin qui ne contient pas de mention de vicus ou même de nom pouvant laisser croire en l’existence d’une rue et qui correspond à un espace encore agricole. 25 À partir de cette rapide mise au point conceptuelle, pour étudier ce qui nous importe ici, à savoir la stabilisation des toponymes par l’écrit, trois exemples peuvent être utilisés, à savoir les censiers du Temple, de Saint-Martin-des-Champs et de Saint-Éloi. Dans le premier cas, les rues tracées à l’initiative des Templiers, nous l’avons vu précédemment, changent de noms entre 1280 et 1300. Ces derniers semblent ensuite se stabiliser entre 1300 et 1307, date de l’interruption du lotissement liée à l’arrestation des Templiers. D’une manière générale, ils ne semblent pas avoir été donnés par les religieux eux-mêmes, mais plus probablement par leurs habitants-usagers. L’action templière aurait donc seulement porté sur le percement des voies nouvelles, mais pas sur la fixation des toponymes. Ainsi, leurs documents livrent l’état de la toponymie au nord-est de Paris avant 1307. 26 Plus intéressant pour notre propos est l’exemple de Saint-Martin-des-Champs. En comparant les quatre censiers des années 1263-1300, on repère une vingtaine de noms de rues qui ne sont pas agencés de la même façon à chaque terme. En 1263, par exemple, l’énumération commence pour les quatre termes par les vicus Majoris et vicus de Fripelon, mais change par la suite en fonction des censitaires taxés à ces quatre moments de l’année. La même constatation vaut pour l’année 1274, qui débute toutefois 372 par les cens perçus in magno vico Sancti Martini per extra muros, tout comme en 1293 et en 1300. Cette insistance sur la grand’rue, qui se retrouve également dans les manuscrits de Saint-Magloire (pour la rue Saint-Denis notamment), montre l’importance que peut avoir une rue plus large que les autres à la fois dans la topographie, dans la structuration du réseau viaire et dans les conceptions spatiales des habitants. Tableau 1 : La stabilisation des noms de rues à travers les censiers de Saint-Martin-des-Champs entre 1263 et 1300 Censier de 1263 Censier de 1274 In vico Majoris et in vico qui Vicus dicitur Fripelon Censier de 1293 Majoris Censier de 1300 Sancti Vicus Majoris Sancti Vicus Majoris Sancti Martini de Campis Martini Martini Vicus Templi qui ducit a puteo Vicus qui ducit a puteo de Fripelon usque ad calceyam de Ferpellione usque ad Templi et de super calceaym muros Parisienses in vico usque ad muros Parisienses Templi Vicus Roberti Begonis Vicus Roberti Beguonis Vicus Guerini Boucel Vicus Guerini Boucel Vicus Geleberti Gravelarii Vicus Gravelarii Vicus de sive Campis Parisiensis Vicus Garneri de Sancto Lazaro et juxta posternam Nicholai Hydolon Vicus Sancti Martini per extra muros Parisienses Guerini Boucelli vicus Pavatus Nicholai Ferpilonis Vicus Gravalarii Vicus Vicus Guerini Boucelli Vicus Gravelarii Cymiterii Vicus Cymiterii Sancti Sancti Nicholai Nicholai Vicus Garneri de Sancto Vicus Guerneri de Vicus Lazaro Sancto Lazaro Garnerii In magno vico Sancti In magno vico Sancti Magnus vicus Sancti Martini de Campis per Martini per extra Martini de Campis per muros extra muros Vicus Joculatorum Vicus Joculatorum Vicus Joculatroum Vicus Joculatorum Vicus Plastrarie Vicus Plastrarie Vicus Plastrarie Vicus Plastrarie Vicus Belli Burgi / qui dicitur Pulcher Burgus Vicus Symonis Franque de Sancto Lazaro extra muros Vicus Godefridi de Balneolis et vicus Templi Vicus Roberti Begonis Vicus Roberti Begonis Vicus Cimiterii Sancti Vicus Cimiterii Sancti Nicholai Vicus Vicus Ferpilonis Vicus Godefridi de Vicus Godefridi de Balnelois sive Stuparum Balneolis Vicus Belli Burgi Vicus Belli Burgi Vicus Franque Vicus Gaufridi Balneolis de sive Stupharum Vicus Belli Burgi Symonis Vicus Franque Symonis 373 Vicus de Cu de Sac Vicus Sine Capite Vicus de Cul de Sac Vicus de Cul de Sac Vicus Sine Capite utra Vicus crucem Regine Sine Vicus de Cul de Sac Capite Vicus Sine Capite ultra ultra crucem Regine crucem Regine Vicus de Quiquenpoist Magnus vicus Sancti Martini Magnus vicus Sancti Magnus infra muros Parisienses Martini per infra muros In Gravia In Gravia Magnus vicus sancti Dyonisii Magnus vicus ubi per infra muros per infra muros coquuntur anseres dicti Vicus Comitis In Carnificeria Parisiensis per infra muros Vicus ubi coquuntur Quiquenpoit Michaelis de Campis per infra muros anseres juxta vicum de Vicus Vicus Sancti Martini Sancti Vicus Sancti Dyonisii Vicus Sancti Dyonisii Dyonisii Parisiensis Vicus vicus Michaelis Vicus Comitis In Michaelis Comitis Carneficeria In Parisiensis Carnificeria Parisiensis In Vaneria/In Aveneria In Avenaria Vicus Mali Consilii Vicus Alberici Vicus Carnificis Vicus de Correaria Vicus de Correaria Vicus de Trousse Vicus Vache Ruella Amaurici de Royssi 27 Alberici Carnificis de Troussevache Vicus Emarii de Royssi Ces quatre censiers reprennent l’un après l’autre les mêmes toponymes, mises à part des variantes graphiques comme pour le nom de la rue Frépillon (actuelle rue Volta), écrit Fripelon, Frepelion ou encore Ferpellion. Ainsi, la toponymie semble stable dans la censive de Saint-Martin dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Si ces toponymes subissent peu de modifications, des précisions peuvent néanmoins être ajoutées, notamment pour le vicus Gileberti/Geleberti Gravelarii de 1263 qui est dit vicus Gravelarii sive vicus Pavatus en 1274, puis de nouveau vicus Gravalarii en 1293 et vicus Gravelarii en 130063 ; le vicus Godefridi de Balneolis de 1263 est mentionné comme vicus Godefridi de Balneolis sive Stuparum en 1274, pour mettre en évidence les activités qui y sont localisées, vicus Godefrede de Balneolis en 1293 et vicus Gaufridi de Balneolis sive Stupharum 374 en 1300. Ce nom de rue des Étuves est finalement resté au détriment de la première dénomination. Dans le censier de 1274, l’actuelle rue aux Ours, appelée aux Oes ou aux Oues dans d’autres documents depuis le début du XIIIe siècle64, est identifiée par une périphrase qui met en évidence sa fonction première : vicus ubi coquuntur anseres. Dans ce cas néanmoins, le copiste indique en plus qu’elle se trouve à côté de la rue Quincampoix, précision qui disparaît dès le quatrième terme du censier de 1274 et qui est absente des deux suivants, ce qui peut vouloir dire qu’il s’agissait de nouveaux cens à percevoir et qu’il était alors nécessaire de les localiser précisément à partir d’une rue déjà citée en 1263, démarche qui ne semble plus utile au scribe par la suite. 28 Pour Saint-Éloi enfin, la comparaison entre les termes latins et français de l’acte royal et de l’ordonnance montre soit l’utilisation de termes vernaculaires dans le texte latin, comme pour le pont Perrun par exemple, soit leur latinisation pure et simple. Le terme vicus utilisé pour désigner les rues dans le diplôme de Philippe III est traduit par “rue” dans le texte français. Ce phénomène est plus visible encore dans le cas de la rue Pierciee qui est désignée ainsi, aussi bien dans le document en français que dans celui en latin. Tableau 2 : Comparaison des termes utilisés dans l’ordonnance en français et dans le diplôme en latin du censier de Saint-Éloi (Arch. nat., LL 75) Ordonnance en français (fol. 6-7) Diplôme en latin (fol. 7-9) porte Baudoier porta Bauderii meson a la Guespine65 domus a la Guespine meson de Joi66 domus de Joiaco rue Saint Anthoine magnus vicus Sancti Anthonii rue Pierciee rue Pierciee rue de la Posterne Saint Pol vicus posterne Sancti Pauli Saint Pol Sanctus Paulus Les Barrés67 Domus fratrum Beate Marie de Carmello porte de Barbeel porta murorum de Barbeel jusques a Saine vicus per quem itur inferius versus Secanam Pont Perrun Pons Perrun rue Moitoiene vicus Medietaneus chauciée de la rue Saint Anthoine Calceia vici Sancti Anthonii chauciée du Pont Perrin Calceya de ponte Perrini ruele au roy de Sezile vicus regis Sicilie 375 rue Anquetin le Faucheur vicus Anquetini Falcatoris viez rue du Temple vicus Veteris Templi La Bretonnerie La Bretonneria Bourg Thibot Burgus Thiboudi place du Viez Semetire Saint Jean platea Veteris Cimiterii Sancti Johannis rue du Franc Murier ruella dou Franc Mourier 29 À travers ces deux documents, apparaît en fait un état des rues et de leurs noms vers 1280. Dans le Bourg-Thibourg, les noms comme le tracé des rues semblent déjà stabilisés à cette époque. En revanche, dans le quartier Saint-Paul, des modifications toponymiques sont intervenues rapidement, comme pour la rue de la [Fausse] Poterne Saint-Paul68, prolongation de la rue de Jouy. Dans le rôle de la taille de 1300, elle est dénommée rue des Poulies, et dans le Dit des rues de Paris, rue des Poulies Saint Pou 69. Par la suite, elle devient rue des Prêtres Saint-Paul ou rue de l’Archet Saint-Paul 70. La rue Moitoiene est appelée rue des Jardins dans le censier 71, nom qu’elle conserve dans le rôle de taille de 1300. La grande rue qui prolonge la rue de la porte Baudoyer est nommée, à la fois dans l’ordonnance et dans le diplôme, grand’rue Saint-Antoine d’après le nom du monastère de moniales cisterciennes, preuve de la prise en compte de leur présence par les Parisiens et par l’autorité royale, alors que cette dénomination est absente de leur cartulaire. Enfin, certaines rues en cours de structuration sont encore sans nom fixe à la fin du XIIIe siècle comme le vicus per quem itur inferius versus Secanam. 30 À travers les livres d’archives, se dessine l’urbanisation progressive des espaces convoités à l’intérieur et à l’extérieur des remparts, à partir de véritables fronts pionniers. Au fur et à mesure que la ville s’étend, des noms de rues apparaissent dans les différents recueils. Il pourrait en fait s’agir des noms utilisés couramment par les habitants et non des toponymes imposés par les religieux. En les écrivant dans leurs livres d’archives, ces derniers ont la volonté de se conformer aux usages parisiens pour éviter les contestations, mais, ce faisant, ils participent de leur stabilisation et livrent les contours de leur carte mentale de la capitale et de ses faubourgs. Conclusion 31 La structuration de l’espace parisien en rues au cours du XIIIe siècle est perceptible à travers les documents d’archives qui permettent de distinguer deux espaces : d’abord un espace fortement bâti et densément peuplé, majoritairement situé à l’intérieur de la muraille de Philippe Auguste dont les rues sont souvent appelées vicus ; ensuite un espace en cours d’urbanisation, dans lequel plusieurs usages sont en concurrence (notamment les usages agricoles ou récréatifs), à cheval sur la muraille. À travers la documentation, se devine ainsi la progression de la ville, qui s’accompagne d’une apparition plus ou moins rapide des noms de rues72. Ces derniers se fixent dans les années 1270-1310 et leur mise par écrit, dans les livres d’archives comme dans les textes narratifs, participe de leur stabilisation au début du XIVe siècle. 376 BIBLIOGRAPHIE BERTRAND Paul, 2015, Les écritures ordinaires. 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BnF, ms. fr. 24432, fol. 257va-261vb ; MAREUSE 1875 ; NICOLAS 2012. 378 7. Guillot écrit 194 à la fin de son poème, mais il semblerait que ce soit une erreur de calcul de sa part. Voir NICOLAS 2012, p. 110 : « Guillot si fait a tous savoir que, par deça Grand Pont, pour voir, n’a que .ii.c. rues mains sis ». 8. Pour Saint-Antoine-des-Champs : Arch. nat., LL 1595 ; pour Saint-Martin-des-Champs : BnF, ms. lat. 10977 et Arch. nat., LL 1351 ; pour Saint-Magloire : Arch. nat., LL 39 et BnF, ms. lat. 5413 ; pour Saint-Éloi : Arch. nat., LL 75. 9. DESCIMON et al. 2012, p. 39 : « Les maisons des notables […] formaient des points de repère qui structuraient la perception du paysage urbain ». 10. Quand le mot vicus se trouve écrit dans les documents étudiés ici, faut-il le traduire systématiquement par “rue”, sachant qu’il désigne d’abord le bourg ou le village ? Par ailleurs, dans les documents, la petite rue est désignée par le terme ruella (notamment dans les censiers de Saint-Martin-des-Champs ou dans le cartulaire de Saint- Antoine-des-Champs). On trouve également, mais plus rarement, calceya/calceia (ou « chaucié »), pour désigner la chaussée d’une grande voie située en dehors des murailles (notamment la chaussée de la grand’rue Saint-Martin ou celle de la grand’rue Saint-Antoine dans les censiers de Saint-Martin-des-Champs, de SaintMagloire ou de Saint-Éloi). Le terme strata enfin est utilisé en 1279 pour désigner une rue dans le diplôme de Philippe III le Hardi adressé au Temple (Arch. nat., K 34, n° 24). 11. Pour la géolocalisation et la cartographie des voies, je me suis appuyée sur les données disponibles sur la plate-forme Alpage qui est une plate-forme d’information géo-historique sur Paris (AnaLyse diachronique de l’espace urbain PArisien : approche Géomatique) : http:// alpage.huma-num.fr/fr/. 12. Sur l’utilisation du concept de « livres d’archives » afin de désigner cartulaires, censiers, livres de comptes, etc., voir BERTRAND 2015, p. 155. 13. TERROINE et al. 1966-1998, t. I, p. 14 et 518 ; HAMON 2012, p. 50. 14. NOIZET 2013, p. 104. 15. NOIZET et al. 2013, p. 112. 16. TERROINE et al. 1966-1998, t. I, p. 25-26. 17. Ce censier occupe les quinze premiers feuillets du Petit cartulaire de Saint-Magloire. 18. Petit cartulaire (Arch. nat., LL 39) et Grand cartulaire (BnF, ms. lat. 5413) ; TERROINE et al. 1966-1998, t. III, p. VIII-IX ; TERROINE et al., 1998 ; WEISS 2009, t. I, p. 538 et 629. 19. Arch. nat., LL 39, fol. 23 : Cum secundum tempora moderna brevitate moderni gaudeant, idcirco tedio dispendii superflui primitus relegato ad comodum nostre ecclesie Sancti Maglorii Parisiensis et rerum ad eam pertinencium hunc librum fieri fecimus sub anno Domini M° CC° nonagesimo quarto, in modum qui sequitur. 20. WEISS 2009, t. II p. 973 ; Arch. nat., LL 39, fol. 1 (« a Petit Pont pour la meson maistre Richart l’espicier 2 s. ») et fol. 8. Le français s’impose à la fin du censier aux fol. 14-15. 21. Sur l’apparition des pieds-de-mouche ou paraphes dans les textes, voir BERTRAND 2015, p. 184. 22. MERCIER 2012. 23. OBERSTE 2012. 24. TERROINE et al. 1966-1998, t. I, p. 25. 25. Liber testamentorum, BnF, ms. lat. 10977, et Cartulaire A, Arch. nat., LL 1351. 26. Arch. nat., LL 1378 : censiers de 1263, 1274, 1293 et 1300. BnF, ms. lat. 10978 : censier de 1300. Voir WEISS 1993, t. IV. 27. WEISS 1993, t. I, p. 2-15. 28. OBERSTE 2012. 29. DELAFORGE-MARCHAND 1994, t. I, p. 1. 30. Arch. nat., L 1015, n° 3. L’acte d’incorporation de Saint-Antoine-des-Champs pose un problème de datation. Catherine Marchal, en l’étudiant, a relevé des incohérences au niveau des initiales des cinq abbés aux noms desquels il a été dressé. Ces initiales ne correspondent pas aux 379 abbés en charge en 1208 dans les monastères de Cîteaux, La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond. À la suite de Falko Neininger (NEININGER 1994, p. 97 et 310), elle propose de dater cet acte de 1218, année qui coïnciderait davantage avec les abbés alors en fonction dans ces cinq monastères. En revanche, Sandrine Delaforge-Marchand le date de 1208-1209 ( DELAFORGEMARCHAND 1994, t. I, p. 64-65, n° 16). 31. Arch. nat., LL 1595. Le cartulaire contient la copie de 137 actes concernant Paris et de nombreuses mentions d’autres actes (en tout, on peut recenser 280 documents). 32. BnF, ms. fr. 24432, fol. 257va-261vb ; MAREUSE 1875 ; NICOLAS 2012. 33. BOVE 2004, p. 459, 463, 569 et 627. 34. La notion d’espace cistercien n’est pas nouvelle. Elle a été développée notamment lors d’un colloque réuni à Fontfroide en mars 1993 (PRESSOUYRE 1994). Dans les pancartes et les cartulaires du XIIe siècle de Clairvaux, de Morimond, de Vauluisant ou de Pontigny, l’organisation repose sur les granges cisterciennes et non sur les villages qui existaient de manière préalable, ce qui laisse supposer que les cisterciens organisaient alors leur documentation selon leur conception de l’espace. Pour les moniales de Saint-Antoine, il a été impossible de procéder de la sorte puisque Paris et ses habitants se sont imposés à elles. 35. Pour la rive droite sont mentionnées les rues suivantes : vicus Sancti Pauli (rue SaintPaul, en dehors de la muraille) ; Avenaria (la Vannerie) ; Mortelaria (la Mortellerie) ; vicus des Barres (rue de la Barre) ; vicus Sancti Mederici (rue Saint-Merry) ; vicus qui dicitur la Texanderie (la Tissanderie) ; magnus vicus Parisiensis (grand’rue Saint-Denis) ; vicus de Charoneria (rue de la Charonnerie) ; vicus de Tanneria (rue de la Tannerie) ; ruella Agnetis Bucherie (ruelle Agnès-la-Buchière) ; vicus Andrui Malet (rue André-Mallet) ; vicus Sancti Boniti (rue Saint-Bon) ; vicus Athacherie versus Sanctum Bonitum (rue de la Tacherie) ; vicus Cuffariarum (rue des Écouffes) ; vicus de Marivaz (rue de Marivaux) ; vicus Sancti Jacobi (rue Saint-Jacques-la-Boucherie) ; vicus qui dicitur Vetus Moneta (rue de la VieilleMonnaie) ; Sanneria (la Saulnerie) ; vicus Jardinorum (rue des Jardins) ; Corrigiaria (la Courroierie) ; Faroneria (la Ferronerie) ; Tonnelaria (la Tonnellerie) ; vicus Coconnerie (rue de la Cossonerie) ; Canaberia (la Chanvrerie) ; Truenderia (la Truanderie). 36. NICOLAS 2012, p. 92. 37. L’ordre dans lequel sont transcrits les actes de la première partie du cartulaire de SaintAntoine-des-Champs (Arch. nat., LL 1595, fol. 5-58) correspond sans doute à l’ordre dans lequel sont conservées les chartes originales. L’organisation du chartrier est en effet visible dans ce recueil à travers des indications comme : posite in primo, secundo, tercio, quarto ergastulo primi raustri (loci superioris a parte ecclesie), puis in primo, secundo, tertio, quarto ergastulo secundi raustri (loci superioris) et enfin in primo ergastulo tercii raustri. Cf. POULLE 1996, p. 347. 38. Les rues et quartiers cités dans le rentier sont les suivants : « au pont Perrin » ; « en la rue de Joy » ; « a la porte Baudoer » ; « en la rue aus Nonains d’Yerre » ; « au viel cimetiere Saint Jehan » ; « en la rue des Jardins » ; « en la Vielz Tisseranderie » ; « en Greve » ; « en la Tennerie » ; « aus Commanderesses » ; « en la rue des Arssis » ; « en Mariva[u]x » ; « en Petit Marivaux » ; « en la grant rue Saint Denis » ; « aus halles de Paris » ; « en la Truanderie » ; « a la porte de Montmartre » ; « en la rue de la Crois du Tiroer » ; « en la Ferronnerie » ; « pres du Chastelet » ; « en la rue des Lavandieres » ; « en la Saunerie » ; « devant Saint-Lieuffroy » ; « en l’Eschorcerie » ; « en la Cité » ; « outre Petit Pont ». 39. WEISS 2009, t. I, p. 234. Les moniales ont en revanche une censive à l’extérieur de l’enceinte de Charles V, comme le montre Valentine Weiss dans ses cartes hors-texte. 40. Arch. nat., LL 1595, fol. 6, n° 3 : Nota alia littera de viginti quinque solidis qui debent recipi in domo Roberti le Tort in vico Sancti Pauli et in censiva Sancti Eligii qui sic incipit : Omnibus presentes litteras inspecturis, officialis curie Parisiensis salutem in Domino. Et sic terminatur : Actum anno Domini millesimo ducentesimo trecentesimo secundo, mense julio. 380 41. Arch. nat., LL 1595, fol. 5v-6, n° 2. 42. SUMPF 1998-1999, p. 9. 43. Arch. nat., LL 75, fol. 7-9. Le titre du diplôme royal, écrit en textualis libraria, est des plus simples : Sequitur carta super ordinacione predicta, et semble indiquer que cet acte serait considéré comme un soutien ou une preuve du texte écrit en français. Voir SUMPF 1988-1999, Annexes, Pièce n° 2, p. 4-8 ; GUÉRARD 1850, t. III, p. 277-281, n° 8. L’original en est conservé : Arch. nat., S 1182, n° 20. 44. Arch. nat., LL 75, fol. 6-7. 45. SUMPF 1998-1999, p. 124. 46. GUERBER 2001. 47. Arch. nat., S 1182-1186B. 48. SUMPF 1998-1999, p. 104 et suiv. ; p. 108 et suiv. 49. ÉTIENNE 1974, p. 5-17. 50. THOMAS et al. 2007. 51. Arch. nat., R3 10. 52. Arch. nat., MM 128. 53. Arch. nat., K 34, n° 24. 54. Arch. nat., S 5594. 55. Dans cet acte, il semblerait que l’expression vicus Templi puisse être traduite ici par “bourg du Temple” et non “rue du Temple” (même si l’on trouve par ailleurs des mentions pouvant être traduites par “rue du Temple” dès le milieu du XIIIe siècle). 56. ÉTIENNE 1978, p. 88. Voir également ÉTIENNE 1974, p. 203. 57. La mention des hôtes (hospites) dans le diplôme royal est un indice de l’expansion démographique dans la partie rurale de la censive. 58. ÉTIENNE 1974, p. 206. 59. ÉTIENNE 1975, p. 87. 60. Ibid., p. 91-92 ; HAMON 2012, p. 50 et 52. 61. THOMAS et al. 2007, p. 66. 62. Caroline Bourlet a proposé cette hypothèse dans son étude des itinéraires des percepteurs dans les rôles de taille (https://irht.hypotheses.org/1691). Ainsi, elle remarque qu’« en 1296-1300, certains espaces ne sont jamais appelés rues. Ils se trouvent essentiellement sur la rive droite ou sur la Cité, et portent le nom d’une activité, comme par exemple la Pelleterie (Cité), la Tannerie, la Heaumerie, etc. À l’exception, peut-être, de deux d’entre eux dont le nom se rapporte à autre chose qu’une activité (les fossés Saint-Germain, qui sont d’anciens fossés, et la Bretonnerie, qui est le quartier où sont implantés les Bretons dès le début du XIIIe siècle), ces espaces peuvent être qualifiés de « fonctionnels », pourvus, au moins dans l’imaginaire bourgeois, d’une forte personnalité et perçus comme des espaces, peu assimilables à une voie ou une partie de voie parce qu’ils en déborderaient les limites. Ils portent souvent le témoignage d’espaces fonctionnels antérieurs qui ont plus ou moins perduré. Ces espaces sont si fortement identifiés et connus pour conserver leur dénomination jusqu’au début du XIVe siècle au moins et pour servir fréquemment de repère lors de la description des itinéraires des rues proches ». 63. C’est la rue des Gravilliers. 64. HILLAIRET 1963-1972, t. II, p. 207. 65. La ruelle a la Guespine est appelée ainsi d’après la meson a la Guespine qui est mentionnée aussi bien dans l’ordonnance en français que dans le diplôme en latin. 66. La rue de Jouy tire son nom de la maison des moines cisterciens de Jouy-en-Brie (Seine-etMarne, comm. Chenoise). 67. Les Carmes (ou Barrés) sont installés dans le quartier Saint-Paul depuis 1256. 68. La dénomination de vicus False Posterne apparaît dans le censier au fol. 23v. 381 69. NICOLAS 2012, p. 104-105. 70. SUMPF 1998-1999, p. 32. 71. Ibid., p. 26. Arch. nat., LL 75, fol. 11 : Tunc sequntur census vici de Jardinis qui solebat vocari vicus Medietaneus ; fol. 54 : Et eundum est ad vicum de Jardinis que solebat dici Medietaneus. 72. LEGUAY 1984. AUTEUR MARLÈNE HÉLIAS-BARON CNRS – Institut de recherche et d’histoire des textes 382 Dénommer les rues à Antony au XXe siècle Une commune en transition odonymique Alexis Douchin 1 Dans sa contribution aux Lieux de mémoire souvent citée, Daniel Milo montrait en 1986 tout l’intérêt que présente, lorsqu’elle ne se cantonne pas à l’anecdotique, l’étude des noms de rue (ou odonymes), « bon sujet » pour l’historien, en ce qu’il conduit à « s’interroger […] sur les sociétés qui les ont produits, utilisés – et ignorés 1 ». Hérités d’usages spontanés et immémoriaux ou imposés par une décision officielle et politique, ces noms sont souvent regardés comme des « conservateurs de la mémoire » et comme des « promoteurs de la renommée » plus ou moins efficaces, sinon prégnants. 2 En l’absence de données précisément établies sur des bases larges, diversifiées et représentatives, il est cependant difficile de dégager les grands pivots d’une histoire de la dénomination des rues, d’autant que la croissance des villes suit, à l’échelle nationale, des rythmes variés. Aussi la périodisation généralisante proposée par Daniel Milo mérite-t-elle sans doute d’être revisitée. Depuis une trentaine d’années, linguistes, sociologues, historiens, géographes et politistes ont insisté sur la nécessité de situer les conditions dans lesquelles les noms de rue font leur apparition. Les chercheurs ont ainsi déplacé leur attention de l’examen du répertoire des rues d’une commune à une date donnée vers l’analyse de l’acte de dénomination, toujours inscrit dans un contexte social, dans un rapport de force politique et dans un imaginaire collectif qu’il s’agit de révéler2. 3 Dès lors, comment observer la dénomination des rues sur la longue durée en passant sous silence l’évolution sensible du cadre législatif et réglementaire qui s’est produite à l’époque contemporaine ? Cette mutation traduit surtout le jeu des pouvoirs publics – État et collectivités territoriales – et l’implication des acteurs privés dans la dénomination des voies et places. L’étude du cas d’Antony met particulièrement au jour les enjeux de contrôle de l’espace public et de formation de l’identité urbaine qui s’y attachent et invite à reporter le regard vers les inflexions qui touchent le processus de prise de décision avant et après la décentralisation. 383 Le cadre législatif et réglementaire 4 Le caractère très stéréotypé de certains noms de rue de nos villes a souvent été mis sur le compte d’un supposé manque d’imagination de la part des conseils municipaux. On aurait pourtant tort de croire que ceux-ci détiendraient à ce propos un « monopole dénominatif » depuis 1789. Même les meilleures études consacrées à l’attribution des noms de rue aux XIXe et XXe siècles ne montrent pas nettement l’évolution du droit dans lequel elle s’inscrit3. Il importe donc de revenir d’abord sur l’instauration du cadre juridique de la dénomination des voies et places, qui s’est faite essentiellement au cours du XIXe siècle, et sur son évolution au siècle suivant. Cas général des dénominations de voies et places (hors hommages publics) 5 Pendant la plus grande partie du XIXe siècle, en dépit de l’affirmation des instances de la démocratie locale, le conseil municipal n’a aucune compétence à déterminer le nom des voies (ce que rappelle, par exemple, la circulaire du ministre de l’Intérieur du 3 août 1841). Les dénominations des rues et places publiques sont en effet fixées par le maire, par voie d’arrêté, au titre des pouvoirs de police générale qu’il exerce sur la voirie et la circulation ; le maire n’est nullement tenu de consulter le conseil municipal à cet égard. L’arrêté du maire est soumis, selon les époques, à l’approbation du ministre (jusqu’en 1852 pour les communes de plus de 2 000 habitants) ou simplement du préfet, à raison de son habilitation à homologuer les plans d’alignement, et qui exerce d’ailleurs sur ces sujets un contrôle très étroit (loi du 18 juillet 1837 et décret du 25 mars 1852). 6 Ce n’est que tardivement (et exception faite de la Ville de Paris), à la faveur de la loi « municipale » du 5 avril 1884, que le conseil municipal se voit attribuer la faculté de prendre des décisions sur cette matière dans le cadre de la clause générale de compétence (« Le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune », art. 61, alinéa 1) : dès lors, aucune disposition n’autorise plus l’exécutif local à fixer seul la dénomination des voies publiques. Cette compétence apparaît explicitement dans la liste des objets des délibérations soumises à l’approbation des services de l’État (« Ne sont exécutoires qu’après avoir été approuvées par l’autorité supérieure, les délibérations portant sur les objets suivants : […] la dénomination des rues et places publiques », art. 68, alinéa 1, 7°). L’autorité supérieure appelée à approuver les dénominations de voies et places est, en règle générale, le préfet (art. 69). Cette attribution est déconcentrée au sous-préfet par le décret n° 50-980 du 12 août 1950 (art. 1-2), mais le préfet continue de l’exercer pour les villes dont la population dépasse 20 000 habitants, puis, selon le décret n° 53-897 du 26 septembre 1953 (art. 3), pour celles dont la population dépasse 40 000 habitants. Ces dispositions sont intégrées au code de l’administration communale institué par le décret n° 57-657 du 22 mai 1957, à droit constant, tant pour la compétence (art. 40) que pour l’approbation des délibérations (art. 47, 5°, et art. 49). 7 À partir de 1959, les délibérations portant sur la dénomination des voies et places publiques deviennent exécutoires quinze jours après leur dépôt auprès de l’autorité supérieure, l’approbation de celle-ci n’étant plus requise (ordonnance n° 59-33 du 384 5 janvier 1959, art. 2). Ces dispositions sont intégrées au code des communes institué par le décret n° 77-90 du 27 janvier 1977 (art. L 121-26 et L 121-31). En 1982, ces délibérations deviennent exécutoires de plein droit dès leur publication et leur transmission aux services de l’État qui n’en assurent plus, dès lors, que le contrôle de légalité (lois n° 82-213 du 2 mars 1982 et n° 82-623 du 22 juillet 1982). Ces dispositions sont intégrées au code général des collectivités territoriales institué par la loi n° 96-142 du 21 février 1996 (art. L 2121-29) actuellement en vigueur. 8 Au terme de ces évolutions, les conseils municipaux disposent d’une certaine liberté dans le choix des noms des voies publiques : ils ne sont par exemple liés ni par les appellations figurant sur les cartes de l’Institut géographique national [IGN], ni par celles des documents cadastraux. Les organes délibérants sont seulement tenus de choisir des dénominations répondant à l’intérêt général et respectant le principe de neutralité des services publics4. 9 Il faut enfin souligner que les conseils municipaux n’ont jamais eu aucune compétence quant à la dénomination des voies privées, même ouvertes à la circulation publique. Sur ce point, les textes sont très clairs et la jurisprudence, constante. Seul le maire conserve, en vertu de ses pouvoirs de police générale, le droit de contrôler les dénominations de toutes les rues et places, même privées, et d’interdire celles qui contreviendraient à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. Depuis 1994, la notification de la désignation des voies aux services fiscaux étant devenue une formalité foncière, les communes de plus de 2 000 habitants ont à établir la liste des voies publiques et privées (décret n° 94-1112 du 19 décembre 1994). Cas particulier des dénominations revêtant le caractère d’hommage public 10 Un second ensemble de textes vient compléter ces dispositions générales pour les dénominations revêtant le caractère d’hommage public5. Ces textes découlent de la loi des 3-22 août 1790 par laquelle la Constituante décrète que le droit de décerner des hommages publics est un des attributs essentiels de l’État. Ce principe est réaffirmé par Louis XVIII dans le préambule de son ordonnance du 10 juillet 1816 qui dispose qu’« à l’avenir, aucun don, aucun hommage, aucune récompense ne pourront être votés, offerts ou décernés comme témoignage de la reconnaissance publique par les […] conseils municipaux […] sans [son] autorisation préalable ». C’est sur le fondement de cette ordonnance dont l’objet dépasse largement la question de la dénomination des voies6 que, pendant près d’un siècle et demi, l’État soumet à son autorisation toute proposition de dénomination de voie revêtant le caractère d’hommage public, qu’elle émane des maires (jusqu’en 1884), des conseils municipaux (à partir de 1884) ou d’autres organismes publics ou privés. L’autorisation ou le refus, dont l’opportunité même est laissée à la libre appréciation du gouvernement, prend alors la forme d’un décret du chef de l’État ou du gouvernement, le plus souvent rendu sur la proposition du ministre de l’Intérieur7. 11 La définition de l’hommage public se trouve précisée dans l’instruction du ministre de l’Intérieur du 3 août 1841 qui évoque « les dénominations […] qui ont pour objet de conserver ou de rappeler le souvenir de personnages illustres, de citoyens distingués par leur mérite ou leurs services » ou bien « quelquefois, […] un honneur que l’on veut déférer à des personnages vivants ». Cette instruction précise que l’attribution à une 385 rue du « nom du propriétaire ou de l’entrepreneur qui la fait ouvrir » n’est pas considérée comme un hommage public et ne nécessite pas l’approbation du chef de l’État. De même, « les noms qui rappellent des personnages historiques d’une époque reculée, tels ceux de Guillaume le Conquérant ou de la reine Mathilde, peuvent évidemment être donnés sans approbation gouvernementale », mais cette exception mal définie cause rapidement aux bureaux ministériels des difficultés récurrentes d’application8. 12 Dès le milieu du XIXe siècle, parallèlement, un corps de doctrine se dessine. Les instructions du ministre de l’Intérieur des 10 février 1856 et 20 octobre 1875 recommandent aux préfets de s’abstenir de soumettre à l’administration supérieure les propositions tendant à décerner des hommages de reconnaissance publique à des personnes vivantes ou même à des personnes décédées « sur la vie desquels l’histoire ne s’est pas encore prononcée » ou « dont la vie ou les œuvres, trop rapprochées de nous, donnent lieu à des appréciations divergentes » : ne doivent être retenus que les noms « que le temps a mis à l’abri des variations de l’opinion publique ». En outre, s’impose l’usage de prendre l’avis des gouvernements intéressés avant d’honorer une personnalité étrangère. 13 Ce cadre général ne connaît, pendant la plus grande partie du XXe siècle, que des modifications de forme. L’intense activité commémorative qui fait suite à la Grande Guerre conduit l’État à déconcentrer auprès des préfets l’approbation des dénominations de rues et places publiques ayant le caractère d’hommage public, accordée par voie d’arrêté préfectoral (décret du 3 janvier 1924). Toutefois, le ministre de l’Intérieur se réserve le cas des hommages décernés aux personnalités françaises vivantes et aux personnalités étrangères sur lesquels il statue lui-même par arrêté ministériel (circulaire n° 1203 du 12 avril 1946, puis décret n° 48-665 du 12 avril 1948, dont les dispositions sont reprises par le décret n° 58-118 du 6 février 1958 abrogeant l’ordonnance du 10 juillet 1816). En 1959, les délibérations de dénomination constituant un hommage public ou, ce qui est une nouveauté, « le rappel d’un événement historique » requièrent encore une approbation de l’autorité supérieure (ministre ou préfet, sans changement de compétence), mais deviennent exécutoires si aucune décision de l’autorité supérieure n’intervient à leur égard dans un délai de trois mois (ordonnance n° 59-33 du 5 janvier 1959, art. 2, et circulaires du ministre de l’Intérieur n° 336 du 17 juillet 1959 et n° 724 du 29 décembre 1964). 14 En 1968, l’approbation de toutes les initiatives tendant à accorder un hommage public est déconcentrée auprès des préfets, ce qui fournit au ministre de l’Intérieur l’occasion de leur rappeler que leur contrôle doit permettre « non seulement d’éliminer les choix inopportuns, mais aussi d’éviter que, par suite d’un usage abusif de cette procédure, la notion d’hommage public perde une grande partie de sa valeur » (décret n° 68-1053 du 29 novembre 1968 et circulaire du ministre de l’Intérieur n° 68-557 du 10 décembre 1968). Le ministre recommande une nouvelle fois aux préfets d’« écarter les témoignages de reconnaissance publique décernés […] à des personnalités vivantes [sauf au chef de l’État, s’il y consent, et de se] montrer particulièrement attentif[s] à l’égard des initiatives prises en faveur de personnalités étrangères, [puis]qu’il existe dans notre culture et dans notre histoire suffisamment de personnages célèbres pour qu’il ne soit pas nécessaire de chercher systématiquement ailleurs le nom de nos rues ». 15 L’approbation par l’État des délibérations des conseils municipaux relatives à la dénomination de rues et de places constituant un hommage public ou le rappel d’un 386 événement historique n’est supprimée qu’en 1970 (loi n° 70-1297 du 31 décembre 1970 sur la gestion municipale et les libertés communales et circulaire du ministre de l’Intérieur n° 71-72 du 1er février 1971). Cette loi met un terme au régime dérogatoire réservé aux délibérations des conseils municipaux portant sur ce sujet. La réglementation antérieure sur les initiatives tendant à accorder des hommages publics ne s’applique plus dès lors qu’aux projets présentés par des particuliers, associations ou comités. 16 Ce retour – un peu aride – sur le droit applicable à la dénomination des rues prétend simplement montrer que le conseil municipal n’a pas toujours disposé des pouvoirs qui sont les siens aujourd’hui. De 1884 à 1970, ceux-ci s’exercent dans un cadre contraint qui révèle les rapports de force qu’entretient le conseil municipal avec différents acteurs (exécutif communal, autorité de tutelle ou de contrôle, propriétaires privés, riverains, services fiscaux et postaux, partis politiques, associations de mémoire, opinion publique, etc.) et leur évolution dans le temps. Dans ces conditions, la dénomination d’une rue apparaît moins comme le résultat d’une décision univoque que le produit d’un jeu d’acteurs à une époque donnée. Croissance urbaine et dénomination des voies Pesée globale 17 Située à une douzaine de kilomètres au sud de Paris, sur la route d’Orléans, Antony connaît au cours du XXe siècle, comme d’autres villes de la banlieue parisienne, une forte croissance urbaine. La population de la commune décuple en un siècle, passant d’environ 6 000 habitants en 1911 à 62 000 environ en 2011, avec une augmentation régulière du début du siècle à 1965, suivie d’une croissance plus faible pendant les cinquante années suivantes. 18 Une simple observation des plans d’Antony imprimés9 permet de prendre la mesure de la croissance urbaine. Leurs index peuvent être utilisés pour compter les rues portant un nom : Tableau 1 : Évolution du nombre de voies et places à Antony (décompte effectué sur les plans de la ville) Date du plan 1910 1921 1937 1951 1976 1990 2015 Nombre de voies et places existantes 50 19 120 253 276 380 467 523 Entre 1910 et 2015, le nombre des voies et places augmente dans des proportions semblables à celles de la population. Le conseil municipal (voies publiques) et les propriétaires (voies privées) sont mis au défi de procéder à la dénomination de plusieurs centaines de voies nouvelles au cours du siècle. 387 Dénominations publiques, dénominations privées 20 Le dépouillement des registres des délibérations du conseil municipal 10 permet de préciser le nombre des dénominations décidées par cet organe et de le rapporter au total des dénominations apparues : Tableau 2 : Répartition juridique et chronologique d’apparition et de disparition des dénominations de voies et places à Antony Période (durée) 1910- 1922- 1938- 1952- 1977- 1991- 1921 1937 1951 1976 1990 2015 (12 ans) (16 ans) (14 ans) (25 ans) (14 ans) (25 ans) Nombre de Total 19102015 (106 ans) dénominations décidées par délibération du 6 25 19 33 52 28 163 149 42 128 93 64 550 16,8 % 45,2 % 25,8 % 55,9 % 43,8 % 29,6 % 16 19 24 6 8 77 conseil municipal Nombre total de dénominations apparues Part des 74 dénominations décidées par délibération du conseil municipal par rapport 8,10 % au total des dénominations apparues Nombre total dénominations disparues de 4 21 Sur les 550 dénominations apparues entre 1910 et 2015, 163 seulement sont décidées par délibération du conseil municipal, soit moins de 30 %. Les autres noms sont attribués à des voies qui, lors de leur dénomination, sont privées. Ces voies privées sont habituellement ouvertes lors du lotissement d’un ensemble de terrains par un particulier ou une société immobilière. La décision de dénommer une rue intervient très souvent dès la construction des premières maisons, qui, sans cela, ne disposent que d’une adresse imprécise. Le nom choisi par le lotisseur n’est pas remis en cause lors de l’éventuel classement des voies dans le domaine public communal, qui ne se produit parfois que de nombreuses années après la construction des habitations. 22 La proportion des rues dénommées par le conseil municipal est singulièrement faible au début de la période. Elle augmente pour atteindre presque la moitié avant le milieu du XXe siècle, au moment où la création de voies nouvelles, accompagnant le mouvement des chantiers de construction d’habitations, ralentit fortement. Elle retombe à un quart lorsque, durant les Trente Glorieuses, se créent de nouveaux ensembles de logements, puis se stabilise autour de la moitié de l’ensemble des voies. Une périodisation plus fine permettrait vraisemblablement de nuancer ces évolutions dessinées à gros traits. 388 Aménagement urbain et police odonymique 23 À la lecture des premières délibérations du conseil municipal d’Antony relatives aux dénominations de rues, on est frappé par la fréquence des décisions de changement de nom. 24 En baptisant en 1914 l’avenue de Paris et l’avenue de Bourg-la-Reine – ce sont les premiers odonymes « de décision » apparus à Antony –, le conseil justifie sa décision en expliquant dans les considérants « que la route nationale n° 20 est désignée dans toute l’étendue du territoire qu’elle traverse sur une longueur de 4 kilomètres [et dans les communes environnantes] sous le nom de route d’Orléans [et] qu’il en résulte de ce fait une perturbation dans les services postaux, principalement par suite de répétition de numéros s’appliquant à une même voie11 ». La Grande Guerre retarde l’exécution de ce projet qui ne se réalise, après remaniement, qu’en 1921. À plusieurs reprises, dans l’entre-deux-guerres, les délibérations relatives au changement de noms de voies publiques font observer « que plusieurs voies de la commune portent le même nom et que, pour faciliter le service des correspondances et des livraisons, il importe de faire cesser cet état de choses12 ». Dans le sud-ouest de la commune, « de nombreux sentiers et voies port[e]nt le nom de Baconnets, [de sorte que] la distribution du courrier donne lieu à de sérieuses difficultés dans ce quartier » : le conseil municipal intervient donc en 1931 « à la demande des habitants » pour lever les ambiguïtés pesant sur ces dénominations. Fig. 1 : Plan d’Antony en 1921 (détail) montrant un chemin des Baconnets et trois sentiers des Baconnets, une route de Chartres et une rue de Chartres, ainsi que, sur le territoire de Massy, deux chemins de Saint-Marc. Arch. com. Antony, DOC « Géographie et environnement » : plans d’Antony 389 25 Qu’ils soient issus de microsystèmes odonymiques concurrents 13 ou qu’ils accolent divers appellatifs à un même déterminant14, les noms de rue existant en double constituent un sujet de préoccupation récurrent pour le conseil municipal. Si celui-ci s’efforce d’amender le répertoire de voies, c’est avant tout pour faciliter la localisation sur le territoire de la commune, avec pour objectifs d’en rationaliser la gestion administrative et de contribuer à y assurer l’ordre public. Ces modifications ne sont toutefois apportées que par petites touches au sein d’un stock odonymique caractérisé par une certaine inertie. 26 De délibération en délibération, les dénominations similaires que le conseil municipal se propose de réformer apparaissent de moins en moins proches. Ainsi en 1937, « M. le Maire dit qu’il existe à Antony la rue des Basses-Bièvres et la rue des Hautes-Bièvres et que, pour éviter toutes confusions, il lui a été demandé de changer le nom de la rue des Basses-Bièvres et de l’appeler désormais rue Roger-Salengro15. » À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la volonté de remédier aux risques de confusion reste le motif le plus souvent invoqué par le conseil municipal en cas de changement de dénomination. 27 Quant à la dénomination des voies privées, l’action du maire est bien plus difficile à mesurer. En 1920, à défaut de pouvoir valablement prendre une décision à ce sujet, le conseil municipal émet le simple vœu « qu’aucune nouvelle voie ne reçoive une dénomination sans [son] approbation […] pour éviter tout double emploi de noms 16 ». En pratique, ce sont les procédures d’autorisation d’urbanisme instituées en application de la loi Cornudet du 14 mars 1919 (délibération du conseil municipal d’Antony du 28 février 1920 et arrêté du maire du 9 mars 1920) qui mettent les lotisseurs dans l’obligation de se rapprocher de la mairie dès l’élaboration d’un projet de lotissement 17. Effectué sur dossier et sur plans, le contrôle de conformité avec les règlements d’urbanisme permet au maire d’appeler l’attention des aménageurs sur les dénominations de rues envisagées lorsqu’elles constituent des doublons, ce qui n’est pas rare. Les lotisseurs ne prennent visiblement pas la peine de vérifier que les noms qu’ils ont choisis n’existent pas déjà dans la commune. Le maire Auguste Mounié informe ainsi le conseil municipal en 1918 et de nouveau en 1922 qu’il a demandé à Achille Lorin de changer les noms des rues Pasteur et La Fontaine dans son lotissement du Parc-de-Berny parce qu’ils font double emploi avec les dénominations de rues existantes18. 28 La rationalisation de la nomenclature des rues s’accompagne à cette époque d’efforts de médiation odonymique qui passent non seulement par l’apposition désormais systématique de plaques de rues19, mais encore par l’installation de plans indicateurs à aiguilles sur la voie publique20 et par l’apparition de plans de ville imprimés, commercialisés et régulièrement actualisés21. 390 Fig. 2 : Boulevard Colbert à l’angle de la rue Thierry, v. 1935 Arch. com. Antony, Fi, photographie sur plaque de verre Politique odonymique et identité urbaine Des productions odonymiques différenciées 29 L’évolution des tendances dénominatives peut être étudiée en répartissant les noms de voies d’Antony apparus entre 1910 et 2015 en fonction des objets auxquels ils se réfèrent. Pour permettre de comparer des valeurs issues de comptages effectués sur des périodes d’inégale durée dont les bornes sont déterminées par les sources exploitées, on a préféré mettre en évidence pour chacune d’elles des fréquences d’apparition des noms. Tableau 3 : Répartition chronologique et thématique d’apparition et de disparition des dénominations de voies et places à Antony 1910- Total 1922- 1938- 1952- 1977- 1991- 93,1 (149) 30 (42) 51,2 (128) 66,4 (93) 25,6 (64) 51,9 (550) …dont désignations 23,3 fonctionnelles et lieux-dits (28) 31,3 (50) 5,7 (8) 6,4 (16) 24,3 (34) 5,6 (14) 14,2 (150) …dont noms et/ou prénoms de 11,7 9,4 4,3 1,6 2,9 0,8 propriétaires (15) (6) (4) (4) (2) 4,2 (45) Période (durée) 19101921 1937 1951 1976 1990 2015 2015 (12 ans) (16 ans) (14 ans) (25 ans) (14 ans) (25 ans) (106 ans) Fréquence décennale totale d’apparition dénominations (valeur absolue) de 61,7 (74) (14) 391 …dont personnalités, 16,7 organismes, événements (20) 26,9 (43) 17,1 (24) 23,2 (58) 28,6 (40) 12,4 (31) 20,4 (216) …dont jumelages et villes liées à 0 Antony (0) 0 (0) 0 (0) 3,2 (8) 2,1 (3) 2 (5) 1,5 …dont idées abstraites 6,3 (10) 2,1 (3) 0,8 (2) 2,9 (4) 1,6 (4) 3,1 (33) 15,6 (25) 0,7 (1) 4 (10) 4,3 (6) 2 (5) 4,5 (48) 3,8 (6) 0 (0) 12 (30) 1,4 (2) 1,2 (3) 4 (42) 5 15,7 13,6 13,2 37,1 11,2 15,4 (6) (25) (19) (33) (52) (28) (163) …dont désignations 1,7 fonctionnelles et lieux-dits (2) 6,9 (11) 0 (0) 1,6 (4) 11,4 (16) 1,2 (3) 3,4 (36) …dont noms et/ou prénoms de 0 propriétaires (0) 0 (0) 0 (0) 0 (0) 0 (0) 0 (0) 0 (0) …dont 8,8 13,6 9,2 21,4 8 (14) (19) (23) (30) (20) 10,4 (110) …dont jumelages et villes liées à 0 0 0 2,4 2,1 1,6 1,2 Antony (0) (0) (6) (3) (4) (13) et notions 8,3 (10) 0,8 (1) …dont animaux et végétaux …dont noms géographiques non 0,8 liés à Antony (1) Fréquence (16) décennale d’apparition de dénominations décidées par délibération du conseil municipal (valeur absolue) personnalités, 3,3 organismes, événements (4) (0) 0 0 0 0,7 0,4 0,2 (0) (0) (0) (0) (1) (1) (2) 0 0 0 0 1,4 0 (0) (0) (0) (0) (2) (0) 0,2 (2) …dont noms géographiques non 0 0 0 0 0 0 liés à Antony (0) (0) (0) (0) (0) 0 (0) 10 (16) 13,6 (19) 9,6 (24) 4,3 (6) 3,2 (8) 7,3 (77) …dont idées et notions 0 abstraites …dont animaux et végétaux Fréquence (0) décennale de 3,3 disparition de dénominations (4) (valeur absolue) 30 Les désignations fonctionnelles et les lieux-dits constituent un stock de déterminants de premier ordre pour composer des noms de rue (promenade du Barrage, rue de la Fontaine-Grelot), particulièrement avant la Seconde Guerre mondiale et de nouveau dans les années 1977-1990. Les noms ou prénoms de propriétaires et de lotisseurs ou de membres de leurs familles apparaissent dans l’odonymie antonienne (avenue Manin, rue 392 Esther) au rythme d’un nom par an avant la Seconde Guerre mondiale, mais cette source est ensuite progressivement délaissée. Ce sont bien sûr les personnalités, organismes et événements (rue Pablo-Picasso, place du Souvenir-Français, square du 8-Mai-1945) qui servent le plus souvent à former des noms de voie, deux par an en moyenne, avec une fréquence relativement stable au cours du siècle. Les dénominations rendant hommage aux villes jumelées ou liées à Antony (place de Reinickendorf, rue de Kerjouanno), qui font leur apparition à la fin des années 1960, peuvent être rapprochées de la catégorie précédente. Quant aux idées et notions abstraites (avenue de la Concorde), elles ont surtout été employées dans la formation des noms avant la Seconde Guerre mondiale. Enfin, les noms d’animaux et de végétaux (rue des Pinsons, rue des Bleuets) et les noms géographiques non liés à Antony (rue de l’Annapurna) caractérisent assez nettement deux époques d’invention odonymique, respectivement les années 1920-1930 et les années 1950-1970. 31 La distribution des dénominations décidées par le conseil municipal en fonction de ces mêmes catégories montre d’intéressants résultats : celui-ci ne donne jamais aux voies publiques le nom ou le prénom d’anciens propriétaires ou de lotisseurs, jamais de noms géographiques non liés à Antony ; il n’emploie que très rarement les idées et notions abstraites et les noms d’animaux ou de végétaux (4 cas au total entre 1910 et 2015). Ainsi, sur les 163 dénominations choisies par lui, 36 se réfèrent à des désignations fonctionnelles ou à d’anciens lieux-dits, tandis que 123 constituent des hommages à des personnalités, des organismes, des événements et à des villes jumelées ou liées à Antony. Le cas du lotissement des Fleurs est éclairant : en septembre 1930, le maire signale à la Société générale foncière que certains noms des rues qu’elle projette d’ouvrir existent déjà à Antony. En mal d’inspiration ou désireux de soigner ses relations avec la municipalité, le lotisseur prie le maire de lui adresser des suggestions de dénominations possibles. Alors que toutes les rues du lotissement portaient des noms de fleurs, la municipalité ne fait preuve d’aucun égard pour la cohérence du programme dénominatif. En octobre 1930, elle propose, à la place des avenues des Capucines, des Coquelicots, des Fleurs, des Myosotis, des Camélias et des rues des Œillets et des Lilas, les noms d’avenues du Onze-Novembre, Lavoisier, Jules-Ferry, Ernest-Renan, Rabelais et de rues Corneille et Racine22. La production odonymique du conseil municipal présente donc de véritables spécificités. Périodisation des hommages odonymiques décidés par le conseil municipal 32 Outre le rappel du 11 Novembre, les deuils consécutifs aux guerres mondiales ont porté une politique d’hommages publics qui, à Antony, a favorisé la substitution d’odonymes « de décision » aux noms issus de l’usage vernaculaire. Le phénomène n’a pas échappé à l’historien local Paul Perrachon (1884-1951) qui esquisse au passage une précoce caractérisation de la notion de patrimoine odonymique : « Constatons qu’à Antony, comme un peu partout, les anciens noms de lieux tendent à disparaître pour faire place à ceux de personnalités plus ou moins marquantes dont on voudrait essayer de perpétuer la renommée. Disparues, les jolies dénominations de rue du Pont-aux-Ânes, carrefour de l’Orme-du-Malconseil, voie aux Vaches, chemin des Turlurets, carrefour de l’Orme-au-Messier, voie des Morues, et tant d’autres qui sont devenues rue Machin, place Chose… On ne peut, assurément, que louer les sentiments qui, en pareilles circonstances, animent nos édiles. Souvent 393 même, cet hommage est hors de discussion, notamment lorsqu’il s’agit de garder la mémoire de ceux qui sont morts pour la France (à la condition, bien entendu, que ces héros fussent enfants d’Antony), mais il est permis de déplorer certaines substitutions vraiment malheureuses. Beaucoup de noms de rues ou de places sont nés, en effet, d’un dicton, d’un souvenir historique, d’une coutume, d’une particularité topographique, d’une légende ou même d’un fait quelconque dont la tradition n’a pas toujours conservé le souvenir. En tout cas, ces noms appartiennent à ce qu’on pourrait appeler l’atmosphère locale. Point n’est besoin de dire qu’il ne saurait être question ici de critiquer les hommes qui furent jugés dignes des honneurs de la “plaque bleue” : Nolite judicare, et non judicabimini. Laissons donc les morts jouir en paix de leur gloire et du repos éternel. D’ailleurs, dans notre pays versatile en ses engouements, les renommées sont éphémères. L’oubli viendra avec le temps qui nivelle tout, tandis que d’autres “plaques bleues” remplaceront les anciennes sans troubler le moins du monde la vie quotidienne 23. » 33 Dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, en décembre 1918, le conseil municipal d’Antony dominé par les radicaux-socialistes arrête un projet d’hommages visant à donner à des artères majeures de la commune les noms d’avenue du MaréchalFoch, avenue du Président-Wilson, avenue du Maréchal-Joffre, avenue du Maréchal-Pétain, boulevard du Général-Gallieni, rue Clemenceau et rue Jean-Jaurès 24. Si les honneurs déférés à Wilson, Jaurès et Gallieni sont approuvés par décret présidentiel, le préfet de la Seine censure les propositions d’hommage aux personnalités vivantes politiques ou militaires (exception faite des chefs d’État alliés), ce qui impose au conseil municipal de reprendre entièrement son programme de dénomination25. 34 Dans le même temps, répondant au vœu du comité de défense des intérêts communaux, le conseil municipal décide en mai 1919 du changement du nom de la rue des Rabats en rue des Poilus, ce qui est approuvé par décret du président de la République le 23 juin 191926. Bientôt confronté à la pétition d’un certain nombre d’habitants de la rue mécontents de cette dénomination, le conseil décide le 13 novembre 1921 que les plaques indicatrices porteront également l’ancien nom rue des Poilus – ex-rue des Rabats27. L’assemblée municipale rend finalement à la rue des Poilus son ancien nom à la demande du comité de défense des intérêts du quartier des Rabats par délibération du 21 octobre 192928. Les difficultés rencontrées en ces occasions n’empêchent pas le conseil de rendre régulièrement hommage peu après leur décès à plusieurs membres du conseil municipal, tels Adolphe Pajeaud (1926)29, Julien Périn (1927)30, Joseph Bricon (1935)31, Auguste Mounié (1941)32. 35 C’est cependant à la fin de la Seconde Guerre mondiale que le conseil municipal réalise son programme concerté de commémorations le plus considérable. Ses délibérations des 26 janvier et 30 mars 1945 modifient substantiellement le répertoire des rues de la commune en rendant hommage à onze fusillés, « victimes de la barbarie allemande », ainsi qu’à deux figures nationales de la Résistance (Pierre Brossolette et le colonel Fabien), à la Division-Leclerc et à la défense de Stalingrad 33. Inaugurant ces nouvelles dénominations au mois d’avril suivant, le président de la délégation spéciale porté à la tête de la municipalité par la Résistance rappelle dans son allocution la puissance évocatrice de l’hommage odonymique rendu aux héros antoniens : « Nous ne serions pas quittes envers leur mémoire si nous nous bornions à évoquer occasionnellement leur souvenir : c’est chaque jour que leur sacrifice doit être présent dans nos mémoires et c’est pourquoi nous avons décidé de donner leurs noms à des voies publiques, afin qu’ils soient constamment devant nos yeux et sur nos lèvres34. » 394 Fig. 3 : Inauguration de l’avenue de la Division-Leclerc, par Henri Lasson, président de la délégation spéciale, en présence du général Leclerc, 8 avril 1945 Arch. com. Antony, 12 Z 9 36 L’évolution au cours de la seconde moitié du siècle est assez contrastée : dans les années 1946-1970, les dénominations revêtant le caractère d’hommage public décidées par le conseil municipal sont très peu nombreuses (6 cas en 25 ans). Les années suivantes montrent en revanche trois fortes vagues de dénominations de ce type : 1971-1977 (28 cas en 7 ans) ; 1981-1990 (27 cas en 10 ans) ; 2004-2013 (20 cas en 10 ans). Entre 1977 et 2015, le conseil municipal est à l’origine de près de trois quarts des nouveaux noms de voies honorant personnalités, organismes, événements et autres villes jumelées ou liées à Antony. Le volume global des nouvelles dénominations décidées par le conseil municipal a certes fortement augmenté au cours de la période, mais il semble tout de même que la suppression de l’approbation préfectorale en 1970 ait eu un effet libérateur sur les choix effectués par le conseil. On peut conclure a contrario à l’autocensure ou à l’intimidation qu’elle pouvait susciter précédemment. La documentation manque pour étudier pareillement la dénomination des voies privées. Processus de dénomination des voies publiques et pouvoirs du maire 37 La dénomination des voies privées suit des modalités très diverses selon les propriétaires concernés ; peu documentées par les archives publiques, elles restent mal connues, peu formalisées, diffèrent sensiblement d’un cas à l’autre et les choix tiennent en définitive pour beaucoup à la personnalité des lotisseurs et des décideurs des sociétés immobilières ou des associations syndicales propriétaires. 395 38 Quant aux voies publiques, les archives des services techniques, du cabinet du maire et des commissions municipales permettent de reconstituer, pour Antony, le processus qui conduit à la délibération du conseil municipal. Cette délibération peut intervenir dans deux contextes distincts : soit il s’agit de dénommer une voie publique nouvelle ou anonyme ou de débaptiser une voie publique dont le nom est jugé problématique (double emploi ou similarité, connotation péjorative, exemplarité contestée), la voie concernée étant connue ; soit il s’agit de rendre un hommage public (souvent à la suite du décès d’une personnalité, à une date anniversaire, etc.), la voie concernée étant alors à déterminer. La chaîne de décision, qui implique plusieurs acteurs, est toutefois assez semblable dans les deux cas : initiative, appréciation d’opportunité, choix du nom ou de la voie, élaboration d’un consensus politique, passage en conseil municipal. 39 Pour dénommer ou débaptiser une voie donnée, l’initiative du projet peut appartenir au maire lui-même, à un membre du conseil municipal, à une société d’aménagement ou aux habitants, l’initiative pouvant être relayée jusqu’au maire par plusieurs acteurs. Ces initiatives ne sont pas toujours assorties de propositions de noms. Les délibérations évoquent ainsi la « demande » des riverains, celle « d’une délégation d’habitants » ou leurs « fréquentes réclamations » lors de la dénomination des rues de la Bonne (1933) 35, de Massy (1934) 36 et du Docteur-Barié (1934) 37. De même, c’est pour répondre au souhait de certains riverains que le conseil municipal décide de changer le nom de la rue du Docteur-Carrel (1999) 38. Quand l’objectif consiste à commémorer une personnalité ou un événement donnés, l’initiative du projet peut être portée par le maire ou par un membre du conseil, par une association (de mémoire ou groupe politique) ou par un particulier (famille, ami, admirateur, etc.). Ces propositions d’hommage n’indiquent pas non plus nécessairement à quelle voie il conviendrait d’attribuer le nom. Les délibérations font par exemple mention de la proposition faite par un conseiller municipal pour honorer d’un nom de voie Salvador Allende (1977) 39, d’une lettre de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie [FNACA] pour commémorer le 19 mars 1962 (1977)40, d’une demande des anciens combattants pour rendre hommage à René Cassin (1981)41 et de la demande d’administrés pour perpétuer la mémoire du général de Gaulle (1971)42, d’Henri Barbusse et de Marc Sangnier (1973)43. 40 Dès lors, c’est au maire qu’il revient d’apprécier l’opportunité de l’initiative qui lui est transmise. Les archives du cabinet montrent qu’un certain nombre de sollicitations ne reçoivent aucune suite. Ainsi en est-il par exemple de la demande que la Société moderne pour les commerces et les immeubles [SMCI] adresse au maire en 1960 pour faire modifier le nom de la rue des Crocheteurs : « Au cours d’une assemblée générale, les copropriétaires de l’immeuble en cours de construction rue des Crocheteurs à Antony ont vivement critiqué le nom porté par la rue. Je me permets, en tant que gérant de la société civile, de vous demander de bien vouloir user de votre influence pour obtenir du conseil municipal une dénomination plus esthétique de cette rue44. » 41 Les recherches demandées par le maire ayant conclu à l’ancienneté du nom de la rue des Crocheteurs, celui-ci choisit d’opposer à cette sollicitation une fin de non-recevoir : « Je m’empresse de vous dire que, afin de ne léser les intérêts de personne, nous avons décidé de consulter toute la population de la rue, tant l’ancienne que la nouvelle, afin de savoir s’il faut changer le nom de cette rue. Vous savez sans doute que cette vieille rue d’Antony est portée déjà sur un plan dressé sous Napoléon I er et depuis n’avait guère choqué les gens. Je ne vous cacherai du reste pas que je ne vois 396 pas le côté dépréciatif qui a ému vous copropriétaires, mais enfin, c’est affaire d’appréciation et… d’étymologie45. » 42 Pour prendre quelques autres exemples, le cabinet ne donne pas non plus suite aux sollicitations reçues pour faire inscrire sur des plaques de rues les noms de l’abbé Sauvanaud (1985)46, de l’abbé Adrien Duthoit (1986)47, des gendarmes d’Ouvéa (1990)48, de Jacques Soustelle (1990)49 ou pour modifier telle ruelle, terme jugé « péjoratif », en chemin ou allée (1989)50. 43 Lorsqu’au contraire le maire accueille favorablement la demande qui lui est faite, il peut reprendre simplement le nom ou l’emplacement suggéré le cas échéant. À défaut, il peut soit proposer lui-même un nom ou un emplacement, soit préférer s’appuyer sur ses adjoints, sur le bureau municipal (élus de la majorité) ou sur une commission municipale, en consultant au besoin les services municipaux, des personnalités qualifiées ou la famille de la personnalité qu’on souhaite honorer. 44 Les commissions municipales permettent traditionnellement une consultation élargie. Sous les mandatures d’Auguste Mounié (radical-socialiste, 1912-1940), les délibérations de dénomination de voies sont prises sur la proposition de la commission « des chemins et des travaux51 ». Dès le milieu du siècle cependant, les délibérations relatives aux dénominations ne font plus mention de ces instances. En proposant, à la fin de l’année 1963, le nom d’avenue du Président-Kennedy pour l’ancienne route de Chartres qui marque la limite avec la commune de Massy, Georges Suant, maire d’Antony (SFIO, PSAPSU, puis UDR, 1955-1977), a soin de s’assurer de l’accord du maire de Massy, avant de soumettre sa proposition à ses adjoints qui répondent avec enthousiasme « D’acc. » et « J’applaudis des deux mains52 ». Recevant une circulaire de l’association des amis de Romain Rolland qui souhaite voir le nom de l’auteur attribué à une voie publique de la commune, le maire sollicite de la même manière l’avis des adjoints qui répondent « D’accord », « D’accord pour honorer l’écrivain », « À retenir pour donner le nom de Romain Rolland à une de nos rues » et « A-t-il protesté contre le pacte germanorusse ? ». Ce nom n’a finalement jamais été attribué à une voie de la commune 53. À la fin des années 1960, on voit le maire Georges Suant inviter l’ensemble du conseil municipal à lui transmettre ses propositions54. Dans les années suivantes, en 1971-1972, c’est la commission « des travaux et de la circulation » qui examine ces questions 55, avant que ne soit créée, en 1973, une commission ad hoc « chargée d’étudier les dénominations de voies », mais celle-ci paraît ne fonctionner que jusqu’en 1976 56. 45 Informelles ou plus institutionnalisées, ces consultations sont donc initialement des outils de choix de la dénomination et des instances de fabrication du consensus politique. Les commissions municipales ne servent bientôt plus que ce second objet. En 1985, sous la première mandature de Patrick Devedjian (RPR, 1983-2002), les délibérations du conseil municipal portant dénomination de l’avenue Raymond-Aron et de la rue Jean-Moulin ne mentionnent symptomatiquement que l’« avis favorable » de la commission des travaux57. Le rôle de ces instances ne consiste plus, dès lors, à proposer des noms ou à arbitrer entre plusieurs d’entre eux, mais davantage à préparer le vote des délibérations présentées à la prochaine séance du conseil municipal. Le rôle du maire, maître de l’ordre du jour, se trouve, ici comme en d’autres domaines, renforcé. 397 Fig. 4 : Inauguration de l’avenue Raymond-Aron, par Patrick Devedjian, maire, en présence de membres de la famille, 14 juin 1985 Arch. com. Antony, 343 W 46 Outre l’exemple de Raymond Aron déjà cité, en qui Patrick Devedjian salue le philosophe « qui engagea la plus vaste démystification intellectuelle contre l’idéologie stalinienne58 », plusieurs cas de dénominations portent, dans les années suivantes, l’empreinte des préférences personnelles du maire pour les penseurs du libéralisme (Tocqueville en 198759, Montesquieu en 198960), ainsi que de son sens politique aiguisé. Ainsi Patrick Devedjian saisit-il en 1989 l’occasion d’honorer Jean Monnet, « ardent partisan de l’unité européenne », pour effacer du répertoire odonymique local la mémoire de la bataille de Stalingrad61. Cela ne manque pas de susciter de virulentes réactions dans l’opposition, dans certaines associations, dans la presse locale et chez les Antoniens attachés au souvenir de la contribution soviétique à la défaite de l’Allemagne nazie62. Quelques années plus tard, en 1993, le maire choisit, en rendant hommage à son prédécesseur Georges Suant récemment décédé, de faire disparaître des rues d’Antony le nom de Salvador Allende63. Un Antonien adresse au maire une lettre de récrimination ironique et amère : « Monsieur le Maire, Je tiens à vous féliciter pour une décision que vous avez prise lors du conseil municipal du 3 décembre 1993. En effet, depuis que j’habite Antony, je m’interroge sur ce Salvador Allende, un type complètement inconnu, même pas français, président élu démocratiquement d’un pays des antipodes et incapable d’aller au bout de son mandat, paraît-il, préférant mourir sous les balles d’un Hitler de seconde zone, plutôt que d’aller vivre un exil doré dans quelque palace de la Côte-d’Azur. Ce type-là, chose à peine croyable, avait son nom gravé à Antony sur deux plaques, une rue et un stade. Enfin l’injustice est réparée. Le célèbre Georges Suant a retrouvé toute la place qui sied à sa grandeur : une rue et un stade pour lui et plus rien pour l’escogriffe qui, j’en suis sûr, ne savait même pas parler français […]. Il est vrai que les milliers de morts et disparus du Chili de Pinochet ne peuvent plus vous écrire pour dire ce qu’ils pensent64. » 47 La réaction du maire est tout aussi caustique que pénétrante : 398 « Réponse : Il y a des milliers d’avenues Salvador-Allende, il n’y a qu’une seule avenue Georges-Suant, lui qui a malgré tout fait beaucoup plus pour cette ville que Salvador Allende, brave homme dépassé par ses amis staliniens et ses ennemis hitlériens. Les Français sont fatigués des baptêmes idéologiques 65. » 48 De fait, et malgré ces quelques dénominations très marquées, la tendance est, à Antony, à une odonymie dépolitisée, selon le mouvement analysé en Provence par Jean-Marie Guillon66 : au cours des dernières années, les maires proposent des noms à la fois moins personnels et moins clivants, qui rappellent plus volontiers la mémoire consensuelle de savants, d’artistes ou de sportifs et dont l’adoption par le conseil municipal et par les Antoniens ne crée plus guère de remous. 49 Au terme de cette recherche, plusieurs apports peuvent être synthétisés. Non, les conseils municipaux ne sont pas à l’origine de toutes les dénominations des voies des communes. Leur compétence, tardivement acquise, doit composer pendant la plupart du XXe siècle avec le contrôle sourcilleux de l’État, mais il serait téméraire d’affirmer qu’ils poursuivent au cours du XXe siècle l’« étatisation de la voie publique » observée au XIXe siècle67. Les pouvoirs publics sont surtout aux prises avec un héritage plus ou moins encombrant de noms anciens et avec des initiatives de dénomination des voies qui échappent à leur décision, ce phénomène étant massif (à Antony, il représente 70 % des voies dénommées au XXe siècle), mal documenté et globalement sous-estimé par les historiens. Aussi la municipalisation de l’espace public qui s’instaure en 1884 et a fortiori après 1970 ne s’exerce-t-elle, en matière de dénomination des voies, que de manière limitée. 50 Deux motivations principales poussent les conseils municipaux à se saisir de la question : d’une part, la police locale, outil d’administration pour le maire et service public pour la population, en ce qu’elle vise à l’amélioration du repérage sur le territoire de la commune ; d’autre part, la politique éducative, civique ou culturelle, dont témoignent les spécificités de la production odonymique du conseil municipal d’Antony. Le recours massif à la pratique traditionnelle de l’hommage public montre que cet usage est socialement bien accepté. L’initiative populaire de dénomination des voies publiques, assez répandue, est soumise à un processus de filtrage dans lequel le maire joue personnellement, avec la décentralisation, un rôle d’arbitrage croissant. 51 Plus généralement, on assiste au passage d’un régime dénominatif traditionnel, issu de l’usage et caractérisé par le lien direct entre le déterminant et son référent, à un régime odonymique moderne, où le nom est volontiers décidé et utilisé par l’autorité décisionnaire pour inscrire et médiatiser ses valeurs. L’exemple d’Antony présente, tout comme les études de cas réalisées pour des villes nouvelles ou pour des communes rurales, une chronologie de dénomination des rues assez différente de la périodisation proposée par Daniel Milo, qui est fondée sur le cas de grandes villes souvent transformées par la révolution industrielle et globalement plus avancées. Ces décalages dans le temps invitent à proposer plutôt le modèle d’une « transition odonymique » sur laquelle influent les mouvements de la croissance urbaine, les mutations du cadre juridique de la dénomination, l’évolution des usages de repérage des voies, ainsi que le développement de la gouvernance et des identités territoriales. 399 BIBLIOGRAPHIE BOUVIER Jean-Claude et GUILLON Jean-Marie, 2001, « Introduction », in : BOUVIER Jean-Claude et GUILLON Jean-Marie (dir.), La toponymie urbaine : significations et enjeux. Actes du colloque d’Aix-en- Provence (11-12 décembre 1998), Paris, L’Harmattan, p. 9-14. 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Voir l’excellente analyse de MORGAND 1883, p. 276-295 et 400-426, et la mise à jour donnée par DELAITRE 1908, p. 52-62. 6. Sur un domaine voisin, FLEURY 2010, p. 56-66. 7. De l’exercice de cette compétence résulte une importante série d’archives conservées aux Archives nationales, en particulier sous les cotes F/2(I)/1159 (an XII-1833), F/1cI/137-197 (1859-1910), F/1cI/209-215 (1945-1954), 19780656/21 (1961-1964). Si quelques articles ont été ponctuellement utilisés par IHL 2002, p. 127-144, la série mériterait pour la dénomination des rues une exploitation systématique comparable à celle qui a été faite pour la statuaire par CHEVILLOT 2011, p. 115-128. 8. MORGAND 1883, p. 284-285, n. 1. 9. Arch. com. Antony, DOC « Géographie et environnement » : plans d’Antony. 10. Ibid., 1 D 7-28 : registres des délibérations du conseil municipal (1908-1981) ; Ville d’Antony, service du conseil municipal, registres des délibérations du conseil municipal (1981-2015). 11. Arch. com. Antony, 1 D 7, p. 325-326 : délibération du 27 février 1914. 12. Ibid., 1 D 9, p. 286 : délibération du 8 décembre 1922. 13. Par exemple, chemin Latéral (à la ligne ferroviaire stratégique) et chemin Latéral (à la voie ferrée Paris-Limours), ibid., 1 D 12, p. 130 : délibération du 23 mars 1934. 14. Par exemple, chemin de Wissous, route de Wissous et sentier de Wissous, ibid., 1 D 12, p. 81 : délibération du 11 octobre 1933. 15. Ibid., 1 D 12, p. 521-522 : délibération du 23 mars 1937. 16. Ibid., 1 D 8, p. 368-369 : délibération du 2 janvier 1920. 17. ROYER 1950, p. 156-159. 18. Arch. com. Antony, 1 D 8, p. 258-259 : délibération du 22 décembre 1918 ; 1 D 9, p. 286 : délibération du 8 décembre 1922. 19. Ibid., 1 D 14, f. 63 : délibération du 2 mars 1945 (apposition de 140 plaques) ; f. 98 : délibération du 12 novembre 1945 (apposition de 304 plaques). Le remplacement des plaques de rue par des caissons lumineux s’est fait en 1987 (Ville d’Antony, service du conseil municipal, registre des délibérations pour 1986-1987, p. 290 : délibération du 24 juin 1987). 20. Arch. com. Antony, 1 D 11, p. 124 : délibération du 18 juin 1930 ; p. 201 : délibération du 28 novembre 1930. 21. Des plans d’Antony figurent dans les annuaires du commerce à partir des années 1900 et sont localement débités en feuilles depuis les années 1920. Un plan est annuellement édité par la Ville depuis 1991, ibid., DOC, « Topographie » : plans d’Antony. 22. Ibid., 4 T 40 : dossier de lotissement des Fleurs (1928-1940). 23. PERRACHON 1930-1987, t. 1, p. 9-10. 24. Arch. com. Antony, 1 D 8, p. 258-259 : délibération du 22 décembre 1918 ; décret du président de la République du 10 mai 1918. 25. Ibid., 1 D 8, p. 308 : délibération du 20 juin 1919 visant la lettre du préfet de la Seine du 10 juin 1919. 26. Ibid., 1 D 8, p. 289 : délibération du 30 mai 1919 ; mention de décret du président de la République du 23 juin ou juillet 1919. 27. Ibid., 1 D 9, p. 109 : délibération du 13 novembre 1921 ; mention du visa préfectoral du 29 mars 1922. 28. Ibid., 1 D 10, p. 679-680 : délibération du 21 octobre 1929 ; mention de l’approbation préfectorale du 13 janvier 1930. 401 29. Ibid., 1 D 10, p. 191-192 : délibération du 12 juillet 1926 ; p. 289 : délibération du 28 mai 1927. 30. Ibid., 1 D 10, p. 267 : délibération du 8 avril 1927. 31. Ibid., 1 D 12, p. 262-263 : délibération du 27 avril 1935. 32. Ibid., 1 D 13, p. 330-331 : délibération du 2 février 1941 ; mention de l’approbation préfectorale du 21 avril 1941. 33. Ibid., 1 D 14, f. 28 : délibération du 27 octobre 1944 ; f. 55 et 68 : délibérations des 26 janvier 1945 et 30 mars 1945 ; mention de l’approbation préfectorale du 26 mai 1945. 34. Ibid., 12 Z 5 : dactylogramme de l’allocution prononcée par Henri Lasson, 8 avril 1945. 35. Ibid., 1 D 12, p. 81 : délibération du 11 octobre 1933. 36. Ibid., 1 D 12, p. 130 : délibération du 23 mars 1934. 37. Ibid., 1 D 12, p. 180 : délibération du 3 août 1934. 38. Ville d’Antony, service du conseil municipal : délibération du 6 mai 1999. 39. Arch. com. Antony, 1 D 26, p. 80 : délibération du 28 juin 1977. 40. Ibid., 1 D 26, p. 108 : délibération du 16 septembre 1977. 41. Ville d’Antony, service du conseil municipal, registre des délibérations (1981-1983), p. 13 : délibération du 21 décembre 1981. 42. Arch. com. Antony, 1 D 22, p. 223-224 : délibération du 28 janvier 1971. 43. Ibid., 1 D 24, p. 112 : délibération du 9 octobre 1973. 44. Ibid., 3 D, non coté (cabinet Suant, dénomination des voies) : lettre du directeur de la SMCI au maire, 5 octobre 1960. 45. Ibid., 3 D, non coté (cabinet Suant, dénomination des voies) : lettre du maire au directeur de la SMCI, 19 octobre 1960. 46. Ibid., 46 W 171 : lettre d’une administrée au maire, 26 novembre 1985. 47. Ibid., 46 W 73 : lettre d’une administrée au maire, 8 janvier 1986. 48. Ibid., 46 W 171 : lettre du président du comité à la mémoire des gendarmes d’Ouvéa au maire, 29 janvier 1990. 49. Ibid., 46 W 171 : lettre du porte-parole de Recours-France (Rassemblement et coordination unitaire des Français rapatriés et de métropole) au maire, 31 août 1990. 50. Ibid., 46 W 171 : note d’une adjointe au maire, 11 décembre 1989. 51. Ibid., 1 D, non coté : registres des procès-verbaux des commissions municipales, 1912-1928. 52. Ibid., 3 D, non coté (cabinet Suant, dénomination des voies) : note des services techniques au maire, annotée par le maire et les adjoints, sans date. La dénomination est décidée à Massy par délibération du 4 décembre 1963 (approuvée par arrêté ministériel du 11 février 1964) et à Antony par délibération du 12 juin 1964 (approuvée par arrêté ministériel du 30 septembre 1964) pour « honorer la mémoire de ce grand chef d’État fermement attaché à la justice sociale dont la paix mondiale a fait l’objet de ses constantes préoccupations [sic]. » (ibid., 1 D 19, f. 110). 53. Ibid., 3 D, non coté (cabinet Suant, dénomination des voies) : lettre de Gaston Chaumeron, administrateur des amis de Romain Rolland, au maire, annotée par le maire et les adjoints, 4 mai 1965. 54. Ibid., 1 D 20, f. 165-166 : délibération du 14 mars 1967. 55. Ibid., 1 D 22, p. 223-224 : délibération du 28 janvier 1971 ; 1 D 23, p. 131 : délibération du 28 février 1972. 56. Ibid., 1 D 24, p. 12 : délibération du 27 février 1973 et passim dans les registres des années suivantes. 57. Ville d’Antony, service du conseil municipal, registre des délibérations (1984-1986), p. 155-156 : délibération du 7 mai 1985 (avenue Raymond-Aron et rue Jean-Moulin). 58. « Naissance... » 1985, p. 2. 59. Ville d’Antony, service du conseil municipal, registre des délibérations (1987-1988), p. 15-16 : délibération du 25 septembre 1987. 60. Ibid., registre des délibérations (1988-1990), p. 176 : délibération du 10 novembre 1989. 402 61. Sur des cas comparables, voir GUILLON 2006, p. 71-82. 62. Ville d’Antony, service du conseil municipal, registre des délibérations (1988-1990), p. 154 : délibération du 29 septembre 1989. Arch. com. Antony, 46 W 171 : courrier adressé au maire, juinnovembre 1989. 63. Ville d’Antony, service du conseil municipal, registre des délibérations (1993-1995), p. 31 : délibération du 3 décembre 1993. 64. Arch. com. Antony, 113 W 103 : lettre adressée au maire et annotée par lui, 7 janvier 1994. 65. Ibid. 66. GUILLON 2006, p. 71-82. 67. IHL 2002, p. 128. AUTEUR ALEXIS DOUCHIN Archives communales d’Antony 403 Entre hommage et exemplarité Les noms des établissements scolaires de Paris et de sa banlieue Serge Montens 1 La plupart des établissements scolaires ont une dénomination propre, choisie a priori par l’administration qui les gère. Ces dénominations n’ont pas, à notre connaissance, fait l’objet d’études approfondies. On peut trouver toutefois les fréquences de certains noms de personnes donnés aux établissements scolaires de certaines régions, ou pour l’ensemble de la France, dans des articles de quotidiens et sur des blogs 1, mais sans analyse particulière. Aussi nous a-t-il paru intéressant d’étudier les dénominations d’un certain nombre de ces établissements. Le corpus de données 2 Nous avons étudié les noms des établissements scolaires (écoles, collèges, lycées) de Paris et de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne), ce qui constitue, depuis le 1er janvier 2016, la métropole de Paris. Ce corpus, qui représente un total de 3 295 établissements, a une taille non négligeable, qui permet de réaliser une analyse statistique intéressante. Les dénominations ont été relevées sur le site http:// www.education.gouv.fr/pid24301/annuaire-de-l-education.html, qui concerne à la fois les établissements publics et les établissements privés. Nous n’avons pas considéré dans notre étude les noms des universités, d’une part parce que leur nombre relativement réduit ne permet pas une analyse statistique, d’autre part parce qu’elles ont déjà fait l’objet d’une étude2. 3 Cependant, les quatre départements étant urbains en totalité, cet échantillon ne peut pas être considéré comme représentatif de l’ensemble des établissements français. On peut en effet penser que la composition sociologique des populations peut influer sur les dénominations des établissements scolaires. On peut toutefois penser que cet échantillon est représentatif des zones urbaines. Département Écoles Collèges Lycées Total 404 Paris (75) 578 178 200 956 Hauts-de-Seine (92) 515 131 79 725 Seine-Saint-Denis (93) 663 148 118 929 Val-de-Marne (94) 471 123 91 685 Total 2227 580 488 3295 Les dispositions légales 4 L'article 15 de la loi n° 86-972 du 19 août 1986 prévoit que la dénomination ou le changement de dénomination d’un établissement scolaire est de la compétence de la collectivité territoriale de rattachement, c’est-à-dire les communes pour les écoles, les départements pour les collèges, les régions pour les lycées. 5 Toute décision de dénomination ou de changement de dénomination doit être soumise au préalable pour avis par la collectivité compétente, d’une part, au maire de la commune d'implantation de l'établissement et, d'autre part, au conseil d'administration de l'établissement. 6 La circulaire du 28 janvier 1988 indique en outre : « Il convient de rappeler que les noms qui peuvent être attribués aux établissements scolaires ne sont pas limités aux noms de personnes. Par ailleurs, pour conserver à la notion d'hommage public toute sa valeur, il est traditionnellement admis que les témoignages officiels de reconnaissance doivent être réservés aux personnalités qui se sont illustrées par des services exceptionnels rendus à la nation ou à l'humanité ou par leur contribution éminente au développement des sciences, des arts ou des lettres. 7 Ainsi, les dénominations d'établissements scolaires devraient constituer pour les jeunes générations présentes et futures autant d'exemples particulièrement choisis, et donc avoir une valeur éducative. 8 Au surplus, il est souhaitable que la reconnaissance publique ne s'exprime que lorsque l'épreuve du temps a pu pleinement consacrer les mérites qu'il s'agit d'honorer. C'est pourquoi il convient de rappeler l'usage selon lequel les choix arrêtés en matière d'hommages publics ne concernent en principe que des personnalités décédées depuis au moins cinq ans. » Dénominations les plus fréquentes 9 Nous donnons ci-après les dénominations les plus fréquentes, par type d’établissement. Pour établir ce décompte, il a fallu faire un certain nombre d’hypothèses. 10 Certaines dénominations comportent deux noms de personnes célèbres, par exemple école Ravel Prévert. Chacune de ces personnes célèbres a été comptabilisée individuellement. 11 Certaines dénominations comportent uniquement le patronyme d’une personne célèbre, alors que d’autres comportent à la fois le patronyme et le prénom. Ces deux 405 différentes dénominations ont été regroupées entre elles. Par exemple les écoles La Fontaine et Jean de La Fontaine ont été regroupées entre elles pour faire le décompte. De même, les dénominations de type prénom-nom, comme Jean-Baptiste Poquelin, ont été regroupées avec les pseudonymes correspondants, Molière en l’occurrence. Par contre, les appellations Marie Curie et Joliot-Curie ont été considérées comme différentes, la seconde se référant à Frédéric Joliot et Irène Curie. Écoles – dénominations les plus fréquentes Ordre Dénomination Nombre 1 Jean Jaurès 41 2 Jules Ferry 36 3 Louis Pasteur 30 4 Paul Langevin 30 5 Victor Hugo 28 Collèges – dénominations les plus fréquentes Ordre Dénomination Nombre 1 Saint-Joseph 8 2 Jean Jaurès 7 3 Victor Hugo 7 4 Jean Moulin 7 5 Jean Perrin 5 Lycées – dénominations les plus fréquentes Ordre Dénomination Nombre 1 Léonard de Vinci 6 2 Gustave Eiffel 5 3 Condorcet 5 4 Louise Michel 5 5 Jean Moulin 4 406 Ensemble des établissements scolaires – dénominations les plus fréquentes Ordre Dénomination Nombre 1 Jean Jaurès 50 2 Jules Ferry 41 3 Louis Pasteur 36 4 Victor Hugo 36 5 Paul Langevin 34 Analyse 12 Premièrement, les dénominations les plus courantes sont des noms de personnes célèbres, pas des noms de lieux ou des noms communs. 13 D’autre part, on constate que les cinq dénominations les plus fréquentes ne sont pas systématiquement les mêmes pour les trois types d’établissements. Seuls Jean Jaurès, Victor Hugo et Jean Moulin apparaissent dans deux des trois listes. Aucun nom n’apparaît dans les trois listes. 14 Pour les écoles, deux noms se détachent des autres : Jean Jaurès et Jules Ferry, avec respectivement 41 et 36 établissements, le troisième n’en ayant que 30. Les noms étant choisis par les communes, rien n’empêche en effet une commune d’attribuer un nom déjà donné à de nombreuses écoles du même département ou de la région. 15 Pour les collèges et les lycées, les nombres d’établissements portant le même nom sont beaucoup plus faibles. En effet, il n’y a, sauf exception, qu’un ou deux collèges d’un nom donné dans un même département. 16 On a ainsi l’impression que les écoles ont davantage recherché des « héros nationaux », reconnus par tous. Les collèges et les lycées doivent, quant à eux, honorer un nombre plus élevé de personnalités, sans doute moins connues, comme par exemple Jean Perrin et Condorcet. Nombre de dénominations 17 Nous avons compté le nombre de dénominations différentes pour chaque type d’établissement. Le rapport entre le nombre d’établissements et le nombre de dénominations différentes permet de chiffrer la diversité des dénominations. Le nombre total de dénominations différentes pour l’ensemble des quatre départements (dernière colonne des tableaux suivants) est évidemment largement inférieur au nombre total des établissements des quatre départements, car de nombreux établissements portent le même nom dans plusieurs départements. 407 Écoles Seine-Saint- Val-de- Seine Denis Marne 559 359 374 289 1350 578 515 663 471 2227 1,03 1,43 1,77 1,63 1,65 Paris Nombre de dénominations Nombre d’établissements Rapport établissements dénominations 18 Hauts-de- - / Total Le département de Paris ne formant qu’une seule commune, toutes ses écoles publiques portent un nom différent afin qu’elles puissent être différenciées sans ambiguïté. En revanche, parmi les écoles privées, plusieurs portent le même nom, par exemple plusieurs écoles Saint-Joseph. Dans les autres départements, un assez grand nombre d’écoles portent le même nom, différentes communes pouvant évidemment choisir la même dénomination. Ainsi, en Seine-Saint-Denis, il n’y a que 374 noms différents pour 663 écoles, dont 23 écoles Jean Jaurès. Collèges Seine-Saint- Val-de- Seine Denis Marne 178 115 122 103 419 178 131 148 123 580 1,00 1,14 1,21 1,19 1,38 Paris Nombre de dénominations Nombre d’établissements Rapport établissements dénominations 19 Hauts-de- - / Total À Paris, là encore, tous les collèges portent un nom différent. Dans les autres départements, la diversité est plus faible que pour les écoles. Mais, bien que les noms des collèges doivent être approuvés par les conseils départementaux, ce n’est pas une raison pour n’attribuer une dénomination donnée qu’à un seul collège dans un même département. Ainsi, dans le département de Seine-Saint-Denis, il y a 5 collèges Jean Jaurès. Dans le Val-de-Marne, il y a 3 collèges Jules Ferry. En Seine-Saint-Denis, il y a 122 noms différents pour 148 collèges. Lycées Hauts-de- Seine-Saint- Val-de- Seine Denis Marne 176 74 84 63 356 200 79 118 91 488 - Paris Nombre de dénominations Nombre d’établissements Total 408 Rapport établissements dénominations 20 / 1,14 1,08 1,40 1,44 1,37 On observe le même phénomène pour les lycées que pour les collèges. À Paris et dans les départements de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, un même nom est souvent donné à un lycée d’enseignement général et à un lycée professionnel situés dans la même commune. Dans les Hauts-de-Seine en revanche, les lycées professionnels publics portent tous des noms distincts des lycées d’enseignement général. Ainsi, dans ce département, tous les lycées publics portent des noms différents. Mais, dans le Val-deMarne, il n’y a que 63 noms différents pour 91 lycées. Conclusion 21 Le nombre moyen d’établissements par dénomination est similaire pour les lycées (1,37) et les collèges (1,38), et nettement plus faible que celui des écoles (1,65). On voit ainsi apparaître une distinction entre deux groupes d’établissements. Pour les écoles, du fait de la grande liberté donnée aux communes, la diversité des appellations est paradoxalement relativement limitée, de nombreuses communes plébiscitant des célébrités comme Jean Jaurès, Jules Ferry et Louis Pasteur. Pour les collèges et les lycées, la diversité des dénominations est 20 % plus grande, permettant de faire émerger des personnalités moins connues. Typologie des dénominations 22 Nous avons classé les noms d’établissements scolaires en trois catégories : les noms de personnes, les noms de lieux et les noms communs. Nous indiquons ci-après les pourcentages de chacun de ces types de dénominations pour chaque département et pour chaque type d’établissement scolaire. Le total de chaque ligne est égal à 100 %. Le classement dans chacune de ces trois catégories n’est pas toujours évident. En effet, certains noms de lieux sont des noms communs. Nous avons placé dans la catégorie des noms communs les noms qui ne nous sont pas apparus comme étant des dénominations de lieux. 409 Écoles - Personnes Lieux Noms communs Paris 13 83 4 Hauts-de-Seine 73 16 11 Seine-Saint-Denis 82 12 6 Val-de-Marne 76 18 6 Total 61 33 6 Écoles – typologie (en %) 23 La Ville de Paris a choisi de dénommer la plupart de ses écoles du nom de la rue dans laquelle elles se situent. Cela présente l’avantage de situer facilement ces écoles en fonction de leur nom. Ainsi, on peut dire que 83 % des écoles portent des noms de lieux, dont un grand nombre sont en réalité des noms de rues. De ce fait, bien des écoles ont des noms de personnes célèbres qui sont les noms des rues correspondantes. Nous avons comptabilisé ces écoles dans la catégorie « lieux » et non « personnes », car le choix de la personne en question ne résulte pas d’une démarche volontaire, mais simplement du fait que ces écoles se trouvent dans des rues portant le nom d’une personne. Pour les autres départements, la majorité des écoles (environ les trois quarts) portent des noms de personnes, suivies par des noms de lieux, et des noms communs. Collèges - Personnes Lieux Noms communs Paris 86 10 4 Hauts-de-Seine 83 13 4 Seine-Saint-Denis 89 2 9 Val-de-Marne 89 8 3 Total 87 8 5 Collèges – typologie (en %) 24 Les collèges portent à plus de 83 % des noms de personnes, suivis par des noms de lieux et des noms communs (sauf dans le département de Seine-Saint-Denis, dans lequel les noms communs sont davantage représentés que les noms de lieux). Lycées - Personnes Lieux Noms communs 410 Paris 79 11 10 Hauts-de-Seine 89 10 1 Seine-Saint-Denis 86 3 11 Val-de-Marne 90 7 3 Total 85 8 7 Lycées – typologie (en %) 25 Les lycées portent à plus de 79 % des noms de personnes, suivis par des noms de lieux et des noms communs (sauf dans le département de Seine-Saint-Denis, dans lequel les noms communs sont davantage représentés que les noms de lieux). Ensemble des établissements - Personnes Lieux Noms communs Paris 41 54 5 Hauts-de-Seine 76 15 9 Seine-Saint-Denis 84 9 7 Val-de-Marne 80 15 5 Total 69 25 6 Ensemble des établissements scolaires – typologie (en %) 26 L’ensemble des établissements scolaires portent en majorité des noms de personnes, suivis par des noms de lieux et des noms communs. Si l’on enlève le cas particulier des écoles publiques parisiennes qui ont en fait le nom de la rue dans laquelle elles sont situées, c’est plus de 80 % des établissements qui portent le nom d’une personne. Cela montre la volonté d’honorer des hommes et des femmes célèbres et sans doute aussi de donner de cette façon des exemples aux élèves. 27 Cette répartition en trois catégories (noms de personnes, noms de lieux, noms communs) peut être également utilisée pour les odonymes : rues, avenues, boulevards, places… Il nous a donc paru intéressant de faire le parallèle entre les odonymes et les noms d’établissements scolaires. Nous avons pour cela classé les odonymes de la ville de Paris selon ces trois catégories. Les noms des bibliothèques publiques de cinq régions de France ont fait l’objet également d’une étude3. 28 Nous trouvons les répartitions suivantes, en pourcentages : Répartition des types de dénominations en % - Personnes Lieux Noms communs 411 Rues de Paris 29 68 21 11 Bibliothèques publiques 47 42 11 Établissements scolaires 69 25 6 On constate que la typologie des dénominations des établissements scolaires de la métropole de Paris est assez proche de celle des rues de Paris, les noms communs étant toutefois plus nombreux dans les odonymes parisiens. Les noms des bibliothèques publiques font davantage appel aux noms de lieux. Étude des noms de personnes Noms multiples 30 On constate que quelques établissements portent le nom de deux personnes célèbres. C’est le cas des écoles Ravel Prévert, Curie Saint-Exupéry, Maritain Renan, Monnet Debussy, Camus Pasteur, toutes situées à Meudon, ce qui révèle une politique municipale particulière. 31 On honore parfois plusieurs membres d’une famille. Un cas particulier concerne Marie Curie, sa fille Irène et son gendre Frédéric Joliot. Ces trois personnes étaient toutes physiciennes et elles sont de ce fait souvent associées dans les dénominations. On trouve ainsi des établissements Pierre et Marie Curie, Frédéric et Irène Joliot-Curie, JoliotCurie. 32 De même on trouve une école Gabriel et Charles Voisin à Boulogne-Billancourt, une école Lucie et Raymond Aubrac à Gennevilliers, le collège Aimé et Eugénie Cotton au BlancMesnil. 33 Un autre cas intéressant est Langevin / Wallon, qui fait référence au plan Langevin / Wallon de réforme de l’enseignement de juin 1947 (écoles dans les trois départements de la petite couronne et un collège à Rosny-sous-Bois). Répartition en catégories 34 Nous avons réparti les noms de personnes en plusieurs catégories. Nous indiquons ciaprès les pourcentages de chacune de ces catégories, pour chaque département et pour chaque type d’établissement scolaire. 35 Nous avons inclus les architectes, les photographes et les cinéastes dans la catégorie des artistes plasticiens. Les militaires, les résistants et les pédagogues ont été inclus dans la catégorie des hommes politiques. Les philosophes ont été inclus dans la catégorie des écrivains et poètes. Les comédiens et les chanteurs ont été regroupés avec les musiciens et acteurs. 36 Certaines personnes célèbres le sont à plusieurs titres. Nous les avons alors comptabilisées dans une seule des catégories concernées. 37 Nous indiquons ci-après les pourcentages de chaque catégorie de personnes célèbres, pour chaque département et pour chaque type d’établissement scolaire. Le total de 412 chaque colonne est donc égal à 100 %. Le chiffre 0 indique qu’il y a moins de 1 % de noms de ce type et non qu’il n’y en a pas. Écoles – noms de personnes célèbres (en %) - 38 Paris Hauts-de-Seine Seine-Saint-Denis Val-de-Marne Total Saints, ecclésiastiques 82 11 5 8 12 Hommes politiques 6 33 39 39 35 Écrivains, poètes 11 29 29 28 28 Artistes plasticiens 0 9 3 4 5 Musiciens, acteurs 0 2 4 1 3 Scientifiques 1 15 18 19 16 Sportifs, aventuriers 0 1 2 1 1 Pour les écoles, les catégories les plus représentées sont les hommes politiques, puis les écrivains et les scientifiques, de façon assez uniforme dans les départements des Hautsde-Seine, de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. La Ville de Paris fait exception en raison du système de dénomination particulier des écoles, déjà mentionné, qui fait que les écoles religieuses chrétiennes représentent la majorité des écoles ayant des noms de personnes. Les écrivains ont souvent été choisis pour dénommer les écoles : faut-il y voir un lien avec le fait que c’est à l’école que l’on apprend à lire et à écrire ? Collèges – noms de personnes célèbres (en %) - 39 Paris Hauts-de-Seine Seine-Saint-Denis Val-de-Marne Total Saints, ecclésiastiques 23 26 10 13 18 Hommes politiques 17 21 34 33 26 Écrivains, poètes 32 26 22 26 27 Artistes plasticiens 13 17 14 9 13 Musiciens, acteurs 8 3 6 5 6 Scientifiques 7 7 14 14 10 Sportifs, aventuriers 0 0 0 0 0 Pour les collèges, les catégories les plus représentées sont les hommes politiques ou les écrivains selon les départements, suivis par les saints, les artistes plasticiens, les scientifiques. On peut remarquer que de nombreux collèges ont été construits dans les 413 années 1970-1990, à un moment où se développait également beaucoup la culture. Cela explique sans doute que le total des deux catégories (artistes-plasticiens ; musiciens, acteurs) représente 19 % alors qu’il n’en représente que 8 % pour les écoles. Lycées – noms de personnes célèbres (en %) - Paris Hauts-de-Seine Seine-Saint-Denis Val-de-Marne Total Saints, ecclésiastiques 22 27 13 9 18 Hommes politiques 20 13 36 29 25 Écrivains, poètes 20 21 15 16 18 Artistes plasticiens 14 10 12 14 13 Musiciens, acteurs 3 2 5 8 4 Scientifiques 21 27 19 24 22 Sportifs, aventuriers 0 0 0 0 0 40 Pour les lycées, les catégories les plus représentées sont les hommes politiques ou les saints, selon les départements, suivis par les scientifiques et les écrivains. Dans les lycées, les scientifiques et ingénieurs sont largement plus représentés que dans les écoles et les collèges. Dans les années 1970, de nombreux lycées ont été construits, à une époque où la conquête de l’espace passionnait les foules. Cela pourrait expliquer la forte proportion de scientifiques. 41 Pour tous les types d’établissements, à Paris et dans les Hauts-de-Seine, la forte proportion de noms de saints ou d’ecclésiastiques montre le grand nombre d’établissements religieux dans ces départements. 42 Les catégories les plus représentées sont donc finalement : Ordre Écoles Collèges Lycées 1 Hommes politiques Écrivains, poètes Hommes politiques 2 Écrivains, poètes Hommes politiques Scientifiques 3 Scientifiques Saints, ecclésiastiques Saints, ecclésiastiques 4 Saints, ecclésiastiques Artistes plasticiens Écrivains, poètes 43 Les hommes politiques et les écrivains sont finalement les personnes les plus honorées. Les scientifiques le sont aussi, particulièrement pour les lycées. 44 Les écrivains représentent 18 à 28 % des établissements. C’est plus que pour les établissements de l’ensemble de la France, où ils ne représentent que 8 %. 414 Noms de personnes célèbres les plus fréquents 45 Les cinq noms de personnes célèbres les plus fréquents pour chaque catégorie sont indiqués dans les tableaux suivants : Écoles – noms de personnes célèbres les plus fréquents Ordre 1 2 3 4 5 Saints, ecclésiastiques Saint-Joseph Notre-Dame SainteMarie Jeanne d’Arc SainteGeneviève Hommes politiques Jean Jaurès Jules Ferry Henri Wallon Paul Bert Marcel Cachin Écrivains, poètes Victor Hugo Anatole France SaintExupéry Jean de Romain La Fontaine Rolland Artistes plasticiens Jean Lurçat Pablo Picasso Robert Doisneau Auguste Rodin Gustave Courbet Musiciens, acteurs Jean-Baptiste Clément Georges Brassens Charlie Chaplin Hector Berlioz Maurice Ravel Scientifiques Joliot-Curie Paul Langevin Louis Pasteur Eugénie Cotton Jean Rostand Sportifs, aventuriers Jean Mermoz Toussaint Louverture Youri Gagarine - - Collèges – noms de personnes célèbres les plus fréquents Ordre 1 2 3 Saints, ecclésiastiques Saint-Joseph Sainte-Marie Jeanne d’Arc Notre-Dame SainteGeneviève Hommes politiques Jean Jaurès Jean Moulin Paul Bert Jules Ferry Jean Macé Écrivains, poètes Saint-Exupéry Albert Romain Camus Rolland Georges Braque Gustave Courbet Jean Renoir Claude Debussy Hector Berlioz Maurice Ravel Jean Perrin Marie Curie Paul Langevin Victor Hugo Artistes plasticiens Henri Matisse Robert Doisneau Musiciens, acteurs Georges Brassens Jean-Baptiste Clément Scientifiques Louis Pasteur Évariste Galois 4 5 Paul Éluard 415 Sportifs, aventuriers Colette Besson Hélène Boucher Didier Daurat Pilâtre Rozier de - Lycées – noms de personnes célèbres les plus fréquents Ordre 1 2 3 4 Saints, ecclésiastiques Notre-Dame Suger SainteGeneviève Sainte-Thérèse - Personnalités politiques Louise Michel Louis Armand Jean Moulin Jean Macé Albert Mun Écrivains, poètes François Rabelais Fénelon Blaise Pascal Charles Péguy Denis Diderot Léonard de Eugène Artistes plasticiens Vinci Delacroix Musiciens, acteurs Georges Brassens Darius Milhaud Scientifiques Condorcet Sportifs, aventuriers Christophe Colomb Auguste Renoir 5 de Claude-Nicolas Fernand Ledoux Léger Jacques Brel - - Gustave Eiffel d’Alembert Édouard Branly Jacques Monod Hélène Boucher Alberto SantosDumont - 46 Pour les lycées, du fait du nombre relativement faible d’établissements, l’ordre indiqué ci-dessus est peu significatif. 47 Compte tenu de leur renommée toute relative dans le grand public, Jean Lurçat et Henri Matisse peuvent surprendre, de même que Condorcet. 48 On constate que dans chaque catégorie, la majorité des cinq personnes les plus célébrées ont vécu au XIXe ou au XXe siècle. Les exceptions sont : Jean de La Fontaine pour les écoles, Pilâtre de Rozier pour les collèges, François Rabelais, Fénelon, Blaise Pascal, Denis Diderot, Léonard de Vinci, Claude-Nicolas Ledoux, Condorcet et d’Alembert pour les lycées. Parmi les hommes politiques et assimilés, on trouve des pédagogues bien représentés : Paul Bert et Jean Macé. Même des personnages de romans peuvent servir de dénomination : Le Petit Prince (Noisy-le-Sec) et Gavroche (Noisy-le-Grand). Diversité des noms de personnes 49 De même que pour les dénominations en général, nous avons calculé la diversité des dénominations de noms de personnes, dans le cas des écoles. 416 Écoles – diversité des noms de personnes Nombre Nombre d’établissements dénominations dénominations Saints, ecclésiastiques 153 103 1,49 Hommes politiques 452 156 2,90 Écrivains, poètes 352 102 3,45 Artistes plasticiens 50 35 1,43 Musiciens, acteurs 34 23 1,48 Scientifiques 218 74 2,95 Sportifs, aventuriers 12 11 1,09 Catégories de Rapport établissements / Sexe des personnes célèbres 50 Nous avons déterminé la proportion de noms de personnes célèbres de sexe masculin et féminin : 84 % de noms masculins, 14 % de noms féminins, 2 % de noms masculins et féminins associés (par exemple Pierre et Marie Curie). Par comparaison, on trouve les pourcentages respectifs suivants pour les noms de bibliothèques publiques : 81 %, 18 %, 1 %. 51 Comme s’il fallait chercher à compenser ce déséquilibre, en Seine-Saint-Denis, la dernière « promotion » de collèges, en juin 2014, ne comportait que des noms de femmes : Simone Veil à Aulnay-sous-Bois, Dora Maar à Saint-Denis-Saint-Ouen, Jacqueline de Romilly au Blanc-Mesnil, et Césaria Evora à Montreuil. Personnes en lien avec la localisation de l’établissement 52 Dans certains cas, la personne célèbre choisie a un lien avec la commune où se trouve l’établissement. Généralement elle y est née, y est décédée, y a vécu longtemps ou y a été un élu local. C’est le cas notamment des établissements suivants (nous ne citons pas ici les établissements parisiens) : Achille Peretti et Jean-Baptiste Charcot (Neuilly-surSeine), Auguste Rodin et Charles Desvergnes (Meudon), Henri Estienne d’Orves et Robert Pontillon (Suresnes), Gaston Ramon (Garches), Gustave Caillebotte (Gennevilliers), Jacques Deray et Paul Landowski (Boulogne-Billancourt), Jean Rostand (Ville-d’Avray), Maurice Chevalier (Marnes-la-Coquette), Daniel Renoult et Louis-Sébastien Lenain de Tillemont (Montreuil), Firmin Génier (Aubervilliers), Francine Fromond (Fresnes), Jean Mermoz (Le Bourget), Charles Gounod (Saint-Cloud), Henri Sellier (Suresnes), Robert Doisneau (Montrouge), Louis Daguerre (Bry-sur-Marne), Yves du Manoir (Vaucresson), Eugène 417 Carrière (Gournay-sur-Marne), Jean Lolive (Pantin), Maurice Coutrot (Bondy), Pierre De Geyter (Saint-Denis), Emmanuel Mounier (Chatenay-Malabry), Armand Guillaumin (Orly), Suger (Saint-Denis). Il en existe certainement d’autres que nous n’avons pas pu repérer. Cependant, il nous semble que ces dénominations de personnes en lien avec la localisation de l’établissement, ne représentent qu’une faible part des établissements ayant choisi des noms de personnes. 53 On remarque aussi que les personnalités locales sont utilisées davantage pour la dénomination des bibliothèques4 que pour celle des établissements scolaires. 54 A contrario, on peut aussi noter que certaines personnes célèbres, pourtant d’ampleur nationale, n’ont pas été célébrées par un établissement scolaire dans les communes où elles sont nées ou décédées (par exemple Roger Martin du Gard, né à Neuilly-sur-Seine, Lucie Aubrac, décédée à Issy-les-Moulineaux). Personnes étrangères 55 Les personnes étrangères représentent seulement 3,2 % du total des noms de personnes. Les pays d’origine les plus représentés sont les suivants : États-Unis, Espagne, Allemagne, Italie, Afrique du Sud, Pologne, Russie. Les plus fréquents sont Pablo Picasso et Léonard de Vinci. Il est vrai qu’ils ont passé une bonne partie de leur vie en France. Personnes vivantes 56 Contrairement à la circulaire du 28 janvier 1988, certaines personnes auxquelles on a donné le nom d’un établissement scolaire sont toujours vivantes : Marlène Jobert (Épinay-sur-Seine), Simone Veil (Asnières-sur-Seine et Mandres-les-Roses), Françoise Héritier (Montreuil). Il est possible que d’autres personnes, aujourd’hui décédées, aient donné leur nom à un établissement de leur vivant. Choix des noms dans une même commune 57 Certaines communes comportent de nombreuses écoles (jusqu’à 39 à Courbevoie et à Montreuil, et 62 à Saint-Denis). Un certain nombre d’entre elles optent pour les « grands classiques » (par exemple Jean Jaurès, Jules Ferry, Louis Pasteur et Victor Hugo à Clichy). D’autres font preuve de plus d’originalité, comme Boulogne-Billancourt, qui réussit à éviter les grands classiques malgré 32 écoles. Les communes dirigées par la gauche ont logiquement choisi souvent des personnalités de gauche comme Jean Jaurès et Marcel Cachin. Répartition géographique 58 Peut-on invoquer un phénomène de contagion pour certains noms d’écoles de communes proches ? On peut citer : les écoles Charles Perrault situées à Villeneuve-laGarenne, Courbevoie, Colombes et Levallois-Perret, les écoles Ferdinand Buisson à Chaville et Meudon, les écoles Françoise Dolto à Bois-Colombes, Levallois-Perret et Courbevoie, les écoles Gambetta à Châtillon et Vanves, les écoles Henri Barbusse à Bagneux et Malakoff, les écoles Jean de La Fontaine à Nanterre, Courbevoie et Levallois- 418 Perret, les écoles Paul Vaillant-Couturier à Bagneux et Malakoff, les écoles Robert Doisneau à Boulogne-Billancourt et à Issy-les-Moulineaux, Étude des noms de lieux 59 Les noms de lieux attribués à certains établissements sont évidemment en relation avec des lieux situés à proximité de ces établissements. Ils permettent de localiser l’établissement dans la ville. 60 On peut citer notamment : • du centre, indiquant la localisation en centre-ville, dénomination utilisée pour des écoles uniquement, • des cours d’eau : Seine, Bords de Seine, • des lieux-dits : Billancourt, Brimborion, Côtes Auty, Landy, Bons Raisins, Blagis, Bruyères, Buissonnets, Chartreux, Cottages, Épinettes, Grésillons, Montretout, Bellevue, Vallée aux Renards, etc. • divers lieux génériques : ferme, parc, faïencerie, coteaux, source, stade, forêt, grange, tourelle, moulin à vent, fort. Étude des noms communs 61 Les noms communs utilisés pour dénommer des établissements scolaires sont de plusieurs types : des noms associés à des fêtes religieuses ou des concepts en relation avec la religion, des noms décrivant des spécificités pédagogiques, des noms exprimant la spécificité de l’établissement pour certains collèges et lycées, et des noms de végétaux ou d’animaux. 62 On peut citer notamment pour les écoles, les noms de fleurs (iris, jacinthes, pâquerettes, pervenches, muguet, primevères, tulipes) ou d’animaux (oiseaux, papillons, renards, ormeaux, martinets, fauvettes, cigogne, abeille, pie, merles). 63 Certaines communes ont d’ailleurs délibérément choisi de donner des noms de végétaux ou d’animaux à plusieurs de leurs écoles : les fleurs, les oiseaux, les papillons à Neuilly-sur-Marne ; les capucines, les coquelicots, les marguerites, les tulipes à Fresnes. 64 Certains noms évoquent l’évasion : arc-en-ciel, les cosmonautes, les planètes, les poètes ; d’autres évoquent l’enfance : la farandole, la marelle, les benjamins. 65 Pour les écoles et les collèges, on trouve plus souvent des notions morales (l’espérance, la fraternité, l’initiative, la liberté – à Drancy notamment, clin d’œil à l’histoire) ou des noms religieux (l’Assomption, l’Immaculée Conception, le Sacré-Cœur, l’Alliance, Ave Maria, Ozar Hatorah). Des écoles République existent également. 66 Certaines dénominations se réfèrent aux particularités pédagogiques de l’établissement. On trouve les lycées de la Légion d’Honneur, des métiers de l’horticulture et du paysage, des métiers de l’ameublement, du bâtiment et des travaux publics, hôtelier, l’École technique supérieure du laboratoire, l’École supérieure des techniques de biologie appliquée, l’Institut national des jeunes aveugles, l’Institut national des jeunes sourds, le Centre des formations industrielles. 67 Dans les noms divers, on peut noter aussi : la Concorde, la Croix-Rouge, la Roue, la Providence, Nouvelle, Octobre, Votre École chez vous. 419 Changements de dénominations 68 On peut relever un certain nombre de changements de dénominations. Un cas très particulier s’est produit dans le XVIe arrondissement de Paris : le collège Eugène Delacroix, victime d’une concurrence avec le collège Janson de Sailly, très réputé, devient le collège Janson de Sailly - Site Eugène Delacroix. 69 Mais les changements les plus fréquents sont relatifs à des noms de personnes célèbres ayant émis des propos antisémites lors de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le lycée Florent Schmitt à Saint-Cloud est devenu le lycée Alexandre Dumas. Le collège Vincent d’Indy à Paris, dans le XII e arrondissement, est devenu le collège Germaine Tillion en 2013, peu avant que celle-ci n’entre au Panthéon. 70 On peut citer aussi le collège Maurice Thorez à Stains, rebaptisé collège Barbara en 2014, à l’occasion de sa reconstruction. Conclusion 71 L’analyse des noms des établissements scolaires de la métropole de Paris permet de dégager les éléments suivants. 72 On voit apparaître une distinction entre deux groupes d’établissements. Pour les écoles, malgré la grande liberté donnée aux communes, la diversité des appellations est paradoxalement relativement limitée, de nombreuses communes plébiscitant des célébrités comme Jean Jaurès, Jules Ferry et Louis Pasteur. Pour les collèges et les lycées, la diversité des dénominations est 20 % plus grande, permettant de faire émerger des personnalités moins connues. 73 L’ensemble des établissements scolaires portent en majorité des noms de personnes (69 %), suivis par des noms de lieux (25 %) et des noms communs (6 %). Si l’on enlève le cas particulier des écoles publiques parisiennes qui ont en fait le nom de la rue dans laquelle elles sont situées, c’est plus de 80 % des établissements qui ont le nom d’une personne. Cela montre la volonté d’honorer des hommes et femmes célèbres et sans doute aussi de donner des exemples aux élèves. 74 On constate que la typologie des dénominations des établissements scolaires est assez proche de celle des rues de Paris, les noms communs étant toutefois plus nombreux dans les odonymes parisiens. Les noms des bibliothèques publiques font davantage appel aux noms de lieux. 75 Les hommes politiques et les écrivains sont les personnes les plus honorées pour les écoles et les collèges. Pour les lycées, ce sont les hommes politiques et les scientifiques. Parmi les personnes célébrées, 84 % sont des hommes. Les étrangers ne représentent que 3,2 % des célébrités. Il pourrait y avoir un phénomène de contagion géographique dans le choix des noms des écoles dans certaines communes de la banlieue parisienne. On constate que, dans chaque catégorie, la majorité des cinq personnes les plus célébrées ont vécu au XIXe ou au XXe siècle. Les noms de lieux sont généralement des noms génériques ou des lieux-dits. Les noms communs sont généralement des noms de fleurs, d’animaux, des noms évoquant l’évasion, l’enfance et des notions morales ou des noms religieux. Certaines communes choisissent un ensemble de noms d’animaux ou de fleurs. Les quelques changements de noms qui sont intervenus montrent qu’au-delà de 420 l’hommage rendu aux grands hommes, il est nécessaire que ceux-ci aient fait preuve d’exemplarité. BIBLIOGRAPHIE BARATS Christine, « La dénomination comme trace du passé et enjeu. L’exemple des universités parisiennes », Mots. Les langages du politique [En ligne], 96 | 2011, mis en ligne le 05 septembre 2013, consulté le 19 décembre 2016. URL : http://mots.revues.org/20250 . LEJEUNE Albane, 2013, La dénomination des bibliothèques territoriales : analyse et perspectives, diplôme de conservateur des bibliothèques, ENSSIB/Université de Lyon. LELIÈVRE Claude, 2010, « Du nom des écoles », http://blogs.mediapart.fr/blog/claude-lelievre/ 271210/du-nom-des-ecoles. NOTES 1. http://blogs.mediapart.fr/blog/claude-lelievre/271210/du-nom-des-ecoles 2. BARATS 2011. 3. LEJEUNE 2013. 4. LEJEUNE 2013. AUTEUR SERGE MONTENS Société française d’onomastique 421 Conclusion Jean-Pierre Brunterc’h 1 Quatre jours durant, au travers de trente-deux communications, nous avons traité des noms de lieux et de personnes sous l’angle particulier de la question des sources et tenté une approche de la toponymie urbaine de Paris et de sa banlieue, ce qui n’est au fond qu’un exercice pratique de mise en œuvre des sources et ressources d’un espace géographique délimité et spécifique1. 2 Les sources, ainsi évoquées ou exploitées, sont la trace ultime de cultures très diverses qui se sont parfois développées à des siècles ou des milliers de kilomètres les unes des autres. Qu’y a-t-il de commun entre les inscriptions du territoire des Voconces de Vaison-la-Romaine et la toponymie amérindienne québécoise ? On découvre assez vite qu’au-delà des éléments factuels, dont chaque communication fait état, il y a l’exigence d’adopter la même méthode de description de la source, qui tienne compte de son formalisme, de son contenu, de sa raison d’être au sein d’une civilisation donnée, de son support, de sa transmission écrite ou orale, de sa fiabilité. Le nom, qu’il désigne une personne ou un lieu, transmet un capital culturel et symbolique qu’on ne peut percevoir, tout au moins partiellement, que par le contexte documentaire ou verbal dans lequel il apparaît. 3 Les documents écrits sont infiniment variés. Certains sont des actes privés ou encore des actes émanés d’une personne ayant autorité ou d’une institution : archives des communautés monastiques du monde byzantin, chartes de l’Italie lombarde des VIIeVIIIe siècles, de l’Angleterre des Xe-XIe siècles ou de la Hongrie des XIe-XIVe siècles, connues par des originaux, des cartulaires ou des copies d’érudits. D’autres sont des documents de gestion à caractère récapitulatif, tels les pouillés, les censiers ou l’état des biens waqf de la mosquée des Omeyyades. Les sources juridiques, les textes narratifs, les œuvres littéraires, celles des grammairiens également, les textes hagiographiques apportent une contribution importante non seulement par les noms qu’ils citent, mais aussi parce qu’ils peuvent incidemment décrire un système de nomination et que parfois ils donnent, du nom des personnes ou des lieux, une interprétation ou une étymologie, dont le caractère dépréciatif ou laudatif propose au lecteur un modèle de comportement. Les cartes ont bien sûr un caractère récapitulatif, mais également évolutif. Les « penthières », qu’utilisent les douaniers, sont des 422 documents professionnels régulièrement mis à jour avec inscription ou même création de nouveaux toponymes de la part des utilisateurs. La « penthière » est une source qui se nourrit du quotidien des hommes qui assurent leur service et l’on peut regretter, avec Michel Tamine, que son exploitation reste si discrète dans les travaux consacrés à la toponymie ou à la microtoponymie des zones frontalières. 4 Dès le XVIe siècle, apparaissent des sources imprimées qui prennent toute leur ampleur aux XIXe et XXe siècles. C’est entre autres à partir de sources imprimées que Florence Bourillon, Alexis Douchin et Serge Montens ont présenté respectivement le travail de la commission Merruau, chargée de revoir l’ensemble de la dénomination et de la numérotation des rues de Paris ; le nom des rues à Antony au XXe siècle ; enfin, le nom des établissements scolaires de Paris et de sa banlieue. 5 Le papyrus, le parchemin, le papier éventuellement renforcé d’une toile sont les supports habituels de tous ces documents, mais il existe beaucoup d’autres supports d’un texte écrit où toponymes et anthroponymes occupent très souvent une place centrale. Tel est le cas des sceaux de cire et des bulles de plomb ou parfois d’or. Bien que faisant partie intégrante des actes, ils n’en obéissent pas moins, du fait de leur matériau, de l’espace réduit réservé à l’inscription et des pratiques en usage chez sigillants et scelleurs, à des contraintes et des règles propres, comme le montrent Caroline Simonet dans son étude sur sceaux, lieux et personnes en Vexin français du XIIIe au XVe siècle, et, à un moindre degré, Lucile Hermay, recourant notamment à cette catégorie particulière de sources écrites pour traiter de l’abandon, du changement ou de la conservation du nom chez les moines de Byzance. Les monnaies mérovingiennes du Bode Museum de Berlin, présentées par Rembert Eufe, ne sont pas sans offrir, du fait de leur surface restreinte et de leur forme discoïdale, un certain nombre de similitudes avec les sceaux. 6 Le métal, la cire, mais aussi la roche naturelle, la pierre travaillée, la dalle funéraire, la tuile, la brique, le tuyau de plomb, la poterie accueillent inscriptions ou graffiti qui fournissent, depuis l’Antiquité, une masse impressionnante et sans cesse renouvelée de noms de personnes et de lieux. Une part importante est fournie par l’épigraphie funéraire où l’on expose publiquement l’identité de la personne. La pierre, comme le métal, est un matériau qui impose de fortes contraintes. On recherche donc la brièveté par une condensation textuelle et graphique à l’aide de lettres incluses ou d’abréviations, encore que, dans ce dernier cas et à toute époque, il s’agisse plus d’un phénomène culturel que d’une tentative de gagner de la place car il y a des abréviations même dans les manuscrits de luxe. 7 Le chercheur, en fonction de son objet d’étude, peut avoir recours à de multiples sources écrites d’origine et d’époques très diverses et rassembler ainsi un corpus polymorphe. Chaque forme attestée pour une personne ou un lieu doit donc être appréciée en fonction de la source dont elle provient. C’est une évidence, mais cette évidence est parfois minorée, ce qui amène à proposer des synthèses plus séduisantes que crédibles. 8 Comme les sources écrites, les sources orales doivent être évaluées. L’enquêteur choisit ses interlocuteurs, fixe les conditions et les objectifs de son enquête. Il faut se faire connaître, établir un climat de confiance, mener des entretiens assez courts, mais qui puissent se répéter, pour faire remonter à la surface les sédiments les plus anciens, déposés au fond de la mémoire de personnes souvent âgées. Cela amène progressivement à tester et faire évoluer le questionnaire, qui doit rester le plus discret 423 possible. Dans ce genre d’enquête, tout excès d’interrogation tarit le témoignage. Dans la Drôme, à Lus-la-Croix-Haute, une première enquête est menée en 1998, puis une seconde en 2013-2014. En 1998, les trois paysans interrogés, âgés respectivement de 97, 87 et 79 ans, sont dialectophones mais ne pratiquent plus. Ils donnent surtout des informations sur l’environnement proche. En 2013-2014, l’enquêteur s’adresse à deux femmes et deux hommes, âgés de 60-70 ans. Ils ne sont plus dialectophones, mais connaissent bien les formes locales, parfois des formes francisées. 9 Au fil du temps, les locuteurs disparaissent. À Lus-la-Croix-Haute comme en Gascogne, Jean-Claude Bouvier et Fabrice Bernissan, dans leurs études respectives sur les toponymes attestés par les sources orales, ne peuvent que constater la raréfaction, voire la quasi-disparition des témoins. Les microtoponymes notamment sont le fait de l’oralité et ne se transmettent que s’ils sont partagés par un groupe suffisant d’utilisateurs. Ils sont le conservatoire d’un mode de vie, mais aussi d’événements qui viennent le troubler ou encore de faits saillants, tels, en Gascogne, cette maison ravagée par la grippe espagnole ou, au Québec, chez les Attikameks, ce « lac où l’on fait du feu à l’aide de carabine ». Ces appellatifs, dont la plupart n’apparaissent sur aucune carte, sont le véhicule du souvenir, d’une identité collective et individuelle. Les recueillir permet de préserver un patrimoine immatériel. 10 Ce type de toponymes est un élément vivant du dialecte ou de la langue que parlent les locuteurs. La dénomination attachée à un lieu reste évolutive et n’est pas encore figée par l’écrit, qui peu à peu sert presque universellement de référence et finit par imposer une forme, même si celle-ci est aberrante ou fautive. À terme, l’écrit rejaillit sur l’oral qui finit par intégrer une prononciation exogène. Si l’on mène une enquête assez large pour éviter ce genre de piège, la dialectologie et la connaissance des phonétiques locales permettent non seulement de replacer les éléments recueillis dans leur contexte linguistique, mais amènent à porter un regard critique sur les formes écrites. Pour le Dijonnais et la Bresse, Gérard Taverdet montre que la connaissance de la prononciation des noms de lieux par les autochtones contribue à écarter certaines étymologies, que la seule prise en compte de l’écrit pourrait suggérer. 11 Sources orales et sources écrites ne s’excluent pas. Elles se complètent. Dans certains cas, la forme écrite est la seule trace résiduelle dont on dispose, pour imaginer, comme à travers un prisme déformant, ce qu’a pu être antérieurement la langue parlée. Avant que la fréquentation de l’école ne devienne obligatoire et que l’emploi d’une langue commune pour un territoire donné ne finisse par devenir la règle, il n’est pas rare que l’écrit ne recoure à une ou plusieurs langues qui ne sont parlées ou comprises que par quelques-uns. Au Moyen Âge, dans le royaume de Navarre, le basque est la langue parlée la plus répandue en dépit d’une incontestable pluralité linguistique. Il est pourtant très peu attesté par les sources écrites qui peuvent être rédigées en latin jusqu’au Xe siècle, puis en roman navarrais, occitan, gascon, français ou dans la langue de tradition romane de la Riojà. Dans ce cas, anthroponymes et toponymes, lorsqu’ils sont notés en basque, constituent un vestige parcellaire mais précieux, qui est un écho de la langue parlée. De ce fait, certains microtoponymes, attestés par l’écrit depuis le Moyen Âge, peuvent être utilisés comme une source pour éclairer la dialectologie historique. C’est ce que tentent de faire Milan Harvalik et Iveta Valentova à partir d’un corpus de microtoponymes relevés dans des documents qui concernent respectivement le territoire actuel de la République tchèque et de la Slovaquie. 424 12 Pour le linguiste, l’onomasticien ou le dialectologue, la constitution d’un corpus de sources pour une région administrative ou historique ou mieux encore pour une aire dialectale déterminée est en effet fondamentale. Œuvres de longue haleine, les corpus sont nombreux et pour beaucoup déjà anciens. Parmi les plus connus, on peut citer la collection des Dictionnaires topographiques de la France, lancée en 1859 par Léopold Delisle sous l’égide du Comité des travaux historiques et scientifiques, ou les Atlas linguistiques et ethnographiques, qui prolongent et complètent, région par région, les dix-sept volumes de l’Atlas linguistique de la France de Jules Gilliéron et Edmond Edmont, parus de 1907 à 1910. Les acteurs de cette dernière entreprise sont particulièrement qualifiés pour porter un regard critique sur un certain nombre de corpus préexistants. Brigitte Horiot, l’un des auteurs de l’Atlas linguistique et ethnographique de l’Ouest (Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois), décrit les conditions dans lesquelles Georges Musset et ses collaborateurs ont élaboré leur très célèbre et utile Glossaire des patois et parlers de l’Aunis et de la Saintonge. Sur les 22 000 mots du Glossaire, 800 à 900 lieux-dits sont mentionnés, mais ne peuvent guère être utilisés en l’absence de toute localisation. 13 Dans ce domaine de la mise en place d’un corpus, l’une des entreprises internationales les plus exemplaires est le projet PatRom (Patronymica Romanica), lancé par Dieter Kremer en 1987. L’objectif est d’élaborer un Dictionnaire historique de l’anthroponymie romane, de repérer l’étymon commun des divers noms de famille romans d’origine lexicale, de voir l’évolution des formes et des sens au fil du temps. Jean Germain, à l’occasion de la sortie récente du quatrième volume, consacré aux anthroponymes en lien avec les mammifères, insiste sur le bénéfice que l’on peut tirer d’une telle réalisation, qui permet notamment d’éclaircir certains aspects souvent peu explicités de l’anthroponymie. L’un d’eux est celui de la motivation, que l’on peut mieux déceler grâce à l’importance que le Dictionnaire accorde aux surnoms contemporains et à la comparaison avec les proverbes médiévaux. De ce point de vue, le recours aux exempla, ces petits récits anecdotiques, destinés à instruire le fidèle pendant la prédication, pourrait également être utile. 14 Les sources sont ici traitées dans un cadre préalablement défini. Malgré l’ampleur du projet tant sur le plan géo-linguistique que chronologique, aucun matériau n’est inutile. Ce ne sont plus des anthroponymes isolés, disséminés dans la documentation. Il s’agit d’une source seconde à la fois structurée, performante et féconde. 15 En est-il de même des sources en ligne accessibles par internet ? Là encore, ce sont des sources secondes, même lorsque le document original est reproduit. Ce caractère n’est pas vraiment nouveau dans la mesure où toponymistes et anthroponymistes font depuis toujours largement usage des ouvrages imprimés sans nécessairement consulter les originaux ou les copies manuscrites des textes édités, ce qui est parfois regrettable car les éditions ne sont pas toujours exemptes d’erreurs de lecture. Ce qui change, c’est la profusion du matériau accessible, qui exige une très grande rigueur méthodologique de la part de l’utilisateur. De plus en plus, s’affirme la nécessité de mettre un peu d’ordre dans cette masse inorganique. L’un des premiers essais en ce sens est un consortium dédié aux approches numériques multiples des sources médiévales (Cosme), né en 2013. 16 Comme l’ont rappelé Yolanda Lopez Franco et Stéphane Gendron, toutes les sources ne se valent pas, quels que soient leur support, mais aussi leur mode de transmission. Il faut essayer de rassembler des attestations multiples pour pouvoir mettre à part les formes aberrantes sans pour autant renoncer à les analyser. L’onomastique, comme 425 tout ce qui touche au langage, est par nature transdisciplinaire. Ce colloque en est l’illustration puisqu’il a rassemblé et fait se concerter des spécialistes de domaines très divers autour d’une science complexe, qui est aussi un complexe de sciences 2. NOTES 1. Sur les 32 communications, seules 27 ont fait l’objet d’une version écrite. Nous tenons compte de l’ensemble des travaux qui ont été présentés. Certains, de ce fait, ne figurent pas dans les actes. 2. Je reprends ici une formule de Christian Baylon et Paul Fabre, Les noms de lieux et de personnes, Paris, Nathan, 1982, p. 6. AUTEUR JEAN-PIERRE BRUNTERC’H Conservateur général du patrimoine, président du colloque