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Migrations et plurilinguisme en France Délégation générale à la langue française et aux langues de France Migrations et plurilinguisme en France Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, n° 2 Ministère de la Culture et de la Communication Délégation générale à la langue française et aux langues de France Migration et plurilinguisme en France Coordonné par Claire EXTRAMIANA et Jean SIBILLE Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, n° 2 Éditions Didier, septembre 2008 2 NOTE Le présent volume applique les rectifications de l'orthographe1, proposées par le Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l'Académie française et les instances francophones compétentes. Ces propositions ont été publiées au Journal officiel de la République française n° 100 du 6 décembre 1990 - Édition des documents administratifs. Rappelons qu'elles n'ont aucun caractère obligatoire, l'usage étant appelé, le cas échéant, à trancher entre les deux orthographes désormais admises. 1 Elles concernent pour l'essentiel l'usage du trait d'union, le pluriel de certains mots composés, l'emploi de l'accent circonflexe, l'accord du participe passé des verbes pronominaux et certaines anomalies (telles que l'accentuation et le pluriel de mots empruntés). Sommaire Préface de Xavier North, délégué général à la langue française et aux langues de France 5 Maitrise de la langue du pays d’accueil 9 L’acculturation linguistique des migrants : des tactiques d’apprentissage à une sociodidactique du français langue seconde Hervé ADAMI, université de Nancy Le plurilinguisme des enfants de migrants en milieu scolaire Marie-Madeleine BERTUCCI, IUFM de Versailles/université de Cergy-Pontoise Compétence linguistique et alphabétisation des migrants, quelles approches ? La dynamique des approches pédagogiques dans des contextes mouvants Sophie ÉTIENNE, docteur en didactologie des langues et des cultures 10 16 25 3 Pratique et transmission des langues d’origine 33 La transmission des langues d’immigration à travers l’enquête sur l’histoire familiale associée au recensement de 1999 Christine DEPREZ, université de Paris 5 34 La transmission de l’arabe maghrébin en France : état des lieux Alexandrine BARONTINI et Dominique CAUBET, Inalco 1 43 Que sait-on de la pratique et de transmission du berbère en France ? Salem CHAKER, Inalco 49 Les langues africaines en France Fabienne LECONTE, université de Rouen 57 1 Institut national des langues et des civilisations orientales. 4 De l’apprentissage des langues aux pratiques langagières des jeunes bilingues turcs en France Mehmet-Ali AKINÇI, université de Lyon 2 et CNRS 2 64 Construction des répertoires linguistiques dans la migration Wenzhou (Chine) à Paris Claire SAILLARD et Josiane BOUTET, université de Paris 7 72 Études de cas 79 Pratiquer la langue pendant les vacances. Les compétences communicatives et la catégorisation de Françaises d’origine parentale marocaine Lauren WAGNER, University College, Londres 80 Le voyage de Djibi : un exemple de transmission du pulaar (peul) Oumou SOW, université de Paris 5 87 Plurilinguisme et migration en Guyane française Isabelle LÉGLISE, CNRS 94 Compétences à l’écrit en langue 1 et 2 : compte rendu d’entretiens qualitatifs Alexandra FILHON, Ined 3 101 Points de vue 109 Migration et plurilinguisme en contexte européen 110 Leonard ORBAN, commissaire européen pour le multilinguisme Migrations et éducation plurilingue Jean-Claude BEACCO, université de Paris 3, conseiller de programme pour le Conseil de l’Europe 114 Langues à l’école et scolarisation des enfants de migrants Gérard VIGNER, inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique régional de Lettres. 121 2 3 Centre national de la recherche scientifique. Institut national d’études démographiques Préface de Xavier NORTH Délégué général à la langue française et aux langues de France Ce numéro 2 des Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques a pour ambition d’apporter un éclairage sur le plurilinguisme dans le contexte particulier de la migration. Chacun mesure le caractère irremplaçable de la maîtrise de la langue du pays d’accueil pour les migrants engagés dans un processus d’intégration. Mais qu’en est-il des langues des migrants elles-mêmes, celles qu’ils apportent avec eux dans leurs bagages ? Cette première question en appelle immédiatement une autre : que sait-on de la manière dont ces langues en présence – langue d’origine et langue d’accueil - évoluent au contact l’une de l’autre et aussi de la génération des parents à celle des enfants ? Au rebours de l’idée selon laquelle la langue du pays d’accueil se substitue de manière indélébile et définitive à la langue première du migrant et de ses enfants, la notion de répertoire plurilingue désigne l’usage ou la connaissance de plusieurs langues dès lors que celles-ci sont, à des degrés divers, comprises, parlées, lues et écrites dans de nombreuses circonstances de la vie sociale. Une première inconnue se pose pour l’étude - en France - des pratiques linguistiques dans ce domaine : on dénombre à première vue peu d’études qui les décrivent. Il en est de même pour la recherche en psycholinguistique. De même, nous ne savons pas si les aspects internes relevant de la maîtrise des langues en présence (phonologie, morphologie, syntaxe, lexique) ont été analysés et pour quelles langues. Dans le contexte de cette ignorance relative, la recherche dispose néanmoins d’un certain nombre d’orientations, réunies ici pour la première fois. Partant de l’acquisition du français comme clé pour l’intégration, on abordera successivement la réalité de l’acculturation linguistique chez le migrant, la façon dont le français est enseigné dans les dispositifs publics d’apprentissage pour adultes, la maîtrise de l’écrit et, enfin, l’acquisition du français à l’école et le plurilinguisme des enfants d’origine étrangère. L’enquête Insee-Ined de 2002 nous renseigne sur les pratiques et la transmission familiale des langues autres que le français en France et met en évidence des spécificités propres à ces langues. Le choix a été fait de compléter cette synthèse par des contributions portant sur les langues parlées aujourd’hui sur notre territoire, qui correspondent aux « grands » flux migratoires récents : arabe maghrébin, berbère, turc, langues africaines, chinois enfin. S’y ajoutent quelques études de cas qui ont pour thème les vacances au pays pour la deuxième génération (Mauritanie et Maroc), les contacts de langues en Guyane française et les compétences des migrants à l’écrit. À la suite de ces contributions de chercheurs, il nous a semblé intéressant de faire témoigner des personnalités qui ont un point de vue sur les langues : le commissaire européen au multilinguisme, Leonard Orban, un représentant de l’Éducation nationale, Gérard Vigner, et un spécialiste des politiques linguistiques éducatives, Jean-Claude Beacco. 5 Migration und Mehrsprachigkeit in Frankreich Vorwort von Xavier NORTH, Délégué général à la langue française et aux langues de France 6 Ziel dieser Beiträge der Beobachtungsstelle für Sprachgewohnheiten ist es, ein neues Licht auf Mehrsprachigkeit im Spannungsfeld der Migration zu werfen. Der Spracherwerb gilt allgemein für integrationswillige Migranten im Aufnahmeland als unumgänglich. Wie verhält es sich aber mit den Migrantensprachen, die bekanntlich aus der Heimat mitgebracht wurden? Auf diese Frage folgt unmittelbar die nächste Frage: Was weiß man eigentlich über die Konfrontation beider Sprachen, d.h. der Erst- und der Zweitsprache? Wie verhalten sie sich untereinander? Ferner, wie entwickeln sie sich von der Eltern- zur Kindergeneration? Entgegen der Auffassung, dass die Sprache des Aufnahmelandes die Erstsprache endgültig ersetzt, weist der Begriff Sprachrepertoire auf den Gebrauch mehrerer Sprachen hin, die in den unterschiedlichsten Situationen des sozialen Lebens gesprochen, gelesen und geschrieben werden. Nach unserem Wissen sind vorhandene Studien über Sprachgewohnheiten in Frankreich selten. Das gilt übrigens auch für Psycholinguistik. Ferner weiß man nicht, ob die internen Aspekte - wie etwa Phonologie, Morphologie, Syntax und Wortschatz - die mit der Konfrontation der verschiedenen Sprachen zu tun haben, untersucht worden sind, und wenn ja, für welche Sprachen. In diesem Zusammenhang kann sich jedoch die Forschung an einigen Studien orientieren, die in unserer Publikation zum ersten Mal vorzufinden sind. Ausgehend vom Erwerb der französischen Sprache, der als Schlüssel für die Integration verstanden wird, werden sukzessiv untersucht: die sprachliche Akkulturation der Migranten, Französichkurse für erwachsene Migranten in öffentlichen Einrichtungen, die schriftliche Kompetenz, und nicht zuletzt Spracherwerb und Mehrsprachigkeit von Kindern mit Migrationshintergrund im Schulsystem. Die Umfrage der Insee-Ined von 2002 liefert Information über Sprachgewohnheiten und Familienvermittlung von Sprachen, die in Frankreich neben Französisch gesprochen werden. Die diesen Sprachen zugrunde liegenden spezifischen Züge kommen dabei zum Vorschein. Nach diesem Überblick galt es, Beiträge über heute in unserem Land gesprochenen Sprachen zu sammeln. Maghreb-Arabisch, Berberisch, Sprachen Schwarzafrikas, Türkisch, Chinesisch zählen zu diesen Sprachen, die den jüngsten Migrationswellen in Frankreich entsprechen. Hinzu kommen ein paar Fallstudien: Urlaub der zweiten Generation im Herkunftsland (Mauritanien und Marokko) und Sprachkontakte in Französischguiana. Im Anschluss an den wissenschaftlichen Beiträgen wurden Persönlichkeiten, deren Meinung in Sachen Sprachen als wichtig gilt, um ihre Ansicht gefragt: der EU-Kommissar für Mehrsprachigkeit Leonard Orban, ein Vertreter des französischen Ministeriums für Bildung Gérard Vigner und ein Experte für Bildungs- und Sprachenpolitik Jean-Claude Beacco. Migration and multilinguism in France Foreword by Xavier NORTH, Délégué général à la langue française et aux langues de France This second issue of the Cahiers de l'Observatoire des pratiques linguistiques aims to shed some light on plurilingualism in the particular case of migrants. It is generally agreed that for a migrant a good command of the language of his host country is a major key to his integration. But there is little discussion about the languages the migrant brings from his home country, about their evolution in families and about the interactions between these languages and the language of the host country. By contrast with the idea that the latter should entirely displace the migrant's original language we now have the notion of a plurilingual repertoire which can prove to be a useful asset in numerous social circumstances. But the practice of the migrant's plurilingualism is little documented in France, whether it be through linguistics or psycholinguistics. The present issue is thus intended to collect the information currently available on the matter and to provide the researcher with a few guidelines. It begins by reviewing the framework and the methods of teaching French as a foreign language to migrants in the process of their acculturation and integration, including to migrant children in schools through acknowledging their plurilingualism. An account of the survey conducted by Insee-Ined in 2002 shows how and to what extent parents transmit their languages to their children, and the variations of family practice according to the different groups and languages. Some individual studies focus on the non-European languages which are mainly spoken in France depending on the major immigration trends: Maghrebi Arabic, Berber, Turkish, Chinese and languages from Africa. Other studies deal with particular topics like migrant children going on holiday to their parents’ countries of origin (Mauritania and Morocco) or contacts between the languages in French Guiana. Finally, three specialists have accepted to contribute with their personal opinions about languages and plurilingualism: Leonard Orban, the European commissioner for multilingualism, and the linguists Gerard Vigner and Jean-Claude Beacco. 7 8 Maitrise de la langue du pays d’accueil 9 L’acculturation linguistique des migrants : des tactiques d’apprentissage à une sociodidactique du français langue seconde Hervé ADAMI Université de Nancy ATILF CNRS UMR 7118 (Équipe Crapel) Deutsch 10 Ein wichtiges Merkmal vom Spracherwerb bei Migranten ist, dass er mit einer Reihe von nicht didaktischen Faktoren eng verbunden ist. Dabei spielen eine wichtige Rolle der gesellschaftliche und politische Kontext, da Zuwanderung ein politisches Thema ist, sowie der Kontext des Spracherwerbs, da dieser zum grössten Teil ausserhalb des Sprachunterrichts stattfindet. Daher gilt es, Kommunikation- und Sprachlernstrategien beim ungesteuerten Spracherwerb zu untersuchen, um den Teilnehmenden an Sprachkursen geeignete und effiziente Lernstrategien je nach soziodidaktischer Lage zu vermitteln. English Language training for migrants has the peculiarity of being closely dependent on a set of non-didactic factors: the institutional and political context, because immigration is a political issue, but also the context of language acquisition, because most of the migrants’ linguistic acculturation takes place in natural settings. We must then analyze communication and language learning tactics that migrants resort to in natural settings so that we may develop appropriate and efficient sociodidactic procedures for the language training that we may offer. Introduction Les migrants qui s’installent dans les sociétés modernes des pays d’accueil sont inéluctablement engagés dans un processus d’acculturation linguistique, même si la profondeur de cette acculturation est très inégale selon les individus. La puissance des langues officielles et leur omniprésence laissent peu d’espace aux langues d’origine. À moins d’une réclusion totale dans le cercle familial ou communautaire, les migrants sont amenés à avoir des contacts avec des locuteurs natifs ou avec d’autres migrants qui utilisent la langue dominante. En France, comme ailleurs dans le monde et sans doute de toute éternité, le mode dominant de l’acculturation linguistique des migrants est l’acquisition en milieu naturel. Avec les grandes vagues d’immigration de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, les migrants ont rejoint les rangs de la classe ouvrière et la question de la maitrise de la langue ne s’est pas posée d’emblée puisqu’elle était économiquement et socialement superfétatoire. Avec l’avènement de la société postindustrielle, il n’y a plus d’échappatoire : quelles que soient les situations sociales, l’usage de la langue dominante, et de l’écrit en particulier, est incontournable. La question de la formation linguistique des migrants devient alors un aspect majeur de l’intégration. Acquisition en milieu naturel : tactiques de communication et tactiques d’apprentissage Le processus d’acculturation linguistique des migrants est engagé dès lors qu’ils se retrouvent en milieu homoglotte. Pour certains d’entre eux, le processus est même déjà engagé dans leur pays d’origine si l’on pense aux situations sociolinguistiques des nations officiellement ou « officieusement » francophones d’Afrique. Les migrants, en arrivant dans le pays d’accueil, vivent une situation d’immersion presque totale dans la mesure où ils sont confrontés à la réalité d’une situation que Calvet (1987) définit comme « un type de plurilinguisme à langue dominante unique ». La France n’est pas une société complètement homoglotte comme la mythologie politique et les institutions ont longtemps pu nous le faire croire : des langues régionales, encore vivaces pour certaines, aux créoles et aux langues des migrants en passant par les nombreuses nuances des variétés et des variations sociales, la réalité sociolinguistique de la France est plurilingue. Mais ce plurilinguisme est dominé par la langue dominante unique qu’est le français. Le français est la langue exclusive de l’administration, de l’école, des médias de masse, de la consommation, de même qu’il est aussi la langue la plus utilisée pour les échanges interindividuels. Les migrants sont même confrontés à la présence dominante du français dans leur propre famille dans la mesure où leurs enfants francophones utilisent spontanément cette langue avec eux. Les possibilités de l’utilisation d’une autre langue que le français en France sont donc restreintes. Ceci étant, les situations sont extrêmement contrastées et il existe des variations très fortes entre sexes ou entre les migrants selon leurs origines géographiques : les Turcs et les Portugais par exemple tentent davantage de maintenir l’usage de leurs langues d’origine que les Italiens ou les Espagnols (Tribalat, 1995). Dans tous les cas, ce qui caractérise la situation des migrants dans le processus d’acculturation linguistique, c’est qu’ils sont soumis en permanence à la pression du français et que cette acculturation passe d’abord par l’acquisition de la langue en milieu naturel. En effet, même si dans le cadre des nouveaux dispositifs mis en place avec le Diplôme d’initiation à la langue française (DILF) et le Contrat d’accueil et d’intégration (CAI), les migrants peuvent bénéficier d’une formation linguistique, ils ne sont pas tous concernés : la majorité des primoarrivants ne bénéficie pas de cette formation parce qu’ils sont considérés comme suffisamment autonomes en français. Pour leur part, les migrants qui sont installés en France depuis plus de deux ans ne bénéficient pas tous, tant s’en faut, d’une formation linguistique dans le cadre des actions organisées par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE). Dans le meilleur des cas, un migrant pourra bénéficier au maximum de quelques centaines d’heures de formation linguistique en français. Pour eux, ainsi bien sûr que pour ceux qui ne suivront jamais de formation linguistique, l’essentiel de l’acculturation linguistique s’effectue en milieu naturel. Cette acquisition spontanée a fait l’objet d’une grande enquête longitudinale dans le 11 12 cadre du projet ESF (European Science Foundation). Cette enquête, effectuée dans des conditions expérimentales proches de la réalité, visait à mettre au jour à la fois les modes d’acquisition des langues cibles par des migrants à travers notamment les mécanismes de l’interaction exolingue, mais elle avait aussi pour but de décrire le processus de construction et les structures transitoires de l’interlangue des apprenants. Comme le précise Colette Noyau (1988), « les hypothèses fondamentales à la base du projet européen sont de type psycholinguistique ». Ce travail de recherche a donné lieu à de nombreuses publications dont, entre autres, celles de Clive Perdue (1993a et 1993b). Si l’on connait ainsi beaucoup mieux les mécanismes linguistiques et psycholinguistiques de construction de l’interlangue des migrants en situation d’acquisition spontanée, on en sait en revanche beaucoup moins sur les modalités socio-langagières de ces acquisitions. L’interaction reste bien le mode d’acquisition privilégié de la langue cible et le projet ESF a montré que plus les contacts interpersonnels des migrants avec des natifs sont nombreux et plus vite ils progressent. Mais une interaction verbale n’est pas un simple face-à-face entre deux ou plusieurs individus : c’est d’abord une interaction socialement située avec une finalité, un contexte, des interactants qui sont aussi des sujets sociaux. La nature sociale des interactions dans lesquelles sont engagés les migrants est donc un facteur déterminant pour comprendre les modes d’acquisition de la langue cible. Les interactions dans un cadre professionnel, amical ou transactionnel, celles qui ont un aspect formel ou au contraire informel, celles qui engagent des individus de milieux sociaux très différents ne seront évidemment pas de même nature : interactions de connivence s’appuyant sur les implicites d’une communauté de pratiques (Wenger, 1998) et sur ceux d’une communauté épistémique (Riley, 2002) ou interactions requérant davantage de verbalisation, il existe une infinité de situations de communication dont la gestion est à chaque fois différente. Les migrants évoluent dans un contexte social, professionnel et relationnel qu’il convient de connaitre si l’on espère comprendre dans quels types d’interactions ils sont le plus souvent engagés. Ainsi s’agit-il de savoir où ils habitent, où ils travaillent, quels contacts ils ont avec les natifs pour déterminer de façon fine les modalités d’acquisition socio-langagières de la langue cible par le biais des interactions verbales. On sait par exemple qu’ils habitent majoritairement dans les quartiers populaires et plurilingues (Boëldieu et Thaves, 2000), qu’ils sont le plus souvent ouvriers ou employés non qualifiés (Thaves, 2000), que les femmes sont le plus souvent au foyer et que les contacts interpersonnels qu’ils entretiennent se limitent souvent au réseau des autres migrants de même origine géographique ou linguistique. L’essentiel des échanges linguistiques des migrants avec des natifs ou non a donc lieu avec des pairs sociaux. Les migrants ont à faire face à une situation socio-langagière qu’ils doivent gérer quotidiennement en mobilisant leurs propres ressources, en utilisant des procédés empiriques, des stratégies de contournement, des « tactiques », telles que les définit Michel de Certeau (1990 : XLVI) quand il les oppose aux « stratégies » : « J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement (…). J’appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a d’autre lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances (…). Sans cesse le faible doit tirer parti de forces qui lui sont étrangères. Il l’effectue en des moments opportuns où il combine des éléments hétérogènes (…), mais leur synthèse intellectuelle a pour forme non un discours, mais la décision même, acte et manière de « saisir » l’occasion. » Dans le cas de l’acculturation linguistique des migrants, il s’agit de tactiques communicationnelles dont l’objectif est l’intercompréhension avec les natifs. Ce concept de tactique, emprunté à de Certeau et transposé dans le domaine de l’acquisition/apprentissage des langues, me parait particulièrement adapté pour comprendre le mode d’acquisition socio-langagier de la langue cible par les migrants en milieu naturel. Dans cette situation d’immersion presque totale, apprentissage et communication se confondent : les migrants doivent apprendre en communicant. L’apprentissage guidé, lui, permet d’apprendre à communiquer et, de fait, opère une distinction entre les deux. En situation d’apprentissage spontané, apprendre à communiquer suppose l’élaboration de stratégies individuelles de communication et d’apprentissage qui reposent d’abord sur un rapport réflexif et distancié aux pratiques langagières et à l’apprentissage. Or, ces conditions sont difficilement réunies avec les migrants : d’une part parce que l’immersion impose ses urgences sociales et ses priorités, que n’ont pas à subir des étudiants étrangers en France par exemple, et d’autre part, parce que de nombreux migrants ne possèdent pas, ou peu, d’habitus d’apprentissage du fait d’une scolarisation courte, voire inexistante, dans leur pays d’origine. Les migrants mettent donc en œuvre des tactiques de communication et d’apprentissage empiriques et épilinguistiques étroitement dépendantes des contextes de communication, des circonstances et des locuteurs natifs avec lesquels ils sont engagés dans des interactions exolingues. Ces tactiques de communication ont toutes le même objectif : comprendre et se faire comprendre dans des interactions socialement situées pour répondre à un besoin particulier, à un moment donné. Dès lors que ce but est atteint, le phénomène bien connu de fossilisation de l’interlangue peut gêner ou empêcher toute progression ultérieure. Chez les migrants, ceci est renforcé par le fait que la maitrise de la langue du pays d’accueil n’est pas un but en soi, mais un moyen d’intégration. Les migrants les moins scolarisés ne possèdent pas les ressources métacognitives et métalinguistiques, elles-mêmes très fortement liées à la scolarisation, nécessaires pour capitaliser les acquis empiriques de l’interlangue : la langue est pour eux d’abord un moyen d’agir et ne possède pas d’existence autonome comme objet distinct du réel (Adami, 2001). Les tactiques d’apprentissage de la langue en milieu social procèdent du principe de l’utilité et de la nécessité et, à ce titre, elles sont nécessairement opportunes et situées. Vers une approche socio-didactique en formation des adultes migrants L’analyse du contexte politico-institutionnel, social, économique, culturel de l’acculturation linguistique des migrants est incontournable pour pouvoir construire une démarche de formation efficiente. L’immigration, qu’on le regrette ou non, pour le meilleur et pour le pire, est un enjeu politique majeur : qu’il s’agisse pour les uns de vilipender les immigrés ou pour les autres d’en prendre la défense systématique, cette question revient périodiquement au centre du débat politique depuis plus d’un siècle (Noiriel, 2006). La formation linguistique des migrants n’échappe pas à ce contexte et s’inscrit dans l’évolution des politiques publiques sur la question générale de l’immigration. D’autre part, les migrants sont en situation d’immersion linguistique et l’essentiel du processus d’acculturation linguistique se déroule en milieu social. Parmi eux, ceux qui seront ou ont été des apprenants de français, sont minoritaires. La didactique du fran- 13 çais langue seconde (FLS) pour les migrants ne peut ignorer ces réalités. La dimension « salle de classe » et les questions méthodologiques ne peuvent être traitées indépendamment du contexte que je viens d’évoquer. Le cadre conceptuel qui me semble le plus adapté pour articuler ces deux aspects, c’est-à-dire le contexte et la méthodologie, est celui de socio-didactique du français. Ce concept a été progressivement mis au jour notamment par les travaux de Louise et Michel Dabène puis formalisé par Marielle Rispail (2003). Pour Cortier (2007), il s’agit : « d’une didactique articulée à la variété des contextes dans leurs aspects politiques, institutionnels, socioculturels et sociolinguistiques d’une part, mais aussi à la variété et à la variation langagière, linguistique et sociale, interlectale et interdialectale, d’autre part, et pour laquelle sociolinguistique scolaire et didactique du plurilinguisme sont deux champs qu’il est absolument nécessaire de convoquer concomitamment, pour l’élaboration de politiques linguistiques et éducatives cohérentes. » 14 Une approche socio-didactique du FLS dans le champ de la formation linguistique des adultes migrants s’articulerait donc en premier lieu sur le contexte politico-institutionnel. Ceci est déjà largement le cas depuis la création du CAI et du DILF. Le pouvoir politique pilote la formation linguistique des migrants et en définit les orientations générales, y compris quand ces orientations prennent place dans un cadre technique transnational comme le Cadre européen commun de référence (CECR). Le DILF, qui a nécessité une adaptation du CECR en créant le niveau spécifique A1.1, en est une illustration : la France, à la différence d’autres pays européens, a choisi de permettre à des migrants peu ou pas scolarisés de passer un diplôme national qui a pour objectif de faciliter leur intégration. C’est une décision politique qui entraine des adaptations techniques. Mais un pouvoir politique d’essence démocratique est lui-même pris dans un contexte dont il dépend : mouvements économiques, mouvements de l’opinion publique ou évolution des rapports de force dans le débat public1. À cet égard, l’enseignement/ apprentissage du français pour les migrants n’est pas l’affaire des seuls experts techniques, des didacticiens. D’autre part, une approche socio-didactique dans le champ de la formation linguistique des migrants signifie la prise en compte des données biographiques des apprenants et du contexte socio-langagier dans lequel ils vivent une situation d’immersion linguistique. Concernant la biographie, la question de la scolarisation et du rapport à l’écrit est déterminante (Adami, 2008). Des apprenants analphabètes à ceux qui possèdent un diplôme universitaire en passant par une majorité, elle-même hétérogène, de personnes faiblement ou moyennement scolarisées, les migrants en formation linguistique présentent des profils extrêmement variés. À cela s’ajoutent les origines sociales, géographiques, linguistiques, culturelles et tant d’autres éléments qui font les identités multiples des individus. Enfin, ils sont, dans le pays d’accueil, des ouvriers, des femmes au foyer ou des chercheurs d’emploi qui habitent et vivent dans un contexte social imposant ses multiples contraintes : démarches administratives, emploi, consommation, transports, scolarité, etc. Ils ne sont donc que temporairement, transitoirement, partiellement des apprenants. La « salle de classe » n’est pas un champ clos : c’est le point de convergence ponctuel de l’ensemble de ces facteurs extra-didactiques. Dans ce cadre, la méthodologie didactique n’est pas secondaire, mais seconde : elle est un instrument au service de l’élaboration d’une démarche socio-didactique qui a elle-même pour objectif de répondre aux 1 À cet égard, on peut évoquer ici le débat sans cesse réactivé entre les positions différentialistes, républicaines, communautaristes, multiculturalistes, assimilationnistes, etc. L’évolution des rapports de force entre ces différentes positions a des incidences directes sur la représentation politique et les choix qui sont faits par les gouvernements successifs. besoins spécifiques des apprenants en tenant compte de l’ensemble de ces facteurs. Il ne s’agit pas de s’appuyer sur une méthodologie universelle, d’ailleurs introuvable, mais de s’interroger sur les techniques didactiques et leur pertinence dans un cadre à chaque fois différent. Il en est ainsi des documents et des supports utilisés (Adami, à paraitre), de la question de la séparation des aptitudes, des démarches sur objectifs spécifiques ou de l’autonomie, par exemple. Conclusion Sur le terrain, les acteurs du champ de la formation d’adultes migrants signalent régulièrement que les outils et les productions scientifiques dans le domaine du FLE/FLS ne répondent que partiellement à leurs attentes spécifiques de formateurs et aux besoins des publics qu’ils ont en charge. Pour répondre à ces attentes insatisfaites, il ne s’agit sans doute pas de repenser toute la didactique du FLE/FLS à l’aune de la formation linguistique des migrants, mais de repenser certaines certitudes théoriques et méthodologiques qui ne résistent pas à l’épreuve de ce terrain. Dans ce domaine didactique, encore moins que dans d’autres, la salle de classe n’est pas un isolat social. L’analyse de l’articulation des facteurs didactiques et extra-didactiques peut permettre de penser ou de repenser l’intervention didactique dans la complexité du contexte social dont elle procède et dans lequel elle s’insère. Bibliographie ADAMI H. 2001, « Oralité et métalangue dans les rapports au langage des scripteurs/lecteurs en insécurité à l’écrit », Mélanges CRAPEL, pp. 7-37. ADAMI H. 2008, Le rôle de la littératie dans le processus d’acculturation des migrants, Conseil de l’Europe. ADAMI H. à paraitre, « Les documents authentiques dans la formation des adultes migrants : contraintes institutionnelles et pratiques pédagogiques », Actes du colloque Des documents authentiques oraux aux corpus : questions d’apprentissage en didactique des langues, ATILF et ICAR, 14 et 15 décembre 2007, Nancy. BOËLDIEU J. & THAVES S. 2000, « Le logement des immigrés en 1996 », Insee Première n° 730. CALVET L.J. 1999, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Hachette-Littérature, Paris. CORTIER C., à paraitre, Didactique(s) du français et des langues régionales et/ou minoritaires : réflexions pour une sociodidactique des langues à l’école française, Symposium du 10e colloque international de l’AIRDF, Didactique du français, le socioculturel en question, Villeneuve d’Ascq, 2007. DE CERTEAU M. 1990 (R rééd), L’invention du quotidien, tome I : Arts de faire, Gallimard, Paris. NOIRIEL G. 2006 (rééd.), Le creuset français. Histoire de l’immigration, 19e-20e siècle, Éditions du seuil, Paris. NOYAU C. 1988, « Recherches sur l’acquisition spontanée d’une langue étrangère par des adultes dans le milieu social, » Dialogue et Culture, pp. 208-218. PERDUE C. 1993a, Adult language acquisition : cross-linguistic perspectives : field methods, Cambridge University Press, Cambridge. PERDUE C. 1993b, Adult language acquisition : cross-linguistic perspectives : the results, Cambridge University Press, Cambridge. RILEY P. 2002, « Epistemic communities : the social knowledge system, discourse and identity », in Cortes G. & Riley P. (eds), Domain specific-english : textual practice across communities and classrooms, Peter Lang, Berne, pp. 41-64. RISPAIL M. 2003, Pour une socio-didactique de la langue en situation multiculturelle, ANRT, Lille. THAVES S. 2000, « L’emploi des immigrés », Insee Première n° 717. TRIBALAT M. 1995, Faire France. Une grande enquête sur les immigrés et leurs enfants, La découverte, Paris. WENGER E. 1998, Communities of practice : learning, meaning and identity, Cambridge University Press, Cambridge. 15 Le plurilinguisme des enfants de migrants en milieu scolaire Marie-Madeleine BERTUCCI Université de Cergy-Pontoise. IUFM EA 1392 CRTF-LaSCoD F Deutsch 16 Im Jahre 2008 ist das Schulsystem mit einer neuen Situation konfrontiert, in der Mehrsprachigkeit herrscht, jedoch weiterhin ignoriert wird. Die Lage der neu zugewanderten Kinder ist, was Sprachen anbelangt, heterogen, wobei die sprachliche Homogenisierung durch die französische Sprache als Norm gilt. Ferner zielt das Schulsystem darauf hin, ein gemeinsames Wissen zu vermitteln und das Identische zu erzeugen. Ignoriert wird, was ausserhalb der eigenen Norm liegt und eine Abweichung darstellt, wie etwa die Mehrsprachigkeit der Schüler. Sprachen sind dann mit Französisch nicht gleichberechtigt, indem sie untereinander hierarchische Beziehungen pflegen, ein Phänomen, das zur wirklichen oder symbolischen Ungleichheit unter Sprechern führt. Daraus ergibt sich, dass mehrsprachige Identität kaum anerkannt werden kann, da die ihr zugrunde liegende Eigenart von einem zum anderen Sprecher variiert. Kann jedoch das Schulsystem heute über kulturelle Unterschiede und Mehrsprachigkeit weiterhin hinwegsehen? In anderen Wörten, sollte man nicht die universelle Auffassung, die Unterschiede verneint, neu definieren, um die Grundlagen für eine Sprachdidaktik zu schaffen, die sowohl Mehrsprachigkeit als auch Mobilität berücksichtigt? English In 2008, the school system is faced with the problem of linguistic diversity, a new situation, which it stubbornly ignores. The linguistic background of incoming pupils is heterogeneous, but linguistic homogenisation through the acquisition of French remains the norm. In other words, the school system aims to teach a common base, with the mission to produce uniformity. It ignores what does not fit into what it defines as the norm or presents some sort of deviance, for example the multilingual background of students. All languages are not held to be on equal standing with French, a hierarchy that encourages an unegalitarian view, real or imagined, between speakers and a plurilingual identity. A situation hard to bring to light, because of the variety of each situation, each perceived as being different. Can the school system afford avoiding to acknowledge cultural variety and plurilinguism? In other words, should the universalist conception which ignores differences be refined, and should the school system set up a linguistic curriculum which takes into account the issues of plurilinguism and mobility? Une école dans l’ignorance de la diversité : un miroir des politiques linguistiques En 2008, la problématique de la diversité a changé par rapport à celle de la fin du XIXe siècle, et l’école se trouve confrontée à une situation nouvelle de diversité linguistique, résultant de la décolonisation et des phénomènes migratoires. En effet, si les langues régio- nales, pour ce qui est des usages effectifs et quotidiens, à l’exception des créoles, ne concernent plus de nombreux locuteurs, les situations de plurilinguisme intérieur sont vivantes. On postulera donc que, du fait de la mobilité internationale, le français coexiste avec les langues régionales, mais aussi avec les français régionaux, qu’ils soient hexagonaux ou francophones issus d’Afrique, des Antilles et de La Réunion, et enfin avec les langues des migrants1 comme le montrent les faits suivants. Une situation linguistique hétérogène Christine Deprez (2003 : 36 et suiv.) analysant les résultats de l’enquête Histoire familiale conduite par l’Insee- Ined et associée au recensement de 1999, souligne que 26 % des adultes de plus de dix-huit ans vivant en France métropolitaine en 1999 déclarent avoir connu une première socialisation bilingue ou avoir vécu dans une famille pendant leur enfance où on ne leur parlait pas le français. On compte donc onze millions de personnes qui ont été en contact avec une autre langue que le français dans leur milieu familial2, 8 % des familles seulement employant une autre langue que le français (Deprez, id. : 36 ; Héran, Filhon, Deprez, 2002 : 1). Ce cas, rare pour les langues régionales, concerne essentiellement les langues étrangères, transmises ou reçues dans le pays d’origine, et touche essentiellement les migrants nouvellement arrivés. Le schéma usuel est la cohabitation3 d’une autre langue avec le français (Bertucci, 2002). Les sondages effectués en milieu scolaire confirment cet état de fait. En 2002, sur soixante-huit élèves de 6e sondés, trente-quatre disaient être en situation de plurilinguisme. En 2005, sur cinquante-trois élèves de 4e et de 3e, vingt et un déclaraient parler français chez eux ; vingt-neuf, une autre langue et éventuellement le français, trois ne donnaient pas de réponse (Bertucci, 2005). Dans le dernier cas, les élèves étaient tous nés en France, exceptés cinq. Il faut noter cependant que la part du français est variable d’une famille à l’autre, instable et sujette à une évolution : la troisième génération n’hériterait pas du bilinguisme des parents (Deprez, 2003 : 37). D’autres travaux cependant nuancent cette analyse et mettent en valeur l’aptitude de certaines langues à se transmettre et à se pérenniser à travers des communautés particulièrement bien structurées. Ainsi l’enquête sur le plurilinguisme à Lyon (Akinci, De Ruiter, Sanagustin, 2004) fait apparaitre la vitalité des langues de la migration. Sur 11 647 élèves ayant répondu, cinquantetrois pour cent déclarent parler une autre langue que le français à la maison (Id. : 157). Les résultats4 sont donc supérieurs à ceux de la moyenne nationale que l’enquête précitée a donnés. La vitalité de la transmission de l’arabe, du turc, du cambodgien, du vietnamien et de l’arménien est un fait particulièrement intéressant, qui tient à ce que les communautés concernées sont très structurées et ont une forte sociabilité (Id. : 160 ; Akinci, 2003 : 141 pour le turc ; Bertucci, 2006 a, pour l’arménien), qui leur permet de vivre à l’intérieur de la communauté sans avoir véritablement besoin du français ou sans contact fréquent avec lui (Akinci, De Ruiter, Sanagustin, 2004 : 161 ; Tribalat, 1995), phénomène attribué à la vitalité ethnolinguistique du groupe minoritaire5 (Akinci, 2003 : 127). Cette diversité et sa part d’instabilité et d’hétérogénéité sont mal connues des pro1 Il faudrait citer aussi la présence de l’anglais qui constitue un élément nouveau. Dont à part égale 5,5 millions de locuteurs de langues étrangères et 5,5 millions de locuteurs de langues régionales. 3 L’enquête montre qu’avec le temps le français apparait dans les familles du fait de la scolarisation des enfants et par le biais des médias. 4 Ce résultat serait attribué à la forte proportion de migrants dans la région de Lyon. 5 Laquelle ne doit pas cependant masquer l’instabilité fondamentale des situations de contact de langues. 2 17 fessionnels de l’enseignement, et ne font pas l’objet d’une réflexion collective dans le cadre scolaire. L’accueil des élèves allophones en milieu ordinaire ignore cet aspect. L’accueil des élèves allophones6 18 Si les programmes de collège de 1996 mentionnent les élèves allophones par le recours à la notion de français langue seconde - nouveauté qui prend acte de la diversité -, ils ne disent rien de ces élèves, ni de la proximité qu’ils peuvent avoir avec des variétés de français non hexagonales. Les programmes de collège de 1996 ont parmi leurs objectifs l’intégration « des élèves étrangers dans le système éducatif français7 » et l’accession de ces élèves à « un bilinguisme dans lequel le français est la langue de la communication scolaire et progressivement extrascolaire » (Rééd. 1999, id. : 32). L’homogénéisation linguistique est la norme, les programmes désignent le français comme la langue maternelle et les élèves doivent s’immerger dans le français8 pour recevoir progressivement un enseignement identifié comme un enseignement de français langue maternelle. Dans l’institution scolaire, le plurilinguisme est souvent insoupçonné, ignoré (Bertucci, 2005). Cette cécité face aux langues des élèves (Bertucci, 2003) est ambiguë. Les enseignants savent plus ou moins que les élèves parlent une ou plusieurs autres langues, mais n’en tiennent pas compte dans leur approche de l’enseignement du français, tout particulièrement dans les lycées et collèges. Il semble que les enseignants de l’école élémentaire et ceux des lycées professionnels en soient davantage conscients. Colette Corblin et Francine Voltz ont réalisé une enquête sur la reconnaissance du plurilinguisme des élèves par les enseignants (2005). Cette étude effectuée auprès de professeurs stagiaires de l’IUFM de Versailles a montré que soixante-dix-huit pour cent des professeurs d’école stagiaires le savaient, mais que trente-huit pour cent seulement étaient aptes à nommer la ou les langues concernées. Les deux tiers des professeurs de lycée professionnel stagiaires sondés connaissaient la ou les langue(s) étrangère(s) parlée(s) par leurs élèves, mais seuls sept professeurs de lycée et collège stagiaires sur trente-quatre interrogés disaient connaitre l’existence d’une situation plurilingue. C’est donc dans les collèges que la méconnaissance du plurilinguisme des élèves est la plus forte, que la distance est la plus grande et que le statut du français est le plus délicat et le plus ambigu9. Cette situation résulte du monolinguisme dominant la conception qui préside au système scolaire en France. Un monolinguisme dominant Le monolinguisme, solidement ancré dans la tradition de l’enseignement républicain, constitue la base idéologique, avouée ou non, de l’approche de la langue dans les programmes scolaires. On pouvait lire dans le texte définissant les Orientations sur l’avenir du collège, pour un 6 Cette question suppose de prendre un certain nombre de précautions pour éviter les amalgames, être allophone n’induit pas l’échec scolaire, et l’association « immigration-étrangers-échec scolaire » (Varro, 1997 : 78) doit être dénoncée. 7 Ces programmes désignent des élèves, dont on ne précise que le fait qu’ils sont « de langue maternelle étrangère nouvellement arrivés en France », n’ayant encore jamais été scolarisés sur le territoire français et ils organisent un enseignement « adapté aux besoins de ces élèves dans des structures spécifiques », (Rééd. 1999 : 17). 8 Vu à ce stade comme une langue seconde pour les élèves allophones. (Id. 32). 9 On peut probablement l’expliquer par la formation reçue par les enseignants et par leur culture disciplinaire, les CAPES et les agrégations de lettres ne sensibilisant pas les étudiants à ces questions, pas plus que la formation en IUFM, ou très peu. collège républicain (2001), ces propos de Jack Lang : « priorité absolue donnée à la maitrise de la langue nationale, qui doit être la colonne vertébrale de l’enseignement maternel et élémentaire : parler, lire, écrire, doivent être l’ossature de l’école primaire10 ». L’école primaire joue un rôle fondateur dans cette perspective, car le collège, poursuit le ministre, ne peut pas « réduire à lui seul l’hétérogénéité en matière de langue11 ». La priorité accordée à la langue nationale, dont on perçoit bien les raisons, qui se justifient amplement par le nombre élevé d’élèves ayant des difficultés à maitriser la langue, est de manière emblématique liée à l’idéal républicain. Il n’y a pas d’enseignement républicain détaché de la langue nationale, présentée comme une des valeurs fondatrices de la République. C’est pourquoi à la question des connaissances et des compétences que l’élève doit maitriser à la sortie du collège, Jack Lang répond « l’aptitude à formuler clairement sa pensée à l’oral comme à l’écrit12 ». C’est la raison pour laquelle l’institution scolaire ne peut pas donner de réponse au plurilinguisme en milieu ordinaire. Régie par des normes rigides (Fisher, 1990), appuyée sur une tradition, elle peut résister aux interactions sociales et maintenir un fonctionnement autonome (Goffman, 1988). En d’autres termes, elle vise la transmission d’un savoir commun et a pour vocation de créer de l’identique. Elle ignore ce qui sort de ses normes et qui présente un caractère déviant ; le plurilinguisme des élèves ou leurs pratiques langagières en sont des exemples. L’école a pour vocation de créer du lien social et cette vocation intégrative est double. Elle vise, d’une part, « une intégration politique et idéologique à la nation représentée par l’État » (Charlot, 1992 : 347) et, d’autre part, une éducation morale. Elle est conçue comme « un espace d’unité et d’universalité, où la diversité, la particularité et encore plus la conflictualité ne peuvent recevoir aucune légitimité, et donc aucune place » (Id. : 349). La différence est perçue comme un handicap socioculturel qu’il convient de compenser. Comme l’écrit Bernard Charlot : « cette interprétation de la différence en termes de déficits, de manques, de lacunes montre bien que la norme idéologique reste bien la similitude et l’égalité » (Id. : 355), alors que l’on peut interpréter certains conflits comme l’expression d’une volonté très forte des sujets d’affirmer leur différence et leur identité, la langue en constituant l’un des vecteurs. La conception du français enseigné à l’école relève d’une tradition historique forte, ancrée dans la volonté politique d’instaurer une langue républicaine, « creuset de l’homogénéité nationale » (Crépon, 2001 : 29). Le statut des langues dans l’institution scolaire Le collège, selon les textes, donne les références communes et constitue un moule commun à tous les élèves dans le cadre d’une formation intellectuelle et civique à la fois 13 : « Le collège est aujourd’hui le niveau de formation le plus élevé commun à tous les élèves. Les élèves sont déjà des participants de la vie sociale, ils doivent donc avoir acquis un ensemble de connaissances fondamentales communes pour structurer leur jugement, savoir s’exprimer et enrichir leur imaginaire (Rééd. 1999 : 15) 14 ». 10 http://www.education.gouv.fr/ram/educ/brochure/actions/ 2001/college/collegevl.pdf, p.2, page active le 3 juin 2008. 11 Id. : 10. 12 Id. : 11. 13 Aspect confirmé et amplifié par le socle commun de connaissances et de compétences mis en place en 2006. Décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006, paru au JO n° 160 du 12 juillet 2006, p. 10396, www.legifrance.gouv.fr, page active le 3 juin 2008. 14 Programme du cycle d’adaptation : classe de 6e Le français au collège. 19 Les programmes de français du collège reposent sur une représentation unificatrice qui est celle de la langue nationale, jamais définie dans les programmes, sauf de manière indirecte pour les élèves allophones comme « la langue de la communication scolaire et progressivement extrascolaire15 » (Id. : 30) Les notions de langue maternelle et de langue nationale ne sont pas distinguées, sont utilisées l’une pour l’autre et se réfèrent implicitement à la notion de français standard, notion admise telle quelle et que les programmes ne théorisent pas. Or, on sait que lorsqu’elle se dote d’une forme standard, une langue se met à exister comme « entité autonome » indépendante des pratiques auxquelles elle sert de « norme, de moyen de représentation, et même de source, savoir parler c’est avoir assimilé un ensemble de règles » (Quéré, 1987 : 62). La variété standard n’est pas « une variété parmi d’autres, {… }, elle exclut purement et simplement l’idée même de variété » (Id. : 62). 20 On comprend donc pourquoi les pratiques langagières des élèves et la variation ne peuvent pas être envisagées. Les langues maternelles des élèves allophones sont mentionnées sans qu’elles soient énumérées et donc renvoyées à une indifférenciation babélienne : « le français langue seconde concerne des élèves allophones, souvent plurilingues, inscrits au collège de la 6e à la 3e » (Rééd. 1999 : 32). La variété standard qui est enseignée fait autorité, sans que l’on se pose de questions sur la description qu’on en propose. La notion de discours au cœur des programmes pourrait cependant conduire cette réflexion, mais elle n’est pas envisagée dans cette perspective (Id. : 28). La description du français proposée à l’école est celle offerte par les grammaires de référence et les manuels scolaires ainsi que sur une transmission fondée sur la pratique d’exercices codifiés, définie comme la grammatisation (Balibar, 1985 : 147), exercices qui excluent la diversité et la variation. Si les programmes du collège évoquent la diversité, l’hétérogénéité, le phénomène semble ressenti plutôt comme un obstacle. Si les objectifs sont bien de maitriser la langue, il s’agit avant tout d’une variété standard, d’un français scolaire, basique, fonctionnel qui ne s’appuie pas sur les usages des élèves, ce qui freine l’adaptation à la diversité et amène inévitablement à négliger la réalité du plurilinguisme. Inégalité et stigmatisation Les langues ne sont pas sur un pied d’égalité et les relations hiérarchiques qu’elles entretiennent contribuent à entretenir une relation inégalitaire, réelle ou imaginaire entre les locuteurs. Les représentations autour du français sont particulièrement significatives de cette relation, tout comme les langues de la migration qui ont un statut à part dans le cadre de l’enseignement des langues et cultures d’origine (Bertucci, Corblin, 200716). 15 Id. Cas du français langue seconde. En 1973 émerge l’idée d’organiser dans le cadre de l’école, pour les élèves issus des familles des ressortissants étrangers venus s’installer en France, un enseignement de leurs langues et cultures d’origine dont le cadre général est fixé par un texte de 1976 qui prévoit que « des cours de langue et de civilisation étrangères peuvent être donnés dans les écoles élémentaires, en dehors des heures de classe, à l’intention d’élèves étrangers qui ne bénéficient pas d’un enseignement de leur langue maternelle. La demande vient des États d’émigration et d’abord du Portugal. Ceci amènera la France par la suite, à conclure des accords bilatéraux avec, par ordre chronologique, le Portugal, l’Italie, la Tunisie, le Maroc, l’Espagne, la Yougoslavie, la Turquie, et l’Algérie. L’objectif est l’intégration. Cet enseignement doit permettre à la fois aux élèves de mieux s’insérer dans l’école, mais aussi de conduire à conserver des racines, en maintenant des liens 16 Une conception « essentialiste » de la langue domine l’approche du français (Klinkenberg, 2001 : 60). Elle est porteuse d’une vision esthétisante : « la langue est un objet de beauté » (Klinkenberg, id.). Les parlers métissés, hybrides, plurilingues ne coïncident pas avec cette vision qu’ils heurtent et bousculent. Ainsi, tout ce qui n’entre pas dans le cadre de la pureté linguistique relève du « bricolage », voire de la « pathologie » (Amselle, 2004 : 275). Cette stigmatisation des pratiques langagières touche aussi les locuteurs, souvent des migrants, et suscite des interrogations sur le schéma français d’intégration et dans celui-ci notamment le traitement réservé au plurilinguisme. La situation de minorisation ne peut laisser indemne le sujet et elle peut devenir un trait identitaire spécifique, entrainant un rapport aux langues – et surtout au français – sur lequel il faudra s’interroger. Au plan méthodologique, l’approche de l’identité plurilingue suppose de prendre en compte l’expérience de l’exil qu’ont connue les sujets, de façon souvent douloureuse, de ce qu’on peut appeler la déterritorialisation et d’une reconfiguration de la relation à la langue maternelle (Bertucci, 2006 b). Enfin, le questionnement sur le plurilinguisme est récent. Il ne coïncide pas forcément avec le point de vue commun, qui a tendance à hiérarchiser les langues, selon qu’elles seraient plus ou moins belles, plus ou moins riches et aptes à exprimer ou pas des sensations, des émotions, des idées…, ce dont les représentations du français sont un exemple frappant17. Mobilité, plurilinguisme, apprentissages Admettre le plurilinguisme comme une donnée nécessaire à la compréhension des mécanismes de l’apprentissage conduit à envisager l’existence d’une catégorie enfant d’immigrés ou élève d’ascendance étrangère au sein des classes ordinaires et donc à construire une différenciation dans un groupe d’élèves a priori homogène, parce que pratiquement tous nés en France. C’est aussi introduire la dimension de l’ethnicité dans l’institution scolaire, ce qui n’est pas sans conséquence, car cela peut être interprété comme une atteinte au modèle français avec la culture d’origine et en préservant la possibilité d’un retour au pays. Ce dispositif a donc une dimension intégrative. Les textes insistent pour justifier cet enseignement sur les difficultés que rencontrent les enfants « de travailleurs migrants de culture non française » (C. n° 75-148 du 9 avril 1975) pour s’adapter au système éducatif français. Les difficultés sont d’ordre linguistique et culturel pour les élèves, et d’ordre pédagogique pour les enseignants (Id.). Dès 1977, le texte mettant en place l’enseignement de langue nationale pour les élèves yougoslaves signale que la méconnaissance de la langue maternelle et de la culture d’origine est un handicap pour les élèves concernés puisque cette ignorance de la langue maternelle, selon le texte, entraine des difficultés pour l’apprentissage du français. Enfin, la connaissance de la langue maternelle doit permettre de maintenir des liens avec le milieu d’origine (C. n° 77-447 du 22 novembre 1977) et faciliter un retour éventuel au pays de provenance (C. n° 77-345 du 28 septembre 1977). Depuis vingt ans, les ELCO ont connu une nette évolution qui les a amenés à passer du statut de dispositif d’intégration destiné à des élèves migrants à celui de langue vivante, dans le cadre d’une politique d’inspiration européenne de développement de l’enseignement des langues. Le Cadre européen commun de référence pour les langues conduit à un changement de point de vue à l’égard des ELCO et amène à les inscrire sur la carte des langues. En 2003, une note entérine la transformation d’une partie des ELCO en cours de langue vivante dès l’école primaire, évolution qui se fait à la demande des États italien et portugais (note du 9 septembre 2006). En 2006, une circulaire concernant l’enseignement des langues vivantes les place dans le champ des enseignements linguistiques, dispensés dans le cadre scolaire, ce qui leur donne vocation à figurer sur la carte académique des langues (C. n° 2006-093 du 31-05-2006). Á ce titre, ils doivent se rapprocher du Cadre européen commun de référence pour les langues vivantes et figurer dans un parcours linguistique structuré du collège au lycée, voire devenir un enseignement obligatoire. En outre, si l’ELCO se transforme en un enseignement de langue vivante, comme c’est le cas de l’italien et du portugais, les cours ont alors lieu sur le temps scolaire. Toutefois les nombreux dysfonctionnements relevés par les observateurs ont jeté un certain discrédit sur les ELCO, alors qu’il ont ouvert la voie à une socialisation plurilingue, qui, bien comprise, pourrait déboucher, au-delà de leur cas particulier sur une didactique du plurilinguisme complémentaire de la didactique du français et fondée sur une stratégie globale de l’enseignement des langues. 17 Rivarol par exemple. 21 22 d’intégration. D’une manière générale, l’attitude face à ces questions balance entre « censure et soulignement » (Payet, 1999 : 207). Aborder la question du plurilinguisme et, au-delà, de la différence culturelle « exprime une prise de position quant à la réalité du postulat républicain fondateur de l’école française, celui de l’indifférence aux différences » (Id. : 208). La réalité contemporaine montre une hésitation entre le modèle traditionnel universaliste et une tendance nouvelle visant à soutenir une prise en compte des différences de contextes et de populations. Cette ambiguïté est nette dans les textes officiels qui balancent entre le « visible et l’invisible » (Id.) et finissent par brouiller les cartes en termes de stratégies à adopter vis-à-vis de ces élèves. Or, reconnaitre la différence au plan linguistique et culturel serait peut-être une avancée en termes d’amélioration des conditions d’apprentissage. On sait, et René Kaës l’a montré, qu’il existe une souffrance de la langue qui résulte des différences culturelles et qui peut engendrer des troubles de l’identité (Kaës, 2001). L’indifférence de l’institution aux langues de la maison masque la crise qui peut résulter, pour l’élève, sinon de la perte, tout au moins de la non-reconnaissance de sa langue maternelle, de l’obligation de parler une langue qui n’est ni tout à fait la sienne ni tout à fait une langue étrangère. De cette situation peuvent résulter des troubles de l’apprentissage du français qui n’ont pas été mesurés en milieu ordinaire et qui font souvent l’objet d’un déni. Face à l’étranger, les mécanismes de défense sont tantôt « le recours {…} aux références culturelles habituelles, tantôt, l’abandon ou le déni de nos propres repères culturels identificatoires pour se « fondre » dans un nouveau groupe d’appartenance » (Kaës, 2001 : 56). L’expérience de l’exil comme expérience de l’altérité provoque une rencontre des cultures qui est violente du fait de son poids sur la construction de l’identité des sujets, même s’ils sont de deuxième génération. Les familles migrantes vivent ou peuvent vivre dans « un univers culturel bricolé » (Moro, 1998 : 87), regroupant des éléments des deux systèmes culturels, mais avec un effacement de pans entiers du système culturel d’origine. On formera l’hypothèse que l’apprentissage du français est un point de vulnérabilité notamment parce qu’on mesure mal les mécanismes de l’acquisition. Partiellement à la maison, pour l’essentiel à l’école, on en reste au stade des suppositions. La situation transculturelle limite « le degré de prévisibilité du monde extérieur, car ce monde est mal connu des parents » (Moro, id. : 92) et conduit l’enfant à devoir assimiler seul un certain nombre de fonctionnements, notamment langagiers. La situation transculturelle peut donc favoriser un certain déséquilibre et fait de l’enfant un « enfant exposé » à la transculturalité, au métissage (Id. : 94). Si certains connaissent des réussites spectaculaires ou plus simplement traversent ces épreuves sans encombre18, d’autres y rencontrent des difficultés. Dans ces conditions, l’expérience de la mobilité chez les élèves pourrait devenir un critère dans l’élaboration des principes d’une didactique fondée sur le sujet, qui prendrait en compte ses caractéristiques propres, et en reconnaitrait la valeur et le poids sans tomber pour autant dans le communautarisme contraire aux principes de l’école, car agent d’exclusion. La communication interculturelle ne peut se réaliser que si le sujet s’affirme et est reconnu comme tel par autrui et, dans le cas qui nous occupe, par l’institution scolaire : « Complémentairement, le sujet ne peut pas s’affirmer comme tel sans reconnaitre l’Autre comme Sujet, et d’abord sans 18 Ainsi Josiane Boutet et Claire Saillard dans leur étude des répertoires linguistiques de la migration chinoise mettent en lumière des stratégies de complémentarité (Boutet, Saillard, 2003 : 104) entre le chinois dialectal et le chinois standard, d’une part, et le français, d’autre part. Les langues ne forment pas des objets autonomes et séparés, mais des ensembles de ressources sémiotiques (Id., 2003 : 97) mobilisés par le locuteur, qui les adapte à la diversité des situations sociales. Le statut du français est d’être la langue de la scolarisation, dans une relation complémentaire avec le chinois. Le chinois standard est une langue de prestige et de culture, complémentaire là aussi avec le français dans le cadre d’un investissement socioprofessionnel futur, où le bilinguisme franco-chinois est valorisé. Le plurilinguisme prend place dans les perspectives professionnelles à venir de locuteurs qui construisent des projets pour le futur. se libérer de la peur de l’Autre19 qui conduit à son exclusion » (Touraine, 1997 : 210). Le modèle français ne peut accepter, dans la vie publique, la coexistence dans la nation de groupes ou communautés parlant une ou plusieurs langues autres que le français. Les pratiques plurilingues doivent être réservées à la sphère privée. Quelle est dès lors l’alternative pour les locuteurs plurilingues ? Se couler dans la collectivité préexistante ou contribuer à réorganiser cette collectivité en s’intégrant non pas seulement en tant qu’individu, mais comme membre d’un groupe. Autrement dit, une assimilation sans nuances est-elle le seul modèle d’intégration envisageable ? L’adoption du français implique-t-elle nécessairement le renoncement officiel aux langues d’origine ? L’identité plurilingue est difficile à faire reconnaitre, car la singularité qu’elle affiche se dit sur un mode pluriel, perçu comme différent alors que l’appartenance à une communauté implique d’être reconnu comme semblable. Dans cette perspective, l’école joue un rôle particulièrement important. On peut même se demander si elle peut éviter aujourd’hui de reconnaitre l’existence de la différence culturelle et du plurilinguisme, lequel pourrait devenir une nécessité fonctionnelle. Autrement dit, ne faut-il pas nuancer la conception universaliste qui ignore les différences et admettre les conséquences des situations de mobilité sur les apprentissages pour jeter les bases d’une didactique qui tienne compte de la sociologie de la migration et des situations de mobilité ? 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Wir wollen diese Änderungen untersuchen und somit Sprachkurse und –Didaktik in Frankreich und in anderen französischsprachigen Zuwanderungsländern ermitteln. English French teaching to migrants is subordinated both to the variable needs of varied public and to structural requirements of society and of new principals. These changes’ analysis enables us to better understand the way we approach language teaching, in France and in the other French-speaking immigration countries. Introduction La formation linguistique des migrants est un concept qui recouvre dans la pratique diverses problématiques. Quelles sont les réalités qu’elle désigne ? L’enseignement du français aux migrants1 s’est renouvelé relativement aux nouveaux publics et aux contextes politiques, économique et migratoire. D’une alphabétisation militante et bénévole, nous sommes passés à une organisation professionnelle ouverte à différents publics. Cette mutation a permis de répondre de plus en plus aux enjeux sociétaux. Une histoire complexe L’alphabétisation des publics migrants consiste, dans sa définition étymologique, à enseigner l’alphabet aux personnes n’ayant pas été scolarisées, francophones ou non. Pour 1 Les migrants n’ont pas tous besoins d’une formation linguistique, leurs profils ont bien évolué depuis les débuts de l’alphabétisation. 25 26 autant, elle ne se borne pas à l’apprentissage de l’écrit, mais s’ouvre habituellement sur d’autres aptitudes. De fait, la posture de migrant renvoie à la nécessaire prise en compte du milieu endolingue2. Par conséquent, les objectifs de formation sont prioritairement liés aux besoins imminents des apprenants : se déplacer, faire ses courses, trouver un logement, un emploi, autant de démarches qui nécessitent des compétences multiples. Dès lors, il va de soi que la seule compétence linguistique ne peut être dissociée des situations de communication sociale. Celles-ci exigent de maitriser des savoirs procéduraux qui permettent d’appréhender le contexte de vie. Ceci implique la compétence linguistique comme élément de la communication (orale et écrite), du raisonnement logique et de l’appréhension du réel. Si le terme est réducteur, l’évocation de la « formation linguistique » pour les migrants regroupe généralement cet ensemble d’objectifs. Un champ particulier qui, aujourd’hui, a du mal à se trouver une identité propre. Ces dernières années, nous observons une mutation notable de la formation linguistique auprès des adultes migrants en France et en Europe et, ce, pour plusieurs raisons qui ne peuvent se comprendre qu’avec une analyse rétrospective. Lorsque les travailleurs immigrés sont arrivés du Maghreb à la fin des années 1960, des militants bénévoles ont organisé des cours d’alphabétisation sur la base d’une position humaniste. Ce mouvement solidaire est général dans tous les pays d’immigration en Europe. Les équipes de formation sont alors composées de militants syndicaux ou associatifs, mais aussi d’enseignants conscients des engagements à prendre auprès d’une population d’ouvriers souvent exclue de la vie sociale. Les acteurs de la formation sont conscients qu’il importe de fonder l’apprentissage sur les besoins réels pour accéder à l’autonomie, car les cours du soir axés sur un apprentissage syllabique et phonétique, trop éloigné de leur réalité, démobilisent les publics. L’approche fonctionnelle et communicative crée par le CREDIF et le BELC3 apparait à la fin des années 70, précisément pour répondre aux besoins spécifiques de publics en immersion constante et immédiate. Par la suite, le regroupement familial donne lieu à la mise en place de cours de quartiers pour les femmes et l’Éducation nationale envisage des cours spécifiques pour les enfants. Dans les années 80, le chômage de masse nécessitant la reconversion des travailleurs, la corrélation entre formation et emploi s’impose. Des centres de préformation sont créés pour permettre d’accéder à une formation professionnelle qualifiante. Ce sont la pédagogie différenciée et la pédagogie du projet qui correspondent le mieux à la situation de publics de plus en plus hétérogènes. La naissance du terme « illettrisme » est caractéristique de l’émergence, dans le paysage social, d’un palier de maitrise de la langue répondant aux besoins de l’économie. L’aménagement de nouveaux dispositifs destinés à la reconversion de personnes sans emploi s’accompagne du concept de « bas niveau de qualification » qui rassemble les publics sur un projet commun à dimension sociale et économique. L’idée d’alphabétisation tend à s’estomper pour laisser la place à celle de « formation de base » qui reflète mieux la complexité des compétences visées et leur lien avec l’environnement. On s’appuie davantage sur un réseau de partenaires opérationnels pour y répondre. L’accompagnement est, en effet, un élément incontournable de la formation de personnes qui nécessitent un soutien dans leurs démarches d’insertion. Ainsi, l’évolution de la société et une exigence accrue lors du recrutement de salariés génèrent des 2 La communication est dite « endolingue » lorsqu’elle s’effectue dans une langue commune aux interlocuteurs ; ici le français. 3 Centre de recherches et d’études pour la diffusion du français et Bureau d’enseignement pour la langue et la civilisation. bouleversements profonds dans les actions de formation linguistique. Dans les années 90, les nouvelles vagues d’immigrants modifient la conjoncture pour les personnes4 dont le profil linguistique est distinct des premiers migrants ; la demande en français langue étrangère (FLE) s’accroit, on se recentre sur la communication orale et la prise en compte de la diversité. L’évaluation prend de l’ampleur pour apprécier les besoins des personnes, leurs parcours et leurs expériences. On voit alors se développer les centres de bilan et les pôles d’accueil. Cela induit une action didactique qui se polarise sur l’apprenant, sa situation, son histoire et ses perspectives. Les étapes d’ingénierie engendrent une observation approfondie du contexte socioprofessionnel, une estimation des compétences déjà acquises, une analyse des besoins à travers des situations de communication probables. On théorise sur les techniques de la collecte et l’analyse des données. Le programme de formation est ajusté aux conditions de formation (temps restreint, publics hétérogènes). En parallèle, l’émergence de référentiels5 permet une expertise partagée. La différenciation semble particulièrement adaptée à des itinéraires et des rythmes variés. Elle se traduit par l’essor de dispositifs tels les ateliers pédagogiques personnalisés ou les centres ressources. En conséquence, les situations de formation se renouvellent, on passe du groupe au sous-groupe et à la formation individualisée, ou à l’habile panachage de ces possibilités. La mise en place institutionnelle d’une formation ad hoc Le rôle du formateur évolue, il lui incombe dorénavant d’assumer un rôle de médiateur entre les compétences et l’apprenant. Il est polyvalent : à la fois concepteur de programme, organisateur, évaluateur, médiateur, personne ressource, tuteur, animateur6. Ses compétences reposent à la fois sur les savoirs à transmettre, les procédés de transmission et les qualités liées à l’insertion sociale et à la connaissance des publics. Les modes pédagogiques tendent vers une plus grande autonomie de l’apprenant, grâce notamment aux nouvelles technologies éducatives et au travail en atelier. Ainsi, les ateliers d’écriture se développent dans les années 90. D’autres visent la responsabilisation et l’apprentissage de l’autonomie, c’est le cas des ateliers « écrire, communiquer, lire, exprimer, réfléchir » (ECLER), par exemple, avec une démarche d’individualisation des parcours et des temps de régulation collective. Le modèle de type transmissif est pratiquement abandonné au profit de démarches influencées par le courant socioconstructiviste. Généralement les formateurs mettent en place un contrat pédagogique. On observe également plus de souplesse dans le fonctionnement des groupes imposé par la nécessité de s’adapter aux « entrées et sorties permanentes »7. Les publics divers sont regroupés dans différents dispositifs selon leur catégorie ; salariés, demandeurs d’emploi, jeunes, primo arrivants, RMIstes. Certains, malheureusement, n’ont pas de statut approprié. Les cours de proximité auxquels ils pouvaient auparavant s’inscrire gratuitement sont de plus en plus rares. La formation linguistique qui, jusqu’ici, était as4 Menacées dans leur pays par les guerres, le non-respect des droits de l’homme ou la nécessité de survivre. Exemple du référentiel FAS CUEEP. 6 Voir à ce sujet le Hors série de Savoirs et formation : Analyse des fonctions des formateurs AEFI. Essai de définition du métier de formateur, AEFTI 2001-2002, octobre 2002. 7 Les nouveaux apprenants arrivant tout au long de la période de formation. 5 27 28 surée par le secteur de l’insertion, fait désormais le plus souvent l’objet d’un marché ou d’une demande précise de la part des entreprises ou des administrations. Cela implique un cahier des charges drastique et incite les dirigeants des organismes de formation à choisir des formateurs de plus en plus diplômés. Il faut, véritablement, assurer une réponse précise à une sollicitation circonscrite à des objectifs limités. Désormais, les modalités de la formation ne se basent plus sur une seule approche, mais sur des approches relatives à des situations spécifiques. Le champ de la formation linguistique a encore évolué au cours des années 2000. Les exigences du marché ont engendré un recrutement ciblé avec quasiment un seul profil de formateur : généralement de niveau master en FLE, qui s’explique principalement par la mise en place du contrat d’accueil et d’intégration (CAI) pour les publics primo arrivants8. On peut se réjouir de cette exigence de qualité. Toutefois, ces nouveaux formateurs sont souvent démunis face à l’hétérogénéité des publics et la nécessaire adaptation à leurs besoins divers. On constate que lorsque le temps est compté, et c’est le cas dans le cadre de la formation linguistique du CAI ou encore dans les formations en entreprise, l’approche fonctionnelle et l’approche par objectifs spécifiques sont préférées, car il faut répondre à l’urgence. L’un des éléments qui influe largement sur l’approche pédagogique est la focalisation sur la nécessité de rendre rapidement les individus aptes à la maitrise d’un niveau de langue9. Même si le référentiel A1.1 touche de très près aux situations langagières vécues par les migrants, la logique des résultats ne permet pas de s’attarder sur des besoins moins formels ni sur des techniques pédagogiques innovantes. La prise en compte politique de la formation des primo arrivants, la mise en place d’une certification adaptée pour ces publics et l’élaboration du référentiel A1.1 ont indubitablement fait progresser la formation. Cela a permis notamment de généraliser une terminologie commune à tous les professionnels sur la base du CECR qui sert de jalon tant au secteur universitaire qu’à la formation de terrain. Surtout, d’un point de vue éthique, un pas est franchi ; on ne s’adresse plus à des « analphabètes », ainsi qualifiés parce qu’ils ont des lacunes, mais à des publics pour lesquels il faut avoir une attention propre. Cela étant, le référentiel définit un niveau de compétence. Les approches peuvent être multiples pour y parvenir. Le problème rencontré sur le terrain vient davantage du fait que, pour des personnes n’ayant jamais été scolarisées, 400 heures sont insuffisantes. En effet, pour ces publics, il importe en tout premier lieu de travailler sur la manière même d’apprendre. La formation implique, par exemple, de porter son attention pendant plusieurs heures sur un même sujet. Le secteur caritatif, quant à lui, doit de plus en plus répondre à la demande de personnes qui ne disposent pas d’un statut leur permettant de bénéficier de l’offre de formation gratuite dans des dispositifs publics. Les bénévoles, parfois issus de l’Éducation nationale, n’ont pas reçu de formation spécifique et ont encore parfois recours à une approche syllabique de la lecture. Ce qui domine est le retour à une approche empirique, sans grande arrière-pensée théorique. Pour aborder l’écrit, on trouve différentes approches telles que la méthode naturelle de lecture de D. Keyser, qui propose la fabrication d’écrits courts à travers lesquels les adultes reconquièrent la validité de leur parole, puis engage un travail sur le code, du plus accessible (analogies visuelles, syllabes traitées globalement, etc.) à des unités plus abstraites (correspondances graphèmes/phonèmes). 8 L’État propose une formation linguistique qui va jusqu’à 400 h. au maximum et à l’issue de laquelle les personnes doivent justifier d’un niveau au moins égal au niveau A1.1 (niveau infra A1 du CECR), validé par le Diplôme initial de langue française (DILF). 9 L’ obtention des titres de séjours est subordonnée à la maitrise d’un niveau de langue requis. Au niveau local, dans certains centres sociaux, l’action dite d’alphabétisation et celle d’accès aux droits se recoupent. Les formateurs souhaitent examiner et faire progresser leurs comportements didactiques. C’est, en effet, l’adaptation aux pratiques sociétales françaises qui constitue la première demande, la seconde est liée à l’insertion professionnelle. Dans ce contexte, on constate l’émergence d’un intérêt pour l’approche actionnelle sans doute attachée à l’usage de plus en plus fréquent du référentiel A1.1 et des outils qui y sont appariés. Il y a une forte émulation à préparer le Diplôme initial de langue française : premier diplôme de compétence en français, très brigué en dehors du contrat d’accueil et d’intégration10. La démarche d’Anne Vinérier11 qui travaille dans l’esprit de la conscientisation rencontre beaucoup de succès dans les centres où les différents formateurs disposent de suffisamment de temps pour mener à bien leur travail. En effet, lorsqu’il n’existe pas de pression pour l’obtention des résultats, les approches sont multiples et variées. C’est ce que nous observons dans d’autres pays francophones. La maitrise des compétences clés, un objectif commun à travers le monde Dans le monde entier, les migrations se sont accrues avec la mondialisation12. Les politiques internationales se donnent pour défi l’éradication de l’analphabétisme et la satisfaction des besoins fondamentaux pour tous. Ainsi, la notion de « compétences clefs » figure dans plusieurs documents, tels que : > le Cadre européen commun de référence pour les langues13 ; en termes de tâches langagières, le niveau B1 représente le seuil pour vivre harmonieusement dans la société ; > les accords de Lisbonne et l’apprentissage tout au long de la vie (LLL : Long Life Learning)14 ; > l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ; > le référentiel de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme15 ; > la circulaire de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle concernant la décision du ministère chargé de l’Emploi en faveur des compétences clés des personnes en insertion professionnelle de janvier 200816 ; 10 Sources : entretiens avec Jean Chabannes, auteur de L’’alpha, un métier d’éducation populaire face au chantier de la citoyenneté (publication personnelle aout 2007 : jean.chabannes@wanadoo.fr), Anne Vicher, Noël Ferand. 11 Anne VINÉRIER, Combattre l’illettrisme, permis de lire, permis de vivre, L’Harmattan, Paris, 1994. 12 Selon l’office international des migrations, le nombre de migrants franchissant les frontières nationales est passé de 76 millions en 1960 à 185 millions aujourd’hui, le nombre des pays d’émigration a également fortement augmenté (PNUD 2004). 13 Conseil de l’Europe, Éditions Didier, Paris, 2001. 14 http://ec.europa.eu/education/policies/2010/et_2010_fr.html , « La contribution de l’éducation et de la formation à la stratégie de Lisbonne ». 15 ANLCI, Référentiels et outils d’évaluation des compétences de base, 2005. 16 Circulaire DGEFP n° 2008/01 du 3 janvier 2008. 29 > la Secretary’s Commission on Achieving Necessary Skills (SCANS) a proposé dans ses rapports de définir les compétences fondamentales, dont la numératie.17 30 Il est communément admis que la langue est la base des compétences clefs auxquelles tout individu a droit : communicatives, linguistiques, mathématiques et cognitives, de raisonnement logique et de repérage dans le temps et l’espace. On attend de l’apprenant qu’il puisse communiquer efficacement, accéder à l’informatique, résoudre des problèmes, conduire des projets, être autonome dans son apprentissage et coopérer avec autrui ; ces objectifs sont communs aux migrants. Au Canada, la recherche universitaire est très investie sur la question. La Fondation pour l’alphabétisation est réputée pour avoir développé une approche intégrée de la communication. De grandes campagnes ont été mises en place ainsi que des outils diffusés largement à travers la planète. Au Québec, les approches de formation les plus usitées, selon les données publiées par la Fondation québécoise pour l’alphabétisation18, sont les suivantes : une formation de base de caractère fondamental et une formation de base plus spécifiquement requise dans le monde du travail ; approche par compétence, formation standard, formation sur mesure. En Suisse, il existe peu d’offre de formation continue pour les compétences de base. Les centres populaires proposent des cours pour améliorer le français. La démarche didactique se rapproche alors de ce que nous observons en France. Ainsi, l’association Lire et écrire19 se réfère à une pédagogie propre fortement imprégnée de l’approche fonctionnelle et y inclut une dimension culturelle et critique. C’est une démarche intégrée qui fait appel aux documents authentiques. L’expression écrite est enseignée en fonction des projets d’écriture des participants. Le formateur propose des situations permettant de prendre conscience des acquis puis accompagne les apprenants dans la construction de nouvelles connaissances. Ce travail s’accomplit dans une démarche collective où chacun est amené à jouer un rôle actif. La communication orale est envisagée comme un acte global qui s’appuie autant sur la parole que sur les compétences non verbales. De son côté, la Belgique a depuis longtemps pris la mesure des besoins et des possibilités didactiques qui s’offrent à la formation des migrants. C’est, avec le Canada, l’un des pays les plus producteurs de publications sur la question de l’alphabétisation. Elle a eu l’occasion d’éprouver les démarches initiées en France comme celle d’auto-construction des savoirs du groupe français d’Éducation nouvelle ou la pédagogie naturelle de Célestin Freinet. La gratuité des inscriptions dans les modules alphabétisation de la promotion sociale est assurée par l’État. Lire et écrire en communauté française de Belgique fait partie des opérateurs d’alphabétisation reconnus de l’Éducation permanente des adultes, un statut qui s’accompagne de moyens financiers pérennes. Les approches pédagogiques usuelles en Belgique sont donc diverses. Elles sont ouvertes ; à l’image de la méthode Reflect20. C’est une nouvelle démarche née de la fusion entre la théorie de Paulo Freire et les techniques de la recherche participative. Dans un 17 SCANS, 1991, p. 16 et Appendix C et 1992, p. 6 et 83-84 et Réginal Grégoire inc., 2001, p. 6-7) cité par GRÉGOIRE Réginald, DEMERS Marielle, in Des adultes à former pour et par une entreprise rénovée. IQ collectif FQA p. 73 disponible à l’adresse : http://www.fqa.qc.ca/textes/documents/adult.pdf et http://www.uis.unesco.org/TEMPLATE/pdf/ LAMP/10_FRAMEWORK_ALL_Numeracy%20Framework_Dec2005_fr.pdf 18 Site de la Fondation québécoise pour l’alphabétisation, http://www.fqa.qc.ca/fondation/cause/lexique/ 19 www.lire-et-ecrire.ch, voir également : www.unesco.ch, Comité suisse de lutte contre l’illettrisme, Accès à la lecture et à l’écriture pour tous ! Vers un concept global de lutte contre l’illettrisme en Suisse, Berne, 2005. 20 ARCHER David & COTTINGHAM Sara, Manuel de conception de reflect – alphabétisation freirienne régénérée à travers les techniques de renforcement des capacités et pouvoirs communautaires, Actionaid, octobre 1997, p. 6 ; à lire également, Le journal de l’alpha, n° 163, consacré à cette approche. programme Reflect, il n’y a pas de matériaux imprimés d’avance. Chacun des groupes développe ses propres matériaux à travers la conception de cartes, tableaux, calendriers et diagrammes qui systématisent les connaissances des participants. D’autres approches participatives peuvent être utilisées dans ce cadre, comme les jeux de rôles, les simulations globales, le théâtre ou la chanson. Beaucoup de formateurs travaillent avec la pédagogie du projet et utilisent la méthode naturelle de lecture et d’écriture. Cette méthode d’apprentissage traite le sens et le code en interaction constante, elle permet aux apprenants non scolarisés antérieurement de passer relativement rapidement21 à la lecture de textes qui ont du sens, car ils sont basés sur ce que les apprenants disent. Enfin, l’auto construction des savoirs procède de deux idées fortes : « tout savoir est une construction du sujet en réponse aux sollicitations de l’environnement » (Piaget) et résulte d’interactions sociales liées à la culture ; le rôle du formateur est celui d’un médiateur qui fait émerger les représentations initiales des participants et les accompagne. Les formateurs accordent également une grande importance aux compétences interculturelles et à l’alphabétisation familiale22. Le temps accordé à la formation ne semble pas limité. Conclusion La formation linguistique des migrants porte actuellement des enjeux politiques fondamentaux. Le modèle qui se polarise sur la composante linguistique essentiellement tend à disparaitre dans les organismes de formations dont les équipes se sont renouvelées. Le cadre politique et institutionnel impose désormais une prise en charge d’une formation linguistique de plus en plus « efficace », laissant peu de place à l’innovation et aux approches didactiques multiples. Nous avons, en effet, pu constater que lorsque la formation est liée à la question des titres de séjour, ou encore à la nécessaire adaptation à un poste de travail, elle est limitée à un nombre d’heures restreint et implique de formuler des objectifs précis et pragmatiques. Dans cet environnement, on peut établir que les approches pédagogiques se plient à cette exigence en parant au plus pressé. On peut alors craindre la mise en place exclusive d’une approche utilitaire laissant de côté toutes les réflexions pédagogiques nées de la diversification des publics et des rapprochements interculturels ayant émergé ces dernières décennies. Dans les pays où la pression est la moins forte, comme c’est le cas de la Belgique, davantage de place est laissée aux pédagogies novatrices et ludiques, à la conscientisation et à l’originalité. L’acquisition du socle fonctionnel est indispensable incontestablement, mais n’est qu’une première étape pour aller plus loin. N’oublions pas que la formation se doit de développer l’estime de soi, l’autonomie, la participation, le point de vue critique, la prise d’initiatives. 21 500 h. au minimum. Lire à ce sujet : Pratiques pédagogiques en alphabétisation et objectifs interculturels. Résultats d’une recherche-action menée à Lire et écrire coordonnée par Anne Gilis. Lire et Écrire Wallonie ASBL, décembre 2004, 96 p. 22 31 32 Pratique et transmission des langues d’origine 33 La transmission des langues d’immigration dans l’enquête sur l’histoire familiale annexée au recensement de 1999 Christine DEPREZ Université Descartes - Paris 5 Laboratoire Dynalang Deutsch Dieser kurze Beitrag enthält sowohl methodische Hinweise als auch Interpretationsmöglichkeiten für die erste demolinguistische Umfrage über Migrantensprachen in Frankreich (Volkszählung von 1999). Verglichen werden verschiedene Sprachen, Regionen, Geschlechter, soziologisch-berufliche Daten, sowie der sozial-politische Kontext von verschiedenen Zuwandererwellen zu verschiedenen Zeiten. Wir sind der Ansicht, dass quantitative Analyse kein Ziel an sich ist, sondern eine Hilfe für Studien über Familiensprachvermittlung sowie Sprachenpolitik darstellt, daher sich für ethnographische Forschung eignet, indem sie es ermöglicht, sprachliche Verhaltensweisen und deren Entwicklung besser zu verstehen. 34 English In this short paper, we propose methodological readings and interpretations of the first demolinguistic survey applied to migration languages in France (census1999). Comparisons are made between languages, regions, gender, socio-professional data and socio-politic contextualization of different migration flows at different times. We argue that quantitative analysis is not an aim per se, but can help sociolinguistic studies on family language transmission and linguistic policies, and can be associated to ethnographic research for a better comprehension of linguistic behaviors and their evolution. Jusqu’en 2002, nous ne disposions que de deux sources pour étudier et comparer le devenir des langues de l’immigration en France. Geneviève Vermès avait édité en 1988 une série d’études intitulée 25 communautés linguistiques en France, dont le tome 2 traitait des « langues immigrées ». Michèle Tribalat avait publié en 1996 les résultats de l’enquête qu’elle avait menée, avec Pierre Simon, auprès d’immigrés portugais, espagnols et maghrébins, et qui posait, entre autres, la question de la langue d’origine, de sa pratique et de sa transmission. C’est donc pour la première fois, en 2002, qu’ont été publiées conjointement par l’Ined et par l’Insee des données recueillies lors du recensement de 1999, désormais accessibles à tous, sur la pratique et la transmission familiale des langues autres que le français en France1. 1 Héran F., Filhon A. et Deprez C., (2002) pour l’Ined et Clanché, F. (2002) pour l’Insee. Pour une approche historique de cette question et des controverses qu’elle suscite, voir Héran (2002). Après une présentation de l’ensemble des résultats au niveau national, plusieurs études par région ont suivi : elles concernent l’Aquitaine, la Bretagne, l’Alsace, la Picardie, l’Ilede-France et enfin la Provence2. Ces études établissent la liste et la dynamique des langues parlées dans chacune d’elles. Il est clair, cependant, que l’entrée géographique régionale est plus propice à l’étude des langues du même nom qu’aux données sur les langues d’immigration qui obéissent à d’autres formes de répartition territoriale. Les études sociolinguistiques récentes qui traitent en France des questions relatives au bilinguisme et au plurilinguisme de migration, sont pour l’essentiel des études à caractère ethnographique. Cette orientation méthodologique, plus près du locuteur et de son environnement, mène, en général, plus à la mise en avant des différences entre individus ou entre groupes, qu’à celle des points communs. Or, si l’on inscrit les sciences humaines dans les sciences de l’interprétation, les approches quantitatives - parce qu’elles dessinent la toile de fond des pratiques communes - sont nécessaires pour rendre compte de la singularité ou la conformité du sujet par rapport aux autres membres de sa catégorie. Appliquées aux langues d’immigration (désormais L.I.), les remarques critiques sur la méthodologie d’enquête et d’analyse, qu’on trouvera très bien posées dans l’article de synthèse de P. Blanche, L.-J. Calvet, D. Hilléreaux et E. Wilczyk (2005 : 67-75), sont à prendre en compte. Elles concernent notamment : > l’intérêt et les limites raisonnés des enquêtes par questionnaires auto administrés, prenant appui sur la mémoire biographique du sujet ; > les problèmes posés par la classification des langues d’après les dénominations des locuteurs ; > les restrictions à la comparaison des données soumises au respect de l’anonymat des répondants ; > les difficultés d’appropriation d’un outil statistique assez complexe. Mais pourquoi se priver d’une source de connaissance ? La question reste pour le chercheur celle de l’articulation entre les différents modes de connaissance et de construction des savoirs. De quels types de données disposons-nous avec l’EHF ? L’objectif de cette présentation est surtout de donner plus de visibilité aux résultats de l’enquête concernant les pratiques et la transmission familiales des L.I. Les données sont le fruit de la collaboration, au sein de l’Ined, et avec le soutien financier de la DGLFLF (Délégation générale à la langue française et aux langues de France)3, de démographes, sociologues et linguistes. Nous sommes partis d’une liste d’environ 6 700 termes, donnés par les enquêtés, associés à leur nombre d’occurrences. Le premier travail a constitué à identifier ces dénominations en terme de langues et de dialectes. En les indexant à la liste des langues répertoriées par le site www.Ethnologue.com (Gordon, 2005), on a estimé 2 3 On trouvera toutes les références et les liens en bibliographie. Notamment grâce aux appels d’offre de l’Observatoire des pratiques linguistiques en France. 35 leur nombre à environ 400 pour l’ensemble de la France. La répartition s’est ensuite faite entre langues régionales et langues d’immigration, chaque catégorie disposant du même nombre de locuteurs (6,5 millions4).Les autres informations apportées par l’EHF, pour chaque répondant, concernent le sexe, la date de naissance, le pays de naissance, la catégorie socioprofessionnelle et la date d’arrivée en France5. Avec la date d’arrivée en France, il est aussi important de se représenter les contextes sociopolitiques particuliers qui ont influé sur la venue des étrangers en France : guerre civile espagnole, seconde guerre mondiale, guerre d’Algérie, chute du mur de Berlin, besoin de maind’œuvre agricole, etc. La mise en contexte des réponses individuelles permet l’élaboration de sujets-types différenciés et, notamment, de distinguer les différents mouvements migratoires du siècle dernier en France. Que faire des premiers résultats ? Comparaisons internationales 36 Le premier intérêt pour nous est de pouvoir faire des comparaisons entre langues et entre pays, notamment avec ceux qui ont une tradition démolinguistique déjà ancienne. En voici deux exemples : > Pour la Suisse : Les données du recensement (consultables à l’Office fédéral de la statistique) permettent de saisir les informations suivantes : A. Langue principale : langue dans laquelle on pense, que l’on maitrise le mieux ; une seule langue peut être indiquée par personne. B. Langue(s) parlée(s) : - à la maison : la ou les langues utilisées dans les relations quotidiennes, avec les proches ; - au travail/en formation : la ou les langues utilisées dans un cadre professionnel ou de formation. > Pour les États-Unis, voici les informations que l’on peut obtenir à partir du recensement (U.S. Census Bureau) : A. Detailed language spoken at home for the population 5 years and over. B. Language spoken at home for the citizen population 18 years and over who speak English less than “Very well”. C. Ability to speak English by language spoken at home. D. America speaks: a demographic profile of foreign-language speakers for the United States: 2000. Si l’on compare les catégories retenues dans chacune de ces enquêtes, il apparait très nettement que la version européenne (à laquelle on peut rattacher l’étude suisse et l’EHF) s’intéresse presque uniquement à la langue ou aux langues autres que le français, alors que l’enquête nord-américaine les étudie dans leur rapport avec la maitrise de l’anglais. 4 Après pondération à partir des 140 000 questionnaires des personnes ayant déclaré une langue autre que le français sur les 400 000 interrogées. 5 L’EHF étudie par ailleurs la famille d’un point de vue sociologique à travers le mariage, le logement, le nombre d’enfants, etc. (Lefevre et Filhon, 2005). Comparaisons nationales Le second intérêt est de permettre des comparaisons internes à l’enquête ellemême. Il s’agit tout d’abord des comparaisons entre langues, sur les données proprement métalinguistiques (tableau 1). On appelle ici « métalinguistiques » toutes les déclarations du répondant à propos de ses langues, y compris la façon dont il les nomme. Tableau n° 1 Taux de retransmission de la langue aux enfants, en France métropolitaine, (calculé à partir du nombre d’adultes ayant reçu eux-mêmes la langue et ayant des enfants). Langue reçue dans l’enfance par l’adulte : Turc Cambodgien (khmer) Portugais Arabe Vietnamien Anglais Berbère Espagnol Russe Italien et dialectes d’Italie Polonais Adultes (avec enfants) : Parlée aux enfants : 109 000 23 000 549 700 934 000 73 000 203 900 195 000 641 000 32 000 768 000 235 000 86,6 % 69,9 % 67,4 % 65,3 % 54,9 % 51,7 % 50,7 % 38,5 % 27,5 % 27,4 % 25,6 % 37 Comparaisons par régions L’unité géographique de l’Ined est la région administrative6. Elle nous rappelle, par exemple, qu’il y a plus de lusophones en Ile-de-France qu’en Bretagne, plus d’italophones en région Provence qu’à Paris. C’est en région parisienne qu’on rencontre le plus grand nombre de langues, mais aussi les langues les plus transmises. Ainsi, 22 % des adultes d’Ile-de-France, contre 12 % pour l’ensemble de la métropole, ont été élevés dans une langue étrangère. Il nous est loisible d’interpréter ethnographiquement ces données sous forme de « réseau » et d’interactions potentielles avec des locuteurs de même langue, autres que les parents, par exemple. Tableau n° 2 Taux de retransmission de la langue aux enfants, en Ile-de-France (d’après Burricand et Filhon, 2003). Langue reçue dans l’enfance Portugais Arabe Anglais Berbère Espagnol Italien et dialectes d’Italie Pratique de cette langue avec leurs enfants 77 % 67 % 45 % 47 % 55 % 35 % Le tableau 1 est extrêmement général et sans doute est-il de peu d’intérêt de comparer la transmission de l’italien avec celle du wolof. Mais il ne l’est pas de regarder des couples de langues historiquement construits, comme l’arabe et le berbère au Maghreb par exemple, sur 6 Ce qui ne permet pas de distinguer les comportements ruraux et urbains. On peut cependant connaitre la taille des localités où résident les répondants. une relation de domination. C. Burricand et A. Filhon (2003), dans leur étude sur les langues de l’Ile-de-France, relèvent que la « proportion d’adultes ayant parlé à leurs enfants de moins de cinq ans la langue que l’un de leurs parents (au moins) leur parlait à cet âge » est de 67 % pour l’arabe et 50 % pour le berbère (kabyle)7. Il est alors tentant pour les sociolinguistes de mettre cet écart de 17 points sur le compte du statut de langue minoritaire du berbère par rapport à l’arabe, mais ce n’est bien sûr qu’une hypothèse de travail. Comparaisons par catégories professionnelles Tableau n° 3 Proportions d’utilisateurs actuels d’autres langues que le français (repris de F. Clanché, 2002). Catégories socioprofessionnelles Agriculteurs Artisans, commerçants. Cadres Prof. intermédiaires Employés Ouvriers Inactifs Langue régionale Langue étrangère transmise par les parents Langue étrangère non reçue des parents Ensemble 15,3 % 6% 4% 5,7 % 5% 6% 5,5 % 2% 7,8 % 6% 6% 7,7 % 10,5 % 12,6 % 3% 7,8 % 18 % 10,5 % 6,2 % 3,5 % 7% 20,3 % 21,6 % 28 % 22,2 % 18,9 % 20 % 25,1 % Comparaisons entre les femmes et les hommes 38 Dans le tableau suivant nous comparons la transmission faites par les femmes et par les hommes. Deux thèses coexistent, celle qui insiste sur la transmission familiale par la mère (femme au foyer) et celle qui propose une vision des femmes plus sensibles à la modernité et à la promotion sociale de leurs enfants par l’éducation, donc par la maitrise de la langue de l’école. De fait, les deux postures n’ont rien d’incompatible, mais, pour beaucoup encore, l’usage de la langue familiale (L.R. ou L.I.) est pensé comme un frein ou une difficulté supplémentaire pour la réussite scolaire des enfants. L’enquête permet de distinguer si le répondant a reçu la langue reçue de sa mère ou/et de son père. Tableau n° 4 Parmi ceux dont les parents leur parlaient une langue étrangère, pourcentage de ceux qui ont parlé cette langue à leurs enfants : Langue Anglais Arabe Berbère Espagnol Italien Portugais Russe Turc Vietnamien Femmes 34.1 46.1 36.9 40 24.2 52.7 25.5 68.9 41.6 Hommes 29.8 38.8 29.4 32 19.4 46.3 11.2 55 34.2 Écart 4.3 7.3 7.5 8 4.8 6.4 14.3 13.9 7.4 en faveur des femmes + + + + + + ++ ++ + Source : Insee, Enquête EHF 1999 - Champ : adultes vivant en métropole. 7 Voir dans ce volume les articles détaillés de D. Caubet et de S. Chaker, respectivement sur l’arabe et le berbère. Comme on le voit, l’écart est toujours favorable aux femmes dont on peut dire qu’elles transmettent la langue qu’elles ont reçue mieux que les hommes. Tel n’est pas forcément le cas pour les langues régionales (T. Pooley, 2003). On remarquera que les écarts les plus importants (plus de 10 points) entre la transmission par les hommes et par les femmes concernent le turc et le russe, dont les locuteurs ont des profils migratoires assez semblables, du moins à partir de la fin des années 80. Di!érents lieux et modes de transmission Nous soulevons ici le cas de plus en plus fréquent des langues pratiquées et transmises qui ne sont pas des langues héritées (transmises au répondant par sa mère et/ou son père). Dans ce cas le nombre de ceux qui déclarent une pratique de cette langue est supérieur au nombre de ceux qui déclarent l’avoir reçue à la maison dans leur enfance. Nous allons prendre l’exemple de l’anglais et de l’espagnol et à titre de comparaison celui du portugais et du polonais : Tableau n° 5 Langue Héritée Pratiquée Transmise aux enfants Anglais Espagnol Polonais Portugais 327 400 851 900 285 500 749 800 2 799 100 1 184 000 137 800 648 700 297 900 307 000 63 600 387 100 Apprise hors de la maison 2 471 700 331 100 ? ? Une transmission à deux vitesses 39 Il est bien difficile de saisir le degré de compétence dans la pratique des langues déclarée ainsi que les modalités de leur transmission. Le questionnaire prévoyait cependant un choix pour les répondants entre langue pratiquée ou transmise de façon habituelle ou seulement de façon occasionnelle. Cette dernière réponse devient en fait un signe de l’affaiblissement dans l’usage et la transmission de la langue héritée ou apprise. Le tableau ci-dessous marque, qu’à nombre égal de locuteurs déclarés (autour de 13 %), la dynamique est inversée pour les langues d’immigration et pour les langues régionales. Tableau n° 6 Fréquence de réception des langues étrangères par les parents Langue Allemand Anglais Arabe Berbère Espagnol Polonais Portugais Russe Turc De façon habituelle 55 % 52 % 82 % 75 % 62 % 64 % 87 % 51 % 93 % Seulement de façon occasionnelle 45 % 48 % 18 % 25 % 38 % 36 % 13 % 49 % 17 % Source : Insee, Enquête EHF 1999 - Champ : adultes vivant en métropole. Écart habituelle-occasionnelle 10 % 4% 64 % 50 % 24 % 28 % 64 % 2% 76 % Rappelons qu’il s’agit toujours de langues et non de nationalités. Toutes les langues prises en compte ont été reçues de façon habituelle autant ou plus que de façon occasionnelle. Nous sommes donc dans une évolution dynamique favorable à ces langues. Cette fois-ci encore, c’est le turc et le russe qui manifestent les plus grands écarts dans leurs modalités de réception, le russe étant la seule langue à afficher un taux de retransmission égal entre les deux usages. Si l’on considère qu’une retransmission occasionnelle de la langue est le signe avant coureur d’un abandon progressif, on aurait fort à craindre pour l’allemand et l’anglais ainsi que pour le russe. Mais nous avons déjà montré que ces langues puisent leur vitalité dans des modes d’acquisition autres que familiaux. Le turc, langue d’immigration récente, a été reçu par 90 % des répondants, car c’est la langue que les parents ont apprise de leurs parents dans leur pays avant de venir en France. Comparaison entre les anciens « immigrés » et les nouveaux « migrants » 40 On peut penser que les immigrations les plus anciennes sont celles dont la langue s’est usée à l’étranger et que l’augmentation de la durée de séjour en France entraine une fragilisation de la transmission. Ainsi, par exemple, certaines langues d’implantation ancienne, comme le polonais, tendent à présenter les mêmes caractéristiques que les langues régionales. Lorsqu’on contextualise historiquement les mouvements migratoires, on voit que l’immigration polonaise présente deux pics en 1920-1929 (recrutement des mineurs) et en 1985-1989 (affaiblissement du régime communiste). Les nouveaux et les anciens s’ignorent : il y a le creux d’une génération entre eux. Les nouveaux sont arrivés célibataires et en petit nombre ; ils sont aussi trop jeunes pour avoir des enfants de cinq ans en 19998. On a donc une discontinuité dans la transmission entre les deux mouvements9. L’immigration arabophone ne présente pas ces caractéristiques : elle est importante depuis 1955, montre un pic en 1974, mais ne s’arrête pas : les femmes rejoignent leur mari, et les étudiants qui ont souvent des liens avec les familles immigrées prennent le relais. On observe ainsi une certaine continuité dans la pratique et la transmission de l’arabe. Derrière les chiffres, l’Histoire et les histoires Les différents contextes sociopolitiques dans lesquels s’inscrivent les migrations internationales ont évolué au fil du XXe siècle ; ces contextes doivent être étudiés et comparés. Les façons de vivre l’immigration ont aussi évolué. Nous avons essayé dans cet article d’imaginer des gens derrières leurs réponses. Ils ont été caractérisés par les données sociales habituelles (âge, région, date d’arrivée, sexe, CSP). Mais l’EFH est aussi une enquête biographique : dans une démarche réflexive, on demande au locuteur de se souvenir de sa propre enfance et de ses pratiques éducatives envers ses propres enfants, les jeux de la mémoire et ceux de la construction de sa propre identité et de celle de son groupe auquel, d’une façon ou d’une autre, le questionnaire et l’enquêteur ou l’enquêtrice vous demande de vous positionner dans une drôle d’interaction où les frontières privé-public ne sont pas très claires. Le questionnaire auto administré est présenté à domicile ; il porte sur la vie familiale, donc sur la vie privée ; mais il a un caractère public, puisqu’il est demandé par un agent du recensement inconnu, pour un organisme officiel qui enregistre vos propos et les catégorise, sous couvert d’anonymat. 8 9 Voir le texte d’O. Sow sur la transmission du peul, dans ce volume. La situation est à peu près la même pour le hongrois et pour le russe, mais pas du tout pour le serbo-croate. Rappelons aussi que dans les enquêtes déclaratives, répondre « la même chose » ne veut pas nécessairement « dire » la même chose. Bibliographie BLANCHET Philippe, CALVET Louis-Jean., HILLÉREAUX Daniel. & WILCZYK E. 2005, « Le volet linguistique du recensement français de 1999 : résultats appliqués à la Provence et au provençal », Marges Linguistiques, revue en ligne hébergée par Texto, n° 10, pp. 65-87. BLOT Denis, ÉLOY Jean-Michel & ROUAULT Thomas 2004, « La richesse linguistique du nord de la France », Insee Picardie, n° 125. BURRICAND Carine & FILHON Alexandra 2003, « Transmission et pratiques des langues étrangères en Ile de France », Ilede-France à la page, Insee, septembre. CALVET Louis-Jean 2007, « La (socio)linguistique au fil de l’inventaire des langues du monde. Et quelques considérations sur ses rapports avec la sociologie », Langage et Société, n° 122-123, pp. 259-274. CERQUIGLINI Bernard (éd) 2004, Les langues de France, Paris, P.U.F. 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Wir diskutieren empirische Daten sowie Schätzungen über mögliche Zahlen von nordafrikanischen Sprechern in Frankreich. Es ist immer noch nicht möglich sie genau zu zählen, da keine breit angelegten statistischen Studien vorliegen und ethnische Statistik untersagt ist. Einige Fallstudien jedoch haben gezeigt, dass Maghreb-Arabisch in einigen Familien immer noch vermittelt wird, daher versuchen wir, interne sowie externe Faktoren zu identifizieren, die bei Sprachvermittlung und –aneignung etwa eine Rolle spielen. English This paper sums up the knowledge we have nowadays about the transmission of Maghrebin Arabic in France. We present empirical data, as well as estimates which can help quantify the number of North African Arabic speakers in France. Counting them precisely is still not possible as there is a lack of large statistical studies on this subject, together with a ban on ethnic statistics. Some case studies have shown that Maghrebin Arabic is still transmitted in some families and we try to point out some internal and external factors which can favour transmission and acquisition. Observations empiriques On assiste, depuis quelques années en France, à l’émergence et au succès public de groupes musicaux, de comédiens, de films faisant un usage naturel de l’arabe maghrébin. En croisant des succès populaires ou d’estime, on constate que la scène culturelle française s’est transformée de l’intérieur, s’appropriant de nombreux éléments venus du Nord de l’Afrique10. Que ce soit dans la musique (Carte de Séjour puis Rachid Taha, Zebda, Khaled, Mami, Faudel, l’Orchestre national de Barbès, Gnawa Diffusion, 113, etc.), sur la scène comique (avec les comédiens Jamel Debbouze, Gad Elmaleh, Elie Kakou, Fellag, etc.), dans le domaine du cinéma avec des films comme La Vérité si je mens !, L’Esquive, Il était une fois dans l’oued, Indigènes, etc., la société civile semble adhérer tour naturellement à une forme de valorisation et de familiarisation avec l’arabe maghrébin. Il faut aussi souligner l’influence de l’arabe maghrébin sur les parlers des jeunes, quelle que soit l’origine de leurs parents et dans tous les quartiers 10 Voir CAUBET 2007a et b et 2004. 43 44 (voir Caubet 2001, 2005, 2007b et Melliani 2000), tant au niveau du vocabulaire que de la syntaxe, de la prononciation ou de l’intonation. Après la signature, le 7 mai 1999, de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, le rapport Cerquiglini a inclus l’arabe maghrébin dans la liste des « langues de France ». Ce rapport avait été demandé par les ministres de l’Éducation nationale et de la Culture en vue de la ratification de la charte, qui n’a pas eu lieu compte tenu de l’avis négatif du Conseil constitutionnel. Ainsi, la reconnaissance de l’arabe maghrébin, comme de toutes les autres « langues de France », se limite pour l’instant à une reconnaissance administrative par les services du ministère de la Culture et de la Communication. Paradoxalement, au moment où l’arabe maghrébin bénéficiait d’une certaine reconnaissance « morale » (rapport Cerquiglini) et administrative (ministère de la Culture et de la Communication), l’épreuve facultative d’arabe « dialectal » au baccalauréat était supprimée en 1999 par le ministère de l’Éducation nationale (voir Caubet 2003) ; cette langue a depuis perdu le peu d’existence qu’elle avait dans le système éducatif, par la suppression de toutes les épreuves facultatives où elle figurait. Le passage à l’écrit de l’épreuve du baccalauréat en 1995 était pourtant l’occasion d’une véritable valorisation de compétences acquises en dehors du cadre scolaire et, par-là, de cette langue. Si l’arabe maghrébin peut être considéré de facto comme une langue de France, c’est parce qu’il ne s’agit plus pour les locuteurs de cette langue de se situer « entre deux cultures » ou dans un « métissage » culturel, et que l’on peut se référer à un changement au sein même d’une culture française plurielle et séculière. Cette présence de l’arabe maghrébin sur le devant de la scène démontre sa vitalité au sein de la société. L’arabe maghrébin apparait pour la France comme un patrimoine, une langue ressource, qui n’est pas limité à ses héritiers légitimes, mais qui se donne en partage à tous (voir Caubet 2005 et 2007b). De plus, depuis 2006-2007, certains artistes ou acteurs de la société civile mettent en avant l’arabe maghrébin et le berbère à propos de la question de l’héritage culturel de l’immigration maghrébine ainsi que sa transmission ; un héritage qui n’a sa place et n’acquiert son importance qu’en tant que patrimoine commun à toute la France. On pense par exemple à Mouss et Hakim (de Zebda, groupe toulousain) qui ont sorti en 2007 l’album Origines contrôlées constitué de reprises de chansons de l’immigration algérienne11. On peut également évoquer le groupe MAP12 (ministère des Affaires populaires), qui a un fort ancrage « cht’i » à Roubaix, ou penser au film Indigènes, où une pléiade d’acteurs français d’origine maghrébine plus ou moins lointaine, (re)parle en arabe algérien. Les spéci!cités du processus transmissionnel La transmission est l’« action de transmettre, de faire passer quelque chose à quelqu’un » ainsi que le « résultat de cette action »13. Cependant, elle ne doit pas être vue comme une passation à l’identique, puisqu’il faut à la fois prendre en compte le transmetteur 11 Des chansons écrites en kabyle, arabe algérien et français en France, entre les années 1940 et 1980. Le nom du groupe vient du festival du même nom organisé depuis quatre ans par l’association Tactikollectif à Toulouse qui aborde principalement des questions de mémoire de la colonisation et de l’immigration (voir Barontini 2008 et Caubet 2007b). Voir http://www.myspace.com/originescontrolees et http://www.tactikollectif.org/ 12 Voir http://www.map-site.fr 13 Selon le dictionnaire Trésor de la langue française (TLFI). et le récepteur. Comme le souligne Alexandra Filhon14, commentant les travaux de Bernard Lahire15, « alors que l’héritage matériel passe d’un propriétaire à un autre, entrainant en cela une déperdition pour le premier et un enrichissement du second, pour ce qui est du capital culturel celui qui transmet reste toujours en possession de ce qu’il a « transmis » (...) si le patrimoine matériel parvient à se transmettre tout en se gardant inchangé, ce n’est pas le cas du patrimoine immatériel qui se transforme en passant du transmetteur au récepteur. » Ainsi le phénomène de transmission est dynamique et il ne s’effectue pas nécessairement à sens unique, à la « verticale » (transmission intergénérationnelle), mais également à l’« horizontale »16 (par le biais des amis, des voisins, etc.) ; il peut même être le résultat d’une demande, d’une volonté de (ré) appropriation d’un savoir familial par certains enfants, selon leur position dans la fratrie. On peut également évoquer le travail de David Lepoutre autour de la transmission de la « mémoire familiale »17. Sa définition de la transmission, à partir de son propre objet de réflexion, nous parait tout à fait convenir ici. Selon lui, le savoir familial plutôt que transmis consciemment par les parents est bien souvent acquis par les enfants. Mais il va plus loin en affirmant : « l’idée même de transmission à sens unique est en partie fausse. La transmission est toujours une relation à deux termes, autrement dit une interaction. »18 Cette définition de la transmission mémorielle comme un processus dynamique et interactionnel nous parait adaptée à la transmission linguistique. Les enquêtes quantitatives « L’enquête sur l’histoire familiale (EHF) annexée au recensement de 1999 »19 On sait aujourd’hui que « l’arabe est devenu l’héritage linguistique de 3 % des adultes vivant en France »20 et qu’il s’agit de la langue de l’immigration la plus transmise21. Mais le chiffre annoncé par l’EHF de 1 170 000 adultes déclarant avoir reçu l’« arabe » de l’un de leurs parents à l’âge de cinq ans semble bien peu élevé (voir Caubet 2008). L’EHF a par ailleurs établi que la retransmission aux enfants était de 45 % pour l’arabe qui est en 10e position22, après le turc et les langues des nouvelles immigrations d’Asie (Chine, Vietnam, Cambodge, etc.) Autres sources Outre l’EHF, d’autres données chiffrées peuvent nous aider à quantifier les locuteurs de l’arabe maghrébin en France. Il s’agit d’abord de données collectées directement par nous, i.e. le nombre de candidats à l’ancienne épreuve facultative d’arabe « dialectal »23 au bacca 14 FILHON, 2004, p. 97. LAHIRE, 1998. 16 FILHON, 2004, p. 169. 17 LEPOUTRE, 2005, pp. 290-304. Son travail aboutit à une remise en question de cette notion de « mémoire familiale ». 18 Ibid., pp. 303-304. 19 Enquête menée à l’occasion du recensement de 1999 par l’Insee et l’Ined. 20 DEPREZ et al. 2002, p. 3. 21 Ibid., fig. 1, p. 2. 22 Ibid., fig. 2, p. 3. 23 On avait le choix entre arabe marocain, algérien, tunisien, égyptien ou syro-libano-palestinien. 15 45 lauréat. Cette épreuve de langues « ne faisant pas l’objet d’un enseignement », se déroulait à l’oral jusqu’en 1994. De 1995 à 1999, à cause du nombre très important de candidats rendant difficile l’organisation de ces oraux, l’épreuve est devenue écrite et l’organisation en a alors été confiée à l’Inalco24. En 1999, 9 886 candidats ont choisi l’arabe maghrébin, soit 76,6 % des 12 908 candidats pour les 28 langues vivantes concernées par l’épreuve, et 1,95 % du total des candidats au baccalauréat au niveau national, ce qui semble considérable (voir Caubet 2003 et 2008). On ne peut pas établir précisément le nombre de personnes établies en France ayant un lien avec le nord de l’Afrique ; toutefois, parmi elles, une estimation de 3 à 3,5 millions de personnes peut être raisonnablement avancée en ce qui concerne les personnes de religion musulmane (estimation réalisée en recoupant plusieurs sources, voir Caubet, 2008, pp.172-173). Il s’agit d’une estimation basse qui n’inclut probablement pas les personnes nées en France depuis les années 1970, ni celles nées avant 1962 pendant la colonisation. Il convient également d’y ajouter les arabophones de confession juive qui ne sont pas faciles à estimer (environ 300 000 juifs originaires du Maghreb en 2002 selon une étude menée par le Fonds social juif unifié, mais combien parlent encore l’arabe ?). Enfin, il faudrait aussi pouvoir distinguer dans cette population les arabophones des berbérophones25, en ayant à l’esprit qu’une proportion non négligeable de ces derniers parle (et parfois transmettent) aussi l’arabe maghrébin. Salem Chaker (2004) parle de 35 % de berbérophones pour lesquels il avance le chiffre de 1,5 à 2 millions de locuteurs, ce qui donnerait, entre 2,8 et 3,7 millions d'arabophones de tous âges. 46 Les enquêtes qualitatives Par enquêtes qualitatives, on entend des enquêtes sociolinguistiques basées sur des études de cas à partir d’entretiens, d’observations ou d’enregistrements de conversations. La transmission, nous l’avons souligné plus haut, est un phénomène dynamique et interactionnel26. C’est pourquoi il faut s’intéresser à divers facteurs non-insitutionnels susceptibles d’influencer cette interaction dans le sens d’une appropriation par les enfants de ces langues. Ainsi, le parcours scolaire, le milieu social, le mode d’habitat, les réseaux sociaux et communicationnels auront leur importance au même titre que la volonté ou les compétences linguistiques des parents comme des enfants. Ces facteurs de transmission sont sans aucun doute trop nombreux et trop divers pour être recensés de manière exhaustive. Les facteurs familiaux de transmission En l’absence de soutien institutionnel, à partir des travaux que nous avons effectués (voir notamment Caubet 2002, Barontini 2005 et 2006), on peut cependant dégager quelques facteurs qui favorisent la transmission : > la plus ou moins grande compétence des parents, ou de l’un des deux, en français ; > une volonté parentale consciente de transmission, qui suppose de sa part une forme de sécurité linguistique ; 24 Jusqu’à sa suppression définitive par le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Jack Lang (le 1er février 2001). Salem Chaker propose une estimation avoisinant 1,5 million de berbérophones en France, deux tiers étant d’origine algérienne et un tiers d’origine marocaine (CHAKER 2004). 26 LEPOUTRE, 2005, pp. 303-304. 25 > des séjours réguliers (pour les vacances, par exemple) dans le pays d’origine des parents ou grands-parents ; > l’absence de stigmatisation et l’accompagnement dans l’apprentissage par l’entourage, en France ou dans les pays du Maghreb, où bien souvent les enfants sont accusés de mal parler l’arabe et ainsi éviter d’éventuels blocages ; > un rôle primordial des grands-mères, avec lesquelles les enfants entretiennent souvent des liens affectifs forts ; > le rôle d’intermédiaires joué par certains enfants entre leurs parents, certains membres de la famille ou mêmes des amis de leurs parents et les administrations françaises ; > un entourage arabophone (amis des parents, proches hébergés temporairement à leur arrivée en France, employés de maison, « nounous », etc.). Pour les personnes de religion juive, la synagogue peut curieusement se révéler un lieu de pratique intense de l’arabe, dans les conversations entre les fidèles, dans les plaisanteries, voire dans certaines parties du culte. Certains de nos informateurs investissent d’ailleurs leur connaissance de l’arabe maghrébin, acquise en famille, dans le cadre du travail (dans le secteur social et des services). Les facteurs sociaux de transmission On ne soulignera jamais assez l’importance d’une valorisation extérieure au milieu familial et sa possibilité de dynamiser la transmission dans la famille, même lorsqu’il ne s’agit que d’une connaissance passive. On rappellera l’importance des pratiques sociales dans cette transmission, surtout si cette langue apparait de façon médiatisée dans le domaine public et sort du strict cadre familial pour devenir un élément à part entière de la culture française, comme c’est le cas de nos jours (voir Caubet 2004 et 2007a). Il suffit de voir l’aventure du « cht’i » autour du film de Dany Boon au début 2008. En 1998, la France a connu le phénomène « 1, 2, 3 Soleil », avec le concert à Bercy des « trois ténors du raï », Rachid Taha, Khaled et Faudel. Les albums, DVD et singles se sont vendus à 1,5 million d’exemplaires en 1998-99, dopant les ventes des « musiques du monde » qui en 1999 ont dépassé le jazz (7 % des ventes) et rejoint la musique classique avec 12 % des ventes (voir Caubet 2004). Dans l’avenir : reconnaissance institutionnelle ou dans la société civile ? Il arrive que la reconnaissance institutionnelle d’une langue arrive trop tard, lorsque la langue a perdu sa vitalité sociale, ce qui n’est pas le cas de l’arabe maghrébin en France, comme le montrent notamment les exemples cités dans cet article. Les langues et les cultures peuvent parfois connaitre une certaine « revitalisation », un regain de pratique grâce à des stimulations extérieures au cercle familial venues de la société civile ; elles peuvent alors développer, à côté des pratiques strictement vernaculaires, des usages véhiculaires, introduisant ainsi une forme de pluralité et de partage sur la place publique. Les artistes ont un rôle important dans ce phénomène, mais également les pratiques nouvelles et créatives dans les parlers jeunes. Pour ce qui est de l’arabe maghrébin, on voit tous les jours s’installer en France une forme de 47 familiarité, voire de banalisation qui est de bon augure pour sa vitalité. Bibliographie 48 BARONTINI Alexandrine 2008, « Contact des cultures : réflexions à propos de l’héritage culturel de l’immigration algérienne en France », Journées d’études des jeunes chercheurs en langues, littératures et sociétés orientales : Contact des cultures : perspectives pluridisciplinaires et transversales, Inalco, sous presse. BARONTINI Alexandrine 2007, « Valorisation des langues vivantes en France : le cas de l’arabe maghrébin », Le Français aujourd’hui, n° 158, pp. 21-28. BARONTINI Alexandrine 2006, Arabe maghrébin en France : pratiques, représentations, transmission. Familles de traditions musulmanes et juives, Mémoire de DEA, sous la direction de Dominique Caubet, Inalco. BARONTINI Alexandrine 2005, Transmission de l’arabe maghrébin en France, représentations et pratiques. Le cas d’une famille originaire du nord-est marocain, Mémoire de maitrise, sous la direction de Dominique Caubet, Inalco. 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Salem CHAKER Inalco, Paris Deutsch Zum Gebrauch der berberischen Sprache und deren Vermittlung in Frankreich. In Ermangelung systematischer Beobachtung und verfügbarer Daten ermöglicht es dieser Überblick, Wege und Probleme kritisch und vorsichtig zu identifizieren. Diese sollten in der Zukunft zu methodischen Studien führen. Basierend auf der Geschichte und Soziologie der nordafrikanischen Zuwanderung werden mögliche Zahlen für Berberischsprachige (als „Berberophonie“ bezeichnet) in Frankreich vorgeschlagen. Der Gebrauch und die Vermittlung der Berbersprache werden untersucht. Dabei unterscheiden wir zwischen „vergangener Periode“, gekennzeichnet durch eine dominante „Berberophonie“, und „neuerer Periode“, einer Zeit des Wandels. Es werden zwei andere Aspekte herbeigeführt, einserseits der qualitative Aspekt einer starken (in Frankreich alt eingesessenen) berberischen Produktion auf Kulturebene, die auf der Musikszene wohl bekannt ist; andererseits der quantitative Aspekt basierend auf dem 1995 eingeführte Wahlfach Berberisch beim französischen Abitur (Baccalauréat). English “What do we know about the practice and about the transmission of the Berber in France?” For lack of systematic observations and of reliable data, this panorama proposes a critical and careful exploration, which essentially identifies tracks and problems which will have to be the object of methodical studies in the future. From elements known for the history and for the sociology of the North African immigration, it presents a careful estimation of “berberophony” in France, as well as an evaluation of the practice and the transmission of Berber, distinguishing the “former ages” characterised by a dominant “berberophony” and the “recent times”, for which they seem more uncertain. It also uses for this purpose, two other support points: the qualitative indication of a Berber strong (and long-lasting in France) Berber cultural production (notably through the music scene) and the quantitative data from the optional test of Berber at the “Baccalaureat” since 1995. Introduction La réponse à la question pourrait être lapidaire, car en la matière, « l’état de l’art » est des plus lacunaires : en un mot, on peut dire que l’on ne sait pas grand-chose de précis concernant la pratique et la transmission du berbère en France, ni sur leurs évolutions. Il n’existe quasiment aucune étude spécifique, fondée sur des travaux et enquêtes de terrain ayant une certaine ampleur et une certaine régularité ; tout au plus des sondages, des « coups de projec- 49 teur » et quelques rares travaux très ponctuels, à la signification incertaine. Situation guère étonnante, dont les causes sont nombreuses, générales et particulières : > générales, d’abord, puisque la France ne dispose pas de recensements linguistiques réguliers qui permettraient de savoir où en est le berbère comme toute autre « langue de France » ; > particulières, parce que le berbère est une langue « peu visible », historiquement dominée, marginalisée dans les pays d’origine, quasiment absente de toutes les institutions publiques, en France comme dans les pays d’origine, sans tradition écrite constituée… En fait, dans le contexte de l’immigration, le berbère est une langue « doublement dominée ». Pour esquisser une réponse à la question initiale, on ne peut guère se référer que : > aux données globales de la sociologie et de l’histoire de l’immigration ; > aux données déjà anciennes des enquêtes de l’Ined1 (Tribalat 1992/1995) et de l’enquête « Familles » de 1999 (Insee2 & Ined), sources qui, pour le berbère sont imprécises et problématiques à plusieurs points de vue (cf. infra) ; > à quelques rares études ponctuelles sur la pratique et la transmission : mémoires de maitrise ou DEA soutenus à l’Inalco3 ou à l’université de Paris V ; > aux données des épreuves de berbère au Baccalauréat et aux inférences que l’on peut en tirer. 50 Pour l’essentiel, le champ reste donc à explorer. Éléments d’histoire et sociologie Une évaluation délicate La présence de la langue berbère en France est évidemment directement liée à l’histoire coloniale et aux flux migratoires venus d’Afrique du Nord. Les régions berbérophones d’Algérie (la Kabylie dès le début du XXe siècle), puis du Maroc (après 1945) ont longtemps fourni l’écrasante majorité des immigrés maghrébins. Presque toutes les zones berbérophones importantes comptaient en effet une population dense que l’économie locale ne parvenait plus à nourrir. Les deux guerres mondiales, avec la mobilisation et la réquisition de travailleurs et la grande misère qu’elles ont induites, ont accentué cette mobilité. Jusqu’aux indépendances (Maroc : 1956, Algérie : 1962), l’immigration nord-africaine en France a donc été majoritairement berbérophone. Après la décolonisation, les courants migratoires se diversifient et deviennent de plus en plus nationaux, tant à partir de l’Algérie que du Maroc. La proportion de berbérophones en France tend alors à se rapprocher de celle que l’on observe dans les deux pays de départ. On l’estimera à un minimum de 35 % de l’ensemble de la population originaire 1 Institut national des études démographiques. Institut national de la statistique et des études économiques. 3 Institut national des langues et cultures orientales. 2 d’Afrique du Nord établie en France, quel que soit son statut juridique. Le pourcentage de 28 % de berbérophones avancé par Michèle Tribalat (1995) nous parait notoirement sous-évalué. La divergence s’explique sans doute par le fait que l’enquête portait sur un échantillon limité, numériquement et surtout géographiquement, de personnes d’origine étrangère et non sur une évaluation à partir des données globales des flux de populations. Or, on sait que l’immigration berbère est caractérisée par des concentrations géographiques très marquées (cf. infra), et une faible « visibilité », notamment pour les Kabyles, qui constituent une immigration très ancienne, bien intégrée et donc souvent difficile à repérer. Par ailleurs, la population berbérophone se renouvelle en permanence par arrivée de nouveaux locuteurs venus des pays d’origine, malgré l’arrêt de toute immigration officielle, sans que l’on dispose d’un quelconque outil statistique puisque ces nouveaux arrivants sont, au mieux, répertoriés comme « Algériens » ou « Marocains »… Rien qu’entre juin 1998 et l’été 2002, selon des estimations tout à fait dignes de foi, entre 80 000 et 100 000 réfugiés kabyles, essentiellement des jeunes gens, sont arrivés en France, suite à deux épisodes de répression violente en Kabylie4. Si l’on retient une fourchette de 4 à 5 millions de personnes d’origine maghrébine, le nombre de berbérophones en France doit se situer entre 1,5 et 2 millions de personnes. Il ne s’agit évidemment que d’une estimation, mais elle est compatible à la fois avec ce que l’on sait du phénomène migratoire et de ses évolutions, et avec les chiffres de la population berbérophone dans les deux pays concernés (20 à 25 % en Algérie ; 40 à 45 % au Maroc). Mais, bien sûr, ce n’est là qu’une estimation du nombre de personnes « d’origine berbère » (= issues d’une région berbérophone), et non du nombre constaté de locuteurs de la langue berbère ! Car le « berbérophone d’origine » n’est pas nécessairement un berbérophone. Du moins dans la situation actuelle, car on doit nettement distinguer sur ce plan les « âges anciens » de l’immigration (en gros jusqu’aux indépendances) et le contexte actuel. Les « âges anciens » : une berbérophonie prédominante, sinon exclusive Dans les « âges anciens », quand l’immigration était constituée presque exclusivement de travailleurs, il est certain que tout immigré issu d’une région berbérophone était effectivement berbérophone. Cette donnée d’évidence tient à ce que ces immigrés anciens venaient directement des régions rurales berbérophones, à dominante monolingue et, le plus souvent, n’avaient pas été, ou que faiblement, scolarisés. Arrivaient donc en France essentiellement des berbérophones monolingues ou ayant tout au plus (pour les Kabyles) une connaissance élémentaire du français ou de l’arabe maghrébin (pour les Marocains). De plus, hommes isolés, la plupart rentraient régulièrement « au pays » où était restée leur famille et où naissaient leurs enfants. Le pays d’origine (en fait, le village) restait l’horizon et l’avenir uniques de l’immigré. De plus, l’implantation en France se faisait toujours selon les villages et les régions5 : l’immigré ancien vivait et travaillait avec « ses pays », avec lesquels il ne parlait que le berbère. L’acquisition du français se limitait bien souvent au strict minimum nécessaire aux échanges sur 4 Crise de juin 1998 consécutive à l’assassinat du chanteur Matoub Lounès et crise dite « des Arch-s » (de mai 2001 à fin 2002), qui a donné lieu à de violents affrontements et à des manifestations de grande ampleur. Cette dernière crise a officiellement entrainé la mort de 125 personnes parmi les manifestants. Cf. Chaker & Doumane : « La Kabylie et la question berbère en Algérie : tensions cycliques et inachèvement », Les Cahiers de l’Orient, 84, dec. 2006, p. 47-86. L’estimation du nombre de « réfugiés » (le statut réel des personnes concernées est évidemment très divers) provient d’un mémorandum remis à la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève (nov. 2002) et au ministre français de l’Intérieur d’alors (N. Sarkozy) (sept. 2003). 5 Le travail de Karima Sliman-Dirèche (1997) montre bien ce saisissant phénomène de « translation » géographique, d’un village, d’une tribu déterminée, vers une rue, un quartier ou une ville française déterminée. 51 les lieux de travail. Le cas était fréquent de ces ouvriers kabyles ou chleuhs qui, après un quart de siècle passé sur les chantiers ou dans les usines en France, baragouinaient un français à peine compréhensible. Les sociologues de l’immigration ont beaucoup insisté sur « l’isolement, l’hermétisme, la marginalité socio-économique et topographique qui font de ces groupes des isolats linguistiques et culturels en terre française » (par exemple Bouguessa, 1981, p. 52). Bien entendu, ce qui était la règle pour la grande masse des immigrés ne concernait pas une population infime issue des élites kabyles scolarisées, parfaitement francophones, (étudiants et intellectuels, professions libérales, cadres supérieurs de l’administration française, etc.) qui pouvaient s’être installées en France. Les « âges récents » : une pratique et une transmission plus incertaines Pour la période postérieure aux indépendances des pays d’origine, la situation est tout autre : l’immigration devient de plus en plus familiale, les enfants naissent en France, vivent et sont scolarisés en France. Les liens sont très épisodiques avec les pays d’origine6. Le problème est donc de savoir dans quelle mesure le berbère est transmis aux nouvelles générations et dans quelle mesure sa pratique se maintient, dans et en dehors de la cellule familiale, dans cette situation nouvelle. Des observations convergentes semblent indiquer que la pratique quotidienne du berbère est généralement le fait : > de personnes âgées ; > de personnes, quel que soit leur âge, ayant un lien encore fort (récent et/ou régulier) avec la région d’origine. Cela peut être le cas y compris de jeunes gens, à condition qu’ils soient « fraichement » arrivés de la région d’origine : étudiants venus d’Algérie ou du Maroc, jeunes réfugiés kabyles nombreux à Paris… 52 Elle s’observe dans des lieux publics, dans la rue et sur les marchés notamment, dans des quartiers à forte concentration berbère (Saint-Denis, Paris 19e et 20e…). Et, bien entendu, dans des lieux de convivialité spécifiques (cafés, restaurants…). Il a été aussi très souvent noté, sur les marchés, dans les magasins, dans les taxis (les chauffeurs de taxis kabyles sont très nombreux à Paris) que l’usage du berbère pouvait avoir une fonction « identitaire » ou cryptique marquée : l’échange en berbère permet de se « reconnaitre », d’établir une relation de connivence, voire de complicité pour ne pas être compris des « autres », et pouvoir éventuellement négocier une transaction sur des bases préférentielles. Au plan de la transmission, l’enquête de l’Ined de 1999, dont les données sont synthétisées dans Héran/Filhon/Deprez (2002), indique que le berbère se transmet moins bien que l’arabe maghrébin. Parmi les « langues de l’immigration », il arrive selon tous les critères en 5e ou 6e position, après l’arabe, le portugais, l’espagnol, l’italien, l’allemand, voire le polonais ! Ces chiffres paraissent, là aussi, très surprenants et difficilement compatibles avec les données connues de la sociologie de l’immigration nord-africaine (cf. supra) ; les données relatives aux « langues berbères » semblent nettement en deçà de la réalité et, ce, sans doute, pour les mêmes raisons que celles évoquées précédemment à propos des chiffres avancés par Tribalat (1992/1995). Raisons auxquelles il faut ajouter les incertitudes et distorsions probables liées 6 Tous les sondages que nous avons fait ou fait faire par nos étudiants auprès des candidats de l’épreuve de berbère au baccalauréat depuis 1983 montrent que ces jeunes n’ont qu’un contact très épisodique avec le « pays d’origine » : l’écrasante majorité n’y est pas allé plus d’une fois au cours de sa vie. au caractère « déclaratif »7 de l’enquête et surtout à la catégorie « langues berbères » utilisée ; au niveau de la transmission, comme à celui de la pratique, il conviendrait certainement de distinguer entre les différentes populations berbérophones : > les Kabyles sont la population berbère la plus anciennement établie en France ; ils sont plus francophones, y compris au sein des familles, et leur intégration est très avancée. Même ceux qui sont arrivés récemment de Kabylie sont généralement parfaitement francophones. Au sein des familles, l’usage du français est largement répandu ; > en revanche, en milieu d’origine marocaine, Chleuhs ou Rifains, la cellule familiale résiste encore largement à l’usage du français. La génération de parents (primo arrivants) n’a pas été scolarisée et est généralement arrivée en France sans connaissance préalable du français. On peut donc supposer que la pratique et la transmission du berbère sont mieux assurées dans les familles d’origine marocaine. Néanmoins, une monographie réalisée par une de nos étudiantes (D. Aouchiche) en 2002 sur un cas familial en région parisienne semble confirmer, voire accentuer la tendance régressive pour ce qui est de la transmission. Dès la première génération d’enfants nés en France (G1), le berbère n’est plus la langue usuelle ; elle n’est utilisée que dans le cercle familial avec les parents et/ou grands-parents, quasiment jamais entre les enfants, sauf pour sa fonction cryptique. On détecte d’ailleurs des différenciations suivant la position dans la fratrie : les ainé(e)s sont plus berbérophones que les cadets. Et il n’y a pas, ou qu’exceptionnellement, transmission vers la deuxième génération d’enfants nés en France (G2). Tendanciellement, la pratique active du berbère disparait presque totalement dès la génération 2. Il existe une exception notable à ce schéma de régression accélérée : le facteur « militantisme ». Dans plusieurs cas observés, la transmission et la pratique du berbère se maintiennent par volontarisme, chez des personnes engagées dans l’action culturelle et/ou politique au sein d’associations berbères. Il est également certain que la pratique et la transmission sont directement liées au niveau socio-économique et culturel des familles et des personnes ; on peut postuler qu’elles sont inversement proportionnelles au statut social des familles : plus on est aisé et éduqué, moins on parle et transmet effectivement le berbère, même si la référence à la berbérité peut être particulièrement prégnante dans ce type de milieux ! Cette considération n’est pas marginale s’agissant d’une population dont une composante importante (les Kabyles) est bien intégrée, avec un niveau d’éducation probablement légèrement supérieur à la moyenne des autres populations venues d’Afrique du Nord. Elle explique certainement la baisse tendancielle de la pratique et de la transmission qui a pu être constatée, de même que certaines des évolutions constatées pour le Baccalauréat (cf. infra). En conclusion, il semble bien que tendanciellement, dès que la présence en France est stabilisée et durable, la pratique du berbère régresse au profit du français, même au sein des couples composés de deux conjoints berbérophones. 7 S’agissant d’une langue très stigmatisée, les attitudes d’occultation peuvent être significatives dans certains milieux fragiles, par rapport au français comme par rapport à l’arabe. 53 Un indice qualitatif : une production culturelle vigoureuse 54 Si l’on manque de données d’observation directe sur la pratique et la transmission, on constate en revanche qu’il existe sur la longue durée, une vie culturelle de langue berbère dense et diversifiée en France. Dès les années 1930, la chanson kabyle s’enracine en France. Il existe un public nombreux dans les cafés (avec des tournées d’artistes), des circuits de diffusion (de grandes maisons de disques comme Pathé-Marconi ont déjà investi le champ), une présence à la radio (émissions très écoutées en langue berbère de Radio Paris). Dès l’avant-guerre, et a fortiori après 1945, des carrières artistiques se construisent entièrement en France, comme celle de Slimane Azem (1913-1983), le plus grand poète-chanteur de l’immigration kabyle. Cette tradition de la chanson kabyle en France, largement renforcée dans les années 1960-1970 par l’irruption de la cassette audio, a perduré jusqu’à nos jours ; tous les chanteurs kabyles de quelque importance ont ou ont eu une « assise française » : le passage à l’Olympia ou au Zénith reste pour tous une consécration. Plus tardivement, à partir des années 1970, s’est également mise en place une activité plus intellectuelle, plus militante aussi, dans le domaine de l’écrit et de sa diffusion. Une action régulière de diffusion et de consolidation de l’écrit est portée par le tissu associatif kabyle en France. Elle se traduit par la publication de nombreux outils pédagogiques (initiations à l’écriture, grammaires et recueils de textes), et surtout par l’apparition d’une néo-littérature écrite qui investit des genres non traditionnels : théâtre, nouvelle, poésie écrite et roman. Si l’activité théâtrale proprement dite est restée modeste, malgré un répertoire de grande qualité comme celui de Mohya, la généralisation des supports audiovisuels (vidéo puis supports numériques) lui ont assuré une diffusion considérable, à travers les petites maisons d’édition et de diffusion de « Barbès » et le réseau associatif. Cette présence pérenne, et renouvelée, de la chanson berbère en France, des productions audio et audiovisuelles, de l’écrit, implique l’existence d’un public récepteur et d’un « marché » ; elle doit évidemment être analysée comme l’indice d’un usage conséquent de la langue berbère. Sans pour autant que cela éclaire sur la question de la transmission du fait du renouvellement des populations (cf. supra). Un point d’observation intéressant : le berbère au baccalauréat Depuis la session 1995, une épreuve facultative écrite de langue berbère peut être présentée au baccalauréat. Le berbère s’intègre dans un ensemble de 27 langues qui peuvent être présentées en épreuve facultative (seuls les points au-dessus de la moyenne sont pris en compte). Cette épreuve fait, depuis sa création, l’objet d’une convention entre l’Éducation nationale (DGESCO8) et l’Inalco qui, chaque année, prépare les sujets et assure la correction des copies pour l’ensemble des académies métropolitaines. Depuis 1995, le nombre de candidats en berbère est progressivement passé de 1 350 pour culminer à 2 250 (session 2004). Depuis 2004, les chiffres se sont stabilisés, avec 8 Direction générale de l’enseignement scolaire. tendance au tassement (autour de 1 800). Les candidats proviennent de toutes les académies, avec une écrasante majorité pour la région parisienne et les grandes métropoles urbaines, à forte population d’origine maghrébine ; par ordre d’importance : le Nord (Lille-Roubaix), Amiens, Lyon, Saint-Étienne, Aix-Marseille. Jusqu’en 2000, avec quelques légères fluctuations selon les années, la répartition entre les dialectes a été conforme à ce que l’on pouvait attendre : une nette majorité pour le kabyle (plus de 60 %) et environ 40 % pour les deux dialectes marocains – avec une percée inattendue pour le rifain dès son introduction en 1999. Puis, progressivement, l’équilibre entre les dialectes a évolué en faveur du Maroc, jusqu’à un véritable renversement de situation ; l’ensemble chleuh + rifain représente désormais environ 65 % des copies (en 2004 : chleuh = 40 %, rifain = 25 %, kabyle = 35 %). Cette répartition, qui semble désormais stabilisée, traduit une désaffection certaine des Kabyles – en valeur absolue comme en pourcentage – et une montée en puissance des berbérophones d’origine marocaine. Plusieurs hypothèses explicatives peuvent être envisagées, qui mériteraient d’être vérifiées par des enquêtes auprès des candidats, parmi lesquelles des considérations très directement liées au questionnement initial : la baisse sensible du kabyle reflète certainement la baisse de la pratique et la non-transmission dans les familles kabyles. Mais, quoi qu’il en soit, il existe une demande significative et stabilisée depuis plus d’une décennie pour la langue berbère dans le cadre de l’examen national du baccalauréat. La demande est très nettement supérieure à celle qui concerne les autres langues facultatives, même les langues d’États comme le serbo-croate, le turc ou l’arménien. En fait, au niveau quantitatif, le cas du berbère est plutôt comparable à celui des langues régionales de France (breton, occitan…). Ce qui peut être interprété comme l’indice d’un attachement fort, voire militant, à la langue. Conclusion Ce panorama à grands traits de la situation du berbère en France, aux plans de la pratique et de la transmission, identifie un ensemble de pistes et de problèmes à explorer, plus qu’il ne décrit précisément une situation, pour laquelle trop de données et observations fiables manquent. Il dessine une situation apparemment paradoxale, caractérisée à la fois par une très probable tendance régressive – quelles que soient les incertitudes des enquêtes de l’Ined – et, en même temps, une présence culturelle et une affirmation identitaire forte et bien ancrée. Un vaste programme de travail attend donc les jeunes générations de sociolinguistes ! Orientation bibliographique AOUCHICHE D. 2002, Évolution linguistique d’une famille kabyle en région parisienne, mémoire de Maitrise, Inalco ; Dir : S. Chaker. BOUGUESSA K. 1981, « Mode de vie et reproduction : la communauté algérienne en France pendant la colonisation », Annuaire de l’Afrique du Nord, XX. CHAKER S. 1988, « Le berbère, une langue occultée, en exil », Vingt-cinq communautés linguistiques de la France. 2. Les langues immigrées, Paris, L’Harmattan. CHAKER S. 1998 (2e éd.), Berbères aujourd’hui, Paris, L’Harmattan. CHAKER S. 1994, « Quel avenir pour la langue berbère en France ? », Hommes et Migrations, 1 179 [= Les Kabyles], p. 40-45. CHAKER S. 1997, « La langue berbère en France : situation actuelle et perspectives de développement », Enseignement des langues d’origine et immigration nord-africaine en Europe : langue maternelle ou langue d’État ? (sous la dir. de M. 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Zunächst wird eine kurze Biographie schwarzafrikanischer Migranten aus sozialer und sprachlicher Sicht skizziert, um die Gründe für den Gebrauch bzw. den Abbau schwarzafrikanischer Sprachen in Frankreich besser zu verstehen. Anschliessend werden die Ergebnisse einer Umfrage über Sprachgewohnheiten bei schwarzafrikanischen Familien untersucht. Zum Schluss werden diverse Faktoren diskutiert, die einen Einfluss auf die Sprachauswahl bei schwarzafrikanischen Familien ausüben, wie etwa: Stadt/Land, Mann/Frau, internationale Sprachen/Dialekte. English The diversity of Black African languages spoken in France has received little attention from the French authority as the French linguistic ideology ignored other languages than French and is not familiar with multilingualism. This article restores this lack of knowledge on the diversity of black African languages in focusing on the case of black African languages spoken in Normandy (Rouen) as it is one of main place where African migrants settled in France. First, a rapid social and linguistic biography of Black African migrants will be reminded to better understand the reasons of maintenance or attrition of Black languages in France. Then, the results of a survey on linguistic practices within African migrant families will be analysed. Finally, the variables (urban/rural; men/women; international languages: vernacular languages) influencing the language choice within the Black African family will be discussed. Introduction Pendant longtemps la spécificité linguistique des migrants originaires d’Afrique noire en France est restée peu connue. Mais l’Afrique est le continent du plurilinguisme et les situations sociolinguistiques africaines apparaissent complexes à des Européens habitués à l’équivalence « un pays égale une langue ». Si fausse qu’elle soit, cette représentation n’en demeure pas moins collectivement partagée. Pour preuve, les services statistiques de l’État français ont séparé, jusqu’à une date récente, les personnes originaires d’Afrique noire entre « francophones » et « non francophones » selon la langue officielle du pays d’origine. Pourtant la langue officielle du pays d’origine ne présage pas du degré de francophonie des personnes puisqu’on estime entre 10 et 60 %, selon les pays officiellement francophones, le pourcentage de la population 57 parlant effectivement le français. L’absence de statut officiel a d’autant plus contribué à l’occultation des langues africaines que la France est marquée par plusieurs siècles de lutte politique de l’État pour asseoir la domination d’une langue unique sur le territoire. L’unité linguistique fut longtemps confondue avec l’unité nationale. De surcroit, la politique linguistique consistant à imposer le français dans tous les actes de la vie publique s’est prolongée dans les colonies. L’importance des questions linguistiques en France, au Québec, au Kurdistan et ailleurs montre bien que, pour les États comme pour les individus, les langues ne se limitent pas à des systèmes linguistiques permettant la communication entre les personnes ou les groupes qui les parlent. Leur fonction symbolique est évidente lorsqu’un État légifère sur la place dévolue à chaque langue parlée sur son territoire ou lorsqu’une famille instaure des règles pour gérer le plurilinguisme en son sein. Dans les deux cas, on met en place de véritables politiques linguistiques pour promouvoir certaines langues du répertoire ou, au contraire, tenter de juguler l’influence d’autres perçues comme menaçantes. Dès lors, les choix linguistiques des familles africaines en situation d’immigration sont un puissant révélateur des stratégies identitaires des adultes qui doivent composer entre l’attachement au groupe d’origine, à leurs cultures premières et l’insertion en France qui implique, pour les adultes, la maitrise du français oral. Tension dans laquelle il faut inscrire l’espoir d’un avenir meilleur pour les enfants, qui passe obligatoirement par la maitrise du français écrit. La famille n’est toutefois pas un bloc homogène face à la société d’accueil. Hommes et femmes, parents et enfants, ainés et cadets, ont des histoires singulières, ce qui implique des répertoires linguistiques différents et conduit à des rôles particuliers vis-à-vis des autres membres de la famille et de la société d’accueil. Ces rôles peuvent évoluer dans le temps. 58 Biographies sociales et langagières L’immigration africaine en France est ancienne. Ce n’est pas le lieu ici de détailler l’histoire de l’immigration originaire d’Afrique noire en France1. Notons tout de même que les pionniers furent les marins manjak2 (Guinée-Bissau, Sénégal) et soninké (Mali, Mauritanie, Sénégal) qui bénéficièrent de la levée de l’interdiction de débarquer dans les ports français qui frappait les marins noirs jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. L’immigration manjak et soninké s’est intensifiée après la Seconde Guerre mondiale, bientôt suivi par des Pulaar (Mauritanie, Sénégal). À cette immigration d’hommes seuls appartenant à des groupes structurés, s’est ajoutée, de façon beaucoup moins massive, une immigration plus individuelle de personnes appartenant aux autres groupes ethniques du Sénégal et du Mali ainsi qu’aux autres pays d’Afrique noire, francophones en particulier. À partir de la fin des années 70, on note à la fois une intensification du regroupement familial, qui s’est opéré de manière décalée selon les groupes ethniques, et une diversification de l’immigration africaine due aux difficultés tant politiques qu’économiques traversées par le continent. La migration n’est plus seulement le fait d’hommes jeunes qui viennent travailler en France et qui, éventuellement, sont ensuite rejoints par leurs familles, mais concerne aussi des citadins fuyant des villes côtières aux situations troubles. 1 Les lecteurs intéressés consulteront Nicollet, 1993, Leconte, 1997. Je signale en premier lieu les groupes ethniques des migrants parce que les frontières héritées de la colonisation ont divisé des territoires qui étaient relativement homogènes sur le plan ethnique ; qui plus est, en Afrique, le même nom désigne la langue et le groupe ethnique qui la parle. Enfin ce sont rarement les membres des groupes majoritaires qui émigrent. 2 Il convient en outre de signaler que la migration africaine se concentre dans les régions d’Ile-de-France et de Haute-Normandie, pour des raisons liées, à la fois, à l’histoire et au marché du travail. Les régions d’implantation des Africains en France suivent la vallée de la Seine, où la concentration dans des usines métallurgiques et chimiques est particulièrement dense. On note, toutefois, des différences dues aux réseaux migratoires. Ainsi, les Maliens (surtout des Soninké) sont majoritaires en région parisienne, alors que les Sénégalais le sont en Seine-Maritime, chaque ville ou agglomération française présentant des particularités dues à l’histoire des réseaux. La diversité des populations originaires d’Afrique noire présentes en France se retrouve aussi dans la diversité des répertoires langagiers. Le point commun à l’ensemble des pays d’origine est d’avoir promu une langue européenne, généralement le français, au rang de langue officielle (quelquefois unique), même si cette langue est parlée par une minorité de locuteurs seulement. Mais en Afrique noire, un individu est souvent conduit à apprendre cinq, six langues ou même plus, au cours de son existence. On peut imaginer le scénario théorique suivant : un enfant apprendra en premier lieu la langue de son père, qui deviendra sa langue ethnique et celle de sa mère, si elle est différente de la précédente, puis les langues des coépouses éventuelles et des groupes voisins et alliés. Si les langues précédentes sont de simples vernaculaires, il apprendra aussi, par la suite, une ou plusieurs langue(s) véhiculaire(s) du pays ou de la région. Enfin, s’il est scolarisé, il apprendra la langue européenne, médium d’enseignement. Toutes les langues n’ont cependant pas les mêmes connotations affectives. En milieu rural traditionnel, la hiérarchie affective recoupe, le plus souvent, l’ordre d’acquisition des idiomes. En revanche, dans les grandes villes, les solidarités ethniques tendent à se diluer, au profit de la promotion individuelle et le véhiculaire local peut bénéficier de connotations positives puisqu’il permet l’intégration à la ville, de même que la langue européenne, qui est la langue de la réussite sociale et de la modernité. Des choix de transmission contrastés Afin de mesurer la vitalité des langues africaines en France, j’ai effectué, à partir de 1993, une série d’enquêtes dans la région rouennaise. Les objectifs de cette recherche étaient, entre autres, de connaitre les pratiques langagières dans les familles africaines et les choix de transmission effectués par les adultes. Je me suis aussi intéressée aux pratiques langagières de la deuxième génération, dans et hors la cellule familiale, ainsi qu’à ses attitudes. La façon dont les enfants et les adolescents se situent vis-à-vis des langues en présence, le regard qu’ils portent sur leur bilinguisme et celui de leurs parents, sont de puissants révélateurs de leur construction identitaire. D’autres recherches connexes effectuées depuis lors (Leconte, 2000, 2001 ; Leconte et Mortamet 2005 et 2008) confirment les grandes tendances observées lors des premières enquêtes. On note cependant une diversification des origines nationales ainsi qu’une plus grande proportion de citadins dans les nouveaux arrivés, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur répertoire langagier lors de leur arrivée. Ces citadins, qui peuvent être des adolescents rejoignant après coup leur famille, maitrisent souvent les véhiculaires urbains mieux que les langues vernaculaires et ont une compétence de base dans les langues officielles et de scolarisation. Au terme de l’enquête par questionnaire écrit, une trentaine de langues africaines ont été recensées, parlées dans douze pays différents et considérées par les enfants comme « la langue (ou une des langues) dans laquelle ils avaient appris à parler ». Ils n’ont été que 17 % 59 60 à citer le français, en plus de la langue africaine, comme langue première, alors que la majorité des répondants sont nés en France. Par ailleurs, 5 % de l’échantillon cite plus d’une langue africaine : il s’agit d’enfants nés en Afrique, qui ont appris conjointement la ou les langue(s) première(s) de leurs parents et/ou celle de l’environnement. Malgré l’impression d’éparpillement linguistique donnée par ces résultats, cinq langues dominaient incontestablement le marché linguistique dans la région rouennaise. Quatre d’entre elles sont parlées au Sénégal et dans les pays qui lui sont frontaliers : le pulaar (101 questionnaires), le manjak (82), le soninké (30) et le wolof (18). Celui-ci est à la fois la langue de l’ethnie wolof (qui représente 40 % de la population du pays) et la langue véhiculaire du Sénégal (elle est parlée par environ 80 % des Sénégalais). Les familles représentées ici sont d’ethnie wolof. Le faible nombre de réponses pour le wolof tient aux langues considérées par les enfants comme leurs langues premières et ne rend pas compte de sa diffusion dans la région. La quasi-totalité des adultes sénégalais parle wolof et l’utilise comme langue commune pour la communication interethnique, mais - y compris lorsqu’ils ont grandi en zone wolophone et qu’il s’agit de la langue dans laquelle ils sont dominants - ils choisissent de transmettre à leurs enfants la langue de leur groupe ethnoculturel. La cinquième langue, le lingala (50 questionnaires), est une grande langue véhiculaire, parlée au Congo-Brazzaville et au Congo-Kinshasa. Ici, il s’agit surtout de personnes originaires des régions de Brazzaville et de Kinshasa, qui ont fui leur pays suite à la dégradation brutale des situations politiques et économiques des deux Congo, dans les années 1980. Afin d’appréhender les choix de transmission des adultes, nous retiendrons les réponses aux questions : « Dans quelle(s) langue(s) ta mère te parle-t-elle ? » et « Dans quelle(s) langue(s) ton père te parle-t-il ? ». Les résultats ci-dessous ont déjà quelques années, mais il ne semble pas y avoir eu d’évolutions notables depuis lors. Nous ne traitons pas ici des langues faiblement représentées - une trentaine de langues pour une soixantaine de questionnaires, qui mériteraient un traitement au cas par cas, tant sont diverses les situations. Tableau 1 « Dans quelle(s) langue(s), ta mère te parle-t-elle ? » En % Langue première langue africaine français Manjak (82) 68 7 Pulaar (101) 76 3 Soninké (30) 70 10 Wolof (18) 33 39 Lingala (50) 18 32 Les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre de questionnaires pour chaque langue. Langue première Manjak (82) Pulaar (101) Soninké (30) Wolof (18) Lingala (50) Tableau 2 « Dans quelle(s) langue(s), ton père te parle-t-il ? » En % langue africaine français 60 12 67 7 47 10 32 39 2 63 les deux 25 21 20 28 50 les deux 28 32 43 28 36 Les choix des adultes sont rarement contestés par les enfants. Aux questions inversées (« Dans quelle langue, parles-tu à ton père, à ta mère ? »), on note des résultats similaires. Lorsque le décalage existe, il s’opère soit entre la langue africaine employée seule et celle-ci alternée ou mêlée avec le français (c’est le cas le plus fréquent dans le groupe Sahel), soit entre l’emploi conjoint des deux langues et le français seul (pour l’autre groupe). On note que les langues vernaculaires, parlées par les migrants d’origine rurale, sont davantage transmises aux enfants, en France, que les véhiculaires urbains. Le wolof, qui est à la fois la langue d’un groupe ethnique et la langue véhiculaire du Sénégal, occupe une position intermédiaire entre les langues vernaculaires (pulaar, manjak et soninké), qui sont transmises, et le lingala, véhiculaire urbain non rattaché à un groupe ethnique, peu parlé en France dans la communication parents-enfants. Lorsque les adultes ont abandonné, avant la migration, leurs langues ethniques, au profit de la langue d’intégration à la ville (le véhiculaire local), ils privilégient avec leurs enfants la langue d’intégration dans le nouvel univers urbain, le français, qui est en outre la langue de l’élite africaine. Pour un informateur congolais, ses compatriotes agissent ainsi, car « le français est une langue de promotion sociale pour leurs enfants. » Les langues urbaines, porteuses des traits de la modernité et de la promotion sociale, résistent difficilement à la « concurrence » du français, porteur lui aussi des mêmes traits. Toutefois, si le lingala est peu transmis aux enfants, il continue à être employé quotidiennement par les adultes congolais entre eux. À l’inverse, les langues vernaculaires sénégalaises, porteuses d’un patrimoine culturel traditionnel, sont transmises aux enfants. Le critère faisant intervenir l’origine rurale ou urbaine des locuteurs intervient effectivement dans la transmission du patrimoine linguistique d’origine aux enfants, même s’il n’est pas le seul, le critère d’urbanité étant souvent couplé avec une meilleure maitrise du français avant l’arrivée en France. L’urbanisation rapide de l’Afrique noire est un phénomène encore trop récent pour que les locuteurs reconnaissent aux véhiculaires urbains des valeurs culturelles suffisamment fortes pour qu’ils soient transmis. Ce phénomène est encore accentué dans le cas des migrants originaires du Sénégal et des pays limitrophes, qui sont en France, pour la majorité, depuis plus de vingt ans. Ils ont assisté de l’extérieur à l’explosion de la population urbaine et aux changements radicaux qui en ont résulté. Dans ces conditions, il importe avant tout que les enfants connaissent le patrimoine culturel traditionnel et continuent d’appartenir, tout du moins symboliquement, au terroir d’origine. Les adultes justifient les choix de transmission linguistique en des termes référant aux valeurs culturelles, véhiculées par les langues : « C’est nos valeurs. Un enfant doit parler la langue de ses parents ». J’ai par ailleurs pu comparer mes résultats avec ceux qui ont été obtenus lors d’une enquête similaire effectuée à Dakar (Dreyfus, 1995) aux mêmes dates. Il s’avère que le manjak et le soninké, langues minoritaires et minorées dans les deux situations, sont beaucoup plus transmis et revendiqués par les enfants comme langue identitaire, en France, dans un contexte d’altérité culturelle radicale, que dans la capitale du Sénégal, où ces deux langues sont en perte de vitesse, au profit du wolof, pour la génération née à Dakar. En revanche, le pulaar, vu les spécificités historiques et culturelles attachées à cette langue, résiste aussi dans la capitale sénégalaise. On aboutit à une situation apparemment paradoxale, où une langue de faible diffusion, comme le manjak, langue non écrite et ne bénéficiant pas de description ou de norme reconnue, résiste non seulement mieux en France qu’à Dakar, mais aussi mieux en France qu’une langue de grande diffusion comme le lingala, dont les « bases arrières » africaines sont pourtant beaucoup plus solides. 61 Les apprentissages langagiers dans la famille 62 La langue africaine choisie par les parents cohabite avec le français dans la grande majorité des familles, mais on observe un décalage entre le répertoire des enfants et celui des parents. Bien souvent, les enfants ne maitrisent qu’une seule langue africaine, surtout s’ils sont nés et ont grandi en France, et n’ont pas, de ce fait, bénéficié du plurilinguisme africain. La différence la plus notable entre les générations, réside dans le fait que les parents restent dominants dans une de leurs langues premières, alors que les enfants deviennent ou sont appelés à devenir dominants en français. De ce fait la langue la plus couramment employée, pour la communication dans la fratrie, est le français. Dans le même esprit, j’ai observé que pour les groupes qui transmettent leurs langues, il y avait fréquemment une répartition des apprentissages langagiers entre les parents et les ainés. Les premiers se chargent de transmettre leurs langues et leur culture premières, alors que les seconds apprennent le français aux plus jeunes. Ainsi, à l’intérieur d’une même fratrie, les cadets ont une compétence minimale en français, quand ils rentrent à l’école maternelle, ce qui n’était pas toujours le cas de leurs frères et sœurs plus âgés. Ce que les grands se chargent d’apprendre aux petits ne se limite pas à une compétence en langue stricto sensu, mais déborde largement vers une compétence langagière et culturelle, leur permettant de ne pas être perdus dans un univers linguistique et culturel inconnu, lorsqu’ils entrent à l’école. Lors d’une enquête portant sur le récit enfantin (Leconte 2000a, 2005), menée auprès d’enfants de 5 à 6 ans issus de l’immigration, j’ai constaté que les ainés, les filles surtout, racontaient le plus souvent en français des histoires à leurs frères et sœurs plus jeunes. Là encore, on assiste à une répartition des tâches dans l’éducation langagière des petits : les parents racontent, le plus souvent en langue première, la vie « réelle » et le passé de la famille dans le pays d’origine, afin que l’enfant ne soit pas coupé de son groupe d’origine et de la famille restée au pays. Cette transmission culturelle est rendue d’autant plus nécessaire que la famille élargie - dont on connait l’importance éducative en Afrique - ne se trouve plus à proximité et que les possibilités de séjour au pays sont limitées pour les enfants. La pratique narrative, consistant pour les ainés à raconter des histoires aux petits, n’est pas réservée aux enfants originaires d’Afrique noire, mais est partagée par l’ensemble des fratries d’origine étrangère (Kurdes, Turcs, Maghrébins…). Pour qu’ils s’y adonnent si volontiers, la pratique du conte en français doit être considérée par les ainés comme une part importante de leur compétence dans cette langue. Ils reproduisent une pratique qu’ils ont aimée quand ils étaient plus jeunes et qu’ils considèrent comme un bon moyen d’apprendre le français et de s’initier à la lecture. Le récit d’histoire est, en quelque sorte, emblématique de la scolarisation en maternelle et de l’acculturation à la société française. Les contes choisis appartiennent au patrimoine traditionnel français, ce qui n’est pas surprenant, car leur structure et leur contenu thématique sont à rapprocher des contes traditionnels des cultures d’origine : récits initiatiques, personnages anthropomorphes affrontant un danger. Les ainés ont aussi un rôle non négligeable de « passeurs de langue » auprès de leurs parents. La majorité des parents originaires des régions rurales du Sahel n’a pas été scolarisée. De ce fait, ces parents avaient une compétence en français faible quand ils sont arrivés en France. Aujourd’hui, nombre d’entre eux ont acquis le français « sur le tas », ou ont adopté une démarche volontaire d’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans des cours du soir. Le rôle de passeur de langues des enfants est d’autant plus important auprès des femmes, moins scolarisées que leur mari en Afrique et exerçant plus rarement une activité professionnelle. Pour compléter ce tour d’horizon des apprentissages langagiers dans les familles, notons que ce sont les femmes, plus que les hommes, qui sont sollicitées par les enfants, pour une explication sur le fonctionnement de la langue africaine ou un manque lexical. Les exemples de « trou lexical » que les enfants m’ont fournis réfèrent soit à des réalités n’existant pas dans la culture d’origine - comme moto - c’est alors l’emprunt au français qui est utilisé, soit se référant au temps chronologique. Mais le rapport au temps est radicalement différent entre une cité française et un village sénégalais. Les exemples de manques lexicaux fournis par les enfants, sont plus révélateurs des différences culturelles que de réelles difficultés linguistiques. En résumé, si la majorité des familles africaines présentes en France choisit majoritairement de transmettre leurs langues premières à leurs enfants pour des raisons identitaires, cette identité linguistique africaine n’est pas contradictoire avec une identité francophone. Le français est perçu comme la langue de l’environnement, mais aussi comme la langue de l’élite africaine, de l’accès au pouvoir. La famille migrante africaine fonctionne alors comme une instance originale d’apprentissage langagier, où chacun, selon ses possibilités, aide les autres membres à acquérir des compétences écrites et orales dans les autres langues. On assiste à une double médiation, linguistique et culturelle, entre les générations. Références bibliographiques BALIBAR Renée 1985, L’institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République. Paris, Presses universitaires de France. CALVET Louis-Jean 1994, Les Voix de la ville. Paris, Payot. 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Aus Umfragen ergibt sich: selbst wenn meistens Türkisch in früher Kindheit erworben wurde, fossilisiert es vor dem 10. Lebensjahr und wird erst mit 14 mit den Sprachfertigkeiten von türkisch monolingualen Kindern vergleichbar. Überwiegt das Französische ab dem 6. Lebensjahr, sind Sprachfertigkeiten von zweisprachigen Kindern im Französischen mit Sprachfertigkeiten von monolingualen Kindern unter 10 Jahren nicht vergleichbar. Untersuchungen von Sprachauswahl und –gebrauch zeigen, dass Kinder eine starke Bindung mit der Erstsprache haben, indem diese im Umgang mit den Eltern oft gebraucht wird. English Language practices of children stemming from immigration evolve as families settle in the host country and as they grow up. Often parents adapt themselves to this new situation. This paper aims to investigate aspects of language development in Turkish children born in France before and during their schooling. It aims also to outline language choice and use across different interlocutors in France and in Turkey. Results show that even if Turkish is the main acquired language in early childhood, it fossilizes until age 10 and then becomes close to the language used by Turkish monolinguals at the age of 14. French becomes dominant at the age of 6; however bilingual children’s abilities in French are not similar to those of monolingual French children until the age of 10. Language choice and use results suggest that children still maintain strong links with their language of origin: they often use their mother tongue with their parents. Introduction De nombreuses recherches récentes en sociolinguistique se sont concentrées sur les rapports qu’entretiennent les langues, les cultures et les identités des jeunes issus de l’immigration en Europe. En France, les études (Hélot 2007 ; Moore 2007 ; entre autres) ont souligné qu’en pratique, on ne donnait pas aux minorités ethniques ou aux classes sociales défavorisées la chance de développer pleinement leur bilinguisme. Les hommes politiques comme les en- seignants véhiculent souvent des idées reçues, pensant que ces enfants feraient mieux d’apprendre uniquement le français, alors qu’il est tout à fait possible de développer un véritable bilinguisme. Dans cet article, nous présentons, en premier lieu, l’apprentissage des langues chez les jeunes issus de l’immigration turque, et ensuite, nous évoquons leurs choix et leurs usages des langues en France et en Turquie. Plus qu’une étude particulière, cet article constitue une synthèse de nos recherches effectuées à ce jour sur cette population (cf. Akinci, 2001, 2008, entres autres). Apprentissage et développement des langues Avant de décrire l’apprentissage des langues par les enfants bilingues turc-français, il est nécessaire de les distinguer dans la mesure où ils ne forment pas un groupe homogène. On distinguera quatre groupes : > ceux nés en France de parents de la première génération ; > ceux nés en France de parents de la deuxième génération ; > ceux arrivés en France avant l’âge de 6 ans ; > ceux arrivés après l’âge de 6 ans. Dans les deux derniers cas, les enfants sont arrivés en France dans le cadre du regroupement familial, de moins en moins fréquent cependant. Dans tous les cas, les parents peuvent partager la même origine et pratiquer majoritairement la langue turque entre eux. C’est souvent le cas des parents de la première génération. Par ailleurs, un des deux parents peut être né en France et n’utiliser avec son enfant que le français. Il peut également s’agir de parents formant un couple mixte qui n’utilisent qu’une seule langue à la maison, souvent le français, la langue de l’environnement, ou les deux langues en de rares occasions1. Les compétences langagières dans les deux langues, la réussite scolaire, l’intégration dans la société d’accueil peuvent être tout autres selon que l’enfant appartient à tel ou tel groupe. Un enfant né de parents issus de l’immigration turque commence d’abord par acquérir le turc au sein de sa famille. Dès sa naissance, la langue parlée autour de lui, dans la majorité des familles, est uniquement le turc. Même si l’enfant est né et habite en France, il développe ainsi en premier ses compétences langagières dans sa langue maternelle. Ses premiers babillages, sons et mots sont en turc2. Ainsi, les enfants développent en premier leur langue et leurs capacités langagières dans un environnement exclusivement turcophone. Leur premier contact avec la langue française se fait seulement avec l’entrée à l’école maternelle autour de l’âge de trois ans. Il est bien évident que ces très jeunes enfants ont déjà entendu le français autour d’eux, ne serait-ce que dans le voisinage, au supermarché, à la télévision, sans devoir pour autant adopter le français comme moyen de communication. Un autre paramètre à prendre en compte ici est la fratrie : la description ci-dessus ne concernant souvent que les ainés alors 1 Dans l’ensemble, nos travaux s’intéressent aux enfants nés et scolarisés en France de parents de même origine. Les enfants issus de couples mixtes forment un groupe particulier de bilingues dans la mesure où souvent les parents sont, d’une part, d’un niveau éducatif plus élevé, et d’autre part, appartiennent à une classe sociale favorisée et ne se mélangeant pas à la population immigrée classique (cf. Varro & Gebauer, 1997). 2 À notre connaissance, à ce jour aucune étude n’a été réalisée sur l’acquisition des langues par les bébés issus de l’immigration turque en France. 65 66 que les plus jeunes pourront être au contact du français à travers les ainés. L’entrée à l’école maternelle est ainsi un tournant important à plusieurs égards pour ces enfants. Ils quittent l’environnement familial pour entrer dans un nouvel espace. Ils se trouvent dans un lieu inconnu avec des pairs et des adultes qui ne parlent pas la même langue qu’eux et avec qui ils devront coexister pendant les jours d’école. Cette nouvelle situation représente pour eux une rupture dans le processus de connaissance des langues. Dans une situation monolingue ordinaire, l’école constitue un endroit où l’enfant approfondit sa connaissance de sa langue maternelle. Tandis que pour les enfants issus de familles migrantes, cette continuité linguistique n’est pas assurée par l’école. À partir de là, le développement des langues se fait ainsi à deux niveaux, dans deux univers différents. Dans son étude sur les enfants bilingues turcs de France, Tinelli (2004 : 49) rapporte ce qu’une fillette turque âgée de 7 ans a répondu lorsqu’elle lui a demandée si elle aimait le français : « pas trop parce que quand j’étais bébé, je savais un petit peu parler le turc, alors là je suis allée à l’école maternelle et après j’ai appris le français. Alors moi, j’avais la tête qui parlait en turc », et elle poursuit, « je parlais avec personne à l’école, je comprenais rien, y avait personne qui jouait avec moi. Les Français, ils ont de la chance parce que comme eux ils parlent toujours français ». La motivation des parents et la personnalité de l’enfant jouent un rôle important dans l’adaptation et l’intégration à ce nouvel environnement. La progression en français en dépend également. Dans nos précédentes études (2001) nous avons pu montrer que le français devenait pour ces enfants la langue dominante très rapidement dès l’âge de 5/6 ans au début de l’école primaire. Même si le turc continue de se développer bon gré, mal gré, il devient la langue la moins maitrisée. Dès la deuxième année de l’école primaire, certains enfants d’ailleurs commencent son apprentissage académique dans le cadre de l’enseignement des langues et cultures d’origine (désormais ELCO) et ceci jusqu’à la fin du collège3. Dans ces cours, les enfants apprennent à lire et à écrire en turc, et l’histoire et la géographie de la Turquie. Cet enseignement n’étant pas dispensé dans de nombreuses écoles, ceux qui n’ont pas la chance de recevoir une instruction en turc se contentent de sa transmission par les parents. La difficulté est que l’enfant est souvent délaissé sans qu’il y ait une réelle motivation des parents. Le seul lien que l’enfant a avec la langue standard demeure souvent la télévision via satellite ou les visites aux proches pendant les vacances. Une des particularités de la population immigrée turque en France, comme le relève Tinelli (2004) d’après ses entretiens avec des familles turques, est que « la parole circule très peu entre les générations. Phénomène culturel, social ou conséquence du traumatisme de la migration, cela est complexe à déterminer. Mais, il est difficile de prendre sa place en tant que sujet parlant pour les enfants issus de l’immigration turque » (p. 47). Il est ici légitime de se demander s’il s’agit d’un comportement propre aux Turcs ou d’une spécificité des familles de classes sociales défavorisées en général. Pour nous, il s’agit plutôt d’un comportement propre à une classe sociale donnée. Pour les enfants qui participent aux ELCO, la langue maternelle continue à se développer tandis que pour les autres, nous avons émis l’idée d’une fossilisation de la langue d’origine dont la pratique se limite au parler quotidien (Akinci, 2001). En revanche, qu’ils suivent un enseignement en turc ou non, la maitrise du français ne cesse de se développer avec la poursuite des études. Comme de nombreuses études l’ont décrit (Deprez, 1994 ; Hélot, 2007), avec la scolarisation, la langue de l’école entre dans les foyers et les enfants se servent de cette langue entre eux et parfois aussi avec les parents (essentiellement avec les parents de la 3 Le taux de participation des élèves turcs à ces cours est particulièrement élevé en comparaison avec les autres ELCO (pour une étude détaillée des ELCO turcs, cf. Petek, 2004 ; Gautier-Kızılyürek, 2007). deuxième génération). Quand aux parents, ils s’adaptent à cette nouvelle situation qui soulève par ailleurs de nombreuses questions concernant le maintien de la langue maternelle (Akinci, 2003). Pour un certain nombre d’enseignants français, les parents turcs craignent que leur enfant renonce à leur langue et culture d’origine, c’est pourquoi ils ne montreraient pas d’intérêt à l’apprentissage du français. Selon nos connaissances de la communauté turque, cette crainte est circonscrite à quelques quartiers où des Turcs originaires du centre anatolien vivent et n’est absolument pas fondée pour l’ensemble des familles turques de France. De telles croyances posent problème aux professeurs qui méconnaissent la communauté et en conséquence les enfants à qui ils doivent enseigner et faire acquérir le français. Un jour, nous avons été contactés par une institutrice d’école maternelle. Cette enseignante se plaignait de ce que ses élèves turcs rencontraient beaucoup plus de difficultés en français que ses élèves originaires du Maghreb ou du Portugal. Elle nous a demandé si leurs difficultés ne provenaient pas d’un problème génétique. On peut dès lors imaginer notre colère et notre désespoir vis-à-vis d’une telle pensée. Mais est-ce la faute de l’enseignante qui a été formée ainsi ou celle de la politique nationale de formation des professeurs ? Le débat est ouvert ! Comme l’affirme Calbour (2006 : 6) « Le plus important n’est [peut-être] pas d’enseigner à l’enfant à « bien parler » une nouvelle langue différente de ses habitudes, mais de créer pour lui l’envie de découvrir et d’apprendre une nouvelle langue en interaction avec son milieu ». Choix et usages des langues en France et en Turquie D’après une de nos premières recherches menées au début des années 1990 (Akinci, 1996), 77 % des familles parlaient uniquement le turc dans leur foyer, 3 % disaient parler le français et seulement 20 % les deux langues. Ces résultats étaient soutenus par d’autres études (cf. Akinci 2003 ; Irtis-Dabbagh, 2003), dans lesquelles les jeunes issus de l’immigration turque rapportaient communiquer presque exclusivement en turc avec les parents et en français avec les pairs (frères et/ou sœurs ou amis). Dans une étude récente (Akinci, 2008), nous avons analysé les pratiques langagières des bilingues dans différentes situations : > lorsque le sujet s’adresse à sa mère, à son père, à ses frères et sœurs, à ses amis de même origine ou à ses grands-parents ; > lorsque ce sont ces personnes qui s’adressent à lui ; > lorsque ces interactions ont lieu en France ou en Turquie. Pour ces interactions, nous avons établi leur caractère symétrique, ou réciproque et asymétrique, ou non réciproque4 (Gonac’h, 2008 ; Dabène & Moore, 1995). Nous présentons dans ce qui suit nos principaux résultats. Choix et usages des langues en France Les deux tableaux ci-dessous présentent les pratiques langagières des bilingues turcfrançais s’adressant à leurs interlocuteurs, ces mêmes interlocuteurs échangeant avec le sujet enquêté. 4 Nous entendons par interactions symétriques, celles faites dans la même langue par les deux interlocuteurs tandis que dans les interactions asymétriques les échanges se font dans des langues différentes. 67 Tableau n° 1 La langue parlée par les bilingues avec les différents interlocuteurs en France (en %). Interlocuteurs Français seul Turc seul Les deux langues Aucune réponse Mère 3 62 35 Père 55,5 43,5 1 Frères/sœurs 40,5 1 55,5 3 Amis de même origine 37,5 2 61,5 Grands-parents 79 2 19 Tableau n° 2 La langue parlée par les différents interlocuteurs aux bilingues en France (en %). Interlocuteurs Français seul Turc seul Les deux langues Aucune réponse Mère 2 76.5 21.5 Père 1 66 33 Frères/sœurs 40.5 57.5 2 Amis de même origine 38.5 2 57.5 2 Grands-parents 1 77.5 1 20.5 68 Ces résultats montrent que la majorité des jeunes bilingues interagit seulement en turc avec leurs parents. Ils sont très peu à interagir seulement en français. D’ailleurs, aucune interaction symétrique en français n’apparait ni avec la mère ni avec le père. En outre, les interactions symétriques avec le père en France ont un peu plus souvent lieu en alternance français-turc qu’avec la mère (31 % des personnes interrogées alternent avec le père, contre 20 % seulement avec la mère). Enfin, nous observons dans l’ensemble assez peu d’interactions asymétriques entre les enfants et leurs parents (18 % avec la mère, 14 % avec le père). Lorsqu’elles ont lieu, c’est parce que l’enfant alterne français et turc avec sa mère ou son père, quand son parent lui répond en turc seulement (74 % des cas de relations asymétriques avec la mère et 86 % avec le père). Avec les frères et sœurs et avec les amis, les jeunes bilingues utilisent majoritairement soit l’alternance français-turc, soit le français seulement. Ainsi, 49 % des interactions avec les frères et sœurs sont symétriques en alternance français-turc ; 39 % d’entre elles sont symétriques en français ; 51 % des interactions avec les amis sont symétriques en alternance français-turc et 28 % d’entre elles sont symétriques en français. Lorsque les interactions sont asymétriques, c’est toujours l’un des interlocuteurs qui parle le français et l’autre l’alternance de langue. Enfin, les interactions avec les grands-parents, lorsqu’elles sont possibles en France, sont dans leur quasi-totalité en turc seulement. En résumé, les bilingues ont un usage de langue différent selon la génération à laquelle ils s’adressent. Nous pouvons le résumer de la façon suivante : Tableau n° 3 Choix et usages des langues avec les différents interlocuteurs selon la génération en France. Interlocuteurs Génération Langue(s) pratiquée(s) Les grands-parents Génération 2 turc seulement 1. turc seulement Les parents Génération 1 2. français et turc 1. français et turc Les pairs Génération 0 2. français seulement Il apparait donc un processus de transfert de langues du turc au français dans les usages des langues en fonction des générations en France. Toutefois, nous nous gardons de prédire pour autant un mécanisme irréversible d’abandon progressif de la langue d’origine : rien n’indique dans cette vision statique des usages que les jeunes bilingues ne parleront pas davantage turc avec leurs propres enfants qu’ils ne le font avec leurs pairs. Seule une étude dynamique de ces usages permettrait de nous renseigner sur ce point. Observons à présent ce qui se passe lorsque les interactions ont lieu dans le pays d’origine des parents. Choix et usages des langues en Turquie Tableau n° 4 La langue parlée par les bilingues avec les différents interlocuteurs en Turquie (en %). Interlocuteurs Mère Père Frères/sœurs Amis de même origine Grands-parents Français seul 19 4,5 1 Turc seul 81 79 20,5 72,5 89,5 Les deux langues 18 20 56,5 19 1 Aucune réponse 1 1 4 4 8,5 Tableau n° 5 La langue parlée par les différents interlocuteurs aux bilingues en Turquie (en %). Interlocuteurs Français seul Turc seul Les deux langues Aucune réponse Mère 86 12 2 Père 82 16 2 Frères/sœurs 22 16 56,5 5,5 Amis de même origine 13,5 62 19 5,5 Grands-parents 90,5 1 8,5 Nous retrouvons dans l’ensemble les mêmes tendances générales que lorsque les interactions ont lieu en France, en dehors du fait que comme on pouvait s’y attendre, l’usage du turc seul ou avec le français, quel que soit l’interlocuteur, est plus fréquent en Turquie qu’en France. Ceci étant dit, quelques points particuliers à ces interactions apparaissent. Plus encore que pour les interactions en France, la grande majorité des interactions avec les parents est symétrique en turc seulement (79 % des interactions avec la mère, 74 % avec le père). L’alternance apparait donc beaucoup plus marginale qu’en France (10 % des interactions avec la mère, 11 % des interactions avec le père sont symétriques en alternance). Reste une minorité de bilingues qui s’inscrivent dans des interactions asymétriques avec leurs parents en Turquie dans lesquelles le turc coexiste avec l’alternance français-turc. Dans ce cas, l’alternance français-turc est plus souvent le fait de l’enfant que du parent. 69 La seconde remarque est que les jeunes n’ont plus l’usage de langues comparables lorsqu’ils s’adressent à leurs frères et sœurs et à leurs amis. Si l’on compare les usages des langues dans les interactions avec les frères et sœurs en France et en Turquie, il apparait que dans le pays d’origine, les interactions peuvent se dérouler en turc seul (14 % des interactions sont symétriques en turc seul) alors que l’on n’observait jamais cela en France. Ces interactions ont par contre moins souvent lieu en français seul (seulement 16 % des personnes interrogées déclarent s’inscrire dans des interactions symétriques en français seul avec leurs frères et sœurs en Turquie, contre 34 % en France). Toutefois, la part de l’alternance de langue reste la même (49 % des personnes interrogées l’utilisent dans des interactions symétriques). Les interactions avec les amis en Turquie ont beaucoup plus souvent qu’en France lieu en turc seulement (60 % des personnes interrogées parlent le turc dans des interactions symétriques avec leurs amis en Turquie, contre 1 seul cas rencontré en France). L’utilisation du français seul, en interactions symétriques ou asymétriques, apparait donc beaucoup plus minoritaire. Les interactions avec les grands-parents ne changent pas lorsqu’elles ont lieu en Turquie, ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où elles ont lieu déjà lieu très majoritairement en turc en France. Ainsi les usages du français, seul ou avec le turc, sont surtout présents en Turquie dans les interactions avec les frères et sœurs, un peu moins avec les amis. Pour le reste, le turc domine, que ce soit seul ou avec le français. 70 Conclusion Nos recherches ont montré un changement de statut dans le développement des langues chez des enfants turcs issus de l’immigration. En effet, le turc, langue maternelle, devient, avec les effets de la scolarisation précoce, vers l’âge de 5/6 ans, leur langue faible et le français, leur langue dominante. Cette langue maternelle se fossilise jusqu’à l’âge de 10 ans. Avec la participation aux cours de turc (essentiellement dans le cadre des ELCO) et une transmission active des parents, leurs compétences en turc atteignent un niveau proche de celui des monolingues de Turquie vers l’âge de 14 ans. Pour ce qui est du français, même si elle devient langue dominante vers l’âge de 5/6 ans, le retard par rapport aux monolingues français n’est comblé qu’à la fin de l’école primaire (Akinci, 2001). Pour un jeune enfant, quel qu’il soit, l’école maternelle constitue souvent un choc émotionnel. Cette période est d’autant plus difficile pour un enfant issu de l’immigration turque puisqu’il débute sa scolarisation souvent presque sans aucune connaissance du français. C’est pourquoi il est primordial de bien connaitre l’environnement de l’enfant avant de porter tout jugement sur ses compétences langagières, jugement qui parfois aboutit à diagnostiquer un « retard de langue » pour ces jeunes. Comme l’affirme Calbour (2006 : 6) « La prise en compte de la spécificité de l’environnement est d’autant plus importante pour un enfant d’immigrant qu’il est souvent rejeté par le milieu dans lequel on veut l’intégrer et que les seules racines nourrissant son langage sont celles de ses parents ». Quant à nos recherches sur les pratiques langagières des bilingues turc-français, elles nous montrent que majoritairement les jeunes continuent à pratiquer leur langue d’origine avec les parents. Dans une étude comparative similaire, Mortamet (2005) a analysé les activités littéraciques des jeunes étudiants en France d’origine africaine, maghrébine, turque et fran- çaise. Elle a montré que, comparés aux étudiants africains et maghrébins, les étudiants turcs entretiennent un rapport beaucoup plus fort avec leurs origines qui s’exprime par le maintien des pratiques de la langue et de la culture d’origine. Nous pouvons donc conclure à la suite de Dabène et Moore (1995 : 24) que « les jeunes adolescents dans des situations de post-immigration qui ont été socialisés dans des contextes culturels et langagiers rivaux se sentent souvent appartenir à la fois à la culture d’origine et à celle du pays d’accueil, et montrent une convergence par le choix de langue à l’une ou à l’autre selon la situation ». 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Die Verfasser dieses Beitrags untersuchen die Frage, inwiefern der Erwerb einer neuen Sprache einen Einfluss nicht nur auf die Zusammensetzung des sprachlichen Repertoires hat, sondern auch auf den Gebrauch der verschiedenen Sprachen, die dieses Repertoire bilden, was gemäss den Vorstellungen von Sprachen beim Sprecher geschieht. Es wird gezeigt, wie die zum Migrantenrepertoire gehörenden Sprachen sich untereinander verhalten und wie aus dieser Beziehung, die Herausforderungen und Sich Ergänzen mit einschliesst, eine neue Sprach- und Kulturidentität entsteht. English This article is based on interviews with young Chinese migrants from Wenzhou who now live in Paris an its near suburbs. The authors aim to characterize the way in which introducing a new language into the migrants’ linguistic repertoires influences not only the composition of the repertoires, but also the uses that are made of the languages pertaining to those repertoires, according to the speakers’ linguistic representations. They show how languages composing the migrants’ linguistic repertories entertain a relation made of challenge and complementariness, therefore building a new linguistic and cultural identity. Introduction La migration dite chinoise en France, et plus généralement en Europe, est un phénomène multiforme qui s’est déroulé en plusieurs vagues, concernant des populations distinctes (voir Cattelain et autres, 2002 et 2005). Nous nous sommes intéressées plus particulièrement à la migration de ressortissants chinois originaires de la région de Wenzhou, dans la province du Zhejiang (Sud-Est de la Chine). Ce choix a été guidé par plusieurs particularités de cette migration : son importance numérique tout d’abord, mais surtout son ancienneté et le fait qu’elle concerne souvent des familles, avec des modalités particulières de regroupement. Ces deux dernières caractéristiques donnent en effet à voir des phénomènes d’usages et de transmission des langues qui nous ont semblé particuliers à cette communauté. Le présent article se base principalement sur des observations de terrain auprès de jeunes migrants (enfants et adoles- cents) effectuées à la faveur de l’écriture d’un rapport pour la DGLFLF1 (Saillard et Boutet 2001), enrichies par une fréquentation suivie de la « communauté Wenzhou » par les auteures. Les spécificités de la migration des Chinois de Wenzhou, que nous présenterons en premier lieu, influencent l’apprentissage du français et des différentes langues chinoises au sein de cette communauté. Nous montrerons ici comment les jeunes réorganisent leur répertoire linguistique : au plan des pratiques des trois langues qui le constituent principalement, comme au plan des conceptions ou représentations de ces langues et de leurs fonctions sociales. Le contexte de la migration Wenzhou Situation d’origine des migrants Les migrants chinois étudiés ici ont connu un essor économique rapide de leur région dès la réouverture de l’économie chinoise en 1979. Cette forte activité économique a donné lieu à la formation d’une classe moyenne attirée par la migration vers l’Europe (voir Poisson 2004, Wan 1998, Saillard et Boutet, 2001 : 6-7). À Wenzhou, comme dans la majeure partie de la Chine, prévalait jusque vers les années 1990 une situation diglossique où le chinois standard (putonghua) jouait le rôle de variété haute et la langue locale (ici le wenzhouhua) était variété basse. On constate cependant depuis peu en Chine (Saillard 2001 et 2004) des phénomènes d’appropriation du putonghua par les locuteurs d’autres variétés du chinois. Cela se traduit par des mutations tant fonctionnelles (utilisation du putonghua pour des fonctions relevant de la vie privée) que formelles (emprunts morphosyntaxiques et lexicaux aux autres langues chinoises qui donnent lieu à des variétés locales de putonghua). La diffusion et la vernacularisation du putonghua, langue véhiculaire à l’échelle de la Chine, sont tributaires non seulement d’un facteur spontané — la mobilité des populations à laquelle les Chinois de Wenzhou participent activement –, mais aussi d’une planification gouvernementale visant à imposer le standard dans toutes les situations de la vie publique et, ce, notamment dans le domaine de l’éducation et des médias. De fait, seule langue officielle de la scolarisation, seul vecteur d’apprentissage des compétences écrites, le putonghua est maitrisé de plus en plus tôt par les enfants, qui y sont exposés dès l’âge préscolaire de par sa diffusion à la télévision. Formes de la migration Les entretiens effectués par les auteures avec les jeunes migrants font souvent état d’un historique assez particulier, caractérisé par une migration souvent familiale, malgré des arrivées isolées en France. Dans certains cas, c’est l’un des parents, voire les deux, qui sont arrivés en France en premier et qui ont été rejoints par leur(s) enfant(s) quelques années plus tard, éventuellement après avoir donné naissance à un nouvel enfant en France. Dans d’autres cas, c’est l’adolescent qui est arrivé en « éclaireur », accueilli par un oncle ou une tante plus ou moins proche, et suivi quelques années plus tard de ses parents. La fratrie est souvent restreinte à un enfant unique, du fait de la politique de planning familial imposée en Chine. Lorsqu’il y a un deuxième enfant, il est souvent né en France et nettement moins âgé que l’enfant migrant. Ces caractéristiques migratoires ont, nous le verrons, un impact particulier sur les modalités d’apprentissage du français des enfants migrants. 1 Délégation générale à la langue française et aux langues de France (ministère de la Culture et Communication). 73 L’apprentissage des langues par les jeunes migrants de Wenzhou Pour ces jeunes arrivés à des âges divers, la seule langue considérée comme pleinement acquise est le wenzhouhua, acquis comme langue première. En revanche, le putonghua, comme le français en sont à des degrés d’acquisition qui diffèrent en fonction de l’âge d’arrivée et du nombre d’années passées en France, c’est-à-dire de l’histoire scolaire du jeune. L’apprentissage du putonghua 74 Parmi ces jeunes, ceux qui ont été scolarisés longuement en Chine avant leur départ pour la France2 maitrisent parfaitement le putonghua et les compétences écrites qui lui sont associées. Ceux qui n’ont pas été scolarisés en Chine ou qui l’ont été moins longuement se considèrent toujours comme en cours d’apprentissage. Il est à noter que, pour des raisons historiques d’accès à l’éducation et de politique linguistique, la maitrise du putonghua est beaucoup plus courante chez les jeunes migrants (scolarisés en Chine à partir du milieu des années 80) que chez leurs ainés. Ainsi, l’usage du putonghua entre les adolescents n’est que rarement renforcé par les interactions avec leurs parents et les adultes de la même génération que ces derniers. Dans ces conditions, il est frappant de constater que l’acquisition du putonghua reste un enjeu important pour certains de ces jeunes qui, sous l’impulsion de leurs parents, se donnent souvent les moyens de poursuivre leur apprentissage (lectures diverses, correspondance écrite avec des camarades restés en Chine, visionnage de DVD chinois et des chaines de télévision chinoises accessibles par satellite…), et de le faire valider par des certifications chinoises (examens proposés par l’ambassade de Chine en France, passage du test international HSK). En effet, le putonghua est décrit par les intéressés comme une langue de culture, mais aussi une langue de communication et d’opportunités professionnelles. Cependant, les observations faites par Saillard et Boutet tempèrent ces observations : « D’une manière générale, on constate que seule une faible proportion des jeunes migrants originaires de Wenzhou poursuit l’apprentissage du chinois standard à Paris. Deux raisons sont souvent avancées : soit le jeune, scolarisé pendant quelques années en Chine, considère sa maitrise du standard suffisante pour ses besoins, soit, très peu scolarisé en Chine et désireux avant tout de faire sa vie en France, il n’est pas motivé pour cet apprentissage. » (op. cit. : 34) Parallèlement, le processus de vernacularisation du putonghua qui a pu être observé en Chine est manifeste aussi depuis quelques années dans la communauté migrante chinoise, où il n’est pas rare d’entendre de jeunes parents parler le chinois standard à leurs enfants en bas âge. L’apprentissage de cette langue est renforcé par le recours de plus en plus fréquent à des gardes d’enfants originaires d’un autre courant migratoire chinois plus récent (voir Cattelain et autres, 2005), celui qui touche les femmes du Dongbei (Nord-Est de la Chine, région où les variétés locales sont proches du putonghua). Les enquêtés, interrogés sur les langues qu’ils souhaitent transmettre aux générations futures, citent souvent le putonghua comme une langue qu’il faudra que leurs enfants acquièrent. 2 L’analyse des enquêtes montre que la partition se situe entre les élèves ayant accompli leurs neuf années de scolarité obligatoire en Chine (soit ceux qui ont achevé le cycle du collège), et les autres. L’apprentissage du français L’apprentissage du français par les jeunes migrants de Wenzhou est résolument différent de celui entrepris par leurs compatriotes adultes. Pour ces derniers, l’investissement dans la langue française évolue avec le parcours d’intégration. En effet, ces adultes « migrants économiques » passent d’une situation où le français, non nécessaire à la vie professionnelle, est absent de leurs préoccupations immédiates, à un besoin d’apprentissage du français lié à un changement d’activité professionnelle et sociale correspondant souvent à la fin du remboursement de leur dette. (Cattelain et autres, 2002 : 142). Pour certains parents, la charge de l’apprentissage du français et de la communication avec l’administration repose entièrement sur les épaules des enfants scolarisés. Pour les jeunes en âge d’être scolarisés en revanche, l’apprentissage du français est la priorité absolue. Elle se fait bien sûr dans les écoles, collèges et lycées, mais aussi selon d’autres modalités. Outre les dispositifs de scolarisation officiels des Clin et des Clad3, les jeunes scolarisés « s’adressent aussi à des associations asiatiques, chinoises ou franco-chinoises pour renforcer leur apprentissage du français, ou pour se faire aider dans leurs devoirs. En effet, une des activités « phare » de ces associations depuis les années 1990 consiste en cours de français langue étrangère. Pour la plupart, ces associations répondent en priorité à la demande des jeunes arrivés trop tard pour être scolarisés (soit à l’âge de seize ans et plus), ainsi qu’à celle des adultes (citons par exemple le Centre Alpha-Choisy dans le 13e arrondissement), ou encore aux étudiants asiatiques se destinant à des études supérieures (comme l’Association France-Asie, située non loin de la Sorbonne). » (Cattelain et autres 2002 : 142) Boutet et Saillard (2003 : 103-104) montrent que ces différentes formes d’enseignement du français sont renforcées par ce qu’elles nomment des « passeurs de langues » : frères et sœurs ainés ou cadets (si ceux-ci sont arrivés en France avant leur ainé(e)), mais aussi des proches que leur position n’obligeait pas à remplir ce rôle de facilitateur comme des amis ou camarades de classe, voire des relations familiales hors fratrie (jeunes tantes proches par l’âge et le vécu migratoire). Les auteurs relèvent que jamais les « passeurs de langue » donnés en exemple par les jeunes interviewés ne sont des camarades de classe français ; tous sont Chinois, soit eux aussi originaires de Wenzhou, soit issus d’autres courants migratoires. Redé!nition des répertoires linguistiques dans la migration des jeunes Wenzhou Lorsqu’on se pose la question de la redéfinition du répertoire linguistique des enquêtés suite à la migration, la simple énumération des langues qui composent ce répertoire avant (wenzhouhua, putonghua) et après la migration (wenzhouhua, putonghua, français) ne 3 Pour les élèves qui arrivent avant l’âge de 6 ans, aucun dispositif spécifique n’est mis en œuvre par l’Éducation nationale et ces enfants suivent une scolarité « classique », avec plus ou moins de difficultés. Au-delà de l’âge de 6 ans, la loi de 1986 prévoit en revanche des dispositifs de scolarisation spécifiques pour les jeunes non-francophones. Les CLIN (classes d’initiation pour non-francophones) scolarisent des enfants de 7 à 12 ans, c’est-à-dire en âge d’intégrer une classe du premier degré à partir du CE1. Les jeunes de 13 à 15 ans sont accueillis quant à eux dans les CLAD (classes d’accueil) des collèges et lycées. 75 suffit pas à traduire les mutations qui se sont opérées dans les usages et les représentations linguistiques des locuteurs. C’est en effet à travers la mise en œuvre concrète des ressources linguistiques dont ils disposent dans leur répertoire, au travers de situations sociales et d’interactions particulières, que peut s’observer un déplacement dans leurs pratiques et représentations linguistiques. Complémentarité des langues o"cielles On pourrait penser que l’introduction du français dans le répertoire linguistique des migrants rendrait inutile l’emploi du putonghua, le français le remplaçant dans toutes ses fonctions officielles : langue de l’administration, de l’école et de l’accès à l’écrit, langue des médias. Certains des entretiens, notamment avec les jeunes qui maitrisaient le mieux le français et s’étaient bien insérés dans un parcours scolaire, montraient cependant l’attachement que gardent ces jeunes à l’apprentissage du putonghua, langue de prestige et de culture, notamment à des fins professionnelles futures. Les ponts ne sont pas coupés avec la Chine et l’avenir professionnel qu’envisagent ces jeunes fait place à la fois à la France et à la Chine, en valorisant la possibilité de passer de l’une à l’autre. Plus qu’une simple coexistence de ces langues, certains jeunes migrants construisent une complémentarité entre elles. Les langues de socialisation 76 Comme en Chine, le wenzhouhua reste la langue des échanges familiaux et de voisinage (même si après la migration, ce voisinage n’est plus défini en termes géographiques, mais en termes ethniques), la langue apprise sans efforts qui, aux dires de nos enquêtés, sera transmise « naturellement » aux générations futures, sans intervention consciente. Cependant, il faut noter que le français, langue acquise plus tardivement et dans un contexte fortement normatif, entre malgré tout en concurrence avec le wenzhouhua dans les fonctions les plus intimes. En effet, le contexte d’apprentissage du français - acquis au sein du groupe de pairs, dans l’environnement scolaire qui constitue pour ces jeunes une expérience commune s’opposant à celle qu’ils partagent avec leurs parents – lui confère un statut de vernaculaire, de langue de la complicité et des références communes, de langue de « camouflage » dans les lieux publics, servant à minimiser la différence avec l’entourage. Ce sont ces nouvelles fonctions qui motivent pour les jeunes migrants l’usage du français entre pairs, à l’intérieur de la fratrie, ou même avec leurs parents lorsque référence est faite à l’école ou à l’expérience culturelle française, « intraduisible » avec les mots du wenzhouhua. Plus surprenant, le chinois standard connait lui aussi dans la migration un phénomène de vernacularisation qui le fait entrer dans la communication familiale. Ceci se vérifie surtout dans les choix linguistiques des adultes à l’égard des enfants plus jeunes que nos enquêtés, et qui n’ont pas reçu une première scolarisation en Chine (donc en putonghua). Il semble qu’un tel choix des parents soit motivé par la conscience de l’importance de la maitrise du putonghua dans l’avenir professionnel de ces jeunes ; mais aussi par une sorte d’insécurité linguistique, liée à la perception conjuguée des valeurs de prestige attachées au putonghua (qui n’est pas leur langue maternelle), et des valeurs négatives attachées à leur origine géographique et sociale par le reste de la communauté chinoise immigrée. Conclusion Les particularités de la migration chinoise originaire de Wenzhou (échelonnement des migrations familiales, fratrie restreinte, maintien du lien avec le pays d’origine), conjuguées aux particularités de la situation linguistique de départ (coexistence d’un prestige culturel important et de phénomènes de vernacularisation pour la langue chinoise officielle) amènent les jeunes migrants à une redéfinition fonctionnelle de leur répertoire linguistique suite à l’introduction du français. Les entretiens et les observations montrent que le français entre en dynamique non seulement avec le putonghua, qui est en première analyse son pendant naturel, mais aussi avec le wenzhouhua, pourtant langue de la sphère intime. Aussi l’introduction du français dans le répertoire linguistique de ces jeunes migrants ne les conduit-t-elle pas à une perte d’identité ethno-culturelle, mais plutôt à construire une identité plurielle qui se traduit par un plurilinguisme flexible, assumé, voire revendiqué. Bibliographie BILLIEZ Jacqueline (dir.) 2003, Contacts de Langues. Modèles, typologies, interventions, L’Harmattan, Paris. BOUTET Josiane et SAILLARD Claire 2003, « Dynamique des répertoires linguistiques dans la migration chinoise », in J. Billiez (Dir.), Contacts de Langues. Modèles, typologies, interventions, L’Harmattan, Paris, pp. 91-109. CATTELAIN Chloé, LIEBER Marylène, MOUSSAOUI Abdel, NGUGEN Sébastien, POISSON Véronique, SAILLARD Claire & TA Christine 2002, Les modalités d’entrée des ressortissants chinois en France. Rapport présenté à la Direction des populations et des migrations (synthèse publiée dans Migrations Études, juillet-aout 2002, n° 108, 16 p.) CATTELAIN Chloé, LIEBER Marylène, SAILLARD Claire & NGUGEN Sébastien 2005, « Les déclassés du Nord. Une nouvelle migration chinoise en France », Revue Européenne des Migrations Internationales, n° 21-3, pp. 27-52. POISSON Véronique 2004, Franchir les frontières : le cas des Chinois du Zhejiang en diaspora, Thèse de doctorat, Paris, EHESS. SAILLARD Claire 2001, « Le chinois mandarin entre véhicularisation et vernacularisation », in Les langues de Communication, Mémoires de la Société de linguistique de Paris, Nouvelle série, Tome XI, 2001, Peeters, pp. 121-134. SAILLARD Claire 2004, « On the promotion of Putonghua in China: How a standard language becomes a vernacular », in Zhou M. (Ed.), Language policy in the People’s Republic of China: Theory and practice since 1949, Kluwer, pp. 163-176. SAILLARD Claire & BOUTET Josiane 2001, Pratiques des langues chez les jeunes issus de l’immigration chinoise à Paris. Rapport de recherche remis à la Délégation générale à la langue française, septembre 2001. WAN Suk-Yi 1998, Les élèves chinois en classe d’initiation : Quel(s) rôle(s) pour l’enseignant(e), Mémoire de DEA, université Paris 3. 77 78 Études de cas 79 Pratiquer la langue pendant les vacances Les compétences communicatives et la catégorisation de Françaises d’origine parentale marocaine Lauren WAGNER University College London Department of Geography Deutsch 80 Im Unterschied zu den meisten Studien über Sprachgewohnheiten von Migranten „zweiter Generation“ untersucht folgender Beitrag Gespräche, die im Herkunftsland geführt wurden, wo die zurückgebliebene Gemeinschaft migrante zweisprachige Sprecher dazu auffordert, in der Elternsprache zu kommunizieren. Aus Interaktionen auf dem traditionnellen Markt (Souk) in Marokko zwischen Verkäufern und marokkanischen Migranten ergeben sich zahlreiche Beispiele, wo der Verkäufer beim Migranten zwar „ungenügende“ zweisprachige Fertigkeiten registriert, dies aber mit wohlwollender unkritischer Haltung tut. English Unlike most studies of linguistic practices of “second generation” migrants, the present article examines conversations that take place during visits to their diasporic homeland, where the local community pushes migrant bilinguals to communicate in their parents’ native language. In recording interactions between vendors and Moroccan diasporic visitors in the souk, a number of examples emerged that demonstrate the vendor’s recognition of the ‘imperfect’ bilingualism of the diaspora member, but without the expected censure or critique. Introduction Contrairement aux études sur les migrants bilingues effectuées au pays de résidence, cet article s’intéresse au pays d’origine des parents – dans ce cas le Maroc – et aux conversations entre la population diasporique et la population résidente, pendant les vacances d’été. Certaines pratiques linguistiques ont été observées au cours d’interactions au souk entre vendeurs marocains et visiteurs d’origine parentale marocaine. Dans les exemples traités, le bilinguisme « imparfait » du membre de la diaspora marocaine est souligné par sa mauvaise connaissance des pratiques et du vocabulaire du marchandage. Pourtant les vendeurs ne la stigmatisent pas comme « fausse » Marocaine, mais l’encouragent à développer sa compétence communicative. La distinction entre « être » et « avoir » Une de tâches les plus complexes de la sociolinguistique est d’expliciter les liens entre le fait d’« être » membre d’une communauté et le fait d’« avoir » une langue. Ces liens ne sont jamais assurés, mais ne sont jamais absents : une communauté n’est pas limitée à la langue dans laquelle ses membres s’expriment, ni séparable de celle-ci (Deprez 1994, Le Page & Tabouret-Keller 1985, Urciuoli 1995). Dans le cas du bilinguisme résultant de la migration internationale, ces liens entre « être » et « avoir » deviennent encore plus complexes, car les appartenances à deux (ou à plusieurs) espaces physiques ou nationaux sont toujours partielles et souvent antagonistes. Néanmoins, les pratiques de conversation, dans une ou plusieurs langues, fournissent, pour les membres des communautés eux-mêmes, un premier indicateur en vue de l’interprétation et de la catégorisation des appartenances sociales. On essaiera donc de montrer comment les jeunes Françaises d’origine parentale marocaine, qui voyagent au Maroc pendent les vacances d’été, sont catégorisées par les Marocains résidant au Maroc à partir des marques repérées dans les interactions commerciales avec des vendeurs inconnus. En France, on s’est beaucoup interrogé sur le statut social et linguistique de ce groupe, souvent appelé « deuxième génération » ou « jeunes issus de l’immigration », (Guenif Souilamas 2000, Le Poutre 1997, Tribalat 1996) et on l’a souvent caractérisé par un état de difficulté : elles seraient déplacées, enfermées, confondues et frustrées, par leur double appartenance. L’autre face de cette dualité d’appartenance, du côté marocain cette fois, apparait très peu dans ces études. Elle joue pourtant un rôle d’importance, car les vacances annuelles sont l’espace où la pratique de la langue d’origine des parents est surtout nécessaire au maintien du statut d’appartenance à la communauté d’origine. Autres études sur les pratiques langagières des migrants La plupart des études sur les pratiques langagières des personnes originaires de l’étranger ciblent la transmission de la langue ou des langues d’origine des parents dans la communauté de résidence. Elles prennent comme variables l’influence de la scolarisation, le rôle de la langue dans la maison et aussi la zone de résidence et le rôle de cette langue dans l’imaginaire social d’autrui. Quelques études rajoutent à ces variables les pratiques langagières pendant les visites au pays d’origine, mais le sujet est toujours vu indirectement : les personnes faisant l’objet de l’étude parlent de leur usage ou racontent leurs expériences, mais le chercheur n’est presque jamais témoin des situations décrites. Dans leur étude fondatrice sur les jeunes d’origine étrangère, L. Dabène et J. Billiez (1984) ont constaté l’importance des visites au pays d’origine des parents dans les pratiques langagières. Elles ont notamment élaboré une typologie des relations selon les deux pays qu’elles comparent : le modèle « ibérique » présente des relations étroites, nombreuses et durables, à l’inverse du modèle « algérien », celui des relations sporadiques qui se raréfient avec le temps. Les analyses des entretiens qu’elles ont réalisés montrent que, dans le modèle ibérique, les visites au pays d’origine « fonctionnent, en quelque sorte, comme une instance de réactivation où les compétences acquises dans le cercle réduit de la famille sont mises à l’épreuve, enrichies 81 et diversifiées, et parfois remises en cause, lorsque le vernaculaire intra familial est par trop éloigné de l’usage admis généralement » (1984 : 30). Elles continuent : « L’influence linguistique du séjour en France détermine des variations dans le parler (interférences phonétiques ou grammaticales) qui identifient le sujet comme étranger – au même titre que les usages vestimentaires ou la plaque d’immatriculation de la voiture. Cette épreuve de vérité que subit le vernaculaire constitue donc aussi, dans une certaine mesure, une phase de légitimation dans cette confrontation avec la langue effectivement pratiquée dans le pays » (1984 : 30, italiques originaux). 82 Elles postulent que le contact avec la communauté d’origine des parents, où les relations sont étroites et conviviales, va certainement améliorer le parler des jeunes. Cependant la bonne réception de leurs pratiques, en tant qu’elles diffèrent du parler local actuel, n’est pas garantie ; la communauté exigera un niveau de parler comparable à la sienne et elle peut critiquer sévèrement les manques de capacité communicative. Dans son étude située en banlieue rouennaise, F. Melliani reprend cette problématique du rôle du pays d’origine des parents dans les pratiques langagières des jeunes du quartier. Suivant ses données qui comprennent des descriptions et des récits sur les expériences vécues au Maroc, elle mentionne notamment que la communauté d’origine réprouve l’usage du français, mais n’accepte pas non plus les efforts pour parler arabe : « D’un côté, en effet, s’exprimer en français est souvent jugé comme irrecevable, car assimilé à de l’arrogance ou de l’impolitesse. Ainsi, si un jeune parle en français dans le pays d’origine de ses parents, il est presque systématiquement soupçonné d’émettre des critiques à l’encontre des personnes ne parlant pas le français. » (2000 : 67). Elle s’interroge sur le sens que prend pour les personnes faisant l’objet de l’étude le fait d’être appelé « touristes » dans la communauté d’origine, à cause de leur façon de parler : « La principale raison de cette stigmatisation est langagière : les productions des jeunes en langue des origines sont jugées par les pays concernés comme qualitativement et quantitativement médiocres » (2000 : 68). Il ressort des entretiens que bien que les jeunes ayant grandi ailleurs aient des liens « étroits » avec le pays d’origine – liens que manifeste leur volonté d’y revenir en vacances – ils ont honte de leurs compétences langagières qui, aux yeux des autres, font d’eux des étrangers ou les assimile à des touristes. Un troisième travail de Michèle Koven concernant des Français d’origine portugaise met en lumière plus clairement la question de l’accueil dans la communauté d’origine des parents. L’étude est menée aussi bien en France qu’au Portugal. Elle fait observer que les bilingues français-portugais issus de la migration appelés « Luso-descendants » (LDs) dont certains ont choisi de « rentrer » au Portugal pour étudier ou pour travailler, sont souvent l’objet de jugements négatifs sur leur capacité communicative dans la langue d’origine des parents. Son analyse cible plus que les autres les nuances des jugements, citant plusieurs exemples qui décrivent les pratique marquées des LDs en phonétique, et en syntaxe, ainsi que l’alternance codique, appelée frantugês. Ses données comportent des blagues populaires représentatives de la façon négative dont le frantugûes est perçu, ainsi que des incidents observés et racontés, relatifs à des condamnations, et les critiques qui en découlent. Elle note pourtant que les LDs eux-mêmes – ainsi d’ailleurs que les Portugais résidents – considèrent ne pas parler le portugais comme « a sign of the person’s willful scorn for his or her origins, compatriots, and Portugal as a whole » (2004 : 275, sic). Au vu des données recueillies au Portugal, elle fait observer que le manque de capacité évoqué par Dabène et Billiez, et par Melliani n’est pas absolu. En revanche, elle note que la marge de capacité communicative dans les deux langues est fluide, avec certaines capacités dans les deux langues, mais une tendance à l’erreur dans la pratique du portugais : « Whereas in French, LDs can use their monolingual performances effectively to distance themselves from images of migrants, in Portuguese they may be at a loss to do so. Their socialization into monolingual Portuguese has usually been more limited than into French. Although their knowledge of the boundaries between French and not-French is indisputable, they can less consistently demonstrate that they know the boundaries between Portuguese and not-Portuguese. Whereas skill and strategy defined their use of Portuguese in French, an experience of loss of control defines their use of French in Portuguese. The stakes of slipping are not small. When LDs fail to purge their Portuguese of Frantuguês, they may suddenly become ‘‘émigrés’’ to listeners » (Koven 2004 : 280). Paramètres de l’étude Ainsi le but de l’étude n’était pas seulement d’enquêter sur la présence du français, mais surtout sur les compétences communicatives dans la pratique des langues marocaines mises à l’épreuve dans les interactions avec des vendeurs. Les données dans lesquelles les exemples suivants sont pris permettent d’observer une tendance à exercer une censure linguistique sur les visiteurs français d’origine parentale marocaine, mais les mécanismes en sont beaucoup plus subtils que ce que décrivent les personnes interrogées par F. Melliani. En fait, les erreurs qui ont été censurées sont surtout des erreurs concernant la politesse ou les pratiques de marchandage (Wagner 2006). En revanche, comme montrent les deux cas présentés ci-dessous, les pratiques erronées d’un niveau purement linguistique (syntaxe, phonétique, etc.) n’ont pas été reçues négativement, mais plutôt, au contraire, par des encouragements. Les participantes se considèrent comme Marocaines et Françaises à la fois ; elles parlent toutes le français et sont capable de s’exprimer dans une ou deux langues marocaines (l’arabe marocain « derija », et/ou la langue berbère « tachelhit ») telles qu’elles sont pratiquées en famille, en France et au Maroc. Elles ont, depuis l’enfance, l’habitude de voyager en famille au Maroc pendant les vacances d’été. Les données enregistrées et analysées proviennent d’épisodes de marchandage qui se sont déroulés au Maroc dans différents marchés, tels qu’un souk de dimanche en campagne ou un souk artisanal à Rabat. Le contexte du souk sert à cibler quelques variables essentielles. Premièrement, au moment de l’enregistrement, les deux participants principaux ne se connaissent pas et donc emploient des catégorisations basées sur des indicateurs linguistiques et corporels relevant des appartenances sociales des autres locuteurs pour saisir le comportement normal dans le contexte de l’interaction (Mondada 1999, Sacks 1972). Deuxièmement, les acheteuses savent que, pour obtenir le meilleur prix, il est nécessaire de s’exprimer dans la langue locale (voir Wagner 2006). L’usage de derija ou tachelhit ne procède donc pas uniquement d’une revendication d’identité marocaine, mais aussi d’une stratégie de marchandage Les données ont été interprétées dans le cadre de l’analyse conversationnelle (CA) et 83 de la théorie d’adaptation communicative de H. Giles et al. (1991). Dans ce cadre, le chercheur est conduit à analyser les attitudes des locuteurs qui émergent dans la conversation tour de parole par tour, à l’exclusion de tout ce qui n’apparait pas dans la transcription. L’analyse est donc détaillée, mais limitée aux catégorisations mises en jeu par les locuteurs lorsqu’ils expriment leurs orientations l’un envers l’autre au cours de la conversation. Les exemples : catégorisation sans critique Ce premier extrait se passe entre la participante Karima (KR), sa soeur Btisam (BT) et un couple de vendeurs : un homme (VM) et une femme (VF), au souk hebdomadaire, dans le village où elles passent leurs vacances. Ils négocient sur le prix des sandales. Extrait 1 : Traduction de Jǩmla, Karima et Bt 64. 65. 66. 67. 68. 69. 84 70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77. 78. 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85. 86. 87. 88. 89. 1 KR tSowwǩb mεaya ana ila dirt eh : — tu négocies avec moi ((emph)) si j’ai fait eh : VM dǩk ši qlil wǩllahila — cette chose n’est pas trop je te jure non (supprimé)1 VM šufi temen jǩmla wǩllah lεaDim — regarde ((c’est)) le prix de gros, par Dieu tout puissant KR eh ? — quoi ? VM temen jǩmla rah tǩnbeε lǩk btemen jǩmla — C’est au prix de gros que je te vends au prix de gros BT [jǩnna ? — [paradis ? KR magal jǩnna. — il n’a pas dit paradis. VM jn- ši Haja kǩbi:ra hadǩk! () — para- une chose éno:rme celle-là! () VF (xxx) KR jǩnna jǩnna <hǩwale:>! (rire) — paradis paradis <??> VM jǩmla jǩnna. [jǩmla. = — en gros paradis. [en gros. = VF [jǩmla. — [en gros. VM =rebajas b spanoliya, εala Hǩssǩb ttemen — rabais en espagnol, par rapport au prix KR šnu hiya jǩmla — qu’est-ce que c’est jǩmla (en gros) VM daba blikum fǩk kǩtir — maintenant comme ça te semble trop KR eh: — ouais VM daba εašrin dǩrham li dyalu — maintenant 20 dirham pour le sien KR e:h — ouais VM ha reklam/ nsǩmmiuha reklam bεašrin dǩrham/ ay Haja xDitu qǩTεet tta miya — c’est réclame/ on l’appelle réclame pour 20 dirham/ toute chose que vous avez prise coupe le prix jusqu’à 100 KR e::h — ouai::s VM mHet daba hna kanjibu ssǩlεa min [(xxx) — car maintenant ici on apporte la marchandise de [(xxx) KR [ah solde, zaεma- — [ah solde, ça veut dire (supprimé) KR jǩmla huwa solde — en gros c’est solde VM ǩrbεamya dryal () kullši bHal bHal — 400 ryal () c’est tout pareil les passages supprimés ne concernent pas la conversation entre KR, BT VM et VF. Karima commence en suggérant une négociation, mais le vendeur déclare que le prix n’est pas trop élevé; il ajoute (67) que ce prix est le prix « jǩmla », de gros. La réponse de Karima est neutre, il réitère donc son offre de prix jǩmla deux fois (69), une offre qu’elle ne saisit toujours pas. Au tour de parole suivant, Btisam, qui a mal entendu, prononce un mot quasi homonyme de jǩmla : jǩnna « le paradis », dit avec une intonation montante qui normalement marque l’interrogation. Karima corrige l’erreur de sa sœur : « il n’a pas dit jǩnna », mais ne propose pas de signification correcte. Les tours suivants soulignent l’erreur de Btisam à travers des plaisanteries et des exclamations, mais aucune de ces réactions ne constitue un diagnostic explicite de malentendu. Les deux vendeurs répètent le mot ensemble et le vendeur le définit finalement par une traduction espagnole, « rebajas » (77). À ce moment, Karima demande explicitement une définition (78) et le vendeur consacre ses quatre tours suivants (79-85) à l’explication. Finalement, en 86 Karima le traduit par « solde », qu’elle répète en 88. Bien que Karima ne se soit pas adressée à lui dans une langue autre que la derija pendant toute l’interaction, son positionnement comme locuteur qui ne parle pas la derija en toutes circonstances est évident. Le vendeur le reconnait en 77, où lorsqu’il définit jǩmla par sa traduction en espagnol, la catégorisant ainsi comme « venant de l’étranger ». Karima elle-même admet son « étrangéité » en demandant une définition, puis en traduisant le mot en français. Parler en derija n’est pas suffisant pour masquer son identité de « visiteur » au Maroc, car ses compétences communicatives ne sont pas les mêmes que celles d’un résident. Néanmoins son erreur – ne pas comprendre un mot – n’amène pas de critiques de la part des vendeurs. La transaction se termine très cordialement avec l’achat de la marchandise. Le deuxième extrait est pris dans la conclusion d’une interaction entre Karima, Btisam et un autre vendeur du même souk. Extrait 2 : Diagnostic linguistique, Karima 116. VM lmuhim (xx)εalǩk eh: dyǩl e- <tǩHdǩri> mεa lεarbiya εandǩk — l’important (xx) à toi eh: ton e- <tu parles> en arabe chez toi 117. KR (rire) mεoja — tordu 118. VM la mεo[ju walu hiya hadǩk — non pas tordu du tout il est comme ça 119. KR [(rire) hak. lmuhim bsǩlama u () u nnas <u sǩllemuni> hadaš () eh lmuhim — [(rire) tiens. l’important () au revoir et () et les gens m’ont accordé cela () l’important Le vendeur commence par une marque de discours: lmuhim, qui introduit un commentaire sur la façon dont Karima parle l’arabe marocain (116)2. Le commentaire de Karima n’est pas très explicite, mais il évoque un positionnement non local : mεoja (117), ici traduit comme « tordu », mais peut aussi vouloir dire « confus » ou « vague ». Le vendeur récuse ce diagnostic (118), en disant que son arabe (derija) est normal, voire correct. Karima termine l’interaction en déclarant que les gens qui lui « ont accordé cela » - c’est-à-dire que, soit ils considèrent que sa façon de parler derija est normale, soit ils acceptent sa derija « tordu ». Ce commentaire constitue un compliment indirect de la part du vendeur. Cet exemple est le seul parmi tous les enregistrements de l’étude, où un commentaire sur les pratiques langagières est exprimé explicitement. Et c’est un commentaire positif : c’est Karima qui l’interprète au début comme critique et le vendeur affirme contrairement à l’interprétation de Karima que la derija de celle-ci n’est pas à critiquer. Ce type de réaction, qui 2 Son commentaire par ailleurs est marqué par plusieurs formes d’hésitation : d’abord le marqueur de discours, ensuite il recommence la phrase deux fois avant de l’achever. 85 l’encourage, malgré les erreurs supposées de son parler, est en contradiction avec les données des études précédentes. Conclusion : la perception et la réaction Dans les extraits présentés, il apparait évident que les vendeurs reconnaissent « l’étrangéité » des visiteurs d’origine parentale marocaine ; leur façon de l’exprimer lors de l’interaction est révélatrice de la façon dont ils la perçoivent. Leurs réactions aux usages erronés des visiteurs ne reflètent pas les critiques ou les jugements négatifs évoqués dans d’autres enquêtes. Il se peut que ces jugements négatifs aient plutôt lieu dans un contexte familial où les normes de conversation suivent un autre modèle que dans le contexte décrit ici. Il est également possible que les participantes à ce projet aient un niveau de pratique des langues d’origine des parents plus élevé que celui de la plupart de leurs pairs. Quoi qu’il en soit, ces analyses révèlent un des aspects de la complexité de l’intégration linguistique de la communauté diasporique au pays d’origine des parents. Bibliographie 86 DEPREZ Christine 1994, Les enfants bilingues : langues et familles. Didier, Paris. GUENIF SOUILAMAS Nacira 2000, Des « beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains. Bernard Grasset, Paris. GILES Howard, COUPLAND Nikolas & COUPLAND Justine (éds) 1991, Contexts of accommodation, Cambridge University Press, Cambridge. KOVEN Michèle 2004, « Transnational perspectives on sociolinguistic capital among Luso-Descendants in France and Portugal » American Ethnologist, n° 31 v 2, pp. 270-290. LE PAGE Robert & TABOURET-KELLER Andrée 1985, Acts of identity : Creole-based approaches to language and ethnicity. 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Wir konnten nämlich Spuren von mehreren Varianten einer Sprache im Diskurs von Kindern nach ihrer Rückkehr in Frankreich feststellen. English The wave of new Peul (Fulani) immigrants in France in the 90s faced up to challenges of transmitting the Fula (Pulaar) language to their children by sending them back to their places of origin during school holidays to learn the local standard. We found out, however, that the so-called local standard also undergoes changes because it is in constant contact with other urban forms of the same language. As a result, we find traces of several varieties of the language in the speech of children when they return from holidays to France. Introduction La présence des Peuls dans une vingtaine de pays en Afrique constitue un indicateur de la grande mobilité de ce peuple. D’ouest en est, la langue, sous ses différentes formes régionales, est dénommée peul ou pulaar ; et les locuteurs se nomment eux-mêmes, Fulbe ou Haal-pulaar. Comme souvent dans le cas des diasporas, ils demeurent très conservateurs. Dans les grands centres urbains africains, les Peuls maintiennent en général l’usage du peul dans la sphère familiale, et parlent d’autres langues en dehors de la famille. En France, où la première génération de migrants est arrivée dans les années 60, la langue résiste bien grâce à la densité des réseaux de socialisation et à la conservation du mode de vie communautaire. Toutefois, on a constaté que la vitalité du peul est moindre chez les migrants arrivés dans les années 90. Contrairement aux premiers, les seconds sont scolarisés et citadins. Leurs réseaux sociaux sont plus diversifiés et plus ouverts sur la société d’accueil. Ils ne renoncent pourtant pas à la transmission du peul à leurs enfants : conscients que la tâche ne sera pas facile sur place, c’est-à-dire en France, ils envoient les enfants pendant les vacances scolaires chez leurs 87 grands-parents en Afrique. Dans cet article, nous étudierons le rôle de ces va-et-vient sur l’évolution du pulaar de Djibi (5 ans)1. Les effets du ressourcement linguistique au cours des vacances au pays. 88 Les contacts qu’établissent les communautés migrantes en France avec leur région d’origine sont sensiblement différents d’une communauté à une autre, mais également d’une génération à l’autre. Le rôle des voyages dans la transmission et l’appropriation d’une norme locale de la langue d’origine, a été souligné chez plusieurs auteurs. D’après Roselyne de Villanova (1987, 1988), les voyages dans les régions d’origine des parents permettent aux enfants un « ressourcement » ou une « réactivation linguistique ». En effet, l’enfant placé temporairement dans un milieu en principe monolingue, le plus souvent chez ses grands-parents, ne peut plus avoir recours au français pour se faire comprendre, l’emploi de la langue locale est alors pour lui une nécessité absolue s’il veut communiquer avec sa famille et son entourage, comme on dit la « nécessité fait loi ». Christine Deprez (2000, 2002) est beaucoup plus nuancée sur le rôle de ces voyages : l’impact serait différent selon l’âge des enfants et la nature du voyage. En effet, plus l’enfant grandit, plus il sort du cercle familial étroit, plus il est sensibilisé aux différentes langues ou variétés de langues parlées autour de lui : le français peut en faire partie, comme c’est le cas dans les anciennes colonies. Si en plus l’enfant a des frères et sœurs, il risque de reproduire les habitudes langagières de la fratrie en France, c’est-à-dire le plus souvent l’usage du français, langue du « milieu ». Ensuite, si le voyage qu’effectue l’enfant ou le jeune est un voyage « punition », il est peu probable que celui-ci se montre disposé à apprendre ou améliorer la langue familiale. Pour notre part, il s’agira de montrer que Djibi (5 ans) va bien s’approprier le pulaar dans sa famille en Mauritanie. Mais nous voudrions montrer aussi que la norme dite « locale » est elle-même sujette à évolution dans la mesure où elle est, sur place, en contact avec d’autres variétés urbaines de la même langue. Nous allons présenter très brièvement dans un premier temps notre enquête et les corpus recueillis, ensuite nous ferons une description ethnographique des familles ici (en France) et là-bas (en Mauritanie), puis nous rendrons compte des pratiques langagières de Djibi avant son départ et enfin, nous analyserons l’impact du voyage sur la pratique du pulaar. Rappelons que les parents de Djibi sont issus de la deuxième vague migratoire. L’enquête L’enquête a été réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat dirigée par Christine Deprez2. C’est une enquête de type ethnographique sur l’usage du pulaar dans les familles de la région parisienne. L’étude que nous présentons ici est longitudinale, sur huit ans. Nous avons 1 Cette recherche a reçu une aide de la délégation générale à la langue française et aux langues de France (appel d’offre sur la transmission informelle des langues). 2 La langue pulaar en France : variation des pratiques et des formes dans les interactions verbales, université Paris Descartes (Paris 5), juin 2007. eu l’occasion de suivre les enfants aussi bien en France qu’en Mauritanie. Dans le cas de Djibi, les observations ont été faites au quotidien puisque nous habitions chez ses parents depuis sa naissance. Les données qui seront analysées proviennent de deux corpus enregistrés au début du mois de juin 2002 et à la fin du mois de septembre de la même année. Nous nous référons également aux données que nous avons constituées à partir de vidéos de famille. Une petite description de celle-ci permettra au lecteur de mieux comprendre les enjeux des pratiques langagières et les analyses qui vont suivre. En parlant de la famille, il s’agit de celle qui est installée ici en France, mais aussi de celle qui est restée là-bas, en Mauritanie. La famille de Djibi ici et là-bas : des langues, des parcours et une passerelle interculturelle Les deux familles sont en contact permanent par le biais du téléphone, d’internet et par les voyages réalisés dans les deux sens. Les grands-parents de Djibi sont venus rendre visite à leurs enfants installés en France. Djibi et ses cousins effectuent très souvent des voyages en Mauritanie. Quant aux parents, leurs voyages sont plus espacés. La famille de Djibi réside en banlieue parisienne. Abdoul, le père de Djibi, comme ses frères et sœurs3, est arrivé au début des années 90. Binta, sa maman, est arrivée en 1997 dans le cadre du regroupement familial. Les deux parents ont suivi des études universitaires. La famille est le lieu de retrouvailles des frères et sœurs d’Abdoul, mais il reçoit également de nombreux visiteurs d’origines diverses, sans cependant établir de liens avec les immigrés de la première génération. Ces derniers, comme le pulaar qu’ils parlent, font l’objet d’une stigmatisation de la part de la nouvelle génération. S’ils occupent la catégorie « d’immigrés », c’est en partie parce qu’ils parlent un pulaar xagguzo, autrement dit une langue rigide et ancienne, opposé au pulaar koybuzo, autrement dit une langue « légère » et parfois francisée. Djibi est entouré de ses tantes et oncles ainsi que de ses cousins et cousines, notamment Satigui, sensiblement du même âge, dont la mère est française. Parmi tous les adultes de l’entourage de Djibi, je suis la seule qui s’adresse à lui en pulaar. À Kaédi, une petite ville au sud de la Mauritanie, la maison des grands-parents offre l’image d’un carrefour interculturel, compte tenu la forte mobilité des uns et des autres. Depuis très longtemps, de nombreux visiteurs étrangers y séjournent régulièrement. Parmi eux, des Européens rencontrés en France et ailleurs par les enfants ou dans le cadre des activités professionnelles du père. À cela, il faut ajouter de nombreux visiteurs du quartier attirés par la télévision par satellite que possède la famille. Parallèlement, les valeurs traditionnelles demeurent fortes grâce à la grand-mère qui veille sur leur pérennité. L’usage du pulaar, du vrai pulaar, est la règle à suivre. Contrairement au père, celle que ses enfants nomment la « médiévale », n’a jamais été scolarisée et s’est toujours occupée de son foyer. Neene, la mère, est donc la figure emblématique de la famille. En cela, elle s’est appropriée l’espace principal de la maison, le caali, où elle s’entoure de ses enfants et petits-enfants. Le grand-père qui utilisait déjà le français avec ses fils, perpétue la tradition avec ses petits-enfants, venus des quatre coins du monde qu’il accueille le soir dans sa chambre climatisée. Certains enfants parlent cinq langues : pulaar, wolof, soninké, hassaniya4 et français. 3 De 1989 à 2007, 7 frères et sœurs d’Abdoul, le père de Djibi, vivaient en France. Deux sœurs sont retournées en Mauritanie après leurs études, Oumou est partie vivre au Canada. 4 Ce sont les cinq langues nationales de la Mauritanie, le français et l’arabe étant les deux langues officielles. 89 Ceux qui viennent de Nouakchott (capitale de la Mauritanie) sont davantage plurilingues que les autres enfants. L’existence d’activités agricoles perpétue les traditions dans la mesure où le lexique rural anciennement disparu à cause de la sécheresse réapparait grâce à l’agriculture irriguée. C’est avec bonheur que les petits citadins, dont Djibi, participent aux activités agricoles (notamment la culture du riz). Djibi avait effectué d’autres voyages avant 2002 à Kaédi, mais c’est cette année-là, lorsqu’il était âgé de 5 ans, que nous l’avons enregistré. L’environnement bilingue de Djibi en France et plurilingue à Kaédi constitue une source d’acquisition des formes de langue dont on pense retrouver les marques linguistiques ou des traces dans le répertoire de l’enfant. Les pratiques de Djibi avant le départ à Kaédi 90 De son pulaar appris lors des précédents voyages, il ne restait que quelques traces, telles que les termes de parenté « tokara », terme d’usage de personnes qui portent le même prénom, et « taana », grand-père ou grand-mère. Le petit garçon ne manifestait aucun intérêt pour la pratique du pulaar. Lorsqu’on lui demande pourquoi il refuse de la parler, il répond ceci : « cela fait mal au zizi ». À son retour de Kaédi en 2001, son parler avait été stigmatisé par certains qui le considéraient comme « un parler villageois ». Cette manière de parler rurale, jugée un peu décalée, ne correspondait pas aux attentes des parents de Djibi. Pourtant, les raisons d’être de ces voyages sont de permettre aux enfants de se familiariser avec le pulaar et ses réalités socioculturelles. Djibi n’avait que trois ans à l’époque, il dépendait beaucoup de sa grand-mère avec laquelle il avait passé plus de six mois. Il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve les traces d’une langue archaïsante dans les usages du jeune garçon. Alors les moqueries qu’il a subies ainsi que la réaction des parents auraient modifié les perceptions de Djibi, changé ses comportements langagiers, ce qui l’aurait conduit au refus de parler la langue. Donc, en juin 2002, on peut dire que Djibi avait une bonne compréhension du pulaar, sans le parler toutefois. Nous allons analyser les pratiques de Djibi qui vient de passer trois mois à Kaédi. Analyse des pratiques langagières de Djibi après son voyage et des variétés en usage En septembre 2002, après un séjour de trois mois à Kaédi, on remarque des changements importants dans la pratique des langues chez Djibi. En effet, sur ses 75 prises de parole lors des échanges enregistrés avec quelques membres de sa famille, le français seul n’apparait pas, 5 % seulement des prises de paroles attestent deux langues, pulaar et français, mêlées : les items en français sont des emprunts très courants, connus et employés par sa grand-mère. Ensuite, il est possible de mesurer les compétences de Djibi en pulaar, grâce à la longueur de ses énoncés et à sa grande aisance, combinées avec une certaine mobilité linguistique. Nous appelons mobilité linguistique, un va-et-vient entre plusieurs formes de langue ou de variétés en contact. En effet, on rencontre d’un côté l’usage des formes archaïques du pulaar, de l’autre côté l’usage de formes plus simplifiées et urbaines. L’usage du pulaar archaïsant et la conscience linguistique et identitaire Non seulement on retrouve des marques de pulaar ancien et rural dans le répertoire de Djibi, mais on remarque également qu’il a développé une conscience linguistique et identitaire liée à l’usage de la langue. Nous constatons des usages différenciés en phonétique entre Djibi et son entourage familial en France. La forme du nom de la ville de Kaédi est attestée : > /Kayhaydi/ pour Djibi et /Kayhedi/ pour son entourage. La forme Kaédi (traduction) est attestée : > /sehili/ pour Djibi et /seyli/ pour son entourage. Entre une prononciation plus ou moins standard et moderne qui rend la langue moins rigide, et une autre plus marquée et connotée « désuète », « villageoise » et « pas civilisée », Djibi a choisi celle qui se rapproche le plus de celle de sa grand-mère. En effet, la convergence n’est pas encore complète pour /kayhaydi/, car Djibi ne réalise pas encore la consonne implosive alvéolaire [z ] de kayhayzi, mais plutôt la dentale alvéolaire [d] avec Kayhaydi, plus simple à réaliser. D’ailleurs, la prononciation avec la dentale alvéolaire « Kayhaydi » a une valeur sociale importante puisqu’elle atténue les stéréotypes des locuteurs puristes sur le parler des jeunes. Pour le deuxième exemple, « sehili », Djibi maintient une forme déjà sujette à la variation chez plusieurs locuteurs parmi les plus avertis en matière de langue pulaar. Nous avons donc observé des marques de pulaar ancien chez Djibi. Cela est visible au niveau du choix du lexique qu’il emploie. Quand il parle de ses activités quotidiennes, l’enfant est capable de restituer les réalités socioculturelles avec des combinaisons lexicales appropriées et plus étendues comme dans ces exemples : > ko mi mbaadi « je m’épuise très vite » > mi liggiima, « j’ai travaillé » ; mi lorii, « j’ai repiqué » > ko mbere « c’est un insoucieux » > mi lofiima « j’ai été pris dans de la boue » > mi qabii e mbabba kaaw « je suis monté à dos d’âne d’autrui ». En référence aux mots soulignés, on peut constater une bonne performance pour un enfant de cinq ans. Tout d’abord, l’usage du mot « mbaadi » se raréfie, car c’est son équivalent « mi tampi » qui est plus courant. Ensuite, pour le terme « lorii », nous considérons que le mot générique « liggima » aurait suffi à rendre compte de la réalité décrite. Puis, pour le terme « mbere », il s’agit d’un régionalisme ancien et c’est son équivalent « alaa haaju » qui est tout simplement le plus courant. Enfin, pour le groupe de mots « mbabba kaaw », c’est plus la réalité à laquelle il renvoie qui ne semble plus faire partie des préoccupations des jeunes enfants. Ce qui était un rite initiatique et de socialisation des enfants est remplacé par des jeux plus modernes. Dans ce dernier exemple, nous avons repéré quelques caractéristiques du pulaar moderne (influencées par le français). En principe, on ne dit pas « qabii e mbabba kaaw », mais plutôt « mi waziima e mbabba kaaw ». Le champ lexical de l’action 91 « d’embarquer5 » utilisant plus de quatre verbes différents et pour des contextes différents en pulaar se réduit à cause du sens plus vaste du verbe « monter » en français. Le pulaar simpli#é : pulaar urbain 92 En ville, le brassage des populations crée des situations de contact parfois inédites. En conséquence, certaines langues perdent quelques-unes de leurs caractéristiques d’origine. C’est alors qu’une variété urbaine apparait souvent dépourvue des formes les plus complexe dans le but de rendre la communication plus facile. Le phénomène a été bien décrit pour les langues africaines par plusieurs auteurs. Pour le wolof, par exemple, l’étude de Ndiassé Thiam6 rend bien compte du processus de simplification qui touche les variétés urbaines. Ainsi, le wolof urbain de Dakar se distingue des autres variétés de la même langue du fait qu’il se débarrasse progressivement de ses aspects les plus rigides, parmi lesquels on compte le système des classes nominales. Par rapport au wolof, le nombre des classes nominales est plus important et le système plus complexe. Le pulaar fonctionne, en effet, avec un système d’environs 26 classes nominales qui imposent des règles d’accord aux termes dépendants (pronoms, démonstratifs, adjectifs, participes). Le marqueur de la classe des êtres humains est « Ve » au pluriel et « O » au singulier. Actuellement, le système subit des changements repérables dans la langue des jeunes locuteurs : par exemple, une surgénéralisation du classificateur « O », également classificateur des emprunts. Cette tendance à la simplification plus ou moins grande du système classificatoire est visible chez Djibi. Ces changements affectent en même temps l’ensemble du mot ou des mots. Ainsi, lorsque Djibi utilise « o bey » au lieu de « zi bey », on note plusieurs « erreurs ». Le classificateur « O » est au singulier alors que « bey » est au pluriel. Il fallait utiliser le classificateur « BA » au lieu de « O » avec le nom « mbeewa » singulier de « bey », si bien sûr le sens attribué était au singulier. Ceci n’est qu’un exemple, le processus de simplification s’étend à d’autres aspects de la langue. En pulaar, le passage du singulier au pluriel s’effectue avec des changements morphologiques souvent aussi complexes que celui du fonctionnement des classes nominales. Le pulaar urbain, et surtout celui des jeunes locuteurs, se débarrasse de cette rigidité en s’adaptant aux normes en vigueur dans cette communauté interactionnelle. Même si Kaédi est considérée comme une ville moyenne en Mauritanie, la mobilité de la population contribue, non pas à modifier vraiment le paysage linguistique, mais à y introduire des formes urbaines. C’est ainsi que nous avons aussi trouvé des traces ou des marques de la variété urbaine de pulaar chez Djibi. Cela va des emprunts jusqu’aux calques, en passant par la restriction du lexique. Nous pouvons, en effet, remarquer que Djibi a une connaissance des stratégies ou normes interactionnelles des jeunes locuteurs. Dans cette situation précise, il préfère utiliser un emprunt plutôt qu’un autre terme pulaar à connotation sexuelle : Terme standard en pulaar Emprunt au hassaniya Terme connoté sexuellement 1. fiide hello, donner une gifle. 2. darchimo, lui a donné une gifle. 3. kot-inimo : kotu, vagin-à lui. 5 Nous avons choisi le verbe « embarquer » au lieu de « monter dans, sur quelque chose» qui nous semble plus explicite. 6 Thiam N. (1990), « L’évolution du wolof véhiculaire en milieu urbain : le contexte dakarois », Plurilinguismes n° 2, Paris. Djibi interagissant avec des adultes utilise l’emprunt « zarch » du hassaniya plutôt que son équivalent plus ou moins vulgaire « kotinimo », car en plus de l’insulte qui lui est associée, son usage insiste sur le caractère ridicule de la situation et il peut être employé entre des jeunes d’une même classe d’âge. L’usage de l’un ou l’autre (l’emprunt ou l’insulte) reste stigmatisé par les autres locuteurs puisqu’il s’éloigne de leur équivalent « fiimo hello », plus conventionnel socialement. Ces emprunts permettent aux jeunes de contourner certains tabous. Par exemple, Djibi utilise le groupe de mot « debou debou », qui lui-même est un emprunt du hassaniya au pulaar « debbo », qui signifie « femme ». Mais, lorsque « debou debou » repasse au pulaar, il signifie « drague » dans la langue des jeunes. D’autres emprunts risquent de générer des malentendus lors des échanges entre des personnes appartenant à des communautés interactionnelles différentes. C’est le cas de « niooro » ; qui signifie « ceinture traditionnelle » en wolof, repris avec le même sens dans la langue des jeunes, alors que le même mot signifie en pulaar « retrousse tes manches ». C’est le cas de « talaani », en wolof « je ne me préoccupe pas de » et en pulaar « faire revenir des aliments dans de l’huile chaude ». Conclusion Le ressourcement a permis à Djibi de s’approprier plusieurs normes ou variétés de pulaar. Nous remarquons l’influence du pouvoir linguistique de sa grand-mère sur son parler, mais nous remarquons aussi l’inévitable incidence des parlers plurilingues et urbains au niveau des choix des codes linguistiques de l’enfant. Djibi a développé une bonne compétence communicationnelle et culturelle qui lui permet de revendiquer une identité haal-pulaar. Il se définit comme étant un « haal-pulaar » parce qu’il parle maintenant pulaar comme son modèle, sa cousine Diakel de Kaédi, contrairement à son anti-modèle Satigui, son cousin de Paris, qui lui ne parle qu’en français. Bibliographie DEPREZ Christine 2000, « Pour une conception plus circulante des langues mises en jeu dans la migration », in Louis-Jean Calvet & Auguste Moussirou-Mouyama (éds), Le plurilinguisme urbain, Paris, Didier Érudition, pp. 55-67. 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VILLANOVA (de) Roselyne, 1987, « La circulation des langues dans les familles portugaises », in Geneviève Vermès & Josiane Boutet (dir.), France pays multilingue, Paris, L’Harmattan, pp.130-140. VILLANOVA (de) Roselyne, 1988, « Le portugais. Une langue qui se ressource en circulant », in Geneviève Vermès (dir.) Vingt-cinq communautés linguistiques de la France. Les langues régionales et langues non territorialisées, Paris, L’Harmattan, pp.283-300. 93 Plurilinguisme et migrations en Guyane française Isabelle LÉGLISE CNRS, UMR 8133 CELIA Deutsch Mobilität und Zuwanderung haben schon immer eine wichtige Rolle in der Geschichte der französischen Guiana gespielt. Jedoch haben in den letzten 30 Jahren neue Zuwanderungswellen, sowie eine hohe Geburtsrate zu demographischen und sozialen Änderungen geführt. Dieser Beitrag befasst sich mit deren Auswirkungen auf Sprachgewohnheiten, Mehrsprachigkeit und Sprachenpolitik in dem Überseedepartement Französischguiana. English Human mobility and migration movements always played an important role in the history of French Guiana. However, for the last 30 years, new migratory flows and a high birth rate have led to demographic and social changes. This paper deals with their impact on linguistic practices, multilingualism and linguistic policy in the overseas Departement of French Guiana. 94 L’immigration et les mobilités de population sont constitutives du peuplement de la Guyane française, ce département français d’outre-mer situé en Amazonie : mobilité de populations amérindiennes depuis près de 2 000 ans, colonisation et esclavage, puis migrations économiques et politiques ces quatre derniers siècles. Jusqu’aux années 1970, le recours à l’immigration a été considéré par les différentes politiques – coloniales, puis nationales et régionales – comme moyen essentiel de valorisation de l’espace guyanais. Depuis, la Guyane, enfin perçue comme zone attractive, reçoit une immigration spontanée essentiellement du Brésil, du Surinam et d’Haïti. Le corollaire en est que cette immigration inquiète et que la question migratoire est actuellement au cœur de l’actualité politique, économique et sociale de ce DOM ; elle constitue, de fait, un enjeu pour les politiques de développement, de gestion urbaine, de santé et de scolarisation. Du point de vue linguistique, les migrations en Guyane ont eu, et continuent d’avoir, des effets importants, tant parce qu’elles ont apporté de nouvelles langues sur ce territoire, que parce qu’elles ont augmenté le poids démographique que certaines représentaient ou encore parce qu’elles participent à l’accroissement du plurilinguisme de la population et à la véhicularisation de certaines langues en présence. Un certain nombre de ces migrants ne sont toutefois pas complètement « étrangers » : ils partagent avec les sociétés établies dans ce DOM depuis quelques siècles (Amérindiens, Créoles, Marrons) un fonds linguistique et culturel, et parfois aussi des pans d’histoire, ce qui a pour effet de brouiller la distinction formelle entre mobilités régionales (notamment de part et d’autre des fleuves qui dessinent les frontières politiques résultant de la colonisation) et migrations internationales. Éléments sociolinguistiques La Guyane connait de profonds bouleversements depuis une trentaine d’années. Sa population n’a cessé de progresser, passant de 73 000 habitants en 1982 à 157 000 en 1999 et près de 200 000 aujourd’hui, dont environ 30 % d’immigrés. D’après le recensement de 1999, les trois communautés étrangères les plus importantes sont les Surinamais (qui représentent 11 % de la population recensée en 1999), les Haïtiens (9 %) et les Brésiliens (5 %), mais on évoque souvent des chiffres bien plus importants. Laethier (2007) évoque par exemple 30 000 Haïtiens, soit le double de ceux recensés en 1999. La Guyane constitue sans doute, dans le contexte français, un cas particulier pour ce qui est des questions linguistiques : les populations traditionnelles et les populations migrantes sont majoritairement non francophones et leurs langues premières continuent à jouer un rôle important dans la vie quotidienne guyanaise. Dès lors, l’école apparait comme l’un des premiers lieux de confrontation, entre langues de la famille et français, langue officielle, mais également entre langues premières. La grande majorité des enfants, d’origine guyanaise ou étrangère, sont actuellement scolarisés et suivent une éducation (primaire et secondaire), mais de nombreux élèves quittent le système scolaire avant la fin des études et le taux d’échec scolaire y est le plus important de France, tous DOM compris. On dénombre plus d’une trentaine de langues en Guyane. Les unes et les autres pesant un poids – numérique, économique, symbolique, etc. – plus ou moins important. Sur cette trentaine de langues, et sur la base des travaux réalisés jusqu’à présent, j’estime qu’une vingtaine sont parlées par des groupes de locuteurs – « natifs » ou non – représentant au moins 1 % de la population et, au plus, lorsque ces langues sont véhiculaires, environ 60 %. Cette diversité linguistique peut se décliner en de multiples classifications jamais totalement satisfaisantes : langue officielle vs. langues régionales vs. langues d’immigration ; langues amérindiennes vs. langues européennes vs. langues créoles vs. langues autres ; langues véhiculaires vs. langues vernaculaires vs. langues localement véhiculaires, etc. Ainsi, pour donner à voir la diversité linguistique guyanaise et discuter de politique linguistique choisit-on de considérer à la fois la dizaine de langues susceptibles d’être reconnues comme des langues régionales – ou langues de Guyane – (Launey 1999), mais également toutes celles qui sont parlées en Guyane. Principales langues parlées en Guyane (d’après Léglise 2007a) Type de langues Langues amérindiennes Nom de la (variété de) langue Arawak ou lokono Emérillon ou teko Kali’na Palikur Wayana Wayampi Caractéristiques Langues autochtones appartenant à trois familles linguistiques (caribe, tupi-guarani et arawak). Listées dans le rapport Cerquiglini, elles sont parlées dans leur ensemble par moins de 5 % de la population. Les deux premières, en raison de leur faible nombre de locuteurs ou de rupture de transmission vers les jeunes générations, peuvent être considérées comme « en danger ». 95 Langues créoles à base lexicale française Créole guyanais Résultant de l’esclavage et de la colonisation française en Guyane. Mentionnée dans le rapport Cerquiglini, langue maternelle d’environ un tiers de la population, elle est véhiculaire dans certaines régions – en particulier sur le littoral. Créole haïtien Parlée par une population d’origine haïtienne représentant entre 10 et 20 % de la population guyanaise. Créole martiniquais, Créole guadeloupéen Langues parlées par des Français venant des Antilles, estimés à 5 % de la population guyanaise. Créole de Sainte-Lucie Langue issue de l’immigration en provenance de Sainte-Lucie aux siècles derniers, parlée actuellement par moins de 1 % de la population. Aluku Langues créoles à base lexicale anglaise 96 Langue créole à base anglaise partiellement relexi#ée à partir du portugais Variétés de langues européennes Langues asiatiques Ndyuka Pamaka Variétés de langues1 parlées par des Noirs Marrons ayant fui les plantations surinamiennes au 18e siècle, mentionnées dans le rapport Cerquiglini. Langues premières de Marrons faisant historiquement partie de la Guyane ou de migrants récemment arrivés du Surinam, elles sont parlées par plus d’un tiers de la population guyanaise. Elles jouent également un rôle véhiculaire dans l’Ouest guyanais. Sranan tongo Langue véhiculaire du Surinam voisin, elle est la langue maternelle d’une très faible partie de la population guyanaise, notamment dans l’Ouest, où elle joue cependant un rôle véhiculaire. Saamaka (ou saramaka) Parlée par des Noirs Marrons originaires du Surinam, mais installés en Guyane depuis plus ou moins longtemps, mentionnée dans le rapport Cerquiglini. Les estimations chiffrées sont les plus fluctuantes à son égard. Selon Price et Price (2002), les Saramaka constitueraient le groupe de Marrons le plus important de Guyane (10 000 personnes), toutefois nos enquêtes montrent des taux de déclaration du saamaka souvent inférieurs aux autres créoles à base anglaise. Français Langue officielle, langue de l’école, langue maternelle des 10 % de la population venant de métropole ainsi que de certaines parties bilingues de la population (en particulier à Cayenne) et partiellement véhiculaire en Guyane. Portugais du Brésil Langue parlée par une immigration brésilienne estimée entre 5 et 10 % de la population guyanaise, jouant un rôle véhiculaire dans l’Est, le long du fleuve Oyapock. Anglais du Guyana Variété parlée par une immigration venant du Guyana voisin, estimée à 2 % de la population. Néerlandais Langue parlée par une partie de l’immigration surinamienne ayant été préalablement scolarisée dans cette langue. Espagnol Langue parlée par une infime partie de la population originaire de Saint-Domingue et de pays d’Amérique latine (Colombie, Pérou, notamment). Hmong Langue parlée par une population originaire du Laos, arrivée en Guyane dans les années 70, représentant 1 % de la population, regroupée essentiellement dans deux villages, mentionnée dans le rapport Cerquiglini. Chinois (hakka, cantonais) Variétés de langue parlées par une immigration d’origine chinoise datant du début du siècle. Langues et migrations en Guyane, quelques résultats Enquêtes en milieu scolaire Les travaux linguistiques et anthropologiques réalisés en Guyane ces 20 dernières années se sont surtout focalisés sur les populations traditionnelles, amérindiennes, créoles ou marronnes (Jolivet 1982 ; Hidair 2007 ; Collomb & Jolivet 2008), et sur leurs langues (Goury & Migge 2003 ; Launey 2003). Les travaux de description sociolinguistique de ces 10 dernières années1 se sont, pour leur part, intéressés aux pratiques et représentations linguistiques de la population guyanaise dans sa relation aux différentes langues (langues parlées dans la famille, à l’école, avec les amis, etc. qu’il s’agisse de langues territorialisées ou déterritorialisées). Les travaux se sont concentrés en particulier sur la situation scolaire et sur les répertoires linguistiques des enfants scolarisés (Leconte & Caitucoli 2003 ; Léglise 2004 ; Alby 2005 ; Léglise 2005 ; Léglise & Puren 2005 ; Léglise 2007a). Les résultats de ces travaux permettent d’ores et déjà de tirer trois conclusions : > les langues issues de migrations bénéficient d’une bonne transmission familiale en Guyane ; > certaines jouent même un rôle véhiculaire (portugais du Brésil, sranan tongo, ndyuka en partie) en particulier en zone frontalière avec le pays d’origine ; > enfin, on note le grand plurilinguisme d’enfants, de migrants en particulier, possédant dès leurs premières années de socialisation plusieurs langues dans leur répertoire et alternant les langues en fonction des situations et de leurs interlocuteurs. Gestion de la pluralité linguistique par les institutions À côté du contexte scolaire, nous nous sommes également penchés sur les pratiques langagières dans des situations de service, au marché, à la poste (Léglise 2005), dans le domaine de l’administration ou de la santé (Léglise 2007b). Les résultats montrent qu’il ne semble pas exister de politique linguistique encourageant le développement des langues qu’elles soient régionales ou issues de migrations. Le personnel hospitalier, par exemple, au contact d’une population de patients à plus de 80 % non francophone, ne reçoit aucune formation ni dans les langues locales les plus représentées ni dans des langues véhiculaires. Dans la plupart des services (administration, santé, justice), les traducteurs sont extrêmement rares. Les employés des différentes institutions, comme leurs usagers, doivent ainsi se débrouiller par eux-mêmes pour communiquer, parfois grâce à l’aide d’un collègue plurilingue et le plus souvent grâce à celle d’un membre de la famille faisant office de traducteur. La plupart des interactions de service doivent ainsi être négociées au cas par cas ; le résultat en est une communication approximative a minima qui cause un certain nombre de problèmes (particulièrement cruciaux à l’hôpital) et un sentiment d’insécurité chez les patients/usagers. 1 Réalisés en partie grâce aux projets subventionnés par la DGLFLF (projet « Diagnostic sociolinguistique » notamment, 2002-2005). 97 Langues et migrations en Guyane : dynamiques en cours Plurilinguisme et alternances de langues Comme il est habituel de le trouver en situation de plurilinguisme, on observe une gamme de phénomènes de mélanges des langues : alternance, code-switching, code-mixing (cf. Alby & Migge (2007) pour une présentation des différents cas). L’exemple suivant, extrait d’une discussion entre une mère haïtienne et son fils rapportée par M. Laethier (2007), illustre une alternance entre créole haïtien (souligné), créole guyanais (gras) et français (italiques). L: Mo, guyanais, mwen fèt la. Je suis né ici. Alors, je fais comme les Guyanais. « Je suis guyanais. Je suis né ici. Je suis né ici. Alors, je fais comme les Guyanais » La mère : To fèt la, oui. To fèt la, oui. Men, se Ayisyen ou ye. Pa janm bliye se Ayisyen ou ye. Ou kontan ak laguyan, to vle sanble vagabon. « Tu es né là, oui. Tu es né là, oui. Mais, tu es Haïtien. N’oublie jamais que tu es haïtien. Tu aimes la Guyane, tu veux ressembler à un vagabond ». 98 Cet exemple illustre la manière dont les Haïtiens « guyanisent » leur créole : alors que les pronoms de première et deuxième personne du créole haïtien sont mwen et ou, très souvent, lorsque les locuteurs parlent en créole haïtien, ils utilisent les pronoms guyanais correspondant, mo et to. Ici, bien que la mère réponde essentiellement en haïtien à son fils, elle utilise les pronoms guyanais au début de son intervention. Cet exemple illustre également la manière dont les éléments linguistiques appartenant au répertoire d’individus plurilingues se combinent pour faire sens, l’alternance en ellemême étant porteuse de sens. L’emploi d’éléments dans l’une ou l’autre langue montre à la fois que ces éléments cohabitent dans le répertoire linguistique des individus et qu’ils peuvent se combiner au sein de leur prise de parole, sans difficulté pour la compréhension ; mais il sert également leur propos : il fait voir des démarcations et des déplacements de frontières dans ce que les locuteurs donnent à voir de ce qu’ils sont et comment ils construisent leur(s) identité(s) (être guyanais, être haïtien, être né ici, être un vagabond). Véhicularisation et e!ets sur les langues elles-mêmes Ces contacts entre langues ne sont pas sans effets sur les langues elles-mêmes. Un domaine particulièrement intéressant en Guyane concerne les contacts entre les différents créoles à base anglaise et les reconfigurations sociales et linguistiques actuellement à l’œuvre, que l’étude du terme taki-taki permet de tracer en partie. Comme le laisse entendre l’expression employée dans la littérature anglo-saxonne, « Creoles of Suriname », ces créoles proviennent, originalement, des plantations situées au Surinam au 18e siècle. La présence de ces langues en Guyane date de plusieurs siècles, mais les mobilités entre Surinam et Guyane continuent et des épisodes récents – guerre civile au Surinam des années 1980, exode rural fluvial (Piantoni 2002 ; Léglise & Migge 2005) – ont occasionné de nouvelles vagues migratoires vers la Guyane. La présence importante de locuteurs de ces langues dans l’ouest de la Guyane a amené une partie importante de la population de ces régions à apprendre le nenge1 (dans sa variété ndyuka, généralement) ou le sranan tongo. Cette utilisation par des « non natifs » a des effets sur les langues parlées. En effet, on observe de grandes différences dans les pratiques linguistiques des locuteurs natifs de ces langues (de manière prototypique, les Marrons, mais également des groupes d’Indiens Arawak ayant abandonné leur langue au profit du sranan tongo) et dans celles de nouveaux locuteurs qui montrent des réductions structurales importantes, typiques de variétés d’apprenants (Léglise & Migge 2006 ; Léglise & Migge 2007). L’augmentation de cette véhicularisation, en même temps que des changements sociaux tels que l’urbanisation et les phénomènes migratoires, semble également produire des changements dans les variétés natives (Migge 2005 ; Migge & Léglise à paraitre). Ces changements linguistiques s’accompagnent de redéfinitions des classifications ethniques traditionnelles et des frontières de langues. Alors qu’il y a une quinzaine d’années linguistes et locuteurs insistaient sur l’existence de différences identifiables, à présent, ces dernières perdent de leur importance aux yeux de jeunes locuteurs qui préfèrent s’identifier comme Marrons urbains. D’un point de vue linguistique, les différences entre le sranan et le nenge s’amenuisent en raison du code-switching et du code-mixing parmi la population adulte. Un processus de re- ou de-ethnicisation semble en marche. Conclusion : conséquences linguistiques des mobilités sur le plateau des Guyanes Alors que les questions touchant aux migrations font l’actualité, en Guyane comme en France métropolitaine, nos précédents travaux nous permettent d’apporter de premiers éclairages, mais nous manquons encore d’études précises sur les déterminants des migrations (facteurs de décision, durée des séjours, place de la Guyane dans des circuits de mobilité, etc.) et sur leur impact social, linguistique et économique. Un programme de recherche2 est actuellement en cours sur ces questions – dont nous espérons bientôt plus d’éléments sur les différences et similitudes entre les diverses populations migrantes en Guyane quant à l’apprentissage des langues en lien avec la problématique de l’intégration et de l’identité, et quant aux politiques linguistiques familiales. Références bibliographiques ALBY Sophie 2005, « Une approche bilinguiste du contact de langues : discours bilingues d’enfants kali’na en situation scolaire », Trace n° 47, pp. 96-112. ALBY Sophie & MIGGE Bettina 2007, « Alternances codiques en Guyane française : les cas du kali’na et du nenge », in Isabelle Léglise et Bettina Migge (éds.), Pratiques et représentations linguistiques en Guyane : regards croisés, IRD Éditions, Paris, pp. 49-72. COLLOMB Gérard & JOLIVET Marie-José (éds) 2008, Histoires, identités et logiques ethniques. 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LAETHIER Maud 2007, « Yo nan peyi laguyan tou : Pratiques langagières des Haïtiens dans l’ile de Cayenne », in Isabelle Léglise et Bettina Migge (éds), Pratiques et représentations linguistiques en Guyane, IRD Éditions, Paris, pp. 193-207. LAUNEY Michel 1999, « Les langues de Guyane : des langues régionales pas comme les autres ? » In Christos Clairis, Denis Costaouec & Jean-Baptiste Coyos (éds), Langues et cultures régionales de France. État des lieux, enseignement, politiques, L’Harmattan, Paris, pp. 141-159. LAUNEY Michel 2003, Awna parikwaki : introduction à la langue palikur de Guyane et de l’Amapa, IRD Éditions, Paris. LECONTE Fabienne & CAITUCOLI Claude 2003, « Contacts de langues en Guyane : une enquête à St Georges de l’Oyapock », in Jacqueline Billiez (éd.), Contacts de langues : Modèles, typologies, interventions, L’Harmattan, Paris, pp. 37-59. LÉGLISE Isabelle 2004, « Langues frontalières et langues d’immigration en Guyane française », Glottopol, n° 4, pp. 108-124. 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Jedoch ergaben Gespräche mit den Befragten, dass diese erwachsenen Menschen, die als Analphabeten betrachtet (wahrgenommen, kategorisiert) werden, keine homogene Gruppe sind und sich selbst nicht als Analphabeten betrachten, sogar behaupten, in Französisch lesen oder schreiben stelle für Sie keine Schwierigkeit dar. English This paper is about how people educated in a foreign language in their family deal with French language and possible difficulties using it in their everyday life in France. IVQ Survey (2004) recollected (quantitative) data on illiteracy among 18-64 years old population, showing a 9% prevalence, but in-depth interviews showed that those adults considered (perceived, categorised) as illiterate do not represent an homogenous group and do not tend to consider themselves as “illiterate” nor even having hard times reading or writing French language. Dans cet article, il s’agit de comprendre comment des personnes plurilingues considérées en difficulté en français vivent ces éventuelles difficultés et si elles-mêmes se considèrent en situation d’illettrisme. Ont-elles le sentiment d’être handicapées dans leur vie quotidienne ? La connaissance d’une autre langue que le français peut-elle constituer une ressource ? Cette recherche1 qualitative a débuté en 2007 avec pour objectif initial d’appréhender les trajectoires biographiques de personnes plurilingues rencontrant des difficultés dans leur rapport à l’écrit en français. Seules des personnes socialisées (familialement) dans un contexte plurilingue ou dans une autre langue que la langue française ont donc été interrogées. Le but principal était d’analyser comment les parents, susceptibles de rencontrer des difficultés en français, gèrent ce plurilinguisme avec leurs enfants. Il s’agissait donc de saisir la place qu’occupe le français dans la sphère familiale, de voir si la langue natale est davantage 1 France Guerin-Pace et moi-même sommes à l’initiative de cette recherche. La passation et la transcription des entretiens ont été financées par la délégation générale à la langue française et aux langues de France. Ils ont été effectués par Olivia Lelong. 101 mobilisée comme ressource lorsque le français est peu maîtrisé à l’écrit. On pouvait supposer que les mécanismes de transmission, les stratégies personnelles et éducatives seraient divergentes selon que les personnes maitrisent ou non à l’écrit une autre langue que le français. Il importait pour cela de pouvoir reconstruire les principales étapes du parcours migratoire et scolaire ainsi que le contexte familial et linguistique au moment de l’apprentissage2. Par ailleurs, il était décisif de retracer le quotidien de ces personnes plurilingues en analysant les discours sur la scolarité de leurs enfants, mais aussi leurs implications éventuelles. De même, nous avons cherché à saisir les pratiques de lecture et d’écriture de la vie quotidienne. Dans ce texte, nous nous concentrerons sur la perception par les individus de ces « difficultés en français » : en premier lieu nous présenterons l’enquête IVQ et les données utilisées et, ensuite, il s’agira d’analyser les premiers résultats de l’enquête qualitative qui révèle comment les personnes plurilingues interrogées perçoivent leurs éventuelles difficultés à l’écrit en français. L’enquête Information Vie quotidienne La mesure des compétences à l’écrit en français 102 Afin de cibler des adultes susceptibles de rencontrer des difficultés en lecture et/ou en écriture en français, la population à enquêter a été choisie à partir des répondants de l’enquête Information Vie quotidienne (IVQ). Il s’agit d’une enquête qui s’est déroulée en France métropolitaine, en 2004. Le questionnaire a été passé auprès de 10 000 adultes âgés de 18 à 65 ans. Cette enquête vise à mesurer objectivement3 les compétences en français, à l’écrit, des adultes. Dans cette enquête, la mesure du rapport au français est justifiée par la nécessité de comprendre si les personnes vivant en France ont un degré de maitrise suffisant pour « être autonome dans les situations simples de la vie courante » (ANLCI4, 2006). Afin de tenter une mesure objective du rapport à la langue française écrite, des tests d’évaluation ont été conçus par des équipes de chercheurs en psychologie. Toute l’étendue des compétences à l’écrit ne pouvant être approchée, les mesures des compétences en lecture et en calcul5 ont été privilégiées. 2 Dans la grille d’entretien, une partie importante était consacrée aux discours des enquêtés sur leurs souvenirs en rapport avec l’école. L’hypothèse était que la socialisation dans une autre langue que le français a pu faire l’objet d’une stigmatisation dans leur enfance et avoir eu des conséquences négatives dans les apprentissages scolaires. Des travaux en sociolinguistique ont en effet révélé que les enseignants anticipaient la réussite ou l’échec des élèves en fonction de la représentation qu’ils se font d’eux. Or, cette image des enfants est en partie véhiculée par leur façon de parler et peut ensuite avoir de réelles conséquences sur leurs pratiques enseignantes (Seligman, Tucker et Lambert, 1972). Ainsi, comme l’écrit Labov : « les différences dialectales affectent la scolarité essentiellement parce qu’elles symbolisent un conflit social » (Labov, 1993 : 42). 3 Il s’agit d’une mesure qualifiée d’« objective » au sens où, auparavant, les difficultés éventuelles à l’écrit étaient abordées à partir de questions plus subjectives : il était demandé aux enquêtés s’ils estimaient rencontrer des difficultés pour effectuer certaines tâches comme lire le journal, rédiger une lettre, etc. Toutefois, à compétences équivalentes, ces personnes pouvaient ressentir, éprouver, évaluer différemment ces éventuelles difficultés selon notamment leur quotidien, tous les individus ne se retrouvant pas confrontés à une recherche d’emploi ou des démarches administratives. 4 Agence nationale de lutte contre l’illettrisme. Dans un premier temps, les adultes répondant au questionnaire effectuent un exercice d’identification de mots puis de compréhension. Dans un deuxième temps, en fonction de leurs résultats, ils sont orientés vers deux modules différents pour évaluer précisément leurs compétences en lecture. Quatre principaux types d’exercices leur sont alors soumis : lecture de mots, compréhension d’un texte, production écrite et compréhension orale. Dans un troisième temps, ils sont 5 Di"cultés en français et plurilinguisme En juin 2006, les premiers résultats de l’enquête Information Vie quotidienne révèlent que 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans sont évalués en situation d’illettrisme, ce qui représenterait plus de trois millions d’adultes (Rapport ANLCI, 2006). Les trois quarts de ces personnes considérées en difficulté en lecture ou en écriture ont été socialisées uniquement en langue française dans leur enfance. 16 % ont été élevées au moins dans une langue régionale et 10 % au moins dans une langue étrangère. Cette répartition des pratiques linguistiques des personnes en situation d’illettrisme ne diffère pas sensiblement de celle de l’ensemble de la population. En effet, en 1999, il apparaissait dans l’enquête Famille (Héran, Filhon et Deprez ; 2002 ; Lefèvre et Filhon, 2005) qu’environ un quart de la population vivant en France métropolitaine n’avait pas reçu exclusivement la langue française dans son enfance, une moitié ayant hérité d’une langue régionale et l’autre moitié d’une langue d’immigration. Dans l’ensemble, certes, le plurilinguisme pratiqué au sein de la famille ne favorise pas l’illettrisme, mais en revanche, selon la socialisation linguistique, le rapport au français écrit diffère sensiblement. Par exemple, une corrélation positive apparait entre une éducation familiale uniquement dans une langue régionale et le fait d’être évalué en difficulté en français. Cependant, cette socialisation linguistique exclusive en breton, provençal ou autre concerne principalement des adultes âgés, ayant vécu en milieu rural et appartenant aux milieux sociaux les moins favorisés, ce qui va généralement de pair avec une faible scolarisation. Il faut donc se garder de tout lien de causalité entre un type de socialisation linguistique et des difficultés estimées pour lire ou écrire le français : ce n’est pas parce qu’on parle une langue régionale que l’on est plus que d’autres en difficulté, mais avant tout en raison d’une scolarité moins longue et d’un oubli des savoirs acquis aux jeunes âges. Premiers résultats de l’approche qualitative La réalisation des entretiens À partir de ces premières données, nous avons donc cherché à réinterroger, sous la forme d’entretiens qualitatifs, des personnes ayant répondu au questionnaire IVQ en 2004 et correspondant aux critères suivants : > Femmes et hommes ayant déclaré qu’au moins une des langues familiales était une langue régionale ou d’immigration. > Personnes considérées, au vu de l’évaluation, comme ayant des difficultés (réussite inférieure à 60 %) à au moins l’un des domaines fondamentaux de l’écrit. > Accord des personnes pour être interrogées une seconde fois (ce qui leur était explicitement demandé). Sur l’ensemble des 10 000 adultes ayant rempli le questionnaire, seuls 142 cumulaient les trois critères précédents : 33 vivaient en Ile-de-France et 27 dans le Nord–Pasorientés pour répondre au module sur la numératie. Et enfin, un dernier volet du questionnaire porte sur la trajectoire biographique des individus (trajectoire familiale, scolaire et professionnelle) avec notamment des questions subjectives sur le regard qu’ils portent sur certaines étapes de leur vie ou encore sur d’éventuelles difficultés rencontrées pour effectuer des activités de la vie quotidienne. 103 de-Calais, les deux régions où nous avons choisi de mener les entretiens. En définitive, une vingtaine d’entretiens ont pu être réalisés par cette voie. Lors de la passation des entretiens, il est rapidement apparu que rares étaient les personnes faisant part de quelconques difficultés scripturales et/ou lecturales en français. Un rapport au français contrasté rarement vécu comme un « problème » 104 Parmi les personnes interrogées, nombreuses sont celles ayant déclaré avoir ou avoir eu un usage régulier du français écrit, considérant par exemple la lecture et l’écriture comme un loisir, voire une passion. Cette pratique du français passe par la lecture de journaux, de romans, l’écriture de lettres, mais aussi par l’utilisation d’internet : messagerie électronique ou en « tchats ». Les témoignages sont nombreux : « je lisais beaucoup avant », « je bouffe un livre en une soirée », « alors je lis beaucoup de romans, des romans policiers, des romans… tout ce qui se dit sur la famille. Je lis aussi les journaux, les magazines people… » « on envoie des e-mails, on va sur des forums », etc. Dans l’ensemble, les migrants scolarisés en langue française avant leur arrivée en France ne se sentent pas plus démunis. Leur discours ne laisse pas penser qu’il serait plus facile ou plus « légitime » de déclarer des difficultés pour les personnes socialisées en famille dans une langue étrangère que pour celles élevées dans une langue régionale. Amina, originaire du Congo-Kinshasa, âgée d’une quarantaine d’années, vit en France depuis l’âge de 22 ans. Elle a poursuivi des études deux années après le bac avant son arrivée en France, parlait lingala avec sa famille et estime n’avoir aucune gêne dans l’utilisation du français au quotidien : « j’écris mieux le français, plus que beaucoup de Français ». La lecture est l’un de ses passe-temps favoris, elle lit notamment la Bible très régulièrement. Toutefois, ce ne sont pas seulement les personnes ayant eu une scolarité longue qui estiment ne pas avoir de difficultés avec l’usage du français écrit. Jamal, un homme de 44 ans né aux Comores, est arrivé en France à l’âge de 12 ans et a donc effectué une partie de ses études sur le territoire en intégrant une classe de CM2 et en poursuivant jusqu’au BEP d’électrotechnique, sans toutefois obtenir ce diplôme. Actuellement, il travaille comme appariteur dans une université, un emploi qui lui procure une grande satisfaction personnelle. Jamal a été scolarisé en français et se souvient de cette période qu’il qualifie d’heureuse. D’après ses souvenirs, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’est fait « normalement » : « Je suis parti de mon pays, j’écrivais, je parlais le français. Je savais lire, je savais écrire quand j’ai quitté. J’ai quitté au CM1. J’ai écrit, et je lisais, normalement. (…) L’apprentissage de la lecture, à l’école, étant donné que ça a été très facile, en fait, moi, j’avais beaucoup de relations avec les colons, les Français. Donc, étant donné que mon oncle, il travaillait beaucoup avec les blancs, donc il venait chez moi, on parlait. Oui, c’était pratiquement un amusement, quoi. » Une fois en France, il se souvient avoir rencontré des « difficultés » pour s’habituer aux méthodes de travail, mais aussi aux contenus mêmes : « Quand je suis arrivé en France, la différence quand je suis venu là, la façon qu’on nous enseignait là-bas… Parce qu’il y a des choses que je ne comprenais pas ici, qu’on nous enseignait là-bas. Bon, là-bas, on nous a parlé de Gaulois, de choses comme ça. Bon, quand je suis venu là, j’avais jamais entendu parler du mot nègre, de l’esclavage, je sais pas ce que c’est. (…) Des choses vraiment, que vis-à-vis du français ici, bon, la méthode qu’on nous a appris à parler le français, à l’écrire, le dicter, c’est pas la même chose comme ici. En fait, ici, il y a eu des difficultés. Je savais lire, mais la compréhension, ça a été vraiment très difficile. » Si Jamal rend compte de ces perturbations de l’apprentissage entre les Comores et la France, il ne se sent pas pour autant limité pour aider ses enfants dans leur travail scolaire, pour lire le journal ou dans son travail, pour lequel il utilise le français écrit régulièrement. Il va même plus loin, racontant le plaisir qu’il prenait plus jeune à écrire : « J’écrivais beaucoup quand ma femme elle était au Kenya. J’étais fou de l’écriture, j’étais fou des cartes postales, j’étais fou à écrire n’importe où je me trouvais. J’aimais écrire. Ça, j’étais très fou sur l’écriture, parce que j’adorais lire, j’adorais écrire. J’ai failli devenir plutôt romantique. Et puis, quand ma femme, elle est venue, c’est fini, quoi, c’est terminé. » Certes, quelques enquêtés déclarent rencontrer des difficultés à effectuer certaines tâches administratives, mais rares sont ceux dont les discours rendent compte d’une perception de difficultés quotidiennes, d’une gêne récurrente dans les activités de tous les jours. Sloan, originaire de la Guadeloupe, âgé de 60 ans, raconte avoir rencontré très tôt des difficultés scolaires puisqu’il a redoublé dès le CP. Il ne nie pas solliciter parfois de l’aide pour certaines tâches, mais parallèlement il utilise l’écrit sur son lieu de travail, lit le journal et ne se sent pas dépendant ou handicapé dans sa vie quotidienne : « Oui, j’écris. Si c’est quelque chose qui me dépasse, je vois ma fille ou une assistance ou un truc comme ça… (…) Par exemple, en mécanique [il est retraité, exerçait comme mécanicien en usine], on nous donnait une fiche, comme ça la personne sait ce qu’il y a à faire sur la voiture, il faut la taper, et puis après, il faut la mettre sur la voiture pour savoir ce qu’on a fait dessus et ce qu’il y a à faire. (…) J’achète le journal tous les jours. Si c’est un livre qui m’intéresse, je bouquine un peu. Mais c’est plutôt le journal. » Il apparait en fait au fil des entretiens que les personnes mettant en avant une gêne en français font principalement référence à l’utilisation orale de la langue plutôt qu’à l’utilisation de l’écrit. C’est le cas des migrants arrivés récemment en France qui déplorent que les cours, les formations proposées concernent principalement l’apprentissage de la lecture ou de l’écriture alors que leurs attentes premières sont de pouvoir s’exprimer correctement oralement. Dans une recherche sur l’illettrisme de travailleurs turcs, Roger Establet (2000) avait déjà révélé que les principales difficultés linguistiques de ces turcophones surgissaient non pas au travail, mais le weekend « comme un obstacle à l’ouverture de la sociabilité » (p. 200). En effet, la nécessité première est de parler pour créer des liens, or rares sont les structures favorisant cet apprentissage de la langue orale. Tels sont les propos tenus par Lina, une jeune femme originaire de Thaïlande arrivée en France à l’âge de 21 ans, parlant thaï et anglais : « L’ANPE m’a envoyée à la Mission locale et ils m’ont trouvé une école. Mais c’est dommage, une école comme ça, c’est vraiment pas bien pour les personnes qui parlent pas français. (…) Et parce qu’ils ont donné un papier, « marquez ça, marquez ça… » Comment faire un verbe, on sait même pas. C’est ça, c’est dur. Après, j’ai dit « ça fait un an que j’étais là-bas, j’apprends que les numéros ». Pendant un an, je connais même pas les verbes. Même j’ai un livre pour les verbes, mais on peut pas, je sais même pas comment faire ça, aussi. » 105 Ce n’est qu’après avoir trouvé un emploi dans un parc d’attractions, où elle a pu valoriser sa connaissance de l’anglais, que progressivement cette jeune mère a réussi, par l’intermédiaire de ses collègues, de son mari et de sa fille, à apprendre le français à l’oral. Et ce n’est que dans un second temps qu’elle a éprouvé le besoin de maitriser la lecture et l’écriture. Par ailleurs, ces personnes non francophones à leur arrivée ne cherchent pas nécessairement à valoriser l’emploi de leur langue première avec leurs enfants. Certains parents s’entrainent plutôt à parler en français et ils considèrent parfois que leur descendance pourra, comme eux l’ont fait, apprendre plus tard à parler une autre langue, la langue première des parents. Ainsi, Hakim, originaire du Maroc, installé en France depuis 1998, ne voit pas l’intérêt de parler arabe à sa jeune fille : « Pour moi, c’est des bêtises, ça, de lui apprendre l’arabe. C’est rien. Si elle veut apprendre le français, elle apprend le français. Pareil. Comme moi, au début, je connais pas le français, donc à un certain âge, j’arrive ici en France, j’ai appris le français, c’est tout. On dit « voilà, faut bien apprendre la langue quand on est petit ». Moi, je vois pas le rapport. Même si elle devient grande, elle peut l’apprendre, je vois pas le rapport. Peut-être elle aura un peu de retard, c’est pas grave. » Ainsi, la nécessité d’apprendre le français conduit certains parents à ne pas mobiliser leur langue première comme ressource, ni à la valoriser auprès de leurs enfants. Conclusion 106 Le but de cet article n’est ni de minimiser les obstacles à surmonter, voire la détresse vécue par des personnes en situation d’illettrisme, ni d’invalider les données quantitatives produites. Il s’agit davantage de relativiser certains discours alarmistes ainsi que les habitudes discursives prises pour traiter de l’illettrisme comme d’un « problème social » majeur, où l’illettré est défini comme une personne dépendante, n’ayant pas accès au discernement, à la libre pensée ou à l’autonomie intellectuelle (Lahire, 1999). Quel que soit le rapport au français des personnes plurilingues interrogées, il ressort surtout que ces adultes considérés en difficulté par rapport à l’écrit ne se vivent pas comme « illettrés » et n’ont pas, a priori, intériorisé les discours normatifs véhiculés sur l’illettrisme. Il semblait également important de rappeler la nécessité de ne pas considérer les constructions statistiques – comme toutes les données produites d’ailleurs – comme la « juste » mesure ou le miroir de la réalité sociale. Le questionnaire IVQ pose un certain regard sur les capacités à lire et à écrire le français, mais d’autres approches auraient été possibles, car il n’existe pas une « échelle universelle des compétences » (Blum et Guérin-Pace, 2000). En définitive, il apparait clairement à partir des discours recueillis que si trois millions d’individus sont en France considérés en situation d’illettrisme, ils sont loin de constituer une catégorie homogène et de vivre le même quotidien. Bibliographie ANLCI 2006, Illettrisme : les chiffres, rapport en ligne : http://www.anlci.fr BLUM Alain & GUÉRIN-PACE France 2000, Des lettres et des chiffres, Fayard, Paris. ESTABLET Roger 2000, « L’illettrisme dans l’expérience migratoire » in Véronique Leclercq et Jean Vogler (coord.), Maitrise de l’écrit : quels enjeux et quelles réponses aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, pp. 191-205. HÉRAN François, FILHON Alexandra & DEPREZ Christine 2002, « La dynamique des langues en France au fil du XXe siècle » Population et sociétés, nº 376, février, 4 pages. LABOV William 1993, « Peut-on combattre l’illettrisme ? », Actes de la recherche en sciences sociales, volume 100, n° 1, pp. 37-50. LEFÈVRE Cécile & FILHON Alexandra 2005, Histoires de familles, histoires familiales : les résultats de l’enquête Famille de 1999, Les cahiers de l’Ined n° 156, Paris. LAHIRE Bernard 1999, L’invention de l’illettrisme, La Découverte, Paris. SELIGMAN C. R., Tucker G. R. & Lambert W. E. 1972, « The effects of speech style and other attributes on teachers’ attitudes toward pupils » Language in Society, 1, pp.131-142. 107 108 Points de vue 109 Migration et plurilinguisme en contexte européen Leonard Orban Commissaire européen pour le multilinguisme Deutsch Zuwanderung ist zugleich eine Chance und eine Herausforderung für die Europäische Union. Dieses Potential ist aber mit der gelungenen Integration der Migranten verbunden, die wiederum mit dem gelungenen Erwerb der Sprache des Aufnahmelandes verbunden ist. Die EU-Konstruktion hat sich unter Achtung der Vielfalt und durch deren positive Bewertung vollzogen. Seit 2007 wird Mehrsprachigkeit bei der EUKommission als eigener Politikbereich betrachtet ; ferner machte eine Entscheidung des EU-Parlaments das Jahr 2008 zum europäischen Jahr des interkulturellen Dialogs. Im September 2008 wird nun die EU-Kommission eine strategische Mitteilung annehmen, die die Grundlagen für die EU-Politik zugunsten der Mehrsprachigkeit schaffen soll und einen neuen Schritt in Richtung Sprachen und sprachliche Vielfalt setzen will. English 110 Immigration is both an asset and a challenge for the European Union. For Europe, to take advantage of the potential of immigration, migrants need to be well integrated into the host country, which implies that they acquire a good command of the host language. Europe was built through respect for and promotion of cultural diversity. In 2007 a portfolio dedicated to multilingualism was created within the European Commission and the year 2008 was declared European Year of Intercultural Dialogue by the European Parliament. In September 2008 the European Commission will set out a strategic plan which will lay the foundation of a European policy on multilingualism and be a new step towards promoting different languages and linguistic diversity. Pas un jour ne passe sans que l’immigration ne fasse la une des journaux. Trop souvent il s’agit de relater des faits dramatiques. Cependant, si on va au-delà de la première page, la lecture attentive de ces mêmes journaux nous indique l’apport considérable de l’immigration dans notre littérature, nos arts, notre culture, notre économie sans omettre le sport. Autant dire que l’immigration fait maintenant partie de notre quotidien. Elle imprègne et enrichit notre société. Les questions qu’elle soulève ont désormais quitté la scène exclusivement nationale pour susciter des réflexions voire des réponses à l’échelle européenne. Tout comme mon collègue, le vice-président Jacques Barrot, responsable de ce dossier au sein de la Commission, je considère que l’immigration est une chance et un défi pour l’Union européenne. Bien maitrisée, elle constitue une richesse aussi bien pour nos sociétés que pour nos économies. J’y suis bien sûr particulièrement sensible en tant que commissaire chargé du multilinguisme. Je considère en effet que l’exploitation du potentiel économique, social, culturel et humain représenté par l’immigration est subordonnée à la bonne intégration des migrants. Or, la maitrise de la langue du pays d’accueil est à mon sens un élément essentiel d’une intégration réussie, qu’il s’agisse d’intégration sociale ou professionnelle. Contrairement aux idées reçues, l’Europe s’est construite dans le respect et la valorisation des diversités. Cette constante des cinquante dernières années vaut bien sûr pour les langues. Je rappellerai juste que le premier règlement de l’histoire de la communauté européenne, le « règlement n° 1 » adopté le 15 avril 1958, portait sur le régime linguistique de la CEE. En consacrant le principe de l’égalité des langues, ce règlement est à juste titre interprété comme un premier signal fort en faveur du respect de la diversité. Les réflexions sur le thème « migration et plurilinguisme » ne sont pas nouvelles. Ainsi, en 1977, le Conseil a adopté une directive visant la scolarisation des enfants des travailleurs migrants. En avance sur des réflexions qui allaient se développer bien des années plus tard, cette directive prônait, en coordination avec l’enseignement normal dispensé aux enfants, un enseignement de la langue maternelle et de la culture d’origine. Il est vrai que cette directive visait les enfants de ressortissants d’États membres et avait été adoptée dans un contexte migratoire très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Par la suite, dans le respect du principe de subsidiarité, de nombreuses initiatives ont été prises pour favoriser l’apprentissage des langues et valoriser la diversité linguistique. Depuis la naissance du programme Lingua en 1989, qui a été un précurseur, beaucoup de chemin a été parcouru. Aujourd’hui, dans le cadre de l’ambitieux programme d’éducation et de formation tout au long de la vie 2007-013, un programme transversal consacré aux langues a été créé. Des initiatives politiques majeures ont également été prises dans les années précédentes. Les langues ont connu une première consécration en 2001 avec l’Année européenne des langues. En 2004 a été adopté le plan d’action Langues, dont les résultats positifs viennent d’être rendus publics. En 2005, une communication de la Commission mettant en place un nouveau cadre stratégique pour le multilinguisme a, pour la première fois, présenté la vision communautaire du multilinguisme de manière globale. Toutes ces initiatives répondaient à une attente de la société civile et correspondaient à une certaine vision de l’Europe, respectueuse des diversités et soucieuse de ce qui préoccupe les citoyens européens au quotidien. Le Président Barroso a pris en compte ces sensibilités majeures en créant en 2007 un portefeuille spécifiquement consacré au multilinguisme. Il m’a fait l’honneur de me confier cette politique et j’en ressens une grande fierté. Ces évolutions signifient que le multilinguisme est devenu un sujet d’importance dans l’agenda communautaire. Aujourd’hui, nous devons faire face à de nouveaux défis. Le développement continu de l’immigration a contribué à l’accroissement de la diversité culturelle de l’Europe. Les élargissements successifs de l’Union, la mondialisation, l’amélioration constante des moyens de transports et de communication, l’accès facilité aux autres cultures sont autant de facteurs qui ont renforcé le caractère multiculturel de nombreux États de l’Union. Ces phénomènes ont eu pour conséquence d’augmenter encore le nombre de langues, de religions, de groupes ethniques et de cultures présents sur notre continent. Dans l’esprit de ses valeurs fondatrices, la Commission européenne a voulu faire un geste fort en faveur du dialogue interculturel. Aussi a-t-elle été à l’initiative d’une décision, adoptée en 2007 par le Parlement et le Conseil, faisant de 2008 l’Année européenne du dialogue interculturel. Il faut voir dans une telle initiative une reconnaissance d’une grande portée politique : la diversité culturelle de l’Europe représente un avantage unique qu’il importe de valoriser et de faire fructifier. Elle encourage tous les citoyens européens à découvrir et explorer notre riche patrimoine culturel et à s’ouvrir sur nos différentes traditions culturelles. Cette année européenne se devait de faire une part important au multilinguisme. Il va de soi que la maîtrise des langues et la possibilité de communiquer sont la clé du succès du dialogue entre personnes de différentes cultures. Aussi, dans le cadre de l’Année européenne 2008, j’ai souhaité réunir un groupe 111 112 d’intellectuels présidé par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, afin de réfléchir aux relations entre multilinguisme et dialogue interculturel. Les réflexions menées ont conduit à l’adoption d’un rapport intitulé « Un défi salutaire - comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe ». Ce rapport d’une grande richesse constitue déjà une source d’inspiration majeure pour tous les acteurs du multilinguisme. Il s’agit d’un rapport d’ouverture, où l’humanisme est présent à chaque page. Sans vouloir en dévoiler tout le contenu, ce rapport souligne que les relations bilatérales entre les peuples de l’Union devraient se passer prioritairement dans les langues des deux peuples concernés plutôt que dans une langue tierce. Aussi, chaque langue devrait avoir, dans chaque pays, un nombre suffisant de locuteurs compétents. Le concept de l’apprentissage de deux langues étrangères, consacré en 2002 à Barcelone, a été développé et approfondi de manière particulièrement créative. Ainsi, le rapport prône la notion de « langue personnelle adoptive », qui doit être considérée comme une langue que chaque citoyen européen serait encouragé à apprendre. Elle devrait être intégrée dans le cursus scolaire et universitaire ainsi que dans la vie professionnelle de chacun, et étroitement liée aux aspects touchant à l’histoire, à la culture et à la littérature. En principe, cette langue personnelle adoptive serait différente de la langue utilisée pour la communication internationale. Dans la mesure où le phénomène de l’immigration prend une importance croissante dans la vie politique, économique, sociale et intellectuelle en Europe, pour les immigrants, la langue personnelle adoptive serait, en règle générale, celle du pays où ils ont choisi de s’établir. Je sais que ces propositions font déjà l’objet de débats passionnés dans un certain nombre d’enceintes. Rédigé par des intellectuels indépendants, ce rapport n’engage pas la Commission. Cette distance lui donne toute sa valeur et je considère que les suggestions de ce groupe pourraient utilement alimenter la réflexion au plan national comme à l’échelon communautaire. Le moment est particulièrement propice. En effet, à mon initiative, la Commission adoptera en septembre prochain une communication stratégique sur le multilinguisme. Cette communication doit constituer un nouveau pas en avant en faveur des langues, du multilinguisme et de la diversité linguistique. Cette communication, qui se veut ambitieuse, va indiquer les priorités de la Commission dans les années qui viennent. Dans mon esprit, elle doit représenter un saut qualitatif. Son fil conducteur sera le respect et la promotion de la diversité linguistique. Ceci signifie qu’elle abordera la question de l’éducation et de la formation aux langues et envisagera la manière de promouvoir l’apprentissage des langues. Beaucoup reste à faire dans ce domaine même si les États membres restent maîtres de leurs politiques nationales. Je pense néanmoins que la Commission peut apporter une plus value considérable en soutenant des projets innovants, en permettant l’échange d’idées, en valorisant les bonnes pratiques. Cette communication évoquera aussi des sujets nouveaux tels que celui de l’importance des langues en matière de compétitivité. Publié en juillet dernier, le rapport du Forum des affaires, présidé par M. Davignon, constitue aussi une mine d’idées et a inspiré les travaux de la Commission. Notre communication ne saurait passer sous silence le rôle des langues en matière de mobilité et des nouvelles technologies. Elle évoquera aussi l’importance de la traduction qu’Umberto Eco a qualifiée de « la langue de l’Europe ». Enfin, la communication s’intéressera à la problématique du migrant et soulignera la nécessité pour le migrant d’apprendre la langue du pays d’accueil pour des raisons d’intégration sociale et professionnelle sachant par ailleurs, comme l’a démontré le groupe présidé par Amin Maalouf, que le maintien du lien entre le mi- grant et sa culture ou sa langue d’origine est aussi important. Cette communication va établir les fondements de la politique communautaire du multilinguisme pour les années à venir. Son adoption sous présidence française a aussi une grande valeur symbolique, liée à l’histoire et à la culture de votre pays. La France a en effet une légitimité particulière pour défendre une initiative favorable à la diversité. Les avocats du multilinguisme y sont nombreux et la valorisation du français y est un thème cher. Nous attendons beaucoup de la présidence française, notamment dans le domaine des langues. L’organisation en septembre 2008 des États généraux du multilinguisme montre qu’il existe une véritable volonté politique d’ouvrir des chantiers qui nous permettront d’avancer encore, en s’appuyant notamment sur les acteurs de terrain, les organisations actives et les experts reconnus du multilinguisme. Je vous souhaite un grand succès dans votre action en faveur du multilinguisme. 113 Migrations et éducation plurilingue Jean-Claude BEACCO Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3 Conseiller de programme pour le Conseil de l’Europe (Division des politiques linguistiques) Deutsch Soziolinguistisch betrachtet sind die Beziehungen zwischen den Migrantensprachen und den Sprachen des Aufnahmelandes nur ein besonderer Fall für Sprachenkontakt. Aus diesem Grund sollte die Vielfalt der Sprachen sowie der Bedürfnisse der erwachsenen Migranten als ein spezifischer Aspekt der Vielfalt der europäischen Gesellschaften gesehen werden. Was nun die Identität der Migranten in Bezug auf Sprachen im Aufnahmeland anbelangt, sollte ein theoretischer Rahmen gewählt werden, der auf Menschenrechten basiert. Eine monolinguale Auffassung führt zu zahlreichen Sprachkonflikten. Daher sollte eine Sprachenpolitik, die sich mit Migranten befasst, in Anlehnung an die Empfehlungen des Europarates und um Diskriminierungen vorzubeugen, plurilinguale Erziehung fördern. Anschliessend werden Prinzipien für plurilinguale Erziehung von Migranten in der Praxis beschrieben. 114 English Relations between migrant’s languages and languages of the host countries are only a specific case for languages in contact from a sociolinguistic point of view. The diversity of languages and of adult migrant’s needs should then be considered as one particular aspect of the diversity in European societies. As far as the linguistic identity of migrants in the host country is concerned, another theoretical framework should be adopted, based on human rights. A monolingual conception of speakers is the root for many linguistic conflicts. Therefore a language policy concerned with migration should promote a plurilingual education, following the recommendations of the Council of Europe, as a tool to prevent discrimination. Some principles to organise a plurilingual education for migrant persons will be described. Les relations établies ou à établir entre les langues des personnes migrantes (et de leurs descendants) avec les langues des sociétés d’installation ne constituent, du point de vue sociolinguistique, qu’un cas particulier de contact des langues. Pluralités internes et pluralités « apportées » En effet la pluralité des acquis, des expériences linguistiques et des besoins des adultes migrants, de leurs enfants n’est qu’un des aspects de la pluralité des sociétés européennes elles-mêmes, constituée de diversités multiples comme celle des langues et des modes de communication, celle des populations ou des groupes sociaux, celles des cultures religieuses ou éducatives : « Ces divers ordres de pluralité ne sont pas simplement juxtaposés les uns par rapport aux autres. Ils interfèrent, de manière souvent conflictuelle, selon des modalités complexes. Ils ne sont ni passagers ni circonstanciels, mais profondément installés dans la plupart des pays européens, du fait même des circulations migratoires, de l’existence de minorités régionales et ethniques, et aussi – quels qu’en soient la vertu démocratique et les effets bénéfiques - de la massification de l’éducation ou du progrès des sciences et des technologies » (Coste et al. 2007). En d’autres termes, l’accueil des personnes migrantes et leur insertion sociale et culturelle ne sont qu’une des formes de la cohésion sociale et devraient être abordés en tant que telle. La relative banalité théorique de cette problématique sociale est occultée par le fait que les migrations sont désormais perçues, dans bien des espaces nationaux européens, comme une « menace » : elles remettraient potentiellement en cause la culture nationale, la religion, les comportements sociaux admis… Les langues jouent un grand rôle dans la construction de telles représentations sociales, puisqu’elles sont facilement appréhendées comme des marqueurs d’appartenance, partout perceptibles, aussi bien pour les migrants que pour les sociétés d’accueil. Ce qui conduit à traiter les langues apportées, dans les entités politiques qui se vivent comme monolingues et monoculturelles, davantage en termes politiques et idéologiques qu’en termes d’ingénierie sociale et éducative. Les instances internationales ont ainsi souvent été amenées à prendre le relais des juridictions nationales, pour expliciter la nature des droits et devoirs linguistiques des nouveaux arrivants et des personnes migrantes installées ainsi que ceux des sociétés d’installation par rapport aux valeurs démocratiques et aux droits de l’homme. L’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) a constitué un « Groupe d’experts nationaux sur la formation des migrants » sous l’égide du Comité des politiques d’éducation (Direction de l’éducation) qui s’est réuni en février 2008 en vue du lancement d’une nouvelle initiative. L’objectif est un examen thématique de l’OCDE sur la formation des migrants, concernant plus particulièrement les élèves. De son côté, compte tenu des priorités établies dans la Déclaration et le Plan d’action du troisième Sommet du Conseil de l’Europe à Varsovie, l’Assemblée parlementaire entend orienter ses activités dans le domaine des migrations pour « promouvoir le dialogue interculturel, encourager la tolérance et garantir l’intégration des communautés immigrées dans les pays d’accueil » (point 4.2 de la Résolution 1511 - 2006). Plus concrètement le Conseil de l’Europe souhaite mettre à la disposition des États membres l’expertise existante et les bonnes pratiques identifiées de manière à faciliter la mise en œuvre des normes en matière des droits de l’homme comme, par exemple, les paragraphes 11 et 12 de l’article 19 de la Charte sociale européenne révisée (3-5-1996)1. Nombre de recommandations de l’Assemblée parlementaire vont dans le même sens, dont celle qui est relative aux immigrants (1625/2003), reprise par celle de 2005 (n° 1437) ou la Recommandation (2008) du Comité des ministres aux États membres relative à la promotion de l’intégration des enfants de migrants ou issus de l’immigration2. 1 Article 19 – Droit des travailleurs migrants et de leurs familles à la protection et à l’assistance. En vue d’assurer l’exercice effectif du droit des travailleurs migrants et de leurs familles à la protection et à l’assistance sur le territoire de toute autre Partie, les Parties s’engagent à : [...] : [11] favoriser et à faciliter l’enseignement de la langue nationale de l’État d’accueil ou, s’il y en a plusieurs, de l’une d’entre elles aux travailleurs migrants et aux membres de leurs familles; [12] favoriser et à faciliter, dans la mesure du possible, l’enseignement de la langue maternelle du travailleur migrant à ses enfants. 2 Annexe à la Recommandation CM/Rec (2008) 4 relative à la promotion de l’intégration des enfants de migrants ou issus de l’immigration. A. Apprentissage linguistique [1] S’agissant de faciliter et d’améliorer le développement linguistique des enfants de migrants, il conviendrait que les États membres mettent en œuvre des mesures qui soient adaptées aux conditions particulières de ces enfants. L’objectif global de ces mesures devrait être d’aider les enfants à acquérir la maîtrise nécessaire de la langue d’enseignement. Cela pourrait inclure, dans la mesure du possible, l’acquisition et le maintien de leur langue maternelle. 115 Identités, identi!cations 116 On voit que cet ensemble de textes cherche, avec bien des précautions, au-delà des mesures recommandées ou envisageables, à dédramatiser le débat en le situant dans un autre contexte théorique que celui de l’opposition intérieur/extérieur et en convoquant les valeurs universelles des droits de l’homme. Mais ces recommandations ne peuvent être mises en œuvre que si on s’interroge sur les conceptions elles-mêmes de l’identité, collective et individuelle. Car, ce qui est en cause sont à la fois les identités collectives (nationales ou de groupes qui se donnent comme spécifiques) considérées comme unitaires et unifiantes, selon les conceptions encore dominantes de l’État nation et du peuple-ethnique, et l’identité culturelle individuelle appréhendée comme une donnée plutôt que comme un processus permanent d’identifications successives. « L’homme pluriel » (Lahire 1998) se construit en permanence par rapport aux altérités qu’il croise en chemin, dans une succession d’appartenances et d’affiliations qui ne met pas nécessairement en péril son identité psychologique. Ces conceptions de l’identité demeurent des interprétations savantes qui ne parviennent pas aisément à déplacer les représentations ordinaires de l’identité comme ensemble de caractéristiques héritées et immuables (Galissot 2000). C’est sur ce fond idéologique que les langues sont perçues comme des marqueurs identitaires, comme des objets à transmettre et à préserver de toute altération. Et les groupes constitués autour des langues (et d’autres ressources pour l’identification, comme le territoire, la religion, l’habitus physique ou vestimentaire) aspirent à la reconnaissance autant, et sinon davantage, qu’au partage des fruits du développement économique (Caillé 2007). L’identification par une seule langue, signe tangible d’appartenance à une communauté, constitue une forme répandue de l’identification culturelle. Or, mettre en avant une seule langue comme trait d’identification conduit à nier la diversité effective des compétences linguistiques individuelles. La notion de langue identitaire (ou d’identification) ne repose pas sur des caractéristiques sociolinguistiques, d’autant que la spécification peut varier tout au long d’une existence : on peut, en effet, découvrir « sa » langue identitaire fort tard. La langue d’identification est volontiers la « langue maternelle ». Mais cette dénomination, pourtant claire à première vue, est particulièrement floue : concrètement, la première langue que l’enfant acquiert (à supposer qu’il n’en acquière qu’une seule) est autant celle du père que celle de la mère, si les parents n’en utilisent qu’une et que celle-ci leur est commune. Les parents, les grands-parents, les frères ou sœurs aînés utilisent plusieurs langues, qui ne se recouvrent pas nécessairement. La langue identitaire est souvent assimilée à la langue nationale ou à celle des origines : « Ma langue, c’est le brésilien seulement, je ne la sais pas » (Régina 11 ans - Guyane française)3. On posera que c’est cette conception fondamentalement monolingue du locuteur (qui n’est pensé comme plurilingue que secondairement) qui est à la source de bien des conflits relatifs aux statuts des langues et à leur enseignement, dont les langues des migrants et des sociétés où ils s’installent. 3 Cité par Dahlet P. (2008) : Se (trans)former en langues. Discours, subjectivité, plurilinguismes, dossier pour la présentation de l’HDR, université des Antilles et de la Guyane. Plurilinguisme, répertoire plurilingue, éducation plurilingue Pour gérer ces politiques linguistiques relatives aux migrations, il est donc fondamental de les fonder, comme le fait, par exemple, le Conseil de l’Europe, sur la notion de plurilinguisme. Ce terme désigne la capacité que possède un individu d’utiliser plus d’une langue dans la communication sociale, quel que soit le degré de maîtrise de ces langues. La compétence plurilingue est la concrétisation de la capacité de langage, dont tout être humain dispose génétiquement et qui peut s’investir successivement dans plusieurs langues. Elle est la capacité, effective ou demeurant à l’état de potentialité (si elle n’est pas activée), d’acquérir et d’utiliser des langues, à quelque niveau de maîtrise et pour quelque usage que ce soit. Cette compétence se traduit par la maîtrise, variable d’une langue à l’autre, et évolutive toute la vie durant, de langues de tous statuts (langue officielle, régionale, dialecte, parler propre à une génération, à un groupe donné langue d’origine, langue étrangère…). Cet ensemble de langues, dont peut jouer un locuteur, constitue son répertoire linguistique. Un plurilingue n’est pas locuteur d’exception, comme le polyglotte, mais un locuteur ordinaire. Le répertoire plurilingue individuel est donc constitué par des langues différentes qui ont été acquises selon des modalités diverses (langue apprise dès l’enfance, apprise par suite d’un enseignement, de manière autonome…) et pour lesquelles des compétences, ellesmêmes différentes (conversation, lecture, écoute…), ont été acquises à des niveaux de maîtrise différents. Ces langues du répertoire peuvent recevoir des fonctions différentes comme communiquer en famille, socialiser avec les voisins, travailler, apprendre ou servir de matériau pour exprimer son appartenance à un groupe. La compétence plurilingue est constituée de savoir-faire transversaux, qui peuvent être reportés d’une langue sur une autre (par ex. : stratégies pour lire un texte, pour trouver un substitut à un mot manquant…), au nombre desquels figure la capacité à apprendre une langue de manière autonome4, qui en constitue le mode d’acquisition premier. Ainsi, pour communiquer, deux interlocuteurs peuvent solliciter les langues communes de leurs répertoires (et non une seule) : l’on peut, par exemple communiquer sur le mode de l’intercompréhension, chacun utilisant sa langue et étant compris de l’autre. Le plurilinguisme, ainsi défini, est une finalité éducative partagée par les États membres du Conseil de l’Europe, qui en promeut la mise en œuvre par une éducation plurilingue qui place au centre non les langues, mais ceux qui les utilisent (Klinkenberg 2001). Pour cela, il faut accepter de considérer que : > toute compétence en langue étrangère, si modeste soit-elle, est digne de respect, parce qu’elle est une forme de maîtrise en voie de constitution et non une forme inachevée, et que le but à atteindre n’est pas nécessairement de « parler » telle langue parfaitement et sans accent ; > les enseignements précoces et même ceux proposés durant les cycles primaires et secondaires ne sont pas tout, car on peut apprendre des langues ensuite, tout au long de la vie ; 4 Capacité qui elle-même s’enseigne, dans des dispositifs dits : apprendre à apprendre. 117 > les enseignements de langue ne doivent plus être refermés sur eux-mêmes, mais il importe créer des transversalités (entre langues étrangères, entre langue première et langues étrangères…) pour tenir compte du caractère intrinsèquement plurilingue du locuteur. Principes pour l’organisation de l’éducation plurilingue en relation avec les personnes migrantes C’est dans le cadre de l’éducation plurilingue ainsi spécifiée qu’il convient d’aborder concrètement les enseignements des langues aux personnes migrantes, à leurs enfants ou à leurs descendants. Comme cela est précisé dans le document de cadrage élaboré par le Conseil de l’Europe pour le Séminaire sur L’intégration linguistique des migrants adultes (Conseil de l’Europe 26 au 26 juin 2008), un certain nombre de points techniques doivent être analysés de manière à ce que la mise en œuvre des principes de l’éducation plurilingue soit effectuée sans distorsions. On en listera ici brièvement quelques-uns : > identifier les besoins langagiers des nouveaux arrivants : la prise en compte des besoins langagiers effectifs des migrants est seule en mesure de rendre les formations proposées crédibles et utiles à l’insertion de ceux-ci dans l’école et dans la société ; > définir des objectifs d’enseignement explicites en termes de profils de compétences visés par l’enseignement, en utilisant les descripteurs du Cadre européen commun de référence pour les langues (2001), ceci pour aller contre certaines croyances selon lesquelles il faudrait que les immigrants adultes ou les migrants résidents « parlent » la(les) langue(s) officielle(s) « comme les natifs » ; 118 > prendre en compte les cultures éducatives des immigrants : dans la conception des formations, il convient de tenir compte des cultures éducatives des apprenants, car celles-ci peuvent être structurées par des valeurs, des attitudes et des habitudes autres que les « manières » européennes d’enseigner et d’apprendre ; > limiter les effets possibles de marginalisation institutionnelle des formations, pour éviter d’organiser des cours de langues étiquetés par l’opinion publique comme cours pour « analphabètes » ou pour « étrangers », pour élèves faibles… ; > organiser le contrôle de qualité et le pilotage de ces formations sous forme de vérification systématique et transparente du fonctionnement de ces formations, en particulier dans leurs effets sur les connaissances acquises par ceux/celles qui les suivent ; > considérer, surtout pour les apprenants adultes, l’évaluation comme élément de la formation et non comme un moyen rétorsion, sanctionnant de mauvaises performances scolaires. La Division des politiques linguistiques a créé le Portofolio européen des langues5 (PEL) qui permet de consigner les expériences langagières de chacun et comme instrument d’auto-évaluation en situation scolaire ; 5 www.coe.int/portofolio.fr > organiser des tests et examens pour mesurer les compétences en langue et non pour en faire un instrument d’exclusion des adultes migrants, car les tests ne sont pas en mesure de mesurer l’intégration sociale et culturelle de ceux qui y réussissent ou qui n’y réussissent pas ; > respecter l’éthique de l’évaluation dans l’élaboration des tests et certifications par exemple selon un code de bonnes pratiques, comme celui de ALTE6 ; > assurer les conditions de la reconnaissance sociale des langues des migrants, jeunes ou adultes, par des enseignements de tous niveaux, adressés à tous, centrés sur le dialogue interculturel et la bienveillance linguistique ; > accompagner la transmission générationnelle des langues d’origine par la mise en place d’enseignements bilingues et par l’implication des immigrés eux-mêmes. Une éducation plurilingue visant un bilinguisme équilibré langue nationale/langue d’origine est un objectif de formation réaliste, si l’on n’en fait pas une « double compétence » maximale. Le maintien des langues apportées par les migrants passe par la mobilisation conjointe et coordonnée des instances politiques et éducatives de la société d’accueil, des migrants adultes résidents et de leurs associations culturelles/ linguistiques et éventuellement des autorités des pays de provenance ; > définir les requis linguistiques pour accéder à la citoyenneté juridique, de manière à ce qu’il soit possible de démontrer impartialement que les demandeurs de citoyenneté sont en mesure de communiquer avec un minimum d’efficacité. Plutôt que de refuser l’accès à la citoyenneté juridique, il est sans doute préférable d’imaginer des formes d’obtention de cette citoyenneté dans un cadre de type « contrat de citoyenneté », où le nouveau citoyen s’engage à acquérir les compétences attendues, après diagnostic-bilan et avec un suivi ; > définir les requis culturels pour accéder à la citoyenneté juridique autrement que par des connaissances sur la société d’accueil. L’intégration à la société d’accueil ne sera effectivement « vérifiée » que par les faits : elle pourra être considérée comme réussie si les « nouveaux » citoyens ne commettent aucun acte qui implique de les déchoir juridiquement de la nationalité acquise et surtout s’ils s’impliquent dans la vie collective en tant que citoyens démocratiques actifs. Ces principes permettent de prendre des décisions en termes de curriculums destinés à mettre en œuvre une éducation plurilinguisme propre à répondre aux besoins et aux attentes des migrants et des sociétés qui les reçoivent. Ces formations seront nécessairement diversifiées en fonction des formes et des moments de la migration, ce qui tend à exclure toute réponse unique, tout niveau de compétence uniforme attendu dans une/la langue du pays d’accueil. Une politique d’accueil linguistique doit être conçue en fonction de la diversité des situations des migrants et de celle de leurs modes d’insertion, provisoire ou définitif, dans les sociétés européennes. Il convient qu’elle soit élaborée selon les démarches classiques de l’ingénierie des formations en langue et non en fonction de critères idéologiques. Essentielle à sa réussite est l’éducation interculturelle et l’apprentissage de la bienveillance linguistique, forme civile de la curiosité pour la diversité des langues du monde et condition du savoir être démocra6 Code de bonne pratique de ALTE (Association of Language Testers in Europe) : www.alte.org/quality_assurance/ index.php. 119 tique. Autant que de structures ou de programmes, les formations en langues pour les migrants se nourrissent d’attitudes de compréhension humaine. Et l’on attend, justement, des nouveaux arrivants qu’ils ne s’enferment pas dans une identité d’origine, qui devient facilement mythique, mais qu’ils vivent leur trajectoire, si aliénante soit-elle, comme constitutive d’une autre facette de leur identité. Il importe enfin de ne pas perdre de vue que les langues apportées sont une richesse pour le pays qui les reçoit et qu’en perdre le bénéfice, en les laissant disparaître au fil des générations, constitue une piètre gestion collective des ressources humaines. Il serait, enfin, plus que paradoxal que les langues qui servent à la communication humaine servent de prétexte à de nouvelles ségrégations. Références bibliographiques CAILLÉ A. (dir.) 2007, La quête de la reconnaissance, Éditions de la découverte, Paris. Conseil de l’Europe 2008, Les langues dans les politiques d’intégration des migrants adultes, Strasbourg. Conseil de l’Europe 2001, Cadre européen commun de référence pour les langues, Conseil de l’Europe, Strasbourg & Didier, Paris. COSTE D. (dir.), CAVALLI M., CRI^AN A. & VAN DE VEN P.-H. 2007, Un document européen de référence pour les langues de l’éducation ? Conseil de l’Europe, Strasbourg. GALISSOT R. 2000, « Identité/identification », in R. Galissot, K. Mondher K. & A. Rivera (dir.), L’imbroglio ethnique, Éditions Payot, Lausanne. KLINKENBERG J.-M 2001, La langue et le citoyen, Presses universitaires de France, Paris. LAHIRE B. 2001), L’homme pluriel, Armand Colin/Nathan, Paris. 120 Langues à l’école et scolarisation des enfants de migrants Gérard VIGNER Inspecteur d’académie Inspecteur pédagogique régional de Lettres Deutsch Französischunterricht für Migrantenkinder findet in spezifischen Aufnahme- und Begleitungseinrichtungen statt. Diese Kinder, die über eine Kompetenz in einer (oder mehreren) Erstsprache(n) je nach dem jeweiligen Sprachrepertoire und dessen Profil verfügen, werden in einen allgemeinen vom französischen Unterrichtsministerium angebotenen Ausbildungsrahmen aufgenommen. Dabei werden in diesem Aus-bildungsrahmen, der zahlreichen Fremdsprachen eine unbeeinträchtigte Stellung gewahrt, gerade Sprachen separat unterrichtet. Der Erwerb der französischen Sprache als Unterrichtssprache entspricht daher einer monolingualen Auffassung, die die mehrsprachige Kompetenz der Schüler kaum in Anspruch nimmt, besonders wenn diese ausserhalb der Kurrikula liegt. Grund genug, um den Französischunterricht in einen breiteren, offeneren Kontext zu verankern, gleichzeitig aber für Sprachkompetenzen zu sorgen, die sich für die schulische Integration von neu zugewanderten Schülern eignet. English Specific facilities provide French teaching and support to the children of migrants who have recently arrived in France. These children have skills in one or more languages of origin covering a wide variety of foreign languages and levels of ability. The children’s teaching falls within the scope of the general syllabus provided by the French National Education Ministry which, despite giving considerable importance to the teaching of many foreign languages, teaches each language separately. The teaching of French as the language in which one pursues ones studies is monolingual in approach and does not seek to draw on pupils’ multingual skills, particularly when these languages are not part of the curriculum. It would appear therefore necessary to adopt a broader approach to the teaching of French while nevertheless ensuring that the language skills necessary for the successful integration of these newly-arrived pupils into the education system are properly acquired. Introduction L’Éducation nationale (qui jusqu’en 1932 s’appelait encore ministère de l’Instruction publique) accueille depuis fort longtemps dans ses classes des enfants étrangers. Enfants de mineurs polonais dès 1919 dans le Nord de la France, enfants d’artisans, d’ouvriers, mais aussi de paysans italiens, dans l’Est, dans la région parisienne, mais aussi dans le Sud-ouest et en Provence, enfants arméniens pour une bonne part à Marseille et dans la vallée du Rhône, enfants juifs d’Europe centrale à Paris, au destin souvent tragique, enfants espagnols encore, 121 et bien d’autres encore. Bref, des populations d’élèves fort diversifiées qui ont été purement et simplement inscrites dans les classes ordinaires de l’école primaire, conformément aux recommandations de la loi du 28 mars 1882 sur l’obligation scolaire, muette sur la scolarisation des enfants étrangers. Le texte disait simplement : « L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ». Seule la loi du 9 aout 1936 fera mention en son article 14 de l’obligation de scolariser tous les enfants, français et étrangers. Quelles que soient leurs origines, le même droit commun scolaire s’applique à tous les enfants. Il faudrait attendre la circulaire du 13 janvier 1970 pour que soit mis en place un dispositif spécifique d’accueil pour les enfants de migrants, dans l’enseignement primaire, et celle du 25 septembre 1973 pour ce qui est de l’enseignement secondaire. Reconnaissance tardive d’une spécificité des publics, dans leur relation notamment à la langue française. Une situation 122 Sont accueillis dans ces dispositifs ce que l’on appelle aujourd’hui les élèves nouveaux arrivants en France (ENAF), français ou étrangers, et dont la maitrise, insuffisante ou inexistante du français, appelle un travail immédiat de mise à niveau. Les circulaires du 20 mars 2002 définissent les conditions d’accueil et de formation de ces publics. Les effectifs varient selon les années, en fonction des rythmes d’arrivée des familles, arrivées qui peuvent en outre se faire tout au long de l’année, ce qui rend les décomptes plus difficiles à établir. Ainsi en 2004-2005, les effectifs d’enfants non francophones ainsi pris en charge s’élevaient à 40 100 élèves (19 451 dans le premier degré, 20 251 dans le second)1. Ces élèves sont obligatoirement inscrits dans une classe ordinaire en fonction de leur âge, en tenant compte aussi de leur niveau d’instruction dans leur pays d’origine. Pour ce qui est de leur mise à niveau en français, ils sont regroupés dans des dispositifs spécifiques, classe d’initiation (CLIN) à l’école élémentaire, classe d’accueil (CLA), dans les collèges, modules d’accueil temporaire dans les lycées. Les élèves qui n’ont jamais été scolarisés dans leur pays d’origine sont regroupés dans des classes spécifiques (CLA-NSA). Dans les zones à forte dispersion des populations, zones rurales notamment, peuvent être mis en place des cours de rattrapage intégrés (CRI). Selon les départements, la dotation horaire mise à disposition de ces classes peut varier, de 12 à 18 heures par semaine généralement. Le séjour dans ces dispositifs peut varier de quelques semaines à quelques mois. Actuellement, les élèves originaires du Maghreb représentent un peu plus de 25 % de l’effectif, le reste se répartissant entre enfants venant d’Afrique noire, de Turquie, de Chine et d’Inde du sud. Dans les DOM, notamment aux Antilles et en Guyane, on accueille plutôt des enfants venus d’Haïti, du Surinam et de Guyana. Mais on peut encore trouver dans ces classes des enfants venus d’Europe centrale, d’Amérique du sud, au gré des situations des parents2. 1 Voir Note d’information 06-08, « La scolarisation des élèves nouveaux arrivants non francophones au cours de l’année scolaire 2004-2005 », www.education.gouv.fr/stateval 2 On signalera cependant pour mémoire l’existence d’un autre réseau qui s’adresse aussi à des enfants de migrants, mais migrants de plus haut niveau de qualification, celui des établissements internationaux : le lycée international de Saint-Germain-en-Laye, la cité scolaire internationale de Lyon, le lycée international de Ferney-Voltaire, la future école internationale de Manosque ; établissements qui accueillent des élèves qui sont à la fois scolarisés dans le système éducatif français et qui bénéficient en outre d’une formation complémentaire dans ce que l’on appelle les sections nationales (japonaise, canadienne, etc.) pour permettre à ces élèves de maintenir un lien soit avec leur culture d’origine quand ils relèvent de la nation en question, soit, quand il s’agit d’élèves d’une autre nationalité, pour recevoir une formation proprement bilingue. Une formation Les enfants ainsi accueillis sont des enfants qui disposent d’une ou plusieurs autres langues d’origine, à différents degrés de maitrise, voire qui connaissent un peu d’anglais. Ils sont plurilingues pour la plupart dans des répertoires très hétérogènes et dans des langues peu ou mal connues des institutions scolaires européennes et françaises. À côté des langues classiquement reconnues, telles le bambara, le tamoul, l’hindi, il faut ajouter les langues véhiculaires telles le créole portugais en Afrique, le pidgin-english et bien d’autres encore. En comptant encore un certain nombre d’élèves non-lecteurs en caractères latins. Cette compétence plurilingue a été acquise d’abord par apprentissage naturel (milieu familial, relation avec les pairs, communauté d’appartenance) et par instruction scolaire quand l’enfant a été scolarisé dans son pays d’origine. L’objectif est donc de faire d’eux des locuteurs au moins bilingues (s’ils ne parlent qu’une seule langue maternelle) sinon plurilingues, et pour lesquels le français sera une langue d’intégration scolaire3. Ces élèves trouvent ainsi place dans un système dont le français est la langue majeure de scolarisation, ce qui implique qu’il est à la fois langue vecteur des apprentissages sur l’ensemble des disciplines scolaires, langue approchée comme discipline propre avec ses objectifs et contenus particuliers4 et, de façon plus générale, langue de l’éducation dans le contexte scolaire. Une politique des langues largement ouverte La formation spécifique que reçoit l’élève s’organise autour de la maitrise du seul français dans la perspective de ce que fut la méthode directe, méthode qui, on le sait, a toujours été associée à un fort cloisonnement entre les langues. On notera au passage que l’Éducation nationale accorde aux autres langues (anciennes – latin et grec - et vivantes étrangères) une large place : 29 langues différentes – étrangères ou régionales - qui peuvent faire l’objet d’une évaluation dans le cadre des épreuves obligatoires aux baccalauréats général et technologique, et 31 langues qui peuvent être présentées aux épreuves facultatives orales et écrites (B.O.5 n° 30, 24 juillet 2003). On rappellera encore l’existence de personnels chargés de l’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO), enseignements dispensés le plus souvent après la classe, le mercredi ou le samedi, par des personnels recrutés dans le pays d’origine, dans le cadre d’accords bilatéraux. On compte ainsi, pour 2006-2007, 1 031 enseignants dont la majorité vient du Maghreb, puis de Turquie et du Portugal. L’Espagne, l’Italie, la Serbie et la Croatie envoient encore quelques enseignants. Formations, mises en place dès 1973, soucieuses de donner une formation bilingue, dans la perspective d’un retour possible dans le pays d’origine, mais enseignements qui sont dispensés auprès d’élèves scolarisés dans les classes ordinaires. Les enseignants responsables sont d’ailleurs appelés à être intégrés progressivement dans la carte académique des langues vivantes. 3 Voir le document dans la série Repères,- Collège, Alain Viala, Denis Bertrand, Gérard Vigner, Le Français, langue seconde, CNDP, 2000. 4 Les deux dimensions du français que l’élève va connaitre – le français appris comme langue seconde, et le français discipline de l’école ou du collège - sont loin de se recouvrir. Être capable de suivre une classe de langue en CLIN ou CLA ne signifie pas que l’élève sera automatiquement capable de suivre une classe de grammaire, qui relève d’une autre logique pédagogique et éducative. 5 Bulletin officiel de l’Éducation nationale. 123 Mais des pratiques cloisonnées 124 Si les élèves sont exposées à différentes langues à l’école ou au collège, si euxmêmes sont porteurs d’une compétence plurilingue, ils sont plutôt confrontés à des approches juxtaposées des langues, non à une approche intégrée dans le cadre d’une didactique plurilingue. Si les langues de la migration (si tant est qu’il y ait des langues que l’on puisse rapporter à cette caractéristique et elle seulement) peuvent être présentées dans les différentes épreuves du baccalauréat (turc, cambodgien, vietnamien, chinois, persan, amharique, bambara, berbère, arabe, haoussa, hindi, malaysien, peul, swahili, tamoul), elles ne sont pas enseignées (à l’exception de l’arabe et du chinois). L’enseignement des langues vivantes est un enseignement limité de fait à quelques grandes langues européennes et pour d’autres (chinois, hébreu, japonais), dites langues rares, proposées dans quelques grands lycées et sur des fonctions autres que celles de la seule découverte de civilisations distantes (contournement de la carte scolaire par exemple). Si les langues de la migration sont présentes à l’école, elles ne le sont que dans le cadre d’usages non scolaires, non formels. Il faut savoir aussi, ce qui explique le choix d’une méthodologie qui s’inscrit dans la mouvance de la méthode directe (c’est-à-dire qui récuse le choix d’un enseignement fondé sur la traduction, sur la comparaison des langues) que les enseignants, dans la plupart des cas, ignorent les langues des élèves et qu’ils sont en présence de classes regroupant des élèves issus de groupes linguistiques variés et fortement différenciés6. Rappelons encore qu’un certain nombre de ces langues sont peu didactisées7 dans la tradition scolaire française, certaines d’entre elles s’inscrivant dans une tradition écrite restreinte, ce qui rend leur usage en classe plus difficile et limite les possibilités – du moins dans l’immédiat – de mise en place d’une éducation plurilingue ou de référence à une didactique de la pluralité des langues8. Doit-on prendre simplement acte de ces contraintes, de ces difficultés et dans certains cas de ces impossibilités ? Faut-il considérer les langues de l’immigration comme des langues moins légitimes qui ne sauraient avoir leur place dans une institution telle que l’Éducation nationale ? Même si le chemin doit être long, des perspectives d’action autour de la mise en visibilité de ces langues peuvent être envisagées : 6 Depuis 2004 existe ce que l’on appelle les certifications complémentaires dans certains secteurs disciplinaires (B.O. n° 39, du 28 octobre 2004). Certifications qui, au terme d’un examen, permettent de valider chez les enseignants des compétences particulières qui ne relèvent pas du champ de leurs concours. Trois secteurs disciplinaires ont été retenus : les arts, l’enseignement en langue étrangère dans une discipline non linguistique, le français langue seconde. Ce dernier secteur concerne les enseignants qui interviennent dans les classes d’initiation ou d’accueil. Dans les critères d’évaluation retenus pour le français figurent notamment un item : « la connaissance des grandes familles de langue et des grands systèmes d’écriture, en vue de permettre une comparaison entre fait de langue en français et fait de langue dans la langue d’origine des élèves ». Le principe est posé, reste à le mettre en application dans la formation des enseignants intéressés par cette certification. 7 La notion de didactisation dans l’enseignement des langues à l’école est une notion fondamentale et souvent mal connue. Toute langue peut être enseignée. L’Inalco (Institut national des langues et cultures orientales) en donne la preuve tous les jours. Mais toute langue ne peut pas être enseignée à l’école, du moins aussi longtemps que ne sont pas satisfaites un certain nombre de conditions : standardisation de l’écrit ; existence de descriptions grammaticales accessibles à de jeunes élèves ; existence d’une tradition scripturaire et d’un patrimoine littéraire ; traditions pédagogiques qui rendent cet enseignement accessible à l’enseignant ordinaire. 8 On prendra aussi en compte le fait que le personnel enseignant français, au moins dans l’enseignement secondaire, est un personnel recruté (par le CAPES ou par l’agrégation) sur une compétence monovalente. On est professeur d’anglais ou d’espagnol, d’italien, de russe ou de français, cloisonnement statutaire qui ne favorise pas une approche de type plurilingue. > tout d’abord, dans le cadre d’activités para ou péri scolaires, organiser des actions de présentation avec l’aide du centre de documentation et d’information du collège ou de la bibliothèque – centre documentaire pour l’école, en organisant des expositions, des spectacles, en invitant des locuteurs à forte légitimité culturelle ou sociale (trop souvent ces langues dans leur représentation sont associées aux migrants perçus comme des personnes marginales, à statut précaire. On évitera de la sorte les effets de folklorisation qui sont le meilleur moyen de maintenir ces langues dans un statut de marginalité et d’archaïsme récurrent), de façon à revaloriser l’image de ces langues et à redonner aux élèves locuteurs de ces langues une meilleure estime d’eux-mêmes, en éditant au niveau de l’établissement des petits livrets de traduction ou des livrets présentant les différents systèmes d’écriture. > reprendre, en les développant les suggestions de Nathalie Auger9 fondées sur la prise de conscience par les élèves (à leur niveau propre et selon leur métalangage à eux, il ne s’agit pas en effet de se lancer dans une activité de linguistique comparée appliquée) des caractéristiques propres à chaque langue. Les marques en usage dans chacune d’entre elles s’organisent dans des paradigmes spécifiques. Le pluriel français dans d’autres langues peut se différencier en duel et pluriel. Le verbe peut fort bien ne pas disposer de pronom personnel sujet. Le professeur fera dans ces conditions un usage plus prudent des catégories grammaticales du français qui ne disposent d’aucun caractère d’universalité. > dans la même perspective, et sans rentrer dans le détail des typologies des langues, se familiariser cependant avec quelques grandes caractéristiques typologiques des langues – flexionnelles, agglutinantes, isolantes10-. L’élève chinois sera sensible à la lourdeur de l’appareil morphologique du français, qu’il estimera inutilement redondant (dans son intuition d’élève), l’élève albanais sera frappé par le très grand nombre de « petits mots » qui sont présents dans la continuité de la phrase, parce que ces petits mots indiquent des fonctions qui dans sa langue sont d’abord portées par la flexion. > faire en sorte que les programmes de français (langue maternelle) ne se situent pas sur un seul axe vertical qui nous conduirait du socle gréco-latin au monde d’aujourd’hui, mais que l’on explore aussi d’autres mondes, dans une approche plus horizontale. Des épopées ont été écrites ailleurs, en Inde, dans le Siam, au Cambodge, Hésiode n’est pas le seul à avoir écrit une Théogonie. Marcel Griaule, dans Dieu d’eau11 évoque de façon tout à fait remarquable les mythes d’origine du peuple Dogon et l’on peut saisir l’occasion de la parution d’un certain nombre d’œuvres majeures de Claude Lévi-Strauss dans la collection de La Pléiade pour comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir à faire entrer, même modestement, même discrètement, des œuvres qui sont hors du champ ordinaire de la culture occidentale légitime. 9 Auger Nathalie (2008). « Favoriser le plurilinguisme pour aider à l’insertion scolaire et sociale des élèves nouvellement arrivés (ENA) ». Glottopol, n° 11, p. 126–137. 10 Nous connaissons parfaitement le caractère réducteur de ces typologies, mais dans un premier temps, elles peuvent aider les enseignants à explorer d’autres formes des langues du monde et donc de mieux anticiper sur les difficultés de certains élèves. 11 Griaule Marcel (1975). Dieu d’eau : entretiens avec Ogotemmêli. Paris, Fayard. Première édition : 1948. 125 Bref, un long travail d’habilitation, qui tout à la fois permettra aux élèves enfants de migrants de comprendre qu’ils viennent de cultures dignes de respect, qu’ils sont porteurs de compétences plurilingues qu’il faudra savoir mieux exploiter, et pour leurs camarades francophones natifs une occasion ainsi donnée de découvrir le monde dans son infinie richesse culturelle. Tout le monde, toutes les langues auront à y gagner. Conclusion : pour une didactique bien tempérée Pour autant, les questions ne manquent pas et une didactique plurilingue ne doit pas perdre le sens de la norme. L’alternance codique, l’hybridation des langues, le fait que les compétences d’un individu plurilingue soient plus que la somme des compétences d’individus monolingues conduira certainement à repenser les didactiques monolingues. Mais les enseignements de/à l’école requièrent des exigences qui ne peuvent faire directement écho à la diversité des usages sociaux. L’école filtre, remet en ordre, en perspective, définit une norme, condition de la bonne insertion de l’élève. Cette dimension de son travail doit être aussi prise en considération. 126 Ministère de la Culture et de la Communication Délégation générale à la langue française et aux langues de France 6 rue des Pyramides 75001 Paris téléphone : 01 40 15 73 00 télécopie : 01 40 15 36 76 courriel : dglflf@culture.gouv.fr www.dglf.culture.gouv.fr Délégué général Xavier North Président du comité scienti#que de l’observatoire Pierre Encrevé Coordination du volume Claire Extramiana et Jean Sibille Coordination des publications Dominique Bard-Cavelier Réalisation Éva Stella-Moragues ISSN imprimé : 1955-4869 127 128 turc berbère portugais arabe maghrébin italien polonais espagnol russe FRANÇAIS sranan tongo créole haïtien manjak soninké peul wolof bambara lingala mandarin chinois du Wenzou khmer vietnamien