Migrations
et plurilinguisme
en France
Délégation générale à la langue française et aux langues de France
Migrations et plurilinguisme en France
Cahiers de l’Observatoire
des pratiques linguistiques, n° 2
Ministère de la Culture et de la
Communication
Délégation générale à la langue française
et aux langues de France
Migration et
plurilinguisme
en France
Coordonné par Claire EXTRAMIANA et Jean SIBILLE
Cahiers de l’Observatoire des pratiques
linguistiques, n° 2
Éditions Didier, septembre 2008
2
NOTE
Le présent volume applique les rectifications de l'orthographe1, proposées par le
Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l'Académie française et les instances
francophones compétentes. Ces propositions ont été publiées au Journal officiel de la République française n° 100 du 6 décembre 1990 - Édition des documents administratifs.
Rappelons qu'elles n'ont aucun caractère obligatoire, l'usage étant appelé, le cas
échéant, à trancher entre les deux orthographes désormais admises.
1
Elles concernent pour l'essentiel l'usage du trait d'union, le pluriel de certains mots composés, l'emploi de l'accent
circonflexe, l'accord du participe passé des verbes pronominaux et certaines anomalies (telles que l'accentuation et
le pluriel de mots empruntés).
Sommaire
Préface de Xavier North, délégué général à la langue française
et aux langues de France
5
Maitrise de la langue du pays d’accueil
9
L’acculturation linguistique des migrants : des tactiques d’apprentissage
à une sociodidactique du français langue seconde
Hervé ADAMI, université de Nancy
Le plurilinguisme des enfants de migrants en milieu scolaire
Marie-Madeleine BERTUCCI, IUFM de Versailles/université de Cergy-Pontoise
Compétence linguistique et alphabétisation des migrants, quelles approches ?
La dynamique des approches pédagogiques dans des contextes mouvants
Sophie ÉTIENNE, docteur en didactologie des langues et des cultures
10
16
25
3
Pratique et transmission des langues d’origine
33
La transmission des langues d’immigration à travers l’enquête
sur l’histoire familiale associée au recensement de 1999
Christine DEPREZ, université de Paris 5
34
La transmission de l’arabe maghrébin en France : état des lieux
Alexandrine BARONTINI et Dominique CAUBET, Inalco 1
43
Que sait-on de la pratique et de transmission du berbère en France ?
Salem CHAKER, Inalco
49
Les langues africaines en France
Fabienne LECONTE, université de Rouen
57
1
Institut national des langues et des civilisations orientales.
4
De l’apprentissage des langues aux pratiques langagières
des jeunes bilingues turcs en France
Mehmet-Ali AKINÇI, université de Lyon 2 et CNRS 2
64
Construction des répertoires linguistiques dans la
migration Wenzhou (Chine) à Paris
Claire SAILLARD et Josiane BOUTET, université de Paris 7
72
Études de cas
79
Pratiquer la langue pendant les vacances.
Les compétences communicatives et la catégorisation
de Françaises d’origine parentale marocaine
Lauren WAGNER, University College, Londres
80
Le voyage de Djibi : un exemple de transmission du pulaar (peul)
Oumou SOW, université de Paris 5
87
Plurilinguisme et migration en Guyane française
Isabelle LÉGLISE, CNRS
94
Compétences à l’écrit en langue 1 et 2 : compte rendu d’entretiens qualitatifs
Alexandra FILHON, Ined 3
101
Points de vue
109
Migration et plurilinguisme en contexte européen
110
Leonard ORBAN, commissaire européen pour le multilinguisme
Migrations et éducation plurilingue
Jean-Claude BEACCO, université de Paris 3,
conseiller de programme pour le Conseil de l’Europe
114
Langues à l’école et scolarisation des enfants de migrants
Gérard VIGNER, inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique régional de Lettres.
121
2
3
Centre national de la recherche scientifique.
Institut national d’études démographiques
Préface de Xavier NORTH
Délégué général à la langue française et aux langues de France
Ce numéro 2 des Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques a pour ambition
d’apporter un éclairage sur le plurilinguisme dans le contexte particulier de la migration.
Chacun mesure le caractère irremplaçable de la maîtrise de la langue du pays
d’accueil pour les migrants engagés dans un processus d’intégration. Mais qu’en est-il des
langues des migrants elles-mêmes, celles qu’ils apportent avec eux dans leurs bagages ? Cette
première question en appelle immédiatement une autre : que sait-on de la manière dont ces
langues en présence – langue d’origine et langue d’accueil - évoluent au contact l’une de l’autre
et aussi de la génération des parents à celle des enfants ?
Au rebours de l’idée selon laquelle la langue du pays d’accueil se substitue de manière indélébile et définitive à la langue première du migrant et de ses enfants, la notion de
répertoire plurilingue désigne l’usage ou la connaissance de plusieurs langues dès lors que
celles-ci sont, à des degrés divers, comprises, parlées, lues et écrites dans de nombreuses
circonstances de la vie sociale.
Une première inconnue se pose pour l’étude - en France - des pratiques linguistiques
dans ce domaine : on dénombre à première vue peu d’études qui les décrivent. Il en est de
même pour la recherche en psycholinguistique. De même, nous ne savons pas si les aspects
internes relevant de la maîtrise des langues en présence (phonologie, morphologie, syntaxe,
lexique) ont été analysés et pour quelles langues. Dans le contexte de cette ignorance relative,
la recherche dispose néanmoins d’un certain nombre d’orientations, réunies ici pour la première
fois.
Partant de l’acquisition du français comme clé pour l’intégration, on abordera successivement la réalité de l’acculturation linguistique chez le migrant, la façon dont le français
est enseigné dans les dispositifs publics d’apprentissage pour adultes, la maîtrise de l’écrit et,
enfin, l’acquisition du français à l’école et le plurilinguisme des enfants d’origine étrangère.
L’enquête Insee-Ined de 2002 nous renseigne sur les pratiques et la transmission familiale des
langues autres que le français en France et met en évidence des spécificités propres à ces
langues. Le choix a été fait de compléter cette synthèse par des contributions portant sur les
langues parlées aujourd’hui sur notre territoire, qui correspondent aux « grands » flux migratoires récents : arabe maghrébin, berbère, turc, langues africaines, chinois enfin. S’y ajoutent
quelques études de cas qui ont pour thème les vacances au pays pour la deuxième génération
(Mauritanie et Maroc), les contacts de langues en Guyane française et les compétences des
migrants à l’écrit.
À la suite de ces contributions de chercheurs, il nous a semblé intéressant de faire
témoigner des personnalités qui ont un point de vue sur les langues : le commissaire européen
au multilinguisme, Leonard Orban, un représentant de l’Éducation nationale, Gérard Vigner, et
un spécialiste des politiques linguistiques éducatives, Jean-Claude Beacco.
5
Migration und Mehrsprachigkeit in Frankreich
Vorwort von Xavier NORTH, Délégué général à la langue française et aux langues de
France
6
Ziel dieser Beiträge der Beobachtungsstelle für Sprachgewohnheiten ist es, ein neues
Licht auf Mehrsprachigkeit im Spannungsfeld der Migration zu werfen. Der Spracherwerb gilt allgemein für integrationswillige Migranten im Aufnahmeland als unumgänglich. Wie verhält es sich
aber mit den Migrantensprachen, die bekanntlich aus der Heimat mitgebracht wurden? Auf diese
Frage folgt unmittelbar die nächste Frage: Was weiß man eigentlich über die Konfrontation beider
Sprachen, d.h. der Erst- und der Zweitsprache? Wie verhalten sie sich untereinander? Ferner, wie
entwickeln sie sich von der Eltern- zur Kindergeneration?
Entgegen der Auffassung, dass die Sprache des Aufnahmelandes die Erstsprache endgültig ersetzt, weist der Begriff Sprachrepertoire auf den Gebrauch mehrerer Sprachen hin, die in
den unterschiedlichsten Situationen des sozialen Lebens gesprochen, gelesen und geschrieben
werden.
Nach unserem Wissen sind vorhandene Studien über Sprachgewohnheiten in Frankreich selten. Das gilt übrigens auch für Psycholinguistik. Ferner weiß man nicht, ob die internen
Aspekte - wie etwa Phonologie, Morphologie, Syntax und Wortschatz - die mit der Konfrontation der verschiedenen Sprachen zu tun haben, untersucht worden sind, und wenn ja, für welche
Sprachen. In diesem Zusammenhang kann sich jedoch die Forschung an einigen Studien
orientieren, die in unserer Publikation zum ersten Mal vorzufinden sind.
Ausgehend vom Erwerb der französischen Sprache, der als Schlüssel für die Integration verstanden wird, werden sukzessiv untersucht: die sprachliche Akkulturation der Migranten,
Französichkurse für erwachsene Migranten in öffentlichen Einrichtungen, die schriftliche Kompetenz, und nicht zuletzt Spracherwerb und Mehrsprachigkeit von Kindern mit Migrationshintergrund
im Schulsystem. Die Umfrage der Insee-Ined von 2002 liefert Information über Sprachgewohnheiten und Familienvermittlung von Sprachen, die in Frankreich neben Französisch gesprochen
werden. Die diesen Sprachen zugrunde liegenden spezifischen Züge kommen dabei zum Vorschein. Nach diesem Überblick galt es, Beiträge über heute in unserem Land gesprochenen
Sprachen zu sammeln. Maghreb-Arabisch, Berberisch, Sprachen Schwarzafrikas, Türkisch,
Chinesisch zählen zu diesen Sprachen, die den jüngsten Migrationswellen in Frankreich entsprechen. Hinzu kommen ein paar Fallstudien: Urlaub der zweiten Generation im Herkunftsland
(Mauritanien und Marokko) und Sprachkontakte in Französischguiana.
Im Anschluss an den wissenschaftlichen Beiträgen wurden Persönlichkeiten, deren
Meinung in Sachen Sprachen als wichtig gilt, um ihre Ansicht gefragt: der EU-Kommissar für
Mehrsprachigkeit Leonard Orban, ein Vertreter des französischen Ministeriums für Bildung Gérard
Vigner und ein Experte für Bildungs- und Sprachenpolitik Jean-Claude Beacco.
Migration and multilinguism in France
Foreword by Xavier NORTH, Délégué général à la langue française et aux langues de
France
This second issue of the Cahiers de l'Observatoire des pratiques linguistiques aims to
shed some light on plurilingualism in the particular case of migrants.
It is generally agreed that for a migrant a good command of the language of his host
country is a major key to his integration. But there is little discussion about the languages the
migrant brings from his home country, about their evolution in families and about the interactions
between these languages and the language of the host country.
By contrast with the idea that the latter should entirely displace the migrant's original
language we now have the notion of a plurilingual repertoire which can prove to be a useful asset
in numerous social circumstances.
But the practice of the migrant's plurilingualism is little documented in France, whether
it be through linguistics or psycholinguistics. The present issue is thus intended to collect the information currently available on the matter and to provide the researcher with a few guidelines.
It begins by reviewing the framework and the methods of teaching French as a foreign
language to migrants in the process of their acculturation and integration, including to migrant
children in schools through acknowledging their plurilingualism.
An account of the survey conducted by Insee-Ined in 2002 shows how and to what
extent parents transmit their languages to their children, and the variations of family practice
according to the different groups and languages.
Some individual studies focus on the non-European languages which are mainly spoken
in France depending on the major immigration trends: Maghrebi Arabic, Berber, Turkish, Chinese
and languages from Africa. Other studies deal with particular topics like migrant children going on
holiday to their parents’ countries of origin (Mauritania and Morocco) or contacts between the
languages in French Guiana.
Finally, three specialists have accepted to contribute with their personal opinions about
languages and plurilingualism: Leonard Orban, the European commissioner for multilingualism, and
the linguists Gerard Vigner and Jean-Claude Beacco.
7
8
Maitrise de la langue du
pays d’accueil
9
L’acculturation linguistique
des migrants : des tactiques
d’apprentissage
à une sociodidactique
du français langue seconde
Hervé ADAMI
Université de Nancy
ATILF CNRS UMR 7118 (Équipe Crapel)
Deutsch
10
Ein wichtiges Merkmal vom Spracherwerb bei Migranten ist, dass er mit einer Reihe von nicht didaktischen
Faktoren eng verbunden ist. Dabei spielen eine wichtige Rolle der gesellschaftliche und politische Kontext,
da Zuwanderung ein politisches Thema ist, sowie der Kontext des Spracherwerbs, da dieser zum grössten
Teil ausserhalb des Sprachunterrichts stattfindet. Daher gilt es, Kommunikation- und Sprachlernstrategien
beim ungesteuerten Spracherwerb zu untersuchen, um den Teilnehmenden an Sprachkursen geeignete
und effiziente Lernstrategien je nach soziodidaktischer Lage zu vermitteln.
English
Language training for migrants has the peculiarity of being closely dependent on a set of non-didactic
factors: the institutional and political context, because immigration is a political issue, but also the context of language acquisition, because most of the migrants’ linguistic acculturation takes place in natural
settings. We must then analyze communication and language learning tactics that migrants resort to in
natural settings so that we may develop appropriate and efficient sociodidactic procedures for the language training that we may offer.
Introduction
Les migrants qui s’installent dans les sociétés modernes des pays d’accueil sont
inéluctablement engagés dans un processus d’acculturation linguistique, même si la profondeur
de cette acculturation est très inégale selon les individus. La puissance des langues officielles et
leur omniprésence laissent peu d’espace aux langues d’origine. À moins d’une réclusion totale
dans le cercle familial ou communautaire, les migrants sont amenés à avoir des contacts avec
des locuteurs natifs ou avec d’autres migrants qui utilisent la langue dominante. En France,
comme ailleurs dans le monde et sans doute de toute éternité, le mode dominant de l’acculturation linguistique des migrants est l’acquisition en milieu naturel. Avec les grandes vagues
d’immigration de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, les migrants ont rejoint les rangs de la
classe ouvrière et la question de la maitrise de la langue ne s’est pas posée d’emblée puisqu’elle
était économiquement et socialement superfétatoire. Avec l’avènement de la société postindustrielle, il n’y a plus d’échappatoire : quelles que soient les situations sociales, l’usage de
la langue dominante, et de l’écrit en particulier, est incontournable. La question de la formation
linguistique des migrants devient alors un aspect majeur de l’intégration.
Acquisition en milieu naturel : tactiques de communication et tactiques d’apprentissage
Le processus d’acculturation linguistique des migrants est engagé dès lors qu’ils se
retrouvent en milieu homoglotte. Pour certains d’entre eux, le processus est même déjà engagé
dans leur pays d’origine si l’on pense aux situations sociolinguistiques des nations officiellement
ou « officieusement » francophones d’Afrique. Les migrants, en arrivant dans le pays d’accueil,
vivent une situation d’immersion presque totale dans la mesure où ils sont confrontés à la réalité
d’une situation que Calvet (1987) définit comme « un type de plurilinguisme à langue dominante
unique ». La France n’est pas une société complètement homoglotte comme la mythologie politique et les institutions ont longtemps pu nous le faire croire : des langues régionales, encore
vivaces pour certaines, aux créoles et aux langues des migrants en passant par les nombreuses
nuances des variétés et des variations sociales, la réalité sociolinguistique de la France est plurilingue. Mais ce plurilinguisme est dominé par la langue dominante unique qu’est le français.
Le français est la langue exclusive de l’administration, de l’école, des médias de masse, de la
consommation, de même qu’il est aussi la langue la plus utilisée pour les échanges interindividuels. Les migrants sont même confrontés à la présence dominante du français dans leur propre
famille dans la mesure où leurs enfants francophones utilisent spontanément cette langue avec
eux. Les possibilités de l’utilisation d’une autre langue que le français en France sont donc
restreintes. Ceci étant, les situations sont extrêmement contrastées et il existe des variations
très fortes entre sexes ou entre les migrants selon leurs origines géographiques : les Turcs et
les Portugais par exemple tentent davantage de maintenir l’usage de leurs langues d’origine que
les Italiens ou les Espagnols (Tribalat, 1995).
Dans tous les cas, ce qui caractérise la situation des migrants dans le processus
d’acculturation linguistique, c’est qu’ils sont soumis en permanence à la pression du français
et que cette acculturation passe d’abord par l’acquisition de la langue en milieu naturel. En
effet, même si dans le cadre des nouveaux dispositifs mis en place avec le Diplôme d’initiation
à la langue française (DILF) et le Contrat d’accueil et d’intégration (CAI), les migrants peuvent
bénéficier d’une formation linguistique, ils ne sont pas tous concernés : la majorité des primoarrivants ne bénéficie pas de cette formation parce qu’ils sont considérés comme suffisamment
autonomes en français. Pour leur part, les migrants qui sont installés en France depuis plus
de deux ans ne bénéficient pas tous, tant s’en faut, d’une formation linguistique dans le cadre
des actions organisées par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances
(ACSE). Dans le meilleur des cas, un migrant pourra bénéficier au maximum de quelques centaines d’heures de formation linguistique en français. Pour eux, ainsi bien sûr que pour ceux qui
ne suivront jamais de formation linguistique, l’essentiel de l’acculturation linguistique s’effectue
en milieu naturel.
Cette acquisition spontanée a fait l’objet d’une grande enquête longitudinale dans le
11
12
cadre du projet ESF (European Science Foundation). Cette enquête, effectuée dans des conditions expérimentales proches de la réalité, visait à mettre au jour à la fois les modes d’acquisition des langues cibles par des migrants à travers notamment les mécanismes de l’interaction
exolingue, mais elle avait aussi pour but de décrire le processus de construction et les structures
transitoires de l’interlangue des apprenants. Comme le précise Colette Noyau (1988), « les
hypothèses fondamentales à la base du projet européen sont de type psycholinguistique ». Ce
travail de recherche a donné lieu à de nombreuses publications dont, entre autres, celles de
Clive Perdue (1993a et 1993b).
Si l’on connait ainsi beaucoup mieux les mécanismes linguistiques et psycholinguistiques de construction de l’interlangue des migrants en situation d’acquisition spontanée, on
en sait en revanche beaucoup moins sur les modalités socio-langagières de ces acquisitions.
L’interaction reste bien le mode d’acquisition privilégié de la langue cible et le projet ESF a
montré que plus les contacts interpersonnels des migrants avec des natifs sont nombreux et
plus vite ils progressent. Mais une interaction verbale n’est pas un simple face-à-face entre deux
ou plusieurs individus : c’est d’abord une interaction socialement située avec une finalité, un
contexte, des interactants qui sont aussi des sujets sociaux. La nature sociale des interactions
dans lesquelles sont engagés les migrants est donc un facteur déterminant pour comprendre
les modes d’acquisition de la langue cible. Les interactions dans un cadre professionnel, amical
ou transactionnel, celles qui ont un aspect formel ou au contraire informel, celles qui engagent
des individus de milieux sociaux très différents ne seront évidemment pas de même nature :
interactions de connivence s’appuyant sur les implicites d’une communauté de pratiques
(Wenger, 1998) et sur ceux d’une communauté épistémique (Riley, 2002) ou interactions
requérant davantage de verbalisation, il existe une infinité de situations de communication dont
la gestion est à chaque fois différente.
Les migrants évoluent dans un contexte social, professionnel et relationnel qu’il
convient de connaitre si l’on espère comprendre dans quels types d’interactions ils sont le plus
souvent engagés. Ainsi s’agit-il de savoir où ils habitent, où ils travaillent, quels contacts ils ont
avec les natifs pour déterminer de façon fine les modalités d’acquisition socio-langagières de la
langue cible par le biais des interactions verbales. On sait par exemple qu’ils habitent majoritairement dans les quartiers populaires et plurilingues (Boëldieu et Thaves, 2000), qu’ils sont le plus
souvent ouvriers ou employés non qualifiés (Thaves, 2000), que les femmes sont le plus souvent
au foyer et que les contacts interpersonnels qu’ils entretiennent se limitent souvent au réseau
des autres migrants de même origine géographique ou linguistique. L’essentiel des échanges
linguistiques des migrants avec des natifs ou non a donc lieu avec des pairs sociaux.
Les migrants ont à faire face à une situation socio-langagière qu’ils doivent gérer
quotidiennement en mobilisant leurs propres ressources, en utilisant des procédés empiriques,
des stratégies de contournement, des « tactiques », telles que les définit Michel de Certeau
(1990 : XLVI) quand il les oppose aux « stratégies » :
« J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir
du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement (…).
J’appelle au contraire « tactique » un calcul qui ne peut pas compter sur un propre,
ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique
n’a d’autre lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir
en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par
rapport aux circonstances (…). Sans cesse le faible doit tirer parti de forces qui lui
sont étrangères. Il l’effectue en des moments opportuns où il combine des éléments
hétérogènes (…), mais leur synthèse intellectuelle a pour forme non un discours, mais
la décision même, acte et manière de « saisir » l’occasion. »
Dans le cas de l’acculturation linguistique des migrants, il s’agit de tactiques communicationnelles dont l’objectif est l’intercompréhension avec les natifs. Ce concept de tactique,
emprunté à de Certeau et transposé dans le domaine de l’acquisition/apprentissage des langues, me parait particulièrement adapté pour comprendre le mode d’acquisition socio-langagier
de la langue cible par les migrants en milieu naturel. Dans cette situation d’immersion presque
totale, apprentissage et communication se confondent : les migrants doivent apprendre en
communicant. L’apprentissage guidé, lui, permet d’apprendre à communiquer et, de fait, opère
une distinction entre les deux. En situation d’apprentissage spontané, apprendre à communiquer suppose l’élaboration de stratégies individuelles de communication et d’apprentissage qui
reposent d’abord sur un rapport réflexif et distancié aux pratiques langagières et à l’apprentissage. Or, ces conditions sont difficilement réunies avec les migrants : d’une part parce que
l’immersion impose ses urgences sociales et ses priorités, que n’ont pas à subir des étudiants
étrangers en France par exemple, et d’autre part, parce que de nombreux migrants ne possèdent pas, ou peu, d’habitus d’apprentissage du fait d’une scolarisation courte, voire inexistante,
dans leur pays d’origine.
Les migrants mettent donc en œuvre des tactiques de communication et d’apprentissage empiriques et épilinguistiques étroitement dépendantes des contextes de communication,
des circonstances et des locuteurs natifs avec lesquels ils sont engagés dans des interactions
exolingues. Ces tactiques de communication ont toutes le même objectif : comprendre et se
faire comprendre dans des interactions socialement situées pour répondre à un besoin particulier, à un moment donné. Dès lors que ce but est atteint, le phénomène bien connu de fossilisation de l’interlangue peut gêner ou empêcher toute progression ultérieure. Chez les migrants,
ceci est renforcé par le fait que la maitrise de la langue du pays d’accueil n’est pas un but en soi,
mais un moyen d’intégration. Les migrants les moins scolarisés ne possèdent pas les ressources
métacognitives et métalinguistiques, elles-mêmes très fortement liées à la scolarisation, nécessaires pour capitaliser les acquis empiriques de l’interlangue : la langue est pour eux d’abord
un moyen d’agir et ne possède pas d’existence autonome comme objet distinct du réel (Adami,
2001). Les tactiques d’apprentissage de la langue en milieu social procèdent du principe de
l’utilité et de la nécessité et, à ce titre, elles sont nécessairement opportunes et situées.
Vers une approche socio-didactique en formation des
adultes migrants
L’analyse du contexte politico-institutionnel, social, économique, culturel de l’acculturation linguistique des migrants est incontournable pour pouvoir construire une démarche de
formation efficiente. L’immigration, qu’on le regrette ou non, pour le meilleur et pour le pire,
est un enjeu politique majeur : qu’il s’agisse pour les uns de vilipender les immigrés ou pour les
autres d’en prendre la défense systématique, cette question revient périodiquement au centre
du débat politique depuis plus d’un siècle (Noiriel, 2006). La formation linguistique des migrants
n’échappe pas à ce contexte et s’inscrit dans l’évolution des politiques publiques sur la question
générale de l’immigration. D’autre part, les migrants sont en situation d’immersion linguistique
et l’essentiel du processus d’acculturation linguistique se déroule en milieu social. Parmi eux,
ceux qui seront ou ont été des apprenants de français, sont minoritaires. La didactique du fran-
13
çais langue seconde (FLS) pour les migrants ne peut ignorer ces réalités. La dimension « salle
de classe » et les questions méthodologiques ne peuvent être traitées indépendamment du
contexte que je viens d’évoquer. Le cadre conceptuel qui me semble le plus adapté pour articuler ces deux aspects, c’est-à-dire le contexte et la méthodologie, est celui de socio-didactique
du français. Ce concept a été progressivement mis au jour notamment par les travaux de Louise
et Michel Dabène puis formalisé par Marielle Rispail (2003). Pour Cortier (2007), il s’agit :
« d’une didactique articulée à la variété des contextes dans leurs aspects politiques,
institutionnels, socioculturels et sociolinguistiques d’une part, mais aussi à la variété et à la variation langagière, linguistique et sociale, interlectale et interdialectale,
d’autre part, et pour laquelle sociolinguistique scolaire et didactique du plurilinguisme
sont deux champs qu’il est absolument nécessaire de convoquer concomitamment,
pour l’élaboration de politiques linguistiques et éducatives cohérentes. »
14
Une approche socio-didactique du FLS dans le champ de la formation linguistique
des adultes migrants s’articulerait donc en premier lieu sur le contexte politico-institutionnel.
Ceci est déjà largement le cas depuis la création du CAI et du DILF. Le pouvoir politique pilote la formation linguistique des migrants et en définit les orientations générales, y compris
quand ces orientations prennent place dans un cadre technique transnational comme le Cadre
européen commun de référence (CECR). Le DILF, qui a nécessité une adaptation du CECR en
créant le niveau spécifique A1.1, en est une illustration : la France, à la différence d’autres pays
européens, a choisi de permettre à des migrants peu ou pas scolarisés de passer un diplôme
national qui a pour objectif de faciliter leur intégration. C’est une décision politique qui entraine
des adaptations techniques. Mais un pouvoir politique d’essence démocratique est lui-même
pris dans un contexte dont il dépend : mouvements économiques, mouvements de l’opinion
publique ou évolution des rapports de force dans le débat public1. À cet égard, l’enseignement/
apprentissage du français pour les migrants n’est pas l’affaire des seuls experts techniques, des
didacticiens.
D’autre part, une approche socio-didactique dans le champ de la formation linguistique des migrants signifie la prise en compte des données biographiques des apprenants
et du contexte socio-langagier dans lequel ils vivent une situation d’immersion linguistique.
Concernant la biographie, la question de la scolarisation et du rapport à l’écrit est déterminante
(Adami, 2008). Des apprenants analphabètes à ceux qui possèdent un diplôme universitaire en
passant par une majorité, elle-même hétérogène, de personnes faiblement ou moyennement
scolarisées, les migrants en formation linguistique présentent des profils extrêmement variés.
À cela s’ajoutent les origines sociales, géographiques, linguistiques, culturelles et tant d’autres
éléments qui font les identités multiples des individus. Enfin, ils sont, dans le pays d’accueil,
des ouvriers, des femmes au foyer ou des chercheurs d’emploi qui habitent et vivent dans
un contexte social imposant ses multiples contraintes : démarches administratives, emploi,
consommation, transports, scolarité, etc. Ils ne sont donc que temporairement, transitoirement,
partiellement des apprenants. La « salle de classe » n’est pas un champ clos : c’est le point
de convergence ponctuel de l’ensemble de ces facteurs extra-didactiques. Dans ce cadre, la
méthodologie didactique n’est pas secondaire, mais seconde : elle est un instrument au service
de l’élaboration d’une démarche socio-didactique qui a elle-même pour objectif de répondre aux
1
À cet égard, on peut évoquer ici le débat sans cesse réactivé entre les positions différentialistes, républicaines,
communautaristes, multiculturalistes, assimilationnistes, etc. L’évolution des rapports de force entre ces différentes
positions a des incidences directes sur la représentation politique et les choix qui sont faits par les gouvernements
successifs.
besoins spécifiques des apprenants en tenant compte de l’ensemble de ces facteurs. Il ne s’agit
pas de s’appuyer sur une méthodologie universelle, d’ailleurs introuvable, mais de s’interroger
sur les techniques didactiques et leur pertinence dans un cadre à chaque fois différent. Il en est
ainsi des documents et des supports utilisés (Adami, à paraitre), de la question de la séparation
des aptitudes, des démarches sur objectifs spécifiques ou de l’autonomie, par exemple.
Conclusion
Sur le terrain, les acteurs du champ de la formation d’adultes migrants signalent
régulièrement que les outils et les productions scientifiques dans le domaine du FLE/FLS ne
répondent que partiellement à leurs attentes spécifiques de formateurs et aux besoins des
publics qu’ils ont en charge. Pour répondre à ces attentes insatisfaites, il ne s’agit sans doute
pas de repenser toute la didactique du FLE/FLS à l’aune de la formation linguistique des migrants, mais de repenser certaines certitudes théoriques et méthodologiques qui ne résistent
pas à l’épreuve de ce terrain. Dans ce domaine didactique, encore moins que dans d’autres,
la salle de classe n’est pas un isolat social. L’analyse de l’articulation des facteurs didactiques
et extra-didactiques peut permettre de penser ou de repenser l’intervention didactique dans la
complexité du contexte social dont elle procède et dans lequel elle s’insère.
Bibliographie
ADAMI H. 2001, « Oralité et métalangue dans les rapports au langage des scripteurs/lecteurs en insécurité à l’écrit »,
Mélanges CRAPEL, pp. 7-37.
ADAMI H. 2008, Le rôle de la littératie dans le processus d’acculturation des migrants, Conseil de l’Europe.
ADAMI H. à paraitre, « Les documents authentiques dans la formation des adultes migrants : contraintes institutionnelles
et pratiques pédagogiques », Actes du colloque Des documents authentiques oraux aux corpus : questions d’apprentissage en didactique des langues, ATILF et ICAR, 14 et 15 décembre 2007, Nancy.
BOËLDIEU J. & THAVES S. 2000, « Le logement des immigrés en 1996 », Insee Première n° 730.
CALVET L.J. 1999, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Hachette-Littérature, Paris.
CORTIER C., à paraitre, Didactique(s) du français et des langues régionales et/ou minoritaires : réflexions pour une sociodidactique des langues à l’école française, Symposium du 10e colloque international de l’AIRDF, Didactique du français,
le socioculturel en question, Villeneuve d’Ascq, 2007.
DE CERTEAU M. 1990 (R rééd), L’invention du quotidien, tome I : Arts de faire, Gallimard, Paris.
NOIRIEL G. 2006 (rééd.), Le creuset français. Histoire de l’immigration, 19e-20e siècle, Éditions du seuil, Paris.
NOYAU C. 1988, « Recherches sur l’acquisition spontanée d’une langue étrangère par des adultes dans le milieu social, »
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15
Le plurilinguisme des enfants
de migrants en milieu scolaire
Marie-Madeleine BERTUCCI
Université de Cergy-Pontoise. IUFM
EA 1392 CRTF-LaSCoD F
Deutsch
16
Im Jahre 2008 ist das Schulsystem mit einer neuen Situation konfrontiert, in der Mehrsprachigkeit
herrscht, jedoch weiterhin ignoriert wird. Die Lage der neu zugewanderten Kinder ist, was Sprachen
anbelangt, heterogen, wobei die sprachliche Homogenisierung durch die französische Sprache als Norm
gilt. Ferner zielt das Schulsystem darauf hin, ein gemeinsames Wissen zu vermitteln und das Identische zu
erzeugen. Ignoriert wird, was ausserhalb der eigenen Norm liegt und eine Abweichung darstellt, wie etwa
die Mehrsprachigkeit der Schüler. Sprachen sind dann mit Französisch nicht gleichberechtigt, indem sie
untereinander hierarchische Beziehungen pflegen, ein Phänomen, das zur wirklichen oder symbolischen
Ungleichheit unter Sprechern führt. Daraus ergibt sich, dass mehrsprachige Identität kaum anerkannt
werden kann, da die ihr zugrunde liegende Eigenart von einem zum anderen Sprecher variiert. Kann jedoch
das Schulsystem heute über kulturelle Unterschiede und Mehrsprachigkeit weiterhin hinwegsehen? In
anderen Wörten, sollte man nicht die universelle Auffassung, die Unterschiede verneint, neu definieren,
um die Grundlagen für eine Sprachdidaktik zu schaffen, die sowohl Mehrsprachigkeit als auch Mobilität
berücksichtigt?
English
In 2008, the school system is faced with the problem of linguistic diversity, a new situation, which it
stubbornly ignores. The linguistic background of incoming pupils is heterogeneous, but linguistic homogenisation through the acquisition of French remains the norm. In other words, the school system aims
to teach a common base, with the mission to produce uniformity. It ignores what does not fit into what
it defines as the norm or presents some sort of deviance, for example the multilingual background of
students. All languages are not held to be on equal standing with French, a hierarchy that encourages an
unegalitarian view, real or imagined, between speakers and a plurilingual identity. A situation hard to bring
to light, because of the variety of each situation, each perceived as being different. Can the school system
afford avoiding to acknowledge cultural variety and plurilinguism? In other words, should the universalist
conception which ignores differences be refined, and should the school system set up a linguistic curriculum which takes into account the issues of plurilinguism and mobility?
Une école dans l’ignorance de la diversité : un miroir
des politiques linguistiques
En 2008, la problématique de la diversité a changé par rapport à celle de la fin du
XIXe siècle, et l’école se trouve confrontée à une situation nouvelle de diversité linguistique,
résultant de la décolonisation et des phénomènes migratoires. En effet, si les langues régio-
nales, pour ce qui est des usages effectifs et quotidiens, à l’exception des créoles, ne concernent plus de nombreux locuteurs, les situations de plurilinguisme intérieur sont vivantes. On
postulera donc que, du fait de la mobilité internationale, le français coexiste avec les langues
régionales, mais aussi avec les français régionaux, qu’ils soient hexagonaux ou francophones
issus d’Afrique, des Antilles et de La Réunion, et enfin avec les langues des migrants1 comme
le montrent les faits suivants.
Une situation linguistique hétérogène
Christine Deprez (2003 : 36 et suiv.) analysant les résultats de l’enquête Histoire
familiale conduite par l’Insee- Ined et associée au recensement de 1999, souligne que 26 %
des adultes de plus de dix-huit ans vivant en France métropolitaine en 1999 déclarent avoir
connu une première socialisation bilingue ou avoir vécu dans une famille pendant leur enfance
où on ne leur parlait pas le français. On compte donc onze millions de personnes qui ont été
en contact avec une autre langue que le français dans leur milieu familial2, 8 % des familles
seulement employant une autre langue que le français (Deprez, id. : 36 ; Héran, Filhon, Deprez,
2002 : 1). Ce cas, rare pour les langues régionales, concerne essentiellement les langues
étrangères, transmises ou reçues dans le pays d’origine, et touche essentiellement les migrants
nouvellement arrivés. Le schéma usuel est la cohabitation3 d’une autre langue avec le français
(Bertucci, 2002).
Les sondages effectués en milieu scolaire confirment cet état de fait. En 2002, sur
soixante-huit élèves de 6e sondés, trente-quatre disaient être en situation de plurilinguisme.
En 2005, sur cinquante-trois élèves de 4e et de 3e, vingt et un déclaraient parler français chez
eux ; vingt-neuf, une autre langue et éventuellement le français, trois ne donnaient pas de réponse (Bertucci, 2005). Dans le dernier cas, les élèves étaient tous nés en France, exceptés
cinq. Il faut noter cependant que la part du français est variable d’une famille à l’autre, instable
et sujette à une évolution : la troisième génération n’hériterait pas du bilinguisme des parents
(Deprez, 2003 : 37). D’autres travaux cependant nuancent cette analyse et mettent en valeur
l’aptitude de certaines langues à se transmettre et à se pérenniser à travers des communautés
particulièrement bien structurées.
Ainsi l’enquête sur le plurilinguisme à Lyon (Akinci, De Ruiter, Sanagustin, 2004) fait
apparaitre la vitalité des langues de la migration. Sur 11 647 élèves ayant répondu, cinquantetrois pour cent déclarent parler une autre langue que le français à la maison (Id. : 157). Les résultats4 sont donc supérieurs à ceux de la moyenne nationale que l’enquête précitée a donnés.
La vitalité de la transmission de l’arabe, du turc, du cambodgien, du vietnamien et de l’arménien
est un fait particulièrement intéressant, qui tient à ce que les communautés concernées sont
très structurées et ont une forte sociabilité (Id. : 160 ; Akinci, 2003 : 141 pour le turc ; Bertucci,
2006 a, pour l’arménien), qui leur permet de vivre à l’intérieur de la communauté sans avoir
véritablement besoin du français ou sans contact fréquent avec lui (Akinci, De Ruiter, Sanagustin, 2004 : 161 ; Tribalat, 1995), phénomène attribué à la vitalité ethnolinguistique du groupe
minoritaire5 (Akinci, 2003 : 127).
Cette diversité et sa part d’instabilité et d’hétérogénéité sont mal connues des pro1
Il faudrait citer aussi la présence de l’anglais qui constitue un élément nouveau.
Dont à part égale 5,5 millions de locuteurs de langues étrangères et 5,5 millions de locuteurs de langues régionales.
3
L’enquête montre qu’avec le temps le français apparait dans les familles du fait de la scolarisation des enfants et par
le biais des médias.
4
Ce résultat serait attribué à la forte proportion de migrants dans la région de Lyon.
5
Laquelle ne doit pas cependant masquer l’instabilité fondamentale des situations de contact de langues.
2
17
fessionnels de l’enseignement, et ne font pas l’objet d’une réflexion collective dans le cadre
scolaire. L’accueil des élèves allophones en milieu ordinaire ignore cet aspect.
L’accueil des élèves allophones6
18
Si les programmes de collège de 1996 mentionnent les élèves allophones par le
recours à la notion de français langue seconde - nouveauté qui prend acte de la diversité -, ils
ne disent rien de ces élèves, ni de la proximité qu’ils peuvent avoir avec des variétés de français
non hexagonales. Les programmes de collège de 1996 ont parmi leurs objectifs l’intégration
« des élèves étrangers dans le système éducatif français7 » et l’accession de ces élèves à « un
bilinguisme dans lequel le français est la langue de la communication scolaire et progressivement extrascolaire » (Rééd. 1999, id. : 32). L’homogénéisation linguistique est la norme, les
programmes désignent le français comme la langue maternelle et les élèves doivent s’immerger
dans le français8 pour recevoir progressivement un enseignement identifié comme un enseignement de français langue maternelle.
Dans l’institution scolaire, le plurilinguisme est souvent insoupçonné, ignoré
(Bertucci, 2005). Cette cécité face aux langues des élèves (Bertucci, 2003) est ambiguë. Les
enseignants savent plus ou moins que les élèves parlent une ou plusieurs autres langues, mais
n’en tiennent pas compte dans leur approche de l’enseignement du français, tout particulièrement dans les lycées et collèges. Il semble que les enseignants de l’école élémentaire et ceux
des lycées professionnels en soient davantage conscients. Colette Corblin et Francine Voltz
ont réalisé une enquête sur la reconnaissance du plurilinguisme des élèves par les enseignants
(2005). Cette étude effectuée auprès de professeurs stagiaires de l’IUFM de Versailles a montré
que soixante-dix-huit pour cent des professeurs d’école stagiaires le savaient, mais que trente-huit pour cent seulement étaient aptes à nommer la ou les langues concernées. Les deux
tiers des professeurs de lycée professionnel stagiaires sondés connaissaient la ou les langue(s)
étrangère(s) parlée(s) par leurs élèves, mais seuls sept professeurs de lycée et collège stagiaires
sur trente-quatre interrogés disaient connaitre l’existence d’une situation plurilingue. C’est donc
dans les collèges que la méconnaissance du plurilinguisme des élèves est la plus forte, que la
distance est la plus grande et que le statut du français est le plus délicat et le plus ambigu9.
Cette situation résulte du monolinguisme dominant la conception qui préside au système scolaire en France.
Un monolinguisme dominant
Le monolinguisme, solidement ancré dans la tradition de l’enseignement républicain,
constitue la base idéologique, avouée ou non, de l’approche de la langue dans les programmes
scolaires. On pouvait lire dans le texte définissant les Orientations sur l’avenir du collège, pour un
6
Cette question suppose de prendre un certain nombre de précautions pour éviter les amalgames, être allophone
n’induit pas l’échec scolaire, et l’association « immigration-étrangers-échec scolaire » (Varro, 1997 : 78) doit être dénoncée.
7
Ces programmes désignent des élèves, dont on ne précise que le fait qu’ils sont « de langue maternelle étrangère
nouvellement arrivés en France », n’ayant encore jamais été scolarisés sur le territoire français et ils organisent un
enseignement « adapté aux besoins de ces élèves dans des structures spécifiques », (Rééd. 1999 : 17).
8
Vu à ce stade comme une langue seconde pour les élèves allophones. (Id. 32).
9
On peut probablement l’expliquer par la formation reçue par les enseignants et par leur culture disciplinaire, les CAPES
et les agrégations de lettres ne sensibilisant pas les étudiants à ces questions, pas plus que la formation en IUFM, ou
très peu.
collège républicain (2001), ces propos de Jack Lang : « priorité absolue donnée à la maitrise de la
langue nationale, qui doit être la colonne vertébrale de l’enseignement maternel et élémentaire :
parler, lire, écrire, doivent être l’ossature de l’école primaire10 ». L’école primaire joue un rôle
fondateur dans cette perspective, car le collège, poursuit le ministre, ne peut pas « réduire à lui
seul l’hétérogénéité en matière de langue11 ». La priorité accordée à la langue nationale, dont
on perçoit bien les raisons, qui se justifient amplement par le nombre élevé d’élèves ayant des
difficultés à maitriser la langue, est de manière emblématique liée à l’idéal républicain. Il n’y
a pas d’enseignement républicain détaché de la langue nationale, présentée comme une des
valeurs fondatrices de la République. C’est pourquoi à la question des connaissances et des
compétences que l’élève doit maitriser à la sortie du collège, Jack Lang répond « l’aptitude à
formuler clairement sa pensée à l’oral comme à l’écrit12 ».
C’est la raison pour laquelle l’institution scolaire ne peut pas donner de réponse au
plurilinguisme en milieu ordinaire. Régie par des normes rigides (Fisher, 1990), appuyée sur une
tradition, elle peut résister aux interactions sociales et maintenir un fonctionnement autonome
(Goffman, 1988). En d’autres termes, elle vise la transmission d’un savoir commun et a pour vocation de créer de l’identique. Elle ignore ce qui sort de ses normes et qui présente un caractère
déviant ; le plurilinguisme des élèves ou leurs pratiques langagières en sont des exemples.
L’école a pour vocation de créer du lien social et cette vocation intégrative est double.
Elle vise, d’une part, « une intégration politique et idéologique à la nation représentée par l’État »
(Charlot, 1992 : 347) et, d’autre part, une éducation morale. Elle est conçue comme « un espace
d’unité et d’universalité, où la diversité, la particularité et encore plus la conflictualité ne peuvent
recevoir aucune légitimité, et donc aucune place » (Id. : 349). La différence est perçue comme
un handicap socioculturel qu’il convient de compenser. Comme l’écrit Bernard Charlot : « cette
interprétation de la différence en termes de déficits, de manques, de lacunes montre bien que
la norme idéologique reste bien la similitude et l’égalité » (Id. : 355), alors que l’on peut interpréter certains conflits comme l’expression d’une volonté très forte des sujets d’affirmer leur
différence et leur identité, la langue en constituant l’un des vecteurs. La conception du français
enseigné à l’école relève d’une tradition historique forte, ancrée dans la volonté politique d’instaurer une langue républicaine, « creuset de l’homogénéité nationale » (Crépon, 2001 : 29).
Le statut des langues dans l’institution scolaire
Le collège, selon les textes, donne les références communes et constitue un moule
commun à tous les élèves dans le cadre d’une formation intellectuelle et civique à la fois 13 :
« Le collège est aujourd’hui le niveau de formation le plus élevé commun à tous les
élèves. Les élèves sont déjà des participants de la vie sociale, ils doivent donc avoir
acquis un ensemble de connaissances fondamentales communes pour structurer
leur jugement, savoir s’exprimer et enrichir leur imaginaire (Rééd. 1999 : 15) 14 ».
10
http://www.education.gouv.fr/ram/educ/brochure/actions/ 2001/college/collegevl.pdf, p.2, page active le 3 juin
2008.
11
Id. : 10.
12
Id. : 11.
13
Aspect confirmé et amplifié par le socle commun de connaissances et de compétences mis en place en 2006. Décret
n° 2006-830 du 11 juillet 2006, paru au JO n° 160 du 12 juillet 2006, p. 10396, www.legifrance.gouv.fr, page active
le 3 juin 2008.
14
Programme du cycle d’adaptation : classe de 6e Le français au collège.
19
Les programmes de français du collège reposent sur une représentation unificatrice
qui est celle de la langue nationale, jamais définie dans les programmes, sauf de manière indirecte pour les élèves allophones comme « la langue de la communication scolaire et progressivement extrascolaire15 »
(Id. : 30) Les notions de langue maternelle et de langue nationale ne sont pas distinguées, sont utilisées l’une pour l’autre et se réfèrent implicitement à la notion de
français standard, notion admise telle quelle et que les programmes ne théorisent
pas. Or, on sait que lorsqu’elle se dote d’une forme standard, une langue se met à
exister comme « entité autonome » indépendante des pratiques auxquelles elle sert
de « norme, de moyen de représentation, et même de source, savoir parler c’est avoir
assimilé un ensemble de règles » (Quéré, 1987 : 62). La variété standard n’est pas
« une variété parmi d’autres, {… }, elle exclut purement et simplement l’idée même
de variété » (Id. : 62).
20
On comprend donc pourquoi les pratiques langagières des élèves et la variation ne
peuvent pas être envisagées. Les langues maternelles des élèves allophones sont mentionnées
sans qu’elles soient énumérées et donc renvoyées à une indifférenciation babélienne : « le français langue seconde concerne des élèves allophones, souvent plurilingues, inscrits au collège
de la 6e à la 3e » (Rééd. 1999 : 32). La variété standard qui est enseignée fait autorité, sans que
l’on se pose de questions sur la description qu’on en propose. La notion de discours au cœur
des programmes pourrait cependant conduire cette réflexion, mais elle n’est pas envisagée
dans cette perspective (Id. : 28).
La description du français proposée à l’école est celle offerte par les grammaires de
référence et les manuels scolaires ainsi que sur une transmission fondée sur la pratique d’exercices codifiés, définie comme la grammatisation (Balibar, 1985 : 147), exercices qui excluent la
diversité et la variation.
Si les programmes du collège évoquent la diversité, l’hétérogénéité, le phénomène
semble ressenti plutôt comme un obstacle. Si les objectifs sont bien de maitriser la langue,
il s’agit avant tout d’une variété standard, d’un français scolaire, basique, fonctionnel qui ne
s’appuie pas sur les usages des élèves, ce qui freine l’adaptation à la diversité et amène inévitablement à négliger la réalité du plurilinguisme.
Inégalité et stigmatisation
Les langues ne sont pas sur un pied d’égalité et les relations hiérarchiques qu’elles
entretiennent contribuent à entretenir une relation inégalitaire, réelle ou imaginaire entre les
locuteurs. Les représentations autour du français sont particulièrement significatives de cette
relation, tout comme les langues de la migration qui ont un statut à part dans le cadre de l’enseignement des langues et cultures d’origine (Bertucci, Corblin, 200716).
15
Id. Cas du français langue seconde.
En 1973 émerge l’idée d’organiser dans le cadre de l’école, pour les élèves issus des familles des ressortissants
étrangers venus s’installer en France, un enseignement de leurs langues et cultures d’origine dont le cadre général est
fixé par un texte de 1976 qui prévoit que « des cours de langue et de civilisation étrangères peuvent être donnés dans
les écoles élémentaires, en dehors des heures de classe, à l’intention d’élèves étrangers qui ne bénéficient pas d’un
enseignement de leur langue maternelle. La demande vient des États d’émigration et d’abord du Portugal. Ceci amènera
la France par la suite, à conclure des accords bilatéraux avec, par ordre chronologique, le Portugal, l’Italie, la Tunisie, le
Maroc, l’Espagne, la Yougoslavie, la Turquie, et l’Algérie. L’objectif est l’intégration. Cet enseignement doit permettre à la
fois aux élèves de mieux s’insérer dans l’école, mais aussi de conduire à conserver des racines, en maintenant des liens
16
Une conception « essentialiste » de la langue domine l’approche du français (Klinkenberg, 2001 : 60). Elle est porteuse d’une vision esthétisante : « la langue est un objet de
beauté » (Klinkenberg, id.). Les parlers métissés, hybrides, plurilingues ne coïncident pas avec
cette vision qu’ils heurtent et bousculent. Ainsi, tout ce qui n’entre pas dans le cadre de la pureté linguistique relève du « bricolage », voire de la « pathologie » (Amselle, 2004 : 275). Cette
stigmatisation des pratiques langagières touche aussi les locuteurs, souvent des migrants, et
suscite des interrogations sur le schéma français d’intégration et dans celui-ci notamment le
traitement réservé au plurilinguisme. La situation de minorisation ne peut laisser indemne le
sujet et elle peut devenir un trait identitaire spécifique, entrainant un rapport aux langues – et
surtout au français – sur lequel il faudra s’interroger. Au plan méthodologique, l’approche de
l’identité plurilingue suppose de prendre en compte l’expérience de l’exil qu’ont connue les
sujets, de façon souvent douloureuse, de ce qu’on peut appeler la déterritorialisation et d’une
reconfiguration de la relation à la langue maternelle (Bertucci, 2006 b).
Enfin, le questionnement sur le plurilinguisme est récent. Il ne coïncide pas forcément avec le point de vue commun, qui a tendance à hiérarchiser les langues, selon qu’elles seraient plus ou moins belles, plus ou moins riches et aptes à exprimer ou pas des sensations, des
émotions, des idées…, ce dont les représentations du français sont un exemple frappant17.
Mobilité, plurilinguisme, apprentissages
Admettre le plurilinguisme comme une donnée nécessaire à la compréhension des
mécanismes de l’apprentissage conduit à envisager l’existence d’une catégorie enfant d’immigrés ou élève d’ascendance étrangère au sein des classes ordinaires et donc à construire une
différenciation dans un groupe d’élèves a priori homogène, parce que pratiquement tous nés en
France. C’est aussi introduire la dimension de l’ethnicité dans l’institution scolaire, ce qui n’est
pas sans conséquence, car cela peut être interprété comme une atteinte au modèle français
avec la culture d’origine et en préservant la possibilité d’un retour au pays. Ce dispositif a donc une dimension intégrative. Les textes insistent pour justifier cet enseignement sur les difficultés que rencontrent les enfants « de travailleurs
migrants de culture non française » (C. n° 75-148 du 9 avril 1975) pour s’adapter au système éducatif français. Les difficultés sont d’ordre linguistique et culturel pour les élèves, et d’ordre pédagogique pour les enseignants (Id.). Dès 1977, le
texte mettant en place l’enseignement de langue nationale pour les élèves yougoslaves signale que la méconnaissance
de la langue maternelle et de la culture d’origine est un handicap pour les élèves concernés puisque cette ignorance de
la langue maternelle, selon le texte, entraine des difficultés pour l’apprentissage du français. Enfin, la connaissance de la
langue maternelle doit permettre de maintenir des liens avec le milieu d’origine (C. n° 77-447 du 22 novembre 1977) et
faciliter un retour éventuel au pays de provenance (C. n° 77-345 du 28 septembre 1977). Depuis vingt ans, les ELCO ont
connu une nette évolution qui les a amenés à passer du statut de dispositif d’intégration destiné à des élèves migrants
à celui de langue vivante, dans le cadre d’une politique d’inspiration européenne de développement de l’enseignement
des langues. Le Cadre européen commun de référence pour les langues conduit à un changement de point de vue à
l’égard des ELCO et amène à les inscrire sur la carte des langues. En 2003, une note entérine la transformation d’une
partie des ELCO en cours de langue vivante dès l’école primaire, évolution qui se fait à la demande des États italien et
portugais (note du 9 septembre 2006). En 2006, une circulaire concernant l’enseignement des langues vivantes les
place dans le champ des enseignements linguistiques, dispensés dans le cadre scolaire, ce qui leur donne vocation à
figurer sur la carte académique des langues (C. n° 2006-093 du 31-05-2006). Á ce titre, ils doivent se rapprocher du
Cadre européen commun de référence pour les langues vivantes et figurer dans un parcours linguistique structuré du
collège au lycée, voire devenir un enseignement obligatoire. En outre, si l’ELCO se transforme en un enseignement de
langue vivante, comme c’est le cas de l’italien et du portugais, les cours ont alors lieu sur le temps scolaire. Toutefois
les nombreux dysfonctionnements relevés par les observateurs ont jeté un certain discrédit sur les ELCO, alors qu’il
ont ouvert la voie à une socialisation plurilingue, qui, bien comprise, pourrait déboucher, au-delà de leur cas particulier
sur une didactique du plurilinguisme complémentaire de la didactique du français et fondée sur une stratégie globale
de l’enseignement des langues.
17
Rivarol par exemple.
21
22
d’intégration. D’une manière générale, l’attitude face à ces questions balance entre « censure
et soulignement » (Payet, 1999 : 207). Aborder la question du plurilinguisme et, au-delà, de la
différence culturelle « exprime une prise de position quant à la réalité du postulat républicain
fondateur de l’école française, celui de l’indifférence aux différences » (Id. : 208). La réalité
contemporaine montre une hésitation entre le modèle traditionnel universaliste et une tendance
nouvelle visant à soutenir une prise en compte des différences de contextes et de populations.
Cette ambiguïté est nette dans les textes officiels qui balancent entre le « visible et l’invisible »
(Id.) et finissent par brouiller les cartes en termes de stratégies à adopter vis-à-vis de ces élèves.
Or, reconnaitre la différence au plan linguistique et culturel serait peut-être une
avancée en termes d’amélioration des conditions d’apprentissage. On sait, et René Kaës l’a
montré, qu’il existe une souffrance de la langue qui résulte des différences culturelles et qui peut
engendrer des troubles de l’identité (Kaës, 2001). L’indifférence de l’institution aux langues de
la maison masque la crise qui peut résulter, pour l’élève, sinon de la perte, tout au moins de la
non-reconnaissance de sa langue maternelle, de l’obligation de parler une langue qui n’est ni
tout à fait la sienne ni tout à fait une langue étrangère. De cette situation peuvent résulter des
troubles de l’apprentissage du français qui n’ont pas été mesurés en milieu ordinaire et qui font
souvent l’objet d’un déni. Face à l’étranger, les mécanismes de défense sont tantôt « le recours
{…} aux références culturelles habituelles, tantôt, l’abandon ou le déni de nos propres repères
culturels identificatoires pour se « fondre » dans un nouveau groupe d’appartenance » (Kaës,
2001 : 56). L’expérience de l’exil comme expérience de l’altérité provoque une rencontre des
cultures qui est violente du fait de son poids sur la construction de l’identité des sujets, même
s’ils sont de deuxième génération. Les familles migrantes vivent ou peuvent vivre dans « un univers culturel bricolé » (Moro, 1998 : 87), regroupant des éléments des deux systèmes culturels,
mais avec un effacement de pans entiers du système culturel d’origine. On formera l’hypothèse
que l’apprentissage du français est un point de vulnérabilité notamment parce qu’on mesure
mal les mécanismes de l’acquisition. Partiellement à la maison, pour l’essentiel à l’école, on
en reste au stade des suppositions. La situation transculturelle limite « le degré de prévisibilité
du monde extérieur, car ce monde est mal connu des parents » (Moro, id. : 92) et conduit
l’enfant à devoir assimiler seul un certain nombre de fonctionnements, notamment langagiers.
La situation transculturelle peut donc favoriser un certain déséquilibre et fait de l’enfant un
« enfant exposé » à la transculturalité, au métissage (Id. : 94). Si certains connaissent des réussites spectaculaires ou plus simplement traversent ces épreuves sans encombre18, d’autres y
rencontrent des difficultés.
Dans ces conditions, l’expérience de la mobilité chez les élèves pourrait devenir un
critère dans l’élaboration des principes d’une didactique fondée sur le sujet, qui prendrait en
compte ses caractéristiques propres, et en reconnaitrait la valeur et le poids sans tomber pour
autant dans le communautarisme contraire aux principes de l’école, car agent d’exclusion. La
communication interculturelle ne peut se réaliser que si le sujet s’affirme et est reconnu comme
tel par autrui et, dans le cas qui nous occupe, par l’institution scolaire : « Complémentairement,
le sujet ne peut pas s’affirmer comme tel sans reconnaitre l’Autre comme Sujet, et d’abord sans
18
Ainsi Josiane Boutet et Claire Saillard dans leur étude des répertoires linguistiques de la migration chinoise mettent
en lumière des stratégies de complémentarité (Boutet, Saillard, 2003 : 104) entre le chinois dialectal et le chinois standard, d’une part, et le français, d’autre part. Les langues ne forment pas des objets autonomes et séparés, mais des
ensembles de ressources sémiotiques (Id., 2003 : 97) mobilisés par le locuteur, qui les adapte à la diversité des situations
sociales. Le statut du français est d’être la langue de la scolarisation, dans une relation complémentaire avec le chinois.
Le chinois standard est une langue de prestige et de culture, complémentaire là aussi avec le français dans le cadre d’un
investissement socioprofessionnel futur, où le bilinguisme franco-chinois est valorisé. Le plurilinguisme prend place dans
les perspectives professionnelles à venir de locuteurs qui construisent des projets pour le futur.
se libérer de la peur de l’Autre19 qui conduit à son exclusion » (Touraine, 1997 : 210).
Le modèle français ne peut accepter, dans la vie publique, la coexistence dans la
nation de groupes ou communautés parlant une ou plusieurs langues autres que le français. Les
pratiques plurilingues doivent être réservées à la sphère privée. Quelle est dès lors l’alternative
pour les locuteurs plurilingues ? Se couler dans la collectivité préexistante ou contribuer à
réorganiser cette collectivité en s’intégrant non pas seulement en tant qu’individu, mais comme
membre d’un groupe. Autrement dit, une assimilation sans nuances est-elle le seul modèle d’intégration envisageable ? L’adoption du français implique-t-elle nécessairement le renoncement
officiel aux langues d’origine ?
L’identité plurilingue est difficile à faire reconnaitre, car la singularité qu’elle affiche
se dit sur un mode pluriel, perçu comme différent alors que l’appartenance à une communauté
implique d’être reconnu comme semblable. Dans cette perspective, l’école joue un rôle particulièrement important. On peut même se demander si elle peut éviter aujourd’hui de reconnaitre
l’existence de la différence culturelle et du plurilinguisme, lequel pourrait devenir une nécessité
fonctionnelle. Autrement dit, ne faut-il pas nuancer la conception universaliste qui ignore les
différences et admettre les conséquences des situations de mobilité sur les apprentissages
pour jeter les bases d’une didactique qui tienne compte de la sociologie de la migration et des
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91-109.
19
Les majuscules sont dans le texte d’A. Touraine.
23
24
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Note de service n° 83-165 du 13 avril 1983
Note de service du 9 septembre 2006.
Circulaire n° 2006-093 du 31-05-2006
Compétence linguistique
et alphabétisation des migrants,
quelles approches ?
La dynamique des approches pédagogiques dans des
contextes mouvants
Sophie ÉTIENNE
Chargée de mission à la fédération nationale des AEFTI
Deutsch
Französischkurse für Migranten obliegen sowohl verschiedenartigen Bedürfnissen von vielfachen Zielgruppen als auch strukturellen Bedingungen seitens der Gesellschaft sowie neuer Prinzipien. Wir wollen
diese Änderungen untersuchen und somit Sprachkurse und –Didaktik in Frankreich und in anderen
französischsprachigen Zuwanderungsländern ermitteln.
English
French teaching to migrants is subordinated both to the variable needs of varied public and to structural requirements of society and of new principals. These changes’ analysis enables us to better understand the
way we approach language teaching, in France and in the other French-speaking immigration countries.
Introduction
La formation linguistique des migrants est un concept qui recouvre dans la pratique
diverses problématiques. Quelles sont les réalités qu’elle désigne ?
L’enseignement du français aux migrants1 s’est renouvelé relativement aux nouveaux
publics et aux contextes politiques, économique et migratoire. D’une alphabétisation militante et
bénévole, nous sommes passés à une organisation professionnelle ouverte à différents publics.
Cette mutation a permis de répondre de plus en plus aux enjeux sociétaux.
Une histoire complexe
L’alphabétisation des publics migrants consiste, dans sa définition étymologique,
à enseigner l’alphabet aux personnes n’ayant pas été scolarisées, francophones ou non. Pour
1
Les migrants n’ont pas tous besoins d’une formation linguistique, leurs profils ont bien évolué depuis les débuts de
l’alphabétisation.
25
26
autant, elle ne se borne pas à l’apprentissage de l’écrit, mais s’ouvre habituellement sur d’autres
aptitudes. De fait, la posture de migrant renvoie à la nécessaire prise en compte du milieu
endolingue2. Par conséquent, les objectifs de formation sont prioritairement liés aux besoins
imminents des apprenants : se déplacer, faire ses courses, trouver un logement, un emploi,
autant de démarches qui nécessitent des compétences multiples. Dès lors, il va de soi que la
seule compétence linguistique ne peut être dissociée des situations de communication sociale.
Celles-ci exigent de maitriser des savoirs procéduraux qui permettent d’appréhender le contexte
de vie. Ceci implique la compétence linguistique comme élément de la communication (orale et
écrite), du raisonnement logique et de l’appréhension du réel. Si le terme est réducteur, l’évocation de la « formation linguistique » pour les migrants regroupe généralement cet ensemble
d’objectifs. Un champ particulier qui, aujourd’hui, a du mal à se trouver une identité propre.
Ces dernières années, nous observons une mutation notable de la formation linguistique auprès
des adultes migrants en France et en Europe et, ce, pour plusieurs raisons qui ne peuvent se
comprendre qu’avec une analyse rétrospective.
Lorsque les travailleurs immigrés sont arrivés du Maghreb à la fin des années 1960,
des militants bénévoles ont organisé des cours d’alphabétisation sur la base d’une position
humaniste. Ce mouvement solidaire est général dans tous les pays d’immigration en Europe.
Les équipes de formation sont alors composées de militants syndicaux ou associatifs, mais
aussi d’enseignants conscients des engagements à prendre auprès d’une population d’ouvriers
souvent exclue de la vie sociale. Les acteurs de la formation sont conscients qu’il importe de
fonder l’apprentissage sur les besoins réels pour accéder à l’autonomie, car les cours du soir
axés sur un apprentissage syllabique et phonétique, trop éloigné de leur réalité, démobilisent les
publics. L’approche fonctionnelle et communicative crée par le CREDIF et le BELC3 apparait à la
fin des années 70, précisément pour répondre aux besoins spécifiques de publics en immersion
constante et immédiate. Par la suite, le regroupement familial donne lieu à la mise en place de
cours de quartiers pour les femmes et l’Éducation nationale envisage des cours spécifiques
pour les enfants.
Dans les années 80, le chômage de masse nécessitant la reconversion des travailleurs, la corrélation entre formation et emploi s’impose. Des centres de préformation sont
créés pour permettre d’accéder à une formation professionnelle qualifiante. Ce sont la pédagogie différenciée et la pédagogie du projet qui correspondent le mieux à la situation de publics
de plus en plus hétérogènes.
La naissance du terme « illettrisme » est caractéristique de l’émergence, dans le
paysage social, d’un palier de maitrise de la langue répondant aux besoins de l’économie. L’aménagement de nouveaux dispositifs destinés à la reconversion de personnes sans emploi s’accompagne du concept de « bas niveau de qualification » qui rassemble les publics sur un projet
commun à dimension sociale et économique. L’idée d’alphabétisation tend à s’estomper pour
laisser la place à celle de « formation de base » qui reflète mieux la complexité des compétences
visées et leur lien avec l’environnement. On s’appuie davantage sur un réseau de partenaires
opérationnels pour y répondre. L’accompagnement est, en effet, un élément incontournable de
la formation de personnes qui nécessitent un soutien dans leurs démarches d’insertion. Ainsi,
l’évolution de la société et une exigence accrue lors du recrutement de salariés génèrent des
2
La communication est dite « endolingue » lorsqu’elle s’effectue dans une langue commune aux interlocuteurs ; ici le
français.
3
Centre de recherches et d’études pour la diffusion du français et Bureau d’enseignement pour la langue et la civilisation.
bouleversements profonds dans les actions de formation linguistique.
Dans les années 90, les nouvelles vagues d’immigrants modifient la conjoncture
pour les personnes4 dont le profil linguistique est distinct des premiers migrants ; la demande
en français langue étrangère (FLE) s’accroit, on se recentre sur la communication orale et la
prise en compte de la diversité. L’évaluation prend de l’ampleur pour apprécier les besoins
des personnes, leurs parcours et leurs expériences. On voit alors se développer les centres de
bilan et les pôles d’accueil. Cela induit une action didactique qui se polarise sur l’apprenant, sa
situation, son histoire et ses perspectives. Les étapes d’ingénierie engendrent une observation
approfondie du contexte socioprofessionnel, une estimation des compétences déjà acquises,
une analyse des besoins à travers des situations de communication probables. On théorise sur
les techniques de la collecte et l’analyse des données. Le programme de formation est ajusté
aux conditions de formation (temps restreint, publics hétérogènes). En parallèle, l’émergence de
référentiels5 permet une expertise partagée. La différenciation semble particulièrement adaptée
à des itinéraires et des rythmes variés. Elle se traduit par l’essor de dispositifs tels les ateliers
pédagogiques personnalisés ou les centres ressources. En conséquence, les situations de formation se renouvellent, on passe du groupe au sous-groupe et à la formation individualisée, ou
à l’habile panachage de ces possibilités.
La mise en place institutionnelle d’une formation ad
hoc
Le rôle du formateur évolue, il lui incombe dorénavant d’assumer un rôle de médiateur entre les compétences et l’apprenant. Il est polyvalent : à la fois concepteur de programme,
organisateur, évaluateur, médiateur, personne ressource, tuteur, animateur6. Ses compétences
reposent à la fois sur les savoirs à transmettre, les procédés de transmission et les qualités liées
à l’insertion sociale et à la connaissance des publics. Les modes pédagogiques tendent vers une
plus grande autonomie de l’apprenant, grâce notamment aux nouvelles technologies éducatives
et au travail en atelier. Ainsi, les ateliers d’écriture se développent dans les années 90. D’autres
visent la responsabilisation et l’apprentissage de l’autonomie, c’est le cas des ateliers « écrire,
communiquer, lire, exprimer, réfléchir » (ECLER), par exemple, avec une démarche d’individualisation des parcours et des temps de régulation collective. Le modèle de type transmissif est pratiquement abandonné au profit de démarches influencées par le courant socioconstructiviste.
Généralement les formateurs mettent en place un contrat pédagogique. On observe également
plus de souplesse dans le fonctionnement des groupes imposé par la nécessité de s’adapter
aux « entrées et sorties permanentes »7.
Les publics divers sont regroupés dans différents dispositifs selon leur catégorie ;
salariés, demandeurs d’emploi, jeunes, primo arrivants, RMIstes. Certains, malheureusement,
n’ont pas de statut approprié. Les cours de proximité auxquels ils pouvaient auparavant s’inscrire gratuitement sont de plus en plus rares. La formation linguistique qui, jusqu’ici, était as4
Menacées dans leur pays par les guerres, le non-respect des droits de l’homme ou la nécessité de survivre.
Exemple du référentiel FAS CUEEP.
6
Voir à ce sujet le Hors série de Savoirs et formation : Analyse des fonctions des formateurs AEFI. Essai de définition du
métier de formateur, AEFTI 2001-2002, octobre 2002.
7
Les nouveaux apprenants arrivant tout au long de la période de formation.
5
27
28
surée par le secteur de l’insertion, fait désormais le plus souvent l’objet d’un marché ou d’une
demande précise de la part des entreprises ou des administrations. Cela implique un cahier des
charges drastique et incite les dirigeants des organismes de formation à choisir des formateurs
de plus en plus diplômés. Il faut, véritablement, assurer une réponse précise à une sollicitation
circonscrite à des objectifs limités. Désormais, les modalités de la formation ne se basent plus
sur une seule approche, mais sur des approches relatives à des situations spécifiques.
Le champ de la formation linguistique a encore évolué au cours des années 2000.
Les exigences du marché ont engendré un recrutement ciblé avec quasiment un seul profil de
formateur : généralement de niveau master en FLE, qui s’explique principalement par la mise
en place du contrat d’accueil et d’intégration (CAI) pour les publics primo arrivants8. On peut se
réjouir de cette exigence de qualité. Toutefois, ces nouveaux formateurs sont souvent démunis
face à l’hétérogénéité des publics et la nécessaire adaptation à leurs besoins divers.
On constate que lorsque le temps est compté, et c’est le cas dans le cadre de la formation linguistique du CAI ou encore dans les formations en entreprise, l’approche fonctionnelle
et l’approche par objectifs spécifiques sont préférées, car il faut répondre à l’urgence. L’un des
éléments qui influe largement sur l’approche pédagogique est la focalisation sur la nécessité
de rendre rapidement les individus aptes à la maitrise d’un niveau de langue9. Même si le référentiel A1.1 touche de très près aux situations langagières vécues par les migrants, la logique
des résultats ne permet pas de s’attarder sur des besoins moins formels ni sur des techniques
pédagogiques innovantes.
La prise en compte politique de la formation des primo arrivants, la mise en place
d’une certification adaptée pour ces publics et l’élaboration du référentiel A1.1 ont indubitablement fait progresser la formation. Cela a permis notamment de généraliser une terminologie
commune à tous les professionnels sur la base du CECR qui sert de jalon tant au secteur universitaire qu’à la formation de terrain. Surtout, d’un point de vue éthique, un pas est franchi ;
on ne s’adresse plus à des « analphabètes », ainsi qualifiés parce qu’ils ont des lacunes, mais à
des publics pour lesquels il faut avoir une attention propre.
Cela étant, le référentiel définit un niveau de compétence. Les approches peuvent
être multiples pour y parvenir. Le problème rencontré sur le terrain vient davantage du fait que,
pour des personnes n’ayant jamais été scolarisées, 400 heures sont insuffisantes. En effet,
pour ces publics, il importe en tout premier lieu de travailler sur la manière même d’apprendre.
La formation implique, par exemple, de porter son attention pendant plusieurs heures sur un
même sujet.
Le secteur caritatif, quant à lui, doit de plus en plus répondre à la demande de personnes qui ne disposent pas d’un statut leur permettant de bénéficier de l’offre de formation
gratuite dans des dispositifs publics. Les bénévoles, parfois issus de l’Éducation nationale, n’ont
pas reçu de formation spécifique et ont encore parfois recours à une approche syllabique de
la lecture. Ce qui domine est le retour à une approche empirique, sans grande arrière-pensée
théorique. Pour aborder l’écrit, on trouve différentes approches telles que la méthode naturelle
de lecture de D. Keyser, qui propose la fabrication d’écrits courts à travers lesquels les adultes
reconquièrent la validité de leur parole, puis engage un travail sur le code, du plus accessible
(analogies visuelles, syllabes traitées globalement, etc.) à des unités plus abstraites (correspondances graphèmes/phonèmes).
8
L’État propose une formation linguistique qui va jusqu’à 400 h. au maximum et à l’issue de laquelle les personnes
doivent justifier d’un niveau au moins égal au niveau A1.1 (niveau infra A1 du CECR), validé par le Diplôme initial de
langue française (DILF).
9
L’ obtention des titres de séjours est subordonnée à la maitrise d’un niveau de langue requis.
Au niveau local, dans certains centres sociaux, l’action dite d’alphabétisation et celle
d’accès aux droits se recoupent. Les formateurs souhaitent examiner et faire progresser leurs
comportements didactiques. C’est, en effet, l’adaptation aux pratiques sociétales françaises
qui constitue la première demande, la seconde est liée à l’insertion professionnelle. Dans ce
contexte, on constate l’émergence d’un intérêt pour l’approche actionnelle sans doute attachée à l’usage de plus en plus fréquent du référentiel A1.1 et des outils qui y sont appariés. Il
y a une forte émulation à préparer le Diplôme initial de langue française : premier diplôme de
compétence en français, très brigué en dehors du contrat d’accueil et d’intégration10. La démarche d’Anne Vinérier11 qui travaille dans l’esprit de la conscientisation rencontre beaucoup
de succès dans les centres où les différents formateurs disposent de suffisamment de temps
pour mener à bien leur travail. En effet, lorsqu’il n’existe pas de pression pour l’obtention des
résultats, les approches sont multiples et variées. C’est ce que nous observons dans d’autres
pays francophones.
La maitrise des compétences clés, un objectif commun
à travers le monde
Dans le monde entier, les migrations se sont accrues avec la mondialisation12. Les
politiques internationales se donnent pour défi l’éradication de l’analphabétisme et la satisfaction des besoins fondamentaux pour tous. Ainsi, la notion de « compétences clefs » figure dans
plusieurs documents, tels que :
> le Cadre européen commun de référence pour les langues13 ; en termes de tâches
langagières, le niveau B1 représente le seuil pour vivre harmonieusement dans la
société ;
> les accords de Lisbonne et l’apprentissage tout au long de la vie (LLL : Long Life
Learning)14 ;
> l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ;
> le référentiel de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme15 ;
> la circulaire de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle
concernant la décision du ministère chargé de l’Emploi en faveur des compétences
clés des personnes en insertion professionnelle de janvier 200816 ;
10
Sources : entretiens avec Jean Chabannes, auteur de L’’alpha, un métier d’éducation populaire face au chantier de la
citoyenneté (publication personnelle aout 2007 : jean.chabannes@wanadoo.fr), Anne Vicher, Noël Ferand.
11
Anne VINÉRIER, Combattre l’illettrisme, permis de lire, permis de vivre, L’Harmattan, Paris, 1994.
12
Selon l’office international des migrations, le nombre de migrants franchissant les frontières nationales est passé
de 76 millions en 1960 à 185 millions aujourd’hui, le nombre des pays d’émigration a également fortement augmenté
(PNUD 2004).
13
Conseil de l’Europe, Éditions Didier, Paris, 2001.
14
http://ec.europa.eu/education/policies/2010/et_2010_fr.html , « La contribution de l’éducation et de la formation
à la stratégie de Lisbonne ».
15
ANLCI, Référentiels et outils d’évaluation des compétences de base, 2005.
16
Circulaire DGEFP n° 2008/01 du 3 janvier 2008.
29
> la Secretary’s Commission on Achieving Necessary Skills (SCANS) a proposé dans
ses rapports de définir les compétences fondamentales, dont la numératie.17
30
Il est communément admis que la langue est la base des compétences clefs auxquelles tout individu a droit : communicatives, linguistiques, mathématiques et cognitives, de
raisonnement logique et de repérage dans le temps et l’espace. On attend de l’apprenant qu’il
puisse communiquer efficacement, accéder à l’informatique, résoudre des problèmes, conduire
des projets, être autonome dans son apprentissage et coopérer avec autrui ; ces objectifs sont
communs aux migrants. Au Canada, la recherche universitaire est très investie sur la question.
La Fondation pour l’alphabétisation est réputée pour avoir développé une approche intégrée de
la communication. De grandes campagnes ont été mises en place ainsi que des outils diffusés
largement à travers la planète. Au Québec, les approches de formation les plus usitées, selon
les données publiées par la Fondation québécoise pour l’alphabétisation18, sont les suivantes :
une formation de base de caractère fondamental et une formation de base plus spécifiquement
requise dans le monde du travail ; approche par compétence, formation standard, formation
sur mesure.
En Suisse, il existe peu d’offre de formation continue pour les compétences de base.
Les centres populaires proposent des cours pour améliorer le français. La démarche didactique
se rapproche alors de ce que nous observons en France. Ainsi, l’association Lire et écrire19 se
réfère à une pédagogie propre fortement imprégnée de l’approche fonctionnelle et y inclut une
dimension culturelle et critique. C’est une démarche intégrée qui fait appel aux documents
authentiques. L’expression écrite est enseignée en fonction des projets d’écriture des participants. Le formateur propose des situations permettant de prendre conscience des acquis
puis accompagne les apprenants dans la construction de nouvelles connaissances. Ce travail
s’accomplit dans une démarche collective où chacun est amené à jouer un rôle actif. La communication orale est envisagée comme un acte global qui s’appuie autant sur la parole que sur
les compétences non verbales.
De son côté, la Belgique a depuis longtemps pris la mesure des besoins et des possibilités didactiques qui s’offrent à la formation des migrants. C’est, avec le Canada, l’un des pays
les plus producteurs de publications sur la question de l’alphabétisation. Elle a eu l’occasion
d’éprouver les démarches initiées en France comme celle d’auto-construction des savoirs du
groupe français d’Éducation nouvelle ou la pédagogie naturelle de Célestin Freinet. La gratuité
des inscriptions dans les modules alphabétisation de la promotion sociale est assurée par l’État.
Lire et écrire en communauté française de Belgique fait partie des opérateurs d’alphabétisation reconnus de l’Éducation permanente des adultes, un statut qui s’accompagne de moyens
financiers pérennes. Les approches pédagogiques usuelles en Belgique sont donc diverses.
Elles sont ouvertes ; à l’image de la méthode Reflect20. C’est une nouvelle démarche née de la
fusion entre la théorie de Paulo Freire et les techniques de la recherche participative. Dans un
17
SCANS, 1991, p. 16 et Appendix C et 1992, p. 6 et 83-84 et Réginal Grégoire inc., 2001, p. 6-7) cité par GRÉGOIRE
Réginald, DEMERS Marielle, in Des adultes à former pour et par une entreprise rénovée. IQ collectif FQA p. 73 disponible
à l’adresse : http://www.fqa.qc.ca/textes/documents/adult.pdf et http://www.uis.unesco.org/TEMPLATE/pdf/
LAMP/10_FRAMEWORK_ALL_Numeracy%20Framework_Dec2005_fr.pdf
18
Site de la Fondation québécoise pour l’alphabétisation, http://www.fqa.qc.ca/fondation/cause/lexique/
19
www.lire-et-ecrire.ch, voir également : www.unesco.ch, Comité suisse de lutte contre l’illettrisme, Accès à la lecture
et à l’écriture pour tous ! Vers un concept global de lutte contre l’illettrisme en Suisse, Berne, 2005.
20
ARCHER David & COTTINGHAM Sara, Manuel de conception de reflect – alphabétisation freirienne régénérée à travers les
techniques de renforcement des capacités et pouvoirs communautaires, Actionaid, octobre 1997, p. 6 ; à lire également,
Le journal de l’alpha, n° 163, consacré à cette approche.
programme Reflect, il n’y a pas de matériaux imprimés d’avance. Chacun des groupes développe
ses propres matériaux à travers la conception de cartes, tableaux, calendriers et diagrammes
qui systématisent les connaissances des participants. D’autres approches participatives peuvent être utilisées dans ce cadre, comme les jeux de rôles, les simulations globales, le théâtre
ou la chanson. Beaucoup de formateurs travaillent avec la pédagogie du projet et utilisent la
méthode naturelle de lecture et d’écriture. Cette méthode d’apprentissage traite le sens et le
code en interaction constante, elle permet aux apprenants non scolarisés antérieurement de
passer relativement rapidement21 à la lecture de textes qui ont du sens, car ils sont basés sur ce
que les apprenants disent. Enfin, l’auto construction des savoirs procède de deux idées fortes :
« tout savoir est une construction du sujet en réponse aux sollicitations de l’environnement »
(Piaget) et résulte d’interactions sociales liées à la culture ; le rôle du formateur est celui d’un
médiateur qui fait émerger les représentations initiales des participants et les accompagne. Les
formateurs accordent également une grande importance aux compétences interculturelles et à
l’alphabétisation familiale22. Le temps accordé à la formation ne semble pas limité.
Conclusion
La formation linguistique des migrants porte actuellement des enjeux politiques fondamentaux. Le modèle qui se polarise sur la composante linguistique essentiellement tend à
disparaitre dans les organismes de formations dont les équipes se sont renouvelées. Le cadre
politique et institutionnel impose désormais une prise en charge d’une formation linguistique
de plus en plus « efficace », laissant peu de place à l’innovation et aux approches didactiques
multiples. Nous avons, en effet, pu constater que lorsque la formation est liée à la question des
titres de séjour, ou encore à la nécessaire adaptation à un poste de travail, elle est limitée à un
nombre d’heures restreint et implique de formuler des objectifs précis et pragmatiques. Dans
cet environnement, on peut établir que les approches pédagogiques se plient à cette exigence
en parant au plus pressé. On peut alors craindre la mise en place exclusive d’une approche utilitaire laissant de côté toutes les réflexions pédagogiques nées de la diversification des publics
et des rapprochements interculturels ayant émergé ces dernières décennies. Dans les pays où
la pression est la moins forte, comme c’est le cas de la Belgique, davantage de place est laissée
aux pédagogies novatrices et ludiques, à la conscientisation et à l’originalité. L’acquisition du
socle fonctionnel est indispensable incontestablement, mais n’est qu’une première étape pour
aller plus loin. N’oublions pas que la formation se doit de développer l’estime de soi, l’autonomie, la participation, le point de vue critique, la prise d’initiatives.
21
500 h. au minimum.
Lire à ce sujet : Pratiques pédagogiques en alphabétisation et objectifs interculturels. Résultats d’une recherche-action
menée à Lire et écrire coordonnée par Anne Gilis. Lire et Écrire Wallonie ASBL, décembre 2004, 96 p.
22
31
32
Pratique et transmission
des langues d’origine
33
La transmission des langues
d’immigration dans l’enquête
sur l’histoire familiale annexée
au recensement de 1999
Christine DEPREZ
Université Descartes - Paris 5
Laboratoire Dynalang
Deutsch
Dieser kurze Beitrag enthält sowohl methodische Hinweise als auch Interpretationsmöglichkeiten für die
erste demolinguistische Umfrage über Migrantensprachen in Frankreich (Volkszählung von 1999). Verglichen werden verschiedene Sprachen, Regionen, Geschlechter, soziologisch-berufliche Daten, sowie der
sozial-politische Kontext von verschiedenen Zuwandererwellen zu verschiedenen Zeiten.
Wir sind der Ansicht, dass quantitative Analyse kein Ziel an sich ist, sondern eine Hilfe für Studien über
Familiensprachvermittlung sowie Sprachenpolitik darstellt, daher sich für ethnographische Forschung eignet,
indem sie es ermöglicht, sprachliche Verhaltensweisen und deren Entwicklung besser zu verstehen.
34
English
In this short paper, we propose methodological readings and interpretations of the first demolinguistic
survey applied to migration languages in France (census1999). Comparisons are made between languages, regions, gender, socio-professional data and socio-politic contextualization of different migration
flows at different times.
We argue that quantitative analysis is not an aim per se, but can help sociolinguistic studies on family
language transmission and linguistic policies, and can be associated to ethnographic research for a better
comprehension of linguistic behaviors and their evolution.
Jusqu’en 2002, nous ne disposions que de deux sources pour étudier et comparer le
devenir des langues de l’immigration en France. Geneviève Vermès avait édité en 1988 une série
d’études intitulée 25 communautés linguistiques en France, dont le tome 2 traitait des « langues
immigrées ». Michèle Tribalat avait publié en 1996 les résultats de l’enquête qu’elle avait menée,
avec Pierre Simon, auprès d’immigrés portugais, espagnols et maghrébins, et qui posait, entre
autres, la question de la langue d’origine, de sa pratique et de sa transmission.
C’est donc pour la première fois, en 2002, qu’ont été publiées conjointement par
l’Ined et par l’Insee des données recueillies lors du recensement de 1999, désormais accessibles à tous, sur la pratique et la transmission familiale des langues autres que le français en
France1.
1
Héran F., Filhon A. et Deprez C., (2002) pour l’Ined et Clanché, F. (2002) pour l’Insee. Pour une approche historique
de cette question et des controverses qu’elle suscite, voir Héran (2002).
Après une présentation de l’ensemble des résultats au niveau national, plusieurs
études par région ont suivi : elles concernent l’Aquitaine, la Bretagne, l’Alsace, la Picardie, l’Ilede-France et enfin la Provence2. Ces études établissent la liste et la dynamique des langues
parlées dans chacune d’elles.
Il est clair, cependant, que l’entrée géographique régionale est plus propice à l’étude
des langues du même nom qu’aux données sur les langues d’immigration qui obéissent à
d’autres formes de répartition territoriale.
Les études sociolinguistiques récentes qui traitent en France des questions relatives
au bilinguisme et au plurilinguisme de migration, sont pour l’essentiel des études à caractère
ethnographique. Cette orientation méthodologique, plus près du locuteur et de son environnement, mène, en général, plus à la mise en avant des différences entre individus ou entre
groupes, qu’à celle des points communs. Or, si l’on inscrit les sciences humaines dans les
sciences de l’interprétation, les approches quantitatives - parce qu’elles dessinent la toile de
fond des pratiques communes - sont nécessaires pour rendre compte de la singularité ou la
conformité du sujet par rapport aux autres membres de sa catégorie.
Appliquées aux langues d’immigration (désormais L.I.), les remarques critiques sur la
méthodologie d’enquête et d’analyse, qu’on trouvera très bien posées dans l’article de synthèse
de P. Blanche, L.-J. Calvet, D. Hilléreaux et E. Wilczyk (2005 : 67-75), sont à prendre en compte.
Elles concernent notamment :
> l’intérêt et les limites raisonnés des enquêtes par questionnaires auto administrés,
prenant appui sur la mémoire biographique du sujet ;
> les problèmes posés par la classification des langues d’après les dénominations
des locuteurs ;
> les restrictions à la comparaison des données soumises au respect de l’anonymat
des répondants ;
> les difficultés d’appropriation d’un outil statistique assez complexe.
Mais pourquoi se priver d’une source de connaissance ? La question reste pour le
chercheur celle de l’articulation entre les différents modes de connaissance et de construction
des savoirs.
De quels types de données disposons-nous avec
l’EHF ?
L’objectif de cette présentation est surtout de donner plus de visibilité aux résultats
de l’enquête concernant les pratiques et la transmission familiales des L.I.
Les données sont le fruit de la collaboration, au sein de l’Ined, et avec le soutien
financier de la DGLFLF (Délégation générale à la langue française et aux langues de France)3,
de démographes, sociologues et linguistes. Nous sommes partis d’une liste d’environ 6 700
termes, donnés par les enquêtés, associés à leur nombre d’occurrences. Le premier travail a
constitué à identifier ces dénominations en terme de langues et de dialectes. En les indexant à
la liste des langues répertoriées par le site www.Ethnologue.com (Gordon, 2005), on a estimé
2
3
On trouvera toutes les références et les liens en bibliographie.
Notamment grâce aux appels d’offre de l’Observatoire des pratiques linguistiques en France.
35
leur nombre à environ 400 pour l’ensemble de la France.
La répartition s’est ensuite faite entre langues régionales et langues d’immigration,
chaque catégorie disposant du même nombre de locuteurs (6,5 millions4).Les autres informations apportées par l’EHF, pour chaque répondant, concernent le sexe, la date de naissance, le
pays de naissance, la catégorie socioprofessionnelle et la date d’arrivée en France5.
Avec la date d’arrivée en France, il est aussi important de se représenter les contextes
sociopolitiques particuliers qui ont influé sur la venue des étrangers en France : guerre civile
espagnole, seconde guerre mondiale, guerre d’Algérie, chute du mur de Berlin, besoin de maind’œuvre agricole, etc. La mise en contexte des réponses individuelles permet l’élaboration de
sujets-types différenciés et, notamment, de distinguer les différents mouvements migratoires
du siècle dernier en France.
Que faire des premiers résultats ?
Comparaisons internationales
36
Le premier intérêt pour nous est de pouvoir faire des comparaisons entre langues
et entre pays, notamment avec ceux qui ont une tradition démolinguistique déjà ancienne. En
voici deux exemples :
> Pour la Suisse : Les données du recensement (consultables à l’Office fédéral de la
statistique) permettent de saisir les informations suivantes :
A. Langue principale : langue dans laquelle on pense, que l’on maitrise le mieux ; une
seule langue peut être indiquée par personne.
B. Langue(s) parlée(s) :
- à la maison : la ou les langues utilisées dans les relations quotidiennes, avec les
proches ;
- au travail/en formation : la ou les langues utilisées dans un cadre professionnel ou
de formation.
> Pour les États-Unis, voici les informations que l’on peut obtenir à partir du recensement (U.S. Census Bureau) :
A. Detailed language spoken at home for the population 5 years and over.
B. Language spoken at home for the citizen population 18 years and over who speak
English less than “Very well”.
C. Ability to speak English by language spoken at home.
D. America speaks: a demographic profile of foreign-language speakers for the United
States: 2000.
Si l’on compare les catégories retenues dans chacune de ces enquêtes, il apparait
très nettement que la version européenne (à laquelle on peut rattacher l’étude suisse et l’EHF)
s’intéresse presque uniquement à la langue ou aux langues autres que le français, alors que
l’enquête nord-américaine les étudie dans leur rapport avec la maitrise de l’anglais.
4
Après pondération à partir des 140 000 questionnaires des personnes ayant déclaré une langue autre que le français
sur les 400 000 interrogées.
5
L’EHF étudie par ailleurs la famille d’un point de vue sociologique à travers le mariage, le logement, le nombre
d’enfants, etc. (Lefevre et Filhon, 2005).
Comparaisons nationales
Le second intérêt est de permettre des comparaisons internes à l’enquête ellemême. Il s’agit tout d’abord des comparaisons entre langues, sur les données proprement
métalinguistiques (tableau 1). On appelle ici « métalinguistiques » toutes les déclarations du
répondant à propos de ses langues, y compris la façon dont il les nomme.
Tableau n° 1
Taux de retransmission de la langue aux enfants, en France métropolitaine,
(calculé à partir du nombre d’adultes ayant reçu eux-mêmes la langue et ayant des enfants).
Langue reçue dans l’enfance
par l’adulte :
Turc
Cambodgien (khmer)
Portugais
Arabe
Vietnamien
Anglais
Berbère
Espagnol
Russe
Italien et dialectes d’Italie
Polonais
Adultes (avec enfants) :
Parlée aux enfants :
109 000
23 000
549 700
934 000
73 000
203 900
195 000
641 000
32 000
768 000
235 000
86,6 %
69,9 %
67,4 %
65,3 %
54,9 %
51,7 %
50,7 %
38,5 %
27,5 %
27,4 %
25,6 %
37
Comparaisons par régions
L’unité géographique de l’Ined est la région administrative6. Elle nous rappelle, par
exemple, qu’il y a plus de lusophones en Ile-de-France qu’en Bretagne, plus d’italophones en
région Provence qu’à Paris. C’est en région parisienne qu’on rencontre le plus grand nombre
de langues, mais aussi les langues les plus transmises. Ainsi, 22 % des adultes d’Ile-de-France,
contre 12 % pour l’ensemble de la métropole, ont été élevés dans une langue étrangère. Il nous
est loisible d’interpréter ethnographiquement ces données sous forme de « réseau » et d’interactions potentielles avec des locuteurs de même langue, autres que les parents, par exemple.
Tableau n° 2
Taux de retransmission de la langue aux enfants, en Ile-de-France (d’après Burricand et Filhon, 2003).
Langue reçue dans l’enfance
Portugais
Arabe
Anglais
Berbère
Espagnol
Italien et dialectes d’Italie
Pratique de cette langue avec leurs enfants
77 %
67 %
45 %
47 %
55 %
35 %
Le tableau 1 est extrêmement général et sans doute est-il de peu d’intérêt de comparer la transmission de l’italien avec celle du wolof. Mais il ne l’est pas de regarder des couples
de langues historiquement construits, comme l’arabe et le berbère au Maghreb par exemple, sur
6
Ce qui ne permet pas de distinguer les comportements ruraux et urbains. On peut cependant connaitre la taille des
localités où résident les répondants.
une relation de domination. C. Burricand et A. Filhon (2003), dans leur étude sur les langues de
l’Ile-de-France, relèvent que la « proportion d’adultes ayant parlé à leurs enfants de moins de
cinq ans la langue que l’un de leurs parents (au moins) leur parlait à cet âge » est de 67 % pour
l’arabe et 50 % pour le berbère (kabyle)7. Il est alors tentant pour les sociolinguistes de mettre
cet écart de 17 points sur le compte du statut de langue minoritaire du berbère par rapport à
l’arabe, mais ce n’est bien sûr qu’une hypothèse de travail.
Comparaisons par catégories professionnelles
Tableau n° 3
Proportions d’utilisateurs actuels d’autres langues que le français (repris de F. Clanché, 2002).
Catégories
socioprofessionnelles
Agriculteurs
Artisans, commerçants.
Cadres
Prof. intermédiaires
Employés
Ouvriers
Inactifs
Langue régionale
Langue étrangère
transmise par les
parents
Langue étrangère
non reçue
des parents
Ensemble
15,3 %
6%
4%
5,7 %
5%
6%
5,5 %
2%
7,8 %
6%
6%
7,7 %
10,5 %
12,6 %
3%
7,8 %
18 %
10,5 %
6,2 %
3,5 %
7%
20,3 %
21,6 %
28 %
22,2 %
18,9 %
20 %
25,1 %
Comparaisons entre les femmes et les hommes
38
Dans le tableau suivant nous comparons la transmission faites par les femmes et par
les hommes. Deux thèses coexistent, celle qui insiste sur la transmission familiale par la mère
(femme au foyer) et celle qui propose une vision des femmes plus sensibles à la modernité et à la
promotion sociale de leurs enfants par l’éducation, donc par la maitrise de la langue de l’école.
De fait, les deux postures n’ont rien d’incompatible, mais, pour beaucoup encore, l’usage de la
langue familiale (L.R. ou L.I.) est pensé comme un frein ou une difficulté supplémentaire pour
la réussite scolaire des enfants.
L’enquête permet de distinguer si le répondant a reçu la langue reçue de sa mère
ou/et de son père.
Tableau n° 4
Parmi ceux dont les parents leur parlaient une langue étrangère,
pourcentage de ceux qui ont parlé cette langue à leurs enfants :
Langue
Anglais
Arabe
Berbère
Espagnol
Italien
Portugais
Russe
Turc
Vietnamien
Femmes
34.1
46.1
36.9
40
24.2
52.7
25.5
68.9
41.6
Hommes
29.8
38.8
29.4
32
19.4
46.3
11.2
55
34.2
Écart
4.3
7.3
7.5
8
4.8
6.4
14.3
13.9
7.4
en faveur des femmes
+
+
+
+
+
+
++
++
+
Source : Insee, Enquête EHF 1999 - Champ : adultes vivant en métropole.
7
Voir dans ce volume les articles détaillés de D. Caubet et de S. Chaker, respectivement sur l’arabe et le berbère.
Comme on le voit, l’écart est toujours favorable aux femmes dont on peut dire
qu’elles transmettent la langue qu’elles ont reçue mieux que les hommes. Tel n’est pas forcément le cas pour les langues régionales (T. Pooley, 2003).
On remarquera que les écarts les plus importants (plus de 10 points) entre la transmission par les hommes et par les femmes concernent le turc et le russe, dont les locuteurs ont
des profils migratoires assez semblables, du moins à partir de la fin des années 80.
Di!érents lieux et modes de transmission
Nous soulevons ici le cas de plus en plus fréquent des langues pratiquées et transmises qui ne sont pas des langues héritées (transmises au répondant par sa mère et/ou son
père). Dans ce cas le nombre de ceux qui déclarent une pratique de cette langue est supérieur
au nombre de ceux qui déclarent l’avoir reçue à la maison dans leur enfance. Nous allons
prendre l’exemple de l’anglais et de l’espagnol et à titre de comparaison celui du portugais et
du polonais :
Tableau n° 5
Langue
Héritée
Pratiquée
Transmise aux enfants
Anglais
Espagnol
Polonais
Portugais
327 400
851 900
285 500
749 800
2 799 100
1 184 000
137 800
648 700
297 900
307 000
63 600
387 100
Apprise hors de la
maison
2 471 700
331 100
?
?
Une transmission à deux vitesses
39
Il est bien difficile de saisir le degré de compétence dans la pratique des langues
déclarée ainsi que les modalités de leur transmission. Le questionnaire prévoyait cependant un
choix pour les répondants entre langue pratiquée ou transmise de façon habituelle ou seulement
de façon occasionnelle. Cette dernière réponse devient en fait un signe de l’affaiblissement
dans l’usage et la transmission de la langue héritée ou apprise. Le tableau ci-dessous marque,
qu’à nombre égal de locuteurs déclarés (autour de 13 %), la dynamique est inversée pour les
langues d’immigration et pour les langues régionales.
Tableau n° 6
Fréquence de réception des langues étrangères par les parents
Langue
Allemand
Anglais
Arabe
Berbère
Espagnol
Polonais
Portugais
Russe
Turc
De façon habituelle
55 %
52 %
82 %
75 %
62 %
64 %
87 %
51 %
93 %
Seulement de façon
occasionnelle
45 %
48 %
18 %
25 %
38 %
36 %
13 %
49 %
17 %
Source : Insee, Enquête EHF 1999 - Champ : adultes vivant en métropole.
Écart
habituelle-occasionnelle
10 %
4%
64 %
50 %
24 %
28 %
64 %
2%
76 %
Rappelons qu’il s’agit toujours de langues et non de nationalités. Toutes les langues
prises en compte ont été reçues de façon habituelle autant ou plus que de façon occasionnelle.
Nous sommes donc dans une évolution dynamique favorable à ces langues. Cette fois-ci encore,
c’est le turc et le russe qui manifestent les plus grands écarts dans leurs modalités de réception,
le russe étant la seule langue à afficher un taux de retransmission égal entre les deux usages.
Si l’on considère qu’une retransmission occasionnelle de la langue est le signe avant coureur
d’un abandon progressif, on aurait fort à craindre pour l’allemand et l’anglais ainsi que pour
le russe. Mais nous avons déjà montré que ces langues puisent leur vitalité dans des modes
d’acquisition autres que familiaux. Le turc, langue d’immigration récente, a été reçu par 90 %
des répondants, car c’est la langue que les parents ont apprise de leurs parents dans leur pays
avant de venir en France.
Comparaison entre les anciens « immigrés » et les nouveaux « migrants »
40
On peut penser que les immigrations les plus anciennes sont celles dont la langue
s’est usée à l’étranger et que l’augmentation de la durée de séjour en France entraine une
fragilisation de la transmission. Ainsi, par exemple, certaines langues d’implantation ancienne,
comme le polonais, tendent à présenter les mêmes caractéristiques que les langues régionales.
Lorsqu’on contextualise historiquement les mouvements migratoires, on voit que l’immigration polonaise présente deux pics en 1920-1929 (recrutement des mineurs) et en 1985-1989
(affaiblissement du régime communiste). Les nouveaux et les anciens s’ignorent : il y a le creux
d’une génération entre eux. Les nouveaux sont arrivés célibataires et en petit nombre ; ils sont
aussi trop jeunes pour avoir des enfants de cinq ans en 19998. On a donc une discontinuité
dans la transmission entre les deux mouvements9. L’immigration arabophone ne présente pas
ces caractéristiques : elle est importante depuis 1955, montre un pic en 1974, mais ne s’arrête
pas : les femmes rejoignent leur mari, et les étudiants qui ont souvent des liens avec les familles
immigrées prennent le relais. On observe ainsi une certaine continuité dans la pratique et la
transmission de l’arabe.
Derrière les chiffres, l’Histoire et les histoires
Les différents contextes sociopolitiques dans lesquels s’inscrivent les migrations
internationales ont évolué au fil du XXe siècle ; ces contextes doivent être étudiés et comparés.
Les façons de vivre l’immigration ont aussi évolué. Nous avons essayé dans cet article d’imaginer des gens derrières leurs réponses. Ils ont été caractérisés par les données sociales habituelles (âge, région, date d’arrivée, sexe, CSP). Mais l’EFH est aussi une enquête biographique :
dans une démarche réflexive, on demande au locuteur de se souvenir de sa propre enfance
et de ses pratiques éducatives envers ses propres enfants, les jeux de la mémoire et ceux de
la construction de sa propre identité et de celle de son groupe auquel, d’une façon ou d’une
autre, le questionnaire et l’enquêteur ou l’enquêtrice vous demande de vous positionner dans
une drôle d’interaction où les frontières privé-public ne sont pas très claires. Le questionnaire
auto administré est présenté à domicile ; il porte sur la vie familiale, donc sur la vie privée ; mais
il a un caractère public, puisqu’il est demandé par un agent du recensement inconnu, pour un
organisme officiel qui enregistre vos propos et les catégorise, sous couvert d’anonymat.
8
9
Voir le texte d’O. Sow sur la transmission du peul, dans ce volume.
La situation est à peu près la même pour le hongrois et pour le russe, mais pas du tout pour le serbo-croate.
Rappelons aussi que dans les enquêtes déclaratives, répondre « la même chose » ne
veut pas nécessairement « dire » la même chose.
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42
La transmission de l’arabe
maghrébin en France :
état des lieux
Alexandrine BARONTINI
Dominique CAUBET
CREAM-LACNAD – Inalco, Paris
Deutsch
In diesem Beitrag wird unser heutiges Wissen über die Vermittlung der Maghreb-arabischen Sprache in
Frankreich zusammengefasst. Wir diskutieren empirische Daten sowie Schätzungen über mögliche Zahlen
von nordafrikanischen Sprechern in Frankreich. Es ist immer noch nicht möglich sie genau zu zählen, da
keine breit angelegten statistischen Studien vorliegen und ethnische Statistik untersagt ist. Einige Fallstudien jedoch haben gezeigt, dass Maghreb-Arabisch in einigen Familien immer noch vermittelt wird,
daher versuchen wir, interne sowie externe Faktoren zu identifizieren, die bei Sprachvermittlung und
–aneignung etwa eine Rolle spielen.
English
This paper sums up the knowledge we have nowadays about the transmission of Maghrebin Arabic in
France. We present empirical data, as well as estimates which can help quantify the number of North
African Arabic speakers in France. Counting them precisely is still not possible as there is a lack of large
statistical studies on this subject, together with a ban on ethnic statistics. Some case studies have shown
that Maghrebin Arabic is still transmitted in some families and we try to point out some internal and external factors which can favour transmission and acquisition.
Observations empiriques
On assiste, depuis quelques années en France, à l’émergence et au succès public de
groupes musicaux, de comédiens, de films faisant un usage naturel de l’arabe maghrébin. En
croisant des succès populaires ou d’estime, on constate que la scène culturelle française s’est
transformée de l’intérieur, s’appropriant de nombreux éléments venus du Nord de l’Afrique10.
Que ce soit dans la musique (Carte de Séjour puis Rachid Taha, Zebda, Khaled, Mami, Faudel,
l’Orchestre national de Barbès, Gnawa Diffusion, 113, etc.), sur la scène comique (avec les
comédiens Jamel Debbouze, Gad Elmaleh, Elie Kakou, Fellag, etc.), dans le domaine du cinéma
avec des films comme La Vérité si je mens !, L’Esquive, Il était une fois dans l’oued, Indigènes,
etc., la société civile semble adhérer tour naturellement à une forme de valorisation et de
familiarisation avec l’arabe maghrébin. Il faut aussi souligner l’influence de l’arabe maghrébin
sur les parlers des jeunes, quelle que soit l’origine de leurs parents et dans tous les quartiers
10
Voir CAUBET 2007a et b et 2004.
43
44
(voir Caubet 2001, 2005, 2007b et Melliani 2000), tant au niveau du vocabulaire que de la syntaxe, de la prononciation ou de l’intonation.
Après la signature, le 7 mai 1999, de la Charte européenne des langues régionales
ou minoritaires, le rapport Cerquiglini a inclus l’arabe maghrébin dans la liste des « langues
de France ». Ce rapport avait été demandé par les ministres de l’Éducation nationale et de la
Culture en vue de la ratification de la charte, qui n’a pas eu lieu compte tenu de l’avis négatif
du Conseil constitutionnel. Ainsi, la reconnaissance de l’arabe maghrébin, comme de toutes les
autres « langues de France », se limite pour l’instant à une reconnaissance administrative par
les services du ministère de la Culture et de la Communication.
Paradoxalement, au moment où l’arabe maghrébin bénéficiait d’une certaine reconnaissance « morale » (rapport Cerquiglini) et administrative (ministère de la Culture et de la
Communication), l’épreuve facultative d’arabe « dialectal » au baccalauréat était supprimée
en 1999 par le ministère de l’Éducation nationale (voir Caubet 2003) ; cette langue a depuis
perdu le peu d’existence qu’elle avait dans le système éducatif, par la suppression de toutes les
épreuves facultatives où elle figurait. Le passage à l’écrit de l’épreuve du baccalauréat en 1995
était pourtant l’occasion d’une véritable valorisation de compétences acquises en dehors du
cadre scolaire et, par-là, de cette langue.
Si l’arabe maghrébin peut être considéré de facto comme une langue de France,
c’est parce qu’il ne s’agit plus pour les locuteurs de cette langue de se situer « entre deux
cultures » ou dans un « métissage » culturel, et que l’on peut se référer à un changement au
sein même d’une culture française plurielle et séculière. Cette présence de l’arabe maghrébin
sur le devant de la scène démontre sa vitalité au sein de la société. L’arabe maghrébin apparait
pour la France comme un patrimoine, une langue ressource, qui n’est pas limité à ses héritiers
légitimes, mais qui se donne en partage à tous (voir Caubet 2005 et 2007b).
De plus, depuis 2006-2007, certains artistes ou acteurs de la société civile mettent
en avant l’arabe maghrébin et le berbère à propos de la question de l’héritage culturel de
l’immigration maghrébine ainsi que sa transmission ; un héritage qui n’a sa place et n’acquiert
son importance qu’en tant que patrimoine commun à toute la France. On pense par exemple à
Mouss et Hakim (de Zebda, groupe toulousain) qui ont sorti en 2007 l’album Origines contrôlées
constitué de reprises de chansons de l’immigration algérienne11. On peut également évoquer le
groupe MAP12 (ministère des Affaires populaires), qui a un fort ancrage « cht’i » à Roubaix, ou
penser au film Indigènes, où une pléiade d’acteurs français d’origine maghrébine plus ou moins
lointaine, (re)parle en arabe algérien.
Les spéci!cités du processus transmissionnel
La transmission est l’« action de transmettre, de faire passer quelque chose à
quelqu’un » ainsi que le « résultat de cette action »13. Cependant, elle ne doit pas être vue
comme une passation à l’identique, puisqu’il faut à la fois prendre en compte le transmetteur
11
Des chansons écrites en kabyle, arabe algérien et français en France, entre les années 1940 et 1980. Le nom du
groupe vient du festival du même nom organisé depuis quatre ans par l’association Tactikollectif à Toulouse qui aborde
principalement des questions de mémoire de la colonisation et de l’immigration (voir Barontini 2008 et Caubet 2007b).
Voir http://www.myspace.com/originescontrolees et http://www.tactikollectif.org/
12
Voir http://www.map-site.fr
13
Selon le dictionnaire Trésor de la langue française (TLFI).
et le récepteur. Comme le souligne Alexandra Filhon14, commentant les travaux de Bernard
Lahire15, « alors que l’héritage matériel passe d’un propriétaire à un autre, entrainant en cela une
déperdition pour le premier et un enrichissement du second, pour ce qui est du capital culturel
celui qui transmet reste toujours en possession de ce qu’il a « transmis » (...) si le patrimoine
matériel parvient à se transmettre tout en se gardant inchangé, ce n’est pas le cas du patrimoine
immatériel qui se transforme en passant du transmetteur au récepteur. » Ainsi le phénomène
de transmission est dynamique et il ne s’effectue pas nécessairement à sens unique, à la
« verticale » (transmission intergénérationnelle), mais également à l’« horizontale »16 (par le biais
des amis, des voisins, etc.) ; il peut même être le résultat d’une demande, d’une volonté de (ré)
appropriation d’un savoir familial par certains enfants, selon leur position dans la fratrie.
On peut également évoquer le travail de David Lepoutre autour de la transmission
de la « mémoire familiale »17. Sa définition de la transmission, à partir de son propre objet de
réflexion, nous parait tout à fait convenir ici. Selon lui, le savoir familial plutôt que transmis
consciemment par les parents est bien souvent acquis par les enfants. Mais il va plus loin en
affirmant : « l’idée même de transmission à sens unique est en partie fausse. La transmission
est toujours une relation à deux termes, autrement dit une interaction. »18 Cette définition de la
transmission mémorielle comme un processus dynamique et interactionnel nous parait adaptée
à la transmission linguistique.
Les enquêtes quantitatives
« L’enquête sur l’histoire familiale (EHF) annexée au recensement de 1999 »19
On sait aujourd’hui que « l’arabe est devenu l’héritage linguistique de 3 % des adultes
vivant en France »20 et qu’il s’agit de la langue de l’immigration la plus transmise21. Mais le chiffre
annoncé par l’EHF de 1 170 000 adultes déclarant avoir reçu l’« arabe » de l’un de leurs parents
à l’âge de cinq ans semble bien peu élevé (voir Caubet 2008).
L’EHF a par ailleurs établi que la retransmission aux enfants était de 45 % pour l’arabe
qui est en 10e position22, après le turc et les langues des nouvelles immigrations d’Asie (Chine,
Vietnam, Cambodge, etc.)
Autres sources
Outre l’EHF, d’autres données chiffrées peuvent nous aider à quantifier les locuteurs
de l’arabe maghrébin en France. Il s’agit d’abord de données collectées directement par nous,
i.e. le nombre de candidats à l’ancienne épreuve facultative d’arabe « dialectal »23 au bacca
14
FILHON, 2004, p. 97.
LAHIRE, 1998.
16
FILHON, 2004, p. 169.
17
LEPOUTRE, 2005, pp. 290-304. Son travail aboutit à une remise en question de cette notion de « mémoire familiale ».
18
Ibid., pp. 303-304.
19
Enquête menée à l’occasion du recensement de 1999 par l’Insee et l’Ined.
20
DEPREZ et al. 2002, p. 3.
21
Ibid., fig. 1, p. 2.
22
Ibid., fig. 2, p. 3.
23
On avait le choix entre arabe marocain, algérien, tunisien, égyptien ou syro-libano-palestinien.
15
45
lauréat. Cette épreuve de langues « ne faisant pas l’objet d’un enseignement », se déroulait à
l’oral jusqu’en 1994. De 1995 à 1999, à cause du nombre très important de candidats rendant
difficile l’organisation de ces oraux, l’épreuve est devenue écrite et l’organisation en a alors
été confiée à l’Inalco24. En 1999, 9 886 candidats ont choisi l’arabe maghrébin, soit 76,6 % des
12 908 candidats pour les 28 langues vivantes concernées par l’épreuve, et 1,95 % du total des
candidats au baccalauréat au niveau national, ce qui semble considérable (voir Caubet 2003
et 2008).
On ne peut pas établir précisément le nombre de personnes établies en France ayant
un lien avec le nord de l’Afrique ; toutefois, parmi elles, une estimation de 3 à 3,5 millions de
personnes peut être raisonnablement avancée en ce qui concerne les personnes de religion musulmane (estimation réalisée en recoupant plusieurs sources, voir Caubet, 2008, pp.172-173).
Il s’agit d’une estimation basse qui n’inclut probablement pas les personnes nées en France
depuis les années 1970, ni celles nées avant 1962 pendant la colonisation. Il convient également d’y ajouter les arabophones de confession juive qui ne sont pas faciles à estimer (environ
300 000 juifs originaires du Maghreb en 2002 selon une étude menée par le Fonds social juif
unifié, mais combien parlent encore l’arabe ?). Enfin, il faudrait aussi pouvoir distinguer dans
cette population les arabophones des berbérophones25, en ayant à l’esprit qu’une proportion
non négligeable de ces derniers parle (et parfois transmettent) aussi l’arabe maghrébin. Salem
Chaker (2004) parle de 35 % de berbérophones pour lesquels il avance le chiffre de 1,5 à 2 millions de locuteurs, ce qui donnerait, entre 2,8 et 3,7 millions d'arabophones de tous âges.
46
Les enquêtes qualitatives
Par enquêtes qualitatives, on entend des enquêtes sociolinguistiques basées sur des
études de cas à partir d’entretiens, d’observations ou d’enregistrements de conversations.
La transmission, nous l’avons souligné plus haut, est un phénomène dynamique et
interactionnel26. C’est pourquoi il faut s’intéresser à divers facteurs non-insitutionnels susceptibles d’influencer cette interaction dans le sens d’une appropriation par les enfants de ces
langues. Ainsi, le parcours scolaire, le milieu social, le mode d’habitat, les réseaux sociaux et
communicationnels auront leur importance au même titre que la volonté ou les compétences
linguistiques des parents comme des enfants. Ces facteurs de transmission sont sans aucun
doute trop nombreux et trop divers pour être recensés de manière exhaustive.
Les facteurs familiaux de transmission
En l’absence de soutien institutionnel, à partir des travaux que nous avons effectués
(voir notamment Caubet 2002, Barontini 2005 et 2006), on peut cependant dégager quelques
facteurs qui favorisent la transmission :
> la plus ou moins grande compétence des parents, ou de l’un des deux, en français ;
> une volonté parentale consciente de transmission, qui suppose de sa part une
forme de sécurité linguistique ;
24
Jusqu’à sa suppression définitive par le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Jack Lang (le 1er février 2001).
Salem Chaker propose une estimation avoisinant 1,5 million de berbérophones en France, deux tiers étant d’origine
algérienne et un tiers d’origine marocaine (CHAKER 2004).
26
LEPOUTRE, 2005, pp. 303-304.
25
> des séjours réguliers (pour les vacances, par exemple) dans le pays d’origine des
parents ou grands-parents ;
> l’absence de stigmatisation et l’accompagnement dans l’apprentissage par l’entourage, en France ou dans les pays du Maghreb, où bien souvent les enfants sont
accusés de mal parler l’arabe et ainsi éviter d’éventuels blocages ;
> un rôle primordial des grands-mères, avec lesquelles les enfants entretiennent
souvent des liens affectifs forts ;
> le rôle d’intermédiaires joué par certains enfants entre leurs parents, certains
membres de la famille ou mêmes des amis de leurs parents et les administrations
françaises ;
> un entourage arabophone (amis des parents, proches hébergés temporairement à
leur arrivée en France, employés de maison, « nounous », etc.).
Pour les personnes de religion juive, la synagogue peut curieusement se révéler un
lieu de pratique intense de l’arabe, dans les conversations entre les fidèles, dans les plaisanteries, voire dans certaines parties du culte.
Certains de nos informateurs investissent d’ailleurs leur connaissance de l’arabe maghrébin, acquise en famille, dans le cadre du travail (dans le secteur social et des services).
Les facteurs sociaux de transmission
On ne soulignera jamais assez l’importance d’une valorisation extérieure au milieu familial et sa possibilité de dynamiser la transmission dans la famille, même lorsqu’il ne s’agit que
d’une connaissance passive. On rappellera l’importance des pratiques sociales dans cette transmission, surtout si cette langue apparait de façon médiatisée dans le domaine public et sort du
strict cadre familial pour devenir un élément à part entière de la culture française, comme c’est
le cas de nos jours (voir Caubet 2004 et 2007a). Il suffit de voir l’aventure du « cht’i » autour du
film de Dany Boon au début 2008. En 1998, la France a connu le phénomène « 1, 2, 3 Soleil »,
avec le concert à Bercy des « trois ténors du raï », Rachid Taha, Khaled et Faudel. Les albums,
DVD et singles se sont vendus à 1,5 million d’exemplaires en 1998-99, dopant les ventes des
« musiques du monde » qui en 1999 ont dépassé le jazz (7 % des ventes) et rejoint la musique
classique avec 12 % des ventes (voir Caubet 2004).
Dans l’avenir : reconnaissance institutionnelle ou dans
la société civile ?
Il arrive que la reconnaissance institutionnelle d’une langue arrive trop tard, lorsque
la langue a perdu sa vitalité sociale, ce qui n’est pas le cas de l’arabe maghrébin en France,
comme le montrent notamment les exemples cités dans cet article. Les langues et les cultures
peuvent parfois connaitre une certaine « revitalisation », un regain de pratique grâce à des stimulations extérieures au cercle familial venues de la société civile ; elles peuvent alors développer,
à côté des pratiques strictement vernaculaires, des usages véhiculaires, introduisant ainsi une
forme de pluralité et de partage sur la place publique. Les artistes ont un rôle important dans
ce phénomène, mais également les pratiques nouvelles et créatives dans les parlers jeunes.
Pour ce qui est de l’arabe maghrébin, on voit tous les jours s’installer en France une forme de
47
familiarité, voire de banalisation qui est de bon augure pour sa vitalité.
Bibliographie
48
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Que sait-on de la pratique et
de la transmission du berbère
en France ?
Salem CHAKER
Inalco, Paris
Deutsch
Zum Gebrauch der berberischen Sprache und deren Vermittlung in Frankreich. In Ermangelung
systematischer Beobachtung und verfügbarer Daten ermöglicht es dieser Überblick, Wege und Probleme
kritisch und vorsichtig zu identifizieren. Diese sollten in der Zukunft zu methodischen Studien führen.
Basierend auf der Geschichte und Soziologie der nordafrikanischen Zuwanderung werden mögliche Zahlen
für Berberischsprachige (als „Berberophonie“ bezeichnet) in Frankreich vorgeschlagen. Der Gebrauch und
die Vermittlung der Berbersprache werden untersucht. Dabei unterscheiden wir zwischen „vergangener
Periode“, gekennzeichnet durch eine dominante „Berberophonie“, und „neuerer Periode“, einer Zeit des
Wandels.
Es werden zwei andere Aspekte herbeigeführt, einserseits der qualitative Aspekt einer starken (in Frankreich alt eingesessenen) berberischen Produktion auf Kulturebene, die auf der Musikszene wohl bekannt
ist; andererseits der quantitative Aspekt basierend auf dem 1995 eingeführte Wahlfach Berberisch beim
französischen Abitur (Baccalauréat).
English
“What do we know about the practice and about the transmission of the Berber in France?”
For lack of systematic observations and of reliable data, this panorama proposes a critical and careful
exploration, which essentially identifies tracks and problems which will have to be the object of methodical
studies in the future.
From elements known for the history and for the sociology of the North African immigration, it presents
a careful estimation of “berberophony” in France, as well as an evaluation of the practice and the transmission of Berber, distinguishing the “former ages” characterised by a dominant “berberophony” and
the “recent times”, for which they seem more uncertain. It also uses for this purpose, two other support
points: the qualitative indication of a Berber strong (and long-lasting in France) Berber cultural production (notably through the music scene) and the quantitative data from the optional test of Berber at the
“Baccalaureat” since 1995.
Introduction
La réponse à la question pourrait être lapidaire, car en la matière, « l’état de l’art »
est des plus lacunaires : en un mot, on peut dire que l’on ne sait pas grand-chose de précis
concernant la pratique et la transmission du berbère en France, ni sur leurs évolutions. Il n’existe
quasiment aucune étude spécifique, fondée sur des travaux et enquêtes de terrain ayant une
certaine ampleur et une certaine régularité ; tout au plus des sondages, des « coups de projec-
49
teur » et quelques rares travaux très ponctuels, à la signification incertaine.
Situation guère étonnante, dont les causes sont nombreuses, générales et particulières :
> générales, d’abord, puisque la France ne dispose pas de recensements linguistiques réguliers qui permettraient de savoir où en est le berbère comme toute autre
« langue de France » ;
> particulières, parce que le berbère est une langue « peu visible », historiquement
dominée, marginalisée dans les pays d’origine, quasiment absente de toutes les
institutions publiques, en France comme dans les pays d’origine, sans tradition écrite
constituée… En fait, dans le contexte de l’immigration, le berbère est une langue
« doublement dominée ».
Pour esquisser une réponse à la question initiale, on ne peut guère se référer que :
> aux données globales de la sociologie et de l’histoire de l’immigration ;
> aux données déjà anciennes des enquêtes de l’Ined1 (Tribalat 1992/1995) et de
l’enquête « Familles » de 1999 (Insee2 & Ined), sources qui, pour le berbère sont
imprécises et problématiques à plusieurs points de vue (cf. infra) ;
> à quelques rares études ponctuelles sur la pratique et la transmission : mémoires
de maitrise ou DEA soutenus à l’Inalco3 ou à l’université de Paris V ;
> aux données des épreuves de berbère au Baccalauréat et aux inférences que l’on
peut en tirer.
50
Pour l’essentiel, le champ reste donc à explorer.
Éléments d’histoire et sociologie
Une évaluation délicate
La présence de la langue berbère en France est évidemment directement liée à
l’histoire coloniale et aux flux migratoires venus d’Afrique du Nord. Les régions berbérophones
d’Algérie (la Kabylie dès le début du XXe siècle), puis du Maroc (après 1945) ont longtemps
fourni l’écrasante majorité des immigrés maghrébins. Presque toutes les zones berbérophones
importantes comptaient en effet une population dense que l’économie locale ne parvenait plus
à nourrir. Les deux guerres mondiales, avec la mobilisation et la réquisition de travailleurs et la
grande misère qu’elles ont induites, ont accentué cette mobilité.
Jusqu’aux indépendances (Maroc : 1956, Algérie : 1962), l’immigration nord-africaine
en France a donc été majoritairement berbérophone. Après la décolonisation, les courants
migratoires se diversifient et deviennent de plus en plus nationaux, tant à partir de l’Algérie que
du Maroc. La proportion de berbérophones en France tend alors à se rapprocher de celle que
l’on observe dans les deux pays de départ.
On l’estimera à un minimum de 35 % de l’ensemble de la population originaire
1
Institut national des études démographiques.
Institut national de la statistique et des études économiques.
3
Institut national des langues et cultures orientales.
2
d’Afrique du Nord établie en France, quel que soit son statut juridique. Le pourcentage de 28 %
de berbérophones avancé par Michèle Tribalat (1995) nous parait notoirement sous-évalué.
La divergence s’explique sans doute par le fait que l’enquête portait sur un échantillon limité,
numériquement et surtout géographiquement, de personnes d’origine étrangère et non sur une
évaluation à partir des données globales des flux de populations. Or, on sait que l’immigration
berbère est caractérisée par des concentrations géographiques très marquées (cf. infra), et une
faible « visibilité », notamment pour les Kabyles, qui constituent une immigration très ancienne,
bien intégrée et donc souvent difficile à repérer.
Par ailleurs, la population berbérophone se renouvelle en permanence par arrivée
de nouveaux locuteurs venus des pays d’origine, malgré l’arrêt de toute immigration officielle,
sans que l’on dispose d’un quelconque outil statistique puisque ces nouveaux arrivants sont,
au mieux, répertoriés comme « Algériens » ou « Marocains »… Rien qu’entre juin 1998 et l’été
2002, selon des estimations tout à fait dignes de foi, entre 80 000 et 100 000 réfugiés kabyles,
essentiellement des jeunes gens, sont arrivés en France, suite à deux épisodes de répression
violente en Kabylie4.
Si l’on retient une fourchette de 4 à 5 millions de personnes d’origine maghrébine,
le nombre de berbérophones en France doit se situer entre 1,5 et 2 millions de personnes. Il
ne s’agit évidemment que d’une estimation, mais elle est compatible à la fois avec ce que l’on
sait du phénomène migratoire et de ses évolutions, et avec les chiffres de la population berbérophone dans les deux pays concernés (20 à 25 % en Algérie ; 40 à 45 % au Maroc).
Mais, bien sûr, ce n’est là qu’une estimation du nombre de personnes « d’origine
berbère » (= issues d’une région berbérophone), et non du nombre constaté de locuteurs de la
langue berbère ! Car le « berbérophone d’origine » n’est pas nécessairement un berbérophone.
Du moins dans la situation actuelle, car on doit nettement distinguer sur ce plan les « âges anciens » de l’immigration (en gros jusqu’aux indépendances) et le contexte actuel.
Les « âges anciens » : une berbérophonie prédominante, sinon exclusive
Dans les « âges anciens », quand l’immigration était constituée presque exclusivement de travailleurs, il est certain que tout immigré issu d’une région berbérophone était effectivement berbérophone. Cette donnée d’évidence tient à ce que ces immigrés anciens venaient
directement des régions rurales berbérophones, à dominante monolingue et, le plus souvent,
n’avaient pas été, ou que faiblement, scolarisés. Arrivaient donc en France essentiellement
des berbérophones monolingues ou ayant tout au plus (pour les Kabyles) une connaissance
élémentaire du français ou de l’arabe maghrébin (pour les Marocains). De plus, hommes isolés,
la plupart rentraient régulièrement « au pays » où était restée leur famille et où naissaient leurs
enfants. Le pays d’origine (en fait, le village) restait l’horizon et l’avenir uniques de l’immigré.
De plus, l’implantation en France se faisait toujours selon les villages et les régions5 :
l’immigré ancien vivait et travaillait avec « ses pays », avec lesquels il ne parlait que le berbère.
L’acquisition du français se limitait bien souvent au strict minimum nécessaire aux échanges sur
4
Crise de juin 1998 consécutive à l’assassinat du chanteur Matoub Lounès et crise dite « des Arch-s » (de mai 2001 à
fin 2002), qui a donné lieu à de violents affrontements et à des manifestations de grande ampleur. Cette dernière crise
a officiellement entrainé la mort de 125 personnes parmi les manifestants. Cf. Chaker & Doumane : « La Kabylie et la
question berbère en Algérie : tensions cycliques et inachèvement », Les Cahiers de l’Orient, 84, dec. 2006, p. 47-86.
L’estimation du nombre de « réfugiés » (le statut réel des personnes concernées est évidemment très divers) provient
d’un mémorandum remis à la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève (nov. 2002) et au ministre français
de l’Intérieur d’alors (N. Sarkozy) (sept. 2003).
5
Le travail de Karima Sliman-Dirèche (1997) montre bien ce saisissant phénomène de « translation » géographique, d’un
village, d’une tribu déterminée, vers une rue, un quartier ou une ville française déterminée.
51
les lieux de travail. Le cas était fréquent de ces ouvriers kabyles ou chleuhs qui, après un quart
de siècle passé sur les chantiers ou dans les usines en France, baragouinaient un français à
peine compréhensible. Les sociologues de l’immigration ont beaucoup insisté sur « l’isolement,
l’hermétisme, la marginalité socio-économique et topographique qui font de ces groupes des isolats linguistiques et culturels en terre française » (par exemple Bouguessa, 1981, p. 52).
Bien entendu, ce qui était la règle pour la grande masse des immigrés ne concernait
pas une population infime issue des élites kabyles scolarisées, parfaitement francophones,
(étudiants et intellectuels, professions libérales, cadres supérieurs de l’administration française,
etc.) qui pouvaient s’être installées en France.
Les « âges récents » : une pratique et une transmission plus incertaines
Pour la période postérieure aux indépendances des pays d’origine, la situation est
tout autre : l’immigration devient de plus en plus familiale, les enfants naissent en France, vivent
et sont scolarisés en France. Les liens sont très épisodiques avec les pays d’origine6. Le problème est donc de savoir dans quelle mesure le berbère est transmis aux nouvelles générations
et dans quelle mesure sa pratique se maintient, dans et en dehors de la cellule familiale, dans
cette situation nouvelle.
Des observations convergentes semblent indiquer que la pratique quotidienne du
berbère est généralement le fait :
> de personnes âgées ;
> de personnes, quel que soit leur âge, ayant un lien encore fort (récent et/ou
régulier) avec la région d’origine. Cela peut être le cas y compris de jeunes gens, à
condition qu’ils soient « fraichement » arrivés de la région d’origine : étudiants venus
d’Algérie ou du Maroc, jeunes réfugiés kabyles nombreux à Paris…
52
Elle s’observe dans des lieux publics, dans la rue et sur les marchés notamment,
dans des quartiers à forte concentration berbère (Saint-Denis, Paris 19e et 20e…). Et, bien entendu, dans des lieux de convivialité spécifiques (cafés, restaurants…).
Il a été aussi très souvent noté, sur les marchés, dans les magasins, dans les taxis
(les chauffeurs de taxis kabyles sont très nombreux à Paris) que l’usage du berbère pouvait avoir
une fonction « identitaire » ou cryptique marquée : l’échange en berbère permet de se « reconnaitre », d’établir une relation de connivence, voire de complicité pour ne pas être compris des
« autres », et pouvoir éventuellement négocier une transaction sur des bases préférentielles.
Au plan de la transmission, l’enquête de l’Ined de 1999, dont les données sont synthétisées dans Héran/Filhon/Deprez (2002), indique que le berbère se transmet moins bien
que l’arabe maghrébin. Parmi les « langues de l’immigration », il arrive selon tous les critères en
5e ou 6e position, après l’arabe, le portugais, l’espagnol, l’italien, l’allemand, voire le polonais !
Ces chiffres paraissent, là aussi, très surprenants et difficilement compatibles avec les données
connues de la sociologie de l’immigration nord-africaine (cf. supra) ; les données relatives aux
« langues berbères » semblent nettement en deçà de la réalité et, ce, sans doute, pour les
mêmes raisons que celles évoquées précédemment à propos des chiffres avancés par Tribalat
(1992/1995). Raisons auxquelles il faut ajouter les incertitudes et distorsions probables liées
6
Tous les sondages que nous avons fait ou fait faire par nos étudiants auprès des candidats de l’épreuve de berbère
au baccalauréat depuis 1983 montrent que ces jeunes n’ont qu’un contact très épisodique avec le « pays d’origine » :
l’écrasante majorité n’y est pas allé plus d’une fois au cours de sa vie.
au caractère « déclaratif »7 de l’enquête et surtout à la catégorie « langues berbères » utilisée ;
au niveau de la transmission, comme à celui de la pratique, il conviendrait certainement de
distinguer entre les différentes populations berbérophones :
> les Kabyles sont la population berbère la plus anciennement établie en France ;
ils sont plus francophones, y compris au sein des familles, et leur intégration est
très avancée. Même ceux qui sont arrivés récemment de Kabylie sont généralement
parfaitement francophones. Au sein des familles, l’usage du français est largement
répandu ;
> en revanche, en milieu d’origine marocaine, Chleuhs ou Rifains, la cellule familiale
résiste encore largement à l’usage du français. La génération de parents (primo
arrivants) n’a pas été scolarisée et est généralement arrivée en France sans connaissance préalable du français.
On peut donc supposer que la pratique et la transmission du berbère sont mieux
assurées dans les familles d’origine marocaine.
Néanmoins, une monographie réalisée par une de nos étudiantes (D. Aouchiche) en
2002 sur un cas familial en région parisienne semble confirmer, voire accentuer la tendance
régressive pour ce qui est de la transmission. Dès la première génération d’enfants nés en
France (G1), le berbère n’est plus la langue usuelle ; elle n’est utilisée que dans le cercle familial avec les parents et/ou grands-parents, quasiment jamais entre les enfants, sauf pour sa
fonction cryptique. On détecte d’ailleurs des différenciations suivant la position dans la fratrie :
les ainé(e)s sont plus berbérophones que les cadets. Et il n’y a pas, ou qu’exceptionnellement,
transmission vers la deuxième génération d’enfants nés en France (G2). Tendanciellement,
la pratique active du berbère disparait presque totalement dès la génération 2. Il existe une
exception notable à ce schéma de régression accélérée : le facteur « militantisme ». Dans plusieurs cas observés, la transmission et la pratique du berbère se maintiennent par volontarisme,
chez des personnes engagées dans l’action culturelle et/ou politique au sein d’associations
berbères.
Il est également certain que la pratique et la transmission sont directement liées au
niveau socio-économique et culturel des familles et des personnes ; on peut postuler qu’elles
sont inversement proportionnelles au statut social des familles : plus on est aisé et éduqué,
moins on parle et transmet effectivement le berbère, même si la référence à la berbérité peut
être particulièrement prégnante dans ce type de milieux ! Cette considération n’est pas marginale s’agissant d’une population dont une composante importante (les Kabyles) est bien intégrée, avec un niveau d’éducation probablement légèrement supérieur à la moyenne des autres
populations venues d’Afrique du Nord. Elle explique certainement la baisse tendancielle de la
pratique et de la transmission qui a pu être constatée, de même que certaines des évolutions
constatées pour le Baccalauréat (cf. infra).
En conclusion, il semble bien que tendanciellement, dès que la présence en France
est stabilisée et durable, la pratique du berbère régresse au profit du français, même au sein
des couples composés de deux conjoints berbérophones.
7
S’agissant d’une langue très stigmatisée, les attitudes d’occultation peuvent être significatives dans certains milieux
fragiles, par rapport au français comme par rapport à l’arabe.
53
Un indice qualitatif : une production culturelle vigoureuse
54
Si l’on manque de données d’observation directe sur la pratique et la transmission,
on constate en revanche qu’il existe sur la longue durée, une vie culturelle de langue berbère
dense et diversifiée en France.
Dès les années 1930, la chanson kabyle s’enracine en France. Il existe un public
nombreux dans les cafés (avec des tournées d’artistes), des circuits de diffusion (de grandes
maisons de disques comme Pathé-Marconi ont déjà investi le champ), une présence à la radio
(émissions très écoutées en langue berbère de Radio Paris). Dès l’avant-guerre, et a fortiori
après 1945, des carrières artistiques se construisent entièrement en France, comme celle de
Slimane Azem (1913-1983), le plus grand poète-chanteur de l’immigration kabyle. Cette tradition
de la chanson kabyle en France, largement renforcée dans les années 1960-1970 par l’irruption de la cassette audio, a perduré jusqu’à nos jours ; tous les chanteurs kabyles de quelque
importance ont ou ont eu une « assise française » : le passage à l’Olympia ou au Zénith reste
pour tous une consécration.
Plus tardivement, à partir des années 1970, s’est également mise en place une activité plus intellectuelle, plus militante aussi, dans le domaine de l’écrit et de sa diffusion. Une
action régulière de diffusion et de consolidation de l’écrit est portée par le tissu associatif kabyle
en France. Elle se traduit par la publication de nombreux outils pédagogiques (initiations à l’écriture, grammaires et recueils de textes), et surtout par l’apparition d’une néo-littérature écrite qui
investit des genres non traditionnels : théâtre, nouvelle, poésie écrite et roman.
Si l’activité théâtrale proprement dite est restée modeste, malgré un répertoire de
grande qualité comme celui de Mohya, la généralisation des supports audiovisuels (vidéo puis
supports numériques) lui ont assuré une diffusion considérable, à travers les petites maisons
d’édition et de diffusion de « Barbès » et le réseau associatif.
Cette présence pérenne, et renouvelée, de la chanson berbère en France, des productions audio et audiovisuelles, de l’écrit, implique l’existence d’un public récepteur et d’un
« marché » ; elle doit évidemment être analysée comme l’indice d’un usage conséquent de la
langue berbère. Sans pour autant que cela éclaire sur la question de la transmission du fait du
renouvellement des populations (cf. supra).
Un point d’observation intéressant : le berbère au
baccalauréat
Depuis la session 1995, une épreuve facultative écrite de langue berbère peut être
présentée au baccalauréat. Le berbère s’intègre dans un ensemble de 27 langues qui peuvent
être présentées en épreuve facultative (seuls les points au-dessus de la moyenne sont pris
en compte). Cette épreuve fait, depuis sa création, l’objet d’une convention entre l’Éducation
nationale (DGESCO8) et l’Inalco qui, chaque année, prépare les sujets et assure la correction des
copies pour l’ensemble des académies métropolitaines.
Depuis 1995, le nombre de candidats en berbère est progressivement passé de
1 350 pour culminer à 2 250 (session 2004). Depuis 2004, les chiffres se sont stabilisés, avec
8
Direction générale de l’enseignement scolaire.
tendance au tassement (autour de 1 800). Les candidats proviennent de toutes les académies,
avec une écrasante majorité pour la région parisienne et les grandes métropoles urbaines, à
forte population d’origine maghrébine ; par ordre d’importance : le Nord (Lille-Roubaix), Amiens,
Lyon, Saint-Étienne, Aix-Marseille.
Jusqu’en 2000, avec quelques légères fluctuations selon les années, la répartition
entre les dialectes a été conforme à ce que l’on pouvait attendre : une nette majorité pour le
kabyle (plus de 60 %) et environ 40 % pour les deux dialectes marocains – avec une percée
inattendue pour le rifain dès son introduction en 1999. Puis, progressivement, l’équilibre entre
les dialectes a évolué en faveur du Maroc, jusqu’à un véritable renversement de situation ; l’ensemble chleuh + rifain représente désormais environ 65 % des copies (en 2004 : chleuh = 40 %,
rifain = 25 %, kabyle = 35 %). Cette répartition, qui semble désormais stabilisée, traduit une
désaffection certaine des Kabyles – en valeur absolue comme en pourcentage – et une montée
en puissance des berbérophones d’origine marocaine.
Plusieurs hypothèses explicatives peuvent être envisagées, qui mériteraient d’être
vérifiées par des enquêtes auprès des candidats, parmi lesquelles des considérations très
directement liées au questionnement initial : la baisse sensible du kabyle reflète certainement
la baisse de la pratique et la non-transmission dans les familles kabyles.
Mais, quoi qu’il en soit, il existe une demande significative et stabilisée depuis plus
d’une décennie pour la langue berbère dans le cadre de l’examen national du baccalauréat. La
demande est très nettement supérieure à celle qui concerne les autres langues facultatives,
même les langues d’États comme le serbo-croate, le turc ou l’arménien. En fait, au niveau
quantitatif, le cas du berbère est plutôt comparable à celui des langues régionales de France
(breton, occitan…). Ce qui peut être interprété comme l’indice d’un attachement fort, voire
militant, à la langue.
Conclusion
Ce panorama à grands traits de la situation du berbère en France, aux plans de la
pratique et de la transmission, identifie un ensemble de pistes et de problèmes à explorer, plus
qu’il ne décrit précisément une situation, pour laquelle trop de données et observations fiables
manquent. Il dessine une situation apparemment paradoxale, caractérisée à la fois par une très
probable tendance régressive – quelles que soient les incertitudes des enquêtes de l’Ined – et,
en même temps, une présence culturelle et une affirmation identitaire forte et bien ancrée.
Un vaste programme de travail attend donc les jeunes générations de sociolinguistes !
Orientation bibliographique
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55
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56
Les langues africaines
en France
Fabienne LECONTE
Université de Rouen
EA 4035 Lidifra
Deutsch
In der Vergangenheit wurde die Vielfalt der in Frankreich gesprochenen schwarzafrikanischen Sprachen
von den Behörden kaum berücksichitigt, da die französische Ideologie, was Sprachen anbelangte, andere
Sprachen als Französich übersah und mit Mehrsprachigkeit wenig vertraut war. Diesem Mangel an Wissen
um die Vielfalt der schwarzafrikanischen Sprachen versucht folgender Beitrag entgegenzuwirken und
fokussiert auf schwarzafrikanische Sprachen in der Normandie (Rouen), wo zahlreiche Zuwanderer aus
Afrika sich niederlassen haben. Zunächst wird eine kurze Biographie schwarzafrikanischer Migranten aus
sozialer und sprachlicher Sicht skizziert, um die Gründe für den Gebrauch bzw. den Abbau schwarzafrikanischer Sprachen in Frankreich besser zu verstehen. Anschliessend werden die Ergebnisse einer Umfrage
über Sprachgewohnheiten bei schwarzafrikanischen Familien untersucht. Zum Schluss werden diverse
Faktoren diskutiert, die einen Einfluss auf die Sprachauswahl bei schwarzafrikanischen Familien ausüben,
wie etwa: Stadt/Land, Mann/Frau, internationale Sprachen/Dialekte.
English
The diversity of Black African languages spoken in France has received little attention from the French
authority as the French linguistic ideology ignored other languages than French and is not familiar with
multilingualism. This article restores this lack of knowledge on the diversity of black African languages in
focusing on the case of black African languages spoken in Normandy (Rouen) as it is one of main place
where African migrants settled in France. First, a rapid social and linguistic biography of Black African
migrants will be reminded to better understand the reasons of maintenance or attrition of Black languages
in France. Then, the results of a survey on linguistic practices within African migrant families will be analysed. Finally, the variables (urban/rural; men/women; international languages: vernacular languages)
influencing the language choice within the Black African family will be discussed.
Introduction
Pendant longtemps la spécificité linguistique des migrants originaires d’Afrique noire
en France est restée peu connue. Mais l’Afrique est le continent du plurilinguisme et les situations sociolinguistiques africaines apparaissent complexes à des Européens habitués à l’équivalence « un pays égale une langue ». Si fausse qu’elle soit, cette représentation n’en demeure pas
moins collectivement partagée. Pour preuve, les services statistiques de l’État français ont séparé, jusqu’à une date récente, les personnes originaires d’Afrique noire entre « francophones »
et « non francophones » selon la langue officielle du pays d’origine. Pourtant la langue officielle
du pays d’origine ne présage pas du degré de francophonie des personnes puisqu’on estime
entre 10 et 60 %, selon les pays officiellement francophones, le pourcentage de la population
57
parlant effectivement le français. L’absence de statut officiel a d’autant plus contribué à l’occultation des langues africaines que la France est marquée par plusieurs siècles de lutte politique
de l’État pour asseoir la domination d’une langue unique sur le territoire. L’unité linguistique fut
longtemps confondue avec l’unité nationale. De surcroit, la politique linguistique consistant à
imposer le français dans tous les actes de la vie publique s’est prolongée dans les colonies.
L’importance des questions linguistiques en France, au Québec, au Kurdistan et ailleurs montre
bien que, pour les États comme pour les individus, les langues ne se limitent pas à des systèmes
linguistiques permettant la communication entre les personnes ou les groupes qui les parlent.
Leur fonction symbolique est évidente lorsqu’un État légifère sur la place dévolue
à chaque langue parlée sur son territoire ou lorsqu’une famille instaure des règles pour gérer
le plurilinguisme en son sein. Dans les deux cas, on met en place de véritables politiques linguistiques pour promouvoir certaines langues du répertoire ou, au contraire, tenter de juguler
l’influence d’autres perçues comme menaçantes. Dès lors, les choix linguistiques des familles
africaines en situation d’immigration sont un puissant révélateur des stratégies identitaires
des adultes qui doivent composer entre l’attachement au groupe d’origine, à leurs cultures
premières et l’insertion en France qui implique, pour les adultes, la maitrise du français oral.
Tension dans laquelle il faut inscrire l’espoir d’un avenir meilleur pour les enfants, qui passe
obligatoirement par la maitrise du français écrit. La famille n’est toutefois pas un bloc homogène
face à la société d’accueil. Hommes et femmes, parents et enfants, ainés et cadets, ont des
histoires singulières, ce qui implique des répertoires linguistiques différents et conduit à des
rôles particuliers vis-à-vis des autres membres de la famille et de la société d’accueil. Ces rôles
peuvent évoluer dans le temps.
58
Biographies sociales et langagières
L’immigration africaine en France est ancienne. Ce n’est pas le lieu ici de détailler
l’histoire de l’immigration originaire d’Afrique noire en France1. Notons tout de même que les
pionniers furent les marins manjak2 (Guinée-Bissau, Sénégal) et soninké (Mali, Mauritanie, Sénégal) qui bénéficièrent de la levée de l’interdiction de débarquer dans les ports français qui
frappait les marins noirs jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. L’immigration manjak
et soninké s’est intensifiée après la Seconde Guerre mondiale, bientôt suivi par des Pulaar
(Mauritanie, Sénégal). À cette immigration d’hommes seuls appartenant à des groupes structurés, s’est ajoutée, de façon beaucoup moins massive, une immigration plus individuelle de
personnes appartenant aux autres groupes ethniques du Sénégal et du Mali ainsi qu’aux autres
pays d’Afrique noire, francophones en particulier. À partir de la fin des années 70, on note à
la fois une intensification du regroupement familial, qui s’est opéré de manière décalée selon
les groupes ethniques, et une diversification de l’immigration africaine due aux difficultés tant
politiques qu’économiques traversées par le continent. La migration n’est plus seulement le fait
d’hommes jeunes qui viennent travailler en France et qui, éventuellement, sont ensuite rejoints
par leurs familles, mais concerne aussi des citadins fuyant des villes côtières aux situations
troubles.
1
Les lecteurs intéressés consulteront Nicollet, 1993, Leconte, 1997.
Je signale en premier lieu les groupes ethniques des migrants parce que les frontières héritées de la colonisation ont
divisé des territoires qui étaient relativement homogènes sur le plan ethnique ; qui plus est, en Afrique, le même nom
désigne la langue et le groupe ethnique qui la parle. Enfin ce sont rarement les membres des groupes majoritaires qui
émigrent.
2
Il convient en outre de signaler que la migration africaine se concentre dans les
régions d’Ile-de-France et de Haute-Normandie, pour des raisons liées, à la fois, à l’histoire et
au marché du travail. Les régions d’implantation des Africains en France suivent la vallée de la
Seine, où la concentration dans des usines métallurgiques et chimiques est particulièrement
dense. On note, toutefois, des différences dues aux réseaux migratoires. Ainsi, les Maliens
(surtout des Soninké) sont majoritaires en région parisienne, alors que les Sénégalais le sont
en Seine-Maritime, chaque ville ou agglomération française présentant des particularités dues
à l’histoire des réseaux.
La diversité des populations originaires d’Afrique noire présentes en France se retrouve aussi dans la diversité des répertoires langagiers. Le point commun à l’ensemble des
pays d’origine est d’avoir promu une langue européenne, généralement le français, au rang
de langue officielle (quelquefois unique), même si cette langue est parlée par une minorité de
locuteurs seulement. Mais en Afrique noire, un individu est souvent conduit à apprendre cinq,
six langues ou même plus, au cours de son existence. On peut imaginer le scénario théorique
suivant : un enfant apprendra en premier lieu la langue de son père, qui deviendra sa langue ethnique et celle de sa mère, si elle est différente de la précédente, puis les langues des coépouses
éventuelles et des groupes voisins et alliés. Si les langues précédentes sont de simples vernaculaires, il apprendra aussi, par la suite, une ou plusieurs langue(s) véhiculaire(s) du pays ou de
la région. Enfin, s’il est scolarisé, il apprendra la langue européenne, médium d’enseignement.
Toutes les langues n’ont cependant pas les mêmes connotations affectives. En milieu rural
traditionnel, la hiérarchie affective recoupe, le plus souvent, l’ordre d’acquisition des idiomes.
En revanche, dans les grandes villes, les solidarités ethniques tendent à se diluer, au profit de la
promotion individuelle et le véhiculaire local peut bénéficier de connotations positives puisqu’il
permet l’intégration à la ville, de même que la langue européenne, qui est la langue de la réussite
sociale et de la modernité.
Des choix de transmission contrastés
Afin de mesurer la vitalité des langues africaines en France, j’ai effectué, à partir de
1993, une série d’enquêtes dans la région rouennaise. Les objectifs de cette recherche étaient,
entre autres, de connaitre les pratiques langagières dans les familles africaines et les choix de
transmission effectués par les adultes. Je me suis aussi intéressée aux pratiques langagières
de la deuxième génération, dans et hors la cellule familiale, ainsi qu’à ses attitudes. La façon
dont les enfants et les adolescents se situent vis-à-vis des langues en présence, le regard qu’ils
portent sur leur bilinguisme et celui de leurs parents, sont de puissants révélateurs de leur
construction identitaire. D’autres recherches connexes effectuées depuis lors (Leconte, 2000,
2001 ; Leconte et Mortamet 2005 et 2008) confirment les grandes tendances observées lors
des premières enquêtes. On note cependant une diversification des origines nationales ainsi
qu’une plus grande proportion de citadins dans les nouveaux arrivés, ce qui n’est pas sans
conséquence sur leur répertoire langagier lors de leur arrivée. Ces citadins, qui peuvent être
des adolescents rejoignant après coup leur famille, maitrisent souvent les véhiculaires urbains
mieux que les langues vernaculaires et ont une compétence de base dans les langues officielles
et de scolarisation.
Au terme de l’enquête par questionnaire écrit, une trentaine de langues africaines
ont été recensées, parlées dans douze pays différents et considérées par les enfants comme
« la langue (ou une des langues) dans laquelle ils avaient appris à parler ». Ils n’ont été que 17 %
59
60
à citer le français, en plus de la langue africaine, comme langue première, alors que la majorité
des répondants sont nés en France. Par ailleurs, 5 % de l’échantillon cite plus d’une langue
africaine : il s’agit d’enfants nés en Afrique, qui ont appris conjointement la ou les langue(s)
première(s) de leurs parents et/ou celle de l’environnement. Malgré l’impression d’éparpillement linguistique donnée par ces résultats, cinq langues dominaient incontestablement le
marché linguistique dans la région rouennaise. Quatre d’entre elles sont parlées au Sénégal et
dans les pays qui lui sont frontaliers : le pulaar (101 questionnaires), le manjak (82), le soninké
(30) et le wolof (18). Celui-ci est à la fois la langue de l’ethnie wolof (qui représente 40 % de la
population du pays) et la langue véhiculaire du Sénégal (elle est parlée par environ 80 % des
Sénégalais). Les familles représentées ici sont d’ethnie wolof. Le faible nombre de réponses
pour le wolof tient aux langues considérées par les enfants comme leurs langues premières
et ne rend pas compte de sa diffusion dans la région. La quasi-totalité des adultes sénégalais
parle wolof et l’utilise comme langue commune pour la communication interethnique, mais - y
compris lorsqu’ils ont grandi en zone wolophone et qu’il s’agit de la langue dans laquelle ils sont
dominants - ils choisissent de transmettre à leurs enfants la langue de leur groupe ethnoculturel.
La cinquième langue, le lingala (50 questionnaires), est une grande langue véhiculaire, parlée
au Congo-Brazzaville et au Congo-Kinshasa. Ici, il s’agit surtout de personnes originaires des
régions de Brazzaville et de Kinshasa, qui ont fui leur pays suite à la dégradation brutale des
situations politiques et économiques des deux Congo, dans les années 1980.
Afin d’appréhender les choix de transmission des adultes, nous retiendrons les réponses aux questions : « Dans quelle(s) langue(s) ta mère te parle-t-elle ? » et « Dans quelle(s)
langue(s) ton père te parle-t-il ? ». Les résultats ci-dessous ont déjà quelques années, mais il ne
semble pas y avoir eu d’évolutions notables depuis lors. Nous ne traitons pas ici des langues
faiblement représentées - une trentaine de langues pour une soixantaine de questionnaires, qui
mériteraient un traitement au cas par cas, tant sont diverses les situations.
Tableau 1
« Dans quelle(s) langue(s), ta mère te parle-t-elle ? » En %
Langue première
langue africaine
français
Manjak (82)
68
7
Pulaar (101)
76
3
Soninké (30)
70
10
Wolof (18)
33
39
Lingala (50)
18
32
Les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre de questionnaires pour chaque langue.
Langue première
Manjak (82)
Pulaar (101)
Soninké (30)
Wolof (18)
Lingala (50)
Tableau 2
« Dans quelle(s) langue(s), ton père te parle-t-il ? » En %
langue africaine
français
60
12
67
7
47
10
32
39
2
63
les deux
25
21
20
28
50
les deux
28
32
43
28
36
Les choix des adultes sont rarement contestés par les enfants. Aux questions inversées (« Dans quelle langue, parles-tu à ton père, à ta mère ? »), on note des résultats similaires.
Lorsque le décalage existe, il s’opère soit entre la langue africaine employée seule et celle-ci
alternée ou mêlée avec le français (c’est le cas le plus fréquent dans le groupe Sahel), soit entre
l’emploi conjoint des deux langues et le français seul (pour l’autre groupe).
On note que les langues vernaculaires, parlées par les migrants d’origine rurale, sont
davantage transmises aux enfants, en France, que les véhiculaires urbains. Le wolof, qui est à
la fois la langue d’un groupe ethnique et la langue véhiculaire du Sénégal, occupe une position
intermédiaire entre les langues vernaculaires (pulaar, manjak et soninké), qui sont transmises,
et le lingala, véhiculaire urbain non rattaché à un groupe ethnique, peu parlé en France dans la
communication parents-enfants. Lorsque les adultes ont abandonné, avant la migration, leurs
langues ethniques, au profit de la langue d’intégration à la ville (le véhiculaire local), ils privilégient avec leurs enfants la langue d’intégration dans le nouvel univers urbain, le français, qui est
en outre la langue de l’élite africaine. Pour un informateur congolais, ses compatriotes agissent
ainsi, car « le français est une langue de promotion sociale pour leurs enfants. » Les langues
urbaines, porteuses des traits de la modernité et de la promotion sociale, résistent difficilement
à la « concurrence » du français, porteur lui aussi des mêmes traits. Toutefois, si le lingala est
peu transmis aux enfants, il continue à être employé quotidiennement par les adultes congolais
entre eux.
À l’inverse, les langues vernaculaires sénégalaises, porteuses d’un patrimoine culturel
traditionnel, sont transmises aux enfants. Le critère faisant intervenir l’origine rurale ou urbaine
des locuteurs intervient effectivement dans la transmission du patrimoine linguistique d’origine
aux enfants, même s’il n’est pas le seul, le critère d’urbanité étant souvent couplé avec une
meilleure maitrise du français avant l’arrivée en France. L’urbanisation rapide de l’Afrique noire
est un phénomène encore trop récent pour que les locuteurs reconnaissent aux véhiculaires
urbains des valeurs culturelles suffisamment fortes pour qu’ils soient transmis. Ce phénomène
est encore accentué dans le cas des migrants originaires du Sénégal et des pays limitrophes,
qui sont en France, pour la majorité, depuis plus de vingt ans. Ils ont assisté de l’extérieur à
l’explosion de la population urbaine et aux changements radicaux qui en ont résulté. Dans ces
conditions, il importe avant tout que les enfants connaissent le patrimoine culturel traditionnel
et continuent d’appartenir, tout du moins symboliquement, au terroir d’origine. Les adultes justifient les choix de transmission linguistique en des termes référant aux valeurs culturelles, véhiculées par les langues : « C’est nos valeurs. Un enfant doit parler la langue de ses parents ».
J’ai par ailleurs pu comparer mes résultats avec ceux qui ont été obtenus lors d’une
enquête similaire effectuée à Dakar (Dreyfus, 1995) aux mêmes dates. Il s’avère que le manjak
et le soninké, langues minoritaires et minorées dans les deux situations, sont beaucoup plus
transmis et revendiqués par les enfants comme langue identitaire, en France, dans un contexte
d’altérité culturelle radicale, que dans la capitale du Sénégal, où ces deux langues sont en
perte de vitesse, au profit du wolof, pour la génération née à Dakar. En revanche, le pulaar, vu
les spécificités historiques et culturelles attachées à cette langue, résiste aussi dans la capitale
sénégalaise.
On aboutit à une situation apparemment paradoxale, où une langue de faible diffusion, comme le manjak, langue non écrite et ne bénéficiant pas de description ou de norme
reconnue, résiste non seulement mieux en France qu’à Dakar, mais aussi mieux en France
qu’une langue de grande diffusion comme le lingala, dont les « bases arrières » africaines sont
pourtant beaucoup plus solides.
61
Les apprentissages langagiers dans la famille
62
La langue africaine choisie par les parents cohabite avec le français dans la grande
majorité des familles, mais on observe un décalage entre le répertoire des enfants et celui des
parents. Bien souvent, les enfants ne maitrisent qu’une seule langue africaine, surtout s’ils
sont nés et ont grandi en France, et n’ont pas, de ce fait, bénéficié du plurilinguisme africain.
La différence la plus notable entre les générations, réside dans le fait que les parents restent
dominants dans une de leurs langues premières, alors que les enfants deviennent ou sont appelés à devenir dominants en français. De ce fait la langue la plus couramment employée, pour
la communication dans la fratrie, est le français.
Dans le même esprit, j’ai observé que pour les groupes qui transmettent leurs langues, il y avait fréquemment une répartition des apprentissages langagiers entre les parents et
les ainés. Les premiers se chargent de transmettre leurs langues et leur culture premières, alors
que les seconds apprennent le français aux plus jeunes. Ainsi, à l’intérieur d’une même fratrie,
les cadets ont une compétence minimale en français, quand ils rentrent à l’école maternelle, ce
qui n’était pas toujours le cas de leurs frères et sœurs plus âgés. Ce que les grands se chargent
d’apprendre aux petits ne se limite pas à une compétence en langue stricto sensu, mais déborde
largement vers une compétence langagière et culturelle, leur permettant de ne pas être perdus
dans un univers linguistique et culturel inconnu, lorsqu’ils entrent à l’école.
Lors d’une enquête portant sur le récit enfantin (Leconte 2000a, 2005), menée
auprès d’enfants de 5 à 6 ans issus de l’immigration, j’ai constaté que les ainés, les filles surtout, racontaient le plus souvent en français des histoires à leurs frères et sœurs plus jeunes.
Là encore, on assiste à une répartition des tâches dans l’éducation langagière des petits : les
parents racontent, le plus souvent en langue première, la vie « réelle » et le passé de la famille
dans le pays d’origine, afin que l’enfant ne soit pas coupé de son groupe d’origine et de la famille
restée au pays. Cette transmission culturelle est rendue d’autant plus nécessaire que la famille
élargie - dont on connait l’importance éducative en Afrique - ne se trouve plus à proximité et
que les possibilités de séjour au pays sont limitées pour les enfants.
La pratique narrative, consistant pour les ainés à raconter des histoires aux petits,
n’est pas réservée aux enfants originaires d’Afrique noire, mais est partagée par l’ensemble des
fratries d’origine étrangère (Kurdes, Turcs, Maghrébins…). Pour qu’ils s’y adonnent si volontiers,
la pratique du conte en français doit être considérée par les ainés comme une part importante
de leur compétence dans cette langue. Ils reproduisent une pratique qu’ils ont aimée quand ils
étaient plus jeunes et qu’ils considèrent comme un bon moyen d’apprendre le français et de
s’initier à la lecture. Le récit d’histoire est, en quelque sorte, emblématique de la scolarisation
en maternelle et de l’acculturation à la société française. Les contes choisis appartiennent au
patrimoine traditionnel français, ce qui n’est pas surprenant, car leur structure et leur contenu
thématique sont à rapprocher des contes traditionnels des cultures d’origine : récits initiatiques,
personnages anthropomorphes affrontant un danger.
Les ainés ont aussi un rôle non négligeable de « passeurs de langue » auprès de leurs
parents. La majorité des parents originaires des régions rurales du Sahel n’a pas été scolarisée.
De ce fait, ces parents avaient une compétence en français faible quand ils sont arrivés en
France. Aujourd’hui, nombre d’entre eux ont acquis le français « sur le tas », ou ont adopté une
démarche volontaire d’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans des cours du soir. Le
rôle de passeur de langues des enfants est d’autant plus important auprès des femmes, moins
scolarisées que leur mari en Afrique et exerçant plus rarement une activité professionnelle.
Pour compléter ce tour d’horizon des apprentissages langagiers dans les familles,
notons que ce sont les femmes, plus que les hommes, qui sont sollicitées par les enfants, pour
une explication sur le fonctionnement de la langue africaine ou un manque lexical. Les exemples
de « trou lexical » que les enfants m’ont fournis réfèrent soit à des réalités n’existant pas dans la
culture d’origine - comme moto - c’est alors l’emprunt au français qui est utilisé, soit se référant
au temps chronologique. Mais le rapport au temps est radicalement différent entre une cité
française et un village sénégalais. Les exemples de manques lexicaux fournis par les enfants,
sont plus révélateurs des différences culturelles que de réelles difficultés linguistiques.
En résumé, si la majorité des familles africaines présentes en France choisit majoritairement de transmettre leurs langues premières à leurs enfants pour des raisons identitaires,
cette identité linguistique africaine n’est pas contradictoire avec une identité francophone. Le
français est perçu comme la langue de l’environnement, mais aussi comme la langue de l’élite
africaine, de l’accès au pouvoir. La famille migrante africaine fonctionne alors comme une
instance originale d’apprentissage langagier, où chacun, selon ses possibilités, aide les autres
membres à acquérir des compétences écrites et orales dans les autres langues. On assiste à
une double médiation, linguistique et culturelle, entre les générations.
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universitaires de France.
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Timera Mahamet (1993) - Les immigrés soninkés dans la ville. Thèse de doctorat EHESS.
63
De l’apprentissage des langues
aux pratiques langagières des
jeunes bilingues turcs en France
Mehmet-Ali AKINCI
Laboratoire dynamique du langage
UMR 5596 CNRS & université Lumière Lyon 2
Deutsch
64
Sprachgewohnheiten von Kindern mit Migrationshintergrund verändern sich in dem Masse wie Familien
sich im Aufnahmeland niederlassen und sie aufwachsen. Oft passen sich Eltern an diese neue Situation an. Dieser Beitrag untersucht verschiedene Aspekte von Sprachentwicklung bei türkischen Kindern,
die vor dem Schulalter (3. Lebensjahr) bzw. nach dem Beginn des Schulalters in Frankreich geboren
wurden. Sowohl Sprachauswahl als –gebrauch bei verschiedenen Sprechern in Frankreich und der Türkei
wird dabei eine besondere Aufmerksamkeit geschenkt. Aus Umfragen ergibt sich: selbst wenn meistens
Türkisch in früher Kindheit erworben wurde, fossilisiert es vor dem 10. Lebensjahr und wird erst mit
14 mit den Sprachfertigkeiten von türkisch monolingualen Kindern vergleichbar. Überwiegt das
Französische ab dem 6. Lebensjahr, sind Sprachfertigkeiten von zweisprachigen Kindern im Französischen
mit Sprachfertigkeiten von monolingualen Kindern unter 10 Jahren nicht vergleichbar. Untersuchungen von
Sprachauswahl und –gebrauch zeigen, dass Kinder eine starke Bindung mit der Erstsprache haben, indem
diese im Umgang mit den Eltern oft gebraucht wird.
English
Language practices of children stemming from immigration evolve as families settle in the host country
and as they grow up. Often parents adapt themselves to this new situation. This paper aims to investigate
aspects of language development in Turkish children born in France before and during their schooling. It
aims also to outline language choice and use across different interlocutors in France and in Turkey. Results
show that even if Turkish is the main acquired language in early childhood, it fossilizes until age 10 and
then becomes close to the language used by Turkish monolinguals at the age of 14. French becomes dominant at the age of 6; however bilingual children’s abilities in French are not similar to those of monolingual
French children until the age of 10. Language choice and use results suggest that children still maintain
strong links with their language of origin: they often use their mother tongue with their parents.
Introduction
De nombreuses recherches récentes en sociolinguistique se sont concentrées sur
les rapports qu’entretiennent les langues, les cultures et les identités des jeunes issus de l’immigration en Europe. En France, les études (Hélot 2007 ; Moore 2007 ; entre autres) ont souligné
qu’en pratique, on ne donnait pas aux minorités ethniques ou aux classes sociales défavorisées
la chance de développer pleinement leur bilinguisme. Les hommes politiques comme les en-
seignants véhiculent souvent des idées reçues, pensant que ces enfants feraient mieux d’apprendre uniquement le français, alors qu’il est tout à fait possible de développer un véritable
bilinguisme.
Dans cet article, nous présentons, en premier lieu, l’apprentissage des langues chez
les jeunes issus de l’immigration turque, et ensuite, nous évoquons leurs choix et leurs usages
des langues en France et en Turquie. Plus qu’une étude particulière, cet article constitue une
synthèse de nos recherches effectuées à ce jour sur cette population (cf. Akinci, 2001, 2008,
entres autres).
Apprentissage et développement des langues
Avant de décrire l’apprentissage des langues par les enfants bilingues turc-français,
il est nécessaire de les distinguer dans la mesure où ils ne forment pas un groupe homogène.
On distinguera quatre groupes :
> ceux nés en France de parents de la première génération ;
> ceux nés en France de parents de la deuxième génération ;
> ceux arrivés en France avant l’âge de 6 ans ;
> ceux arrivés après l’âge de 6 ans.
Dans les deux derniers cas, les enfants sont arrivés en France dans le cadre du
regroupement familial, de moins en moins fréquent cependant. Dans tous les cas, les parents
peuvent partager la même origine et pratiquer majoritairement la langue turque entre eux. C’est
souvent le cas des parents de la première génération. Par ailleurs, un des deux parents peut être
né en France et n’utiliser avec son enfant que le français. Il peut également s’agir de parents
formant un couple mixte qui n’utilisent qu’une seule langue à la maison, souvent le français,
la langue de l’environnement, ou les deux langues en de rares occasions1. Les compétences
langagières dans les deux langues, la réussite scolaire, l’intégration dans la société d’accueil
peuvent être tout autres selon que l’enfant appartient à tel ou tel groupe.
Un enfant né de parents issus de l’immigration turque commence d’abord par acquérir le turc au sein de sa famille. Dès sa naissance, la langue parlée autour de lui, dans la
majorité des familles, est uniquement le turc. Même si l’enfant est né et habite en France, il développe ainsi en premier ses compétences langagières dans sa langue maternelle. Ses premiers
babillages, sons et mots sont en turc2. Ainsi, les enfants développent en premier leur langue et
leurs capacités langagières dans un environnement exclusivement turcophone. Leur premier
contact avec la langue française se fait seulement avec l’entrée à l’école maternelle autour de
l’âge de trois ans. Il est bien évident que ces très jeunes enfants ont déjà entendu le français
autour d’eux, ne serait-ce que dans le voisinage, au supermarché, à la télévision, sans devoir
pour autant adopter le français comme moyen de communication. Un autre paramètre à prendre
en compte ici est la fratrie : la description ci-dessus ne concernant souvent que les ainés alors
1
Dans l’ensemble, nos travaux s’intéressent aux enfants nés et scolarisés en France de parents de même origine.
Les enfants issus de couples mixtes forment un groupe particulier de bilingues dans la mesure où souvent les parents
sont, d’une part, d’un niveau éducatif plus élevé, et d’autre part, appartiennent à une classe sociale favorisée et ne se
mélangeant pas à la population immigrée classique (cf. Varro & Gebauer, 1997).
2
À notre connaissance, à ce jour aucune étude n’a été réalisée sur l’acquisition des langues par les bébés issus de
l’immigration turque en France.
65
66
que les plus jeunes pourront être au contact du français à travers les ainés.
L’entrée à l’école maternelle est ainsi un tournant important à plusieurs égards pour
ces enfants. Ils quittent l’environnement familial pour entrer dans un nouvel espace. Ils se
trouvent dans un lieu inconnu avec des pairs et des adultes qui ne parlent pas la même langue
qu’eux et avec qui ils devront coexister pendant les jours d’école. Cette nouvelle situation représente pour eux une rupture dans le processus de connaissance des langues. Dans une situation
monolingue ordinaire, l’école constitue un endroit où l’enfant approfondit sa connaissance de sa
langue maternelle. Tandis que pour les enfants issus de familles migrantes, cette continuité linguistique n’est pas assurée par l’école. À partir de là, le développement des langues se fait ainsi
à deux niveaux, dans deux univers différents. Dans son étude sur les enfants bilingues turcs de
France, Tinelli (2004 : 49) rapporte ce qu’une fillette turque âgée de 7 ans a répondu lorsqu’elle
lui a demandée si elle aimait le français : « pas trop parce que quand j’étais bébé, je savais un
petit peu parler le turc, alors là je suis allée à l’école maternelle et après j’ai appris le français.
Alors moi, j’avais la tête qui parlait en turc », et elle poursuit, « je parlais avec personne à l’école,
je comprenais rien, y avait personne qui jouait avec moi. Les Français, ils ont de la chance parce
que comme eux ils parlent toujours français ». La motivation des parents et la personnalité de
l’enfant jouent un rôle important dans l’adaptation et l’intégration à ce nouvel environnement.
La progression en français en dépend également.
Dans nos précédentes études (2001) nous avons pu montrer que le français devenait pour ces enfants la langue dominante très rapidement dès l’âge de 5/6 ans au début
de l’école primaire. Même si le turc continue de se développer bon gré, mal gré, il devient la
langue la moins maitrisée. Dès la deuxième année de l’école primaire, certains enfants d’ailleurs
commencent son apprentissage académique dans le cadre de l’enseignement des langues
et cultures d’origine (désormais ELCO) et ceci jusqu’à la fin du collège3. Dans ces cours, les
enfants apprennent à lire et à écrire en turc, et l’histoire et la géographie de la Turquie. Cet
enseignement n’étant pas dispensé dans de nombreuses écoles, ceux qui n’ont pas la chance
de recevoir une instruction en turc se contentent de sa transmission par les parents. La difficulté est que l’enfant est souvent délaissé sans qu’il y ait une réelle motivation des parents.
Le seul lien que l’enfant a avec la langue standard demeure souvent la télévision via satellite
ou les visites aux proches pendant les vacances. Une des particularités de la population immigrée turque en France, comme le relève Tinelli (2004) d’après ses entretiens avec des familles
turques, est que « la parole circule très peu entre les générations. Phénomène culturel, social
ou conséquence du traumatisme de la migration, cela est complexe à déterminer. Mais, il est
difficile de prendre sa place en tant que sujet parlant pour les enfants issus de l’immigration
turque » (p. 47). Il est ici légitime de se demander s’il s’agit d’un comportement propre aux Turcs
ou d’une spécificité des familles de classes sociales défavorisées en général. Pour nous, il s’agit
plutôt d’un comportement propre à une classe sociale donnée.
Pour les enfants qui participent aux ELCO, la langue maternelle continue à se développer tandis que pour les autres, nous avons émis l’idée d’une fossilisation de la langue
d’origine dont la pratique se limite au parler quotidien (Akinci, 2001). En revanche, qu’ils suivent
un enseignement en turc ou non, la maitrise du français ne cesse de se développer avec la
poursuite des études. Comme de nombreuses études l’ont décrit (Deprez, 1994 ; Hélot, 2007),
avec la scolarisation, la langue de l’école entre dans les foyers et les enfants se servent de
cette langue entre eux et parfois aussi avec les parents (essentiellement avec les parents de la
3
Le taux de participation des élèves turcs à ces cours est particulièrement élevé en comparaison avec les autres ELCO
(pour une étude détaillée des ELCO turcs, cf. Petek, 2004 ; Gautier-Kızılyürek, 2007).
deuxième génération). Quand aux parents, ils s’adaptent à cette nouvelle situation qui soulève
par ailleurs de nombreuses questions concernant le maintien de la langue maternelle (Akinci,
2003).
Pour un certain nombre d’enseignants français, les parents turcs craignent que leur
enfant renonce à leur langue et culture d’origine, c’est pourquoi ils ne montreraient pas d’intérêt
à l’apprentissage du français. Selon nos connaissances de la communauté turque, cette crainte
est circonscrite à quelques quartiers où des Turcs originaires du centre anatolien vivent et n’est
absolument pas fondée pour l’ensemble des familles turques de France. De telles croyances
posent problème aux professeurs qui méconnaissent la communauté et en conséquence les
enfants à qui ils doivent enseigner et faire acquérir le français. Un jour, nous avons été contactés
par une institutrice d’école maternelle. Cette enseignante se plaignait de ce que ses élèves turcs
rencontraient beaucoup plus de difficultés en français que ses élèves originaires du Maghreb
ou du Portugal. Elle nous a demandé si leurs difficultés ne provenaient pas d’un problème génétique. On peut dès lors imaginer notre colère et notre désespoir vis-à-vis d’une telle pensée.
Mais est-ce la faute de l’enseignante qui a été formée ainsi ou celle de la politique nationale de
formation des professeurs ? Le débat est ouvert ! Comme l’affirme Calbour (2006 : 6) « Le plus
important n’est [peut-être] pas d’enseigner à l’enfant à « bien parler » une nouvelle langue différente de ses habitudes, mais de créer pour lui l’envie de découvrir et d’apprendre une nouvelle
langue en interaction avec son milieu ».
Choix et usages des langues en France et en Turquie
D’après une de nos premières recherches menées au début des années 1990 (Akinci,
1996), 77 % des familles parlaient uniquement le turc dans leur foyer, 3 % disaient parler le français et seulement 20 % les deux langues. Ces résultats étaient soutenus par d’autres études
(cf. Akinci 2003 ; Irtis-Dabbagh, 2003), dans lesquelles les jeunes issus de l’immigration turque
rapportaient communiquer presque exclusivement en turc avec les parents et en français avec
les pairs (frères et/ou sœurs ou amis).
Dans une étude récente (Akinci, 2008), nous avons analysé les pratiques langagières
des bilingues dans différentes situations :
> lorsque le sujet s’adresse à sa mère, à son père, à ses frères et sœurs, à ses amis
de même origine ou à ses grands-parents ;
> lorsque ce sont ces personnes qui s’adressent à lui ;
> lorsque ces interactions ont lieu en France ou en Turquie. Pour ces interactions,
nous avons établi leur caractère symétrique, ou réciproque et asymétrique, ou non
réciproque4 (Gonac’h, 2008 ; Dabène & Moore, 1995).
Nous présentons dans ce qui suit nos principaux résultats.
Choix et usages des langues en France
Les deux tableaux ci-dessous présentent les pratiques langagières des bilingues turcfrançais s’adressant à leurs interlocuteurs, ces mêmes interlocuteurs échangeant avec le sujet
enquêté.
4
Nous entendons par interactions symétriques, celles faites dans la même langue par les deux interlocuteurs tandis
que dans les interactions asymétriques les échanges se font dans des langues différentes.
67
Tableau n° 1
La langue parlée par les bilingues avec les différents interlocuteurs en France (en %).
Interlocuteurs
Français seul
Turc seul
Les deux langues
Aucune réponse
Mère
3
62
35
Père
55,5
43,5
1
Frères/sœurs
40,5
1
55,5
3
Amis de même origine
37,5
2
61,5
Grands-parents
79
2
19
Tableau n° 2
La langue parlée par les différents interlocuteurs aux bilingues en France (en %).
Interlocuteurs
Français seul
Turc seul
Les deux langues
Aucune réponse
Mère
2
76.5
21.5
Père
1
66
33
Frères/sœurs
40.5
57.5
2
Amis de même origine
38.5
2
57.5
2
Grands-parents
1
77.5
1
20.5
68
Ces résultats montrent que la majorité des jeunes bilingues interagit seulement en
turc avec leurs parents. Ils sont très peu à interagir seulement en français. D’ailleurs, aucune
interaction symétrique en français n’apparait ni avec la mère ni avec le père. En outre, les
interactions symétriques avec le père en France ont un peu plus souvent lieu en alternance
français-turc qu’avec la mère (31 % des personnes interrogées alternent avec le père, contre
20 % seulement avec la mère). Enfin, nous observons dans l’ensemble assez peu d’interactions asymétriques entre les enfants et leurs parents (18 % avec la mère, 14 % avec le père).
Lorsqu’elles ont lieu, c’est parce que l’enfant alterne français et turc avec sa mère ou son père,
quand son parent lui répond en turc seulement (74 % des cas de relations asymétriques avec la
mère et 86 % avec le père).
Avec les frères et sœurs et avec les amis, les jeunes bilingues utilisent majoritairement soit l’alternance français-turc, soit le français seulement. Ainsi, 49 % des interactions
avec les frères et sœurs sont symétriques en alternance français-turc ; 39 % d’entre elles sont
symétriques en français ; 51 % des interactions avec les amis sont symétriques en alternance
français-turc et 28 % d’entre elles sont symétriques en français. Lorsque les interactions sont
asymétriques, c’est toujours l’un des interlocuteurs qui parle le français et l’autre l’alternance
de langue.
Enfin, les interactions avec les grands-parents, lorsqu’elles sont possibles en France,
sont dans leur quasi-totalité en turc seulement.
En résumé, les bilingues ont un usage de langue différent selon la génération à laquelle ils s’adressent. Nous pouvons le résumer de la façon suivante :
Tableau n° 3
Choix et usages des langues avec les différents interlocuteurs selon la génération en France.
Interlocuteurs
Génération
Langue(s) pratiquée(s)
Les grands-parents
Génération 2
turc seulement
1. turc seulement
Les parents
Génération 1
2. français et turc
1. français et turc
Les pairs
Génération 0
2. français seulement
Il apparait donc un processus de transfert de langues du turc au français dans les
usages des langues en fonction des générations en France. Toutefois, nous nous gardons de
prédire pour autant un mécanisme irréversible d’abandon progressif de la langue d’origine :
rien n’indique dans cette vision statique des usages que les jeunes bilingues ne parleront pas
davantage turc avec leurs propres enfants qu’ils ne le font avec leurs pairs. Seule une étude
dynamique de ces usages permettrait de nous renseigner sur ce point.
Observons à présent ce qui se passe lorsque les interactions ont lieu dans le pays
d’origine des parents.
Choix et usages des langues en Turquie
Tableau n° 4
La langue parlée par les bilingues avec les différents interlocuteurs en Turquie (en %).
Interlocuteurs
Mère
Père
Frères/sœurs
Amis de même origine
Grands-parents
Français seul
19
4,5
1
Turc seul
81
79
20,5
72,5
89,5
Les deux langues
18
20
56,5
19
1
Aucune réponse
1
1
4
4
8,5
Tableau n° 5
La langue parlée par les différents interlocuteurs aux bilingues en Turquie (en %).
Interlocuteurs
Français seul
Turc seul
Les deux langues
Aucune réponse
Mère
86
12
2
Père
82
16
2
Frères/sœurs
22
16
56,5
5,5
Amis de même origine
13,5
62
19
5,5
Grands-parents
90,5
1
8,5
Nous retrouvons dans l’ensemble les mêmes tendances générales que lorsque les
interactions ont lieu en France, en dehors du fait que comme on pouvait s’y attendre, l’usage
du turc seul ou avec le français, quel que soit l’interlocuteur, est plus fréquent en Turquie qu’en
France. Ceci étant dit, quelques points particuliers à ces interactions apparaissent.
Plus encore que pour les interactions en France, la grande majorité des interactions
avec les parents est symétrique en turc seulement (79 % des interactions avec la mère, 74 %
avec le père). L’alternance apparait donc beaucoup plus marginale qu’en France (10 % des
interactions avec la mère, 11 % des interactions avec le père sont symétriques en alternance).
Reste une minorité de bilingues qui s’inscrivent dans des interactions asymétriques avec leurs
parents en Turquie dans lesquelles le turc coexiste avec l’alternance français-turc. Dans ce cas,
l’alternance français-turc est plus souvent le fait de l’enfant que du parent.
69
La seconde remarque est que les jeunes n’ont plus l’usage de langues comparables
lorsqu’ils s’adressent à leurs frères et sœurs et à leurs amis. Si l’on compare les usages des
langues dans les interactions avec les frères et sœurs en France et en Turquie, il apparait que
dans le pays d’origine, les interactions peuvent se dérouler en turc seul (14 % des interactions
sont symétriques en turc seul) alors que l’on n’observait jamais cela en France. Ces interactions
ont par contre moins souvent lieu en français seul (seulement 16 % des personnes interrogées
déclarent s’inscrire dans des interactions symétriques en français seul avec leurs frères et
sœurs en Turquie, contre 34 % en France). Toutefois, la part de l’alternance de langue reste la
même (49 % des personnes interrogées l’utilisent dans des interactions symétriques).
Les interactions avec les amis en Turquie ont beaucoup plus souvent qu’en France
lieu en turc seulement (60 % des personnes interrogées parlent le turc dans des interactions
symétriques avec leurs amis en Turquie, contre 1 seul cas rencontré en France). L’utilisation
du français seul, en interactions symétriques ou asymétriques, apparait donc beaucoup plus
minoritaire.
Les interactions avec les grands-parents ne changent pas lorsqu’elles ont lieu en
Turquie, ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où elles ont lieu déjà lieu très majoritairement en turc en France.
Ainsi les usages du français, seul ou avec le turc, sont surtout présents en Turquie
dans les interactions avec les frères et sœurs, un peu moins avec les amis. Pour le reste, le turc
domine, que ce soit seul ou avec le français.
70
Conclusion
Nos recherches ont montré un changement de statut dans le développement des
langues chez des enfants turcs issus de l’immigration. En effet, le turc, langue maternelle, devient, avec les effets de la scolarisation précoce, vers l’âge de 5/6 ans, leur langue faible et le
français, leur langue dominante. Cette langue maternelle se fossilise jusqu’à l’âge de 10 ans.
Avec la participation aux cours de turc (essentiellement dans le cadre des ELCO) et une transmission active des parents, leurs compétences en turc atteignent un niveau proche de celui des
monolingues de Turquie vers l’âge de 14 ans. Pour ce qui est du français, même si elle devient
langue dominante vers l’âge de 5/6 ans, le retard par rapport aux monolingues français n’est
comblé qu’à la fin de l’école primaire (Akinci, 2001).
Pour un jeune enfant, quel qu’il soit, l’école maternelle constitue souvent un choc
émotionnel. Cette période est d’autant plus difficile pour un enfant issu de l’immigration turque
puisqu’il débute sa scolarisation souvent presque sans aucune connaissance du français. C’est
pourquoi il est primordial de bien connaitre l’environnement de l’enfant avant de porter tout
jugement sur ses compétences langagières, jugement qui parfois aboutit à diagnostiquer un
« retard de langue » pour ces jeunes. Comme l’affirme Calbour (2006 : 6) « La prise en compte
de la spécificité de l’environnement est d’autant plus importante pour un enfant d’immigrant
qu’il est souvent rejeté par le milieu dans lequel on veut l’intégrer et que les seules racines
nourrissant son langage sont celles de ses parents ».
Quant à nos recherches sur les pratiques langagières des bilingues turc-français,
elles nous montrent que majoritairement les jeunes continuent à pratiquer leur langue d’origine
avec les parents. Dans une étude comparative similaire, Mortamet (2005) a analysé les activités
littéraciques des jeunes étudiants en France d’origine africaine, maghrébine, turque et fran-
çaise. Elle a montré que, comparés aux étudiants africains et maghrébins, les étudiants turcs
entretiennent un rapport beaucoup plus fort avec leurs origines qui s’exprime par le maintien
des pratiques de la langue et de la culture d’origine.
Nous pouvons donc conclure à la suite de Dabène et Moore (1995 : 24) que « les
jeunes adolescents dans des situations de post-immigration qui ont été socialisés dans des
contextes culturels et langagiers rivaux se sentent souvent appartenir à la fois à la culture d’origine et à celle du pays d’accueil, et montrent une convergence par le choix de langue à l’une
ou à l’autre selon la situation ».
Bibliographie
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71
Construction des répertoires
linguistiques dans la migration
Wenzhou (Chine) à Paris
Claire SAILLARD
Université Diderot-Paris 7
Josiane BOUTET
Université Diderot-Paris 7 et IUFM - Paris 4
Deutsch
72
Folgender Beitrag basiert auf Interviews mit jungen chinesischen Zuwanderern aus der Region Wenzhu,
die jetzt in Paris und Umgebung leben. Die Verfasser dieses Beitrags untersuchen die Frage, inwiefern
der Erwerb einer neuen Sprache einen Einfluss nicht nur auf die Zusammensetzung des sprachlichen
Repertoires hat, sondern auch auf den Gebrauch der verschiedenen Sprachen, die dieses Repertoire
bilden, was gemäss den Vorstellungen von Sprachen beim Sprecher geschieht. Es wird gezeigt, wie
die zum Migrantenrepertoire gehörenden Sprachen sich untereinander verhalten und wie aus dieser
Beziehung, die Herausforderungen und Sich Ergänzen mit einschliesst, eine neue Sprach- und Kulturidentität entsteht.
English
This article is based on interviews with young Chinese migrants from Wenzhou who now live in Paris an
its near suburbs. The authors aim to characterize the way in which introducing a new language into the
migrants’ linguistic repertoires influences not only the composition of the repertoires, but also the uses
that are made of the languages pertaining to those repertoires, according to the speakers’ linguistic
representations. They show how languages composing the migrants’ linguistic repertories entertain a relation made of challenge and complementariness, therefore building a new linguistic and cultural identity.
Introduction
La migration dite chinoise en France, et plus généralement en Europe, est un phénomène multiforme qui s’est déroulé en plusieurs vagues, concernant des populations distinctes
(voir Cattelain et autres, 2002 et 2005). Nous nous sommes intéressées plus particulièrement
à la migration de ressortissants chinois originaires de la région de Wenzhou, dans la province
du Zhejiang (Sud-Est de la Chine). Ce choix a été guidé par plusieurs particularités de cette migration : son importance numérique tout d’abord, mais surtout son ancienneté et le fait qu’elle
concerne souvent des familles, avec des modalités particulières de regroupement. Ces deux
dernières caractéristiques donnent en effet à voir des phénomènes d’usages et de transmission
des langues qui nous ont semblé particuliers à cette communauté. Le présent article se base
principalement sur des observations de terrain auprès de jeunes migrants (enfants et adoles-
cents) effectuées à la faveur de l’écriture d’un rapport pour la DGLFLF1 (Saillard et Boutet 2001),
enrichies par une fréquentation suivie de la « communauté Wenzhou » par les auteures.
Les spécificités de la migration des Chinois de Wenzhou, que nous présenterons en
premier lieu, influencent l’apprentissage du français et des différentes langues chinoises au sein
de cette communauté. Nous montrerons ici comment les jeunes réorganisent leur répertoire
linguistique : au plan des pratiques des trois langues qui le constituent principalement, comme
au plan des conceptions ou représentations de ces langues et de leurs fonctions sociales.
Le contexte de la migration Wenzhou
Situation d’origine des migrants
Les migrants chinois étudiés ici ont connu un essor économique rapide de leur région
dès la réouverture de l’économie chinoise en 1979. Cette forte activité économique a donné lieu
à la formation d’une classe moyenne attirée par la migration vers l’Europe (voir Poisson 2004,
Wan 1998, Saillard et Boutet, 2001 : 6-7).
À Wenzhou, comme dans la majeure partie de la Chine, prévalait jusque vers les années 1990 une situation diglossique où le chinois standard (putonghua) jouait le rôle de variété
haute et la langue locale (ici le wenzhouhua) était variété basse. On constate cependant depuis
peu en Chine (Saillard 2001 et 2004) des phénomènes d’appropriation du putonghua par les
locuteurs d’autres variétés du chinois. Cela se traduit par des mutations tant fonctionnelles
(utilisation du putonghua pour des fonctions relevant de la vie privée) que formelles (emprunts
morphosyntaxiques et lexicaux aux autres langues chinoises qui donnent lieu à des variétés
locales de putonghua). La diffusion et la vernacularisation du putonghua, langue véhiculaire
à l’échelle de la Chine, sont tributaires non seulement d’un facteur spontané — la mobilité
des populations à laquelle les Chinois de Wenzhou participent activement –, mais aussi d’une
planification gouvernementale visant à imposer le standard dans toutes les situations de la vie
publique et, ce, notamment dans le domaine de l’éducation et des médias. De fait, seule langue
officielle de la scolarisation, seul vecteur d’apprentissage des compétences écrites, le putonghua est maitrisé de plus en plus tôt par les enfants, qui y sont exposés dès l’âge préscolaire
de par sa diffusion à la télévision.
Formes de la migration
Les entretiens effectués par les auteures avec les jeunes migrants font souvent état
d’un historique assez particulier, caractérisé par une migration souvent familiale, malgré des
arrivées isolées en France. Dans certains cas, c’est l’un des parents, voire les deux, qui sont
arrivés en France en premier et qui ont été rejoints par leur(s) enfant(s) quelques années plus
tard, éventuellement après avoir donné naissance à un nouvel enfant en France. Dans d’autres
cas, c’est l’adolescent qui est arrivé en « éclaireur », accueilli par un oncle ou une tante plus ou
moins proche, et suivi quelques années plus tard de ses parents. La fratrie est souvent restreinte
à un enfant unique, du fait de la politique de planning familial imposée en Chine. Lorsqu’il y a
un deuxième enfant, il est souvent né en France et nettement moins âgé que l’enfant migrant.
Ces caractéristiques migratoires ont, nous le verrons, un impact particulier sur les modalités
d’apprentissage du français des enfants migrants.
1
Délégation générale à la langue française et aux langues de France (ministère de la Culture et Communication).
73
L’apprentissage des langues par les jeunes migrants de
Wenzhou
Pour ces jeunes arrivés à des âges divers, la seule langue considérée comme pleinement acquise est le wenzhouhua, acquis comme langue première. En revanche, le putonghua,
comme le français en sont à des degrés d’acquisition qui diffèrent en fonction de l’âge d’arrivée
et du nombre d’années passées en France, c’est-à-dire de l’histoire scolaire du jeune.
L’apprentissage du putonghua
74
Parmi ces jeunes, ceux qui ont été scolarisés longuement en Chine avant leur départ
pour la France2 maitrisent parfaitement le putonghua et les compétences écrites qui lui sont
associées. Ceux qui n’ont pas été scolarisés en Chine ou qui l’ont été moins longuement se
considèrent toujours comme en cours d’apprentissage.
Il est à noter que, pour des raisons historiques d’accès à l’éducation et de politique
linguistique, la maitrise du putonghua est beaucoup plus courante chez les jeunes migrants
(scolarisés en Chine à partir du milieu des années 80) que chez leurs ainés. Ainsi, l’usage du
putonghua entre les adolescents n’est que rarement renforcé par les interactions avec leurs
parents et les adultes de la même génération que ces derniers.
Dans ces conditions, il est frappant de constater que l’acquisition du putonghua reste
un enjeu important pour certains de ces jeunes qui, sous l’impulsion de leurs parents, se donnent souvent les moyens de poursuivre leur apprentissage (lectures diverses, correspondance
écrite avec des camarades restés en Chine, visionnage de DVD chinois et des chaines de télévision chinoises accessibles par satellite…), et de le faire valider par des certifications chinoises
(examens proposés par l’ambassade de Chine en France, passage du test international HSK).
En effet, le putonghua est décrit par les intéressés comme une langue de culture, mais aussi
une langue de communication et d’opportunités professionnelles. Cependant, les observations
faites par Saillard et Boutet tempèrent ces observations :
« D’une manière générale, on constate que seule une faible proportion des jeunes migrants originaires de Wenzhou poursuit l’apprentissage du chinois standard à Paris.
Deux raisons sont souvent avancées : soit le jeune, scolarisé pendant quelques années en Chine, considère sa maitrise du standard suffisante pour ses besoins, soit,
très peu scolarisé en Chine et désireux avant tout de faire sa vie en France, il n’est
pas motivé pour cet apprentissage. » (op. cit. : 34)
Parallèlement, le processus de vernacularisation du putonghua qui a pu être observé
en Chine est manifeste aussi depuis quelques années dans la communauté migrante chinoise,
où il n’est pas rare d’entendre de jeunes parents parler le chinois standard à leurs enfants en
bas âge. L’apprentissage de cette langue est renforcé par le recours de plus en plus fréquent à
des gardes d’enfants originaires d’un autre courant migratoire chinois plus récent (voir Cattelain
et autres, 2005), celui qui touche les femmes du Dongbei (Nord-Est de la Chine, région où les
variétés locales sont proches du putonghua). Les enquêtés, interrogés sur les langues qu’ils
souhaitent transmettre aux générations futures, citent souvent le putonghua comme une langue
qu’il faudra que leurs enfants acquièrent.
2
L’analyse des enquêtes montre que la partition se situe entre les élèves ayant accompli leurs neuf années de scolarité
obligatoire en Chine (soit ceux qui ont achevé le cycle du collège), et les autres.
L’apprentissage du français
L’apprentissage du français par les jeunes migrants de Wenzhou est résolument
différent de celui entrepris par leurs compatriotes adultes. Pour ces derniers, l’investissement
dans la langue française évolue avec le parcours d’intégration. En effet, ces adultes « migrants
économiques » passent d’une situation où le français, non nécessaire à la vie professionnelle,
est absent de leurs préoccupations immédiates, à un besoin d’apprentissage du français lié
à un changement d’activité professionnelle et sociale correspondant souvent à la fin du remboursement de leur dette. (Cattelain et autres, 2002 : 142). Pour certains parents, la charge de
l’apprentissage du français et de la communication avec l’administration repose entièrement
sur les épaules des enfants scolarisés. Pour les jeunes en âge d’être scolarisés en revanche,
l’apprentissage du français est la priorité absolue. Elle se fait bien sûr dans les écoles, collèges
et lycées, mais aussi selon d’autres modalités.
Outre les dispositifs de scolarisation officiels des Clin et des Clad3, les jeunes scolarisés
« s’adressent aussi à des associations asiatiques, chinoises ou franco-chinoises pour
renforcer leur apprentissage du français, ou pour se faire aider dans leurs devoirs.
En effet, une des activités « phare » de ces associations depuis les années 1990
consiste en cours de français langue étrangère. Pour la plupart, ces associations
répondent en priorité à la demande des jeunes arrivés trop tard pour être scolarisés
(soit à l’âge de seize ans et plus), ainsi qu’à celle des adultes (citons par exemple le
Centre Alpha-Choisy dans le 13e arrondissement), ou encore aux étudiants asiatiques
se destinant à des études supérieures (comme l’Association France-Asie, située non
loin de la Sorbonne). » (Cattelain et autres 2002 : 142)
Boutet et Saillard (2003 : 103-104) montrent que ces différentes formes d’enseignement du français sont renforcées par ce qu’elles nomment des « passeurs de langues » :
frères et sœurs ainés ou cadets (si ceux-ci sont arrivés en France avant leur ainé(e)), mais aussi
des proches que leur position n’obligeait pas à remplir ce rôle de facilitateur comme des amis
ou camarades de classe, voire des relations familiales hors fratrie (jeunes tantes proches par
l’âge et le vécu migratoire). Les auteurs relèvent que jamais les « passeurs de langue » donnés
en exemple par les jeunes interviewés ne sont des camarades de classe français ; tous sont
Chinois, soit eux aussi originaires de Wenzhou, soit issus d’autres courants migratoires.
Redé!nition des répertoires linguistiques dans la migration des jeunes Wenzhou
Lorsqu’on se pose la question de la redéfinition du répertoire linguistique des enquêtés suite à la migration, la simple énumération des langues qui composent ce répertoire
avant (wenzhouhua, putonghua) et après la migration (wenzhouhua, putonghua, français) ne
3
Pour les élèves qui arrivent avant l’âge de 6 ans, aucun dispositif spécifique n’est mis en œuvre par l’Éducation nationale et ces enfants suivent une scolarité « classique », avec plus ou moins de difficultés. Au-delà de l’âge de 6 ans, la loi
de 1986 prévoit en revanche des dispositifs de scolarisation spécifiques pour les jeunes non-francophones. Les CLIN
(classes d’initiation pour non-francophones) scolarisent des enfants de 7 à 12 ans, c’est-à-dire en âge d’intégrer une
classe du premier degré à partir du CE1. Les jeunes de 13 à 15 ans sont accueillis quant à eux dans les CLAD (classes
d’accueil) des collèges et lycées.
75
suffit pas à traduire les mutations qui se sont opérées dans les usages et les représentations
linguistiques des locuteurs. C’est en effet à travers la mise en œuvre concrète des ressources
linguistiques dont ils disposent dans leur répertoire, au travers de situations sociales et d’interactions particulières, que peut s’observer un déplacement dans leurs pratiques et représentations linguistiques.
Complémentarité des langues o"cielles
On pourrait penser que l’introduction du français dans le répertoire linguistique des
migrants rendrait inutile l’emploi du putonghua, le français le remplaçant dans toutes ses fonctions officielles : langue de l’administration, de l’école et de l’accès à l’écrit, langue des médias.
Certains des entretiens, notamment avec les jeunes qui maitrisaient le mieux le français et
s’étaient bien insérés dans un parcours scolaire, montraient cependant l’attachement que gardent ces jeunes à l’apprentissage du putonghua, langue de prestige et de culture, notamment
à des fins professionnelles futures. Les ponts ne sont pas coupés avec la Chine et l’avenir professionnel qu’envisagent ces jeunes fait place à la fois à la France et à la Chine, en valorisant la
possibilité de passer de l’une à l’autre. Plus qu’une simple coexistence de ces langues, certains
jeunes migrants construisent une complémentarité entre elles.
Les langues de socialisation
76
Comme en Chine, le wenzhouhua reste la langue des échanges familiaux et de voisinage (même si après la migration, ce voisinage n’est plus défini en termes géographiques,
mais en termes ethniques), la langue apprise sans efforts qui, aux dires de nos enquêtés, sera
transmise « naturellement » aux générations futures, sans intervention consciente. Cependant,
il faut noter que le français, langue acquise plus tardivement et dans un contexte fortement
normatif, entre malgré tout en concurrence avec le wenzhouhua dans les fonctions les plus intimes. En effet, le contexte d’apprentissage du français - acquis au sein du groupe de pairs, dans
l’environnement scolaire qui constitue pour ces jeunes une expérience commune s’opposant
à celle qu’ils partagent avec leurs parents – lui confère un statut de vernaculaire, de langue de
la complicité et des références communes, de langue de « camouflage » dans les lieux publics,
servant à minimiser la différence avec l’entourage. Ce sont ces nouvelles fonctions qui motivent
pour les jeunes migrants l’usage du français entre pairs, à l’intérieur de la fratrie, ou même avec
leurs parents lorsque référence est faite à l’école ou à l’expérience culturelle française, « intraduisible » avec les mots du wenzhouhua.
Plus surprenant, le chinois standard connait lui aussi dans la migration un phénomène de vernacularisation qui le fait entrer dans la communication familiale. Ceci se vérifie surtout dans les choix linguistiques des adultes à l’égard des enfants plus jeunes que nos enquêtés,
et qui n’ont pas reçu une première scolarisation en Chine (donc en putonghua). Il semble qu’un
tel choix des parents soit motivé par la conscience de l’importance de la maitrise du putonghua
dans l’avenir professionnel de ces jeunes ; mais aussi par une sorte d’insécurité linguistique, liée
à la perception conjuguée des valeurs de prestige attachées au putonghua (qui n’est pas leur
langue maternelle), et des valeurs négatives attachées à leur origine géographique et sociale
par le reste de la communauté chinoise immigrée.
Conclusion
Les particularités de la migration chinoise originaire de Wenzhou (échelonnement
des migrations familiales, fratrie restreinte, maintien du lien avec le pays d’origine), conjuguées
aux particularités de la situation linguistique de départ (coexistence d’un prestige culturel important et de phénomènes de vernacularisation pour la langue chinoise officielle) amènent
les jeunes migrants à une redéfinition fonctionnelle de leur répertoire linguistique suite à
l’introduction du français. Les entretiens et les observations montrent que le français entre en
dynamique non seulement avec le putonghua, qui est en première analyse son pendant naturel,
mais aussi avec le wenzhouhua, pourtant langue de la sphère intime. Aussi l’introduction du
français dans le répertoire linguistique de ces jeunes migrants ne les conduit-t-elle pas à une
perte d’identité ethno-culturelle, mais plutôt à construire une identité plurielle qui se traduit par
un plurilinguisme flexible, assumé, voire revendiqué.
Bibliographie
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77
78
Études de cas
79
Pratiquer la langue pendant les
vacances
Les compétences communicatives et la catégorisation
de Françaises d’origine parentale marocaine
Lauren WAGNER
University College London
Department of Geography
Deutsch
80
Im Unterschied zu den meisten Studien über Sprachgewohnheiten von Migranten „zweiter Generation“
untersucht folgender Beitrag Gespräche, die im Herkunftsland geführt wurden, wo die zurückgebliebene Gemeinschaft migrante zweisprachige Sprecher dazu auffordert, in der Elternsprache zu kommunizieren. Aus Interaktionen auf dem traditionnellen Markt (Souk) in Marokko zwischen Verkäufern und
marokkanischen Migranten ergeben sich zahlreiche Beispiele, wo der Verkäufer beim Migranten zwar „ungenügende“ zweisprachige Fertigkeiten registriert, dies aber mit wohlwollender unkritischer Haltung tut.
English
Unlike most studies of linguistic practices of “second generation” migrants, the present article examines
conversations that take place during visits to their diasporic homeland, where the local community pushes
migrant bilinguals to communicate in their parents’ native language. In recording interactions between
vendors and Moroccan diasporic visitors in the souk, a number of examples emerged that demonstrate
the vendor’s recognition of the ‘imperfect’ bilingualism of the diaspora member, but without the expected
censure or critique.
Introduction
Contrairement aux études sur les migrants bilingues effectuées au pays de résidence, cet article s’intéresse au pays d’origine des parents – dans ce cas le Maroc – et aux
conversations entre la population diasporique et la population résidente, pendant les vacances
d’été. Certaines pratiques linguistiques ont été observées au cours d’interactions au souk entre
vendeurs marocains et visiteurs d’origine parentale marocaine. Dans les exemples traités, le
bilinguisme « imparfait » du membre de la diaspora marocaine est souligné par sa mauvaise
connaissance des pratiques et du vocabulaire du marchandage. Pourtant les vendeurs ne la
stigmatisent pas comme « fausse » Marocaine, mais l’encouragent à développer sa compétence
communicative.
La distinction entre « être » et « avoir »
Une de tâches les plus complexes de la sociolinguistique est d’expliciter les liens
entre le fait d’« être » membre d’une communauté et le fait d’« avoir » une langue. Ces liens
ne sont jamais assurés, mais ne sont jamais absents : une communauté n’est pas limitée à la
langue dans laquelle ses membres s’expriment, ni séparable de celle-ci (Deprez 1994, Le Page
& Tabouret-Keller 1985, Urciuoli 1995). Dans le cas du bilinguisme résultant de la migration
internationale, ces liens entre « être » et « avoir » deviennent encore plus complexes, car les
appartenances à deux (ou à plusieurs) espaces physiques ou nationaux sont toujours partielles
et souvent antagonistes. Néanmoins, les pratiques de conversation, dans une ou plusieurs
langues, fournissent, pour les membres des communautés eux-mêmes, un premier indicateur
en vue de l’interprétation et de la catégorisation des appartenances sociales.
On essaiera donc de montrer comment les jeunes Françaises d’origine parentale marocaine, qui voyagent au Maroc pendent les vacances d’été, sont catégorisées par les Marocains
résidant au Maroc à partir des marques repérées dans les interactions commerciales avec des
vendeurs inconnus. En France, on s’est beaucoup interrogé sur le statut social et linguistique de
ce groupe, souvent appelé « deuxième génération » ou « jeunes issus de l’immigration », (Guenif
Souilamas 2000, Le Poutre 1997, Tribalat 1996) et on l’a souvent caractérisé par un état de
difficulté : elles seraient déplacées, enfermées, confondues et frustrées, par leur double appartenance. L’autre face de cette dualité d’appartenance, du côté marocain cette fois, apparait très
peu dans ces études. Elle joue pourtant un rôle d’importance, car les vacances annuelles sont
l’espace où la pratique de la langue d’origine des parents est surtout nécessaire au maintien du
statut d’appartenance à la communauté d’origine.
Autres études sur les pratiques langagières des migrants
La plupart des études sur les pratiques langagières des personnes originaires de
l’étranger ciblent la transmission de la langue ou des langues d’origine des parents dans la
communauté de résidence. Elles prennent comme variables l’influence de la scolarisation, le
rôle de la langue dans la maison et aussi la zone de résidence et le rôle de cette langue dans
l’imaginaire social d’autrui. Quelques études rajoutent à ces variables les pratiques langagières
pendant les visites au pays d’origine, mais le sujet est toujours vu indirectement : les personnes
faisant l’objet de l’étude parlent de leur usage ou racontent leurs expériences, mais le chercheur
n’est presque jamais témoin des situations décrites.
Dans leur étude fondatrice sur les jeunes d’origine étrangère, L. Dabène et J. Billiez
(1984) ont constaté l’importance des visites au pays d’origine des parents dans les pratiques langagières. Elles ont notamment élaboré une typologie des relations selon les deux pays qu’elles
comparent : le modèle « ibérique » présente des relations étroites, nombreuses et durables, à
l’inverse du modèle « algérien », celui des relations sporadiques qui se raréfient avec le temps.
Les analyses des entretiens qu’elles ont réalisés montrent que, dans le modèle ibérique, les
visites au pays d’origine « fonctionnent, en quelque sorte, comme une instance de réactivation
où les compétences acquises dans le cercle réduit de la famille sont mises à l’épreuve, enrichies
81
et diversifiées, et parfois remises en cause, lorsque le vernaculaire intra familial est par trop
éloigné de l’usage admis généralement » (1984 : 30). Elles continuent :
« L’influence linguistique du séjour en France détermine des variations dans le parler
(interférences phonétiques ou grammaticales) qui identifient le sujet comme étranger
– au même titre que les usages vestimentaires ou la plaque d’immatriculation de la
voiture. Cette épreuve de vérité que subit le vernaculaire constitue donc aussi, dans
une certaine mesure, une phase de légitimation dans cette confrontation avec la
langue effectivement pratiquée dans le pays » (1984 : 30, italiques originaux).
82
Elles postulent que le contact avec la communauté d’origine des parents, où les relations sont étroites et conviviales, va certainement améliorer le parler des jeunes. Cependant
la bonne réception de leurs pratiques, en tant qu’elles diffèrent du parler local actuel, n’est
pas garantie ; la communauté exigera un niveau de parler comparable à la sienne et elle peut
critiquer sévèrement les manques de capacité communicative.
Dans son étude située en banlieue rouennaise, F. Melliani reprend cette problématique du rôle du pays d’origine des parents dans les pratiques langagières des jeunes du quartier. Suivant ses données qui comprennent des descriptions et des récits sur les expériences
vécues au Maroc, elle mentionne notamment que la communauté d’origine réprouve l’usage du
français, mais n’accepte pas non plus les efforts pour parler arabe :
« D’un côté, en effet, s’exprimer en français est souvent jugé comme irrecevable,
car assimilé à de l’arrogance ou de l’impolitesse. Ainsi, si un jeune parle en français
dans le pays d’origine de ses parents, il est presque systématiquement soupçonné
d’émettre des critiques à l’encontre des personnes ne parlant pas le français. »
(2000 : 67).
Elle s’interroge sur le sens que prend pour les personnes faisant l’objet de l’étude le
fait d’être appelé « touristes » dans la communauté d’origine, à cause de leur façon de parler :
« La principale raison de cette stigmatisation est langagière : les productions des jeunes en
langue des origines sont jugées par les pays concernés comme qualitativement et quantitativement médiocres » (2000 : 68).
Il ressort des entretiens que bien que les jeunes ayant grandi ailleurs aient des liens
« étroits » avec le pays d’origine – liens que manifeste leur volonté d’y revenir en vacances – ils
ont honte de leurs compétences langagières qui, aux yeux des autres, font d’eux des étrangers
ou les assimile à des touristes.
Un troisième travail de Michèle Koven concernant des Français d’origine portugaise
met en lumière plus clairement la question de l’accueil dans la communauté d’origine des
parents. L’étude est menée aussi bien en France qu’au Portugal. Elle fait observer que les
bilingues français-portugais issus de la migration appelés « Luso-descendants » (LDs) dont certains ont choisi de « rentrer » au Portugal pour étudier ou pour travailler, sont souvent l’objet
de jugements négatifs sur leur capacité communicative dans la langue d’origine des parents.
Son analyse cible plus que les autres les nuances des jugements, citant plusieurs exemples qui
décrivent les pratique marquées des LDs en phonétique, et en syntaxe, ainsi que l’alternance
codique, appelée frantugês. Ses données comportent des blagues populaires représentatives
de la façon négative dont le frantugûes est perçu, ainsi que des incidents observés et racontés,
relatifs à des condamnations, et les critiques qui en découlent. Elle note pourtant que les LDs
eux-mêmes – ainsi d’ailleurs que les Portugais résidents – considèrent ne pas parler le portugais
comme « a sign of the person’s willful scorn for his or her origins, compatriots, and Portugal as a
whole » (2004 : 275, sic).
Au vu des données recueillies au Portugal, elle fait observer que le manque de capacité évoqué par Dabène et Billiez, et par Melliani n’est pas absolu. En revanche, elle note que
la marge de capacité communicative dans les deux langues est fluide, avec certaines capacités
dans les deux langues, mais une tendance à l’erreur dans la pratique du portugais :
« Whereas in French, LDs can use their monolingual performances effectively to distance themselves from images of migrants, in Portuguese they may be at a loss to
do so. Their socialization into monolingual Portuguese has usually been more limited
than into French. Although their knowledge of the boundaries between French and
not-French is indisputable, they can less consistently demonstrate that they know the
boundaries between Portuguese and not-Portuguese. Whereas skill and strategy defined their use of Portuguese in French, an experience of loss of control defines their
use of French in Portuguese. The stakes of slipping are not small. When LDs fail to
purge their Portuguese of Frantuguês, they may suddenly become ‘‘émigrés’’ to listeners » (Koven 2004 : 280).
Paramètres de l’étude
Ainsi le but de l’étude n’était pas seulement d’enquêter sur la présence du français,
mais surtout sur les compétences communicatives dans la pratique des langues marocaines
mises à l’épreuve dans les interactions avec des vendeurs.
Les données dans lesquelles les exemples suivants sont pris permettent d’observer
une tendance à exercer une censure linguistique sur les visiteurs français d’origine parentale
marocaine, mais les mécanismes en sont beaucoup plus subtils que ce que décrivent les personnes interrogées par F. Melliani. En fait, les erreurs qui ont été censurées sont surtout des
erreurs concernant la politesse ou les pratiques de marchandage (Wagner 2006). En revanche,
comme montrent les deux cas présentés ci-dessous, les pratiques erronées d’un niveau purement linguistique (syntaxe, phonétique, etc.) n’ont pas été reçues négativement, mais plutôt, au
contraire, par des encouragements.
Les participantes se considèrent comme Marocaines et Françaises à la fois ; elles
parlent toutes le français et sont capable de s’exprimer dans une ou deux langues marocaines
(l’arabe marocain « derija », et/ou la langue berbère « tachelhit ») telles qu’elles sont pratiquées
en famille, en France et au Maroc. Elles ont, depuis l’enfance, l’habitude de voyager en famille
au Maroc pendant les vacances d’été.
Les données enregistrées et analysées proviennent d’épisodes de marchandage qui
se sont déroulés au Maroc dans différents marchés, tels qu’un souk de dimanche en campagne
ou un souk artisanal à Rabat. Le contexte du souk sert à cibler quelques variables essentielles.
Premièrement, au moment de l’enregistrement, les deux participants principaux ne se connaissent pas et donc emploient des catégorisations basées sur des indicateurs linguistiques et
corporels relevant des appartenances sociales des autres locuteurs pour saisir le comportement
normal dans le contexte de l’interaction (Mondada 1999, Sacks 1972). Deuxièmement, les acheteuses savent que, pour obtenir le meilleur prix, il est nécessaire de s’exprimer dans la langue
locale (voir Wagner 2006). L’usage de derija ou tachelhit ne procède donc pas uniquement d’une
revendication d’identité marocaine, mais aussi d’une stratégie de marchandage
Les données ont été interprétées dans le cadre de l’analyse conversationnelle (CA) et
83
de la théorie d’adaptation communicative de H. Giles et al. (1991). Dans ce cadre, le chercheur
est conduit à analyser les attitudes des locuteurs qui émergent dans la conversation tour de parole par tour, à l’exclusion de tout ce qui n’apparait pas dans la transcription. L’analyse est donc
détaillée, mais limitée aux catégorisations mises en jeu par les locuteurs lorsqu’ils expriment
leurs orientations l’un envers l’autre au cours de la conversation.
Les exemples : catégorisation sans critique
Ce premier extrait se passe entre la participante Karima (KR), sa soeur Btisam (BT)
et un couple de vendeurs : un homme (VM) et une femme (VF), au souk hebdomadaire, dans le
village où elles passent leurs vacances. Ils négocient sur le prix des sandales.
Extrait 1 : Traduction de Jǩmla, Karima et Bt
64.
65.
66.
67.
68.
69.
84
70.
71.
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77.
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81.
82.
83.
84.
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86.
87.
88.
89.
1
KR tSowwǩb mεaya ana ila dirt eh : — tu négocies avec moi ((emph)) si j’ai fait eh :
VM dǩk ši qlil wǩllahila — cette chose n’est pas trop je te jure non
(supprimé)1
VM šufi temen jǩmla wǩllah lεaDim — regarde ((c’est)) le prix de gros, par Dieu tout
puissant
KR eh ? — quoi ?
VM temen jǩmla rah tǩnbeε lǩk btemen jǩmla — C’est au prix de gros que je te vends au prix
de gros
BT [jǩnna ? — [paradis ?
KR magal jǩnna. — il n’a pas dit paradis.
VM jn- ši Haja kǩbi:ra hadǩk! () — para- une chose éno:rme celle-là! ()
VF (xxx)
KR jǩnna jǩnna <hǩwale:>! (rire) — paradis paradis <??>
VM jǩmla jǩnna. [jǩmla. = — en gros paradis. [en gros. =
VF [jǩmla. — [en gros.
VM =rebajas b spanoliya, εala Hǩssǩb ttemen — rabais en espagnol, par rapport au prix
KR šnu hiya jǩmla — qu’est-ce que c’est jǩmla (en gros)
VM daba blikum fǩk kǩtir — maintenant comme ça te semble trop
KR eh: — ouais
VM daba εašrin dǩrham li dyalu — maintenant 20 dirham pour le sien
KR e:h — ouais
VM ha reklam/ nsǩmmiuha reklam bεašrin dǩrham/ ay Haja xDitu qǩTεet tta miya — c’est
réclame/ on l’appelle réclame pour 20 dirham/ toute chose que vous avez prise coupe
le prix jusqu’à 100
KR e::h — ouai::s
VM mHet daba hna kanjibu ssǩlεa min [(xxx) — car maintenant ici on apporte la marchandise de [(xxx)
KR [ah solde, zaεma- — [ah solde, ça veut dire
(supprimé)
KR jǩmla huwa solde — en gros c’est solde
VM ǩrbεamya dryal () kullši bHal bHal — 400 ryal () c’est tout pareil
les passages supprimés ne concernent pas la conversation entre KR, BT VM et VF.
Karima commence en suggérant une négociation, mais le vendeur déclare que le
prix n’est pas trop élevé; il ajoute (67) que ce prix est le prix « jǩmla », de gros. La réponse de
Karima est neutre, il réitère donc son offre de prix jǩmla deux fois (69), une offre qu’elle ne
saisit toujours pas. Au tour de parole suivant, Btisam, qui a mal entendu, prononce un mot quasi
homonyme de jǩmla : jǩnna « le paradis », dit avec une intonation montante qui normalement
marque l’interrogation. Karima corrige l’erreur de sa sœur : « il n’a pas dit jǩnna », mais ne propose pas de signification correcte. Les tours suivants soulignent l’erreur de Btisam à travers
des plaisanteries et des exclamations, mais aucune de ces réactions ne constitue un diagnostic
explicite de malentendu. Les deux vendeurs répètent le mot ensemble et le vendeur le définit
finalement par une traduction espagnole, « rebajas » (77). À ce moment, Karima demande
explicitement une définition (78) et le vendeur consacre ses quatre tours suivants (79-85) à
l’explication. Finalement, en 86 Karima le traduit par « solde », qu’elle répète en 88.
Bien que Karima ne se soit pas adressée à lui dans une langue autre que la derija
pendant toute l’interaction, son positionnement comme locuteur qui ne parle pas la derija en
toutes circonstances est évident. Le vendeur le reconnait en 77, où lorsqu’il définit jǩmla par sa
traduction en espagnol, la catégorisant ainsi comme « venant de l’étranger ». Karima elle-même
admet son « étrangéité » en demandant une définition, puis en traduisant le mot en français.
Parler en derija n’est pas suffisant pour masquer son identité de « visiteur » au Maroc, car ses
compétences communicatives ne sont pas les mêmes que celles d’un résident. Néanmoins son
erreur – ne pas comprendre un mot – n’amène pas de critiques de la part des vendeurs. La
transaction se termine très cordialement avec l’achat de la marchandise.
Le deuxième extrait est pris dans la conclusion d’une interaction entre Karima,
Btisam et un autre vendeur du même souk.
Extrait 2 : Diagnostic linguistique, Karima
116.
VM lmuhim (xx)εalǩk eh: dyǩl e- <tǩHdǩri> mεa lεarbiya εandǩk — l’important (xx) à toi eh:
ton e- <tu parles> en arabe chez toi
117.
KR (rire) mεoja — tordu
118.
VM la mεo[ju walu hiya hadǩk — non pas tordu du tout il est comme ça
119.
KR [(rire) hak. lmuhim bsǩlama u () u nnas <u sǩllemuni> hadaš () eh lmuhim — [(rire) tiens.
l’important () au revoir et () et les gens m’ont accordé cela () l’important
Le vendeur commence par une marque de discours: lmuhim, qui introduit un commentaire sur la façon dont Karima parle l’arabe marocain (116)2. Le commentaire de Karima
n’est pas très explicite, mais il évoque un positionnement non local : mεoja (117), ici traduit
comme « tordu », mais peut aussi vouloir dire « confus » ou « vague ». Le vendeur récuse ce
diagnostic (118), en disant que son arabe (derija) est normal, voire correct. Karima termine
l’interaction en déclarant que les gens qui lui « ont accordé cela » - c’est-à-dire que, soit ils
considèrent que sa façon de parler derija est normale, soit ils acceptent sa derija « tordu ». Ce
commentaire constitue un compliment indirect de la part du vendeur.
Cet exemple est le seul parmi tous les enregistrements de l’étude, où un commentaire sur les pratiques langagières est exprimé explicitement. Et c’est un commentaire positif :
c’est Karima qui l’interprète au début comme critique et le vendeur affirme contrairement à
l’interprétation de Karima que la derija de celle-ci n’est pas à critiquer. Ce type de réaction, qui
2
Son commentaire par ailleurs est marqué par plusieurs formes d’hésitation : d’abord le marqueur de discours, ensuite
il recommence la phrase deux fois avant de l’achever.
85
l’encourage, malgré les erreurs supposées de son parler, est en contradiction avec les données
des études précédentes.
Conclusion : la perception et la réaction
Dans les extraits présentés, il apparait évident que les vendeurs reconnaissent
« l’étrangéité » des visiteurs d’origine parentale marocaine ; leur façon de l’exprimer lors de
l’interaction est révélatrice de la façon dont ils la perçoivent. Leurs réactions aux usages erronés
des visiteurs ne reflètent pas les critiques ou les jugements négatifs évoqués dans d’autres enquêtes. Il se peut que ces jugements négatifs aient plutôt lieu dans un contexte familial où les
normes de conversation suivent un autre modèle que dans le contexte décrit ici. Il est également
possible que les participantes à ce projet aient un niveau de pratique des langues d’origine des
parents plus élevé que celui de la plupart de leurs pairs. Quoi qu’il en soit, ces analyses révèlent
un des aspects de la complexité de l’intégration linguistique de la communauté diasporique au
pays d’origine des parents.
Bibliographie
86
DEPREZ Christine 1994, Les enfants bilingues : langues et familles. Didier, Paris.
GUENIF SOUILAMAS Nacira 2000, Des « beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains. Bernard Grasset, Paris.
GILES Howard, COUPLAND Nikolas & COUPLAND Justine (éds) 1991, Contexts of accommodation, Cambridge University Press,
Cambridge.
KOVEN Michèle 2004, « Transnational perspectives on sociolinguistic capital among Luso-Descendants in France and
Portugal » American Ethnologist, n° 31 v 2, pp. 270-290.
LE PAGE Robert & TABOURET-KELLER Andrée 1985, Acts of identity : Creole-based approaches to language and ethnicity.
Cambridge University Press, Cambridge.
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l’immigration maghrébine en banlieue rouennaise. L’Harmattan, Paris.
MONDADA Lorenza 1999. « L’accomplissement de l’« étrangéité » dans et par l’interaction : procédures de catégorisation
des locuteurs » Langages (Interaction et Langue Étrangère), n° 134, pp. 20–34.
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Sociolinguistics, Holt, Rinehart & Winston, New York, pp. 325-345.
TRIBALAT Michèle 1996, De l’immigration à l’assimilation : Enquête sur les populations d’origine étrangère en France, Éditions la Découverte/Ined, Paris.
URCIUOLI Bonnie 1995, « Language and borders », Annual Review of Anthropology, n° 24, pp. 525-546.
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linguistiques aux marchés. mémoire de Masters 2 Recherche, université René Descartes - Paris 5.
ZENTELLA, Ana Celia (1997) Growing Up Bilingual. Blackwell, Malden, MA.
Le voyage de Djibi :
un exemple de transmission
du pulaar (peul)
Oumou SOW
Université Descartes-Paris 5
Laboratoire Dynalang
Deutsch
Die neuen Peul (Fulani)-Zuwanderer, die in den Neunziger Jahren nach Frankreich kamen, sehen sich vor
der Herausforderung, ihren Kindern die Fula (Pulaar)-Sprache zu vermitteln, weshalb auch die Kinder in
den Schulferien in die Heimat geschickt werden, um dort die einheimische Standardsprache zu erlernen.
Wir haben jedoch herausgefunden, dass auch die sogenannte Standardsprache sich verändert, da sie
ununterbrochen in Kontakt mit anderen städtischen Varianten derselben Sprache ist. Wir konnten nämlich
Spuren von mehreren Varianten einer Sprache im Diskurs von Kindern nach ihrer Rückkehr in Frankreich
feststellen.
English
The wave of new Peul (Fulani) immigrants in France in the 90s faced up to challenges of transmitting the
Fula (Pulaar) language to their children by sending them back to their places of origin during school holidays to learn the local standard. We found out, however, that the so-called local standard also undergoes
changes because it is in constant contact with other urban forms of the same language. As a result, we
find traces of several varieties of the language in the speech of children when they return from holidays
to France.
Introduction
La présence des Peuls dans une vingtaine de pays en Afrique constitue un indicateur de la grande mobilité de ce peuple. D’ouest en est, la langue, sous ses différentes formes
régionales, est dénommée peul ou pulaar ; et les locuteurs se nomment eux-mêmes, Fulbe
ou Haal-pulaar. Comme souvent dans le cas des diasporas, ils demeurent très conservateurs.
Dans les grands centres urbains africains, les Peuls maintiennent en général l’usage du peul
dans la sphère familiale, et parlent d’autres langues en dehors de la famille. En France, où la
première génération de migrants est arrivée dans les années 60, la langue résiste bien grâce
à la densité des réseaux de socialisation et à la conservation du mode de vie communautaire.
Toutefois, on a constaté que la vitalité du peul est moindre chez les migrants arrivés dans les
années 90. Contrairement aux premiers, les seconds sont scolarisés et citadins. Leurs réseaux
sociaux sont plus diversifiés et plus ouverts sur la société d’accueil. Ils ne renoncent pourtant
pas à la transmission du peul à leurs enfants : conscients que la tâche ne sera pas facile sur
place, c’est-à-dire en France, ils envoient les enfants pendant les vacances scolaires chez leurs
87
grands-parents en Afrique.
Dans cet article, nous étudierons le rôle de ces va-et-vient sur l’évolution du pulaar
de Djibi (5 ans)1.
Les effets du ressourcement linguistique au cours des
vacances au pays.
88
Les contacts qu’établissent les communautés migrantes en France avec leur région
d’origine sont sensiblement différents d’une communauté à une autre, mais également d’une
génération à l’autre. Le rôle des voyages dans la transmission et l’appropriation d’une norme
locale de la langue d’origine, a été souligné chez plusieurs auteurs. D’après Roselyne de Villanova (1987, 1988), les voyages dans les régions d’origine des parents permettent aux enfants un
« ressourcement » ou une « réactivation linguistique ». En effet, l’enfant placé temporairement
dans un milieu en principe monolingue, le plus souvent chez ses grands-parents, ne peut plus
avoir recours au français pour se faire comprendre, l’emploi de la langue locale est alors pour
lui une nécessité absolue s’il veut communiquer avec sa famille et son entourage, comme on
dit la « nécessité fait loi ».
Christine Deprez (2000, 2002) est beaucoup plus nuancée sur le rôle de ces voyages :
l’impact serait différent selon l’âge des enfants et la nature du voyage. En effet, plus l’enfant
grandit, plus il sort du cercle familial étroit, plus il est sensibilisé aux différentes langues ou variétés de langues parlées autour de lui : le français peut en faire partie, comme c’est le cas dans
les anciennes colonies. Si en plus l’enfant a des frères et sœurs, il risque de reproduire les habitudes langagières de la fratrie en France, c’est-à-dire le plus souvent l’usage du français, langue
du « milieu ». Ensuite, si le voyage qu’effectue l’enfant ou le jeune est un voyage « punition », il
est peu probable que celui-ci se montre disposé à apprendre ou améliorer la langue familiale.
Pour notre part, il s’agira de montrer que Djibi (5 ans) va bien s’approprier le pulaar
dans sa famille en Mauritanie. Mais nous voudrions montrer aussi que la norme dite « locale »
est elle-même sujette à évolution dans la mesure où elle est, sur place, en contact avec d’autres
variétés urbaines de la même langue.
Nous allons présenter très brièvement dans un premier temps notre enquête et
les corpus recueillis, ensuite nous ferons une description ethnographique des familles ici (en
France) et là-bas (en Mauritanie), puis nous rendrons compte des pratiques langagières de Djibi
avant son départ et enfin, nous analyserons l’impact du voyage sur la pratique du pulaar. Rappelons que les parents de Djibi sont issus de la deuxième vague migratoire.
L’enquête
L’enquête a été réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat dirigée par Christine
Deprez2. C’est une enquête de type ethnographique sur l’usage du pulaar dans les familles de
la région parisienne. L’étude que nous présentons ici est longitudinale, sur huit ans. Nous avons
1
Cette recherche a reçu une aide de la délégation générale à la langue française et aux langues de France (appel d’offre
sur la transmission informelle des langues).
2
La langue pulaar en France : variation des pratiques et des formes dans les interactions verbales, université Paris Descartes (Paris 5), juin 2007.
eu l’occasion de suivre les enfants aussi bien en France qu’en Mauritanie. Dans le cas de Djibi,
les observations ont été faites au quotidien puisque nous habitions chez ses parents depuis sa
naissance. Les données qui seront analysées proviennent de deux corpus enregistrés au début
du mois de juin 2002 et à la fin du mois de septembre de la même année. Nous nous référons
également aux données que nous avons constituées à partir de vidéos de famille. Une petite
description de celle-ci permettra au lecteur de mieux comprendre les enjeux des pratiques langagières et les analyses qui vont suivre. En parlant de la famille, il s’agit de celle qui est installée
ici en France, mais aussi de celle qui est restée là-bas, en Mauritanie.
La famille de Djibi ici et là-bas : des langues, des parcours et une passerelle interculturelle
Les deux familles sont en contact permanent par le biais du téléphone, d’internet et
par les voyages réalisés dans les deux sens. Les grands-parents de Djibi sont venus rendre visite
à leurs enfants installés en France. Djibi et ses cousins effectuent très souvent des voyages en
Mauritanie. Quant aux parents, leurs voyages sont plus espacés.
La famille de Djibi réside en banlieue parisienne. Abdoul, le père de Djibi, comme
ses frères et sœurs3, est arrivé au début des années 90. Binta, sa maman, est arrivée en 1997
dans le cadre du regroupement familial. Les deux parents ont suivi des études universitaires.
La famille est le lieu de retrouvailles des frères et sœurs d’Abdoul, mais il reçoit également de
nombreux visiteurs d’origines diverses, sans cependant établir de liens avec les immigrés de la
première génération. Ces derniers, comme le pulaar qu’ils parlent, font l’objet d’une stigmatisation de la part de la nouvelle génération. S’ils occupent la catégorie « d’immigrés », c’est en
partie parce qu’ils parlent un pulaar xagguzo, autrement dit une langue rigide et ancienne,
opposé au pulaar koybuzo, autrement dit une langue « légère » et parfois francisée.
Djibi est entouré de ses tantes et oncles ainsi que de ses cousins et cousines,
notamment Satigui, sensiblement du même âge, dont la mère est française. Parmi tous les
adultes de l’entourage de Djibi, je suis la seule qui s’adresse à lui en pulaar.
À Kaédi, une petite ville au sud de la Mauritanie, la maison des grands-parents offre
l’image d’un carrefour interculturel, compte tenu la forte mobilité des uns et des autres. Depuis très longtemps, de nombreux visiteurs étrangers y séjournent régulièrement. Parmi eux,
des Européens rencontrés en France et ailleurs par les enfants ou dans le cadre des activités
professionnelles du père. À cela, il faut ajouter de nombreux visiteurs du quartier attirés par la
télévision par satellite que possède la famille.
Parallèlement, les valeurs traditionnelles demeurent fortes grâce à la grand-mère qui
veille sur leur pérennité. L’usage du pulaar, du vrai pulaar, est la règle à suivre. Contrairement au
père, celle que ses enfants nomment la « médiévale », n’a jamais été scolarisée et s’est toujours
occupée de son foyer. Neene, la mère, est donc la figure emblématique de la famille. En cela,
elle s’est appropriée l’espace principal de la maison, le caali, où elle s’entoure de ses enfants
et petits-enfants. Le grand-père qui utilisait déjà le français avec ses fils, perpétue la tradition
avec ses petits-enfants, venus des quatre coins du monde qu’il accueille le soir dans sa chambre
climatisée. Certains enfants parlent cinq langues : pulaar, wolof, soninké, hassaniya4 et français.
3
De 1989 à 2007, 7 frères et sœurs d’Abdoul, le père de Djibi, vivaient en France. Deux sœurs sont retournées en
Mauritanie après leurs études, Oumou est partie vivre au Canada.
4
Ce sont les cinq langues nationales de la Mauritanie, le français et l’arabe étant les deux langues officielles.
89
Ceux qui viennent de Nouakchott (capitale de la Mauritanie) sont davantage plurilingues que
les autres enfants.
L’existence d’activités agricoles perpétue les traditions dans la mesure où le lexique
rural anciennement disparu à cause de la sécheresse réapparait grâce à l’agriculture irriguée.
C’est avec bonheur que les petits citadins, dont Djibi, participent aux activités agricoles (notamment la culture du riz).
Djibi avait effectué d’autres voyages avant 2002 à Kaédi, mais c’est cette année-là,
lorsqu’il était âgé de 5 ans, que nous l’avons enregistré.
L’environnement bilingue de Djibi en France et plurilingue à Kaédi constitue une
source d’acquisition des formes de langue dont on pense retrouver les marques linguistiques
ou des traces dans le répertoire de l’enfant.
Les pratiques de Djibi avant le départ à Kaédi
90
De son pulaar appris lors des précédents voyages, il ne restait que quelques traces,
telles que les termes de parenté « tokara », terme d’usage de personnes qui portent le même
prénom, et « taana », grand-père ou grand-mère. Le petit garçon ne manifestait aucun intérêt
pour la pratique du pulaar. Lorsqu’on lui demande pourquoi il refuse de la parler, il répond
ceci : « cela fait mal au zizi ». À son retour de Kaédi en 2001, son parler avait été stigmatisé
par certains qui le considéraient comme « un parler villageois ». Cette manière de parler rurale,
jugée un peu décalée, ne correspondait pas aux attentes des parents de Djibi. Pourtant, les
raisons d’être de ces voyages sont de permettre aux enfants de se familiariser avec le pulaar
et ses réalités socioculturelles. Djibi n’avait que trois ans à l’époque, il dépendait beaucoup
de sa grand-mère avec laquelle il avait passé plus de six mois. Il n’est donc pas étonnant que
l’on retrouve les traces d’une langue archaïsante dans les usages du jeune garçon. Alors les
moqueries qu’il a subies ainsi que la réaction des parents auraient modifié les perceptions de
Djibi, changé ses comportements langagiers, ce qui l’aurait conduit au refus de parler la langue.
Donc, en juin 2002, on peut dire que Djibi avait une bonne compréhension du pulaar, sans le
parler toutefois.
Nous allons analyser les pratiques de Djibi qui vient de passer trois mois à Kaédi.
Analyse des pratiques langagières de Djibi après son
voyage et des variétés en usage
En septembre 2002, après un séjour de trois mois à Kaédi, on remarque des changements importants dans la pratique des langues chez Djibi. En effet, sur ses 75 prises de parole
lors des échanges enregistrés avec quelques membres de sa famille, le français seul n’apparait
pas, 5 % seulement des prises de paroles attestent deux langues, pulaar et français, mêlées : les
items en français sont des emprunts très courants, connus et employés par sa grand-mère.
Ensuite, il est possible de mesurer les compétences de Djibi en pulaar, grâce à la
longueur de ses énoncés et à sa grande aisance, combinées avec une certaine mobilité linguistique. Nous appelons mobilité linguistique, un va-et-vient entre plusieurs formes de langue ou de
variétés en contact. En effet, on rencontre d’un côté l’usage des formes archaïques du pulaar,
de l’autre côté l’usage de formes plus simplifiées et urbaines.
L’usage du pulaar archaïsant et la conscience linguistique et identitaire
Non seulement on retrouve des marques de pulaar ancien et rural dans le répertoire
de Djibi, mais on remarque également qu’il a développé une conscience linguistique et identitaire liée à l’usage de la langue.
Nous constatons des usages différenciés en phonétique entre Djibi et son entourage
familial en France. La forme du nom de la ville de Kaédi est attestée :
> /Kayhaydi/ pour Djibi et /Kayhedi/ pour son entourage.
La forme Kaédi (traduction) est attestée :
> /sehili/ pour Djibi et /seyli/ pour son entourage.
Entre une prononciation plus ou moins standard et moderne qui rend la langue moins
rigide, et une autre plus marquée et connotée « désuète », « villageoise » et « pas civilisée », Djibi
a choisi celle qui se rapproche le plus de celle de sa grand-mère. En effet, la convergence n’est
pas encore complète pour /kayhaydi/, car Djibi ne réalise pas encore la consonne implosive
alvéolaire [z ] de kayhayzi, mais plutôt la dentale alvéolaire [d] avec Kayhaydi, plus
simple à réaliser. D’ailleurs, la prononciation avec la dentale alvéolaire « Kayhaydi » a une
valeur sociale importante puisqu’elle atténue les stéréotypes des locuteurs puristes sur le parler
des jeunes.
Pour le deuxième exemple, « sehili », Djibi maintient une forme déjà sujette à la
variation chez plusieurs locuteurs parmi les plus avertis en matière de langue pulaar.
Nous avons donc observé des marques de pulaar ancien chez Djibi. Cela est visible au niveau du choix du lexique qu’il emploie. Quand il parle de ses activités quotidiennes,
l’enfant est capable de restituer les réalités socioculturelles avec des combinaisons lexicales
appropriées et plus étendues comme dans ces exemples :
> ko mi mbaadi « je m’épuise très vite »
> mi liggiima, « j’ai travaillé » ; mi lorii, « j’ai repiqué »
> ko mbere « c’est un insoucieux »
> mi lofiima « j’ai été pris dans de la boue »
> mi qabii e mbabba kaaw « je suis monté à dos d’âne d’autrui ».
En référence aux mots soulignés, on peut constater une bonne performance pour un
enfant de cinq ans. Tout d’abord, l’usage du mot « mbaadi » se raréfie, car c’est son équivalent
« mi tampi » qui est plus courant. Ensuite, pour le terme « lorii », nous considérons que
le mot générique « liggima » aurait suffi à rendre compte de la réalité décrite. Puis, pour le
terme « mbere », il s’agit d’un régionalisme ancien et c’est son équivalent « alaa haaju »
qui est tout simplement le plus courant. Enfin, pour le groupe de mots « mbabba kaaw », c’est
plus la réalité à laquelle il renvoie qui ne semble plus faire partie des préoccupations des jeunes
enfants. Ce qui était un rite initiatique et de socialisation des enfants est remplacé par des
jeux plus modernes. Dans ce dernier exemple, nous avons repéré quelques caractéristiques du
pulaar moderne (influencées par le français). En principe, on ne dit pas « qabii e mbabba
kaaw », mais plutôt « mi waziima e mbabba kaaw ». Le champ lexical de l’action
91
« d’embarquer5 » utilisant plus de quatre verbes différents et pour des contextes différents en
pulaar se réduit à cause du sens plus vaste du verbe « monter » en français.
Le pulaar simpli#é : pulaar urbain
92
En ville, le brassage des populations crée des situations de contact parfois inédites.
En conséquence, certaines langues perdent quelques-unes de leurs caractéristiques d’origine.
C’est alors qu’une variété urbaine apparait souvent dépourvue des formes les plus complexe
dans le but de rendre la communication plus facile. Le phénomène a été bien décrit pour les
langues africaines par plusieurs auteurs. Pour le wolof, par exemple, l’étude de Ndiassé Thiam6
rend bien compte du processus de simplification qui touche les variétés urbaines. Ainsi, le wolof
urbain de Dakar se distingue des autres variétés de la même langue du fait qu’il se débarrasse
progressivement de ses aspects les plus rigides, parmi lesquels on compte le système des
classes nominales.
Par rapport au wolof, le nombre des classes nominales est plus important et le
système plus complexe. Le pulaar fonctionne, en effet, avec un système d’environs 26 classes
nominales qui imposent des règles d’accord aux termes dépendants (pronoms, démonstratifs,
adjectifs, participes). Le marqueur de la classe des êtres humains est « Ve » au pluriel et « O » au
singulier. Actuellement, le système subit des changements repérables dans la langue des jeunes
locuteurs : par exemple, une surgénéralisation du classificateur « O », également classificateur
des emprunts.
Cette tendance à la simplification plus ou moins grande du système classificatoire
est visible chez Djibi. Ces changements affectent en même temps l’ensemble du mot ou des
mots. Ainsi, lorsque Djibi utilise « o bey » au lieu de « zi bey », on note plusieurs « erreurs ».
Le classificateur « O » est au singulier alors que « bey » est au pluriel. Il fallait utiliser le classificateur « BA » au lieu de « O » avec le nom « mbeewa » singulier de « bey », si bien sûr le
sens attribué était au singulier. Ceci n’est qu’un exemple, le processus de simplification s’étend
à d’autres aspects de la langue. En pulaar, le passage du singulier au pluriel s’effectue avec
des changements morphologiques souvent aussi complexes que celui du fonctionnement des
classes nominales. Le pulaar urbain, et surtout celui des jeunes locuteurs, se débarrasse de
cette rigidité en s’adaptant aux normes en vigueur dans cette communauté interactionnelle.
Même si Kaédi est considérée comme une ville moyenne en Mauritanie, la mobilité
de la population contribue, non pas à modifier vraiment le paysage linguistique, mais à y introduire des formes urbaines. C’est ainsi que nous avons aussi trouvé des traces ou des marques
de la variété urbaine de pulaar chez Djibi. Cela va des emprunts jusqu’aux calques, en passant
par la restriction du lexique.
Nous pouvons, en effet, remarquer que Djibi a une connaissance des stratégies ou
normes interactionnelles des jeunes locuteurs. Dans cette situation précise, il préfère utiliser
un emprunt plutôt qu’un autre terme pulaar à connotation sexuelle :
Terme standard en pulaar
Emprunt au hassaniya
Terme connoté sexuellement
1. fiide hello,
donner une gifle.
2. darchimo,
lui a donné une gifle.
3. kot-inimo : kotu,
vagin-à lui.
5
Nous avons choisi le verbe « embarquer » au lieu de « monter dans, sur quelque chose» qui nous semble plus explicite.
6
Thiam N. (1990), « L’évolution du wolof véhiculaire en milieu urbain : le contexte dakarois », Plurilinguismes n° 2,
Paris.
Djibi interagissant avec des adultes utilise l’emprunt « zarch » du hassaniya plutôt
que son équivalent plus ou moins vulgaire « kotinimo », car en plus de l’insulte qui lui est
associée, son usage insiste sur le caractère ridicule de la situation et il peut être employé entre
des jeunes d’une même classe d’âge. L’usage de l’un ou l’autre (l’emprunt ou l’insulte) reste
stigmatisé par les autres locuteurs puisqu’il s’éloigne de leur équivalent « fiimo hello »,
plus conventionnel socialement. Ces emprunts permettent aux jeunes de contourner certains
tabous. Par exemple, Djibi utilise le groupe de mot « debou debou », qui lui-même est un
emprunt du hassaniya au pulaar « debbo », qui signifie « femme ». Mais, lorsque « debou
debou » repasse au pulaar, il signifie « drague » dans la langue des jeunes.
D’autres emprunts risquent de générer des malentendus lors des échanges entre
des personnes appartenant à des communautés interactionnelles différentes. C’est le cas de
« niooro » ; qui signifie « ceinture traditionnelle » en wolof, repris avec le même sens dans la
langue des jeunes, alors que le même mot signifie en pulaar « retrousse tes manches ». C’est le
cas de « talaani », en wolof « je ne me préoccupe pas de » et en pulaar « faire revenir des
aliments dans de l’huile chaude ».
Conclusion
Le ressourcement a permis à Djibi de s’approprier plusieurs normes ou variétés de
pulaar. Nous remarquons l’influence du pouvoir linguistique de sa grand-mère sur son parler,
mais nous remarquons aussi l’inévitable incidence des parlers plurilingues et urbains au niveau
des choix des codes linguistiques de l’enfant. Djibi a développé une bonne compétence communicationnelle et culturelle qui lui permet de revendiquer une identité haal-pulaar. Il se définit
comme étant un « haal-pulaar » parce qu’il parle maintenant pulaar comme son modèle, sa
cousine Diakel de Kaédi, contrairement à son anti-modèle Satigui, son cousin de Paris, qui lui
ne parle qu’en français.
Bibliographie
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Calvet & Auguste Moussirou-Mouyama (éds), Le plurilinguisme urbain, Paris, Didier Érudition, pp. 55-67.
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Langage et Société, n° 116, pp. 119-126.
DIA Alassane 2004, « Politiques et réalités linguistiques en Mauritanie. Parlers jeunes en milieu négro-mauritanien de
Nouakchott », in Dominique Caubet (dir.), Parlers jeunes, ici et là-bas : Pratiques et représentations, Paris, L’Harmattan,
pp. 17-31.
MANESSY Gabriel., 1992, « Modes de structuration des parlers urbains », in Des langues et des villes, Actes du colloque
international de Dakar, Paris, Didier Érudition, pp. 7-27.
SOW Oumou 2007, La langue pulaar en France : variation des pratiques et des formes dans les interactions familiales,
Sous la direction de Christine Deprez, université Paris-Descartes (Paris V).
THIAM Ndiassé., 1990, « L’évolution du wolof véhiculaire en milieu urbain sénégalais : le contexte dakarois », Plurilinguismes n° 2, pp. 10-37.
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VILLANOVA (de) Roselyne, 1988, « Le portugais. Une langue qui se ressource en circulant », in Geneviève Vermès
(dir.) Vingt-cinq communautés linguistiques de la France. Les langues régionales et langues non territorialisées, Paris,
L’Harmattan, pp.283-300.
93
Plurilinguisme et migrations en
Guyane française
Isabelle LÉGLISE
CNRS, UMR 8133 CELIA
Deutsch
Mobilität und Zuwanderung haben schon immer eine wichtige Rolle in der Geschichte der französischen
Guiana gespielt. Jedoch haben in den letzten 30 Jahren neue Zuwanderungswellen, sowie eine hohe
Geburtsrate zu demographischen und sozialen Änderungen geführt. Dieser Beitrag befasst sich mit deren
Auswirkungen auf Sprachgewohnheiten, Mehrsprachigkeit und Sprachenpolitik in dem Überseedepartement Französischguiana.
English
Human mobility and migration movements always played an important role in the history of French Guiana.
However, for the last 30 years, new migratory flows and a high birth rate have led to demographic and
social changes. This paper deals with their impact on linguistic practices, multilingualism and linguistic
policy in the overseas Departement of French Guiana.
94
L’immigration et les mobilités de population sont constitutives du peuplement de
la Guyane française, ce département français d’outre-mer situé en Amazonie : mobilité de
populations amérindiennes depuis près de 2 000 ans, colonisation et esclavage, puis migrations
économiques et politiques ces quatre derniers siècles. Jusqu’aux années 1970, le recours à
l’immigration a été considéré par les différentes politiques – coloniales, puis nationales et régionales – comme moyen essentiel de valorisation de l’espace guyanais. Depuis, la Guyane, enfin
perçue comme zone attractive, reçoit une immigration spontanée essentiellement du Brésil, du
Surinam et d’Haïti. Le corollaire en est que cette immigration inquiète et que la question migratoire est actuellement au cœur de l’actualité politique, économique et sociale de ce DOM ; elle
constitue, de fait, un enjeu pour les politiques de développement, de gestion urbaine, de santé
et de scolarisation.
Du point de vue linguistique, les migrations en Guyane ont eu, et continuent d’avoir,
des effets importants, tant parce qu’elles ont apporté de nouvelles langues sur ce territoire, que
parce qu’elles ont augmenté le poids démographique que certaines représentaient ou encore
parce qu’elles participent à l’accroissement du plurilinguisme de la population et à la véhicularisation de certaines langues en présence.
Un certain nombre de ces migrants ne sont toutefois pas complètement « étrangers » : ils partagent avec les sociétés établies dans ce DOM depuis quelques siècles (Amérindiens, Créoles, Marrons) un fonds linguistique et culturel, et parfois aussi des pans d’histoire,
ce qui a pour effet de brouiller la distinction formelle entre mobilités régionales (notamment de
part et d’autre des fleuves qui dessinent les frontières politiques résultant de la colonisation) et
migrations internationales.
Éléments sociolinguistiques
La Guyane connait de profonds bouleversements depuis une trentaine d’années. Sa
population n’a cessé de progresser, passant de 73 000 habitants en 1982 à 157 000 en 1999 et
près de 200 000 aujourd’hui, dont environ 30 % d’immigrés. D’après le recensement de 1999,
les trois communautés étrangères les plus importantes sont les Surinamais (qui représentent
11 % de la population recensée en 1999), les Haïtiens (9 %) et les Brésiliens (5 %), mais on évoque
souvent des chiffres bien plus importants. Laethier (2007) évoque par exemple 30 000 Haïtiens,
soit le double de ceux recensés en 1999.
La Guyane constitue sans doute, dans le contexte français, un cas particulier pour ce
qui est des questions linguistiques : les populations traditionnelles et les populations migrantes
sont majoritairement non francophones et leurs langues premières continuent à jouer un rôle
important dans la vie quotidienne guyanaise. Dès lors, l’école apparait comme l’un des premiers
lieux de confrontation, entre langues de la famille et français, langue officielle, mais également
entre langues premières. La grande majorité des enfants, d’origine guyanaise ou étrangère, sont
actuellement scolarisés et suivent une éducation (primaire et secondaire), mais de nombreux
élèves quittent le système scolaire avant la fin des études et le taux d’échec scolaire y est le
plus important de France, tous DOM compris.
On dénombre plus d’une trentaine de langues en Guyane. Les unes et les autres pesant un poids – numérique, économique, symbolique, etc. – plus ou moins important. Sur cette
trentaine de langues, et sur la base des travaux réalisés jusqu’à présent, j’estime qu’une vingtaine sont parlées par des groupes de locuteurs – « natifs » ou non – représentant au moins 1 %
de la population et, au plus, lorsque ces langues sont véhiculaires, environ 60 %. Cette diversité
linguistique peut se décliner en de multiples classifications jamais totalement satisfaisantes :
langue officielle vs. langues régionales vs. langues d’immigration ; langues amérindiennes vs.
langues européennes vs. langues créoles vs. langues autres ; langues véhiculaires vs. langues
vernaculaires vs. langues localement véhiculaires, etc.
Ainsi, pour donner à voir la diversité linguistique guyanaise et discuter de politique
linguistique choisit-on de considérer à la fois la dizaine de langues susceptibles d’être reconnues
comme des langues régionales – ou langues de Guyane – (Launey 1999), mais également toutes
celles qui sont parlées en Guyane.
Principales langues parlées en Guyane (d’après Léglise 2007a)
Type de langues
Langues
amérindiennes
Nom de la (variété
de) langue
Arawak ou lokono
Emérillon ou teko
Kali’na
Palikur
Wayana
Wayampi
Caractéristiques
Langues autochtones appartenant à trois familles linguistiques (caribe, tupi-guarani et arawak). Listées dans le rapport Cerquiglini,
elles sont parlées dans leur ensemble par moins de 5 % de la population. Les deux premières, en raison de leur faible nombre de locuteurs ou de rupture de transmission vers les jeunes générations,
peuvent être considérées comme « en danger ».
95
Langues créoles
à base lexicale
française
Créole guyanais
Résultant de l’esclavage et de la colonisation française en Guyane.
Mentionnée dans le rapport Cerquiglini, langue maternelle d’environ un tiers de la population, elle est véhiculaire dans certaines
régions – en particulier sur le littoral.
Créole haïtien
Parlée par une population d’origine haïtienne représentant entre 10
et 20 % de la population guyanaise.
Créole martiniquais,
Créole guadeloupéen
Langues parlées par des Français venant des Antilles, estimés à 5 %
de la population guyanaise.
Créole
de Sainte-Lucie
Langue issue de l’immigration en provenance de Sainte-Lucie aux
siècles derniers, parlée actuellement par moins de 1 % de la population.
Aluku
Langues créoles
à base lexicale
anglaise
96
Langue créole
à base anglaise
partiellement
relexi#ée
à partir du
portugais
Variétés de
langues européennes
Langues asiatiques
Ndyuka
Pamaka
Variétés de langues1 parlées par des Noirs Marrons ayant fui les
plantations surinamiennes au 18e siècle, mentionnées dans le
rapport Cerquiglini. Langues premières de Marrons faisant historiquement partie de la Guyane ou de migrants récemment arrivés
du Surinam, elles sont parlées par plus d’un tiers de la population
guyanaise. Elles jouent également un rôle véhiculaire dans l’Ouest
guyanais.
Sranan tongo
Langue véhiculaire du Surinam voisin, elle est la langue maternelle
d’une très faible partie de la population guyanaise, notamment dans
l’Ouest, où elle joue cependant un rôle véhiculaire.
Saamaka
(ou saramaka)
Parlée par des Noirs Marrons originaires du Surinam, mais installés en Guyane depuis plus ou moins longtemps, mentionnée dans
le rapport Cerquiglini. Les estimations chiffrées sont les plus fluctuantes à son égard. Selon Price et Price (2002), les Saramaka
constitueraient le groupe de Marrons le plus important de Guyane
(10 000 personnes), toutefois nos enquêtes montrent des taux de
déclaration du saamaka souvent inférieurs aux autres créoles à
base anglaise.
Français
Langue officielle, langue de l’école, langue maternelle des 10 % de
la population venant de métropole ainsi que de certaines parties bilingues de la population (en particulier à Cayenne) et partiellement
véhiculaire en Guyane.
Portugais du Brésil
Langue parlée par une immigration brésilienne estimée entre 5 et
10 % de la population guyanaise, jouant un rôle véhiculaire dans
l’Est, le long du fleuve Oyapock.
Anglais du Guyana
Variété parlée par une immigration venant du Guyana voisin, estimée à 2 % de la population.
Néerlandais
Langue parlée par une partie de l’immigration surinamienne ayant
été préalablement scolarisée dans cette langue.
Espagnol
Langue parlée par une infime partie de la population originaire de
Saint-Domingue et de pays d’Amérique latine (Colombie, Pérou, notamment).
Hmong
Langue parlée par une population originaire du Laos, arrivée en
Guyane dans les années 70, représentant 1 % de la population, regroupée essentiellement dans deux villages, mentionnée dans le
rapport Cerquiglini.
Chinois
(hakka, cantonais)
Variétés de langue parlées par une immigration d’origine chinoise
datant du début du siècle.
Langues et migrations en Guyane, quelques résultats
Enquêtes en milieu scolaire
Les travaux linguistiques et anthropologiques réalisés en Guyane ces 20 dernières
années se sont surtout focalisés sur les populations traditionnelles, amérindiennes, créoles ou
marronnes (Jolivet 1982 ; Hidair 2007 ; Collomb & Jolivet 2008), et sur leurs langues (Goury &
Migge 2003 ; Launey 2003). Les travaux de description sociolinguistique de ces 10 dernières
années1 se sont, pour leur part, intéressés aux pratiques et représentations linguistiques de la
population guyanaise dans sa relation aux différentes langues (langues parlées dans la famille,
à l’école, avec les amis, etc. qu’il s’agisse de langues territorialisées ou déterritorialisées). Les
travaux se sont concentrés en particulier sur la situation scolaire et sur les répertoires linguistiques des enfants scolarisés (Leconte & Caitucoli 2003 ; Léglise 2004 ; Alby 2005 ; Léglise
2005 ; Léglise & Puren 2005 ; Léglise 2007a).
Les résultats de ces travaux permettent d’ores et déjà de tirer trois conclusions :
> les langues issues de migrations bénéficient d’une bonne transmission familiale
en Guyane ;
> certaines jouent même un rôle véhiculaire (portugais du Brésil, sranan tongo,
ndyuka en partie) en particulier en zone frontalière avec le pays d’origine ;
> enfin, on note le grand plurilinguisme d’enfants, de migrants en particulier, possédant dès leurs premières années de socialisation plusieurs langues dans leur répertoire et alternant les langues en fonction des situations et de leurs interlocuteurs.
Gestion de la pluralité linguistique par les institutions
À côté du contexte scolaire, nous nous sommes également penchés sur les pratiques
langagières dans des situations de service, au marché, à la poste (Léglise 2005), dans le domaine de l’administration ou de la santé (Léglise 2007b). Les résultats montrent qu’il ne semble
pas exister de politique linguistique encourageant le développement des langues qu’elles soient
régionales ou issues de migrations. Le personnel hospitalier, par exemple, au contact d’une
population de patients à plus de 80 % non francophone, ne reçoit aucune formation ni dans les
langues locales les plus représentées ni dans des langues véhiculaires. Dans la plupart des services (administration, santé, justice), les traducteurs sont extrêmement rares. Les employés des
différentes institutions, comme leurs usagers, doivent ainsi se débrouiller par eux-mêmes pour
communiquer, parfois grâce à l’aide d’un collègue plurilingue et le plus souvent grâce à celle
d’un membre de la famille faisant office de traducteur. La plupart des interactions de service
doivent ainsi être négociées au cas par cas ; le résultat en est une communication approximative
a minima qui cause un certain nombre de problèmes (particulièrement cruciaux à l’hôpital) et
un sentiment d’insécurité chez les patients/usagers.
1
Réalisés en partie grâce aux projets subventionnés par la DGLFLF (projet « Diagnostic sociolinguistique » notamment,
2002-2005).
97
Langues et migrations en Guyane : dynamiques en
cours
Plurilinguisme et alternances de langues
Comme il est habituel de le trouver en situation de plurilinguisme, on observe une
gamme de phénomènes de mélanges des langues : alternance, code-switching, code-mixing (cf.
Alby & Migge (2007) pour une présentation des différents cas). L’exemple suivant, extrait d’une
discussion entre une mère haïtienne et son fils rapportée par M. Laethier (2007), illustre une
alternance entre créole haïtien (souligné), créole guyanais (gras) et français (italiques).
L:
Mo, guyanais, mwen fèt la. Je suis né ici. Alors, je fais comme les Guyanais.
« Je suis guyanais. Je suis né ici. Je suis né ici. Alors, je fais comme les Guyanais »
La mère : To fèt la, oui. To fèt la, oui. Men, se Ayisyen ou ye. Pa janm bliye se Ayisyen ou ye. Ou
kontan ak laguyan, to vle sanble vagabon.
« Tu es né là, oui. Tu es né là, oui. Mais, tu es Haïtien. N’oublie jamais que tu es haïtien.
Tu aimes la Guyane, tu veux ressembler à un vagabond ».
98
Cet exemple illustre la manière dont les Haïtiens « guyanisent » leur créole : alors que
les pronoms de première et deuxième personne du créole haïtien sont mwen et ou, très souvent,
lorsque les locuteurs parlent en créole haïtien, ils utilisent les pronoms guyanais correspondant,
mo et to. Ici, bien que la mère réponde essentiellement en haïtien à son fils, elle utilise les pronoms guyanais au début de son intervention.
Cet exemple illustre également la manière dont les éléments linguistiques appartenant au répertoire d’individus plurilingues se combinent pour faire sens, l’alternance en ellemême étant porteuse de sens. L’emploi d’éléments dans l’une ou l’autre langue montre à la
fois que ces éléments cohabitent dans le répertoire linguistique des individus et qu’ils peuvent
se combiner au sein de leur prise de parole, sans difficulté pour la compréhension ; mais il sert
également leur propos : il fait voir des démarcations et des déplacements de frontières dans ce
que les locuteurs donnent à voir de ce qu’ils sont et comment ils construisent leur(s) identité(s)
(être guyanais, être haïtien, être né ici, être un vagabond).
Véhicularisation et e!ets sur les langues elles-mêmes
Ces contacts entre langues ne sont pas sans effets sur les langues elles-mêmes.
Un domaine particulièrement intéressant en Guyane concerne les contacts entre les différents
créoles à base anglaise et les reconfigurations sociales et linguistiques actuellement à l’œuvre,
que l’étude du terme taki-taki permet de tracer en partie. Comme le laisse entendre l’expression
employée dans la littérature anglo-saxonne, « Creoles of Suriname », ces créoles proviennent,
originalement, des plantations situées au Surinam au 18e siècle. La présence de ces langues en
Guyane date de plusieurs siècles, mais les mobilités entre Surinam et Guyane continuent et des
épisodes récents – guerre civile au Surinam des années 1980, exode rural fluvial (Piantoni 2002 ;
Léglise & Migge 2005) – ont occasionné de nouvelles vagues migratoires vers la Guyane.
La présence importante de locuteurs de ces langues dans l’ouest de la Guyane a
amené une partie importante de la population de ces régions à apprendre le nenge1 (dans
sa variété ndyuka, généralement) ou le sranan tongo. Cette utilisation par des « non natifs »
a des effets sur les langues parlées. En effet, on observe de grandes différences dans les
pratiques linguistiques des locuteurs natifs de ces langues (de manière prototypique, les Marrons, mais également des groupes d’Indiens Arawak ayant abandonné leur langue au profit du
sranan tongo) et dans celles de nouveaux locuteurs qui montrent des réductions structurales
importantes, typiques de variétés d’apprenants (Léglise & Migge 2006 ; Léglise & Migge 2007).
L’augmentation de cette véhicularisation, en même temps que des changements sociaux tels
que l’urbanisation et les phénomènes migratoires, semble également produire des changements
dans les variétés natives (Migge 2005 ; Migge & Léglise à paraitre).
Ces changements linguistiques s’accompagnent de redéfinitions des classifications
ethniques traditionnelles et des frontières de langues. Alors qu’il y a une quinzaine d’années
linguistes et locuteurs insistaient sur l’existence de différences identifiables, à présent, ces
dernières perdent de leur importance aux yeux de jeunes locuteurs qui préfèrent s’identifier
comme Marrons urbains. D’un point de vue linguistique, les différences entre le sranan et le
nenge s’amenuisent en raison du code-switching et du code-mixing parmi la population adulte.
Un processus de re- ou de-ethnicisation semble en marche.
Conclusion : conséquences linguistiques des mobilités
sur le plateau des Guyanes
Alors que les questions touchant aux migrations font l’actualité, en Guyane comme
en France métropolitaine, nos précédents travaux nous permettent d’apporter de premiers
éclairages, mais nous manquons encore d’études précises sur les déterminants des migrations
(facteurs de décision, durée des séjours, place de la Guyane dans des circuits de mobilité, etc.)
et sur leur impact social, linguistique et économique.
Un programme de recherche2 est actuellement en cours sur ces questions – dont
nous espérons bientôt plus d’éléments sur les différences et similitudes entre les diverses populations migrantes en Guyane quant à l’apprentissage des langues en lien avec la problématique
de l’intégration et de l’identité, et quant aux politiques linguistiques familiales.
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pp. 209-224.
1
L’aluku, le ndyuka et le pamaka sont considérées comme des variétés dialectales d’une même langue, le nenge(e) cf.
Goury & Migge (2003).
2
ANR Les Suds 2008-2010, « Dynamiques des circulations migratoires et mobilités transfrontalières entre Guyane,
Surinam, Brésil, Guyana et Haïti » impliquant des géographes, anthropologues, linguistes et politistes.
99
100
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LAETHIER Maud 2007, « Yo nan peyi laguyan tou : Pratiques langagières des Haïtiens dans l’ile de Cayenne », in Isabelle
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européenne des migrations internationales, n° 18, pp. 11-49.
Plurilinguisme et dif!cultés en
français à l’écrit
Bilan méthodologique
Alexandra FILHON
Paris 10 ; Ined/Laboratoire Printemps
Deutsch
Folgender Beitrag handelt von Menschen, die in der Familie in einer Fremdsprache aufgewachsen sind,
und deren Umgang mit der französischen Sprache und etwaigen Sprachschwierigkeiten in ihrem alltäglichen Leben in Frankreich. Bei der IVQ-Umfrage (Information Vie quotidienne = Info Alltag) wurden
(quantitative) Daten über Analphabetismus bei 18 bis 64-Jährigen gesammelt. Davon waren 9% betroffen.
Jedoch ergaben Gespräche mit den Befragten, dass diese erwachsenen Menschen, die als Analphabeten
betrachtet (wahrgenommen, kategorisiert) werden, keine homogene Gruppe sind und sich selbst nicht
als Analphabeten betrachten, sogar behaupten, in Französisch lesen oder schreiben stelle für Sie keine
Schwierigkeit dar.
English
This paper is about how people educated in a foreign language in their family deal with French language
and possible difficulties using it in their everyday life in France. IVQ Survey (2004) recollected (quantitative) data on illiteracy among 18-64 years old population, showing a 9% prevalence, but in-depth interviews
showed that those adults considered (perceived, categorised) as illiterate do not represent an homogenous group and do not tend to consider themselves as “illiterate” nor even having hard times reading or
writing French language.
Dans cet article, il s’agit de comprendre comment des personnes plurilingues considérées en difficulté en français vivent ces éventuelles difficultés et si elles-mêmes se considèrent
en situation d’illettrisme. Ont-elles le sentiment d’être handicapées dans leur vie quotidienne ?
La connaissance d’une autre langue que le français peut-elle constituer une ressource ?
Cette recherche1 qualitative a débuté en 2007 avec pour objectif initial d’appréhender
les trajectoires biographiques de personnes plurilingues rencontrant des difficultés dans leur
rapport à l’écrit en français. Seules des personnes socialisées (familialement) dans un contexte
plurilingue ou dans une autre langue que la langue française ont donc été interrogées.
Le but principal était d’analyser comment les parents, susceptibles de rencontrer des difficultés
en français, gèrent ce plurilinguisme avec leurs enfants. Il s’agissait donc de saisir la place
qu’occupe le français dans la sphère familiale, de voir si la langue natale est davantage
1
France Guerin-Pace et moi-même sommes à l’initiative de cette recherche. La passation et la transcription des entretiens ont été financées par la délégation générale à la langue française et aux langues de France. Ils ont été effectués
par Olivia Lelong.
101
mobilisée comme ressource lorsque le français est peu maîtrisé à l’écrit. On pouvait supposer
que les mécanismes de transmission, les stratégies personnelles et éducatives seraient
divergentes selon que les personnes maitrisent ou non à l’écrit une autre langue que le français.
Il importait pour cela de pouvoir reconstruire les principales étapes du parcours migratoire et
scolaire ainsi que le contexte familial et linguistique au moment de l’apprentissage2. Par ailleurs,
il était décisif de retracer le quotidien de ces personnes plurilingues en analysant les discours
sur la scolarité de leurs enfants, mais aussi leurs implications éventuelles. De même, nous
avons cherché à saisir les pratiques de lecture et d’écriture de la vie quotidienne.
Dans ce texte, nous nous concentrerons sur la perception par les individus de ces
« difficultés en français » : en premier lieu nous présenterons l’enquête IVQ et les données utilisées et, ensuite, il s’agira d’analyser les premiers résultats de l’enquête qualitative qui révèle
comment les personnes plurilingues interrogées perçoivent leurs éventuelles difficultés à l’écrit
en français.
L’enquête Information Vie quotidienne
La mesure des compétences à l’écrit en français
102
Afin de cibler des adultes susceptibles de rencontrer des difficultés en lecture
et/ou en écriture en français, la population à enquêter a été choisie à partir des répondants de
l’enquête Information Vie quotidienne (IVQ). Il s’agit d’une enquête qui s’est déroulée en France
métropolitaine, en 2004. Le questionnaire a été passé auprès de 10 000 adultes âgés de 18
à 65 ans. Cette enquête vise à mesurer objectivement3 les compétences en français, à l’écrit,
des adultes. Dans cette enquête, la mesure du rapport au français est justifiée par la nécessité
de comprendre si les personnes vivant en France ont un degré de maitrise suffisant pour « être
autonome dans les situations simples de la vie courante » (ANLCI4, 2006).
Afin de tenter une mesure objective du rapport à la langue française écrite, des tests
d’évaluation ont été conçus par des équipes de chercheurs en psychologie. Toute l’étendue des
compétences à l’écrit ne pouvant être approchée, les mesures des compétences en lecture et
en calcul5 ont été privilégiées.
2
Dans la grille d’entretien, une partie importante était consacrée aux discours des enquêtés sur leurs souvenirs en
rapport avec l’école. L’hypothèse était que la socialisation dans une autre langue que le français a pu faire l’objet d’une
stigmatisation dans leur enfance et avoir eu des conséquences négatives dans les apprentissages scolaires. Des travaux
en sociolinguistique ont en effet révélé que les enseignants anticipaient la réussite ou l’échec des élèves en fonction
de la représentation qu’ils se font d’eux. Or, cette image des enfants est en partie véhiculée par leur façon de parler et
peut ensuite avoir de réelles conséquences sur leurs pratiques enseignantes (Seligman, Tucker et Lambert, 1972). Ainsi,
comme l’écrit Labov : « les différences dialectales affectent la scolarité essentiellement parce qu’elles symbolisent un
conflit social » (Labov, 1993 : 42).
3
Il s’agit d’une mesure qualifiée d’« objective » au sens où, auparavant, les difficultés éventuelles à l’écrit étaient abordées à partir de questions plus subjectives : il était demandé aux enquêtés s’ils estimaient rencontrer des difficultés
pour effectuer certaines tâches comme lire le journal, rédiger une lettre, etc. Toutefois, à compétences équivalentes,
ces personnes pouvaient ressentir, éprouver, évaluer différemment ces éventuelles difficultés selon notamment leur quotidien, tous les individus ne se retrouvant pas confrontés à une recherche d’emploi ou des démarches administratives.
4
Agence nationale de lutte contre l’illettrisme.
Dans un premier temps, les adultes répondant au questionnaire effectuent un exercice d’identification de mots puis de
compréhension. Dans un deuxième temps, en fonction de leurs résultats, ils sont orientés vers deux modules différents
pour évaluer précisément leurs compétences en lecture. Quatre principaux types d’exercices leur sont alors soumis :
lecture de mots, compréhension d’un texte, production écrite et compréhension orale. Dans un troisième temps, ils sont
5
Di"cultés en français et plurilinguisme
En juin 2006, les premiers résultats de l’enquête Information Vie quotidienne révèlent
que 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans sont évalués en situation d’illettrisme, ce qui
représenterait plus de trois millions d’adultes (Rapport ANLCI, 2006). Les trois quarts de ces
personnes considérées en difficulté en lecture ou en écriture ont été socialisées uniquement en
langue française dans leur enfance. 16 % ont été élevées au moins dans une langue régionale et
10 % au moins dans une langue étrangère.
Cette répartition des pratiques linguistiques des personnes en situation d’illettrisme
ne diffère pas sensiblement de celle de l’ensemble de la population. En effet, en 1999, il apparaissait dans l’enquête Famille (Héran, Filhon et Deprez ; 2002 ; Lefèvre et Filhon, 2005)
qu’environ un quart de la population vivant en France métropolitaine n’avait pas reçu exclusivement la langue française dans son enfance, une moitié ayant hérité d’une langue régionale et
l’autre moitié d’une langue d’immigration.
Dans l’ensemble, certes, le plurilinguisme pratiqué au sein de la famille ne favorise
pas l’illettrisme, mais en revanche, selon la socialisation linguistique, le rapport au français
écrit diffère sensiblement. Par exemple, une corrélation positive apparait entre une éducation
familiale uniquement dans une langue régionale et le fait d’être évalué en difficulté en français.
Cependant, cette socialisation linguistique exclusive en breton, provençal ou autre concerne
principalement des adultes âgés, ayant vécu en milieu rural et appartenant aux milieux sociaux
les moins favorisés, ce qui va généralement de pair avec une faible scolarisation. Il faut donc
se garder de tout lien de causalité entre un type de socialisation linguistique et des difficultés
estimées pour lire ou écrire le français : ce n’est pas parce qu’on parle une langue régionale que
l’on est plus que d’autres en difficulté, mais avant tout en raison d’une scolarité moins longue
et d’un oubli des savoirs acquis aux jeunes âges.
Premiers résultats de l’approche qualitative
La réalisation des entretiens
À partir de ces premières données, nous avons donc cherché à réinterroger, sous la
forme d’entretiens qualitatifs, des personnes ayant répondu au questionnaire IVQ en 2004 et
correspondant aux critères suivants :
> Femmes et hommes ayant déclaré qu’au moins une des langues familiales était une
langue régionale ou d’immigration.
> Personnes considérées, au vu de l’évaluation, comme ayant des difficultés (réussite
inférieure à 60 %) à au moins l’un des domaines fondamentaux de l’écrit.
> Accord des personnes pour être interrogées une seconde fois (ce qui leur était
explicitement demandé).
Sur l’ensemble des 10 000 adultes ayant rempli le questionnaire, seuls 142 cumulaient les trois critères précédents : 33 vivaient en Ile-de-France et 27 dans le Nord–Pasorientés pour répondre au module sur la numératie. Et enfin, un dernier volet du questionnaire porte sur la trajectoire
biographique des individus (trajectoire familiale, scolaire et professionnelle) avec notamment des questions subjectives
sur le regard qu’ils portent sur certaines étapes de leur vie ou encore sur d’éventuelles difficultés rencontrées pour
effectuer des activités de la vie quotidienne.
103
de-Calais, les deux régions où nous avons choisi de mener les entretiens. En définitive, une
vingtaine d’entretiens ont pu être réalisés par cette voie.
Lors de la passation des entretiens, il est rapidement apparu que rares étaient les
personnes faisant part de quelconques difficultés scripturales et/ou lecturales en français.
Un rapport au français contrasté rarement vécu comme un « problème »
104
Parmi les personnes interrogées, nombreuses sont celles ayant déclaré avoir ou avoir
eu un usage régulier du français écrit, considérant par exemple la lecture et l’écriture comme
un loisir, voire une passion. Cette pratique du français passe par la lecture de journaux, de romans, l’écriture de lettres, mais aussi par l’utilisation d’internet : messagerie électronique ou en
« tchats ». Les témoignages sont nombreux : « je lisais beaucoup avant », « je bouffe un livre en
une soirée », « alors je lis beaucoup de romans, des romans policiers, des romans… tout ce qui
se dit sur la famille. Je lis aussi les journaux, les magazines people… » « on envoie des e-mails,
on va sur des forums », etc.
Dans l’ensemble, les migrants scolarisés en langue française avant leur arrivée en
France ne se sentent pas plus démunis. Leur discours ne laisse pas penser qu’il serait plus facile
ou plus « légitime » de déclarer des difficultés pour les personnes socialisées en famille dans
une langue étrangère que pour celles élevées dans une langue régionale.
Amina, originaire du Congo-Kinshasa, âgée d’une quarantaine d’années, vit en France
depuis l’âge de 22 ans. Elle a poursuivi des études deux années après le bac avant son arrivée
en France, parlait lingala avec sa famille et estime n’avoir aucune gêne dans l’utilisation du
français au quotidien : « j’écris mieux le français, plus que beaucoup de Français ». La lecture
est l’un de ses passe-temps favoris, elle lit notamment la Bible très régulièrement.
Toutefois, ce ne sont pas seulement les personnes ayant eu une scolarité longue qui
estiment ne pas avoir de difficultés avec l’usage du français écrit. Jamal, un homme de 44 ans
né aux Comores, est arrivé en France à l’âge de 12 ans et a donc effectué une partie de ses
études sur le territoire en intégrant une classe de CM2 et en poursuivant jusqu’au BEP d’électrotechnique, sans toutefois obtenir ce diplôme. Actuellement, il travaille comme appariteur dans
une université, un emploi qui lui procure une grande satisfaction personnelle. Jamal a été scolarisé en français et se souvient de cette période qu’il qualifie d’heureuse. D’après ses souvenirs,
l’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’est fait « normalement » :
« Je suis parti de mon pays, j’écrivais, je parlais le français. Je savais lire, je savais
écrire quand j’ai quitté. J’ai quitté au CM1. J’ai écrit, et je lisais, normalement. (…)
L’apprentissage de la lecture, à l’école, étant donné que ça a été très facile, en fait,
moi, j’avais beaucoup de relations avec les colons, les Français. Donc, étant donné
que mon oncle, il travaillait beaucoup avec les blancs, donc il venait chez moi, on
parlait. Oui, c’était pratiquement un amusement, quoi. »
Une fois en France, il se souvient avoir rencontré des « difficultés » pour s’habituer
aux méthodes de travail, mais aussi aux contenus mêmes :
« Quand je suis arrivé en France, la différence quand je suis venu là, la façon qu’on
nous enseignait là-bas… Parce qu’il y a des choses que je ne comprenais pas ici,
qu’on nous enseignait là-bas. Bon, là-bas, on nous a parlé de Gaulois, de choses
comme ça. Bon, quand je suis venu là, j’avais jamais entendu parler du mot nègre,
de l’esclavage, je sais pas ce que c’est. (…) Des choses vraiment, que vis-à-vis du
français ici, bon, la méthode qu’on nous a appris à parler le français, à l’écrire, le
dicter, c’est pas la même chose comme ici. En fait, ici, il y a eu des difficultés. Je
savais lire, mais la compréhension, ça a été vraiment très difficile. »
Si Jamal rend compte de ces perturbations de l’apprentissage entre les Comores et
la France, il ne se sent pas pour autant limité pour aider ses enfants dans leur travail scolaire,
pour lire le journal ou dans son travail, pour lequel il utilise le français écrit régulièrement. Il va
même plus loin, racontant le plaisir qu’il prenait plus jeune à écrire :
« J’écrivais beaucoup quand ma femme elle était au Kenya. J’étais fou de l’écriture,
j’étais fou des cartes postales, j’étais fou à écrire n’importe où je me trouvais.
J’aimais écrire. Ça, j’étais très fou sur l’écriture, parce que j’adorais lire, j’adorais
écrire. J’ai failli devenir plutôt romantique. Et puis, quand ma femme, elle est venue,
c’est fini, quoi, c’est terminé. »
Certes, quelques enquêtés déclarent rencontrer des difficultés à effectuer certaines
tâches administratives, mais rares sont ceux dont les discours rendent compte d’une perception
de difficultés quotidiennes, d’une gêne récurrente dans les activités de tous les jours.
Sloan, originaire de la Guadeloupe, âgé de 60 ans, raconte avoir rencontré très tôt
des difficultés scolaires puisqu’il a redoublé dès le CP. Il ne nie pas solliciter parfois de l’aide
pour certaines tâches, mais parallèlement il utilise l’écrit sur son lieu de travail, lit le journal et
ne se sent pas dépendant ou handicapé dans sa vie quotidienne :
« Oui, j’écris. Si c’est quelque chose qui me dépasse, je vois ma fille ou une assistance ou un truc comme ça… (…) Par exemple, en mécanique [il est retraité, exerçait
comme mécanicien en usine], on nous donnait une fiche, comme ça la personne
sait ce qu’il y a à faire sur la voiture, il faut la taper, et puis après, il faut la mettre
sur la voiture pour savoir ce qu’on a fait dessus et ce qu’il y a à faire. (…) J’achète
le journal tous les jours. Si c’est un livre qui m’intéresse, je bouquine un peu. Mais
c’est plutôt le journal. »
Il apparait en fait au fil des entretiens que les personnes mettant en avant une gêne
en français font principalement référence à l’utilisation orale de la langue plutôt qu’à l’utilisation
de l’écrit. C’est le cas des migrants arrivés récemment en France qui déplorent que les cours,
les formations proposées concernent principalement l’apprentissage de la lecture ou de l’écriture alors que leurs attentes premières sont de pouvoir s’exprimer correctement oralement.
Dans une recherche sur l’illettrisme de travailleurs turcs, Roger Establet (2000) avait déjà révélé
que les principales difficultés linguistiques de ces turcophones surgissaient non pas au travail,
mais le weekend « comme un obstacle à l’ouverture de la sociabilité » (p. 200). En effet, la
nécessité première est de parler pour créer des liens, or rares sont les structures favorisant cet
apprentissage de la langue orale.
Tels sont les propos tenus par Lina, une jeune femme originaire de Thaïlande arrivée
en France à l’âge de 21 ans, parlant thaï et anglais :
« L’ANPE m’a envoyée à la Mission locale et ils m’ont trouvé une école. Mais c’est
dommage, une école comme ça, c’est vraiment pas bien pour les personnes qui
parlent pas français. (…) Et parce qu’ils ont donné un papier, « marquez ça, marquez
ça… » Comment faire un verbe, on sait même pas. C’est ça, c’est dur. Après, j’ai dit
« ça fait un an que j’étais là-bas, j’apprends que les numéros ». Pendant un an, je
connais même pas les verbes. Même j’ai un livre pour les verbes, mais on peut pas,
je sais même pas comment faire ça, aussi. »
105
Ce n’est qu’après avoir trouvé un emploi dans un parc d’attractions, où elle a pu
valoriser sa connaissance de l’anglais, que progressivement cette jeune mère a réussi, par
l’intermédiaire de ses collègues, de son mari et de sa fille, à apprendre le français à l’oral. Et ce
n’est que dans un second temps qu’elle a éprouvé le besoin de maitriser la lecture et l’écriture.
Par ailleurs, ces personnes non francophones à leur arrivée ne cherchent pas nécessairement
à valoriser l’emploi de leur langue première avec leurs enfants. Certains parents s’entrainent
plutôt à parler en français et ils considèrent parfois que leur descendance pourra, comme eux
l’ont fait, apprendre plus tard à parler une autre langue, la langue première des parents. Ainsi,
Hakim, originaire du Maroc, installé en France depuis 1998, ne voit pas l’intérêt de parler arabe
à sa jeune fille :
« Pour moi, c’est des bêtises, ça, de lui apprendre l’arabe. C’est rien. Si elle veut apprendre le français, elle apprend le français. Pareil. Comme moi, au début, je connais
pas le français, donc à un certain âge, j’arrive ici en France, j’ai appris le français,
c’est tout. On dit « voilà, faut bien apprendre la langue quand on est petit ». Moi, je
vois pas le rapport. Même si elle devient grande, elle peut l’apprendre, je vois pas le
rapport. Peut-être elle aura un peu de retard, c’est pas grave. »
Ainsi, la nécessité d’apprendre le français conduit certains parents à ne pas mobiliser
leur langue première comme ressource, ni à la valoriser auprès de leurs enfants.
Conclusion
106
Le but de cet article n’est ni de minimiser les obstacles à surmonter, voire la détresse vécue par des personnes en situation d’illettrisme, ni d’invalider les données quantitatives
produites. Il s’agit davantage de relativiser certains discours alarmistes ainsi que les habitudes
discursives prises pour traiter de l’illettrisme comme d’un « problème social » majeur, où l’illettré
est défini comme une personne dépendante, n’ayant pas accès au discernement, à la libre
pensée ou à l’autonomie intellectuelle (Lahire, 1999). Quel que soit le rapport au français des
personnes plurilingues interrogées, il ressort surtout que ces adultes considérés en difficulté par
rapport à l’écrit ne se vivent pas comme « illettrés » et n’ont pas, a priori, intériorisé les discours
normatifs véhiculés sur l’illettrisme.
Il semblait également important de rappeler la nécessité de ne pas considérer les
constructions statistiques – comme toutes les données produites d’ailleurs – comme la « juste »
mesure ou le miroir de la réalité sociale. Le questionnaire IVQ pose un certain regard sur les
capacités à lire et à écrire le français, mais d’autres approches auraient été possibles, car il
n’existe pas une « échelle universelle des compétences » (Blum et Guérin-Pace, 2000). En définitive, il apparait clairement à partir des discours recueillis que si trois millions d’individus sont en
France considérés en situation d’illettrisme, ils sont loin de constituer une catégorie homogène
et de vivre le même quotidien.
Bibliographie
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pp. 37-50.
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1999, Les cahiers de l’Ined n° 156, Paris.
LAHIRE Bernard 1999, L’invention de l’illettrisme, La Découverte, Paris.
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107
108
Points de vue
109
Migration et plurilinguisme en
contexte européen
Leonard Orban
Commissaire européen pour le multilinguisme
Deutsch
Zuwanderung ist zugleich eine Chance und eine Herausforderung für die Europäische Union. Dieses Potential ist aber mit der gelungenen Integration der Migranten verbunden, die wiederum mit dem gelungenen
Erwerb der Sprache des Aufnahmelandes verbunden ist. Die EU-Konstruktion hat sich unter Achtung
der Vielfalt und durch deren positive Bewertung vollzogen. Seit 2007 wird Mehrsprachigkeit bei der EUKommission als eigener Politikbereich betrachtet ; ferner machte eine Entscheidung des EU-Parlaments
das Jahr 2008 zum europäischen Jahr des interkulturellen Dialogs. Im September 2008 wird nun die
EU-Kommission eine strategische Mitteilung annehmen, die die Grundlagen für die EU-Politik zugunsten
der Mehrsprachigkeit schaffen soll und einen neuen Schritt in Richtung Sprachen und sprachliche Vielfalt
setzen will.
English
110
Immigration is both an asset and a challenge for the European Union. For Europe, to take advantage of
the potential of immigration, migrants need to be well integrated into the host country, which implies that
they acquire a good command of the host language. Europe was built through respect for and promotion
of cultural diversity. In 2007 a portfolio dedicated to multilingualism was created within the European
Commission and the year 2008 was declared European Year of Intercultural Dialogue by the European
Parliament. In September 2008 the European Commission will set out a strategic plan which will lay the
foundation of a European policy on multilingualism and be a new step towards promoting different languages and linguistic diversity.
Pas un jour ne passe sans que l’immigration ne fasse la une des journaux. Trop souvent il s’agit de relater des faits dramatiques. Cependant, si on va au-delà de la première page,
la lecture attentive de ces mêmes journaux nous indique l’apport considérable de l’immigration
dans notre littérature, nos arts, notre culture, notre économie sans omettre le sport. Autant
dire que l’immigration fait maintenant partie de notre quotidien. Elle imprègne et enrichit notre
société. Les questions qu’elle soulève ont désormais quitté la scène exclusivement nationale
pour susciter des réflexions voire des réponses à l’échelle européenne.
Tout comme mon collègue, le vice-président Jacques Barrot, responsable de ce dossier au sein de la Commission, je considère que l’immigration est une chance et un défi pour
l’Union européenne. Bien maitrisée, elle constitue une richesse aussi bien pour nos sociétés
que pour nos économies. J’y suis bien sûr particulièrement sensible en tant que commissaire
chargé du multilinguisme. Je considère en effet que l’exploitation du potentiel économique,
social, culturel et humain représenté par l’immigration est subordonnée à la bonne intégration
des migrants. Or, la maitrise de la langue du pays d’accueil est à mon sens un élément essentiel
d’une intégration réussie, qu’il s’agisse d’intégration sociale ou professionnelle.
Contrairement aux idées reçues, l’Europe s’est construite dans le respect et la
valorisation des diversités. Cette constante des cinquante dernières années vaut bien sûr pour
les langues. Je rappellerai juste que le premier règlement de l’histoire de la communauté européenne, le « règlement n° 1 » adopté le 15 avril 1958, portait sur le régime linguistique de la
CEE. En consacrant le principe de l’égalité des langues, ce règlement est à juste titre interprété
comme un premier signal fort en faveur du respect de la diversité.
Les réflexions sur le thème « migration et plurilinguisme » ne sont pas nouvelles.
Ainsi, en 1977, le Conseil a adopté une directive visant la scolarisation des enfants des travailleurs migrants. En avance sur des réflexions qui allaient se développer bien des années plus
tard, cette directive prônait, en coordination avec l’enseignement normal dispensé aux enfants,
un enseignement de la langue maternelle et de la culture d’origine. Il est vrai que cette directive
visait les enfants de ressortissants d’États membres et avait été adoptée dans un contexte
migratoire très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui.
Par la suite, dans le respect du principe de subsidiarité, de nombreuses initiatives ont
été prises pour favoriser l’apprentissage des langues et valoriser la diversité linguistique. Depuis
la naissance du programme Lingua en 1989, qui a été un précurseur, beaucoup de chemin a
été parcouru. Aujourd’hui, dans le cadre de l’ambitieux programme d’éducation et de formation
tout au long de la vie 2007-013, un programme transversal consacré aux langues a été créé.
Des initiatives politiques majeures ont également été prises dans les années précédentes. Les
langues ont connu une première consécration en 2001 avec l’Année européenne des langues.
En 2004 a été adopté le plan d’action Langues, dont les résultats positifs viennent d’être rendus
publics. En 2005, une communication de la Commission mettant en place un nouveau cadre
stratégique pour le multilinguisme a, pour la première fois, présenté la vision communautaire du
multilinguisme de manière globale.
Toutes ces initiatives répondaient à une attente de la société civile et correspondaient à une certaine vision de l’Europe, respectueuse des diversités et soucieuse de ce qui
préoccupe les citoyens européens au quotidien. Le Président Barroso a pris en compte ces sensibilités majeures en créant en 2007 un portefeuille spécifiquement consacré au multilinguisme.
Il m’a fait l’honneur de me confier cette politique et j’en ressens une grande fierté.
Ces évolutions signifient que le multilinguisme est devenu un sujet d’importance
dans l’agenda communautaire. Aujourd’hui, nous devons faire face à de nouveaux défis. Le
développement continu de l’immigration a contribué à l’accroissement de la diversité culturelle de l’Europe. Les élargissements successifs de l’Union, la mondialisation, l’amélioration
constante des moyens de transports et de communication, l’accès facilité aux autres cultures
sont autant de facteurs qui ont renforcé le caractère multiculturel de nombreux États de l’Union.
Ces phénomènes ont eu pour conséquence d’augmenter encore le nombre de langues, de religions, de groupes ethniques et de cultures présents sur notre continent.
Dans l’esprit de ses valeurs fondatrices, la Commission européenne a voulu faire
un geste fort en faveur du dialogue interculturel. Aussi a-t-elle été à l’initiative d’une décision,
adoptée en 2007 par le Parlement et le Conseil, faisant de 2008 l’Année européenne du dialogue interculturel. Il faut voir dans une telle initiative une reconnaissance d’une grande portée
politique : la diversité culturelle de l’Europe représente un avantage unique qu’il importe de
valoriser et de faire fructifier. Elle encourage tous les citoyens européens à découvrir et explorer
notre riche patrimoine culturel et à s’ouvrir sur nos différentes traditions culturelles. Cette année
européenne se devait de faire une part important au multilinguisme. Il va de soi que la maîtrise
des langues et la possibilité de communiquer sont la clé du succès du dialogue entre personnes
de différentes cultures.
Aussi, dans le cadre de l’Année européenne 2008, j’ai souhaité réunir un groupe
111
112
d’intellectuels présidé par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, afin de réfléchir aux relations
entre multilinguisme et dialogue interculturel. Les réflexions menées ont conduit à l’adoption
d’un rapport intitulé « Un défi salutaire - comment la multiplicité des langues pourrait consolider
l’Europe ». Ce rapport d’une grande richesse constitue déjà une source d’inspiration majeure
pour tous les acteurs du multilinguisme. Il s’agit d’un rapport d’ouverture, où l’humanisme est
présent à chaque page.
Sans vouloir en dévoiler tout le contenu, ce rapport souligne que les relations bilatérales entre les peuples de l’Union devraient se passer prioritairement dans les langues des deux
peuples concernés plutôt que dans une langue tierce. Aussi, chaque langue devrait avoir, dans
chaque pays, un nombre suffisant de locuteurs compétents.
Le concept de l’apprentissage de deux langues étrangères, consacré en 2002 à
Barcelone, a été développé et approfondi de manière particulièrement créative. Ainsi, le rapport
prône la notion de « langue personnelle adoptive », qui doit être considérée comme une langue
que chaque citoyen européen serait encouragé à apprendre. Elle devrait être intégrée dans le
cursus scolaire et universitaire ainsi que dans la vie professionnelle de chacun, et étroitement
liée aux aspects touchant à l’histoire, à la culture et à la littérature. En principe, cette langue
personnelle adoptive serait différente de la langue utilisée pour la communication internationale.
Dans la mesure où le phénomène de l’immigration prend une importance croissante dans la
vie politique, économique, sociale et intellectuelle en Europe, pour les immigrants, la langue
personnelle adoptive serait, en règle générale, celle du pays où ils ont choisi de s’établir.
Je sais que ces propositions font déjà l’objet de débats passionnés dans un certain
nombre d’enceintes. Rédigé par des intellectuels indépendants, ce rapport n’engage pas la
Commission. Cette distance lui donne toute sa valeur et je considère que les suggestions de
ce groupe pourraient utilement alimenter la réflexion au plan national comme à l’échelon communautaire.
Le moment est particulièrement propice. En effet, à mon initiative, la Commission
adoptera en septembre prochain une communication stratégique sur le multilinguisme. Cette
communication doit constituer un nouveau pas en avant en faveur des langues, du multilinguisme et de la diversité linguistique. Cette communication, qui se veut ambitieuse, va indiquer
les priorités de la Commission dans les années qui viennent. Dans mon esprit, elle doit représenter un saut qualitatif.
Son fil conducteur sera le respect et la promotion de la diversité linguistique. Ceci
signifie qu’elle abordera la question de l’éducation et de la formation aux langues et envisagera la manière de promouvoir l’apprentissage des langues. Beaucoup reste à faire dans ce
domaine même si les États membres restent maîtres de leurs politiques nationales. Je pense
néanmoins que la Commission peut apporter une plus value considérable en soutenant des
projets innovants, en permettant l’échange d’idées, en valorisant les bonnes pratiques. Cette
communication évoquera aussi des sujets nouveaux tels que celui de l’importance des langues
en matière de compétitivité. Publié en juillet dernier, le rapport du Forum des affaires, présidé
par M. Davignon, constitue aussi une mine d’idées et a inspiré les travaux de la Commission.
Notre communication ne saurait passer sous silence le rôle des langues en matière
de mobilité et des nouvelles technologies. Elle évoquera aussi l’importance de la traduction
qu’Umberto Eco a qualifiée de « la langue de l’Europe ». Enfin, la communication s’intéressera
à la problématique du migrant et soulignera la nécessité pour le migrant d’apprendre la langue
du pays d’accueil pour des raisons d’intégration sociale et professionnelle sachant par ailleurs,
comme l’a démontré le groupe présidé par Amin Maalouf, que le maintien du lien entre le mi-
grant et sa culture ou sa langue d’origine est aussi important.
Cette communication va établir les fondements de la politique communautaire du
multilinguisme pour les années à venir. Son adoption sous présidence française a aussi une
grande valeur symbolique, liée à l’histoire et à la culture de votre pays. La France a en effet
une légitimité particulière pour défendre une initiative favorable à la diversité. Les avocats du
multilinguisme y sont nombreux et la valorisation du français y est un thème cher.
Nous attendons beaucoup de la présidence française, notamment dans le domaine
des langues. L’organisation en septembre 2008 des États généraux du multilinguisme montre
qu’il existe une véritable volonté politique d’ouvrir des chantiers qui nous permettront d’avancer
encore, en s’appuyant notamment sur les acteurs de terrain, les organisations actives et les
experts reconnus du multilinguisme.
Je vous souhaite un grand succès dans votre action en faveur du multilinguisme.
113
Migrations et éducation
plurilingue
Jean-Claude BEACCO
Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3
Conseiller de programme pour le Conseil de l’Europe
(Division des politiques linguistiques)
Deutsch
Soziolinguistisch betrachtet sind die Beziehungen zwischen den Migrantensprachen und den Sprachen
des Aufnahmelandes nur ein besonderer Fall für Sprachenkontakt. Aus diesem Grund sollte die Vielfalt
der Sprachen sowie der Bedürfnisse der erwachsenen Migranten als ein spezifischer Aspekt der Vielfalt der europäischen Gesellschaften gesehen werden. Was nun die Identität der Migranten in Bezug
auf Sprachen im Aufnahmeland anbelangt, sollte ein theoretischer Rahmen gewählt werden, der auf
Menschenrechten basiert. Eine monolinguale Auffassung führt zu zahlreichen Sprachkonflikten. Daher
sollte eine Sprachenpolitik, die sich mit Migranten befasst, in Anlehnung an die Empfehlungen des Europarates und um Diskriminierungen vorzubeugen, plurilinguale Erziehung fördern. Anschliessend werden
Prinzipien für plurilinguale Erziehung von Migranten in der Praxis beschrieben.
114
English
Relations between migrant’s languages and languages of the host countries are only a specific case for
languages in contact from a sociolinguistic point of view. The diversity of languages and of adult migrant’s
needs should then be considered as one particular aspect of the diversity in European societies. As far as
the linguistic identity of migrants in the host country is concerned, another theoretical framework should
be adopted, based on human rights. A monolingual conception of speakers is the root for many linguistic
conflicts. Therefore a language policy concerned with migration should promote a plurilingual education, following the recommendations of the Council of Europe, as a tool to prevent discrimination. Some
principles to organise a plurilingual education for migrant persons will be described.
Les relations établies ou à établir entre les langues des personnes migrantes (et de
leurs descendants) avec les langues des sociétés d’installation ne constituent, du point de vue
sociolinguistique, qu’un cas particulier de contact des langues.
Pluralités internes et pluralités « apportées »
En effet la pluralité des acquis, des expériences linguistiques et des besoins des
adultes migrants, de leurs enfants n’est qu’un des aspects de la pluralité des sociétés européennes elles-mêmes, constituée de diversités multiples comme celle des langues et des modes
de communication, celle des populations ou des groupes sociaux, celles des cultures religieuses
ou éducatives : « Ces divers ordres de pluralité ne sont pas simplement juxtaposés les uns par
rapport aux autres. Ils interfèrent, de manière souvent conflictuelle, selon des modalités complexes. Ils ne sont ni passagers ni circonstanciels, mais profondément installés dans la plupart
des pays européens, du fait même des circulations migratoires, de l’existence de minorités
régionales et ethniques, et aussi – quels qu’en soient la vertu démocratique et les effets bénéfiques - de la massification de l’éducation ou du progrès des sciences et des technologies »
(Coste et al. 2007). En d’autres termes, l’accueil des personnes migrantes et leur insertion
sociale et culturelle ne sont qu’une des formes de la cohésion sociale et devraient être abordés
en tant que telle.
La relative banalité théorique de cette problématique sociale est occultée par le
fait que les migrations sont désormais perçues, dans bien des espaces nationaux européens,
comme une « menace » : elles remettraient potentiellement en cause la culture nationale, la religion, les comportements sociaux admis… Les langues jouent un grand rôle dans la construction
de telles représentations sociales, puisqu’elles sont facilement appréhendées comme des marqueurs d’appartenance, partout perceptibles, aussi bien pour les migrants que pour les sociétés
d’accueil. Ce qui conduit à traiter les langues apportées, dans les entités politiques qui se vivent
comme monolingues et monoculturelles, davantage en termes politiques et idéologiques qu’en
termes d’ingénierie sociale et éducative.
Les instances internationales ont ainsi souvent été amenées à prendre le relais des
juridictions nationales, pour expliciter la nature des droits et devoirs linguistiques des nouveaux
arrivants et des personnes migrantes installées ainsi que ceux des sociétés d’installation par rapport aux valeurs démocratiques et aux droits de l’homme. L’OCDE (Organisation de coopération
et de développement économiques) a constitué un « Groupe d’experts nationaux sur la formation des migrants » sous l’égide du Comité des politiques d’éducation (Direction de l’éducation)
qui s’est réuni en février 2008 en vue du lancement d’une nouvelle initiative. L’objectif est un
examen thématique de l’OCDE sur la formation des migrants, concernant plus particulièrement
les élèves. De son côté, compte tenu des priorités établies dans la Déclaration et le Plan d’action du troisième Sommet du Conseil de l’Europe à Varsovie, l’Assemblée parlementaire entend
orienter ses activités dans le domaine des migrations pour « promouvoir le dialogue interculturel,
encourager la tolérance et garantir l’intégration des communautés immigrées dans les pays
d’accueil » (point 4.2 de la Résolution 1511 - 2006). Plus concrètement le Conseil de l’Europe
souhaite mettre à la disposition des États membres l’expertise existante et les bonnes pratiques
identifiées de manière à faciliter la mise en œuvre des normes en matière des droits de l’homme
comme, par exemple, les paragraphes 11 et 12 de l’article 19 de la Charte sociale européenne
révisée (3-5-1996)1. Nombre de recommandations de l’Assemblée parlementaire vont dans le
même sens, dont celle qui est relative aux immigrants (1625/2003), reprise par celle de 2005
(n° 1437) ou la Recommandation (2008) du Comité des ministres aux États membres relative à
la promotion de l’intégration des enfants de migrants ou issus de l’immigration2.
1
Article 19 – Droit des travailleurs migrants et de leurs familles à la protection et à l’assistance. En vue d’assurer
l’exercice effectif du droit des travailleurs migrants et de leurs familles à la protection et à l’assistance sur le territoire
de toute autre Partie, les Parties s’engagent à : [...] : [11] favoriser et à faciliter l’enseignement de la langue nationale
de l’État d’accueil ou, s’il y en a plusieurs, de l’une d’entre elles aux travailleurs migrants et aux membres de leurs
familles; [12] favoriser et à faciliter, dans la mesure du possible, l’enseignement de la langue maternelle du travailleur
migrant à ses enfants.
2
Annexe à la Recommandation CM/Rec (2008) 4 relative à la promotion de l’intégration des enfants de migrants ou
issus de l’immigration. A. Apprentissage linguistique [1] S’agissant de faciliter et d’améliorer le développement linguistique des enfants de migrants, il conviendrait que les États membres mettent en œuvre des mesures qui soient adaptées
aux conditions particulières de ces enfants. L’objectif global de ces mesures devrait être d’aider les enfants à acquérir
la maîtrise nécessaire de la langue d’enseignement. Cela pourrait inclure, dans la mesure du possible, l’acquisition et
le maintien de leur langue maternelle.
115
Identités, identi!cations
116
On voit que cet ensemble de textes cherche, avec bien des précautions, au-delà des
mesures recommandées ou envisageables, à dédramatiser le débat en le situant dans un autre
contexte théorique que celui de l’opposition intérieur/extérieur et en convoquant les valeurs
universelles des droits de l’homme. Mais ces recommandations ne peuvent être mises en œuvre
que si on s’interroge sur les conceptions elles-mêmes de l’identité, collective et individuelle.
Car, ce qui est en cause sont à la fois les identités collectives (nationales ou de groupes qui se
donnent comme spécifiques) considérées comme unitaires et unifiantes, selon les conceptions
encore dominantes de l’État nation et du peuple-ethnique, et l’identité culturelle individuelle
appréhendée comme une donnée plutôt que comme un processus permanent d’identifications
successives. « L’homme pluriel » (Lahire 1998) se construit en permanence par rapport aux
altérités qu’il croise en chemin, dans une succession d’appartenances et d’affiliations qui ne
met pas nécessairement en péril son identité psychologique. Ces conceptions de l’identité
demeurent des interprétations savantes qui ne parviennent pas aisément à déplacer les représentations ordinaires de l’identité comme ensemble de caractéristiques héritées et immuables
(Galissot 2000).
C’est sur ce fond idéologique que les langues sont perçues comme des marqueurs
identitaires, comme des objets à transmettre et à préserver de toute altération. Et les groupes
constitués autour des langues (et d’autres ressources pour l’identification, comme le territoire,
la religion, l’habitus physique ou vestimentaire) aspirent à la reconnaissance autant, et sinon
davantage, qu’au partage des fruits du développement économique (Caillé 2007).
L’identification par une seule langue, signe tangible d’appartenance à une communauté, constitue une forme répandue de l’identification culturelle. Or, mettre en avant une seule
langue comme trait d’identification conduit à nier la diversité effective des compétences linguistiques individuelles. La notion de langue identitaire (ou d’identification) ne repose pas sur des
caractéristiques sociolinguistiques, d’autant que la spécification peut varier tout au long d’une
existence : on peut, en effet, découvrir « sa » langue identitaire fort tard. La langue d’identification est volontiers la « langue maternelle ». Mais cette dénomination, pourtant claire à première
vue, est particulièrement floue : concrètement, la première langue que l’enfant acquiert (à
supposer qu’il n’en acquière qu’une seule) est autant celle du père que celle de la mère, si les
parents n’en utilisent qu’une et que celle-ci leur est commune. Les parents, les grands-parents,
les frères ou sœurs aînés utilisent plusieurs langues, qui ne se recouvrent pas nécessairement.
La langue identitaire est souvent assimilée à la langue nationale ou à celle des origines : « Ma
langue, c’est le brésilien seulement, je ne la sais pas » (Régina 11 ans - Guyane française)3.
On posera que c’est cette conception fondamentalement monolingue du locuteur
(qui n’est pensé comme plurilingue que secondairement) qui est à la source de bien des conflits
relatifs aux statuts des langues et à leur enseignement, dont les langues des migrants et des
sociétés où ils s’installent.
3
Cité par Dahlet P. (2008) : Se (trans)former en langues. Discours, subjectivité, plurilinguismes, dossier pour la présentation de l’HDR, université des Antilles et de la Guyane.
Plurilinguisme, répertoire plurilingue, éducation plurilingue
Pour gérer ces politiques linguistiques relatives aux migrations, il est donc fondamental de les fonder, comme le fait, par exemple, le Conseil de l’Europe, sur la notion de plurilinguisme. Ce terme désigne la capacité que possède un individu d’utiliser plus d’une langue
dans la communication sociale, quel que soit le degré de maîtrise de ces langues. La compétence plurilingue est la concrétisation de la capacité de langage, dont tout être humain dispose
génétiquement et qui peut s’investir successivement dans plusieurs langues. Elle est la capacité,
effective ou demeurant à l’état de potentialité (si elle n’est pas activée), d’acquérir et d’utiliser
des langues, à quelque niveau de maîtrise et pour quelque usage que ce soit. Cette compétence
se traduit par la maîtrise, variable d’une langue à l’autre, et évolutive toute la vie durant, de langues de tous statuts (langue officielle, régionale, dialecte, parler propre à une génération, à un
groupe donné langue d’origine, langue étrangère…). Cet ensemble de langues, dont peut jouer
un locuteur, constitue son répertoire linguistique. Un plurilingue n’est pas locuteur d’exception,
comme le polyglotte, mais un locuteur ordinaire.
Le répertoire plurilingue individuel est donc constitué par des langues différentes
qui ont été acquises selon des modalités diverses (langue apprise dès l’enfance, apprise par
suite d’un enseignement, de manière autonome…) et pour lesquelles des compétences, ellesmêmes différentes (conversation, lecture, écoute…), ont été acquises à des niveaux de maîtrise
différents. Ces langues du répertoire peuvent recevoir des fonctions différentes comme communiquer en famille, socialiser avec les voisins, travailler, apprendre ou servir de matériau pour
exprimer son appartenance à un groupe.
La compétence plurilingue est constituée de savoir-faire transversaux, qui peuvent
être reportés d’une langue sur une autre (par ex. : stratégies pour lire un texte, pour trouver un
substitut à un mot manquant…), au nombre desquels figure la capacité à apprendre une langue
de manière autonome4, qui en constitue le mode d’acquisition premier. Ainsi, pour communiquer, deux interlocuteurs peuvent solliciter les langues communes de leurs répertoires (et non
une seule) : l’on peut, par exemple communiquer sur le mode de l’intercompréhension, chacun
utilisant sa langue et étant compris de l’autre.
Le plurilinguisme, ainsi défini, est une finalité éducative partagée par les États membres du Conseil de l’Europe, qui en promeut la mise en œuvre par une éducation plurilingue qui
place au centre non les langues, mais ceux qui les utilisent (Klinkenberg 2001). Pour cela, il faut
accepter de considérer que :
> toute compétence en langue étrangère, si modeste soit-elle, est digne de respect,
parce qu’elle est une forme de maîtrise en voie de constitution et non une forme inachevée, et que le but à atteindre n’est pas nécessairement de « parler » telle langue
parfaitement et sans accent ;
> les enseignements précoces et même ceux proposés durant les cycles primaires
et secondaires ne sont pas tout, car on peut apprendre des langues ensuite, tout au
long de la vie ;
4
Capacité qui elle-même s’enseigne, dans des dispositifs dits : apprendre à apprendre.
117
> les enseignements de langue ne doivent plus être refermés sur eux-mêmes, mais
il importe créer des transversalités (entre langues étrangères, entre langue première
et langues étrangères…) pour tenir compte du caractère intrinsèquement plurilingue
du locuteur.
Principes pour l’organisation de l’éducation plurilingue en relation avec les personnes migrantes
C’est dans le cadre de l’éducation plurilingue ainsi spécifiée qu’il convient d’aborder
concrètement les enseignements des langues aux personnes migrantes, à leurs enfants ou à
leurs descendants. Comme cela est précisé dans le document de cadrage élaboré par le Conseil
de l’Europe pour le Séminaire sur L’intégration linguistique des migrants adultes (Conseil de
l’Europe 26 au 26 juin 2008), un certain nombre de points techniques doivent être analysés de
manière à ce que la mise en œuvre des principes de l’éducation plurilingue soit effectuée sans
distorsions. On en listera ici brièvement quelques-uns :
> identifier les besoins langagiers des nouveaux arrivants : la prise en compte des
besoins langagiers effectifs des migrants est seule en mesure de rendre les formations proposées crédibles et utiles à l’insertion de ceux-ci dans l’école et dans la
société ;
> définir des objectifs d’enseignement explicites en termes de profils de compétences
visés par l’enseignement, en utilisant les descripteurs du Cadre européen commun de
référence pour les langues (2001), ceci pour aller contre certaines croyances selon
lesquelles il faudrait que les immigrants adultes ou les migrants résidents « parlent »
la(les) langue(s) officielle(s) « comme les natifs » ;
118
> prendre en compte les cultures éducatives des immigrants : dans la conception
des formations, il convient de tenir compte des cultures éducatives des apprenants,
car celles-ci peuvent être structurées par des valeurs, des attitudes et des habitudes
autres que les « manières » européennes d’enseigner et d’apprendre ;
> limiter les effets possibles de marginalisation institutionnelle des formations, pour
éviter d’organiser des cours de langues étiquetés par l’opinion publique comme cours
pour « analphabètes » ou pour « étrangers », pour élèves faibles… ;
> organiser le contrôle de qualité et le pilotage de ces formations sous forme de
vérification systématique et transparente du fonctionnement de ces formations, en
particulier dans leurs effets sur les connaissances acquises par ceux/celles qui les
suivent ;
> considérer, surtout pour les apprenants adultes, l’évaluation comme élément de
la formation et non comme un moyen rétorsion, sanctionnant de mauvaises performances scolaires. La Division des politiques linguistiques a créé le Portofolio européen des langues5 (PEL) qui permet de consigner les expériences langagières de
chacun et comme instrument d’auto-évaluation en situation scolaire ;
5
www.coe.int/portofolio.fr
> organiser des tests et examens pour mesurer les compétences en langue et non
pour en faire un instrument d’exclusion des adultes migrants, car les tests ne sont
pas en mesure de mesurer l’intégration sociale et culturelle de ceux qui y réussissent
ou qui n’y réussissent pas ;
> respecter l’éthique de l’évaluation dans l’élaboration des tests et certifications par
exemple selon un code de bonnes pratiques, comme celui de ALTE6 ;
> assurer les conditions de la reconnaissance sociale des langues des migrants,
jeunes ou adultes, par des enseignements de tous niveaux, adressés à tous, centrés
sur le dialogue interculturel et la bienveillance linguistique ;
> accompagner la transmission générationnelle des langues d’origine par la mise
en place d’enseignements bilingues et par l’implication des immigrés eux-mêmes.
Une éducation plurilingue visant un bilinguisme équilibré langue nationale/langue
d’origine est un objectif de formation réaliste, si l’on n’en fait pas une « double compétence » maximale. Le maintien des langues apportées par les migrants passe par
la mobilisation conjointe et coordonnée des instances politiques et éducatives de la
société d’accueil, des migrants adultes résidents et de leurs associations culturelles/
linguistiques et éventuellement des autorités des pays de provenance ;
> définir les requis linguistiques pour accéder à la citoyenneté juridique, de manière
à ce qu’il soit possible de démontrer impartialement que les demandeurs de citoyenneté sont en mesure de communiquer avec un minimum d’efficacité. Plutôt que de
refuser l’accès à la citoyenneté juridique, il est sans doute préférable d’imaginer des
formes d’obtention de cette citoyenneté dans un cadre de type « contrat de citoyenneté », où le nouveau citoyen s’engage à acquérir les compétences attendues, après
diagnostic-bilan et avec un suivi ;
> définir les requis culturels pour accéder à la citoyenneté juridique autrement que
par des connaissances sur la société d’accueil. L’intégration à la société d’accueil ne
sera effectivement « vérifiée » que par les faits : elle pourra être considérée comme
réussie si les « nouveaux » citoyens ne commettent aucun acte qui implique de les
déchoir juridiquement de la nationalité acquise et surtout s’ils s’impliquent dans la
vie collective en tant que citoyens démocratiques actifs.
Ces principes permettent de prendre des décisions en termes de curriculums destinés à mettre en œuvre une éducation plurilinguisme propre à répondre aux besoins et aux
attentes des migrants et des sociétés qui les reçoivent. Ces formations seront nécessairement
diversifiées en fonction des formes et des moments de la migration, ce qui tend à exclure toute
réponse unique, tout niveau de compétence uniforme attendu dans une/la langue du pays
d’accueil. Une politique d’accueil linguistique doit être conçue en fonction de la diversité des
situations des migrants et de celle de leurs modes d’insertion, provisoire ou définitif, dans les
sociétés européennes. Il convient qu’elle soit élaborée selon les démarches classiques de l’ingénierie des formations en langue et non en fonction de critères idéologiques. Essentielle à sa
réussite est l’éducation interculturelle et l’apprentissage de la bienveillance linguistique, forme
civile de la curiosité pour la diversité des langues du monde et condition du savoir être démocra6
Code de bonne pratique de ALTE (Association of Language Testers in Europe) : www.alte.org/quality_assurance/
index.php.
119
tique. Autant que de structures ou de programmes, les formations en langues pour les migrants
se nourrissent d’attitudes de compréhension humaine. Et l’on attend, justement, des nouveaux
arrivants qu’ils ne s’enferment pas dans une identité d’origine, qui devient facilement mythique,
mais qu’ils vivent leur trajectoire, si aliénante soit-elle, comme constitutive d’une autre facette
de leur identité. Il importe enfin de ne pas perdre de vue que les langues apportées sont une
richesse pour le pays qui les reçoit et qu’en perdre le bénéfice, en les laissant disparaître au
fil des générations, constitue une piètre gestion collective des ressources humaines. Il serait,
enfin, plus que paradoxal que les langues qui servent à la communication humaine servent de
prétexte à de nouvelles ségrégations.
Références bibliographiques
CAILLÉ A. (dir.) 2007, La quête de la reconnaissance, Éditions de la découverte, Paris.
Conseil de l’Europe 2008, Les langues dans les politiques d’intégration des migrants adultes, Strasbourg.
Conseil de l’Europe 2001, Cadre européen commun de référence pour les langues, Conseil de l’Europe, Strasbourg &
Didier, Paris.
COSTE D. (dir.), CAVALLI M., CRI^AN A. & VAN DE VEN P.-H. 2007, Un document européen de référence pour les langues de
l’éducation ? Conseil de l’Europe, Strasbourg.
GALISSOT R. 2000, « Identité/identification », in R. Galissot, K. Mondher K. & A. Rivera (dir.), L’imbroglio ethnique, Éditions
Payot, Lausanne.
KLINKENBERG J.-M 2001, La langue et le citoyen, Presses universitaires de France, Paris.
LAHIRE B. 2001), L’homme pluriel, Armand Colin/Nathan, Paris.
120
Langues à l’école et
scolarisation des enfants
de migrants
Gérard VIGNER
Inspecteur d’académie
Inspecteur pédagogique régional de Lettres
Deutsch
Französischunterricht für Migrantenkinder findet in spezifischen Aufnahme- und Begleitungseinrichtungen statt. Diese Kinder, die über eine Kompetenz in einer (oder mehreren) Erstsprache(n) je nach
dem jeweiligen Sprachrepertoire und dessen Profil verfügen, werden in einen allgemeinen vom französischen Unterrichtsministerium angebotenen Ausbildungsrahmen aufgenommen. Dabei werden in diesem
Aus-bildungsrahmen, der zahlreichen Fremdsprachen eine unbeeinträchtigte Stellung gewahrt, gerade
Sprachen separat unterrichtet. Der Erwerb der französischen Sprache als Unterrichtssprache entspricht
daher einer monolingualen Auffassung, die die mehrsprachige Kompetenz der Schüler kaum in Anspruch
nimmt, besonders wenn diese ausserhalb der Kurrikula liegt. Grund genug, um den Französischunterricht
in einen breiteren, offeneren Kontext zu verankern, gleichzeitig aber für Sprachkompetenzen zu sorgen,
die sich für die schulische Integration von neu zugewanderten Schülern eignet.
English
Specific facilities provide French teaching and support to the children of migrants who have recently
arrived in France. These children have skills in one or more languages of origin covering a wide variety
of foreign languages and levels of ability. The children’s teaching falls within the scope of the general
syllabus provided by the French National Education Ministry which, despite giving considerable importance
to the teaching of many foreign languages, teaches each language separately. The teaching of French as
the language in which one pursues ones studies is monolingual in approach and does not seek to draw on
pupils’ multingual skills, particularly when these languages are not part of the curriculum. It would appear
therefore necessary to adopt a broader approach to the teaching of French while nevertheless ensuring
that the language skills necessary for the successful integration of these newly-arrived pupils into the
education system are properly acquired.
Introduction
L’Éducation nationale (qui jusqu’en 1932 s’appelait encore ministère de l’Instruction publique) accueille depuis fort longtemps dans ses classes des enfants étrangers. Enfants
de mineurs polonais dès 1919 dans le Nord de la France, enfants d’artisans, d’ouvriers, mais
aussi de paysans italiens, dans l’Est, dans la région parisienne, mais aussi dans le Sud-ouest et
en Provence, enfants arméniens pour une bonne part à Marseille et dans la vallée du Rhône,
enfants juifs d’Europe centrale à Paris, au destin souvent tragique, enfants espagnols encore,
121
et bien d’autres encore. Bref, des populations d’élèves fort diversifiées qui ont été purement
et simplement inscrites dans les classes ordinaires de l’école primaire, conformément aux
recommandations de la loi du 28 mars 1882 sur l’obligation scolaire, muette sur la scolarisation
des enfants étrangers. Le texte disait simplement : « L’instruction primaire est obligatoire pour
les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ». Seule la loi du 9 aout
1936 fera mention en son article 14 de l’obligation de scolariser tous les enfants, français et
étrangers. Quelles que soient leurs origines, le même droit commun scolaire s’applique à tous
les enfants. Il faudrait attendre la circulaire du 13 janvier 1970 pour que soit mis en place un
dispositif spécifique d’accueil pour les enfants de migrants, dans l’enseignement primaire, et
celle du 25 septembre 1973 pour ce qui est de l’enseignement secondaire. Reconnaissance
tardive d’une spécificité des publics, dans leur relation notamment à la langue française.
Une situation
122
Sont accueillis dans ces dispositifs ce que l’on appelle aujourd’hui les élèves nouveaux arrivants en France (ENAF), français ou étrangers, et dont la maitrise, insuffisante ou
inexistante du français, appelle un travail immédiat de mise à niveau. Les circulaires du 20 mars
2002 définissent les conditions d’accueil et de formation de ces publics.
Les effectifs varient selon les années, en fonction des rythmes d’arrivée des familles,
arrivées qui peuvent en outre se faire tout au long de l’année, ce qui rend les décomptes plus
difficiles à établir. Ainsi en 2004-2005, les effectifs d’enfants non francophones ainsi pris en
charge s’élevaient à 40 100 élèves (19 451 dans le premier degré, 20 251 dans le second)1.
Ces élèves sont obligatoirement inscrits dans une classe ordinaire en fonction de leur âge, en
tenant compte aussi de leur niveau d’instruction dans leur pays d’origine. Pour ce qui est de
leur mise à niveau en français, ils sont regroupés dans des dispositifs spécifiques, classe d’initiation (CLIN) à l’école élémentaire, classe d’accueil (CLA), dans les collèges, modules d’accueil
temporaire dans les lycées. Les élèves qui n’ont jamais été scolarisés dans leur pays d’origine
sont regroupés dans des classes spécifiques (CLA-NSA). Dans les zones à forte dispersion des
populations, zones rurales notamment, peuvent être mis en place des cours de rattrapage intégrés (CRI). Selon les départements, la dotation horaire mise à disposition de ces classes peut
varier, de 12 à 18 heures par semaine généralement. Le séjour dans ces dispositifs peut varier
de quelques semaines à quelques mois.
Actuellement, les élèves originaires du Maghreb représentent un peu plus de 25 %
de l’effectif, le reste se répartissant entre enfants venant d’Afrique noire, de Turquie, de Chine
et d’Inde du sud. Dans les DOM, notamment aux Antilles et en Guyane, on accueille plutôt des
enfants venus d’Haïti, du Surinam et de Guyana. Mais on peut encore trouver dans ces classes
des enfants venus d’Europe centrale, d’Amérique du sud, au gré des situations des parents2.
1
Voir Note d’information 06-08, « La scolarisation des élèves nouveaux arrivants non francophones au cours de l’année
scolaire 2004-2005 », www.education.gouv.fr/stateval
2
On signalera cependant pour mémoire l’existence d’un autre réseau qui s’adresse aussi à des enfants de migrants,
mais migrants de plus haut niveau de qualification, celui des établissements internationaux : le lycée international de
Saint-Germain-en-Laye, la cité scolaire internationale de Lyon, le lycée international de Ferney-Voltaire, la future école
internationale de Manosque ; établissements qui accueillent des élèves qui sont à la fois scolarisés dans le système
éducatif français et qui bénéficient en outre d’une formation complémentaire dans ce que l’on appelle les sections
nationales (japonaise, canadienne, etc.) pour permettre à ces élèves de maintenir un lien soit avec leur culture d’origine
quand ils relèvent de la nation en question, soit, quand il s’agit d’élèves d’une autre nationalité, pour recevoir une formation proprement bilingue.
Une formation
Les enfants ainsi accueillis sont des enfants qui disposent d’une ou plusieurs autres
langues d’origine, à différents degrés de maitrise, voire qui connaissent un peu d’anglais. Ils
sont plurilingues pour la plupart dans des répertoires très hétérogènes et dans des langues peu
ou mal connues des institutions scolaires européennes et françaises. À côté des langues classiquement reconnues, telles le bambara, le tamoul, l’hindi, il faut ajouter les langues véhiculaires
telles le créole portugais en Afrique, le pidgin-english et bien d’autres encore. En comptant
encore un certain nombre d’élèves non-lecteurs en caractères latins. Cette compétence plurilingue a été acquise d’abord par apprentissage naturel (milieu familial, relation avec les pairs,
communauté d’appartenance) et par instruction scolaire quand l’enfant a été scolarisé dans
son pays d’origine.
L’objectif est donc de faire d’eux des locuteurs au moins bilingues (s’ils ne parlent
qu’une seule langue maternelle) sinon plurilingues, et pour lesquels le français sera une langue
d’intégration scolaire3. Ces élèves trouvent ainsi place dans un système dont le français est la
langue majeure de scolarisation, ce qui implique qu’il est à la fois langue vecteur des apprentissages sur l’ensemble des disciplines scolaires, langue approchée comme discipline propre
avec ses objectifs et contenus particuliers4 et, de façon plus générale, langue de l’éducation
dans le contexte scolaire.
Une politique des langues largement ouverte
La formation spécifique que reçoit l’élève s’organise autour de la maitrise du seul
français dans la perspective de ce que fut la méthode directe, méthode qui, on le sait, a toujours
été associée à un fort cloisonnement entre les langues. On notera au passage que l’Éducation
nationale accorde aux autres langues (anciennes – latin et grec - et vivantes étrangères) une
large place : 29 langues différentes – étrangères ou régionales - qui peuvent faire l’objet d’une
évaluation dans le cadre des épreuves obligatoires aux baccalauréats général et technologique,
et 31 langues qui peuvent être présentées aux épreuves facultatives orales et écrites (B.O.5
n° 30, 24 juillet 2003).
On rappellera encore l’existence de personnels chargés de l’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO), enseignements dispensés le plus souvent après la classe, le
mercredi ou le samedi, par des personnels recrutés dans le pays d’origine, dans le cadre d’accords bilatéraux. On compte ainsi, pour 2006-2007, 1 031 enseignants dont la majorité vient
du Maghreb, puis de Turquie et du Portugal. L’Espagne, l’Italie, la Serbie et la Croatie envoient
encore quelques enseignants. Formations, mises en place dès 1973, soucieuses de donner
une formation bilingue, dans la perspective d’un retour possible dans le pays d’origine, mais
enseignements qui sont dispensés auprès d’élèves scolarisés dans les classes ordinaires. Les
enseignants responsables sont d’ailleurs appelés à être intégrés progressivement dans la carte
académique des langues vivantes.
3
Voir le document dans la série Repères,- Collège, Alain Viala, Denis Bertrand, Gérard Vigner, Le Français, langue
seconde, CNDP, 2000.
4
Les deux dimensions du français que l’élève va connaitre – le français appris comme langue seconde, et le français
discipline de l’école ou du collège - sont loin de se recouvrir. Être capable de suivre une classe de langue en CLIN ou
CLA ne signifie pas que l’élève sera automatiquement capable de suivre une classe de grammaire, qui relève d’une
autre logique pédagogique et éducative.
5
Bulletin officiel de l’Éducation nationale.
123
Mais des pratiques cloisonnées
124
Si les élèves sont exposées à différentes langues à l’école ou au collège, si euxmêmes sont porteurs d’une compétence plurilingue, ils sont plutôt confrontés à des approches
juxtaposées des langues, non à une approche intégrée dans le cadre d’une didactique plurilingue.
Si les langues de la migration (si tant est qu’il y ait des langues que l’on puisse rapporter à cette caractéristique et elle seulement) peuvent être présentées dans les différentes
épreuves du baccalauréat (turc, cambodgien, vietnamien, chinois, persan, amharique, bambara,
berbère, arabe, haoussa, hindi, malaysien, peul, swahili, tamoul), elles ne sont pas enseignées
(à l’exception de l’arabe et du chinois). L’enseignement des langues vivantes est un enseignement limité de fait à quelques grandes langues européennes et pour d’autres (chinois, hébreu,
japonais), dites langues rares, proposées dans quelques grands lycées et sur des fonctions
autres que celles de la seule découverte de civilisations distantes (contournement de la carte
scolaire par exemple).
Si les langues de la migration sont présentes à l’école, elles ne le sont que dans le
cadre d’usages non scolaires, non formels. Il faut savoir aussi, ce qui explique le choix d’une
méthodologie qui s’inscrit dans la mouvance de la méthode directe (c’est-à-dire qui récuse le
choix d’un enseignement fondé sur la traduction, sur la comparaison des langues) que les enseignants, dans la plupart des cas, ignorent les langues des élèves et qu’ils sont en présence de
classes regroupant des élèves issus de groupes linguistiques variés et fortement différenciés6.
Rappelons encore qu’un certain nombre de ces langues sont peu didactisées7 dans
la tradition scolaire française, certaines d’entre elles s’inscrivant dans une tradition écrite restreinte, ce qui rend leur usage en classe plus difficile et limite les possibilités – du moins dans
l’immédiat – de mise en place d’une éducation plurilingue ou de référence à une didactique de
la pluralité des langues8.
Doit-on prendre simplement acte de ces contraintes, de ces difficultés et dans
certains cas de ces impossibilités ? Faut-il considérer les langues de l’immigration comme
des langues moins légitimes qui ne sauraient avoir leur place dans une institution telle que
l’Éducation nationale ? Même si le chemin doit être long, des perspectives d’action autour de la
mise en visibilité de ces langues peuvent être envisagées :
6
Depuis 2004 existe ce que l’on appelle les certifications complémentaires dans certains secteurs disciplinaires (B.O.
n° 39, du 28 octobre 2004). Certifications qui, au terme d’un examen, permettent de valider chez les enseignants
des compétences particulières qui ne relèvent pas du champ de leurs concours. Trois secteurs disciplinaires ont été
retenus : les arts, l’enseignement en langue étrangère dans une discipline non linguistique, le français langue seconde.
Ce dernier secteur concerne les enseignants qui interviennent dans les classes d’initiation ou d’accueil. Dans les
critères d’évaluation retenus pour le français figurent notamment un item : « la connaissance des grandes familles de
langue et des grands systèmes d’écriture, en vue de permettre une comparaison entre fait de langue en français et fait
de langue dans la langue d’origine des élèves ». Le principe est posé, reste à le mettre en application dans la formation
des enseignants intéressés par cette certification.
7
La notion de didactisation dans l’enseignement des langues à l’école est une notion fondamentale et souvent mal
connue. Toute langue peut être enseignée. L’Inalco (Institut national des langues et cultures orientales) en donne la
preuve tous les jours. Mais toute langue ne peut pas être enseignée à l’école, du moins aussi longtemps que ne sont
pas satisfaites un certain nombre de conditions : standardisation de l’écrit ; existence de descriptions grammaticales
accessibles à de jeunes élèves ; existence d’une tradition scripturaire et d’un patrimoine littéraire ; traditions pédagogiques qui rendent cet enseignement accessible à l’enseignant ordinaire.
8
On prendra aussi en compte le fait que le personnel enseignant français, au moins dans l’enseignement secondaire,
est un personnel recruté (par le CAPES ou par l’agrégation) sur une compétence monovalente. On est professeur
d’anglais ou d’espagnol, d’italien, de russe ou de français, cloisonnement statutaire qui ne favorise pas une approche
de type plurilingue.
> tout d’abord, dans le cadre d’activités para ou péri scolaires, organiser des actions
de présentation avec l’aide du centre de documentation et d’information du collège
ou de la bibliothèque – centre documentaire pour l’école, en organisant des expositions, des spectacles, en invitant des locuteurs à forte légitimité culturelle ou sociale
(trop souvent ces langues dans leur représentation sont associées aux migrants
perçus comme des personnes marginales, à statut précaire. On évitera de la sorte
les effets de folklorisation qui sont le meilleur moyen de maintenir ces langues dans
un statut de marginalité et d’archaïsme récurrent), de façon à revaloriser l’image de
ces langues et à redonner aux élèves locuteurs de ces langues une meilleure estime
d’eux-mêmes, en éditant au niveau de l’établissement des petits livrets de traduction
ou des livrets présentant les différents systèmes d’écriture.
> reprendre, en les développant les suggestions de Nathalie Auger9 fondées sur la
prise de conscience par les élèves (à leur niveau propre et selon leur métalangage à
eux, il ne s’agit pas en effet de se lancer dans une activité de linguistique comparée
appliquée) des caractéristiques propres à chaque langue. Les marques en usage
dans chacune d’entre elles s’organisent dans des paradigmes spécifiques. Le pluriel
français dans d’autres langues peut se différencier en duel et pluriel. Le verbe peut
fort bien ne pas disposer de pronom personnel sujet. Le professeur fera dans ces
conditions un usage plus prudent des catégories grammaticales du français qui ne
disposent d’aucun caractère d’universalité.
> dans la même perspective, et sans rentrer dans le détail des typologies des langues, se familiariser cependant avec quelques grandes caractéristiques typologiques
des langues – flexionnelles, agglutinantes, isolantes10-. L’élève chinois sera sensible
à la lourdeur de l’appareil morphologique du français, qu’il estimera inutilement redondant (dans son intuition d’élève), l’élève albanais sera frappé par le très grand
nombre de « petits mots » qui sont présents dans la continuité de la phrase, parce
que ces petits mots indiquent des fonctions qui dans sa langue sont d’abord portées
par la flexion.
> faire en sorte que les programmes de français (langue maternelle) ne se situent
pas sur un seul axe vertical qui nous conduirait du socle gréco-latin au monde
d’aujourd’hui, mais que l’on explore aussi d’autres mondes, dans une approche plus
horizontale. Des épopées ont été écrites ailleurs, en Inde, dans le Siam, au Cambodge, Hésiode n’est pas le seul à avoir écrit une Théogonie. Marcel Griaule, dans
Dieu d’eau11 évoque de façon tout à fait remarquable les mythes d’origine du peuple
Dogon et l’on peut saisir l’occasion de la parution d’un certain nombre d’œuvres
majeures de Claude Lévi-Strauss dans la collection de La Pléiade pour comprendre
l’intérêt qu’il peut y avoir à faire entrer, même modestement, même discrètement,
des œuvres qui sont hors du champ ordinaire de la culture occidentale légitime.
9
Auger Nathalie (2008). « Favoriser le plurilinguisme pour aider à l’insertion scolaire et sociale des élèves nouvellement
arrivés (ENA) ». Glottopol, n° 11, p. 126–137.
10
Nous connaissons parfaitement le caractère réducteur de ces typologies, mais dans un premier temps, elles peuvent
aider les enseignants à explorer d’autres formes des langues du monde et donc de mieux anticiper sur les difficultés
de certains élèves.
11
Griaule Marcel (1975). Dieu d’eau : entretiens avec Ogotemmêli. Paris, Fayard. Première édition : 1948.
125
Bref, un long travail d’habilitation, qui tout à la fois permettra aux élèves enfants
de migrants de comprendre qu’ils viennent de cultures dignes de respect, qu’ils sont porteurs
de compétences plurilingues qu’il faudra savoir mieux exploiter, et pour leurs camarades francophones natifs une occasion ainsi donnée de découvrir le monde dans son infinie richesse
culturelle. Tout le monde, toutes les langues auront à y gagner.
Conclusion : pour une didactique bien tempérée
Pour autant, les questions ne manquent pas et une didactique plurilingue ne doit
pas perdre le sens de la norme. L’alternance codique, l’hybridation des langues, le fait que les
compétences d’un individu plurilingue soient plus que la somme des compétences d’individus
monolingues conduira certainement à repenser les didactiques monolingues. Mais les enseignements de/à l’école requièrent des exigences qui ne peuvent faire directement écho à la
diversité des usages sociaux. L’école filtre, remet en ordre, en perspective, définit une norme,
condition de la bonne insertion de l’élève. Cette dimension de son travail doit être aussi prise
en considération.
126
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Communication
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et aux langues de France
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Coordination du volume
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Coordination des publications
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Réalisation
Éva Stella-Moragues
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128
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