La place des cultures juridiques et des
langues autochtones dans les accords
d’autonomie gouvernementale au Canada
Ghislain Otis*
Au cours de la dernière décennie, les gouvernements
fédéral et provinciaux ont conclu trois accords ayant valeur
de traité avec les Nisga’a, les Tlicho et les Inuits du
Labrador. Ces accords mettent notamment en place de
nouvelles institutions gouvernementales autochtones. Cet
article étudie la place que ces trois accords octroient aux
cultures juridiques et aux langues autochtones dans la
production et la diffusion du droit. L’auteur conclut que
seul l’Accord inuit manifeste une ouverture audacieuse aux
cultures juridiques autochtones et en particulier à la
coutume comme source extra-étatique de droit.
L’auteur constate également que les juridictions
autochtones créées par les accords sont étroitement alignées
sur le modèle étatique du point de vue de leur
fonctionnement et entièrement intégrées à la hiérarchie
judiciaire étatique. Par conséquent, en l’absence d’un
véritable pluralisme judiciaire, l’auteur estime qu’il n’existe
pas de garantie que les juges chargés de dire le droit
autochtone exercent leurs fonctions dans le respect des
cultures juridiques autochtones.
Par ailleurs, après des siècles de répression et de déclin
des langues autochtones, celles-ci sont reconnues par les
accords et les constitutions autochtones comme de véritables
langues juridiques aptes à jouer un rôle de premier ordre
dans la production et la diffusion du droit autochtone. Ces
langues restent toutefois subordonnées à l’anglais, qui
demeure la langue prééminente d’interprétation des traités et
des lois fondamentales autochtones.
Au final, à l’exception de l’Accord inuit, les accords
étudiés dans cet article n’expriment pas une très grande
ouverture formelle à la diversité juridique dans la
gouvernance autochtone. Il ne faut toutefois pas sousestimer la résilience des cultures juridiques autochtones et la
capacité des peuples autochtones d’en faire une source
matérielle du droit pour les nouvelles entités
gouvernementales.
*
Over the course of the last decade, the federal and
provincial governments concluded three self-government
agreements with the Nisga’a, the Tlicho, and the Labrador
Inuit. These agreements notably establish new Aboriginal
government institutions. This article studies the role that
these three agreements accord to legal culture and
Aboriginal languages in the creation and diffusion of law.
The author concludes that only the Inuit Agreement
manifests an audacious openness towards Aboriginal legal
cultures, and in particular towards custom as a non-state
source of law.
The author observes that the Aboriginal jurisdictions
created by the agreements are closely aligned with the state
model in terms of their functioning, and are entirely
integrated in the judicial hierarchy of the state. As a
consequence, in the absence of true legal pluralism, the
author believes that there is no guarantee that the judges
charged with articulating Aboriginal law will exercise
their functions with respect for Aboriginal legal cultures.
After suffering decades of repression and decline,
Aboriginal languages have received recognition in these
self-government agreements and in Aboriginal
constitutions as legal languages able to play a role of the
highest order in the creation and diffusion of Aboriginal
law. However, Aboriginal languages are subordinated to
English, which remains the primary language of
interpretation of the agreements and fundamental
Aboriginal laws.
Finally, with the exception of the Inuit Agreement,
the agreements studied in this article do not express a
strong formal openness to legal diversity in Aboriginal
governance. In spite of this, the resilience of Aboriginal
legal cultures and the capacity of Aboriginal peoples to use
these agreements as an interpretive source of law for future
government entities must not be underestimated.
Avocat, professeur en congé de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche sur la
diversité juridique et les peuples autochtones à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, section
droit civil. Cette étude a été réalisée avec le soutien financier du Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada. La sous-section II.A. a été réalisée avec l’aide d’Alexandre Bérubé, candidat à
la maîtrise en droit de l’Université Laval. L’auteur tient à exprimer sa gratitude aux évaluateurs
anonymes, dont les commentaires judicieux ont permis d’améliorer une version initiale de cet article.
© Ghislain Otis 2009
Mode de référence : (2009) 54 R.D. McGill 237
To be cited as: (2009) 54 McGill L.J. 237
238
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
Introduction
I.
L’ébauche d’une relative diversité juridique intraétatique par la mobilisation des cultures juridiques
autochtones
A. Une ouverture prudente aux droits autochtones
extra-étatiques
B. Une timide atténuation du centralisme judiciaire
étatique
II. Vers une revalorisation des langues autochtones
comme langues juridiques
A. La répression historique des langues autochtones
B. La place des langues autochtones dans les accords
d’autonomie gouvernementale
Conclusion
[Vol. 54
239
240
242
246
250
251
253
255
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
239
Introduction
Le droit est dans une large mesure l’expression d’une culture enchâssée dans une
histoire, des institutions et une langue1. Par exemple, c’est par la langue, la culture
d’origine française et la tradition juridique civiliste que les tenants d’une réforme
constitutionnelle ont cherché à définir la différence québécoise dans la loi
fondamentale2. De même, la Constitution des Nisga’a, rédigée dans la foulée d’un
accord historique avec l’État3, fait reposer sur le trio langue-culture-droit l’existence
même de la nation nisga’a, qu’elle définit comme «the collectivity of those aboriginal
people who share the language, culture, and laws of the Nisga’a»4.
Il existe un lien étroit entre la valorisation des cultures juridiques des peuples
autochtones et celle de leurs langues. La culture juridique d’une collectivité renvoie à
l’ensemble des valeurs, des représentations, des discours, des techniques et des
institutions relatives au droit, appréhendé du point de vue multiple de sa nature, de
ses sources, de sa fonction et de sa mise en œuvre. La culture juridique peut être celle
d’opérateurs spécialisés du droit, mais elle peut aussi recevoir l’acception plus large
de conscience juridique populaire qui détermine la place du droit et du système
juridique dans une société donnée5. Lorsque la langue d’une culture juridique
disparaît, «c’est cette culture juridique qui est menacée de disparaître parce qu’elle est
privée de son seul moyen naturel d’expression et, surtout, de communication : sa
langue d’origine, sa langue du cœur et de l’esprit»6. Créatrice de symboles, de mythes
et de concepts, la langue forge le droit7 et exprime l’altérité dans le droit8. Dans le cas
1
Voir Pierre Legrand, Le droit comparé, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2006 aux pp.
3-11.
2
Voir Canada, Rapport du consensus sur la Constitution : Charlottetown, le 28 août 1992 : texte
définitif, Ottawa, Gouvernement du Canada, 1992, art. 2(1)(c), reproduit dans André Tremblay, La
réforme de la constitution au Canada, Montréal, Thémis, 1995 à la p. 463.
3
Accord définitif Nisga’a, Nation Nisga’a, Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Sa Majesté la
Reine du chef de la Colombie-Britannique, 27 avril 1999, en ligne : Affaires indiennes et du Nord
Canada <http://www.ainc-inac.gc.ca/al/ldc/ccl/fagr/nsga/nis/nis-fra.pdf> (entrée en vigueur : 11 mai
2000, Loi sur l’Accord définitif nisga’a, L.C. 2000, c. 7) [Accord nisga’a].
4
Constitution of the Nisga’a Nation, (octobre 1998), art. 1(1), en ligne : Centre national pour la
gouvernance des Premières Nations <http://www.fngovernance.org/pdf/constitutions/Nisga’a_
Constitution.pdf> [Constitution nisga’a].
5
Voir André-Jean Arnaud et al., dir., Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du
droit, 2e éd., Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1993, s.v. «culture juridique».
6
Alain A. Levasseur, «La Louisiane : un vaisseau à la dérive ?» dans Jean-Louis Bergel, dir., Le
plurijuridisme, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2005, 257 à la p. 276.
7
Voir Jean Carbonnier, Sociologie juridique, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2004 à
la p. 53 (le lien entre l’évolution linguistique et le «décollage» du droit).
8
«La langue dans laquelle s’exprime “le droit” et le droit qui est ainsi exprimé dans “sa langue”
sont des phénomènes culturels, donc représentatifs de tout un éventail de valeurs, politiques,
240
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
où elle exprime la domination, la langue fausse ou déracine le droit de l’autre, tel
qu’en atteste, par exemple, la rédaction des «coutumes indigènes» d’Afrique et
d’Asie dans l’idiome du colonisateur européen9.
À partir du constat d’une corrélation entre la diversité des cultures juridiques et la
diversité linguistique, cette étude de trois accords d’autonomie gouvernementale
conclus au Canada au cours de la dernière décennie vise à vérifier dans quelle mesure
ces accords peuvent être considérés comme des instruments de valorisation des
cultures juridiques et des langues autochtones10. La première partie, la plus
substantielle, analyse la place accordée aux cultures juridiques autochtones dans les
accords, alors que la seconde partie traite de la reconnaissance des langues
autochtones comme véhicules de cultures juridiques distinctives.
I.
L’ébauche d’une relative diversité juridique intra-étatique par
la mobilisation des cultures juridiques autochtones
Un regard pluraliste sur la réalité du droit admet l’existence et l’effectivité
normative de cultures juridiques autochtones en marge de l’ordre étatique. Le
pluralisme juridique est à la fois un champ d’étude et un courant théorique qui repose
fondamentalement sur la remise en cause du monopole de l’État dans la production
du droit11. Le pluralisme «postule l’existence simultanée de plusieurs systèmes
économiques, philosophiques, humaines [...] qui définissent et caractérisent une société donnée».
Levasseur, supra note 6 à la p. 261.
9
Voir John Gilissen, dir., «La rédaction des coutumes dans le passé et dans le présent» dans Centre
d’histoire et d’ethnologie juridiques, La rédaction des coutumes dans le passé et dans le présent,
Bruxelles, Éditions de l’Institut de sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1962 à la p. 56.
10
Accord nisga’a, supra note 3 ; Accord sur les revendications territoriales et l’autonomie
gouvernementale, entre le Peuple Tłįcho, le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest et le
gouvernement du Canada, 25 août 2003, en ligne : Affaires indiennes et du Nord Canada <http://www.
collectionscanada.gc.ca/webarchives/20071125050645/http://www.ainc-inac.gc.ca/pr/agr/nwts/tliagr2_f.
pdf> (entrée en vigueur : 4 août 2005, Loi sur les revendications territoriales et l’autonomie
gouvernementale du peuple tlicho, L.C. 2005, c. 1) [Accord tlicho] ; Accord sur les revendications
territoriales entre les Inuit du Labrador, Sa Majesté la Reine du chef de Terre-Neuve-et-Labrador et
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, en ligne : Affaires indiennes et du Nord Canada
<http://www.ainc-inac.gc.ca/al/ldc/ccl/fagr/labi/labi-fra.pdf> (entrée en vigueur : 1 décembre 2005,
Loi sur l’accord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador, L.C. 2005, c. 27) [Accord
inuit].
11
Voir notamment Denis Alland et Stéphane Rials, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Paris,
Presses Universitaires de France, 2003 aux pp. 1158-62 ; John Gilissen, dir., Le pluralisme juridique,
Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1972 ; John Griffiths, «What is Legal Pluralism ?»
(1986) 24 J. Legal Pluralism 1 ; Norbert Rouland, «À la recherche du pluralisme juridique, le cas
français» (1998) 36 Dr. et Cult. 217 ; Norbert Rouland, Anthropologie juridique, Paris, Presses
Universitaires de France, 1988 ; Jacques Vanderlinden, «Vers une nouvelle conception du pluralisme
juridique» (1993) 18 R.R.J. 573 ; Arnaud et al., supra note 5, s.v. «pluralisme juridique» et
«pluralisme juridique en anthropologie du droit» ; Andrée Lajoie et al., dir., Théories et émergence du
droit : pluralisme, surdétermination et effectivité, Montréal, Thémis, 1998 ; Etienne Le Roy, dir., Les
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
241
juridiques, notamment non-étatiques, en relation d’opposition, de coopération ou
d’ignorance réciproque»12. Au sens strict, il n’y a un véritable pluralisme normatif que
lorsque plusieurs ordres juridiques se manifestent simultanément, dans un même
espace, pour une même situation et à l’égard des mêmes personnes13. Le terme plus
général de «plurijuridisme» pourrait également rendre compte de l’existence de
plusieurs ordres juridiques, coordonnés ou non, qui s’appliquent simultanément dans
un espace donné, mais sans nécessairement viser les mêmes situations et les mêmes
personnes14. L’analyse plurielle du droit ou des droits, en plus de mettre en évidence
les manifestations non étatiques de la juridicité, étudie les problèmes
d’internormativité qui en résultent, c’est-à-dire «[l’e]nsemble des phénomènes
constitués par les rapports qui se nouent et se dénouent entre deux catégories, ordres
ou systèmes de normes»15.
Conformément à cette grille analytique et méthodologique, cet article fait
ressortir dans quelle mesure les accords d’autonomie gouvernementale
institutionnalisent, au sein de la sphère étatique, la reconnaissance des cultures
juridiques autochtones à travers la reconnaissance des droits autochtones extraétatiques. L’expression «droit autochtone extra-étatique» renvoie à des règles de droit
dont le foyer autochtone de production se trouve entièrement ou substantiellement à
l’extérieur des instances de l’État. Par ailleurs, les communautés autochtones peuvent
produire, au sein d’organes étatiques, un droit de type «légiféré» dans l’exercice de
pouvoirs de réglementation administrative délégués par l’État. C’est le cas, par
exemple, des conseils de bande prévus par la Loi sur les Indiens, par lesquels ceux-ci
peuvent, sous le contrôle des autorités gouvernementales, édicter des règlements
administratifs applicables sur les terres communautaires appelées réserves16. Le droit
ainsi produit s’arrime alors directement à l’appareil législatif et judiciaire de l’État et
ne constitue pas à proprement parler un droit autochtone extra-étatique.
Par ailleurs, le droit autochtone extra-étatique n’est pas nécessairement
traditionnel, puisqu’il n’est pas toujours issu d’un lignage précolonial17. Cet univers
normatif sui generis embrasse simultanément des règles ancrées dans une tradition
pluralismes juridiques, Paris, Karthala, 2003. Voir aussi le numéro spécial de la Revue canadienne
droit et société intitulé «Le pluralisme juridique», sous la direction de Jean-Guy Belley : (1998) 12:2
R.C.D.S.
12
Alland et Rials, ibid. à la p. 4, s.v. «acculturation juridique».
13
Voir Vanderlinden, supra note 11.
14
Voir généralement Bergel, supra note 6.
15
Arnaud et al., supra note 5, s.v. «internormativité» ; Jean Carbonnier, «Les phénomènes d’internormativité» dans B.-M. Blegrad, C.M. Campbell et C.J. Schuyt, dir., European Yearbook in Law and
Sociology, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977, 42. Voir aussi Jean-Guy Belley, dir., Le droit soluble :
Contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, Paris, Librairie générale de droit et de
jurisprudence, 1996.
16
Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I-5.
17
«Les droits traditionnels sont ceux que pratiquaient les autochtones avant la colonisation»
(Norbert Rouland, L’anthropologie juridique, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1995 à la
p. 93).
242
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
juridique chtonienne sans cesse revisitée18 et d’autres qui procèdent de pratiques
contemporaines. Ces dernières sont souvent consignées dans des codes rédigés par
des juristes formés dans les grandes facultés universitaires et inspirés par ce que les
contemporains appellent une lecture actuelle de l’identité juridique autochtone19. Ces
manifestations du droit autochtone ont en commun d’émerger substantiellement en
marge du droit étatique, même si ce dernier les reçoit ultimement, tout en les filtrant
ou en les déformant à des degrés variables.
A. Une ouverture prudente aux droits autochtones extra-étatiques
Le droit canadien, après une longue période de refoulement colonial des droits
autochtones, s’ouvre avec une évidente circonspection aux cultures juridiques
autochtones. Au début de la colonisation européenne du Canada, l’État n’a pu, ni sans
doute voulu, imposer le droit occidental aux sociétés indigènes, dont le soutien
militaire et commercial était un enjeu déterminant dans la rivalité des couronnes
française et anglaise en Amérique du Nord. Cependant, sitôt la domination de la
Grande-Bretagne acquise et le mouvement de peuplement exogène massivement
enclenché, le colonisateur a continuellement étendu son droit, qu’il considérait
supérieur, aux populations autochtones vivant sur les territoires annexés à la
couronne. Contrairement aux pratiques observées ailleurs dans l’empire colonial
britannique, le colonisateur n’a pas systématiquement reconnu un véritable statut
personnel autochtone de droit coutumier relevant de la compétence de tribunaux
autochtones ou tribaux encadrés par le droit étatique20. Toutefois, malgré la façade
moniste du droit officiel, la coutume a continué de régir la vie d’un grand nombre
d’autochtones, notamment dans la sphère familiale, tout en s’adaptant au
changement21.
Jusqu’à récemment, exception faite de quelques dispositions législatives éparses
incorporant la «coutume» à des fins très spécifiques et limitées22, l’une des rares
18
Pour une présentation analytique de la tradition chtonienne, voir H. Patrick Glenn, Legal
Traditions of the World, 2e éd., Oxford, Oxford University Press, 2004 aux pp. 59-89.
19
Voir par ex. les «codes électoraux» rédigés par les avocats, ayant valeur de coutume électorale
aux fins de l’application de l’art. 2 de la Loi sur les Indiens, supra note 16.
20
Pour un rappel de la pratique coloniale britannique en Afrique, voir notamment A.N. Allott,
«What Is to Be Done with African Customary Law ? : The Experience of Problems and Reforms in
Anglophone Africa from 1950» (1984) 28 J. Afr. L. 56.
21
Voir par ex. les constatations d’un groupe de travail relativement à l’ampleur du phénomène des
adoptions coutumières au Québec : Québec, Ministère de la Justice, «Pour une adoption québécoise à
la mesure de chaque enfant : Rapport du groupe de travail sur le régime québécois de l’adoption»
(2007), en ligne : Ministère de la Justice <http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/
rapports/pdf/adoption-rap.pdf>.
22
Pour les fins de la détermination du statut d’Indien, la Loi sur les Indiens définit le terme «enfant»
comme comprenant «les enfants adoptés selon la coutume» (supra note 16, art. 2). De même, le
«conseil de bande» comprend dans certains cas les dirigeants choisis «selon la coutume de la bande»
(ibid.). Dans ce contexte, le terme «coutume» n’exprime pas nécessairement l’ancienneté, ni l’oralité
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
243
manifestations claires d’une réception étatique explicite des droits autochtones
«coutumiers» se trouvait dans quelques décisions des tribunaux des Territoires du
Nord-Ouest traitant du mariage et de l’adoption23. Le fort peuplement autochtone et
l’isolement géographique de la zone nordique et arctique du pays, de nature à
entraver l’accès aux institutions de droit étatique, expliquent probablement la teneur
de ces décisions24. Elles n’ont pas d’emblée fait jurisprudence sur l’ensemble du
territoire méridional canadien, où se trouve concentrée la population de peuplement
exogène. Aujourd’hui, une seule province, la Colombie-Britannique, et deux
territoires fédéraux se sont dotés d’une loi donnant effet à l’adoption coutumière
autochtone en droit étatique25.
La réception tardive et partielle d’un ordre juridique autochtone d’origine extraétatique dans le droit postcolonial, applicable à un faisceau de matières intéressant les
communautés autochtones, pourrait toutefois s’accélérer à la faveur de la
reconnaissance des droits ancestraux ou issus de traités dans la Loi constitutionnelle
de 198226. En effet, la doctrine des droits ancestraux appliquée par la Cour suprême
accorde aux droits autochtones extra-étatiques une place, bien que limitée27,
néanmoins réelle. Cette question a toutefois été fouillée dans d’autres articles28 et il
convient de s’attarder ici plus particulièrement aux accords d’autonomie
gouvernementale conclus au cours des dernières années. Ces ententes ont permis de
réfléchir à la question de la reconnaissance par l’État des droits autochtones extra-
d’une norme, mais simplement son caractère consensuel au sein de la communauté. Voir Ghislain
Otis, «Élection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du
Canada» (2004) 49 R.D. McGill 393 aux pp. 402-03.
23
Norman K. Zlotkin, «Judicial Recognition of Aboriginal Customary Law in Canada: Selected
Marriage and Adoption Cases» (1984) 4 C.N.L.R. 1.
24
Sébastien Grammond, Aménager la coexistence : Les peuples autochtones et le droit canadien,
Bruxelles, Bruylant, 2003 aux pp. 288-89.
25
Cindy L. Baldassi, «The Legal Status of Aboriginal Customary Adoption Across Canada:
Comparisons, Contrasts, and Convergences» (2006) 39 U.B.C. L. Rev. 63.
26
Constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.
27
Voir par ex. Nigel Bankes, «Marshall and Bernard: Ignoring the Relevance of Customary
Property Laws» (2006) 55 U.N.B.L.J. 120.
28
Voir Ghislain Otis, «Les sources des droits ancestraux des peuples autochtones» (1999) 40 C. de
D. 591 ; Ghislain Otis, «L’autonomie personnelle au cœur des droits ancestraux : sub qua lege vivis ?»
(2007) 52 R.D. McGill 657 [Otis, «L’autonomie personnelle»]. Telle qu’interprétée par la Cour
suprême, la notion de droit ancestral ne signifie pas que les ordres juridiques hérités des ancêtres
précoloniaux sont reçus dans l’ordre étatique en tant que sources formelles du droit actuellement
applicable aux autochtones. Le droit ancestral est en effet une catégorie étatique autorisant l’exercice
contemporain de pratiques sociales issues de la culture ancestrale des autochtones ou la jouissance de
maîtrises foncières, dont les conditions d’existence et les attributs de base sont définis par le droit
étatique. Il revient toutefois au groupe autochtone lui-même de réglementer l’exercice par ses
membres d’un droit ancestral à l’intérieur des balises définies par le droit étatique. À la faveur de ce
processus d’autorégulation résiduelle, le régime normatif communautaire devient la loi applicable aux
membres de la collectivité titulaire du droit ancestral.
244
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
étatiques. Au moment de définir les sources du droit autochtone contemporain, le rôle
de la coutume a été un enjeu symbolique et pratique de grande importance.
Les accords n’investissent pas tous le référent coutumier de la même charge
normative. Ainsi, l’Accord nisga’a mentionne expressément que la coutume nisga’a
n’est pas une source formelle de droit29. Seule la loi votée par le législateur nisga’a et
la législation déléguée qui en découle ont vocation à exprimer le droit nisga’a dans le
cadre de l’accord. En revanche, ce dernier confère un rôle de conseil dans le
processus législatif à des institutions traditionnelles30, notamment pour l’interprétation
des Ayuuk, lois traditionnelles nisga’a31. Ces lois devraient d’autant plus inspirer le
législateur que la Constitution des Nisga’a les engage à respecter «the authority of
our Ayuuk, and the wisdom of our elders»32. Par ailleurs, rien dans l’accord ne
s’oppose à ce que la loi nisga’a incorpore la coutume nisga’a par renvoi, dès lors que
les dispositions de l’accord sont respectées.
L’Accord tlicho33 reconnaît quant à lui un rôle aux coutumes du peuple tlicho en
certaines matières bien précises. Outre l’adoption de droit coutumier, qui est
expressément validée aux fins de la détermination du statut des personnes tlicho34 et
la prise en compte des coutumes dans les affaires relatives à la garde d’enfants35, la loi
tlicho peut prévoir des sanctions compatibles avec «la culture et les coutumes de la
Première nation tlicho»36. Ces mêmes coutumes doivent être prises en considération
dans la poursuite des infractions aux lois tlicho et dans l’application de ces lois par les
tribunaux étatiques37. Il appert que des principes associés au droit traditionnel peuvent
non seulement servir de référence pour élaborer le contenu de certaines lois, mais
aussi faire office de droit supplétif dans leur application. Par ailleurs, la culture
juridique tlicho peut de manière générale guider la vie constitutionnelle de la
Première Nation, puisque la tradition orale porteuse de cette culture sert à
l’interprétation de la Constitution tlicho38.
29
En fait, la définition du terme «loi» contenue dans l’Accord nisga’a précise «qu’elle ne comprend
pas les Ayuukhl Nisga’a ou les Ayuuk», qui sont les pratiques et les lois traditionnelles de la nation
nisga’a. Voir Accord nisga’a, supra note 3 à la p. 10. Voir aussi Constitution nisga’a, supra note 4, art.
62.
30
Selon l’art. 27 de la Constitution nisga’a, ibid., un Conseil des anciens est constitué et composé
des chefs héréditaires (Simgigat), des matriarches héréditaires (Sigidimhaanak) et d’aînés jouissant du
respect de la communauté.
31
Accord nisga’a, supra note 3, c. 11, art. 9(i).
32
Constitution nisga’a, supra note 4, art. 2(c).
33
Supra note 10.
34
Ibid., art. 1.1.1, s.v. «peuple tlicho», «tlicho» et «votant admissible».
35
Ibid., art. 7.6.2.
36
Ibid., art. 7.4.6(c).
37
Ibid., art. 7.6.3-7.6.4.
38
Tlicho Constitution, art. 18.1, en ligne : Tlicho <http://www.tlicho.ca/sites/tlicho/files/tlicho_
constitution.pdf> [Constitution tlicho].
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
245
Cependant, l’affirmation la plus résolue de la vitalité du droit coutumier dans
l’ordre juridique autochtone se trouve dans l’Accord inuit39, qui permet aux Inuits du
Labrador de prévoir dans leur constitution «la reconnaissance du droit coutumier des
Inuit et l’application du droit coutumier des Inuit aux Inuit concernant toute matière
qui relève de la compétence et de l’autorité du Gouvernement Nunatsiavut»40. Le
constituant inuit s’est prévalu de ce pouvoir pour énoncer que le droit coutumier des
Inuits41 forme le droit commun fondamental des Inuits du Labrador dans les domaines
qui relèvent de la compétence du gouvernement du Nunatsiavut42. En conséquence, le
droit coutumier s’applique aux Inuits en l’absence de loi inuit régissant une situation
donnée. Il coexiste avec la loi inuit qui ne lui est pas contraire et prévaut sur la norme
législative en cas de conflit, à moins que le législateur inuit n’ait expressément écarté
la coutume43. Le législateur inuit peut en outre rédiger la coutume dans la langue inuit
et lui donner force de loi44. Toutefois, en l’absence d’une telle «codification», la
coutume s’impose aux autorités administratives et aux juges dès que la preuve de son
existence et de son contenu est apportée en tant que question de fait45. Il s’agit là de
l’un des exemples les plus remarquables d’une volonté de réhabilitation d’une
normativité singulièrement autochtone, même si le droit inuit se trouve malgré tout
astreint au respect de diverses normes et principes directeurs prévus par l’accord46.
En somme, bien qu’elles n’accordent pas toutes une place de choix à la coutume
vivante, les nouvelles constitutions autochtones en font, à des degrés variables, une
source matérielle ou formelle de droit. À la faveur de cette mobilisation d’un droit
autochtone d’origine extra-étatique, nous serons certainement témoins de mesures
expérimentales de rénovation du droit traditionnel et d’hybridation des droits
indigène et occidental. Cette entreprise de construction d’un droit à la fois nouveau et
ancré dans la tradition revient au premier chef à la communauté, dont les pratiques et
les aspirations contemporaines fournissent la matière normative de base.
39
Supra note 10.
Ibid., art. 17.3.4(e).
41
Labrador Inuit Constitution, (janvier 2002), art. 9.1.1, en ligne : Nunatsiavut Government
<http://www.nunatsiavut.com/pdfs/Constitution.pdf> [Constitution inuit]. L’article définit le droit
coutumier des Inuits du Labrador dans les termes suivants : «The customs, traditions, observances,
practices and beliefs of the Inuit of Labrador which, despite changes over time, continue to be
accepted by Labrador Inuit as establishing standards or procedures that are to be respected by
Labrador Inuit are the customary laws of the Labrador Inuit and are referred to as Labrador Inuit
customary law». Selon l’art. 9.1.2, le droit coutumier constitue «the underlying law of the Labrador
Inuit and of Nunatsiavut» (ibid.).
42
Voir Accord inuit, supra note 10, art. 17.3.4(e). Constitution inuit, ibid., art. 9.1.2.
43
Constitution inuit, ibid., art. 9.1.4.
44
Ibid., art. 9.1.5.
45
Ibid., art. 9.1.6(b).
46
Parmi les contraintes les plus notables, mentionnons celle qui exige le respect de la Charte
canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, supra note 26 [Charte
canadienne]. Voir Accord inuit, supra note 10, art. 2.18.1.
40
246
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
S’il survient un conflit sur le sens ou la portée de ce droit coutumier ou inspiré de
la coutume et que les voies informelles ne le résolvent pas, il est possible de saisir un
organe étatique de règlement des différends. Celui-ci doit être apte à trancher ce
différend d’une manière attentive aux cultures juridiques autochtones afin de garantir
une démarche respectueuse de la diversité juridique. Il existe, autrement dit, une
corrélation fonctionnelle entre le respect des identités juridiques et l’organisation
judiciaire. Or, cette corrélation n’est pas clairement mise en œuvre par les nouveaux
accords.
B. Une timide atténuation du centralisme judiciaire étatique
Étienne Le Roy définit ainsi le pluralisme judiciaire : «Le pluralisme judiciaire
repose sur l’affirmation qu’à la pluralité des “mondes”, c’est-à-dire des appartenances
collectives avec leurs identités propres, correspondent non seulement des normes
spécifiques mais aussi, au moins potentiellement, des modes propres de règlement des
différends»47. Le droit colonial britannique tel qu’appliqué au Canada, différent sur ce
point de sa pratique observée en Afrique, n’a jamais formellement reconnu de «justice
indigène», c’est-à-dire l’existence et l’autorité d’instances coutumières ou tribales
spéciales pour lesquelles les autochtones sont les justiciables exclusifs ou principaux.
Sous réserve de quelques dispositions législatives48 et de certains modes de
détermination de la peine réservant un traitement singulier aux autochtones
confrontés à la justice de l’État49, les personnes autochtones évoluent au sein du
même système de justice que l’ensemble de la population canadienne et québécoise.
Les juridictions étatiques ordinaires sont compétentes à l’égard des autochtones pour
l’application de toute loi ou règle de droit issue de l’ordre étatique ou reconnue par
celui-ci.
Comme le démontre la jurisprudence relative à l’adoption chez les autochtones,
un conflit entre des particuliers mettant en cause une norme coutumière autochtone
doit ultimement être porté devant le juge étatique, dans la mesure où les justiciables
47
Étienne Le Roy, Les Africains et l’Institution de la Justice : Entre mimétismes et métissages,
Paris, Dalloz, 2004 à la p. 260 [Le Roy, Les Africains et l’Institution de la Justice].
48
Voir par ex. Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 718(2), relatif aux principes de
détermination de la peine, qui énonce : «Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu
également des principes suivants : [...] l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui
sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants
autochtones».
49
S’inspirant des conceptions autochtones traditionnelles de la justice, les juridictions pénales
recourent souvent aux cercles de guérison pour conseiller le juge dans la détermination de la peine.
Ces cercles, composés principalement de membres de la communauté autochtone dont le condamné
est issu, incarnent la dimension communautaire et consensuelle de la justice au service de l’État. Voir
Mylène Jaccoud, «La justice pénale et les Autochtones : D’une justice imposée au transfert de
pouvoirs» (2002) 17 C.J.L.S. 107 ; Maureen Linker, «Sentencing Circles and the Dilemma of
Difference» (1999) 42 Crim. L.Q. 116 ; Jean-Paul Lacasse, «Autonomie gouvernementale et justice
pénale innue» (2002) 32 R.G.D. 809.
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
247
autochtones veulent se prévaloir d’une décision ayant valeur exécutoire au regard de
la loi50.
L’intervention des juridictions étatiques ou sous tutelle étatique n’est pas sans
soulever le problème, emblématique des colonisations juridiques, de la «falsification»
du droit autochtone d’origine extra-étatique. Celui-ci subit parfois une captation
institutionnelle ou un alignement sur la norme étatique causé par des magistrats peu
versés dans les traditions juridiques autochtones et peu sensibles à la diversité
juridique. Aux yeux de certains observateurs de l’expérience africaine, le supposé
«droit coutumier» résultant de ce processus ne serait plus qu’un «artefact colonial et
postcolonial»51. Pour rendre compte des altérations propres à la judiciarisation
étatique du contentieux coutumier, A.N. Allott propose l’expression «judicial
customary law» désignant «the law recognised by the superior courts, and which
might differ substantially from the customary law actually followed by the people
whose law it was, and who in theory in a customary-law system can alone give legal
recognition to a customary rule»52. Régis Lafargue traite pour sa part de la «coutume
judiciaire» et évoque le rôle des juridictions étatiques dans l’application du droit
coutumier en Nouvelle-Calédonie, qu’il définit comme «un droit jurisprudentiel
inspiré des normes traditionnelles» ou encore «une “reconstruction” jurisprudentielle
du droit traditionnel»53.
Certes, le monisme judiciaire canadien semble appelé à connaître une timide
atténuation à la faveur de l’application des accords d’autonomie gouvernementale,
mais il appert que l’expansion du phénomène de la «coutume judiciaire» au Canada
ne pourra être évitée. En effet, même si l’Accord nisga’a et l’Accord inuit autorisent
les autorités autochtones à constituer, maintenir et organiser des juridictions
particulières (la «Cour Nisga’a» et la «Cour inuit») pour l’application des lois
autochtones54, divers procédés utilisés dans ces accords viennent tantôt contenir,
tantôt nier l’autonomie du droit judiciaire et de la justice autochtones face au modèle
étatique.
50
En présence d’un droit ancestral, le groupe a le pouvoir d’aménager l’exercice intracommunautaire de la décision. Ce pouvoir doit comprendre la faculté de régler des conflits entre les
membres de la communauté revendiquant ce droit ancestral, d’où la possibilité d’un recours aux
mécanismes communautaires préalablement à la saisine du juge étatique. Toutefois, ces mécanismes
ne peuvent évincer les prérogatives des cours supérieures étatiques garanties par la Constitution. Voir
Otis, «L’autonomie personnelle», supra note 28 aux pp. 668-69.
51
Le Roy, Les Africains et l’Institution de la Justice, supra note 47 à la p. 112.
52
Allott, supra note 20 à la p. 60.
53
Régis Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie : aux sources d’un droit commun
coutumier, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2003 à la p. 27.
54
Accord inuit, supra note 10, art. 17.31 ; Accord nisga’a, supra note 3, c. 12, art. 30. S’agissant de
la sphère extrajudiciaire, l’art. 17.31.16 de l’Accord inuit autorise le gouvernement nunatsiavut à
établir un processus de règlement des différends auquel les parties peuvent recourir sur une base
volontaire.
248
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
Ainsi, les accords imposent à la juridiction autochtone le respect des principes
d’indépendance judiciaire, d’impartialité et d’équité55. Si les accords s’étaient limités
à cet encadrement normatif général, il aurait été possible d’y voir une méthode souple
d’harmonisation pleinement compatible avec un certain pluralisme respectueux des
cultures juridiques autochtones. Énoncer des principes directeurs communs aux droits
étatique et autochtone, tout en laissant aux institutions autochtones une ample latitude
dans l’aménagement du régime précis apte à satisfaire ces principes, aurait en effet
favorisé une «harmonisation conçue comme un processus de rapprochement de
systèmes juridiques qui restent différents»56.
Or, les accords attribuent de surcroît à l’État le pouvoir de contrôler le respect des
principes directeurs, en lui octroyant un veto sur des aspects majeurs de la législation
autochtone. Un tel veto permet à l’État, au niveau provincial, d’exiger, si telle est sa
position, une large mesure d’unification hégémonique du droit judiciaire par la
transposition des normes étatiques dans le droit autochtone. Ainsi, la juridiction
autochtone ne peut exercer sa compétence que si le gouvernement provincial
approuve sa structure, sa procédure et le mode de sélection de ses juges57. De même,
les mesures de supervision et les règles de destitution des juges doivent se conformer
de manière générale à celles qui s’appliquent aux juges étatiques provinciaux58. Par
exemple, le législateur inuit ne peut adopter de normes de qualification et de
compétence judiciaires autres que celles convenues avec les autorités provinciales59.
Une telle crispation hiérarchique de la part de l’État étonne, puisque les
institutions autochtones prévues par les accords sont de toute manière assujetties à la
Constitution canadienne, y compris la Charte canadienne60, qui garantit le respect de
la primauté du droit, de l’indépendance de la magistrature et de la justice
fondamentale.
Malgré tout, en supposant un minimum d’engagement pour la diversité juridique
de la part des autorités provinciales, certaines normes peuvent être adaptées au
particularisme autochtone. Par exemple, les accords ne prescrivent pas d’exigences
précises relativement à la formation des juges des tribunaux autochtones en ce qui a
trait à leur maîtrise des langues, de la culture et des traditions juridiques autochtones.
Hormis le manque de volonté politique, rien ne s’oppose à ce que les autorités
provinciales et autochtones s’entendent pour exiger des candidats à la magistrature
autochtone, non seulement qu’ils soient membres du Barreau de la province, mais
aussi qu’ils possèdent ou s’engagent à acquérir une connaissance suffisante de la
55
Accord inuit, ibid., art. 17.31.2(a) ; Accord nisga’a, ibid., art. 33(a).
Mireille Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Paris, Seuil, 2006 à la p. 99.
57
Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.5-17.31.6 ; Accord nisga’a, supra note 3, c. 12, art. 34-35.
58
Voir Accord inuit, ibid., art. 17.31.2(c), qui parle de règles «raisonnablement comparables à ce
que prescrit la Provincial Court Act, 1991» et Accord nisga’a, supra note 3, c. 12, art. 33(b), qui
prévoit que les juges nisga’a relèvent du Conseil de la magistrature de la Colombie-Britannique.
59
Accord inuit, ibid., art. 17.31.2(b).
60
Supra note 46.
56
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
249
langue, de la culture et de la tradition juridique autochtones. Cela paraît d’autant plus
impérieux que les idiomes autochtones comptent, tel qu’il sera expliqué plus loin,
parmi les langues juridiques officielles des institutions autochtones et qu’il faut donc
en principe les connaître pour dire le droit. La nomination des juges étant la
prérogative exclusive des autorités autochtones, celles-ci sont à même d’assurer le
respect de ces exigences et de ne faire accéder à la magistrature que les individus les
mieux qualifiés61.
L’Accord nisga’a autorise par ailleurs la cour autochtone à recourir aux services
d’aînés pour agir comme assesseurs afin de favoriser le respect des valeurs et des
méthodes traditionnelles dans le processus de jugement ou de détermination de la
peine62. En outre, dans la mesure où les principes d’impartialité et d’équité sont
respectés, les lois autochtones peuvent édicter des règles de preuve modulées en
fonction du contexte culturel propre à la gouvernance autochtone63. Un régime sui
generis a d’ailleurs été prévu dans la Constitution inuit pour l’admission et
l’administration de la preuve de la coutume inuit64.
Néanmoins, en dépit d’une certaine ouverture à leurs cultures juridiques, les
juridictions autochtones demeurent entièrement intégrées à l’organisation judiciaire
du pays. Elles y occupent d’ailleurs un échelon inférieur par rapport aux juridictions
étatiques ordinaires telles que les cours supérieures et les cours d’appel. Les affaires
initialement tranchées par un juge autochtone peuvent donc se retrouver par la suite
devant des magistrats étatiques habilités à dire le droit autochtone, y compris le droit
coutumier, sans nécessairement connaître les langues ni les cultures juridiques
autochtones65. Le système juridictionnel conserve de la sorte un caractère
essentiellement unitaire propice au développement d’une variante canadienne du
«droit coutumier judiciaire», cette espèce juridique hybride issue d’un dialogue entre
la juridiction autochtone et le juge étatique.
La capacité des peuples autochtones de mobiliser leurs cultures juridiques peut
par ailleurs être renforcée par la protection et la promotion des langues qui en sont le
véhicule. Les accords d’autonomie gouvernementale abordent cette question.
61
Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.7 ; Accord nisga’a, supra note 3, c. 12, art. 37.
Accord nisga’a, ibid., c. 12, art. 41(d).
63
Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.3. L’Accord nisga’a (ibid.), ne mentionne pas expressément
les pouvoirs relatifs à la preuve, mais ceux-ci font partie du pouvoir général de créer une cour nisga’a
pour l’administration des lois nisga’a.
64
Voir Constitution inuit, supra note 41, art. 9.1.7-9.1.8.
65
Voir Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.21-17.31.22 ; voir aussi Accord nisga’a, supra note 3,
c. 12, art. 45, 48.
62
250
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
II. Vers une revalorisation des langues autochtones comme
langues juridiques
Les langues autochtones énoncent la conception de ces peuples des rapports
sociaux, de leur relation à l’environnement, aux autres cultures et au cosmos. Elles
sont donc une clé d’accès aux cultures juridiques autochtones :
Integral to the legal medium for passing down culture, Aboriginal languages
generate the essence of the distinctive cultures. Expressive of the Aboriginal
people’s spiritual relationship with nature, with others, and with their Creator,
they are central to Aboriginal identity, family, bonding, and kinship ties. They
are as significant for profound insights into the Aboriginal culture and
cognition as they are central to legal skills such as negotiating and reaching
consensus.
Non-Aboriginal scholars and courts may study Aboriginal heritage and
jurisprudence, but only those who have been taught within the system itself and
in its language can really comprehend it66.
Quand les langues européennes et autochtones se rencontrent dans le champ
juridique, comme lors de la négociation de traités, leurs univers de sens se
confrontent parfois aux limites de l’irréconciliable67.
Les peuples autochtones ont historiquement connu une longue répression
linguistique aux conséquences incalculables sur leur capacité de préserver et de
renouveler leurs cultures juridiques. Il est aujourd’hui de plus en plus question de
protéger, de promouvoir et même de revivifier le patrimoine linguistique
autochtone68. Cet enjeu juridico-culturel a refait surface de manière singulièrement
douloureuse lors du contentieux, des ententes hors cour et des excuses officielles
engendrées par le traitement de générations d’enfants autochtones dans les
pensionnats fédéraux69.
66
James Youngblood Henderson, First Nations Jurisprudence and Aboriginal Rights : Defining the
Just Society, Saskatoon, Native Law Center, 2006 à la p. 127.
67
Parmi les grandes controverses juridico-linguistiques de l’histoire coloniale, nous retrouvons celle
qui perdure en Nouvelle-Zélande autour des mots «sovereignty» et «rangatiratanga» utilisés dans les
versions anglaise et maori du Traité de Waitangi. Voir Claudia Orange, The Treaty of Waitangi,
Wellington (N.-Z.), Allen & Unwin, 1987 aux pp. 40-41.
68
Voir Groupe de travail sur les langues et les cultures autochtones, «Le début d’un temps nouveau :
Premier rapport en vue d’une stratégie de revitalisation des langues et des cultures des Premières
Nations, des Inuit et des Métis» (2005) à la p. 21, en ligne : Groupe de travail sur les langues et les
cultures autochtones <http://www.aboriginallanguagestaskforce.ca/pdf/foundrpt_f.pdf>.
69
Voir Paulette Regan, «An Apology Feast in Hazelton: Indian Residential Schools, Reconciliation,
and Making Space for Indigenous Legal Traditions» dans Law Commission of Canada, Indigenous
Legal Traditions, Vancouver, University of British Columbia Press, 2007 à la p. 40.
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
251
A. La répression historique des langues autochtones
Dans l’histoire canadienne, le sort réservé aux nombreuses langues
originellement présentes sur le territoire est l’un des avatars les plus sinistres du
colonialisme assimilateur. À l’image de ce qui advint souvent des peuples leur ayant
donné vie, les langues autochtones ont longtemps été refoulées et marginalisées.
L’ancienne politique fédérale en matière d’éducation des autochtones reflète de
manière exemplaire cette mentalité colonialiste70. Dès la mise en place du régime
fédéral, le système d’éducation réservé aux «Indiens» démontre une volonté de les
assimiler et de les fondre dans le groupe majoritaire dominant. Ainsi, au fil des
décennies, des mesures gouvernementales clairement assimilatrices sont mises en
place : éducation des jeunes «Indiens» dans des contextes complètement étrangers à
leur culture, c’est-à-dire dans une langue étrangère (l’anglais ou le français), dans un
milieu véhiculant les valeurs majoritaires dominantes et souvent dans des institutions
situées en dehors de leur communauté. À certains moments, l’État fédéral a adopté
des mesures d’intégration des jeunes «Indiens», qui n’étaient en fait qu’une forme
amoindrie d’assimilation, en acceptant que les provinces jouent un rôle dans
l’éducation des autochtones. Par conséquent, plusieurs enfants autochtones ont été
éduqués dans les mêmes écoles que celles des majorités anglophone et francophone
du pays.
Cette politique d’assimilation des Premières Nations par le réseau scolaire a été
un échec relatif, car il n’en a jamais résulté une complète assimilation de toutes ces
communautés. Certaines langues autochtones s’en sont trouvées gravement affectées,
alors que d’autres ont résisté un peu mieux, en grande partie en raison de l’isolement
géographique de leurs communautés71. Certains idiomes autochtones ont donc
survécu et s’il n’est plus question aujourd’hui d’en interdire l’usage, le défi de leur
préservation et de leur revitalisation est dans la plupart des cas titanesque.
Selon le recensement de 2006, il y aurait plus de soixante langues autochtones
encore parlées sur le territoire canadien, mais la majorité de ces langues ne sont
pratiquées que par de très petites communautés de mille locuteurs ou moins. Les
langues autochtones comptant le plus de locuteurs sont le cri (87 285), l’inuktitut (32
000), l’ojibway (30 225), l’oji-cri (12 435) et la langue innue, l’innu aimum (11
080)72. Ce sont aussi à ces langues que les spécialistes accordent le plus de chances de
70
Voir généralement François Trudel, «La politique des gouvernements du Canada et du Québec en
matière de langues autochtones» dans Jacques Maurais, dir., Les langues autochtones du Québec,
Québec, Conseil de la langue française, 1992, 151.
71
Voir Barbara Burnaby, «Language Policy and the Education of Native Peoples: Identifying the
Issues» dans Paul Pupier et José Woerhling, dir., Langue et droit : Actes du Premier Congrès de
l’Institut international de droit linguistique comparé, Montréal, Wilson & Lafleur, 1989, 279.
72
Statistique Canada, Peuples autochtones du Canada en 2006 : Inuits, Métis et Premières nations,
Recensement de 2006, Ottawa, Ministre de l’Industrie, 2008, No. 97-558-XIF [Statistique Canada,
Peuples autochtones].
252
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
survie73. À l’exception de celles-ci, la diversité linguistique du Canada disparaît peu à
peu. Toujours selon les données du recensement de 2006, 69 pour cent des Inuits,
29 pour cent des personnes issues des Premières Nations et 4 pour cent des Métis ont
déclaré pouvoir parler une langue autochtone74. En considérant la population
autochtone dans son ensemble, celle-ci a donc très fortement été assimilée au plan
linguistique. Il faut toutefois noter l’usage persistant des idiomes indigènes parmi les
autochtones vivant sur le territoire traditionnel de leur communauté. Par exemple,
dans le cas des Premières Nations, en moyenne 51 pour cent de la population des
réserves parle une langue autochtone, comparativement à 12 pour cent de la
population hors réserve75. La proportion de locuteurs de la langue ancestrale atteint la
presque totalité de la population dans certains territoires communautaires.
Aucune langue autochtone n’est élevée au rang de langue officielle de l’État et ne
bénéficie d’une protection particulière au niveau de l’État fédéral ou provincial.
Certains textes infra-constitutionnels à vocation régionale, régissant la gouvernance
de certaines parties septentrionales du territoire canadien, accordent toutefois un
statut privilégié à quelques langues autochtones. Ainsi, la Loi sur les langues
officielles des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut inclut les langues autochtones
régionales parmi les langues officielles des institutions territoriales, garantissant leur
usage dans le fonctionnement de ces institutions et dans leurs relations avec les
citoyens, sans toutefois leur conférer une parfaite égalité de statut avec l’anglais et le
français76. La législation en vigueur dans le territoire du Yukon est similaire77.
73
Mary Jane Norris, «Langues autochtones au Canada : nouvelles tendances et perspectives sur
l’acquisition d’une langue seconde» dans Tendances sociales canadiennes, Ottawa, Ministre de
l’Industrie, 2007, No. 11-008-XIE, 21, no 83, produit no 11-008 au catalogue de Statistique Canada.
74
Statistique Canada, Peuples autochtones, supra note 72.
75
Ibid.
76
Les langues autochtones reconnues sont le chipewyan, le cri, l’esclave du Nord, l’esclave du Sud,
l’inuinnaqtun, le gwich’in, l’inuktitut, l’inuvialuktun et le tåîchô [tlicho]. Voir Loi sur les langues
officielles, L.R.T.N.-O. 1988, c. O-1, art. 4, reproduit dans la Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, c. 28, art.
29. Voir aussi Loi sur les langues officielles, ibid., art. 8-15. Une fois adopté, le projet de loi P.L. 6, Loi
sur les langues officielles, Nunavut, 2008, abrogera et remplacera cette loi. La nouvelle loi imposera
des exigences en matière de langues officielles aux institutions territoriales, y compris à l’Assemblée
législative, au gouvernement du Nunavut, à la Cour de justice du Nunavut et à d’autres organismes
judiciaires et quasi-judiciaires et organismes publics du Nunavut. Actuellement, seuls l’anglais et le
français doivent impérativement être utilisés dans tous les actes législatifs. Voir Loi sur les langues
officielles, ibid., art. 8.
77
Languages Act, L.Y. 1988, c. 13.
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
253
B. La place des langues autochtones dans les accords d’autonomie
gouvernementale
Indépendamment de tout accord d’autonomie gouvernementale, le droit
constitutionnel collectif78 d’un peuple autochtone à l’usage, à la préservation et à
l’autorégulation de sa langue ancestrale trouve un fondement constitutionnel dans
l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 198279. Celui-ci reconnaît et confirme les
droits ancestraux des peuples autochtones en tant que composantes intégrales de leurs
cultures distinctives80. L’usage et la préservation de la langue autochtone comptant
parmi les manifestations les plus incontestables de l’héritage culturel précolonial d’un
peuple81, il fait peu de doute que l’utilisation et l’enseignement de cette langue
constituent des droits ancestraux reconnus par la Constitution, auxquels les autorités
étatiques ne peuvent porter atteinte de manière arbitraire82.
Les traités peuvent également confirmer l’existence d’un droit ancestral
linguistique et en préciser certaines modalités d’exercice. Une volonté de protéger
l’usage des langues autochtones dans les administrations locales ou régionales cries,
78
Le droit constitutionnel individuel d’une personne appartenant à un peuple autochtone de
s’exprimer publiquement dans la langue de ses ancêtres n’est nulle part énoncé. Il découle toutefois de
l’interprétation que la Cour suprême du Canada a faite de la garantie de la liberté d’expression
énoncée à l’art. 2(b) de la Charte canadienne, supra note 46. La Cour suprême a en effet statué, dans
l’affaire Ford c. Québec (P.G.) que la liberté de s’exprimer comprend le libre choix de la langue
d’expression, y compris dans le cadre d’activités comme l’affichage commercial ([1988] 2 R.C.S. 712,
90 N.R. 84). Toute interdiction ou restriction substantielle de la capacité des autochtones de parler leur
langue maternelle dans la sphère publique violerait donc leur liberté d’expression et serait déclarée
inconstitutionnelle, puisqu’un tribunal ne trouverait guère de justification à une telle atteinte à ce droit
dans une société libre et démocratique. Une contrainte linguistique visant ou affectant plus
particulièrement les autochtones serait en outre discriminatoire et a priori inconstitutionnelle en vertu
de l’art. 15 de la Charte canadienne (ibid.) et de l’art. 10 de la Charte des droits et libertés de la
personne (L.R.Q. c. C-12). Les normes internationales d’égalité peuvent aussi servir à promouvoir
l’usage des langues autochtones. Voir par ex. la décision du Comité des droits de l’homme des Nations
Unies dans l’affaire Diergaardt c. Namibie : Constatations du Comité des droits de l’homme au titre
du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux
droits civils et politiques, Doc. off. Comité des droits de l’homme NU, 69e sess., Annexe, Doc. NU
CCPR/C/69/D/760/1997 (2000).
79
Supra note 26.
80
Depuis sa décision dans l’affaire R. c. Van der Peet, la Cour suprême établit un lien important,
bien que fluctuant, entre la substance des droits ancestraux et la représentation que se font les juges de
la culture distinctive des autochtones ([1996] 2 R.C.S. 507, 200 N.R. 1). La Cour semble de plus en
plus consciente du risque de dérive essentialiste que comporte une telle approche. Voir R. c. Sappier,
2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, 274 D.L.R. (4e) 75.
81
Fernand de Varennes, «L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et la protection des droits
linguistiques des peuples autochtones» (1994) 4 N.J.C.L. 265.
82
Dans l’affaire R. c. Sparrow, la Cour suprême a statué qu’il est loisible à l’État de limiter ou de
restreindre l’exercice des droits ancestraux ou issus de traités pour assurer la réalisation d’un objectif
gouvernemental impérieux. Les moyens choisis pour réaliser cet objectif doivent toutefois être justes
et honorables ([1990] 1 R.C.S. 1075, 70 D.L.R. (4e) 385).
254
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
inuits et naskapies était d’ailleurs déjà présente dans le premier traité moderne que fut
la Convention de la Baie-James et du Nord québécois83 et dans sa législation de mise
en œuvre84. Les récents accords d’autonomie gouvernementale viennent donner une
protection constitutionnelle accrue au rôle des langues autochtones dans la production
du droit autochtone.
Conformément aux pouvoirs qui leur sont attribués et reconnus par l’Accord
inuit85, les Inuits du Labrador se sont donné une constitution qui fait de l’inuttut et de
l’anglais les langues officielles de l’entité autonome86. Ainsi, toutes les lois, politiques
et décisions des autorités inuits doivent être publiées dans ces deux langues87. Cette
constitution précise que l’inuttut est «the [p]rimary [l]anguage of Nunatsiavut» et elle
constitue donc le véhicule privilégié du droit coutumier formant le socle de l’ordre
juridique inuit. En outre, les membres des institutions inuits ont le droit d’utiliser
l’inuttut dans le cadre de leurs fonctions, tous les Inuits ont le droit de communiquer
avec les institutions inuits en inuttut et les publications officielles, y compris les
projets de lois, doivent comporter une version en inuttut88.
Les autres accords d’autonomie gouvernementale étudiés contiennent également
des dispositions qui permettent de faire de la langue autochtone une des langues
officielles au sein des institutions autochtones89. Toutefois, même si les constitutions
adoptées dans la foulée de ces traités confèrent aux langues nisga’a et tlicho un statut
officiel et comportent elles-mêmes une version en langue autochtone90, elles sont
moins exigeantes que celle des Inuits du Labrador et elle s’abstiennent notamment
d’énoncer une liste aussi précise de droits linguistiques. Cette différence tient peutêtre au fait que l’inuttut est encore une langue politique91 parlée quotidiennement par
83
Convention de la Baie-James et du Nord québécois et conventions complémentaires, Québec,
Publications du Québec, 2006 [CBJNQ]. Par exemple, ses art. 10.0.12-10.0.14 affirment le droit à
l’usage de la langue crie dans les communications avec les autorités locales cries et le droit d’être servi
dans la langue crie. Voir aussi Convention du Nord-Est québécois, 31 janvier 1978, art. 8.4, (entrée en
vigueur : 1978, Loi approuvant la Convention du Nord-Est québécois, L.R.Q. c. C-67.1) (qui
reconnaît les mêmes droits aux Naskapis à l’égard des autorités locales naskapies).
84
Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec, L.C. 1984, c. 18, art. 32(1) (qui permet que les
règlements administratifs des autorités locales cries et naskapies aient une version en langue
autochtone de valeur égale à celle de la version française ou anglaise). L’art. 31 de cette même loi
autorise la tenue des réunions du conseil dans les langues autochtones, alors que l’art. 80 permet
l’usage des langues autochtones dans les assemblées publiques et lors des référendums. De même, la
Charte de la langue française, L.R.Q. c. C-11, art. 95-96, autorise l’usage des langues crie, inuit et
naskapie par les organismes dont la création est prévue par la CBJNQ (ibid.).
85
Supra note 10, art. 17.8.1.
86
Constitution inuit, supra note 41, art. 1.6.1.
87
Ibid., art. 1.6.2.
88
Ibid., art. 1.6.3.
89
Accord nisga’a, supra note 3, c. 11, art. 41 ; Accord tlicho, supra note 10, art. 7.4.4(a)-(b).
90
Constitution tlicho, supra note 38, art. 1.3 ; Constitution nisga’a, supra note 4, art. 4(1).
91
Sur la dialectique entre langue politique et langue juridique, voir Levasseur, supra note 6 à la p.
262.
2009]
G. OTIS – CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
255
une proportion non négligeable de la population92, contrairement aux langues nisga’a
et tlicho. La Constitution nisga’a exige tout de même du gouvernement nisga’a qu’il
respecte et favorise l’usage de la langue autochtone, ce qui autorise la mise en place
de mesures spéciales visant sa promotion et sa revitalisation93. Les constitutions ne
vont toutefois pas jusqu’à nier le statut prééminent de l’anglais en tant que langue
juridique94.
En somme, les langues autochtones étant fortement minoritaires au pays et
historiquement fragilisées, l’affirmation de leur rôle dans la production et la diffusion
du droit répond à la question politique fondamentale de leur légitimité dans la sphère
juridique. Toutefois, une simple garantie constitutionnelle formelle ne pourra, à elle
seule, en assurer la pérennité dans la vie sociale, économique et juridique des
autochtones.
Conclusion
Les accords d’autonomie gouvernementale de la dernière décennie marquent une
ouverture prudente aux droits autochtones extra-étatiques. Ils se montrent plutôt
accueillants aux langues ancestrales, sans pour autant renoncer au bilinguisme
juridique ni remettre en cause la primauté officielle de l’anglais dans l’interprétation
des lois fondamentales autochtones.
La vie politico-juridique des nouvelles institutions ne fait toutefois que
commencer, ce qui interdit toute conclusion hâtive quant à leur aptitude à mobiliser
les cultures juridiques autochtones dans l’exercice de leurs fonctions attribuées par les
accords. Les juridictions autochtones n’ont même pas encore vu le jour et il faudra
sans doute attendre quelque temps avant qu’elles puissent effectivement administrer
les lois autochtones, compte tenu des importantes ressources requises pour leur mise
en place et leur fonctionnement.
La marginalisation juridique et linguistique ayant fait son œuvre, les espoirs de
revitalisation et de pérennisation des cultures juridiques autochtones demeurent
incertains, malgré l’évolution récente du droit canadien en ce sens. En effet, plusieurs
langues et cultures juridiques autochtones sont presque éteintes et il faudra plusieurs
années avant qu’un nombre important de collectivités accède à un véritable ordre de
gouvernement doté de compétences économiques et culturelles substantielles en vertu
des mécanismes des accords d’autonomie gouvernementale. Cependant, il ne faut pas
92
Selon les données du recensement de 2006, 27 pour cent des Inuits du Nunatsiavut parlent
couramment l’inuttut, mais la proportion est plus élevée parmi les personnes vivant sur les territoires
communautaires et parmi les aînés. Voir Statistique Canada, Peuples autochtones, supra note 72 à la
p. 29.
93
Constitution nisga’a, supra note 4, art. 4(2).
94
Voir Constitution nisga’a, ibid., art. 64(2) : «If there is a conflict between different versions of this
Constitution, the English language version will prevail». Voir aussi Constitution inuit, supra note 41,
art. 13.2.5.
256
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
sous-estimer la résilience des cultures juridiques autochtones, qui ont survécu à ce
jour sans et malgré l’État, ni tenir la forteresse du monisme colonial pour durablement
inexpugnable. N’est-ce pas du moins l’espoir qui transparaît, par exemple, de
l’affirmation remarquable d’un droit commun coutumier dans la nouvelle constitution
du Nunatsiavut ?