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Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Chapitre II Le concept de politique L’essai majeur de Schmitt Der Begriff des Politischen est apparu significatif pour diverses raisons dès 1927. En tant que disciple mais aussi éditeur de certaines œuvres de Schmitt, Böckenförde1 souligné l’importance de son concept du « politique » comme élément-clé pour comprendre le travail de constitutionnaliste de Schmitt.2 Reinhard Mehring, le biographe intellectuel de Schmitt, va encore plus loin en soulignant que le concept de politique est devenu le « pivot central » et un instrument de synthèse de l’œuvre de Schmitt.3 Le concept de politique est important ; non seulement pour appréhender l’œuvre de son auteur, mais aussi pour comprendre son époque dans les dernières phases de la période de Weimar, ses diverses crises et ses espoirs. Hans Morgenthau4, l’un des nombreux étudiants de Schmitt qui a travaillé sur le concept de politique depuis la fin des années 1920, a rappelé que la publication du traité de Schmitt avait eu un impact « prodigieux » sur la théorie allemande de l’État.5 Historien proche de Schmitt dans l’après-guerre, Christian Meier6 souligne également la « surprise » que la 1 Ernst-Wolfgang Böckenförde (1930-2019). E. W. Böckenförde (1991) « Der Begriff des Politischen als Schlüssel zum staatsrechtlichen Werk Carl Schmitts », dans Recht, Staat, Freiheit, p. 344-366. E. W. Böckenförde (1998) « The Concept of the Political: A Key to Understanding Carl Schmitt’s Constitutional Theory », dans D. Dyzenhaus (dir.) Law as Politics, Durham, DUP, p. 42. Il faut noter, comme le soulignent certains des propres disciples de Böckenförde, tels que R. Wahl et J. Weiland, que les idées de Schmitt ont eu un impact continu sur lui ; néanmoins, Böckenförde ne crée pas sa propre école (voir sur ce point, Rainer Wahl & Joachim Wieland, 2002, Das Recht des Menschen in der Welt. Kolloquium aus Anlaß des 70. Geburtstages von Ernst-Wolfgang Böckenförde, p. 155). 3 R. Mehring (2003) Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen: Ein kooperativer Kommentar, Berlin, Akademie Verlag, p. 8. 4 Hans Morgenthau (1904-1980). 5 Voir H. Morgenthau (1978) « An Intellectual Autobiography », Society, 15, p. 63-69, ici p. 67; Voir aussi H. Morgenthau (2012), The Concept of the Political, New York, Palgrave Macmillan, p. 7. Morgenthau a rédigé sa thèse de doctorat en 1929, qui a été révisée par Schmitt. Il l’a rééditée en 1933, puis publiée en 1934 à l’origine en français sous le titre de « La notion du politique ». Il est curieux de constater que la traduction française de Der Begriff des Politischen (due à M. L. Steinhauser, et préfacée par un intellectuel connu, Julien Freund qui, à l’époque, avait lui-même des contacts personnels avec Carl Schmitt, lui-même francophone) a utilisé un titre similaire (La notion de politique). En raison des critiques possibles, on privilégie dans ce qui suit le « concept » de politique, terme lié à la théorie construite et à l’histoire (alors que la « notion » est toujours liée au « noscere » et à la «notio» comme dans ses origines latines). 6 Christian Meier (1929-). 2 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. conception de la politique de Schmitt a « provoquée » dès son apparition dans les cercles intellectuels de Weimar; disons, une impression mêlant à la fois le « captivant » et le « séduisant ».7 Le concept de politique propose d’abord une vision critique de la théorie allemande de l’État et de son histoire. Au demeurant, le discours critique de Schmitt sur ce qui appartient à la politique et à la théorie de l’État s’est déjà développé dans ses nombreuses conférences et ses séminaires à l’Université de Bonn en 1927.8 Dans ce contexte, ses premiers pas vers une conception du « politique » se sont développés sous diverses formes : « réaction » aux différentes crises contemporaines dans l’Allemagne de Weimar, histoire des idées juridiques et politiques, diverses critiques de la Staatrechtslehre allemande et de la perspective positiviste statutaire sur la relation de la politique et de l’État, critique de l’impact des théories sociales récentes sur la théorie de l’État. Ses analyses au sujet de la Staatsrechtslehre se reflètent également dans la conférence donnée en 1927 (à la Hochschule für Politik de Berlin), où il était candidat à un poste précédemment occupé par Hugo Preuss. A l’origine de Der Begriff des Politischen se trouve un écrit rédigé en cinq jours fin mars 1927. Ce travail s’est poursuivi dans la conférence de 1930 (toujours à Berlin) sur le thème : « Hugo Preuss, son concept d’État et sa position dans la théorie de l’État » (Hugo Preuss, Sein Staatsbegriff und seine Stellung in der deutschen Staatslehre). L’article de 1927 sur Le Concept de Politique, qui compte trentetrois pages, a été initialement publié dans une revue qui se situe au cœur de la genèse de la sociologie en tant que discipline, l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. Cette publication provoque peu de temps après de nombreuses réactions, remarques, et louanges. Par exemple, George Eisler (frère de Fritz Eisler, un ami très cher à Schmitt qui a été tué pendant la Première Guerre Mondiale), dans une lettre adressée à Schmitt, parle de ce traité comme d’un événement majeur : « Votre essai sur la nature de la politique est la plus grande œuvre 7 Ch. Meier (1988) « Zu Carl Schmitts Begriffsbildung - Das Politische und der Nomos » dans Complexio Oppositorum: Über Carl Schmitt, H. Quaritsch (dir.) Berlin, Duncker & Humblot, p. 537-556. « Er glaubte sie einfach ‘gefunden’ zu haben (...) Es gab einen Verblüffungseffekt. (...) » (p.542). Sur ce point voir aussi: p. Demont (2011) «De Carl Schmitt à Christian Meier», Philosophie Antique, 11, p. 15172; Voir également J. Meierhenrich et O. Simons (2016) « ’A Fanatic of Order in an Epoch of Confusing Turmoil’: The Political, Legal, and Cultural Thought of Carl Schmitt », dans The Oxford Handbook of Carl Schmitt, p.3-72, ici p. 26. 8 Les notes de cette période (aux archives de Carl Schmitt à Duisburg, NRW) montrent aussi ces divers plans de la conception de politique chez Schmitt : voir les notes et préparations pour les conférences RW 0265 n. 21638 (entre 1923-1929); RW 0265, n.20109 I & II (entre 1926-1932, en deux parties). Voir aussi RW 0265, n. 20081 (la préparation d’une conception du « politique » dans le cadre des critiques de la théorie de l’État et des conceptions de la démocratie); RW 0265, n.20138 (quelques notes pour une conception du politique entre 1927 et 1932); RW 0265, n.19042 (Notes et signets et sur le politique d’une période bien antérieure). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. que vous ayez écrit jusqu’à présent ! »9 Ce court article écrit par Schmitt en mars 1927, à la veille de son quarantième anniversaire, a fait l’objet de plusieurs éditions : il a été révisé à plusieurs reprises au fur et à mesure que Schmitt y ajoutait des commentaires. Cette écriture, qui fait partie d’un ouvrage prolifique, est donc l’une des plus représentatives de sa pensée, qui s’affine au fil des éditions successives. Le texte a d’abord été réimprimé peu après, en 1928, sans modifications, dans une collection de textes de science politique intitulée Probleme der Demokratie. Cette conception du politique a non seulement influencé ses autres lectures et conférences de la période, mais, en contrepartie, elle s’est enrichie de diverses précisions et nuances conceptuelles par leur intermédiaire. Ces enrichissements au cours des cinq années qui ont suivi sa publication ont finalement conduit à une deuxième édition augmentée de Der Begriff des Politischen en 1932. L’ouvrage le plus notable de cette période est la Théorie de la Constitution, publiée en 1928, où sa conception du politique apparaît comme une source à la fois de légitimité étatique et de détermination par l’État de l’homogénéité relative d’un peuple à travers sa constitution. E. W. Böckenförde va jusqu’à soutenir que c’est en mettant en avant « l’unité politique d’un peuple » que les réflexions approfondies de son ancien professeur sur la constitution politique deviennent compréhensibles. À cet égard, il mentionne une double signification de cette « unité » par rapport à l’État et au peuple : l’une comme prémisse de la capacité étatique à déterminer la constitution, l’autre comme processus de formation concrète, factuelle ou matérielle, d’un peuple : C’est une prémisse de la pensée politique de Schmitt que ce n’est pas la constitution qui forme l’État mais plutôt l’État qui facilite la mise en place d’une constitution. Cette prémisse découle nécessairement du concept de l’État en tant qu’unité politique. En tant qu’unité politique (c’est-à-dire une unité de pouvoir et de paix, investie d’un monopole du pouvoir coercitif dans les affaires intérieures), l’État est en fait quelque chose de « donné ». Il est « donné » d’abord comme une concentration de pouvoir. En plus de cela - et cela me semble particulièrement important – l’homogénéité relative du peuple est également une donnée de fait plutôt qu’un postulat normatif ou quelque chose de produit par le respect de la constitution. […] La constitution juridique - ainsi que l’obéissance et l’application de sa compréhension normative - ne constituent pas l’État. Il est plus juste d’affirmer qu’en tant qu’unité politique, l’État est le présupposé de la validité constitutionnelle. […] La constitution n’est pas un contrat, mais une décision. Plus précisément, il s’agit d’une décision sur le type et la forme de l’unité politique.10 9 (27.09.1927), George Eisler à Carl Schmitt; cité dans R. Mehring (2014) Carl Schmitt: A Biography, Oxford, Oxford University Press, p. 189. 10 E. W. Böckenförde (1991) « Der Begriff des Politischen als Schlüssel zum staatsrechtlichen Werk Carl Schmitts », dans Recht, Staat, Freiheit, Frankfurt, Suhrkamp, p. 344-366. E. W. Böckenförde (1998) « The Concept of the Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. En fait, en 1927 déjà, Schmitt était conscient de la pertinence juridique de cet essai sur le politique. C’est à ce moment précis qu’il a commencé à rédiger une théorie de la constitution parallèlement à un ouvrage important que prépare alors Rudolf Smend, 11 spécialiste de droit ecclésiastique et constitutionnelsur un thème similaire (Verfassung und Verfassungsrecht). Dans la frénésie stimulante générée par la concurrence avec Smend dans la réflexion « sur la constitution », Carl Schmitt, convaincu de la pertinence de ses critiques de l’histoire de la théorie allemande de l’État, en cette période préparatoire que représente l’été 1927 pour la théorie de la constitution, écrit la chose suivante à son influent collègue : « Je considère l’essai sur le politique comme mon meilleur travail ».12 Cette faveur particulière pour son Begriff des Politischen se maintient dans les périodes ultérieures. Peu de temps avant la deuxième édition du texte, Schmitt n’a aucune réserve à exprimer ; il écrit à son ami éditeur, Ludwig Feuchtwanger13, qu’il considère toujours « le politique » comme sa « meilleure réalisation ».14 On peut continuer à constater cette influence dans d’autres cas importants. Lors de sa conférence sur « l’ère des neutralisations et dépolitisations » tenue à Barcelone en 1929, Schmitt revient sur le concept du politique à travers l’histoire à propos du processus de sécularisation.15 Sa conférence sur Hugo Preuss en 1930 développe sa conception du politique dans le contexte d’une critique de l’histoire et de la théorie de l’État allemand. L’article « Éthique de l’État et État pluraliste » (Staatsethik und pluralistischer Staat) publié dans la revue Kant-Studien en 1930 souligne l’aspect intensifié, ainsi que l’aspect contrasté et nonsubstantiel du politique. Cet article est également apparu comme un commentaire de sa conception du politique de 1927, réaffirmant son originalité par rapport aux théories pluralistes de l’État. Une tonalité critique en ressort également à l’endroit des penseurs pluralistes anglophones de l’époque. En 1931, « Le tournant à l’État total » (Die Wendung zum totalen Staat) adapte le langage implicitement critique de son « concept du politique » à la situation politique de la République de Weimar, situation dans laquelle l’État allemand du XIXe siècle, le non-interventionnisme social-libéral, et les interprétations positivistes et normativistes de la Political: A Key to Understanding Carl Schmitt’s Constitutional Theory », D. Dyzenhaus (dir.) Law as Politics, Durham, DUP, p. 42-3. 11 Rudolf Smend (1882-1975). 12 Schmitt à Smend, BRsm: 20.10.1927. Voir aussi : R. Mehring (2014) Carl Schmitt, op. cit. p. 189, également Id. (2003) Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen : Ein kooperativer Kommentar, Berlin, Akademie Verlag, p. 8. 13 Ludwig Feuchtwanger (1885-1947). 14 Schmitt à Feuchtwanger, 10.11.1931, BRfwn, p. 366. 15 Voir « La culture européenne aux étapes intermédiaires de la neutralisation » (Die europäische Kultur in Zwischenstadien der Neutralisierung). Cet article a été initialement publié le 1er novembre 1929 dans Europäische Revue, vol. 5, n° 8, p. 517-530. Dans sa publication ultérieure, le titre est devenu « L’ère des neutralisations et des dépolitisations » (Das Zeitalter der Neutralisierungen und Enpolitisierungen). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. théorie juridique de l’État ne pouvaient que régresser.16 Les remarques faites par Schmitt à l’occasion son importante discussion avec Hans Kelsen sur le rôle et l’identité du Gardien de la Constitution (Der Hüter der Verfassung) soulignent une fois une fois de plus l’importance de la distinction des éléments étatiques et sociaux pour une conception pertinente du politique. Vers la fin de 1931, Le Concept de Politique est réédité chez Mohr Siebeck sous la forme d’un volume de quatre-vingt-deux pages qui est finalement daté de 1932. Le livre comprend également une version révisée de la conférence de 1929, « L’ère des neutralisations et dépolitisations ».17 Le texte est réédité au cours de l’année critique 1933. Ce volume se différencie des précédents du point de vue esthétique par sa typographie et sa couverture graphiquement frappantes. Une différence notable est le remplacement des deux premiers chapitres plutôt théoriques par un résumé plus court en un chapitre. Pourtant, même sans introduction, sans la conférence de 1929, sans table des matières, et sans index, le livre compte encore soixante et une pages. Les éditions ultérieures de l’après-guerre n’ont pas maintenu cet ordre.18 En 1963, Schmitt écrit une nouvelle préface comportant quelques notes et références pour le texte principal de l’édition de 1932. Puis en 1971, cinquante-quatre ans après sa première publication, il écrit finalement pour la traduction italienne du Concept de Politique une nouvelle préface comportant une approche rétrospective particulièrement significative. Cette traduction comprend aussi ses autres conférences ainsi que le court traité original de 1927. Dans le contexte de disparition ou de déclin du concept d’État et simultanément de sa distinction d’avec la société, Schmitt persévère dans son travail sur les formes politiques alternatives. Cette préoccupation est au cœur des conférences données par Schmitt en 1962 en Espagne sur la Théorie du Partisan. Ce livre apporte une nouvelle contribution à sa conception du politique, il est d’ailleurs sous-titré : « Remarque intermédiaire sur le concept de politique » (Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen). Schmitt rappelle également ce point dans sa préface à « La théorie du partisan » en soulignant que ce nouveau « commentaire » n’est ni un corollaire ni un travail totalement subordonné au Begriff des Politischen, mais qu’il contient ses idées concernant les nouveaux changements dus à l’« accélération » du contexte social, culturel et politique, le développement de « l’agnosticisme politique », les nouvelles phases de neutralisation et de dépolitisation, et avant tout, une histoire conceptuelle de « l’inimitié » des temps modernes jusqu’aux séquelles de la seconde guerre mondiale : 16 Cet essai a été incorporé dans son Le gardien de la Constitution (Der Hüter der Verfassung) puis réimprimé dans son Positionen und Begriffe (1940). 17 BP.syn, 245-58, aussi p. 317. 18 BP.syn, p. 316. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Le sous-titre [...] s’explique par le moment concret de cette publication. [...] L’étude cidessous n’est pas un corollaire de ce genre, elle constitue, tout en n’étant qu’une esquisse, un travail indépendant dont le sujet rejoint inévitablement le problème de la discrimination de l’ami et de l’ennemi. C’est pourquoi je présente, en plus développé, mes conférences du printemps 1962 sous la forme modeste d’une note incidente, espérant les rendre accessibles de la sorte à tous ceux qui ont suivi avec attention, jusqu’à ce jour, la discussion ardue autour de la notion de politique.19 a) L’agnosticisme politique Schmitt emprunte à Rudolf Smend, auteur de Krieg und Kultur rédigé au cours de la Première Guerre Mondiale en 1915, l’idée d’agnosticisme politique qui deviendra un élément significatif de son discours critique sur la politique. Cette idée, approfondie par Schmitt, se développe en opposition non seulement à l’équation de l’État et du politique avec conséquences qu’elle a sur la pratique du pouvoir allemand, mais également en opposition à diverses réductions de la distinction corrélative de l’État et la société (pour Schmitt, cette critique s’applique aussi à Rudolf Smend et à sa théorie de l’intégration de l’État).20 Cependant, les fondements de l’idée d’agnosticisme politique se trouvent déjà dans les premiers écrits théologico-politiques de Schmitt, par exemple dans sa critique du romantisme politique ; une telle idée d’agnosticisme politique se retrouve ensuite en tant que thème influent au sein de divers écrits de l’époque, y compris dans la conférence de 1930 sur l’histoire de la théorie de l’État allemand dans laquelle il fait une place à Hugo Preuss. Tout d’abord, un premier sens de l’agnosticisme politique est décrit par Schmitt comme le nonengagement ou la non-activité des gens. Cela se reflète dans la question de l’engagement conscient des gens dans les procédures bureaucratiques et étatiques. Les réévaluations de l’image organique de l’État à travers les formes bureaucratiques, la politique de pouvoir et l’historicisme, précisément dans la théorie de l’État, en sont quelques exemples. Dans cette 19 TP [trad. fr.], p. 208. (TP, p. 7). BP.syn, p. 74. Voir le chapitre précédent sur Gierke et Preuss (et le cas inverse de la théorie de l’intégration de l’État de Smend): Le politique selon Schmitt ne réside ni dans une séparation totale ni dans une intégration pure de l’État et de la société. Le politique n’est pas exclusivement l’État ; l’État est toujours une entité particulière dont le caractère décisif implique également que le politique se distingue surtout des autres domaines de la vie et de toute association pure. Voir à propos de la théorie de l’intégration chez Smend : W. Landecker (1951) « Smend’s Theory of Integration », Social Forces, 29/1, p. 39-48, en. part., p. 39-40. Voir aussi sur la distinction de Schmitt et Smend sur le pouvoir présidentiel : J. W. Bendersky (2016) « Schmitt diaries » dans Oxford Handbook of Carl Schmitt, p. 130, p. 135. Voir sur la distinction que Schmitt fait entre les penseurs libéraux et Smend sur le sujet du pouvoir d’intégration de l’État moderne : D. Kelly (2016) « Carl Schmitt’s Political Theory of Dictatorship », dans Oxford Handbook of Carl Schmitt, p. 217-218. Voir aussi la préface de R. Mehring: Auf der gefahrenvollen Straße des öffentlichen Rechts: Briefwechsel Carl Schmitt/ Rudolf Smend 19211961. éd. par R. Mehring, Duncker & Humblot, 2010, en part, p. 60-62. 20 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. perspective, il indique par exemple que : « la notion d’“organique” peut s’opposer à tout ce qui est actif et conscient. Elle peut servir toutes les formes possibles d’historicisme, de gouvernementalisme (Gouvernementalismus) et de quiétisme et aboutir à un agnosticisme total ».21 Un autre exemple de ce type d’agnosticisme est, selon Schmitt, la crise de la conscience et du sens politique dans la Constitution bismarckienne. Dans ce cadre, Schmitt fait aussi une comparaison entre le système bismarckien et le système de Weimar. Cela l’amène à se démarquer également des autres usages de l’idée d’agnosticisme comme chez R. Smend qui a également, à l’époque, théorisé l’idée d’agnosticisme politique. Dans Verfassung und Verfassungsrecht (1928) Smend définit l’agnosticisme politique sur un prémisse d’intégration de type de la Constitution bismarckien (et l’applique donc à l’agnosticisme politique des « législateurs d’origine théorique » de Weimar) : « Il est significatif que les législateurs constitutionnels d’origine théorique, comme ceux de Weimar, aient négligé le premier problème ici (celui de l’intégration), alors que la Constitution bismarckienne, comme on le verra plus tard, est un exemple non réfléchi mais parfait de constitution intégratrice. »22 Ce que Schmitt retient d’un tel passage est aussi une critique de Weber et Preuss. Cependant, à la différence de Smend, Carl Schmitt ne confère pratiquement aucune signification politique à la Constitution bismarckienne sur ce plan : même si un élément démocratique national (comme le supposent Weber puis Preuss selon Schmitt) n’est pas véritablement présent dans le cadre de la Constitution de Weimar, cela n’est pas à verser au crédit de la Constitution bismarckienne (1871-1918) qui, après « cinquante ans de grande prospérité », ne lui apparaît que comme un échec dans cette perspective.23 HP, 1930, p. 356. « Schließlich kann „organisch“ zum Gegensatz alles Aktiven und Bewußten werden, allen möglichen Stufen von Historismus, Gouvernementalismus und Quietismus dienen und in einem völligen Agnostizismus enden. » (HV, p. 170). 22 «Es ist bezeichnend, daß Verfassungsgesetzgeber theoretischer Herkunft wie die von Weimar das hier liegende erste Problem (der Integration) übersehen haben, während die Bismarcksche Verfassung, wie noch zu zeigen sein wird, ein zwar unreflektiertes, aber vollkommenes Beispiel einer integrierenden Verfassung ist.» (R. Smend, 1928, Verfassung und Verfassungsrecht, p. 24). Cité aussi par Schmitt: HV, éd. 2016, p. 170. 23 HV, p. 170 (note de base de page). « R. Smend mentionne ‘l’agnosticisme de la théorie organique’ dans Verfassung und Verfassungsrecht (1928), p. 24. Je souligne ce terme parce que je crois qu’il est instructif de comparer ce type d’agnosticisme avec la théorie libérale de l’État agnostique [...]. Smend a ajouté la phrase suivante à la citation ci-dessus : ‘Il est révélateur que les législateurs constitutionnels ayant une formation théorique, tels que ceux de Weimar, n’aient pas reconnu ce tout premier problème (d’intégration), alors que la Constitution bismarckienne, comme on le verra, est, bien que peut-être pas bien pensée, un exemple néanmoins parfait de constitution intégrée’. En réponse à cela, je voudrais rappeler, pour la défense d’Hugo Preuss et indirectement de Max Weber, que la première partie principale (organisationnelle) de la Constitution de Weimar, avec son équilibre entre démocratie parlementaire et plébiscite, offrait le meilleur modèle d’intégration qui pouvait être trouvé, une fois que l’on avait décidé de choisir la démocratie, alors que Preuss ne peut être critiqué ni pour la féodalisation de notre système de partis ni pour la confusion de la deuxième partie de la constitution. Nous ne devons pas non plus oublier que Preuss, tout comme Max Weber et Friedrich 21 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Deuxièmement, dans un autre ordre d’idées : une entité politique telle que l’État est agnostique parce qu’elle ne peut pas décider et distinguer sa forme reconnue. La disparition ainsi que l’intégration de l’État dans une constellation de forces sociales diverses peuvent être un symptôme à cet égard. Cela peut se produire lorsque l’État reste indécis face à une pluralité de décisions, ou lorsque l’État intègre en lui-même l’hétérogénéité d’éléments en tension. Malgré un moment de célébration de la constitution de Weimar, en 1930, Schmitt considère qu’elle reste en soi un exemple d’agnosticisme à cet égard : « Le concept d’un État neutre sur le plan intérieur est une idée typiquement libérale. Dans sa signification initiale, l’État était réduit au minimum et déléguait la résolution de tous les problèmes sociaux à la lutte concurrentielle entre les forces sociales. Dans ce sens, l’État neutre était un État passif, non interventionniste et donc agnostique. »24 Dans ce contexte, il accepte les résultats des études qui trouve certaines origines de ce type de formulation de l’agnosticisme au sein des « théories libérales ».25 Dans une perspective similaire, la conférence de 1929, L’ère des neutralisations et des dépolitisations, met en évidence un trait du libéralisme du XIXe siècle qui étend la caractéristique même de la « neutralité » de l’État moderne sur le plan politique. Dans cette optique, il reste agnostique quant à ce qui appartient effectivement à la politique.26 L’agnosticisme de l’État n’est pas un échec tant qu’une distinction relative entre l’État et la société est respectée. Comme le souligne Der Hüter der Verfassung, la seule possibilité pour un État de maintenir un certain degré d’agnosticisme au XIXe siècle était la distinction entre l’État et la société, qui par exemple ne semble plus valable, selon Schmitt, dans le passage de Naumann, fait toujours de la disposition à la démocratie nationale une condition préalable nécessaire. Si cette condition est remplie, nous pouvons trouver une méthode pratique d’intégration dans le système d’organisation de la Constitution de Weimar ; mais si elle n’est pas remplie, le cas est le même que pour la Constitution bismarckienne, pour laquelle certaines conditions n’ont pas non plus été remplies, et qui, en cinquante ans de grande prospérité, n’a pas réussi à intégrer les masses des travailleurs industriels allemands. » (HP, 1930, p. 356). 24 HP, p. 365. 25 Dans un cas, Schmitt ne rejette donc pas les résultats d’une généalogie de cet « agnosticisme » dans les théories libérales et ses conséquences pour le constitutionnalisme : « L’expression ‘État agnostique’ est incisive. Elle est fréquemment utilisée dans la critique fasciste de l’État libéral […] M. Passerin d’Entrèves m’a fait remarquer que la formulation tire ses origines du libéralisme et s’inscrit dans les expressions de F. Ruffini. Jusque-là, je n’avais pas pu retracer les origines spécifiques de cette expression, qui est d’une grande importance pour la théorie de l’État » (HP, p. 365). Voir aussi : HV, p.179, n.21. 26 « L’État libéral européen du XIXe siècle se pose lui-même comme ‘stato neutrale ed agnostico’, et c’est dans cette neutralité même qu’il aperçoit la justification de son existence. Il y a différentes raisons à cela et il n’est pas possible de l’expliquer d’un mot ou par une cause unique. Le cas nous intéresse ici en tant que symptôme d’une neutralité générale de la culture en soi ; car la doctrine de l’État neutre au XIXe siècle existe dans le cadre d’une tendance générale au neutralisme de l’esprit, caractéristique de l’histoire européenne des siècles derniers. C’est là que réside, me semble-t-il, l’explication historique de ce que l’on a désigné sous le nom d’ère de la technique » (BP [trad. fr.], p. 141-2). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Gierke à Preuss.27 Dans le contexte d’une disparition progressive de l’idée d’État, une antithèse libérale pluraliste tient à la politique de pouvoir antérieure (et à son équation entre la politique et l’État): cela conduit de la juste tâche de neutralisation des distinctions sociales par l’État à une neutralisation de l’unité politique elle-même. Selon Schmitt, un conglomérat d’intérêts précède ainsi l’unité reconnue d’un peuple. Cette union n’est plus en mesure, quant à son idée de l’État, de neutraliser ses conflits internes ou de se défendre à l’extérieur. Dans cette perspective, le sens et le caractère « indépendant » de l’État se polarise et l’État devient un « pouvoir neutre » ou un arbitre qui s’abstient de prendre des décisions autoritaires. Il apparaît comme un médiateur neutre, ou comme un « produit de l’équilibre » entre « un conglomérat de pouvoirs hétérogènes ». L’article de 1930, Ethique de l’État et l’État pluraliste, souligne de la même manière le développement de cette orientation politique agnostique à travers le pluralisme.28 Cette situation réapparaît dans la conférence de Schmitt sur Hugo Preuss dans un contexte d’histoire de la théorie juridique de l’État à partir de l’Allemagne du XIXe siècle. Schmitt critique la solution d’Hugo Preuss par rapport à la base logique de la politique des temps modernes : la proposition de Preuss pour Weimar conduit au « cas extrême » d’un État dont l’opinion publique est simplement fondée sur l’intensification de « la lutte concurrentielle des énergies politiques » et des partis ; un État qui ne sait rien et ne peut faire « aucune distinction ». Schmitt critique également la conception de Preuss du « principe démocratique d’égalité des droits » politiques accompagnant l’incapacité de l’État et « de l’échec de l’ordre 27 « Der Staat war damals unterscheidbar von der Gesellschaft. Er war stark genug, um sich den übrigen sozialen Kräften selbständig gegenüberzustellen und dadurch die Gruppierung von sich aus zu bestimmen, so daß alle die zahlreichen Verschiedenheiten innerhalb der „staatsfreien“ Gesellschaft — konfessionelle, kulturelle, wirtschaftliche Gegensätze — von ihm aus, und nötigenfalls durch den gemeinsamen Gegensatz gegen ihn, relativiert wurden und die Zusammenfassung zur „Gesellschaft“ nicht hinderten. Andrerseits aber hielt er sich in einer weitgehenden Neutralität und Nicht-Intervention gegenüber Religion und Wirtschaft und respektierte in weitem Maße die Autonomie dieser Lebens- und Sachgebiete; er war also nicht in dem Sinne absolut und nicht so stark, daß er alles Nicht-Staatliche bedeutungslos gemacht hätte. Auf diese Weise war ein Gleichgewicht und ein Dualismus möglich; insbesondere konnte man einen religions- und weltanschauungslosen, sogar völlig agnostischen Staat für möglich halten und eine staatsfreie Wirtschaft wie einen wirtschaftsfreien Staat konstruieren. » (HV, p. 73). 28 « [Selon le pluralisme], l’État semble réellement dépendre largement de divers groupes sociaux, parfois en tant que victime, parfois en tant que résultat de leurs accords, objet de compromis entre les groupes de pouvoir social et économique [...]. Il semble être devenu, sinon pratiquement le serviteur ou l’instrument d’une classe ou d’un parti au pouvoir, alors un simple produit de l’équilibre entre les différents groupes combattants - au mieux un « pouvoir neutre et intermédiaire », un médiateur neutre, un équilibreur de groupes les combats, une sorte de « bureau de compensation » [...]. Il devient un « État agnostique », le « stato agnostico » ridiculisé par la critique fasciste. Face à une telle construction, les questions éthiques de fidélité et de loyauté doivent être répondues différemment que pour une unité indubitable et globale. Ainsi, aujourd’hui, dans de nombreux États, l’individu unique se sent en fait partie d’une pluralité de liens éthiques et est lié par des communautés religieuses, des associations économiques, des groupes culturels et des partis, et sans décision reconnue sur la hiérarchie de ses nombreux liens en cas de conflit. » (Staatsethik und pluralistischer Staat, PB, p. 136). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. juridique » et « incapable de faire des évaluations ».29 En termes d’éléments étatiques et sociaux, les États de la période de Bismarck et de Weimar se situent à deux extrêmes. Selon Schmitt, aux deux extrêmes, l’État omniscient ou l’État agnostique négligent une relativité de cette distinction État-société, donc, « contre la position extrême de l’État omniscient, nous avons ici l’autre extrême de l’État sans connaissance, incapable de faire des évaluations et totalement agnostique. »30 De son livre sur la crise de la démocratie parlementaire (Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus) à sa conférence de 1930 sur Preuss, Schmitt souligne les dernières phases de la pensée de Preuss et son idée de la démocratie nationale (Preuss est sur ce plan proche de Weber et d’un protestant libéral marquant tel que Friedrich Naumann).31 En ce qui concerne cette dernière phase (de la pensée de Preuss), il y a aussi une nouvelle compréhension de l’idée de la neutralité de l’État : « car la neutralité de l’État passif et agnostique ne peut plus survivre dans la situation sociale et économique actuelle, qui pour l’Allemagne est aussi celle d’un État de réparation (Reparationsstaat) ».32 Selon Schmitt, l’agnosticisme est élevé avec Preuss au rang d’« esprit national (Geist der Nation). Cela inclut une « opinion publique » qui, malgré sa réalité et sa 29 « Warum soll nun, trotz der tatsächlichen Ungleichheit, der Grundsatz rechtlicher Gleichheit ein fundamentaler Satz unserer heutigen bürgerlich rechtsstaatlichen Ordnung sein? Preuß gibt die Antwort: weil der Staat und das Recht gar nicht in der Lage sind, die Ungleichheit zu messen. Auch hier ist seine Formulierung zu frappant, als daß sie nicht wörtlich zitiert werden müßte: „Nicht also die Gleichheit der Individuen, sondern die Unfähigkeit der Rechtsordnung, ihre Ungleichheit zu messen, ist das demokratische Prinzip der politischen Gleichberechtigung. » (HV, p.179-180). 30 HP, p. 366. « Als Gegensatz gegen das Extrem vom allwissenden Staat erscheint hier das andere Extrem eines nichts wissenden, nichts unterscheidenden, agnostischen Staates.“ (HV, p. 180). 31 Friedrich Naumann (1860-1919). HP, p. 356 (Voir ausssi : HV, p. 170, note de base de page), HP, p. 358 (voir aussi : HV, p. 172, note de bas de page). Voir aussi les notes d’Ellen Kennedy dans son introduction à la traduction anglaise de Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (1923), en particulier p. xvii-xxi, p. 79. Voir également la recension par Richard Thoma de Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus intitulée « Sur l’idéologie du parlementarisme » et la référence de Thoma à « Max Weber, Hugo Preuss et Friedrich Naumann » (Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 53, p. 215-217). 32 „Das Wort neutral erhält dadurch eine neue Wendung. Denn die Neutralität des passiven, agnostischen Staates ist in dem heutigen sozial- und wirtschaftspolitischen Staat, der in Deutschland zudem noch ein Reparationsstaat ist, nicht mehr möglich.“ (HV, p. 183). Le motif du Reparationsstaat renvoie au traité de Versailles qui impose à l’Allemagne de verser l’équivalent de 20 milliards de marks d’or (ce qui correspondait à l’époque à plus de 7 000 tonnes d’or) au titre de réparations destinées à couvrir les dommages civils causés pendant la guerre. (Traité de paix de Versailles. 28 juin 1919. Chapitre I. Article 235). Le 29 janvier 1921, les Alliés à Paris exigent à nouveau 269 milliards de marks d’or en 42 versements annuels, dont 226 milliards sont le principal immuable, et l’Allemagne doit également renoncer à 12 % de la valeur de ses exportations annuelles. Le plan de paiement de Londres a suivi le 27 avril 1921.Le Reichstag rejette ces demandes et les Alliés occupent la Ruhr, Duisbourg et Düsseldorf le 8 mars, après avoir rejeté la proposition allemande de 50 milliards à Londres. Selon le Plan de paiement de Londres (Londreser Zahlungsplan), l’Allemagne doit accepter de rembourser un total de 132 milliards de marks en or et de payer des intérêts. La question concernant certaines parties de cette dette de réparation dépend également de l’avis d’une commission (Reparationskommission) sur la performance de l’Allemagne. (Stephen A. Schuker, “American ‘Reparations’ to Germany, 1919-33”, Princeton studies in international finance, n. 61, Princton, 1988, p. 16). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. présence, n’est toujours pas accessible ou même compréhensible sur le plan politique qu’à travers les capacités simplement « officielles » d’une bureaucratie.33 Dans de nombreux travaux de cette période, les critiques que font de Schmitt de l’État quantitativement total, ses diverses références à un glissement dangereux vers une nouvelle totalité étatique, visent également à mettre en évidence cette incapacité à « distinguer » qu’il mentionne déjà dans sa conférence sur Preuss. Dans sa discussion précédente du romantisme politique, Schmitt s’oppose à l’« occasionalisme subjectif » en raison de son incapacité à faire des distinctions : il poétise les frontières et les limites et esthétise sa propre indécision. Cependant, l’essai controversé de 1933, État, mouvement, peuple, introduit une pensée juridique institutionnelle distincte du normativisme et de la pensée décisionnelle. Cela demeure une idée importante des Trois types de pensée juridique ainsi que de la nouvelle préface à la Théologie, la même année. Malgré un certain conformisme et son adaptation aux changements politiques de l’époque, Carl Schmitt croit toujours, en novembre 1933, que l’« institutionnalisme », seul et isolé, conduit à un « vide » de la visibilité politique qui est pluraliste et agnostique.34 HV, p. 181, p. 183. « Hugo Preuss n’était plus en mesure d’écrire sa théorie du nouvel État. L’un des objectifs des conclusions [d’Hugo Preuss] était d’instituer des pouvoirs de contrôle de l’État neutre à côté des pouvoirs de l’État-parti. Le mot « neutre » acquiert ainsi un nouvel usage. Car la neutralité de l’État passif et agnostique ne peut plus survivre dans l’État social et économique actuel qui, pour l’Allemagne, est aussi un Reparationsstaat. Il ne peut donc être que le type de neutralité qui facilite une décision impartiale et juste. D’un point de vue sociologique, cela nécessite une entité qui n’est liée à aucune partie en particulier. Sans cela, tout État constitutionnel bourgeois serait impensable aujourd’hui. Cet État englobe l’éducation civique et la croyance en un esprit national (Geist der Nation). Cet esprit ne peut jamais être organisé, jamais compris dans une fonction officielle, il est toujours quelque peu obscur, et pourtant il est toujours présent et toujours efficace. Cet esprit est, fondamentalement, l’opinion publique. C’est finalement le Geist der Nation dominant autour duquel - et au-delà des murs de la caserne des partis - des personnes courageuses et indépendantes ont toujours pu se rencontrer. Au vu de nombreuses expériences différentes, on peut douter qu’il puisse encore exister aujourd’hui en Allemagne une intelligence politique indépendante des partis politiques organisés. » (HP, 369-370). Voir aussi : « Le mot « démocratie nationale » apparaît sous une forme de plus en plus univoque, dont l’esprit et la conviction doivent l’emporter sur la soif de pouvoir réprimée des partis et de leurs bénéficiaires. Si cette condition préalable devait cesser d’être effective, alors tout le travail de la Constitution serait ruiné : après le renversement des princes par le peuple et le dépassement de ses divisions partisanes, l’idée que l’Allemagne assurerait en 1919 la victoire posthume des idéaux de 1848 aurait été une illusion passagère. De telles préoccupations ont conduit Preuss à s’éloigner de la formulation de concepts généraux de théorie de l’État. Mais la question elle-même est aussi ancienne que celle du concept de l’État constitutionnel bourgeois. […] L’éducation, l’esprit national et l’État de droit civil sont indissociables et, dans le verset sassanide de Goethe que Hugo Preuß cite avec une insistance particulière, ils sont indissociables : « Vous former en une nation, Allemands, vous l’espérez en vain », ce mot a un sens concis, très précis, c’est-à-dire politique.» (HP, p. 367-368). 34 PT [trad. fr.], p. 13. PT, p. 8, Schmitt indique aussi : « Aujourd’hui, [en novembre 1933], je ne distinguerai plus deux, mais trois types de pensée dans la science juridique : outre le modèle normativiste et le modèle décisionniste, il y aurait le type institutionnel. » (PT [trad. fr.], p. 12) Schmitt poursuit en expliquant que, alors que le normativisme pense en termes de règles impersonnelles et que le décisionnisme pense en termes de décisions personnelles, la pensée institutionnelle pense en termes d’organisations qui transcendent la sphère personnelle. Ainsi l’État correspond au normativisme, les mouvements politiques (Bewegungen) au décisionnisme et le peuple (Volk) à l’institutionnalisme. Pourtant, indique Schmitt, « alors que le pur normativiste pense par règles impersonnelles et que le décisionniste fait prévaloir dans une décision personnelle 33 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. b) Logique du politique L’établissement de « distinctions claires » (klare Unterscheidungen) est pour Schmitt l’essence de la pensée classique ;35 il se retrouve dans ses nombreux principes et pratiques méthodiques.36 Comme le soulignent certains spécialistes, cette orientation vers la clarté agit en tant que principe d’« ordonnancement du désordre ».37 Dans les journaux de Schmitt, cette recherche de clarté se reflète également dans les différentes expressions d’un « distinguo ergo sum ».38 Dans les diverses batailles personnelles de type existentiel dans sa jeunesse, il essaye toujours de distinguer « ce qui est » de « ce qui n’est pas » un choix.39 le bon droit de la situation politique jaugée avec justesse, la pensée juridique institutionnelle se déploie dans des organisations et des structures supra-personnelles. Et alors que le normativiste dégénéré fait du droit le mode purement fonctionnel d’une bureaucratie étatique, et que le décisionniste court toujours le risque de rater, en se fixant sur la ponctualité de l’instant, l’être au repos présent dans tout grand mouvement politique, une pensée institutionnelle isolée mène au pluralisme d’un développement féodal corporatiste [...] dépourvu de souveraineté. » (PT [trad. fr.], p. 12-13). Voir aussi sur l’influence de l’institutionnalisme de Maurice Hauriou (1856-1929) J.F. Kervégan (2011), chap.5, p. 157, p. 191. 35 BP, p. 11 ; BP.syn, p. 76. 36 Pour en donner quelques exemples : « abstraction / caractère concret » (WS, p. 41), ou « activité / passivité » (PR, p. 116-17), ou « organique / mécanique » (BP [trad. fr.], p. 151). Dans le discours qu’il tient sur le politique se trouvent des binômes tels que « démocratie / parlementarisme », « norme / décision », « dictature souveraine / dictature de commission », etc. Cela se retrouve dans les propos qui concernent le juridique, comme « centre / périphérie », « décret / statut » « déterminisme juridique / indétermination juridique », « légalité / légitimité », « règle / exception », « État / Reich », etc. Sa pensée littéraire et culturelle est également remplie d’antinomies conceptuelles comme « mythe / histoire », « Nahme / Name », « terre / mer » et « tragédie / jeu » etc. 37 J. Meierhenrich et O. Simons (dir.) (2016) Oxford Handbook of Carl Schmitt, p. 16-21 ; D. Dyzenhaus (1997) Legality and Legitimacy : Carl Schmitt, Hans Kelsen and Hermann Heller in Weimar. Oxford, OUP, p. 41. M. Weimayr (1999) « Carl Schmitt - Sprache der Krise/ Krise der Sprache. » dans dans W. Pircher (dir.) Gegen den Ausnahmezustand: Zur Kritik an Carl Schmitt, Vienna: Springer, p. 53-84, ici p. 63. A. Anter (2004) Die Macht der Ordnung: Aspekte einer Grundkategorie des Politischen, Tübingen, Mohr, p. 43-50. K. Kröger (1988) « Bemerkungen zu Carl Schmitts ‘Römischer Katholizismus und politische Form’ » dans Complexio Oppositorum: Über Carl Schmitt, Berlin, Duncker & Humblot, p. 163. Z. Bauman (1991) Modernity and Ambivalence. Cambridge, Polity, p. 7. J. W. Müller (1999) « Carl Schmitt’s Method: Between Ideology, Demonology and Myth », dans Journal of Political Ideologies, 4, p. 61-85, ici p. 62. 38 « Also was bleibt? Es bleibt: Freund und Feind. Es bleibt ihre Unterscheidung. Distinguo ergo sum. » (GL II, p. 240). 39 On retrouve cela dans sa biographie. On peut, à titre d’exemple, citer l’indication «je pense, donc j’ai des ennemis ; J’ai des ennemis, donc je suis moi-même » (cité dans Müller, 2003, p. 56). Sur ce terrain, Müller prétend même que Schmitt a clairement compris contre qui et contre quoi il se battait ; ainsi, dans sa vie publique, il a identifié des adversaires réels et imaginaires qui allaient des romantiques aux libéraux, aux modernes, et aux juifs assimilés. Comme le signale Müller, il vivait, dans sa vie privée, dans un « état érotique d’exception » et ces rencontres tumultueuses étaient à la fois troublantes et productives pour Schmitt : « Il n’y a pas d’autre type d’anxiété, et c’est la nature de l’anxiété de pressentir un ennemi indéterminé » (ibid). En réponse à l’anxiété, il incombe à la « raison » (Vernunft) de « déterminer l’ennemi ». Meierhenrich et Simons soutiennent également que cela implique un processus d’« autodétermination » (Selbstbestimmung) pour Schmitt ( Oxford Handbook, p. 15). L’anxiété cesse et il ne reste que la peur (GL, p. 36). Meierhenrich et Simons vont plus loin en faisant valoir que toute forme de catégorisation - pas seulement sa variante la plus extrême de la distinction entre amis et ennemis - est un élément de soulagement psychologique pour lui ; comme un Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. La dualité des aspects de la logique du politique (ci-dessous, le contraste et l’intensification) ne constitue pas une hésitation entre deux catégories : cette conception du politique se développe et se justifie par la primauté du passage à la clarté (ainsi qu’à la clarification analytique) en tant que principe. Cette conception et son assise logique s’éloignent des ambiguïtés en direction de la signification collective et de la visibilité politique. Schmitt critiques surtout la théorie juridique de l’État, et les clarifications sur le concept de politique comprennent notamment des précisions. Ainsi, l’unification des logiques du politique se justifie par divers projets théoriques et pratiques : en particulier, celui qui concerne l’histoire de la théorie allemande de l’État du 19ème siècle jusqu’à la République de Weimar. À divers moments de l’argumentation de Schmitt, cette dualité des aspects est participée à des processus unificateurs implicites à la fois pour « restreindre » les ambivalences et pour les « clarifier ». Cette unité du politique s’inscrit surtout dans la réalité de la vie politique moderne. Une caractéristique de la situation métaphysique des origines de l’État moderne est qu’elle relativise et neutralise les conflits qui se manifestent dans les « guerres civiles ». Cette conception de ce qui appartient à la politique moderne devait écarter toute possibilité de retour purement nostalgique ou romantique à un passé théologique. Elle se protège de tout raccourci et de toute dépendance excessive à l’égard du sacré, ainsi que de toute mythification de son pouvoir. La fin ou l’absence d’une politique basée sur une unité de vision religieuse sont réelles. Pourtant, une vie relativement commune comportant du sens et la visibilité est encore désirée. À cet égard, le politique est une catégorie de résistance aux nihilismes ou aux intellectualités pures ; il promeut des valeurs vivantes servant la vie publique. Le sens et la visibilité de la vie publique moderne ne doivent pas reculer dans l’ombre. Cette conception du politique délimite la politique comme une catégorie de la vie publique en opposition à la cécité provoquée par les lumières d’une visibilité excessive et l’obscurité totale d’une vie publique dénuée de sens ; cela apparaît à la fois au niveau analytique et au niveau pratique. Le « politique » au sens de Schmitt comporte donc une double négation, celle des visibilités outrancières et celle des abstractions absurdes en politique. L’héritage de la théorie allemande de l’État du siècle précédent conduit tout d’abord à une double confrontation de Schmitt : d’une part avec sentiment d’harmonie et de régularité qui a servi de contrepoint au sentiment d’impuissance (2016, p. 15). Cette catégorisation dans les distinctions est présentée par Meierhenrich et Simons comme étant inscrite en profondeur dans la psychologie de Schmitt, indiquant que son anxiété semblait apaisée chaque fois qu’il se livrait à un acte catégorique d’exclusion ; en creux, dans son comportement de stigmatisation des personnes, sur la base d’un caractère indésirable (p.16). À cet égard, les principales cibles de son mépris de l’époque - autres que lui-même, qu’il a également critiqué sans pitié - étaient, par ordre d’importance décroissante, son épouse Pawla (Cari) von Dorotić, son supérieur militaire, le poète et ami Theodor Däubler, et parfois, « les Juifs » (p. 59). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. des formes de politique de pouvoir (telles que des positivistes statutaires), d’autre part avec des variations de l’impuissance sociale (de Gierke à Preuss). Schmitt propose de remplacer ces dualités et ambivalences politiques par une « unité », ce qui apparaît à divers moments, sinon à toutes les pages de Der Begriff des Politischen. Contre les dualités et les ambivalences politiques, le concept schmittien du politique propose de clarifier l’analyse et la pratique de la politique. Il s’agit de s’éloigner des ambiguïtés de sens et de visibilité pour aller vers une connaissance commune plus claire qui place le défaut de signification et de visibilité de la vie politique face à la question singulière de ce qui appartient à la politique moderne. Sur ce plan, selon Schmitt, la politique moderne doit avant tout être protégée contre elle-même. En repensant ce qui appartient à la politique, les significations mêmes de la « pureté » et de l’autosuffisance absolue de la politique moderne doivent d’abord être confrontées aux désillusions qui naissent aux niveaux analytique et pratique. Cela est également clair à deux localisations ultimes de l’élément « politique » vis-à-vis de deux éléments de l’État et de la société (dans une distinction relative). La base logique du concept de politique naît tout d’abord en s’éloignant, d’une part, de l’équivalence entre la politique et l’État et, d’autre part, de l’intégration pure de l’État et de la société. Alors que la négation de la première équivalence ouvre au concept de politique la voie des significations de l’élément « social », l’opposition à la seconde maintient une dualité relative et équilibrée de l’État et de la société dans leur distinction relative. Le concept de politique a chez Schmitt un double noyau logique qui se reflète dans la réalité de ce qui appartient à la politique moderne : une catégorie intermédiaire transcendant les éléments de l’étatique et du social et à la fois « contrastée » et « intensifiée » par sa logique. 1). Le politique est « contrasté ». Le concept du politique est signifié avant tout par ce à quoi il n’appartient pas. Ce qui appartient au politique est mis en contraste dans la vie humaine par un rapport négatif à ses autres aspects : il n’est pas esthétique, il n’est pas religieux, il n’est pas économique, il n’est pas moral etc. Dans sa réalité existentielle, ce qui appartient au politique se définit comme une catégorie de « résistance » à la démarcation du politique et du nonpolitique afin de ne pas s’éloigner ni tomber totalement dans les catégories non politiques de la vie humaine. C’est grâce à ce contraste que le politique peut clairement être distingué : On ne saurait arriver à définir la politique sans avoir d’abord dégagé et vérifié ses catégories spécifiques. Car le politique a ses critères à lui, qui jouent d’une manière qui leur est propre vis-à-vis des domaines divers et relativement autonomes où s’exercent la pensée et l’action des hommes, particulièrement vis-à-vis du domaine moral, esthétique et économique. Le politique résiderait donc en dernière analyse dans des Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. distinctions qui lui sont propres, auxquelles pourrait se ramener toute activité politique au sens spécifique du terme. Admettons que les distinctions fondamentales soient, dans l’ordre moral, le bien et le mal ; le beau et le laid dans l’ordre esthétique ; dans l’économique, l’utile et le nuisible ou, par exemple, le rentable et le non-rentable. La question se pose alors de savoir s’il existe pour le politique un critère simple qui soit une distinction de même nature, analogue aux précédentes sans pour autant en dépendre, une distinction autonome et donc évidente en elle-même, et de savoir en quoi celle-ci consiste.40 Les idées modernes sur ce qui appartient à la politique sont également influencées par les valeurs imposées par des efforts et des conceptions « secondaires » de la politique. Selon Schmitt, ce qui est « secondaire » se traduit par des motifs divers, qui vont de l’anarchisme au pluralisme, du romanticisme à l’économisme, au libéralisme, au nouvel « esprit de technicité » etc. L’introduction du politique en tant que catégorie de contraste est également le meilleur des antidotes aux impositions de valeur arbitraires. De même, le politique est également une catégorie de sauvegarde et de défense d’un espace commun des activités « non-politiques ». 2). Le politique est « intensifié ». La distinction des différents domaines de la vie humaine peut s’intensifier au point de se retrouver dans le cadre de ce qui appartient à la politique moderne. La pluralité de ces distinctions peut affecter positivement de nombreux aspects d’une entité politique telle que l’État. Ainsi, il apparaît des points où les formes politiques sont signalées et caractérisées par leurs différentes intensifications internes : Le dynamisme du politique peut lui être fourni par les secteurs les plus divers de la vie des hommes, il peut avoir son origine dans des antagonismes religieux, économiques, moraux ou autres; le terme de politique ne désigne pas un domaine d’activité propre, mais seulement le degré d’intensité d’une association ou d’une dissociation d’êtres humains dont les motifs peuvent être d’ordre religieux, national (au sens ethnique ou au sens culturel), économique ou autre, et provoquent, à des époques différentes, des regroupements et des scissions de types différents.41 Concernant ce qui appartient à la politique, la tension est une règle vivante, l’intensification, sa logique : les groupements humains peuvent avoir leur origine dans les modes religieux, moral ou économique. Au niveau de leur être, les critères d’évaluation des différents modes de vie comme bien/mal (morale), laid/beau (esthétique) ou profit/non-profit (économique) apparaissent très hétérogènes.42 Ces domaines de la vie affectent le politique dans la mesure où ils peuvent finalement générer des formes distinctes. Leurs distinctions ou critères deviennent aptes à « se transformer » ou à devenir politiques (amis / ennemis) s’ils perdent davantage leur 40 BP [trad. fr.], p. 63-64. BP [trad. fr.], p. 77 (BP.syn, p. 118). 42 BP [trad. fr.], p. 63-65. 41 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. contenu propre et deviennent aussi « polarisés » que de simples éléments d’un mode de vie commun : « Tout antagonisme religieux, moral, économique, ethnique ou autre se transforme en antagonisme politique dès lors qu’il est assez fort pour provoquer un regroupement effectif des hommes en amis et ennemis. »43 Dans ce cadre, la fonction vivante de la politique ne peut faire l’objet ni de définitions exhaustives ni avoir un contenu substantiel. Ce qui est politique ne peuvent avoir de sens qu’à travers le peuple et dans la manière dont il perçoit son mode de vie. ○ Orthagonalité logique du politique : Ces deux aspects logiques du politique, l’intensification (des distinctions au départ d’un mode de vie) et le contraste (en transcendant ce complexe de distinctions), ne sont ni séparés ni identiques. A travers un critère clair du politique (la distinction ami / ennemi), les idées profondément classiques telle que de représentation et de reconnaissance se retrouvent chez Schmitt dotées de nouveaux usages au niveau du politique. Ainsi, au regard de la variété des expressions d’un tel double aspect de la logique du politique, une entité politique telle que l’État doit se fonder sur une dualité de principes opposés tout en se complétant au niveau politique. Par exemple, selon la Théorie de la Constitution, cela est lié à propos de l’État aux caractéristiques de la représentation et de l’identité : En conclusion, nous pouvons dire que l’État en tant qu’unité politique repose sur la combinaison de deux principes de configuration opposés, celui de l’identité (c’est-àdire de l’identité du peuple présent avec lui-même en tant qu’unité politique, lorsqu’il est en mesure de distinguer ami et ennemi en vertu de sa propre conscience politique et de sa volonté nationale), et celui de la représentation en vertu duquel l’unité politique est incarnée par le gouvernement.44 Parmi d’autres exemples, en plusieurs points de Der Begriff des Politischen, l’horizon d’une logique d’intensification (les conditions préalables de la politique dans les tensions vivantes) « se croise » orthogonalement avec une logique de contraste (sur les sources de la distinction politique dans les différents domaines de la vie).45 Comme nous le montrerons aussi dans ce 43 BP [trad. fr.], p. 75-6 (BP.syn, p. 114). VFL [trad. fr.], p. 352. 45 Cette insistance sur le sujet de la clarté politique apparaît très souvent dans Der Begriff des Politischen. Voir par exemples : BP [trad. fr.], p. 59 (l’État en tant qu’« entité claire et sans équivoque») ; BP [trad. fr.], p. 76 44 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. qui suit, l’unité politique doit pouvoir être représentée comme le mode de vie d’un peuple. Les distinctions de ce mode doivent être perceptibles dans une relative visibilité. Réciproquement, l’entité politique doit être « comprise » et connue à partir de sa source de sens dans la pluralité des distinctions dans les différents modes de la vie telle que moral, économique, etc. Cette entité politique sans les significations qu’elle comporte pour son peuple serait politiquement absurde et dénuée de sens. Ces regroupements humains intensifiés semblent conditionner le sens même des entités et des formes politiquement contrastées. À l’inverse, le politique apparaît comme un contraste qui transcende les ambiguïtés des frontières vagues des domaines de la vie dans le sens de la visibilité de ses unités et de l’institution de ses entités. c) La signification politique (et le peuple) La signification de l’unité politique découle d’une réalité de la vie politique pour le peuple même qui crée, participe et vit la vie publique de sa propre manière : elle consiste en une pluralité de distinctions intensifiées à partir desquelles une communauté vivante doit être formée. Ce sens est interne aux pluralités de distinctions vivantes et aux polémiques collectives dans un état d’esprit d’unité partagée. Dans la réalité des cas concrets, cette signification ne se présente jamais sous la forme d’un ordre ou d’une norme abstraite, mais toujours sous la forme de groupes et d’associations humaines réelles qui dominent d’autres groupes et associations humaines. En effet, même si une règle de morale, de droit ou d’économie est en jeu (par exemple, dans un État libéral), ces règles doivent toujours assumer un sens politique concret dans l’état d’esprit d’un peuple.46 Dans ce contexte, Schmitt utilise également diverses expressions de l’idée de force ou d’énergie vivante.47 En termes d’énergie vivante, l’unité politique est conditionnée par la force de ces groupements issus des milieux non politiques. Par leur intensification, les différents domaines de la vie perdent leur contenu particulier et atteignent un niveau prêt à mettre leurs frontières (de distinctions) déjà importantes au service d’une unité politique et de ses formes. (l’évaluation claire de la situation « concrète » et la communauté) ; BP [trad. fr.], p. 63-4 (la clarté du critère politique). 46 BP [trad. fr.], p. 116-8. 47 « Das Politische kann seine Kraft aus den verschiedensten Bereichen menschlichen Lebens ziehen, aus religiösen, ökonomischen, moralischen und andern Gegensätzen; es bezeichnet kein eigenes Sachgebiet, sondern nur den Intensitätsgrad einer Assoziation oder Dissoziation von Menschen, deren Motive religiöser nationaler (im ethnischen oder kulturellen Sinne), wirtschaftlicher oder anderer Art sein können und zu verschiedenen Zeiten verschiedene Verbindungen und Trennungen bewirken.“ (BP.syn, p. 118). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Ces distinctions, tant qu’elles appartiennent à d’autres domaines non politiques, n’ont aucune « autorité » sur la politique.48 Bien que la signification de la politique moderne soit conditionnée par l’intensification de ces tendances de vie (religieuses, économiques, esthétiques, etc.), leurs distinctions peuvent s’unifier (à travers des intensifications) en vue de l’identité des peuples. Dans ce cadre, la question de la signification politique ne peut être résolue en dehors de ces tensions et intensités conceptuelles et de ces polémiques : « Tous les concepts, notions et vocables politiques ont un sens polémique ; ils visent un antagonisme concret, ils sont liés à une situation concrète dont la logique ultime est une configuration amiennemi (se manifestant sous forme de guerre ou de révolution) et l’absence d’une telle situation en fait des abstractions vides et sans vie. Des mots tels que État, république, société, classe ; et aussi, souveraineté, État de droit, absolutisme, dictature, plan, État neutre ou État total sont inintelligibles si l’on ignore qui, concrètement, est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté au moyen de ces mots. »49 Le sens de la politique réside dans les engagements publics et les mouvements populaires dans différents domaines de la vie (comme la religion, la morale, l’esthétique, l’économie, etc.). Cependant, ces domaines non politiques ne sont pas censés perdre toute leur signification (face au politique) : le sens du non-politique est aussi toujours protégé de ce qui est politique par des frontières et des limitations. Tant que l’unité politique est également présupposée par l’unité dirigeante elle-même, le fait de tirer la signification politique d’autres domaines de la vie ne détruit pas totalement l’autonomie de ces domaines non politiques (face au politique). Le seul œil auquel cette énergie vivante pourrait apparaître est celui des groupements humains particuliers dans leurs formations sociales. Si ces expériences humaines en politique sont conditionnées par un mode de vie commun, c’est à travers ces acteurs réels de la politique (avec ses distinctions au sein des concepts et des idées) que le sens de leur communauté et de ses conflits peut être reconnu, compris et jugé : [Le sens des distinctions politiques peut être déterminé] ni par un ensemble de normes générales préalablement établies, ni par le jugement d’un tiers, désintéressé et donc « impartial ». La possibilité d’une reconnaissance et d’une compréhension correctes et donc aussi le pouvoir de parler et de juger ne sont donnés ici qu’à travers la participation Voir par exemple l’édition de 1927 Der Begriff des Politischen: „Das Politische kann seine Kraft aus den verschiedensten Bereichen menschlichen Lebens ziehen, aus religiösen, ökonomischen und moralischen Gegensätzen. Aber die reale Freund- und Feind-Gruppierung ist seinsmäßig so stark und ausschlaggebend, daß der nichtpolitische Gegensatz in demselben Augenblick, in welchem er zu dieser Gruppierung führt, seine bisherigen Kriterien zurückstellt und den völlig neuen Bedingungen und Konsequenzen des Politischen unterworfen wird. » (BP.syn, p. 118). 49 BP [trad. fr.], p. 69 (BP.syn, p. 92-93). 48 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. existentielle. La situation de conflit extrême ne peut être déterminée que par les personnes impliquées elles-mêmes ; en particulier, chacun d’eux ne peut que décider par lui-même si la différence de l’étranger dans la situation de conflit spécifique signifie la négation de son propre type d’existence et est donc écarté ou combattu pour préserver son propre type de vie. Dans la réalité psychologique, l’ennemi est facilement considéré comme mauvais et laid car chaque distinction, surtout politique, comme la plus forte et la plus intense des distinctions et des catégorisations, s’appuie sur d’autres distinctions pour le soutenir. Cela ne change pas l’indépendance de ces opposés.50 La signification de la politique moderne ne peut se concevoir comme le simple reflet des juridictions étatiques. L’ancrage normatif d’une entité politique moderne est autoréférentiel et donc un « terrain sans fondement ».51 Cela implique diverses distinctions de sources non politiques, tandis que dans leur non-autorité sur la politique, c’est l’entité politique telle que l’État qui les déclare et les relativise simultanément comme « non politiques ». L’État neutralise ainsi les diverses distinctions conflictuelles entre les niveaux individuel et social. Une politique doit être « réelle » et « significative » si elle est basée sur des distinctions partagées intensifiées de groupements et d’associations réels ou préexistants. Ces groupements sont impliqués dans la formation d’un mode commun de vie. Le sens de ce qui appartient à la politique ne réside ni dans les redéfinitions « circulaires » de la politique,52 ni même dans la pure mécanique bureaucratique,53 ni dans la puissance militaire en soi.54 Sur un plan similaire, la signification politique ne se trouve pas dans la simple actualité des guerres interétatiques qui ont leurs propres « lois techniques, psychologiques et militaires ».55 50 BP.syn, p. 80-81 (BP [trad. fr.], p. 65-66). M. Marder (2010) Groundless existence: The Political Ontology of Carl Schmitt, New York, Continuum p. 5-8. 52 BP [trad. fr.], p. 193-4, n.2, p. 57-58. 53 HV, p. 175. LSH, p. 99, p. 101. Voir sur ce sujet: G. Ulmen (1985) « The Sociology of the State: Carl Schmitt and Max Weber » State, Culture, and Society, 1/2, p. 12, p. 42-43. « Le fait que Max Weber perde son calme académique (Gelehrtenruhe) et soit frappé par deux types sociologiques particuliers - le bureaucrate et le littéraire - doit être compris à partir de cette situation et est un signe de la force politique et de conscience politique. Malheureusement, la situation générale de la communauté intellectuelle allemande demeure inchangée. En 1914, l’éducation civique allemande ne s’intéressait guère à la théorie de l’État : il s’agissait, d’une part, d’une éducation apolitique, technique et bureaucratique et, d’autre part, d’une éducation littéraire obscure, tout aussi apolitique, principalement destinée à la consommation privée et esthétique. » (HP, 1930, p. 361). 54 BP [trad. fr.], p. 71-72. 55 « Le politique n’est pas donné dans la lutte, elle-même, qui a ses propres lois techniques, psychologiques et militaires ; il consiste, ainsi qu’il a été dit, dans un comportement commandé par l’éventualité effective de celleci, dans le clair discernement de la situation propre qu’elle détermine et dans la tâche de distinguer correctement l’ami et l’ennemi. »(BP [trad. fr.], p. 76) « Das Politische liegt nicht im Kampf selbst, der wiederum seine eigenen technischen, psychologischen und militärischen Gesetze hat, sondern, wie gesagt, in einem von dieser realen Möglichkeit bestimmten Verhalten, in der klaren Erkenntnis der eigenen, dadurch bestimmten Situation und in der Aufgabe, Freund und Feind richtig zu unterscheiden. » (BP.syn, p. 115-6) 51 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. La signification politique n’est pas une question de redéfinition normative. La politique moderne est conditionnée par l’intensification vivante et son sens ne se trouve pas parmi les simples abstractions normatives des hommes d’État et de la théorie de l’État. Quelques exemples significatifs sont encore offerts par les formulations de la politique de pouvoir (accompagnant les différents types d’équation du politique avec l’étatique), comme l’héritage labandien dans la pratique de la science juridique positiviste statutaire du droit public. Cependant, selon Schmitt : en sous-estimant la question de ce qui appartient à la politique (« le politique »), leur « pureté apolitique » les a conduits vers une « manière inhabituelle » et même « plutôt intensive » (besonders intensive) de faire de la politique.56 Dans ce cadre, la politique ne peut ni être théoriquement placée entre crochets ni être pratiquement différenciée de manière abstraite de la non-politique. La mise en équivalence de la politique et de l’État autorise en principe des abstractions étatiques, tandis que toute tendance à la signification politique ou même une définition générale (allgemeine) d’un présupposé politique est mise en suspens : « Des définitions de ce type, qui répondent aux nécessités de la pratique juridique courante, tendent simplement à fournir un moyen pratique de délimiter les cas divers soumis aux décisions juridiques à l’intérieur d’un État ; leur intention n’est pas de fournir une définition générale du politique en soi. »57 Pour Schmitt, cependant, la signification d’une entité telle qu’un État ne doit pas être conçue ni en elle-même ni au niveau de ses éléments (disons la bureaucratie, l’armée), mais plutôt vis-à-vis de son mode ou de ses caractéristiques au niveau politique, ou de son autorité sur les autres entités politiques : « L’État au sens strict du terme, l’État, phénomène historique, c’est un mode d’existence (un état) spécifique d’un peuple, celui qui fait loi aux moments décisifs, constituant ainsi, en regard des multiples statuts imaginables, tant individuels que collectifs, le Statut par excellence. Il n’est pas possible d’en dire plus pour le moment. Les éléments caractéristiques de cette représentation d’un peuple et de son statut se définissent à leur tour à partir du caractère politique qui leur est inhérent et ils échappent à l’entendement s’il y a erreur sur l’essence du politique. »58 A défaut de reconnaissance de la BP [trad. fr.], p. 58, voir aussi BP [trad. fr.], p. 193-4, n.2. „Doch hat Triepel den rein politischen Sinn dieser Prätention einer „unpolitischen Reinheit“ noch nicht erkannt, weil er an der Gleichung: politisch = staatlich festhält. In Wahrheit ist es wie sich unten noch öfters zeigen wird, eine typische und besonders intensive Art und Weise, Politik zu treiben, daß man den Gegner als politisch, sich selbst als unpolitisch (d. h. hier: wissenschaftlich, gerecht, objektiv, unparteiisch usw.) hinstellt.“ (BP.syn, p. 60). 57 BP [trad. fr.], p. 59. « Derartige den Bedürfnissen der Rechtspraxis entgegenkommende Bestimmungen suchen im Grunde nur eine praktische Handhabe für die Abgrenzung verschiedener, innerhalb eines Staates in seiner Rechtspraxis auftretender Tatbestände; sie bezwecken keine allgemeine Definition des Politischen überhaupt. » (BP.syn, p.66). 58 BP [trad. fr.], p. 57-8. « Staat ist seinem Wortsinn und seiner geschichtlichen Erscheinung nach ein besonders gearteter Zustand eines Volkes, und zwar der im entscheidenden Fall maßgebende Zustand und deshalb, 56 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. part de ses participants réels, l’entité politique telle que l’État le compense ironiquement en accordant des valeurs à ses propres éléments concrets. Dans des actes d’autoréflexion romantiques et excessifs, l’État puise sa signification dans ses propres formes bureaucratiques transitoires et ses fonctions momentanées. Dans d’autres cas, la question du « sens » en politique trouve sa réponse dans des éléments juridiques procéduraux au cours desquels l’État et les institutions publiques peuvent être considérés comme quelque chose « d’évident » et de concret : La littérature juridique [sur l’équation de la politique et l’État] comporte un certain nombre de ces définitions périphrastiques du politique, qu’il convient d’interpréter en fonction de leur intérêt pratique et technique pour les décisions juridiques ou administratives concernant certains cas particuliers. Elles tirent leur sens de ce qu’elles posent en fait incontesté l’existence d’un État dans le cadre duquel elles peuvent jouer. Ainsi, il y a, par exemple, une jurisprudence et des études relatives à la notion d’association politique ou à celle de réunion politique dans le droit des associations ; d’autre part, le droit administratif français a tenté d’établir en pratique le concept d’un « mobile politique » qui servirait à distinguer les « actes de gouvernement » des actes administratifs non politiques et à les soustraire au contrôle des juridictions administratives. Des définitions de ce type, qui répondent aux nécessités de la pratique juridique courante, tendent simplement à fournir un moyen pratique de délimiter les cas divers soumis aux décisions juridiques à l’intérieur d’un État ; leur intention n’est pas de fournir une définition générale du politique en soi. C’est pourquoi elles peuvent s’en tenir à leur référence à l’État ou à l’étatique tant que subsiste, comme condition préalable, la réalité évidente et stable d’un État avec ses institutions propres.59 De même, diverses confusions liées à la mise en équivalence de l’État et de la politique deviennent évidentes dès lors qu’elles redéfinissent la politique à l’aide de « concepts secondaires » (sekundäre Begriffe).60 La signification politique (de ce qui appartient à la politique) est ainsi remplacée par les politiques sociales nationales de l’État sous ces formes secondaires. Cependant, comme Schmitt le souligne, pour les véritables participants à la politique, cette équation semble être « des formes de politique encore plus banales » et des « configurations de type caricatural » dépourvues de sens : Cette équivalence remplace les significations originales de la vie humaine par des mots, des images et des normes étatiques, gegenüber den vielen denkbaren individuellen und kollektiven Status, der Status schlechthin. Mehr läßt sich zunächst nicht sagen. Alle Merkmale dieser Vorstellung - Status und Volk - erhalten ihren Sinn durch das weitere Merkmal des Politischen und werden unverständlich, wenn das Wesen des Politischen mißverstanden wird. » (BP.syn, p. 56). 59 BP [trad. fr.], p. 58-59. BP.syn, p. 60-66. « In der juristischen Fachliteratur finden sich viele derartige Umschreibungen des Politischen, die aber, soweit sie nicht einen polemisch-politischen Sinn haben, nur aus dem praktisch-technischen Interesse der juristischen oder administrativen Entscheidung von Einzelfallen zu verstehen sind. Sie erhalten dann ihre Bedeutung dadurch, daß sie einen bestehenden Staat unproblematisch voraussetzen, in dessen Rahmen sie sich bewegen. »(BP.syn. p. 60). 60 BP.syn, p. 88, BP [trad. fr.], p. 68. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. afin de masquer la vérité des « moments » antagonistes à l’aide de « tactiques et pratiques », de « compétitions et intrigues ».61 Les distinctions politique deviennent « pures » et insensées en tant que telles.62 La tâche de l’État moderne, depuis ses origines, a été de neutraliser les guerres civiles des sectes et des religions et de relativiser et réduire le contenu non politique des antagonismes et des distinctions intensifiées au sein des unités politiques. A travers les indications secondaires et les redéfinitions de type normativiste, l’entité politique elle-même initie et provoque des intensifications internes. Cela conduit à la pratique de politiques de type « particulièrement intenses » (où, par exemple, les distinctions politiques intensives sont remplacées par des jugements moraux, religieux, etc.).63 Au-delà de cela, l’État est lui-même en charge d’une mission impossible ; c’est-à-dire, d’une part, il paraît complètement aveugle aux véritables sources de sa signification ; d’autre part, des distinctions aussi essentielles que celle de l’ami et de l’ennemi sont décidées soit par les normes générales préalablement déterminées soit par les jugements d’un tiers désintéressé.64 En revanche, si ces moments s’évanouissent, les groupements humains, dans ce qui reste, se transforment en « abstractions vides et fantomatique » (leeren und gespenstischen Abstraktionen).65 Cependant, la réalité de ces polémiques conceptuelles et politiques ainsi que leur signification semble suivre une logique qui n’est pas réceptive à l’auto-invention des distinctions politiques, ainsi qu’à la redéfinition du politique en termes normatifs ou purement scientifiques.66 ○ La « disparition d’un peuple sans voix » : Au cœur de cette conception du politique, il y a aussi la cicatrice encore palpable de ce que fut la Première Guerre Mondiale ; ses propres blessures inguérissables, les répercussions intimes marquées par l’horreur,67 dont la mort 61 BP [trad. fr.], p. 68-69. BP [trad. fr.], p. 69. 63 BP [trad. fr.], p. 70, p. 193-194, n.2. 64 BP [trad. fr.], p. 65. BP.syn, p. 79-80. 65 BP.syn, p. 92-4; BP [trad. fr.], p. 69. 66 « Cet aspect polémique gouverne surtout l’usage que la langue fait du qualificatif politique lui-même, soit que l’on présente l’adversaire comme un être apolitique (au sens de : sans expérience du monde, sans contact avec le concret), soit qu’on le discrédite au contraire en dénonçant en lui le politique pour se situer soi-même, par rapport à lui, au niveau supérieur, celui de l’apolitique (au sens de : purement objectif, purement scientifique, purement moral, purement juridique, purement, esthétique, ou par référence à d’autres « puretés» polémiques analogues) » (BP [trad. fr.],p.69). „Der polemische Charakter beherrscht vor allem auch den Sprachgebrauch des Wortes „politisch“ selbst, gleichgültig, ob man den Gegner als „unpolitisch“ (im Sinne von weltfremd, das Konkrete verfehlend) hinstellt, oder ob man ihn umgekehrt als „politisch“ disqualifizieren und denunzieren will, um sich selbst als „unpolitisch“ (im Sinne von rein sachlich, rein wissenschaftlich, rein moralisch, rein juristisch, rein ästhetisch, rein ökonomisch, oder auf Grund ähnlicher polemischer Reinheiten) über ihn zu erheben.“ (BP.syn, p. 94-96). 67 Lors du conflit de 1915, Carl Schmitt, qui servait en tant qu’officier, a subi une blessure d’une gravité telle qu’il fut affecté à Munich pendant trois ans. Il a plusieurs fois mentionné la relation que ses conceptualisations 62 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. soudaine de son cher ami Fritz Eisler.68 Cette Grande Guerre a été pour Schmitt le catalyseur d’une pratique de « clarté » politique issue des « accès de dépression et des peurs existentielles » récurrentes, et ne représente rien de moins que « le but d’une vie ».69 Non moins significative était la situation concrète de l’Allemagne au lendemain de la guerre, aux prises avec diverses crises politiques, financières et même constitutionnelles et juridiques qui se sont poursuivies jusqu’aux étapes finales de la république de Weimar. Une des grandes préoccupations qui anime la conception du politique de Schmitt est donc cette confusion des vaincus, qui avait une signification politique de résistance, malgré les « humiliations » des processus légaux et des traités, de 1919 à 1928, de Versailles à Paris.70 La situation d’une Allemagne « désarmée », contrainte de payer des « dommages » et des « réparations », ressemblait à celle d’un ennemi légalement condamné, voire moralement anéanti, et non « vaincu ». À cet égard, l’Allemagne a en réalité besoin de s’acquitter de « pensions »71, « non pas pour se protéger des autres ennemis », mais avant tout et « principalement contre le protecteur lui-même » et pour « se racheter d’une invasion ».72 Cependant, le texte de Schmitt en 1927 (ainsi qu’en 1932) implique que ni les « réparations » ni les « tributs » ne peuvent réduire au silence la voix politique significative d’un peuple, et ses polémiques. L’idée implicite de la disparition politique d’un « peuple sans voix » est lisible dans divers passages de Der Begriff des Politischen, et en particulier dans son troisième chapitre. Dans ces contextes, aveuglées par la tradition de la Staatsrechtslehre, les approches purement juridiques semblent plutôt liées à la « pureté » de leur propre science qu’à la réalité de la situation de l’Allemagne. ultérieures ont entretenu avec cette période, y compris dans l’un de ses derniers entretiens : GDS, en part. p. 218. 68 Hans Friedrich (Fritz) Eisler, un ami proche de Schmitt, meurt le 27 septembre 1916. Ce moment décisif a apparemment eu un impact énorme qui s’est étendu au-delà du jeune âge de Schmitt (voir par exemple son journal sur le rapport de cet événement : Carl Schmitt, Tagebücher : Carl Schmitt - Die Militärzeit 1915 bis 1919. Tagebuch Februar bis Dezember 1915. Aufsätze und Materialien, éd. par G. Giesler et al., Berlin, Akademie Verlag, 2005, p. 222). Comme Mehring l’indique, il a trouvé une forme de réconfort dans la lecture de Kierkegaard (Mehring, .2014, p. 55-56 ; aussi p. 66 ; p. 80). Il convient aussi de noter qu’après Fritz, Schmitt est devenu un ami proche de son frère, Georg, une amitié qui connut de nombreux hauts et bas. Comme l’ont confirmé les dernières années de Schmitt, ce n’est pas après la mort de sa fille, Anima, que sa psyché a glissé dans la faiblesse et la paranoïa ; ce qui a été le plus crucial dans le déclin de sa santé mentale fut le décès de Georg Eisler en novembre 1983 (p.535-37 ; aussi p. 697, n. 178). À la parution de la première édition de Der Begriffes der Politischen de Schmitt en 1927, George Eisler a exprimé son enthousiasme pour la notion du politique de Schmitt. 69 Carl Schmitt, Tagebücher: Carl Schmitt - Die Militärzeit 1915 bis 1919. Tagebuch Februar bis Dezember 1915. Aufsätze und Materialien, éd. par G. Giesler et al., Berlin, Akademie Verlag, 2005, p. 31. Jusqu’en 1983, Schmitt fait encore référence à cette expérience décisive de la Première Guerre mondiale et à sa signification pour ses propres conceptions ultérieures de la « guerre » et de « l’exception » (GDS, p. 218). 70 BP [trad. fr.], p. 91-2 ; voir aussi p. 196-7, n.8 (note sur chap.3, p. 69-70) ; & p. 200, n.17 (note sur chap. 5, p. 91). 71 BP [trad. fr.], p. 197. 72 BP [trad. fr.], p. 196-197, n.8. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Les publicistes ont trouvé et fixé la signification des traités de paix et l’importance des événements juridiques et politiques dans les débats normatifs universitaires, tandis qu’une sorte de conformisme est embelli par des nuances terminologiques. La véritable signification politique de l’existence des « vaincus », des « disqualifiés » ou des « subjugués » a donc été négligée par ceux-là mêmes qui « paient » pour eux, sur la base de leurs abstractions légales.73 Dans les faits, un peuple réduit au silence, dont la volonté est vaincue, ou qui est réticent à veiller sur ses frontières, est sur le point de disparaître. La mort d’un peuple et de sa politique résulte de sa réticence à « résister » et de son incapacité à réfléchir et à affronter sa propre réalité. Implicitement, ces processus légaux et des traités remplacent la réalité de la signification et la direction politique d’un peuple. Les types fallacieux mais généraux d’amitié ou d’« universalité » nihilistes ont pu se développer grâce au fait que les approches apolitiques des « professeurs de science juridique », des « juges » et des « avocats » allemands sont devenues directement ou indirectement leur soutien. Certes, un peuple faible disparaît ; mais ce n’est pas seulement un peuple impuissant, pas seulement un peuple vaincu, mais celui qui est inefficace dans le traitement des problèmes internes et externes de sa communauté, et également celui qui est juridiquement et politiquement incapable de donner un sens à la réalité de sa vie. Ce peuple muet, incapable d’exprimer sa légitimité à « résister », ne peut atteindre l’ennemi dans sa réalité ; ainsi, ses évasions de la politique apparaissent dans l’esprit de ses juristes où l’agnosticisme politique atteint un sens universel : « Ce serait une stupidité de croire qu’un peuple sans défense n’aurait que des amis, et il serait bas et malhonnête de compter que l’ennemi se laisserait peut-être attendrir par la non-résistance. Personne n’ira croire que les hommes puissent, par exemple, changer le monde et y créer une situation de moralité pure en renonçant à toute productivité esthétique ou économique ; combien moins encore un peuple renonçant à toute décision politique saurait-il placer l’humanité dans une situation où régneraient la moralité pure ou l’économie pure. Qu’un peuple n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible. »74 Ce rôle d’un peuple - malgré sa paralysie provoquée À cet égard, voir par exemple le langage amer de Schmitt dans les discussions sur l’hommage, la pension et la réparation entre les professeurs de science juridique allemands, les normativistes et même les socialistes de la seconde internationale. Cela a également été indiqué par Schmitt à propos de Karl Renner (1870-1950) qui était le chancelier fédéral au début de la Première République autrichienne (1918-1920) et représentant de l’Autriche lors des négociations du traité de Saint-Germain en Laye en 1919. (BP [trad. fr.], p. 196-197). 74 BP [trad. fr.], p. 94-5. Ce passage a été abrégé dans l’édition de 1933 de Das Begriff der politischen: « Es wäre tölpelhaft, zu glauben, ein wehrloses Volk habe nur noch Freunde, und eine krapulose Berechnung, der Feind könnte vielleicht durch Widerstandslosigkeit gerührt werden. Dadurch, daß ein Volk nicht mehr die Kraft oder den Willen hat, sich in der Sphäre des Politischen zu halten, verschwindet das Politische nicht aus der Welt. Es verschwindet nur ein schwaches Volk. » (BP.sun, p. 165). 73 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. par la charge des procès juridiques, des pactes et des traités - est devenu essentiel à la conception du politique de Schmitt. Cette conception exprime, également entre les lignes, non seulement divers types d’enthousiasme mais aussi des avertissements à propos d’un « peuple à venir ». Der Begriff des Politischen comporte aussi une tonalité critique contre le développement du nihilisme politique qui conduit au déclin d’un peuple et à la disparition de sa voix politique. Le débat sur le rôle de l’Allemagne dans le pacte Briand-Kellogg en 1928, par exemple, est suivi à ce sujet par celui qui réapparaît presque à l’identique dans les deux dernières éditions de son livre : « Le monde ne sera pas dépolitisé de cette manière, il n’y régnera pas pour autant la moralité pure, le droit pur ou l’économie pure. Quand un peuple craint les tracas et le risque d’une existence politique, il se trouve tout simplement un autre peuple qui le décharge de ces tracas en assumant sa protection contre les ennemis extérieurs et par conséquent la souveraineté politique ; c’est alors le protecteur qui désigne l’ennemi en vertu de la corrélation constante entre protection et obéissance. »75 Dans la situation certes différente de 1938, les commentaires de Schmitt sur « la doctrine de l’État de Thomas Hobbes » avertissent encore : « Si la force publique entend vraiment ne plus être que publique, si l’État et la confession de foi officielle repoussent la croyance intérieure dans la sphère privée, alors l’âme d’un peuple entre dans cette « voie mystérieuse » du repli sur soi. Alors le contre-pouvoir du mutisme et du silence croît. »76 d) La visibilité politique (de l’État et de l’unité politique) Les premiers chapitres du Concept de politique fournissent un cadre théorique à l’idée de visibilité de l’unité politique et de l’entité décisive de l’État. Sur cette base, les chapitres BP [trad. fr.], p. 93 ; Ce passage est modifié de la façon suivante dans l’édition de 1933: «Auf diese Weise wird die Welt nicht entpolitisiert und nicht in einen Zustand reiner Moralität, reiner Rechtlichkeit oder reiner Wirtschaftlichkeit versetzt. Wenn ein Volk die Mühen und das Risiko der politischen Existenz fürchtet, so wird sich eben ein anderes Volk finden, das ihm diese Mühen abnimmt, indem es seinen „Schutz gegen äußere Feinde“ und damit die politische Herrschaft übernimmt. Schutzherr bestimmt dann den Feind, kraft des ewigen Zusammenhangs von Schutz und Gehorsam. » (BP.syn, p. 163). 76 LSH [trad. fr.], p. 122. Il convient aussi d’indiquer que ce passage du Léviathan de Schmittrepris dans Ex Captivitate Salus : Erfahrungen der Zeit 1945/47 (texte écrit pendant les deux années qui ont suivi son arrestation et sa détention par les autorités américaines) où il évoque l’histoire du personnage d’Herman Melville, Benito Cereno, qui « a été élevé au rang de symbole de la position de l’intelligentsia dans un système de masse » : „Im Sommer 1938 erschien in Deutschland ein Buch, in dem es heißt: „Wenn in einem Lande nur noch · die von der staatlichen Macht organisierte Öffentlichkeit gilt, dann begibt sich die Seele eines Volkes auf den geheimnisvollen Weg, er nach Innen führt; dann wächst die Gegenkraft des Schweigens und der Stille.“ Benito Cereno, der Held von Herman Melville’s Erzählung, ist in Deutschland zu einem Symbol für die Lage der Intelligenz in einem MassenSystem erhoben worden. » (ECS, p. 21). 75 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. suivants énoncent les caractères de la vie politique en déclin (notamment par la disparition de l’idée de l’État et de l’unité politique). On peut avant tout suivre cet ordre des idées de Schmitt. La distinction entre ami et ennemi est « destinée à indiquer l’intensité extrême d’un lien ou d’une séparation, d’une association ou d’une dissociation ».77 L’unité politique transcende la pluralité des différentes tensions internes à un « degré extrême » (äußersten Intensitätsgrad). Du fait que l’on peut traiter, distinguer et comprendre l’opposition ami-ennemi indépendamment des autres oppositions, l’unité politique devient visible par son expression commune et son autonomie représentée. Le politique est en ce sens mis en contraste avec d’autres domaines de la vie tels que le religieux, le moral, etc. : « L’objectivité inhérente et l’autonomie du politique deviennent évidentes du fait qu’il est capable de traiter, de distinguer et de comprendre l’antithèse ami-ennemi indépendamment des autres antithèses ».78 Ainsi, la décision souveraine sur les frontières communes, les amis et les ennemis est également inévitable pour la visibilité politique : un mode de vie (qui inclut la diversité des distinctions non-politiques) devient politiquement visible, vu ou « connu », dès lors qu’il est représenté par une entité politique disposant d’un pouvoir de décision souveraine (et potentiellement capable de se révéler au moment d’un conflit ou d’une guerre). Les « sommets » (Höhepunkte) de la politique apparaissent une fois que ces frontières sont reconnues dans leur « clarté concrète » (konkreter Deutlichkeit).79 Dans un autre ordre d’idées, depuis la formation des premiers États modernes, l’énergie vivante de ce qui appartient à la politique « s’oriente vers le cas d’urgence » (Ernstfall) – c’est-à-dire, potentiellement vers la possibilité d’un conflit ou d’une guerre.80 Cette orientation (Orientierung) devrait idéalement diriger leur énergie vitale vers BP.syn, p. 78 : „ Die Unterscheidung von Freund und Feind hat den Sinn, den äußersten Intensitätsgrad einer Verbindung oder Trennung, einer Assoziation oder Dissoziation zu bezeichnen“ ; à comparer avec la traduction francaise; « Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation » ( BP [trad. fr.], p. 64). 78 „Die seinsmäßige Sachlichkeit und Selbständigkeit des Politischen zeigt sich schon in dieser Möglichkeit, einen derartig spezifischen Gegensatz wie Freund- Feind von anderen Unterscheidungen zu trennen und als etwas Selbständiges zu begreifen.“ (BP.syn, p. 82); Voir aussi BP [trad. fr.], p. 65-66. 79 BP [trad. fr.] p. 75-76, p. 112. Voir aussi: « Die Höhepunkte der großen Politik sind zugleich die Augenblicke, in denen der Feind in konkreter Deutlichkeit als Feind erblickt wird. » (BP.syn, p. 204-206). 80 BP [trad. fr.], p. 78-79; voir: « Sind die wirtschaftlichen, kulturellen oder religiösen Gegenkräfte so stark, daß sie die Entscheidung über den Ernstfall von sich aus bestimmen, so sind sie eben die neue Substanz der politischen Einheit geworden. Sind sie nicht stark genug, um einen gegen ihre Interessen und Prinzipien beschlossenen Krieg zu verhindern, so zeigt sich, daß sie den entscheidenden Punkt des Politischen nicht erreicht haben. Sind sie stark genug, um einen von der staatlichen Leitung gewollten, ihren Interessen oder. Prinzipien widersprechenden Krieg zu verhindern, aber nicht stark genug, um selber von sich aus einen Krieg nach ihrer Entscheidung zu bestimmen, so ist keine einheitliche politische Größe mehr vorhanden. Wie sich das auch immer verhält infolge der Orientierung an dem möglichen Ernstfall des effektiven Kampfes gegen einen effektiven Feind ist die politische Einheit notwendig entweder die für die Freund-oder Feindgruppierung maßgebende Einheit 77 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. l’extérieur (außen zu führenden). Ce potentiel de confrontation devrait également être neutralisé et absorbé dans une entité politique telle que l’État.81 Cela comprend la tâche de l’État moderne dans la neutralisation des conflits. L’entité politiquement décisive telle que l’État est aussi liée avec des associations (et des dissociations) humaines mais elle fonctionne surtout de manière à écarter les motifs purement non politiques au nom des « conditions et conclusions de la situation politique actuelle ».82 1). La pluralité et l’intégration : Selon cette idée de la visibilité politique, celle-ci ne réside ni dans une pluralité pure (de l’entité décisive) ni l’intégration pure de l’État et de la société. Sur ce plan se situent aussi les critiques de divers développements d’éléments associatifs (de Gierke à Wolzendorff et Preuss),83 ainsi que les critiques visant également le pluralisme angloaméricain chez des penseurs comme le jeune Harold Laski et G. D. Howard Cole.84 Semblable dans sa perspective (mais dans une direction politique opposée), il y a aussi sa critique de la « pénétration des sphères sociétales » par l’État dans la théorie de l’intégration de Smend.85 En particulier, dans le développement des théories pluralistes de l’État, les libertés individuelles font l’objet d’une priorité sur le plan politique. La crise de l’État constitutionnel libéral du XIXe siècle, comme l’indique Jacob Burckhardt86, est aussi marquée par un problème de « visibilité » politique : la crise d’un système « alimenté à mille sources » par des statuts sociaux à la fois politiques et non politiques.87 Ce libéralisme s’est enlisé dans une double vision de l’État. Il oppose « l’expression plurielle des idées culturelles de chaque parti » à l’image étatique de « vestiges visibles de la vie civique ».88 L’État est compris comme und in diesem (nicht in irgendeinem absolutistischen) Sinne souverän, oder sie ist überhaupt nicht vorhanden. » (BP.syn, p. 120-122). 81 BP.syn, p. 116-118. ; BP [trad. fr.], p. 76-77. 82 BP [trad. fr.], p. 77-8: « Die reale Freund- Feindgruppierung ist seinsmäßig so stark und ausschlaggebend, daß der nichtpolitische Gegensatz in demselben Augenblick, in dem er diese Gruppierung bewirkt, seine bisherigen „rein“ religiösen, „rein“ wirtschaftlichen, „rein“ kulturellen Kriterien und Motive zurückstellt und den völlig neuen, eigenartigen und, von jenem „rein“ religiösen oder „rein“ wirtschaftlichen und andern „reinen“ Ausgangspunkt gesehen, oft sehr inkonsequenten und „irrationalen“ Bedingungen und Folgerungen der nunmehr politischen Situation unterworfen wird. Politisch ist jedenfalls immer die Gruppierung, die sich an dem Ernstfall orientiert. » (BP.syn, p. 118). 83 BP [trad. fr.], p. 61-63. Voir la section précédente sur Gierke, Wolzendorff et Preuss et les commentaires schmittiens. 84 BP [trad. fr.], p. 79-84. Aussi « Staatsethik und pluralistischer Staat » de 1930 ; Voir aussi la section précédente sur le passage de Gierke au pluralisme anglais et les commentaires de Schmitt. 85 BP [trad. fr.], p. 62-63. Voir aussi la section précédente sur l’agnosticisme politique et les commentaires schmittiens. 86 Jacob Burckhardt (1818-1897). 87 BP [trad. fr.], p. 60-62. BP, p. 25. 88 ibid. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. « capable de tout faire quand on lui permet de ne rien faire ».89 Il est constitué d’une entité impuissante qui ne laisse à ses participants aucune autre volonté publique que celle d’« exercer le pouvoir » au niveau social ou au niveau du parti. Ainsi, comme l’indique le Burckhardt luimême, la « forme étatique » devient « de plus en plus discutable » et « son champ de pouvoir (Machtumfang) toujours plus large ».90 A partir du quatrième chapitre de l’essai sur le politique, Schmitt développe la question de la visibilité et de l’invisibilité d’une entité politique décisive, l’État. D’une part, si une entité autrefois décisive ne peut plus décider et représenter une unité, elle reste attachée à une forme et une orientation politique. Malgré la pluralité des tendances et des orientations, leur nouvel ensemble comporte un certain nombre de configurations réelles. Aussi indécise qu’elle puisse être, une décision doit y être liée. Quelle que soit sa tendance à l’impuissance, au mutisme et à l’invisibilité politique, son message politique doit soit se dégager, soit être déduit par une entité tierce de son existence réelle. En revanche, si la visibilité représentée est celle d’un groupement qui est impuissant à décider, alors la mort de l’entité politique unifiée est en jeu sur le plan politique.91 Cet effondrement du concept de politique est également marqué par diverses attaques pluralistes contre le concept de souveraineté, de l’Allemagne à l’Angleterre.92 Au-delà de cela, ce qu’il appelle la pensée « économique » de gauche et sa lecture particulière du social semblent redéfinir des groupements politiques relativement autonomes de manière politiquement peu visible : ces penseurs opposent le prolétariat à la bourgeoisie qui est, selon Schmitt, une totalité ou « l’ensemble » de l’humanité ; ainsi, à travers cela une « réalité totale de la politique » serait 89 ibid. BP.syn, p. 70. 91 « Il peut arriver que des considérations économiques soient plus fortes que tout ce que veut le gouvernement d’un État soi-disant neutre à l’égard de l’économie; de même, un État qui se prétend confessionnellement neutre se voit facilement imposer des limites par des convictions religieuses. Mais seule importe jamais la situation où il y a conflit. Si les forces d’opposition, économiques, culturelles ou religieuses, sont assez puissantes pour emporter de leur propre chef la décision relative à l’épreuve décisive, c’est que ces forces constituent la substance nouvelle de l’unité politique en question. Si elles ne sont pas assez puissantes pour empêcher une guerre décidée à l’encontre de leurs intérêts et de leurs principes, cela démontre qu’elles n’ont pas accédé au degré décisif du politique. Si elles sont assez puissantes pour empêcher une guerre voulue par ceux qui gouvernent l’État mais contraire à leurs intérêts ou à leurs principes, sans cependant l’être assez pour déterminer à leur tour, de leur propre initiative, une guerre conforme à leur choix, cela signifie la fin de toute unité politique constituée. » (BP [trad. fr.], p. 78-79). 92 BP [trad. fr.], p. 78-80. Comme nous l’avons vu, un premier exemple de cette critique visant la théorie étatique du 19e au 20e siècle, particulièrement en Allemagne, a donné naissance à une attaque «pluraliste» contre la souveraineté étatique. L’autre courant de cette attaque contre la souveraineté a été porté jusqu’à ses limites par le pluralisme libéral anglais dans la théorie de l’État. Cela est également apparu dans le premier chapitre de Der Begriff des Politischen qui fournit divers exemples de théories associatives contemporaines. À partir du quatrième chapitre de Der Begriff des Politischen, la discussion se concentre sur la disparition même de la souveraineté dans les théories pluralistes de l’État, en particulier chez Laski et Cole (voir BP [trad. fr.], p. 79-81, p. 83). 90 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. révélée avec une plus grande inimitié.93 Pour Schmitt, la véritable visibilité d’une entité politique telle que l’État consiste à transcender les groupes sociaux et leurs distinctions. Une vie politique de valeur ne réside pas dans de simples tensions. L’unité politique ne doit pas rester invisible ou masquée dans l’ensemble des tensions sociales ainsi que dans la pure intensité des distinctions de groupements. Toute prétendue autorité exercée par des distinctions non politiques sur la politique ne fait que confusion quant à la réalité d’un critère politique (ami et ennemi) pour être clairement vu et détecté par un peuple ainsi que par l’État. Ainsi, aucun sens ou symbolisme métaphorique ne soit s’annexer une distinction ami-ennemi. Au-delà, une réévaluation sociale et étatique de la politique moderne doit aussi tenir compte aux distinctions non politiques ou aux aspects non politiques de la vie d’un peuple. Dans ces cadres, « le terme de souveraineté a [...] un sens positif ainsi que le terme d’unité. L’un et l’autre ne signifient nullement que l’existence de tout être humain faisant partie d’une unité politique sera déterminée et commandée dans tous ses détails par le politique, ou qu’un système centraliste anéantira toute autre organisation ou corporation. »94 Le Concept de politique signale à la fois le début et la fin de l’« époque de l’État » moderne (Epoche der Staatlichkeit).95 En 1931, l’article « Le tournant vers l’État total » (Die Wendung zum totalen Staat) souligne ce virage,96 et aussi « un grand et profond changement » concernant l’identité ainsi que l’intégration de l’État et de la société.97 Cette disparition de la « caractéristique politique de l’État » est marquée par la progression de « l’identité de l’État et de la société ».98 Dans ce cadre, Schmitt met une fois de plus l’accent sur le « politique » 93 BP [trad. fr.], p. 76-77. « Gelingt es, die ganze Menschheit nach dem Gegensatz von Proletarier und Bourgeois als Freund und Feind in Proletarier- und Kapitalistenstaaten zu gruppieren und verschwinden darin alle anderen Freund- und Feindgruppierungen, so zeigt sich die ganze Realität des Politischen, welche diese zunächst scheinbar „rein“ Ökonomischen Begriffe erhalten haben. Reicht die politische Kraft einer Klasse oder sonstigen Gruppe innerhalb eines Volkes nur so weit, daß sie jeden nach außen zu führenden Krieg verhindern kann, ohne selber die Fähigkeit oder den Willen zu haben, die Staatsgewalt zu übernehmen, von sich aus Freund und Feind zu unterscheiden und nötigenfalls Krieg zu führen, so ist die politische Einheit zerstört. » (BP.syn, p. 116-118). 94 BP [trad. fr.], p. 78; voir: « Das Wort „Souveränität“ hat hier, einen guten Sinn, ebenso wie das’ Wort „Einheit“. Beides besagt keineswegs, daß jede Einzelheit des Daseins jedes Menschen, der zu einer politischen Einheit gehört, vom Politischen“ her bestimmt und kommandiert werden müßte, oder daß ein zentralistisches System jede andere Organisation oder Korporation vernichten sollte. » (BP.syn, p. 120). 95 « Die Epoche der Staatlichkeit geht jetzt zu Ende. » (BP.syn, p. 40). 96 « Die Wendung zum totalen Staat ». Cet article est publié à l’origine dans le numéro d’avril 1931 : Europäische Revue, vol. 7, p. 241-250. Reproduit dans Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar – Gent- Versailles, 19231939, Hambourg, 1940, p. 146–157. 97 PB, p. 152. Voir aussi la référence à Jünger: « Die im Staat sich selbst organisierende Gesellschaft ist auf dem Wege, aus dem neutralen Staat des liberalen 19. Jahrhunderts in einen potentiell totalen Staat überzugehen. » (La société, qui s’organise dans l’État, est en passe de passer de l’État neutre du XIXe siècle libéral à un État potentiellement total.) (Ibid). Voir aussi et comparer : HV, p.79-80. 98 PB, p. 152. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. comme une réalité incontournable : « tout est potentiellement politique » mais, pour une entité politique telle que l’État, « il n’est plus possible d’affirmer une caractéristique spécifiquement politique ».99 Enfin, en novembre 1932, la république de Weimar est pour Schmitt un « curieux amalgame » d’État total et d’État faible. Même si la totalisation n’a pas encore atteint le niveau « bolchevique » ou « fasciste », Schmitt est toujours dérangé par la domination des partis politiques dans tous les domaines de la vie.100 En février 1933, il critique à nouveau « l’État total quantitatif » de Weimar ; il le voit comme un déguisement total de plus en plus étendu, mais incapable ; un État faible, dépourvu de toute « force de résistance » aux forces sociales, et surtout aux partis politiques.101 2). Les remplacements : Le politique et son critère ne doivent pas être remplacés. La politique n’est aussi visible par son détournement ni par des fabrications intellectuelles. Une critique générale sous-jacente dans la conception schmittienne du politique, dénonce les égarements, les agressions, les réductions du politique et ses divers remplacements par d’autres domaines. Le libéralisme du XIXe siècle change et dégrade les idées politiques d’une manière particulière et systématique.102 Il nie l’« idée politique » et la disperse entre les pôles de l’éthique et de l’économie, alors que l’intérêt économique reste le moteur de la rhétorique moralisatrice.103 Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, tout en reconnaissant brièvement une valeur BP, p. 10, voir aussi p. 1 sur la relation d’État comme « entité spécifique d’un peuple» par rapport à la réalité de ses modalités politiques. 100 Konstruktive Verfassungsprobleme: Rede des Professors Dr. Carl Schmitt gehalten auf der Hauptversammlung des Vereins zur Wahrung der Interessen der chemischen Industrie Deutschlands e.V. am 4. November 1932. Berlin, Maurer & Dimmick, p. 8-10.Voir sur le sujet: J. Meierhenrich (2016) « Fearing the disorder of things » dans Oxford Handbook of Carl Schmitt, p. 193. 101 «Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland», 1933, p. 361-2; J. Meierhenrich (2016) op.cit., p. 193. Samuel Moyn indique que le langage « simplement descriptif » de Schmitt avait évolué en 1931 en un programme «explicitement évaluatif» (Oxford Handbook, op. cit., p. 293). Néanmoins, si l’on considère les livres antérieurs de Schmitt, par exemple son ouvrage La crise de la démocratie parlementaire de 1923-1926, on y trouve des remarques sur la confusion faite au 19e siècle entre la somme totale des électeurs et la personnalité totale d’un peuple (GLP, notes , n.19 ; voir aussi GLP, trad. angl., p. 98), il en va de même dans la conférence sur L’ère des neutralisations et des dépolitisations de 1929 en tant que neutralisations technologiques absorbantes de la nouvelle ère (BP, trad. fr., p. 137), et dans sa conférence sur Hugo Preuss de 1930 : totalité et nonconscience statique (HP, p. 356). En 1932, Schmitt publie un article critique sur ‘Les nouveaux développements de l’État total en Allemagne’’ (Weiterentwicklung des totalen staats en Deutschland). Voir sur son alignement sur les nazies, en décembre 1933 : R. Mehring, 2014, Carl Schmitt, p. 269 ; comparer, p. 276. Néanmoin, en 1933, « Neubau des Staats- und Verwaltungsrechts» fait l’éloge d’Hitler, présenté comme le nouveau nomos en faisant référence à l’idée grecque du monarque comme loi vivante. Staat, Bewegung, Volk remet en question la relation entre l’État total et la dictature et indique que cette distinction doit continuer d’exister jusqu’à ce que l’éducation politique coordonnée soit terminée (SBV, p. 46). Cette continuité entre Die Wendung zum totalen Staat et la disparition de la politique se reflète également dans la nouvelle introduction de Schmitt à la Théologie politique en 1933. 102 BP, p. 68. 103 BP [trad. fr.], p. 115-116 (BP.syn, p. 212-14). 99 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. à la définition du politique par « ce qui n’est pas le politique » chez Bluntschli, Schmitt critique cependant la réduction du « politique » à un discours juridique. Cette distinction entre « politique » et « non politique » n’est pas d’ordre juridique selon Schmitt. A partir d’une première note de bas de page dans l’essai de 1927 sur le concept de politique, une idée significative du caractère distinctive et contrasté de politique s’est développée en prenant position contre l’héritage de juristes libéraux tels que J. K. Bluntschli.104 Dans d’autres cas, les reformulations économiques et la fabrication éthique dans le cadre d’interprétations « sociologiques » de la théorie de l’État sont des exemples similaires contre ce caractère de politique tout en le remplaçant dans d’autres domaines. Un exemple notable à cet égard est celui du sociologue et économiste politique allemand Franz Oppenheimer, auteur de Freiland in Deutschland publié à Berlin en 1895. Militant depuis le début du siècle en faveur du sionisme, Oppenheimer publie en 1908 Der Staat ; cet ouvrage a une influence considérable sur les milieux libertaires, communautaires et anarchistes en Allemagne et à l’étranger ; il est traduit à plusieurs reprises dans les années 1920.105 Schmitt mentionne de façon critique le livre d’Oppenheimer dans l’essai de 1927 ; cette critique de la « sociologie fondamentale de l’État » d’Oppenheimer est développée dans le huitième chapitre de l’édition de 1932 de son livre sur le concept de politique; elle porte en particulier sur la distinction entre État et société qui est 104 BP.syn, p. 58 (BP [trad. fr.], p. 58, p. 193); FP, p. 194. « Der Gegensatz von Recht und Politik vermengt sich leicht mit dem Gegensatz von Zivilrecht und öffentlichem Recht, z. B. Bluntschli, Allgem. Staatsrecht I (1868), S.219: „Das Eigentum ist ein privatrechtlicher, nicht ein politischer Begriff.“ Die politische Bedeutung dieser Antithese trat besonders bei den Erörterungen über die Enteignung des Vermögens der früher in Deutschland regierenden Fürstenhäuser 1925 und 1926 hervor; als Beispiel sei folgender Satt aus der Rede des Abg. Dietrich (Reichstagssitzung vom 2. Dezember 1925, Berichte 4717) erwähnt: „Wir sind nämlich der Meinung, daß es sich hier überhaupt nicht um zivilrechtliche Fragen, sondern lediglich um politische Fragen handelt“ (Sehr gut! bei den Demokraten und Links). » (ibid). 105 Malgré ses publications antérieures, Der Staat d’Oppenheimer est largement mais particulièrement discuté dans les années 1920 avec la multiplication de traductions dans d’autres langues (y compris l’hébreu, le yiddish et le russe). Il convient également de mentionner dans ce contexte les travaux du sociologue Ludwig Gumplowicz (1938-1909) et ses théories de la concurrence raciale (Rassenkampf) sur la généalogie sociologique de l’État. Inspiré également par Gumplowicz, Oppenheimer a proposé une « théorie de la conquête de l’État». Oppenheimer écrit : « L’État, dans sa genèse, et essentiellement et presque complètement au cours des premières étapes de son existence, est une institution sociale, imposé par un groupe d’hommes victorieux sur un groupe vaincu, dans le seul but de réglementer la domination du groupe victorieux sur les vaincus, et de se prémunir contre la révolte de l’intérieur et les attaques de l’étranger. Sur le plan téléologique, cette domination n’avait d’autre but que l’exploitation économique des vaincus par les vainqueurs. Aucun État primitif connu de l’histoire n’est né d’une autre manière. Partout où une tradition fiable rapporte le contraire, soit elle concerne la fusion de deux États primitifs pleinement développés en un seul corps d’organisation plus complète, soit elle est une adaptation aux hommes de la fable des moutons qui a fait d’un ours leur roi pour être protégé contre le loup. Mais même dans ce dernier cas, la forme et le contenu de l’État sont devenus exactement les mêmes que dans les États où rien n’est intervenu et qui sont immédiatement devenus des ‘États-loups’. » (1920, p. 15). Voir sur le sujet : Hans-Hermann Hoppe (2001) Anarcho-Capitalism: An Annotated Bibliography (www.lewrockwell.com); voir aussi Paul Gottfried (1999) « Introduction» dans Franz Oppenheimer, The State, Londres, Routledge, p. viii. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. restée superficiellement stérile pour la politique. Cependant, sur ce sujet, Schmitt semble donner raison à Oppenheimer lorsqu’il indique que le concept d’État est déterminé par des moyens politiques et lorsqu’il défend un concept de société qui a des aspects non politiques. Pourtant, Schmitt critique vivement le « remplacement » de la politique et de l’État par l’éthique et l’économie chez Oppenheimer : « Les thèses de Franz Oppenheimer en sont le meilleur exemple pour ces dernières décennies. Oppenheimer proclame que son but est l’extirpation de l’État. Son libéralisme est si radical que, même réduit au rôle d’appariteur armé, l’État ne saurait échapper à sa contestation. D’entrée, il met en œuvre son extirpation au moyen d’une définition qui est un jugement de valeur de caractère passionnel. En effet, le concept d’État, selon lui, est défini par le moyen politique, le concept (essentiellement apolitique) de société par le moyen économique. Quant aux qualificatifs qui servent ensuite à définir le moyen politique et le moyen économique, ils ne sont que des périphrases caractéristiques de ce refus émotionnel de la politique et de l’État dont l’éloquence se déploie entre les pôles de l’éthique et de l’économie, des antithèses ouvertement polémiques qui reflètent le rapport polémique entre État et société, politique et économie dans l’Allemagne du XIXe siècle. » 106 Ce remplacement essentiellement « économique » de la distinction politique apparaît à Schmitt comme une réorientation au nom de « l’esprit coopératif » (der genossenschaftliche Geist). Dans Der Begriff des Politischen, Schmitt, faisant référence à une étude sur Franz Oppenheimer, indique (dans une note de bas de page) : « Le moyen économique, c’est l’échange ; c’est la réciprocité de la prestation et de la prestation en retour et partant la mutualité, l’égalité, la justice et la paix et finalement rien moins que l’esprit coopératif de concorde, de fraternité et de justice lui-même. »107 Schmitt décèle un point de rencontre des 106 BP [trad. fr.], p. 123. « Hierfür sind aus den letzten Jahrzehnten die Thesen Franz Oppenheimers das beste Beispiel. Als sein Ziel proklamiert Oppenheimer die „Ausrottung des Staates“. Sein Liberalismus ist so radikal, daß er den Staat nicht einmal mehr als bewaffneten Bürodiener gelten läßt. Die „Ausrottung“ setzt er nun gleich mittels einer wert- und affektbeladenen Definition ins Werk. Der Begriff des Staates soll nämlich durch das „politische Mittel“, der Begriff der (wesentlich unpolitischen) Gesellschaft durch das „ökonomische Mittel“ bestimmt sein. Die Prädikate aber, durch welche dann das politische und das ökonomische Mittel definiert werden, sind nichts als charakteristische Umschreibungen jenes in der Polarität von Ethik und Ökonomik schwingenden Pathos gegen Politik und Staat und unverschleiert polemische Antithesen, in denen sich das polemische Verhältnis von Staat und Gesellschaft, Politik und Wirtschaft des deutschen 19. Jahrhunderts spiegelt . » (BP.syn, p. 232-234). 107 BP [trad. fr.], p. 123; Voir aussi, BP [trad. fr.], p. 202, n.27. voir aussi: « Das ökonomische Mittel der Tausch; er ist Reziprozität von Leistung und Gegenleistung, daher Gegenseitigkeit, Gleichheit, Gerechtigkeit und Frieden, schließlich nicht weniger als „der genossenschaftliche Geist der Eintracht, Brüderlichkeit und Gerechtigkeit“ selbst, [REF. : F. Sander, "Gesellschaft und Staat, Studie zur Gesellschaftslehre von Franz Oppenheimer“] das politische Mittel dagegen ist „erobernde außerökonomische Gewalt“, Raub, Eroberung und Verbrechen aller Art. Eine hierarchische Wert-Ordnung des Verhältnisses von Staat und Gesellschaft bleibt bestehen; aber während die von Hegel systematisierte Staatsauffassung des deutschen 19. Jahrhunderts einen hoch über dem „Tierreich“ der „egoistischen“ Gesellschaft stehenden Staat als ein Reich der Sittlichkeit und objektiven Vernunft Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. diverses mesures économique et intellectuelle, où les adversaires capitalistes et anticapitalistes se complètent et deviennent des partenaires,108 où l’universalité socialiste d’une société sans État pourrait beaucoup apprendre de l’économie libérale et de son élan enthousiaste vers un esprit humanitaire; et enfin, où les transformations et les dissolutions (aufzulösen) d’un libéral, d’un communiste et d’un révolutionnaire professionnel sont toutes orientées par des termes et des fins à venir juridiquement et économiquement similaires.109 La tonalité quelque peu apocalyptique des avertissements contenus dans les derniers chapitres Der Begriff des Politischen a pour origine le second et le troisième chapitre où Schmitt a discuté du danger que représentait l’utilisation d’images et de noms « secondaires »110 pour qualifier l’ennemi, comme le « mal » (sur le plan moral) ou le « laid » (sur le plan esthétique). Avec ces substitutions, l’image représentée de l’ennemi politique (à « vaincre » en termes politiques) doit céder la place aux embellissements spirituels d’une politique coloniale (à « faire disparaître » comme ennemi de l’humanité).111 D’autres exemples d’une telle éviction de la distinction politique se trouvent également dans les conceptions libérales visant à rétablir une distinction politiquement visible entre les idées romantiques de « débattre avec l’adversaire » ainsi que les idées économiques de « concurrent », et les oppositions normatives ou « purement » intellectuelles ou spirituelles.112 Du fait de la disparition progressive de la konstruierte, ist die Wert-Ordnung jetzt umgekehrt, und die Gesellschaft steht als eine Sphäre der friedlichen Gerechtigkeit unendlich höher als der Staat, der zu einer Region gewalttätiger Immoralität degradiert wird. Die Rollen sind vertauscht, die Apotheose ist geblieben. » (BP.syn , p. 234). Il convient de mentionner ici la thèse de doctorat d’Oppenheimer sur l’économiste David Ricardo. À partir de 1919, Oppenheimer devient titulaire de la première chaire de sociologie à l’Université Goethe de Francfort. Dans le contexte de la pensée sociologique d’une génération notamment marquée par les débats de Weber et Gierke, un point de départ important pour Oppenheimer était la « domination ». Contrairement à Max Weber et à l’idée de la mise en œuvre d’une relation de pouvoir (personnelle), Oppenheimer a appliqué la typologie à l’origine dichotomique de Gierke et a décrit la « domination » comme la «relation entre deux classes sociales inégales». Ainsi, la domination est devenue un rapport social vertical, alors qu’au niveau horizontal, c’était une coopération ou comme chez Gierke, une communion, un élément associatif. 108 Voir par exemple : « Gelingt es, die ganze Menschheit nam dem Gegensatz von Proletarier und Bourgeois als Freund und Feind in Proletarier- und Kapitalistenstaaten zu gruppieren und verschwinden darin alle andern Freundund Feindgruppierungen, so zeigt sich die ganze Realität- des Politischen, welche diese zunächst scheinbar "rein" ökonomischen Begriffe erhalten haben. » (BP, p. 38). 109 BP, 28-29. BP [trad. fr.], p. 66-67, Voir ses commentaires sur l’économie de gauche et le passage à l’universalité d’une société sans État : BP [trad. fr.], p. 75-77, p. 79-80, p. 198, n.11; sur l’économie libéral et le passage à l’humanisme, BP [trad. fr.], p. 83 voir aussi son «L’ère des neutralisations et des dépolitisations» de 1929: BP [trad. fr.], p. 135-136, p. 138-140. « Der Liberalismus hat in einem für ihn typischen [...] Dilemma von Geist und Ökonomik den Feind von der Geschäftsseite her in einen Konkurrenten, von der Geistseite her in einen Diskussionsgegner aufzulösen versucht. » (BP, p. 28). 110 Voir sur « de nombreux concepts secondaires du ‘politique’ » (zahlreiche sekundäre Begriffe von ‘politisch’) : BP, p. 30, BP [trad. fr.], p. 68. 111 BP [trad. fr.], p. 65-66. BP [trad. fr.], p. 74-75. 112 BP [trad. fr.], p. 64-65, aussi, p. 66. « Die Begriffe Freund und Feind sind in ihrem konkreten, existenziellen Sinn zu nehmen, nicht als Metaphern oder Symbole, nicht vermischt und abgeschwächt durch ökonomische, moralische und andere Vorstellungen, am wenigsten in einem privat-individualistischen Sinne psychologisch als Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. distinction relative entre l’État et la société (non politique), la quête d’un sens « purement apolitique » de la politique (provenant du « social », donc, du non-politique) apparaît finalement contraire à la politique des partis libéraux eux-mêmes. La politique équivaut à l’État, l’État au parti, et donc la politique au parti. À cet égard, les intensifications et tensions divisent l’entité politique de l’État en partis. Une caractéristique de la politique des partis est donc qu’elle juxtapose une pluralité de points de vue qui nuit à la visibilité de l’unité politique. La politique de parti (= d’État) transforme la tâche de l’État moderne qui consiste à neutraliser les conflits internes en une logique de guerre civile contre toute visibilité politique : l’intensification politique des distinctions et des différences au niveau de cet État n’accroît pas la visibilité de la politique, mais approfondit plutôt ses différences internes, et rend possible une guerre interne toujours présente.113 Au sujet des dernières étapes historiques de ces « substitutions », décrites dans la conférence de Schmitt à Barcelone en 1929 et la « Tyrannie des valeurs » de 1959, il y a également une culture dans laquelle les valeurs elles-mêmes sont privilégiées et échangées les unes avec les autres de manière abstraite et sans signification pour les gens ; ce sont les dernières étapes des neutralisations et dépolitisations en tant que processus accéléré dont la « neutralité » devient la principale valeur ou le principe; ou dans laquelle la technicité devient une « nouvelle religion » de la neutralité. Selon Schmitt, ces types de fabrications et de substitutions culturelles apparaissent dans un contexte d’hostilité à l’égard de la politique.114 La visibilité de ce qui appartient à la politique moderne ne peut pas être à nouveau dépassée par une autre logique. Il n’y a pas de valeur éthique ou économique Ausdruck privater Gefühle und Tendenzen. Sie sind keine normativen und keine „rein geistigen"‘ Gegensätze. Der Liberalismus hat in einem für ihn typischen (unter 8 näher zu behandelnden) Dilemma von Geist und Ökonomik den Feind von der Geschäftsseite her in einen Konkurrenten, von der Geistseite her in einen Diskussionsgegner aufzulösen versucht. Im Bereich des ökonomischen gibt es allerdings keine Feinde, sondern nur Konkurrenten, in einer restlos moralisierten und ethisierten Welt vielleicht nur noch Diskussionsgegner. » (BP, p. 28) 113 BP [trad. fr.], p. 69-70. 114 « S’il n’y avait plus sur terre que de la neutralité, ce serait la fin, non seulement de toute guerre, mais aussi celle de la neutralité elle-même, tout comme c’est la fin de toute politique, y compris celle d’une politique visant à éviter le combat, dès lors que l’éventualité concrète du combat disparaît. Les seuls facteurs déterminants sont l’éventualité de la situation décisive, c’est-à-dire celle du combat réel, et l’acte de décider si cette situation est donnée ou non. [...] Un monde, d’où l’éventualité de cette lutte aurait été entièrement écartée et bannie, une planète définitivement pacifiée serait, un monde sans discrimination de l’ami et de l’ennemi et par conséquent un monde sans politique. Ce monde-là pourrait présenter une diversité d’oppositions et de contrastes peut être intéressants, toutes sortes de concurrences et d’intrigues, mais il ne présenterait logiquement aucun antagonisme au nom duquel on pourrait, demander à des êtres humains de faire le sacrifice de leur vie et donner à certains le pouvoir de répandre le sang et de tuer d’autres hommes. Une fois de plus, il est sans importance pour la définition du politique que l’on appelle ou non de ses vœux, comme un idéal, ce monde sans activité politique. On ne saurait saisir le phénomène politique en faisant abstraction de cette éventualité concrète du regroupement en amis et ennemis, quelles qu’en soient les incidences sur le jugement porté sur la politique d’un point de vue religieux, moral, esthétique ou économique. » (BP [trad. fr.], p. 72-74) ; Voir aussi sur le sujet la conférence de 1929 : BP [trad. fr.], p. 137-138. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. supérieure (comme le pacifisme) par laquelle la visibilité politique pourrait être remplacée. Bien que le politique ait un caractère distinctif qui transcende les autres domaines de la vie, la politique ne doit pas être dépassée par une définition ou une conception secondaire de celleci : la logique du politique reste incontournable. Dans tout acte de substitution ou de transévaluation de ces limites politiques par des valeurs éthiques ou économiques prétendument supérieures (comme celles du pacifisme), la seule propriété distinctive qui reste à la politique est ses tensions internes et externes, ou sa logique d’intensification. Malgré l’évocation du pacifisme en termes glorieux de valeurs, de droits et de sécurité universelle, par la subordination du politique à un cadre prétendument supérieur, son contraire peut se révéler en politique comme « nécessairement et exceptionnellement intense et inhumaine ».115 De même, les diverses tentatives de « transcender » la politique (en tant que catégorie de caractère distinctif et contrasté par rapport des autre domaines de la vie) font intrinsèquement partie de la situation de la République de Weimar selon Schmitt. Cela apparaît par exemple dans les commentaires que fait Schmitt sur la Société des Nations qui tentait de transcender les frontières déjà visibles des entités politiques, de « transcender » les « frontières des États » et « d’ignorer l’intégrité territoriale, l’impénétrabilité et l’imperméabilité » des États existants (ce qui, au niveau politique des principes, n’est pas différent de l’attitude de la Troisième Internationale en 1919.116 Ainsi, une critique inverse mais similaire est également lisible au sein les nombreuses indications de Schmitt relatives à une « transcendance excessive », notamment de la part de « l’anti-religion de la technicité russe ». Elle a dépassé extérieurement l’idée de l’Europe qui était celle du XIXe siècle, alors qu’elle opère elle-même un retour assez « intense » à un certain type d’étatisme.117 Avec le déclin de l’idée d’État et de ses distinctions visibles, les approches non politiques de la politique ont donné un sens exagéré à la politique. La substitution à la visibilité politique de significations excessivement apolitiques reste néanmoins, du point de vue de la logique du politique, une impossibilité. Toutes ces expressions du « pacifisme », de « l’universalisme », de « l’internationalisme », du « communisme », etc. sont encore un dépassement du politique au nom d’un supposé contraste 115 BP [trad. fr.], p. 74-75 BP [trad. fr.], p. 97-99. La Troisième Internationale (1919-1943), l’Internationale communiste, ou Komintern, a tenu sept congrès mondiaux entre 1919 et 1935 à Moscou. Elle est devenue une organisation internationale qui prônait le communisme mondial. Lors de son deuxième congrès, elle se fixe comme orientation la « lutte » par « tous les moyens disponibles, y compris la force armée », pour « le renversement de la bourgeoisie internationale », et «la création d’une république soviétique internationale comme étape de transition vers la complète abolition de l’État ». (Sur les manifestations et tactiques du Komintern, voir Harold H. Fisher (1955) The Communist Revolution, particulièrement, p. 13). 117 Voir le contraste entre une idée européenne (disons napoléonienne) et le « regard » révolutionnaire russe sur l’idée de l’Europe et de la modernité : par exemple BP [trad. fr.], p. 132-133. Voir aussi, TP [trad. fr.], p. 260-261. 116 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. de niveau « supérieur ». Elles ont « transcendé » les limites mêmes de toute action rationnelle déterminée par les regroupements et les tensions socio-historiques communautaires. En confondant la politique avec des catégories hyperboliques telles que la paix perpétuelle, la fin de l’histoire, le communisme, etc., ce qui reste ne sera qu’une politique toujours plus « intensive ». 3). La simple voie « conduisant à la guerre » : Selon Schmitt, la politique n’est pas visible en tant qu’une simple voie « conduisant à la guerre » ; La disparition de la visibilité politique coïncide, avec une conception erronée de la politique en tant que continuation de la guerre. Par l’équivalence entre politique et parti (comme dans la politique des partis), les antagonismes entre les partis politiques nationaux entrent au service de « l’ffaiblissement » d’une « unité politique englobante », tandis que les entités politiques comme l’État comportent une fragilité « externe » au niveau interétatique. Afin de restreindre la logique interne conduisant à la guerre civile, la politique de partis doit restituer une « valeur » à la « guerre » au niveau interétatique en tant que source visible. La politique est donc mal comprise lorsqu’on en fait « la poursuite de la guerre ».118 Du texte de 1927 à sa « Théorie du partisan » de 1963, la récupération russe de Hegel en exil, médiatisée par Marx et réalisée par Lénine, est l’objet d’une critique constante car elle « transforme maintenant tous les concepts politiques en un instrument de sa bataille ».119 Au-delà de cela, Schmitt souligne que la guerre, qu’elle soit déclenchée avec quelque justification que ce soit, n’est ni « l’objectif » (Ziel), ni le « but » (Zweck), ni même le « contenu » (Inhalt) de la politique.120 Selon son concept de politique, comme nous l’avons vu, ce qui appartient à la politique n’est pas équivalent à des entités politiques particulières comme l’État ou la guerre. Pourtant, une logique politique de la décision apparaît toujours comme un principe efficace et formel au sein des d’entités concrètes telles que l’État moderne et la guerre moderne. C’est toujours le cas dans la Théorie du partisan où la réalité de la distinction BP [trad. fr.], p. 71-73. « Der militärische Kampf selbst ist, für sich betrachtet, nicht die „Fortsetzunf der Politik mit andern Mitteln“, wie das berühmte Wort von Clausewitz meistens unrichtig zitiert wird. » (BP.syn, p. 102104). « La lutte militaire elle-même n’est pas, en soi, la « continuation de la politique par d’autres moyens », comme le célèbre mot de Clausewitz est généralement mal cité. » (ibid). 119 Voir, BP [trad. fr.], p. 106-7, p. 113 ; Voir aussi TP [trad. fr.], dans BP [trad. fr.], p. 250-4; p. 255-6; p. 302-3. Dans ce contexte, celui de la critique de l’accession dangereuse de la notion d’inimitié à l’universalité, vers la fin du septième chapitre de BP, Schmitt mentionne également la conception léniniste de l’inimitié, qui malgré la véritable « clarté » de cette distinction comprend une « annihilation » caractéristique du « capitalisme bourgeois et occidental ». (BP [trad. fr.], p. 112-113). Son histoire des conceptions modernes de l’inimitié (Théorie du partisan, 1963) met une fois de plus en parallèle l’altération d’une catégorie hégélienne en Russie, avec un ton critique à l’encontre de la réappropriation par Lénine de la conception de la guerre comme continuation de la politique chez Clausewitz. 120 BP.syn, p. 106 ; BP [trad. fr.], p. 72. 118 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. ami/ennemi se reflète en tant qu’unité politique : « Une précision décisionniste préside au fonctionnement de toute organisation moderne et singulièrement à celui de toute armée régulière et étatique moderne ; Cela implique que la question-clé de la situation d’un général d’aujourd’hui se pose très exactement sous forme d’alternative absolue. [...] Il n’en reste pas moins que l’atmosphère de la monarchie prussienne légitime de l’époque, même en cas de conflit, paraîtra moins franche, moins tranchée, moins décisionniste et étatique aux yeux de l’observateur d’aujourd’hui. Nous n’avons pas à en discuter ici. L’essentiel est que la couleur locale propre aux différentes époques n’enlève rien de sa netteté à la question fondamentale, qui est de savoir qui est l’ennemi réel. »121 En ce qui concerne cette décision réelle à propos de l’unité politique, la guerre en soi ne peut pas être l’initiatrice d’une réelle visibilité politique. Dans ce sens, la guerre n’est pas une entité politique en elle-même. Ainsi, la décision quant à la question « qui est l’ennemi ? » devrait être prise par les politiciens et non par les soldats. De plus, aucun sens de la politique ne se trouve dans les tensions pures ou ne peut être déduit de la simple agressivité des professionnels du combat. Der Begriff des Politischen récuse donc une conception politique de la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens » attribuée à Carl von Clausewitz suite à diverses « interprétations erronées » de sa célèbre devise : La définition que nous donnons ici du politique n’est ni belliciste, ni militariste, ni impérialiste, ni pacifiste. Elle n’est pas davantage une tentative de présenter la guerre victorieuse ou la révolution réussie comme un idéal social, car la guerre ou la révolution ne sont ni un fait social, ni un fait idéal. Quant au combat militaire considéré en luimême, il n’est pas la poursuite de la politique par d’autres moyens, pour rappeler la façon, d’ailleurs inexacte, dont on cite habituellement le mot célèbre de Clausewitz, il a, en tant que guerre, son optique et ses règles propres, stratégiques, tactiques et autres, qui supposent cependant toutes que la décision politique, celle qui désigne l’ennemi, est un fait donné préalable. Dans une guerre, les adversaires s’affrontent en général ouvertement comme tels, ils se distinguent même normalement par leur uniforme, et de ce fait la discrimination de l’ami et de l’ennemi n’est plus un problème politique que le soldat au combat aurait à résoudre. [...] L’homme politique est mieux entraîné au combat que le soldat parce que l’homme politique se bat toute sa vie, alors que le soldat ne le fait qu’exceptionnellement. La guerre est loin d’être l’objectif, la fin, voire la substance du politique, mais elle est cette hypothèse, cette réalité éventuelle qui gouverne selon son mode propre la pensée et l’action des hommes, déterminant de la sorte un comportement spécifiquement politique.122 Dans ce cadre, on peut suivre Reinhard Koselleck lorsqu’il affirme que le concept de politique comporte un équilibre symétrique formel de la distinction ami / ennemi qui entraîne que, lors 121 122 TP [trad. fr.], p. 296. BP [trad. fr.], p. 71-72. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. d’une guerre déséquilibrée ou d’un conflit asymétrique, celui qui fait de la paix un concept plus élevé que la distinction entre ami et ennemi semble toujours obligé de « présupposer » que, dans l’intérêt de cette paix, « il y a au moins deux parties qui sont disposées et capables de parvenir à un règlement ».123 4). Formes alternatives : Dès la première page de Der Begriff des Politischen, il est clair que l’entité politique essentielle qu’est l’État n’est qu’une des nombreuses entités possibles qui peuvent servir de véhicule au « politique ». À cet égard, les implications pour les formes politiques alternatives sont également présentes dans les différentes éditions du texte de 1927 à 1963 sous la forme d’une opposition à l’équivalence de la politique et de l’État : L’État au sens strict du terme, l’État, phénomène historique, c’est un mode d’existence (un état) spécifique d’un peuple, celui qui fait loi aux moments décisifs, constituant ainsi, en regard des multiples statuts imaginables, tant individuels que collectifs, le Statut par excellence. Il n’est pas possible d’en dire plus pour le moment. Les éléments caractéristiques de cette représentation d’un peuple et de son statut se définissent à leur tour à partir du caractère politique qui leur est inhérent et ils échappent à l’entendement s’il y a erreur sur l’essence du politique.124 123 Voir les propos sur le « contre-concept asymétrique » de Koselleck et ses remarques finales sur une conception du « politique » (à l’origine en anglais en 1985) :« It is only within the horizon of expectation of a ‘Menschheit’ left to its own devices that the formula ‘friend and foe’ can be understood, a formula that still remains ideologically overused. Following upon the substantive emptying of this universalistic and at the same time dualistic conceptual couple in the twentieth century, it was the scientific achievement of Carl Schmitt to formalize the contrast of classes and peoples and deploy them both functionally and ideologically in their various substantive formulations in such a manner that only the basic structure of possible contrasts became visible. The conceptual couple Friend and Foe is characterized by its political formalism, delivering a frame for possible antitheses without identifying them. In the first place, because of its formal negation, this concerns purely symmetrical counter-concepts, for, in the case of Friend and Foe, there exists a definition of oneself or of one’s Foe that is open to simultaneous use by both sides. These are epistemological categories whose substantial content (determined through historical experience) can serve to asymmetrically load both linguistic fields. However, Schmitt might have concretized this contrast from his own position, he has coined a formula that cannot be outstripped as a condition of possible politics. This is a concept of the political, not of politics. Whoever places peace as a concept overlaying Friend and Foe has to presuppose that, for peace, at least two parties exist who are willing and able to arrive at a settlement. ‘Non ergo ut sit pax nolent sed ut ea sit quam volunt’ [St. Augustine, City of God, 19:12]. Not that one shies from peace, but that each seeks his own peace. As long as human agencies exclude and include, there will be asymmetric counterconcepts and techniques of negation, which will penetrate conflicts until such time as new conflicts arise. » (1985, dans Future Past, p. 191). Sur Koselleck et Schmitt, voir la thèse de doctorat de Timo Pankakoski, en particulier ses parties publiées sous forme d’articles en 2010 et 2013. Voir également la publication récente de S. Huhholz (2019) Von Carl Schmitt zu Hannah Arendt ? Berlin, Duncker & Humblot, en part., p. 55-82. 124 BP [trad. fr.], 1932/63, p. 57-8 ; Voir aussi l’édition 1927: „Der Begriff des Staates setzt den Begriff des Politischen voraus. Staat ist der politische Status eines Volkes. Damit ist nur eine erste Umschreibung, keine Begriffsbestimmung des Staates gegeben. Eine solche ist hier, wo es sich um das Wesen des Politischen handelt, auch nicht erforderlich. Wir dürfen es dahingestellt lassen, was der Staat seinem Wesen nach ist, eine Maschine oder ein Organismus, eine Person oder eine Einrichtung, eine Gesellschaft oder eine Gemeinschaft, ein Betrieb oder ein Bienenstock, oder vielleicht gar eine „Verfahrensgrundreihe“. Alle diese Definitionen und Bilder nehmen zuviel an Deutung, Sinngebung, Illustrierung und Konstruktion vorweg und können daher keinen geeigneten Ausgangspunkt für eine einfache und elementare Darlegung bilden. Staat ist seinem Wortsinn und Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. En vérité, suite à son évolution excessivement technique/neutre au 19ème siècle, l’État est devenu une institution inefficace, privée de la capacité de reconnaître et de traiter politiquement les affaires publiques. Le politique repose désormais largement sur ce qui est en dehors des institutions étatiques. Cela a déjà eu pour conséquence la propagation du désordre et de la violence au sein de la société, ce qui peut conduire à précipiter la fin de l’État. Pourtant, ce changement confère également une efficacité nouvelle à des formes politiques alternatives ; une situation nouvelle à laquelle il importe, selon Schmitt, de réagir activement sur le plan de la théorie. Les institutions de l’État peuvent prendre une configuration moins formelle et moins normative. Ainsi, un concept du politique peut toujours être pensé en fonction de ces entités en développement. C’est dans cette possibilité politique que Schmitt évoque : « Chacun des nombreux changements et bouleversements de l’histoire et de l’évolution de l’humanité a fait apparaître des formes nouvelles et des dimensions nouvelles de la configuration politique, il a anéanti des organismes politiques anciens et provoqué des guerres extérieures et des guerres civiles, il a tantôt accru et tantôt réduit le nombre des unités politiques organisées. »125 Le caractère spécifique de l’idée de l’État diminue progressivement et il n’est plus en mesure de contenir toutes les tensions et les intensités qui conditionnent la vie politique d’un peuple. De nouvelles conceptions surviennent et toute interaction sociale qui peut atteindre un certain niveau d’intensité peut être considérée comme politique. Fondées également sur une distinction relative (ni séparation totale, ni intégration pure, ni identité) de l’État et de la société, les nouvelles institutions étatiques doivent être plus efficaces, précisément parce qu’elles doivent affronter ouvertement les contingences et les conflits qui ont cours au sein de la société, en vue de les neutraliser de manière plus active, et ainsi de ne pas rester simplement passives. Le concept de politique identifie de nouvelles possibilités dans diverses formes politiques en développement. Cela se manifeste par exemple par l’introduction de la possibilité de « groupements subordonnés », de « substructures à caractère politique secondaire » (Untergebilde sekundär politischen Charakters) au sein d’une communauté.126 Cependant, peu seiner Erscheinung nach ein besonders gearteter Status eines Volkes. Mehr lässt sich dazu nicht sagen. Alle Merkmale dieser Vorstellung - Status und Volk - erhalten ihren Sinn durch das weitere Merkmal des Politischen und werden unverständlich, wenn das Wesen des Politischen mißverstanden wird.“ (BP.syn, p. 56). 125 BP [trad. fr.], p. 85. 126 BP [trad. fr.], p. 88-9. Schmitt : « Ce pouvoir de disposer de la vie physique des hommes met la communauté politique au-dessus de toute autre espèce de communauté ou de société. D’autre part, au sein de cette communauté, des organisations subordonnées à caractère politique secondaire peuvent exister en disposant de droits spécifiques ou : acquis par délégation, en disposant même d’un ‘jus vitae ac necis’ limité aux membres d’un groupe restreint. » (BP [trad. fr.], chap.5, p. 88). Pourtant, ce « caractère secondaire » doit être distingué des critiques concernant les exemples de « définitions » et de « conceptions secondaires » comme dans diverses versions de l’équation du « politique » et de « l’étatique » (voir par exemple, BP [trad. fr.], chap.3, p. 68). Voir Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. d’institutions peuvent mobiliser le pouvoir infrastructurel et symbolique nécessaire pour accomplir cette tâche active. La véritable tâche restrictive consiste à rechercher, préserver et limiter la disparition « totale ». En représentant et en préservant de manière neutre l’orientation des caractéristiques ultimes d’un « ordre interne » (innerstaatliche Ordnung), l’État neutre acquiert un caractère essentiel « d’entrave » au désordre ultime. Cela constitue sa grande image d’orientation « retardatrice »127 : Lorsque toutes les distinctions (telles que celles entre l’État et le social, entre la politique et l’économie) et toutes les incompatibilités se dissolvent, il ne reste plus que la distinction entre ami et ennemi. L’ordre interne consiste à maintenir la distinction ultime primaire latente par des distinctions secondaires. L’État neutre comme katechon.128 Dès sa thèse d’habilitation, en 1914, Schmitt a recherché une réponse moderne qui pourrait refléter et clarifier le caractère sans-fondement de la politique des temps modernes. A partir du milieu des années 1930, Schmitt s’intéresse de plus en plus à d’autres arrangements institutionnels qui pourraient correspondre à sa compréhension existentielle du « politique ». Dans ce cadre, une contribution aux formations et groupements identitaires pourraient être réalisés par des institutions autres que l’État. La centralité des institutions non gouvernementales dans la constitution des identités politiques est devenue une possibilité théorique que Schmitt a longuement explorée vers la fin de sa vie et à laquelle il a donné diverses réponses.129 aussi: "Ein menschlicher Verband, der auf diese Konsequenzen der politischen Einheit verzichten wollte, wäre kein politischen Verband, denn er würde auf die Möglichkeit verzichten, maßgebend darüber zu entscheiden, wen er als Feind betrachtet und behandelt. Durch diese Macht über das physische Leben der Menschen erhebt sich die politische Gemeinschaft über jede andere Art von Gemeinschaft oder Gesellschaft. Innerhalb der Gemeinsmalt können dann wieder Untergebilde sekundär politischen Charakters bestehen mit eigenen oder übertragenen Befugnissen, selbst mit einem auf die Angehörigen einer engeren Gruppe beschränkten jus vitae ac necis. Eine religiöse Gemeinschaft, eine Kirche, kann von ihrem Angehörigen verlangen, daß er für seinen Glauben sterbe und den Märtyrertod erleide, aber nur seines eigenen Seelenheils wegen, nicht für die kirchliche Gemeinschaft als ein im Diesseits stehendes Machtgebilde; sonst wird sie zu einer politischen Größe; ihre heiligen Kriege und Kreuzzüge sind Aktionen, die auf einer Feindentscheidung beruhen wie andere Kriege.“ (BP, p. 48) 127 Dans le dernier chapitre, nous développons la variété des significations métaphoriques du Katechon chez Schmitt. 128 “Wenn alle Unterscheidungen (wie staatlich und gesellschaftlich, politisch und wirtschaftlich) und alle Inkompatibilitäten sich auflösen, dann bleibt wirklich nur die Unterscheidung von Freund und Feind. Die innerstaatliche Ordnung besteht darin, durch sekundäre Unterscheidungen die latente primäre letzte Unterscheidung niederzuhalten. Der neutrale Staat als Katechon" GL II, p. 313 (16 April of 1955). 129 Voir sur ce point: J. Meierhenrich & O. Simons (2016) op. cit. p. 3-72; aussi C. Schönberger (2003) « ‘Staatlich und Politisch’: Der Begriff des Staates in Carl Schmitts Begriff des Politischen» dans R. Mehring (dir.) Carl Schmitt: Der Begriff des Politischen, Berlin, Akademie Verlag, p. 21-44, ici p. 41-42. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. e) Un commentaire tardif : Le partisan ; l’invisibilité politique et quatre nouvelles images d’un agnostique Peu avant Noël 1962, à la suite d’une opération difficile ayant nécessité une hospitalisation, Schmitt revient au village de Pasel-Plettenberg. Bien qu’il ne puisse pas enseigner au lendemain de la Seconde Guerre, il est impatient de présenter quelques conférences en Espagne au printemps suivant.130 Sa fille Anima, mariée à un célèbre juriste espagnol, vient l’aider à traduire ses conférences comme elle l’a déjà fait auparavant, mais c’est finalement son père obstiné qui corrige lui-même ses notes. Sur le chemin de l’Espagne, son gendre et son ami Álvaro d’Ors131 accompagnent également le vieux professeur dans son voyage à Pampelune, Saragosse et Madrid. Schmitt donne trois conférences en Espagne : une sur L’ordre du monde après la seconde guerre mondiale et deux sur un sujet familier aux oreilles de ses auditeurs espagnols, la Théorie du partisan.132 Lors de la publication de ces deux conférences, Schmitt adjoint un sous-titre frappant à la Théorie du partisan, contenant une référence intrigante aux conceptions de son jeune âge : Commentaire intermédiaire sur le concept de politique (Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen). Comme l’indique la préface de 1963, cette histoire du concept de partisan contient des commentaires à l’adresse de « tous ceux qui ont Au début du mois de mai 1945, l’Allemagne a capitulé sans conditions face aux Alliés. Quelques mois plus tard, Carl Schmitt rédige Das internationalrechtliche Verbrechen des Angriffskrieges und der Grundsatz « Nullum crimen, nulla poena sine lege », un avis juridique à l’appui de la défense de Friedrich Flick, un industriel allemand, au Tribunal militaire international. Le 25 septembre, Schmitt est arrêté et interrogé par les autorités américaines à Berlin. Quelques mois plus tard, les procès commencèrent devant le tribunal militaire international à Nuremberg. Schmitt n’est pas condamné en octobre de l’année suivante après avoir passé près d’un an en détention. Libéré d’une première détention, il est de nouveau arrêté le 19 mars 1947 par les forces Américaines, puis passe encore deux mois dans une autre détention à Nuremberg. Après sa libération en mai 1947, Schmitt se retire à Plettenberg. En décembre, le tribunal militaire rend son jugement. A partir de 1949, la Vereinigung der deutschen Staatsrechtslehrer s’oppose à l’adhésion de Schmitt. Voir sur ce sujet : J. Meierhenrich & O. Simons (2016) op. cit. p. xxviii-xxix. 131 Álvaro d’Ors (1915-2004). 132 Cette conférence sur les principes de l’ordre du monde d’après-guerre a également été publiée dans : SGN, p. 592-618. Voir aussi R. Mehring (20014) p. 490-94. Il convient aussi d’indiquer que les trois villes où eurent lieu les conférences de Schmitt de 1962 sur la théorie du partisan (Madrid, Saragosse et Pampelune) sont également les premières zones touchées par la guerre d’Indépendance espagnole (1807-1814) qui était principalement un conflit entre la France napoléonienne et l’Espagne bourbonienne (avec la Grande-Bretagne et l’Irlande alliées au Royaume du Portugal) pour le contrôle de la péninsule ibérique. La guerre a commencé lorsque les armées française et espagnole ont envahi et occupé le Portugal en 1807, mais s’est intensifiée en 1808 lorsque la France s’est retournée contre l’Espagne, auparavant son alliée. Saragosse est tombée dans la première phase de la guerre en 1809. La même année, Madrid fut l’objet d’une première offensive. C’est à Pampelune que les troupes britanniques sont venues à l’aide de ceux qui étaient précédemment leurs ennemis en encerclant l’armée française. Peu après, pour terminer, elles livrèrent bataille aux troupes espagnoles. La guerre et la révolution contre l’occupation de Napoléon ont conduit à la Constitution espagnole de 1812 qui devint plus tard une pierre angulaire du libéralisme européen. Ce contexte est encore très pertinent pour la Théorie du partisan de Schmitt. 130 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. suivi jusqu’ici la difficile discussion antérieure du concept de politique » vers le nouveau paradigme de l’après-guerre.133 Ce n’est ni une œuvre « corollaire » ni totalement « dépendante », ni une simple révision rétrospective des conceptions de 1927 : il s’agit, à travers cette histoire conceptuelle, de sauvegarder et d’affirmer la position logique du politique au travers des nouvelles obscurités affectant le politique dans son évolution au cours des trois décennies postérieures à la Seconde Guerre : La théorie du partisan débouche sur la notion de politique, sur la recherche de l’ennemi réel et d’un nouveau nomos de la terre.134 À première vue, la fonction politique du partisan apparaît comme un résidu des premiers stades de la politique moderne. Elle mérite d’être défendue comme une dernière sentinelle de la politique dont la destruction n’est pas encore « parachevée ».135 Le ton polémique de la Théorie du partisan vise à maintenir une base logique héritée du « politique ». Comme nous le montrons dans ce qui suit, son orientation est toujours axée sur la clarté non seulement sur le plan analytique mais aussi dans la pratique politique, du sens et de la visibilité. À cet égard, le concept de partisan a connu des développements historiques. Ce processus historique, ses changements et ses divers remplacements de la fonction politique du partisan se traduisent également par une disparition historique d’un discours véritablement politique au sein même de la théorie de l’État. Ainsi, la théorie du partisan constitue le dernier temps du développement de la pensée schmittienne du politique ; elle contient des mises à jour et des corrections conceptuelles tout aussi pertinentes de sa conception du politique.136 Comme nous le montrons dans ce qui suit, cela relie sa conception du politique à diverses critiques développées de 1927 à l’après-guerre : la disparition d’une fonction politique au service des révolutionnaires professionnels de l’Armée rouge, la légalisation de la guerre de partisan de 1907 La Haye à 1949 Genève, son intégration dans la politique de l’époque comme image idéale ou principe associatif dans la guerre froide, la réapparition du terrorisme et la guerre contre la terreur dès 133 TP [trad. fr.], p. 205. TP [trad. fr.], p. 305. 135 TP [trad. fr.], p. 278. 136 Un exemple significatif est sa conception du piratage : Le court essai de Schmitt de 1937 intitulé « Le concept de piraterie » présente la figure du pirate comme une entrée pour l’étude du droit international. Dans ce contexte, l’image du pirate se définit au regard du système juridique interétatique moderne, et elle apparait comme une catégorie anormale dans le le droit international moderne. (Sur le droit maritime colonial, voir : TP [trad. fr.], p. 275-6. Voir aussi sur la distinction essentielle de la piraterie et du partisan, voir : TP [trad. fr.], p. 218-221). A propos du Nomos de la Terre, les conférences de 1962 ont également été l’occasion d’une correction de ses conceptions, notamment celle du partisan du début du capitalisme comme « partisan de la mer » (TP [trad. fr.], p. 234, à comparer avec, NE, p .145). Dans un autre cas, Schmitt a également indiqué un développement de sa conception en référence à l’interruption de la « légitimité dynastique» par la révolution française et l’ère napoléonienne (TP [trad. fr.], p. 309, n.7). 134 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. les années 1960, etc. Parallèlement à la réédition de Der Begriff des Politischen, précédée d’une nouvelle introduction en 1963, les clarifications analytiques et pratiques de la théorie des partisans doivent principalement préserver le concept de politique de la dissolution totale et le protéger des « généralités abstraites », des applications idiosyncrasiques, des utilisations purement « métaphoriques » et symbolisations généralisées.137 De même, dès les premières pages de ce nouveau livre sur l’image moderne du partisan, Schmitt fournit les caractéristiques essentielles et les critères historiques de ce concept distingué de ses éléments non essentiels notamment, pour resserrer le concept et ne pas «se perdre dans des généralités abstraites ». 138 Le concept de partisan comprend quatre caractéristiques centrales : i. Le partisan est connu pour sa mobilité accrue en termes de liberté de mouvement ; ceci constitue sa valeur ou son style de guerre et ses moyens techniques.139 ii. Le partisan se distingue par son engagement « intensifié » dans un groupement.140 iii. Le partisan a un caractère irrégulier : il mène une action de résistance face à une armée régulière en uniforme.141 Cette irrégularité n’est pas une catégorie juridique analysable en termes de légal / illégal.142 iv. Le partisan développe un type d’action spécifiquement terrestre. Son attachement tellurique à un sol n’est ni colonialiste,143 ni celui d’un agresseur.144 Ces quatre critères ne sont ni des énoncés normatifs ni des définitions stipulatives. L’irrégularité, la mobilité accrue, l’intensité de l’engagement politique du partisan et son caractère tellurique sont conformes à l’histoire du concept retracée dans le reste du livre. Audelà de cela, de manière similaire à Der Begriff des Politischen, ces critères fournissent 137 TP [trad. fr.], p. 219-220. Un exemple parmi bien d’autres de cet usage métaphorique est constitué par les multiples usages du mot « partisan » en français. Schmitt a également indiqué un sentiment de nonconformisme (dans divers domaines), qu’il admet avoir également utilisé « pour caractériser certaines figures et certaines situations en liaison avec l’histoire des idées » (TP [trad. fr.], p. 222). 138 TP [trad. fr.], (BP [trad. fr.]), p. 222-223. 139 TP [trad. fr.], dans BP [trad. fr.], p. 217-225. 140 TP [trad. fr.], dans BP [trad. fr.], p. 217-228; p. 235-6. Voir par exemple: „Das Problem des Partisanen aber wird zum besten Prüfstein. Die verschiedenen Arten des Partisanenkrieges mögen sich in der Praxis der heutigen Kriegführung noch so vermengen und verquicken, sie bleiben in ihren fundamentalen Voraussetzungen so verschieden, daß sich das Kriterium der Freund-Feind-Gruppierung an ihnen erprobt. "(TP, p. 36). Voir aussi : "Als ein weiteres Merkmal drängt sich uns heute das intensive politische Engagement auf, das den Partisanen vor andern Kämpfern kennzeichnet. An dem intensiv politischen Charakter des Partisanen muß schon deshalb festgehalten werden, weil er von dem gemeinen Räuber und Gewaltverbrecher unterschieden werden muß, dessen Motive auf eine private Bereicherung gerichtet sind.“ (TP, p. 21) 141 TP [trad. fr.], dans BP [trad. fr.], p. 217-228, p. 220, p. 267, p. 281-283. 142 . TP [trad. fr.], dans BP [trad. fr.], p. 218-222, p. 267, p. 278-279. 143 TP [trad. fr.], p. 223-224, p. 265, p. 268-269, p. 276-8, p. 280. 144 TP [trad. fr.], dans BP [trad. fr.], TP [trad. fr.], p. 223-4, p. 246-253, p. 275-278, p. 280-281. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. également à Schmitt des outils terminologiques dans ses différentes polémiques contre les théories juridiques et politiques rencontrées dans cette histoire conceptuelle. À travers ces indications préliminaires relatives à l’image moderne du partisan, Schmitt a également étudié les mutations conceptuelles correspondant dans ce contexte historique au « développement technologique », à « l’industrialisation » et la « désagrégation ».145 L’histoire de l’image du partisan témoigne de changements techniques et conceptuels accélérés, également affectés par les guerres et les inimitiés. L’image de partisan représente aussi la résistance contre la disparition de sa réalité historique et la dissolution de son concept. Dès les premières phases modernes de la guerre des partisans, l’image du partisan devient un signe d’invisibilité dans les tensions politiques : une sorte de retournement « nécessaire », une image miroir (Spiegelbild) de l’État.146 Le partisan constitue une « continuation » irrégulière de la politique en temps de guerre.147 Il reflète une unité politique dont les « armes les plus puissantes » sont le « secret » et l’« obscurité » (en particulier contre les armées modernes conçues pour mener des batailles dans la lumière) : « La clandestinité et l’ombre sont ses armes les plus fortes, auxquelles il ne saurait honnêtement renoncer sans quitter le domaine de l’irrégularité, c’est-à-dire sans cesser d’être un partisan. »148 Le partisan se distingue particulièrement par son engagement politique intense (intensive politische Engagement) et ses attitudes telluriques et défensives.149 Le partisan est extérieurement un non-souverain et à l’échelle interétatique une entité en action qui n’est pas suffisamment visible. Le concept de Partisan reste une catégorie dépendante : non seulement dépendante eu égard au pouvoir du partisan et de ses munitions, mais aussi et surtout, dans son besoin d’une réelle visibilité politique, d’une reconnaissance par les institutions internationales et les États ainsi que de sa propre légitimité dans la lutte ou pour résister.150 Ainsi, nous pouvons mettre en évidence les différentes phases de confusion politique concernant la situation partisane, son invisibilité et les simples tensions politiques. Comme nous le démontrons par la suite, l’histoire du concept du partisan chez Schmitt donne lieu à quatre images : le partisan comme « vaincu », le partisan comme « professionnel », le partisan comme « assuré », et le partisan comme l’image du « chien sur l’autoroute ». 145 TP [trad. fr.], p. 224-225. Voir par exemple : TP, p. 20. TP [trad. fr.], p. 216. 147 Voir par exemple TP [trad. fr.], p. 257 ; p. 266 ; p. 302-303. 148 TP [trad. fr.], p. 244. 149 TP, p. 21 ; Voir aussi, TP, p. 36. Cet engagement semblait même parfois s’appuyer sur des abstractions d’idées philosophiques (comme chez Lénine) qui ont été durement critiquées par Schmitt (comme nous le démontrons également par la suite). 150 TP [trad. fr.], p. 220-222, p. 282-283. 146 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. 1). Le partisan et l’image du vaincu (de l’Espagne à l’Allemagne) : « qui est le véritable ennemi ? » : Depuis ses origines modernes, la figure du partisan a été une forme politique idiosyncratique de la partie « vaincue » : le partisan est celui qui arrive en retard à la vraie bataille. Le partisan est celui qui augmente ainsi sa mobilité dans la guerre. Il est prêt à compenser son manque de visibilité par son engagement plutôt intensifié dans un nouveau groupement. Le partisan pose ainsi une question essentielle et difficile mais significative et pourtant sans réponse claire : « Qui est l’ennemi ? » Cela conduit à une ambiguïté cognitive quant à son appartenance entre les deux camps dans une guerre réelle et à son véritable ennemi. De l’Espagne à l’Allemagne, malgré leurs réactions différentes face à leurs défaites respectives contre Napoléon, il y a eu cette méconnaissance de l’ennemi réel au fur et à mesure de l’évolution des événements et des concepts.151 À cet égard, la défaite de l’armée régulière espagnole face à la France, précédemment son alliée, au cours de la guerre dite péninsulaire, a conduit à la naissance de la guérilla espagnole en 1808. Selon le récit historique de Schmitt dans la partie de sa théorie du partisan consacrée à l’Allemagne, un événement très significatif fut le moment où une étincelle a volé de l’Espagne vers le Nord : « Le Nord fut touché, à l’époque, d’une étincelle partie d’Espagne. Elle n’y alluma pas d’incendie pareil à celui qui valut à la guérilla espagnole d’entrer dans l’histoire universelle. Elle y déclencha cependant une réaction dont les prolongements transforment aujourd’hui, dans cette deuxième moitié du XXe siècle, le visage de la terre et de son humanité. Elle fut à l’origine d’une théorie de la guerre et de l’hostilité qui culmine fort logiquement dans la théorie du partisan. »152 Contrairement à la situation espagnole, le concept du partisan a joué un rôle beaucoup moins notable dans la défaite allemande à Iéna-Auerstedt.153 Celle-ci a ensuite été suivie par les guerres de libération (Befreiungskriege) de 1812-1813 et, ensuite, par le Congrès de Vienne, qui « a rétabli également, dans le cadre d’une restauration générale, les concepts existants de la loi martiale européenne ». Le Landsturm (en tant que forme prise par le partisan en 1813) est une étape momentanée.154 Pour Schmitt, l’histoire du partisan ne pouvait pas se développer 151 TP [trad. fr.], p. 209-210. TP [trad. fr.], p. 210. 153 Il convient de noter que, lors des batailles jumelles avec la France, en sol allemand à Iéna et Auerstedt en 1806, l’armée prussienne subit une défaite décisive. Frédéric-Guillaume III a été soumis à Napoléon jusqu’en 1812, lors de l’invasion française de la Russie et de la formation de la sixième coalition. Au cours des batailles d’Iéna et d’Auerstedt, Carl von Clausewitz (1780-1831) fut l’un des généraux les plus éminents parmi les personnages ayant participé à la réforme de l’armée prussienne. 154 Le 21 avril 1813, le roi Frédéric Guillaume III de Prusse établit par décret royal le Landsturm prussien comme une force militaire irrégulière. Le décret est contenu dans le Recueil de loi prussien (Preußische Gesetzessammlung). Le décret de 1813 appelle à la résistance « par tous les moyens » contre l’invasion de Napoléon. À cet égard, toute la population masculine âgée de 15 à 60 ans, capable de faire son service militaire 152 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. en Allemagne tant qu’il y avait une influence prussienne marquée : « La pensée qu’un général prussien puisse se faire partisan aurait été grotesque et absurde, même à titre de fiction heuristique, et elle le serait restée tant qu’il y a eu une armée prussienne. »155 Cette influence a continué, selon Schmitt, jusqu’à peu près la fin de la Seconde Guerre mondiale.156 Malgré des réponses différentes, la guérilla espagnole de 1808 et la guerre de partisans en Allemagne ont en commun une perte significative en politique : c’est avant tout la perte d’une entité capable de reconnaître ses amis et ennemis à ses frontières. La théorie générale du partisan implique une perte essentielle de la détection et de la connaissance de l’ennemi dans la réalité des événements.157 Cette réticence complexe à détecter la loyauté véritable de l’ennemi réel, entre une loyauté à l’Allemagne ou à l’Espagne contre Napoléon et son influence, cette situation romantique et son ambivalence entre un passé et un futur constituent l’introduction de Schmitt à une histoire du concept de partisan : L’élément principal de la situation du partisan espagnol de 1808 est qu’il risqua le combat sur le champ limité de son terroir natal [Heimatboden] alors que son roi, et la famille de celui-ci ne savaient pas encore très bien quel était l’ennemi réel. De ce point de vue, l’autorité légitime ne réagit pas alors autrement en Espagne qu’elle ne le fit en Allemagne. Un autre élément de cette situation espagnole est que les couches cultivées de la noblesse ; du haut clergé et de la bourgeoisie étaient en grande partie des afrancesados qui sympathisaient avec le conquérant étranger. Là encore, il y a des parallèles avec l’Allemagne, où le grand poète allemand Goethe composa des hymnes à la gloire de Napoléon, et où les milieux cultivés allemands ne surent jamais de façon certaine et définitive de quel côté il convenait de se ranger. En Espagne, le guérillero osa la lutte sans issue, un pauvre diable, un premier cas typique de chair à canons irrégulière dans les conflits de la politique mondiale. Tout cela rentre, en guise d’ouverture, dans une théorie du partisan.158 Lors de la disparition de l’entité représentative communautaire qu’est l’État, aucune réponse adéquate à la réalité de l’inimitié dans une telle situation ne peut se replier dans une pure et ne faisant pas partie de l’armée permanente ou de la Landwehr, doit répondre aux ordres de la Landsturm. Il s’agissait en fait de la dernière réserve militaire nationale. Voir et comparer également le précédent modèle espagnol de 1808 : « Reglamento de Partidas y Cuadrillas » (28 décembre 1808) ainsi que le décret du 17 avril 1809 (connu sous le nom de « Corso Terrestre ») pendant la guerre d’indépendance espagnole contre les troupes napoléoniennes. 155 TP [trad. fr.], p. 298. 156 Voir ses remarques sur le partisan allemand de 1813 vers la fin de la Seconde Guerre : « L’armée prussoallemande, quant à elle, envahit la Russie au cours de la Seconde Guerre mondiale, le 22 juin 1941, sans seulement penser à une guerre de partisans. Elle entra en campagne contre Staline selon l’adage : la troupe combat l’ennemi ; les maraudeurs sont mis hors d’état de nuire par la police. Ce n’est qu’en octobre 1941 que furent données les premières directives spéciales relatives à la lutte contre les partisans ; c’est en mai 1944, un an à peine avant la fin de cette guerre de quatre ans, que fut promulgué le premier règlement complet du hautcommandement de la Wehrmacht » (TP [trad. fr.], p. 239-240). 157 TP [trad. fr.], p. 249-251. 158 TP [trad. fr.], p. 209-210. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. intellectualité ou réflexion, dans le romanticisme politique, dans une pure normativité ou encore dans l’abstraction de conceptions universelles. Précurseur de cette dualité de vision, Romantisme politique (1919) exprime une profonde inquiétude quant à l’héritage de la situation allemande à partir du XIXe siècle, dont le repli romantique sur l’ironie, les obsessions narratives, l’esthétisation des luttes et la poétisation face aux conflits sont quelques-uns des symptômes. À cet égard, la déclaration de légitime défense du partisan est aussi une sorte de déclaration de guerre personnelle, semblable aux complexités et aux confusions de celui qui déclare une guerre civile au sein d’une entité politique ; on y retrouve la dualité des visions, l’obscurité des véritables groupements et des nouvelles connexions, à l’intérieur de ses frontières opaques et de ses limites dans l’ombre : « Toute déclaration de guerre est une déclaration d’hostilité, cela va de soi; c’est encore plus évident quand il y a déclaration de guerre civile. »159 Ce qui est en jeu ici n’est pas la question de la légalité ou de l’illégalité. Face à la réalité de la situation du partisan, une « nouvelle » légalité est en question, alors qu’il n’a lui-même aucun statut légal ou illégal. Dans la réalité de sa défense, il n’est pas non plus un simple révolutionnaire professionnel en attente d’une future légalité abstraitement réfléchie ou intellectuelle. À cet égard, ce qui distingue le partisan vaincu, c’est sa fidélité à un ordre qui s’est effondré plus bas que terre et auquel il appartient ; une fidélité qui n’est pas calculable et instrumentale ; une appartenance qui n’est pas « irrationnelle » en dépit de l’existence de nouvelles modalités politiques.160 Cette « fidélité » concerne non seulement ses « amis », mais aussi ses « ennemis » envers lesquels son inimitié est contenue, limitée et modérée. Cette modération était auparavant le fait d’un soldat en uniforme, elle était une fidélité légalisée partagée par les deux parties dans une guerre entre États. Cette attitude, maintenue dans les souvenirs des « vaincus », est aussi adoptée par le partisan malgré un changement d’époque et malgré l’effondrement politique. À cet égard, « le vaincu » reste contenu dans son inimitié ; et par son esprit de « résistance », le partisan maintient en vie un reste de sa vie politique précédente. La conscience européenne de la nécessité d’un endiguement mutuel s’est maintenue depuis la Première Guerre mondiale et ses catastrophes.161 De Der Begriff des Politischen à la Theorie des Partisanen, la nécessité d’un tel endiguement politique est réaffirmée. En 1927 comme en 1962, l’« inimitié » ne devait pas être échangée ou remplacée de façon normative, ni être perçue comme « dénuée de valeur » sur le plan moral, etc. Le partisan ne peut adopter aucune position « analogique », disons une analogie avec un dieu de 159 TP [trad. fr.], p. 294. TP [trad. fr.], p. 296. 161 TP [trad. fr.], p. 242-243. 160 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. la création présent dès ses origines et capable de provoquer l’anéantissement de ce qu’il a luimême créé, ou une analogie avec une divinité capable d’anéantir son autre. En effet, il ne peut justifier une « annihilation » de son « autre » : « L’ennemi n’est pas une chose à éliminer pour une raison quelconque et à cause de sa non-valeur. L’ennemi se tient sur le même plan que moi. C’est pour cette raison que j’ai à m’expliquer avec lui dans le combat, pour conquérir ma propre mesure (Maß), ma propre limite, ma forme (Gestalt) à moi. »162 Dans un but de résistance, la distinction entre ami et ennemi lui offre la possibilité de restreindre sa double vision de son véritable agresseur ou ennemi. La différence de l’habillement et la variété des uniformes, les inimitiés absolues et réelles, doivent enfin s’unifier. Le partisan n’a pas de vrais ennemis sauf un, s’il arrive à le reconnaître. À ce stade, on pourrait aller plus loin, tout comme Schmitt, en s’interrogeant sur la source de cette double vision : « N’est-ce pas un signe de division interne que d’avoir plus d’un véritable ennemi ? L’ennemi est notre propre question en tant que figure. Si sa propre forme est clairement définie, d’où vient la dualité des ennemis ? » 163 Une réponse possible, aussi tragique ou romantique qu’elle puisse paraître, est présente dans le caractère essentiel de l’image même du vaincu ; au moment où sa résistance a commencé à désigner le « nouveau » changement politique comme sa propre « défaite », et donc où il a commencé à y résister ; au moment où son confinement et sa résistance ont fusionné ; au moment où il est devenu non pas un simple conformiste ou un pur opportuniste, mais un être politique. Néanmoins, la nouvelle légalité ne reconnaît pas une telle loyauté. Pour « le vaincu », une unité d’ordre et d’orientation se divise en une dualité ; d’une part, la loi et l’ordre que le vaincu a soumis ; et d’autre part, les nouvelles orientations avec les diverses images secondaires de l’ennemi et leurs reformulations.164 Lorsqu’une entité représentative telle que l’État auquel appartenait un vaincu tombe, ce qui reste du caractère politique de ses actions est leur caractère « intensifié ». Cela peut également devenir un symptôme de son malaise ; d’être l’invisible à la recherche de sa visibilité dans une irrégularité ; de sa mobilité « accrue » dans ses modes et méthodes de guerre ; et de sa fidélité surestimée au moment même de son effondrement, par ses engagements intensifiés envers son groupe, ce qui le rend encore relativement différent des « voleurs » et des « criminels » : 162 TP [trad. fr.], p. 294-295. „Ist es nicht ein Zeichen innerer Gespaltenheit, mehr als einen einzigen wirklichen Feind zu haben? Der Feind ist unsere eigene Frage als Gestalt. Wenn die eigene Gestalt eindeutig bestimmt ist, woher kommt dann die Doppelheit der Feinde? Feind ist nicht etwas, was aus irgendeinem Grunde beseitigt und wegen seines Unwertes vernichtet werden muß. Der Feind steht auf meiner eigenen Ebene.“ (TP, p. 87). Voir aussi : BP [trad. fr.], p. 294. 164 Voir par exemple TP, p. 14, p. 87-91. Voir et comparer : BP [trad. fr.], p. 68 (les « conceptions secondaires du politique »). 163 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Un autre caractère distinctif qui s’impose aujourd’hui à notre attention est l’engagement politique intensif qui caractérise le partisan de préférence à d’autres combattants. Ce caractère politique intensif du partisan est à retenir, ne serait-ce que parce qu’il est nécessaire de le distinguer d’un vulgaire bandit et criminel, dont les motivations sont orientées vers un enrichissement privé. Ce critère conceptuel, le caractère politique, a (dans l’ordre inverse) la même structure que chez le pirate du droit de guerre maritime, dont le concept inclut le caractère non politique de son activité néfaste, qui vise le vol et le gain privé. Il y a dans le pirate, selon le mot des juristes, ‘l’animus furandi’. Le partisan combat en s’alignant sur une politique et c’est précisément le caractère politique de son action qui remet en évidence le sens originel du terme de partisan. Ce terme, en effet, vient de parti et implique le rattachement à un parti ou à un groupe combattant, belligérant ou politiquement actif de quelque manière que ce soit. Ces liens avec un parti se font particulièrement solides aux époques révolutionnaires.165 La dépendance du partisan à l’égard de la reconnaissance ainsi que le soutien apporté par des « tiers » ou des « alliances » indirectes sont des solutions momentanées au paradoxe de l’invisibilité du partisan. Celles-ci mettent également en évidence le caractère inévitable de sa fragilité politique. Le partisan en tant que « combattant irrégulier » est toujours en quelque sorte « dépendant » d’un « pouvoir régulier ». Sa quête de légitimité, son comportement défensif et sa résistance ne peuvent en rien changer cette « dépendance » et cette absence de reconnaissance politique. Le cas étudié à l’origine de ces propositions est la relation des guérilleros espagnols de 1808 avec l’armée britannique : « Combattant irrégulier, le partisan dépend toujours en quelque façon de l’aide que lui apporte une Puissance régulière. Cet aspect de l’affaire a toujours existé, a toujours été connu. Le guérillero espagnol a puisé sa légitimité dans sa défensive et dans son accord avec son roi et sa nation ; il défendait le sol natal contre un conquérant étranger. Mais Wellington est, lui aussi, un élément de la ‘guérilla’ espagnole, et la lutte contre Napoléon a été menée avec l’aide anglaise. Napoléon a souvent rappelé avec rancœur que c’était de l’Angleterre que venait l’excitation à la guerre de partisans espagnole et que l’Angleterre en était aussi le véritable bénéficiaire. »166 2). Le partisan et l’image du « professionnel » : Du Concept du politique à la Théorie du partisan, un autre motif qui est développé est la métamorphose qu’a connu la théorie politique européenne en Russie ; notamment, les transformations opérées par Lénine. Alors que pour les Espagnols et les Allemands du début du XIXe siècle, la guerre est une continuation de leur défense ou de leur résistance après la défaite, dans le cas de Lénine et jusqu’à Mao, une interprétation particulière et « mauvaise » de l’idée de Clausewitz transforme la guerre en une 165 166 TP [trad. fr.], p. 218. TP [trad. fr.], p. 282-283. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. continuation de la politique par d’autres moyens.167 Le nationalisme espagnol ou allemand est médiatisé par la lecture de Hegel par Marx et Engels, tous deux « penseurs plutôt que militants de la guerre révolutionnaire ».168 Lénine renouvele l’image du partisan en lui intégrant l’élément associatif. L’immense énergie du suffrage universel est également mise au service de cette nouvelle intégration : L’aspect décisif de la guerre de partisans est qu’elle transforme la « légalité » dans l’optique d’une universalité à venir, ou qu’elle travaille à l’avènement d’une « société sans classes » d’une « manière légale ».169 Lénine répond à la question « qui est le 167 TP [trad. fr.], p. 211, voir aussi, p. 253-254, p. 302. TP [trad. fr.], p. 253-254. « Zunächst allerdings war damals auch in Berlin die traditionelle Frömmigkeit des Volkes ebensowenig bedroht wie die politische Einheit von König und Volk. Sie schien durch die Beschwörung und Verherrlichung des Partisanen sogar eher gekräftigt als gefährdet. Der Acheron, den man entfesselt hatte, kehrte sofort in die Kanäle der staatlichen Ordnung zurück. Nach den Freiheitskriegen dominierte in Preußen die Philosophie Hegels. Sie versuchte eine systematische Vermittlung von Revolution und Tradition. Sie konnte als konservativ gelten und war es auch. Aber sie konservierte auch den revolutionären Funken und lieferte durch ihre Geschichtsphilosophie der weitertreibenden Revolution eine gefährliche ideologische Waffe, gefährlicher als Rousseaus Philosophie in den Händen der Jakobiner. Diese geschichtsphilosophische Waffe geriet in die Hände von Karl Marx und Friedrich Engels. Doch waren die beiden deutschen Revolutionäre mehr Denker als Aktivisten des revolutionären Krieges. Erst durch einen russischen Berufsrevolutionär, durch Lenin, ist der Marxismus als Doktrin die weltgeschichtliche Macht geworden, die er heute darstellt. » (TP, p. 52). À cet égard, Schmitt n’a pas seulement critiqué la période wilhelminienne, mais aussi et surtout Bismarck lui-même lorsqu’il a écrit : « Es war kein preußischer Soldat und auch kein reformerisch gesinnter Berufsoffizier des preußischen Generalstabes, sondern ein preußischer Ministerpräsident, Bismarck, der 1866 gegen die Habsburgische Monarchie und das bonapartistisdie Frankreich „zu jeder Waffe greifen wollte, die uns die entfesselte nationale Bewegung nicht nur in Deutschland, sondern auch in Ungarn und Böhmen darbieten konnte“, um nicht zu unterliegen. Bismarck war entschlossen, den Acheron in Bewegung zu setzen. Er gebrauchte gern das klassische Zitat ‘Acheronta movere’, aber er schob es natürlich lieber seinen innerpolitischen Gegnern zu. Sowohl dem preußischen König Wilhelm I. wie dem Chef des preußischen Generalstabes, Moltke, lagen acherontische Pläne fern; dergleichen mußte ihnen unheimlich und auch unpreußisch erscheinen. Auch für die schwachen Revolutionierungsversuche der deutschen Regierung und des Generalstabes während des ersten Weltkrieges wäre das Wort acherontisch wohl zu stark. Allerdings gehört auch Lenins Fahrt von der Schweiz nach Rußland, im Jahre 1917, in diesen Zusammenhang. Aber alles, was die Deutschen damals bei der Organisierung der Reise Lenins gedacht und geplant haben mögen, ist durch die geschichtlichen Auswirkungen dieses Revolutionierungsversuches so ungeheuerlich überboten und überrollt worden, daß unsere These vom preußischen Mißverhältnis zum Partisanentum dadurch eher bestätigt als widerlegt wird. » (TP, p. 45). Voir aussi le dicton de Virgile à ce propos : « flectere si nequeo superos, Acheronta movebo » (« Si je ne peux pas dévier la volonté du Ciel, je déplacerais l’Enfer »). Sur ce sujet voir et comparer l’interprétation de M. Ratip (2010) « Katechon Over Acheron », Cankaya University Journal of Humanities and Social Sciences, 7, p. 59-74, en part., p. 66-68. 169 « Der Partisan ist hier ein sicherer Richtpunkt, weil er vor solchen allgemeinen philosophiegeschichtlichen Genealogien bewahren und in die Wirklichkeit der revolutionären Entwicklung zurückführen kann. Karl Marx und Friedrich Engels hatten schon erkannt, daß der revolutionäre Krieg heute kein Barrikadenkrieg alten Stiles ist. Engels insbesondere, der viele militärwissenschaftliche Abhandlungen verfaßte, hat das immer wieder betont. Aber er hielt es für möglich, daß die bürgerliche Demokratie dem Proletariat mit Hilfe des allgemeinen Wahlrechts eine Mehrheit im Parlament verschaffen und so auf legale Weise die bürgerliche Gesellschaftsordnung in eine klassen-flose Gesellschaft überführen werde. Infolgedessen konnte sich auch ein ganz unpartisanischer Revisionismus auf Marx und Engels berufen.Demgegenüber war es Lenin, der die Unvermeidlichkeit der Gewalt und blutiger revolutionärer Bürger- wie Staatenkriege erkannte und deshalb auch den Partisanenkrieg als eine notwendige Ingredienz des revolutionären Gesamtvorganges bejahte. Lenin war der erste, der den Partisanen mit vollem Bewußtsein als eine wichtige Figur des nationalen und des internationalen Bürgerkrieges begriff und in ein wirksames Instrument der zentralen kommunistischen 168 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. véritable ennemi » en termes d’« inimitié absolue » en tant que principe d’organisation sociale.170 Alors que « l’ennemi absolu » chez Clausewitz se situait encore dans une « sphère étatique » et dans sa régularité, cela est réinterprété par Lénine afin de générer une hostilité « absolue » envers l’ennemi « réel » : « Lénine a transporté le centre de gravité conceptuel de la guerre sur la politique, c’est-à-dire sur la distinction de l’ami et de l’ennemi. L’opération était judicieuse et, venant après Clausewitz, un développement logique de l’idée que la guerre était la continuation de la politique. Mais Lénine, le révolutionnaire professionnel de la guerre civile mondiale [Weltbürgerkrieges], alla encore plus loin et fit de l’ennemi réel un ennemi absolu. Clausewitz avait bien aussi parlé de la guerre absolue, mais sans cesser de postuler la régularité d’un État existant [Staatlichkeit]. Il eut été bien en peine de concevoir l’État comme l’instrument d’un parti ou un parti qui commande à l’État. Mais du jour où le Parti prit valeur d’absolu, le partisan devint lui-même absolu et il fut promu au rang de représentant d’une hostilité absolue. »171 À l’image du « professionnel », la politique est assimilée à cette « toute inimitié » transformée.172 La seule vraie guerre est désormais la guerre révolutionnaire, de sorte que la guerre elle-même est une continuation de la politique par d’autres moyens. Le pouvoir du parti révolutionnaire provient également de son inimitié « absolue ».173 L’esprit partisan est Parteileitung zu verwandeln suchte. Das ist, soviel ich sehe, zum erstenmal in einem Aufsatz Der Partisanenkampf geschehen, der am 30. September / 13. Oktober 1906 in der russischen Zeitschrift „Der Proletarier“ erschien. Es ist eine klare Weiterführung der Erkenntnis von Feind und Feindschaft, die 1902 in der Schrift „Was tun“ vor allem mit der Wendung gegen den Objektivismus Struves beginnt. Damit hat „folgerichtig der Berufsrevolutionär eingesetzt“. » (TP, p. 53-54). Voir aussi: TP [trad.fr.], p. 255, p.258.. 170 TP, p. 55-56. Voir aussi par exemple: « Die bolschewistische Theorie Lenins hat den Partisanen erkannt und anerkannt. Im Vergleich zu der konkreten tellurischen Wirklichkeit des chinesischen Partisanen hat Lenin etwas Abstrakt-Intellektuelles in der Bestimmung des Feindes. Der ideologische Konflikt zwischen Moskau und Peking, der seit 1962 immer stärker zutage trat, hat seinen tiefsten Ursprung in dieser konkret-verschiedenen Wirklichkeit eines echten Partisanentums. Die Theorie des Partisanen erweist sich auch hier als Schlüssel zur Erkenntnis der politischen Wirklichkeit. » (TP, p. 65). 171 TP [trad. fr.], p. 302-303. 172 Voir aussi: « Das war ja der große Vorgang, der Clausewitz zu seiner Theorie und zur Lehre vom Kriege geführt hatte. Als dann hundert Jahre später die Kriegstheorie eines Berufsrevolutionärs wie Lenin alle überkommenen Hegungen des Krieges blindlings zerstörte, wurde der Krieg zum absoluten Krieg und der Partisan zum Träger der absoluten Feindschaft gegen einen absoluten Feind. » (TP, p. 91). 173 Voir par exemple: « Lenin war ein großer Kenner und Bewunderer von Clausewitz. Er hat das Buch Vom Kriege während des ersten Weltkrieges im Jahre 1915 intensiv studiert und Auszüge daraus in deutscher Sprache, Randbemerkungen in russischer Sprache, mit Unterstreichungen und Ausrufungszeichen in sein Notizheft, die Tetradka eingetragen. Er hat auf diese Weise eines der großartigsten Dokumente der Welt- und der Geistesgeschichte geschaffen. Aus einer gründlichen Betrachtung dieser Auszüge, Randbemerkungen, Unterstreichungen und Ausrufungszeichen läßt sich die neue Theorie vom absoluten Krieg und absoluter Feindschaft entwickeln, die das Zeitalter des revolutionären Krieges und die Methoden des modernen kalten Krieges bestimmt. Was Lenin bei Clausewitz lernen konnte und gründlich gelernt hat, ist nicht nur die berühmte Formel vom Krieg als der Fortsetzung der Politik. Es ist die weitere Erkenntnis, daß die Unterscheidung von Freund und Feind im Zeitalter der Revolution das Primäre ist und sowohl den Krieg wie die Politik bestimmt. Nur der revolutionäre Krieg ist für Lenin wahrer Krieg, weil er aus absoluter Feindschaft entspringt. Alles andere ist konventionelles Spiel. » (TP, p. 55-56). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. devenu plutôt un appendice du parti révolutionnaire russe eu égard à sa reconnaissance politique et son « autorité » dépendante de celui-ci.174 De Moscou à Pékin, le partisan est aussi devenu « un dixième » des effectifs de l’armée, une partie indirecte mais toujours très décisive pour la guerre.175 Particulièrement pour Lénine, le pouvoir et la violence sont inévitables. L’esprit partisan est donc devenu violence pour mettre fin à la violence elle-même : « Lénine, au contraire, a discerné que le recours à la force et les guerres révolutionnaires sanglantes, guerres civiles et interétatiques, étaient inévitables et c’est pourquoi il a aussi approuvé la guerre de partisans comme un ingrédient nécessaire du processus révolutionnaire global. Lénine fut le premier à avoir pleine conscience que le partisan était une figure importante de la guerre civile nationale et internationale, le premier aussi à chercher à le transformer en un instrument efficace aux mains de la direction centrale du parti communiste. [...] Celui-ci est un développement clair et logique de la notion d’ennemi et d’hostilité, dont la découverte est amorcée dans “Que faire ?” en 1902, principalement dans le mouvement d’opposition à l’objectivisme de Struve. Ce sont là “très logiquement, les débuts du révolutionnaire professionnel.” »176 Et pourtant, quel est cet ennemi réel ? La réponse de Lénine ne traduit aucun attachement significatif à une terre à défendre, mais c’est une « pan-inimitié » atteinte par une philosophie, ou une intellectualité abstraite et pure.177 En s’installant en Russie, l’intellectualité occidentale a été intégrée dangereusement à l’image partisane. Elle est devenue un principe social, tandis qu’un savoir révolutionnaire (gnose) était transmis à la paysannerie.178 La formulation russe du concept de partisan est tout de même une réponse à 174 TP [trad. fr.], p. 256-257. Voir aussi par exemple: « Auch das Partisanenproblem ist infolgedessen sehr einfach zu lösen : die von der kommunistischen Zentrale gesteuerten Partisanen sind Friedenskämpfer und ruhmreiche Helden; Partisanen, die sich dieser Steuerung entziehen, sind anarchistisches Lumpengesindel und Feinde der Menschheit. » (TP, p. 55). 175 TP [trad. fr.], pp 266-267. Voir aussi: « Praktisch ergibt sich daraus die Frage, in welchem quantitativen Verhältnis die Aktion der regulären Armee des offenen Krieges zu den andern Methoden des Klassenkampfes steht, die nicht offen militärisch sind. Hierfür findet Mao eine klare Ziffer: der revolutionäre Krieg ist zu neun Zehntel nicht-offener, nicht-regulärer Krieg, und zu einem Zehntel offener Militärkrieg. Ein deutscher General, Helmut Staedke, hat daraus eine Definition des Partisanen entnommen: Partisan ist der Kämpfer der genannten neun Zehntel einer Kriegführung, die nur das letzte Zehntel den regulären Streitkräften überläßt. Mao Tse übersieht keineswegs, daß dieses letzte Zehntel für das Ende des Krieges entscheidend ist. » (TP, p. 64). 176 TP [trad. fr.], p. 255-256. 177 TP, p. 64-65. Voir par exemple: « Die bolschewistische Theorie Lenins hat den Partisanen erkannt und anerkannt. Im Vergleich zu der konkreten tellurischen Wirklichkeit des chinesischen Partisanen hat Lenin etwas Abstrakt-Intellektuelles in der Bestimmung des Feindes. » (TP, p. 54) 178 Voir la métaphore de J. de Maistre utilisée par Schmitt pour ce personnage sur la Russie: « akademischer Pugatschow» : « Sie fanden dafür nur noch die Sprache eines allgemeinen Entsetzens und unzulängliche, im Grunde kindliche Vergleiche. Ein großer, mutiger Denker des ‘Ancien Régime’, Joseph de Maistre, hat hellsichtig vorausgesehen, um was es sich handelte. In einem Brief vom Sommer 1811 erklärte er Rußland reif für eine Revolution, doch hoffte er, das werde eine, wie er sagt, natürliche Revolution werden und nicht eine aufklärerisch-europäische, wie die französische. Was er am meisten fürchtete, war ein akademischer Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. une question importée née des guerres de guérilla espagnoles de 1808. Malgré le degré d’abstraction de cette réponse, il reste toujours un problème politique concernant le partisan. Pour Schmitt, le concept de politique n’est pas uniquement une question d’hostilité, mais avant tout, celle d’une clarté de distinction qui inclut toujours une « amitié » intensifiée dans ses engagements : « La réalité centrale du politique ne se ramène pas à la seule hostilité, elle est distinction de l’ami et de l’ennemi et elle présuppose les deux, l’ami et l’ennemi. »179 3). Le partisan et l’image de celui qui est légalement « assuré » : La théorie schmittienne du partisan fournit une troisième image de celui qui ne « sait » pas quoi faire sur le plan politique. Cela correspond aux différentes approches juridiques du concept du partisan depuis le début du XXe siècle. Le partisan, qui implique toujours un certain degré d’invisibilité, doit maintenant faire l’objet de diverses clarifications normatives et juridiques.180 Blessé durant la Première Guerre mondiale, interné pendant plus d’un an et demi dans les camps américains après la Seconde Guerre mondiale, l’auteur de la Theorie des Partisanen juge significatives ces deux « catastrophes » qui ont eu lieu parallèlement à l’élaboration de conventions juridiques, celle de La Haye (1899-1907) peu avant la première guerre, et de Genève (1949) peu après la Seconde Guerre.181 Bien que la position de Schmitt à l’égard de la Convention de Pugatschow. So drückte er sich aus, um anschaulich zu machen, was er als das eigentlich Gefährliche richtig erkannte, nämlich ein Bündnis der Philosophie mit den elementaren Kräften einer Insurrektion. Wer war Pugatschow? Der Führer eines Bauern- und Kosakenaufstandes gegen die Zarin Katharina II., der 1775 in Moskau hingerichtet wurde und sich für den verstorbenen Mann der Zarin ausgegeben hatte. Ein akademischer Pugatschow wäre der Russe, der „eine Revolution auf europäische Weise begänne“. Das gäbe eine Reihe entsetzlicher Kriege, und wenn es einmal so weit gekommen ist, „so fehlt mir die Sprache, um Ihnen zu sagen, was man dann zu befürchten hätte“. Die Vision des klugen Aristokraten ist erstaunlich, sowohl in dem, was sie sieht, nämlich die Möglichkeit und Gefahr einer Verbindung von westlicher Intelligenz mit russischer Rebellion, wie auch in dem, was sie nicht sieht. » (TP, p. 57-58). 179 TP [trad. fr.], p. 301. (Voir aussi BP, trad. Angl. p. 29-34, p. 63 ; p. 67, comparer aussi avec, TP, trad. Angl. p. 5 ; p. 35 ; p. 65-66). 180 TP [trad. fr.], p. 242-243. Voir aussi: « Die Haager Landkriegsordnung von 1907 hat — nicht anders wie ihre sämtlichen Vorläufer im 19. Jahrhundert - mit Bezug auf den Franktireur einen Kompromiß versucht. Sie verlangt gewisse Bedingungen dafür, daß der improvisierte Krieger mit improvisierter Uniform als Kombattant im völkerrechtlichen Sinne anerkannt wird: verantwortliche Vorgesetzte, festes, weithin sichtbares Abzeichen und vor allem offenes Tragen der Waffen. Die begriffliche Unklarheit der Haager Regelung und der Genfer Konventionen ist groß und verwirrt das Problem. » (TP, p. 41). 181 Il convient d’indiquer que les Conventions de Genève comprenaient quatre traités et trois protocoles additionnels qui établissaient les normes du droit international pour le traitement humanitaire en temps de guerre. Néanmoins, la Convention de Genève (au singulier) désigne généralement les accords de 1949, négociés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui ont mis à jour les termes des deux traités de 1929. Deux nouvelles conventions furent ajoutées. Les Conventions de Genève ont largement défini les droits fondamentaux des prisonniers de guerre (civils et militaires) ; ils ont établi des protections pour les blessés et les malades, et des protections pour les civils dans ou autour d’une zone de guerre. Les traités de 1949 ont été ratifiés. Bien que Genève définisse fondamentalement les droits et les protections accordés aux noncombattants, ses articles ne traitent cependant pas de la guerre proprement dite (l’utilisation d’armes de guerre) qui reste toujours l’objet des Conventions de La Haye (1899-1907), ainsi qu’à Genève. Protocole sur la guerre Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Genève de 1949 puisse, à première vue, sembler être un éloge de l’endiguement juridique des conséquences de la guerre,182 sa position est en réalité sophistiquée : son admiration n’exclut pas une série d’importantes critiques à propos de l’influence du contexte politique à partir duquel ces conventions ont acquis une signification politique. En mettant en équivalence le régulier et le légal, la convention de Genève comporte une « légalisation » ainsi qu’une « régularisation » de l’image du partisan.183 Cela a émergé comme l’expansion juridique du « combattant » dans le « civil » (ou le partisan dans le social) tout en gardant un certain degré d’ambivalence : « L’évolution qui a abouti aux Conventions de Genève de 1949 a ceci de caractéristique qu’elle admet des assouplissements de plus en plus larges du droit des gens européen, exclusivement étatique jusqu’alors. Des catégories de plus en plus nombreuses de participants aux hostilités ont dès lors statut de combattants réguliers. Les personnes civiles des territoires occupés par l’ennemi (c’est-à-dire celles du théâtre des opérations propre aux partisans qui combattent dans le dos des armées ennemies) bénéficient elles aussi, d’une protection légale supérieure à celle du Règlement de La Haye de 1907. Beaucoup de ceux qui, participant au combat, ont jusqu’à présent passé pour des partisans sont maintenant assimilés aux combattants réguliers et bénéficient des droits et privilèges de ceux-ci. On ne saurait plus, à vrai dire, les appeler des partisans. Cependant, les concepts demeurent encore vagues et flottants. »184 En fait, l’esprit partisan ne s’inscrit pas en premier lieu dans une catégorie juridique selon Schmitt : Ces légalisations reprennent diverses abstractions de l’époque classique (disons, la « limitation » de la guerre au sens juridique)185 alors que les séquelles de ces guerres et les modalités de ces situations ne sont plus du tout « classiques ». Ces approches et mesures humanitaires classiques des époques précédentes du droit international sont biochimique (1925, protocole d’interdiction de l’utilisation des gaz asphyxiants, toxiques ou autres, ainsi que l’utilisation des méthodes bactériologiques de guerre). 182 Selon Schmitt, « les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 sont l’œuvre d’une attitude humaine et d’une évolution humanitaire dignes d’admiration. En faisant preuve, à l’égard de l’ennemi, non seulement d’humanité mais encore de justice au sens où il est reconnu [Gerechtigkeit im Sinne der Anerkennung], elles se maintiennent sur la base du droit international classique et de sa tradition, sans lesquels une telle œuvre d’humanité ne serait guère possible. C’est le caractère étatique des opérations de guerre qui en demeure la base, et la limitation de la guerre fondée sur celui-ci, avec ses distinctions nettes entre guerre et paix, militaires et civils, ennemi et criminel, guerres interétatiques et guerres civiles. Mais en assouplissant, voire en mettant en cause ce système de distinctions essentielles, les Conventions de Genève ouvrent la porte à une forme de guerre qui détruit sciemment ces distinctions nettes. Il s’ensuit que plus d’une normalisation de compromis formulée [Kompromiß-Normierung] en termes prudents prend alors figure de passerelle fragile lancée sur un abîme qui recèle une métamorphose lourde de conséquences des concepts de guerre, d’ennemi et de partisan. » (TP [trad. fr.], p. 237-238). 183 TP [trad. fr.], p. 228-289. 184 TP [trad. fr.], p. 226. 185 TP [trad. fr.], p. 237-238. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. prétentieusement réappliquées au moment peu classique de la disparition de l’entité politique de l’État lui-même.186 Ces légalisations ont défini le partisan comme si le contexte était celui d’une guerre entre États ; donc elles autorisent, par exemple, les poursuites contre et la persécution des partisans « quelles que soient » leurs idéologies.187 Dans ce cadre, Genève n’a pas non plus apporté de modification fondamentale aux dispositions de La Haye sur la guerre terrestre de 1907.188 Comme on le constate à la lecture de ses notes de l’après-guerre, toute clause générale comme la définition du « crime contre l’humanité » reste politique au sens moderne du terme. Les conventions comprennent des « autorisations non mesurées », ou un sentiment de légalité potentiellement total qui n’est même pas nécessairement prédéterminé par des faits fixes : « La légalité au sens de faits fixes prédéterminés et la légalité au sens d’autorisations générales non mesurées sont deux concepts différents. Avec le non mesuré (c’est-à-dire potentiellement total), il devient ‘politique’ au sens moderne du terme. »189 Malgré „Die Konvention zum Schutz der Zivilbevölkerung stellt „internationale Konflikte“, die mit Waffengewalt ausgetragen werden, den zwischenstaatlichen Kriegen des klassischen europäischen Völkerrechts gleich und berührt dadurch den Kern eines für das bisherige Kriegsrecht typischen Rechtsinstituts, die ‘occupatio bellica’. Zu solchen Erweiterungen und Auflockerungen, die hier nur beispielsweise angedeutet werden können, treten die großen Wandlungen und Veränderungen hinzu, die sich aus der Entwicklung der modernen Waffentechnik von selbst ergeben und mit Bezug auf den Partisanenkampf noch intensiver auswirken." (TP, p. 31) Voir aussi: "Die Formulierungen der Genfer Konventionen haben europäische Erfahrungen im Auge, nicht aber die Partisanenkriege Mao Tse-tungs und die spätere Entwicklung des modernen Partisanenkrieges. In den ersten Jahren nach 1945 war noch nicht zum Bewußtsein gekommen, was ein Sachkenner wie Hermann Foertsch erkannt und so formuliert hat: daß die kriegerischen Aktionen nach 1945 Partisanencharakter annahmen, weil die Besitzer von Atombomben deren Anwendung aus humanitären Erwägungen heraus scheuten und die Nichtbesitzer auf diese Bedenken bauen konnten — eine unerwartete Auswirkung sowohl der Atombombe wie auch der humanitären Erwägungen. Die für das Partisanenproblem wichtigen Begriffe der Genfer Normierungen sind aus bestimmten Situationen abstrahiert.“ (TP, p. 29). [souligné par moi]. 187 TP [trad. fr.], p. 227-8. Voir par exemple: „Eine fundamentale Änderung der Haager Landkriegsordnung von 1907 war dabei nicht beabsichtigt. Sogar an den vier klassischen Bedingungen für eine Gleichstellung mit regulären Truppen (verantwortliche Vorgesetzte, festes sichtbares Zeichen, offenes Tragen der Waffen, Einhaltung der Regeln und Gebräuche des Kriegsrechts) wird grundsätzlich festgehalten. Die Konvention zum Schutz der Zivilbevölkerung soll allerdings nicht nur für zwischenstaatliche Kriege, sondern für alle internationalen bewaffneten Konflikte gelten, also auch für Bürgerkriege, Aufstände usw. Doch soll damit nur die Rechtsgrundlage für humanitäre Interventionen des Internationalen Komitees des Roten Kreuzes (und anderer unparteiischer Organisationen) geschaffen werden. Inter arma caritas. Es wird in Art. 3 Absatz 4 der Konvention ausdrücklich betont, daß die rechtliche Stellung, le statut juridique, der Konfliktsparteien dadurch nicht berührt wird [...]. Im zwischenstaatlichen Krieg behält die Besatzungsmacht des militärisch besetzten Gebietes nach wie vor das Recht, die lokale Polizei dieses Gebiets zur Aufrecht erhaltung der Ordnung und zur Unterdrückung irregulärer Kampfhandlungen anzuweisen, demnach auch zur Verfolgung von Partisanen, „ohne Rücksicht darauf, von welchen Ideen diese inspiriert“ sein mögen.“ (TP, p. 30). [souligné par moi]. 188 TP [trad. fr.], p. 227. 189 Voir par exemple: « Was bleibt als das Spezifische übrig, wenn man von dem Verbrechen gegen die Menschlichkeit die alten bekannten kriminellen Tatbestände Mord, Raub, Vergewaltigung etc. abzieht? Verbrechen, "die einen krassen Vernichtungswillen" erkennen lassen, also Verbrechen, zu denen auf der subjektiven Seite noch etwas Besonderes, das GegenMenschliche nämlich, hinzu kommt. Was kommt hinzu? Kein Reatus, sondern nur ein Animus. Es sind Gesinnungs-Verbrechen von der negativen Seite. Sie mußten mit dialektischer Notwendigkeit kommen, nachdem aus Humanität die Gesinnungs-Verbrechen aus guter Gesinnung entdeckt worden waren. Mit anderen Worten: es sind die aus menschenfeindlicher Gesinnung entstandenen 186 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. les restrictions légales de La Haye à Genève, le concept de partisan est resté dans les limites de l’idée de « criminalité » en droit commun. Ainsi, dans les procès d’après-guerre, tout ce qui va au-delà du combat partisan strictement nécessaire reste un crime de guerre. À cet égard, le partisan est exceptionnel par sa position : il est l’entité légalement incluse comme frontière de la définition normative des crimes de guerre (alors qu’il est lui-même politiquement exclu). Ceci est également dû à l’inégalité ainsi qu’à l’« irrégularité » du partisan de par ses propres caractéristiques : « Il ressort de ceci que l’on persiste à distinguer des partisans au sens de combattants irréguliers, non assimilés aux troupes régulières. Le partisan défini de la sorte ne bénéficie pas des droits et privilèges du combattant ; il est un criminel de droit commun et il est licite de le mettre hors d’état de nuire par des condamnations sommaires et des mesures répressives. Ce principe a été reconnu également dans les procès contre les criminels de guerre qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, notamment dans les jugements prononcés contre des généraux allemands […] étant bien entendu que toutes cruautés et mesures terroristes, toutes sanctions collectives, au-delà des mesures répressives nécessaires, à plus forte raison la participation au génocide, demeurent des crimes de guerre. »190 En traitant et en incluant le partisan dans la common law, tout conflit est traité légalement comme dans les logiques précédentes des guerres interétatiques, et la protection réelle des civils est traitée en tant qu’exception légale au niveau interétatique classique. Parallèlement aux développements techniques des guerres, aux mobilisations et motorisations rapides des partisans, les élargissements (Erweiterungen) et assouplissements (Auflockerungen) dits juridiques, comme und von solcher Gesinnung zeugenden Taten, also: das, was der zum Feind der Menschheit Erklärte tut. Politisch im extremsten und intensivsten Sinne des Wortes. "Verbrechen gegen die Menschl[ichkeit]" ist nur die generellste aller Generalklauseln zur Vernichtung des Feindes. Mit dem Übergang von gemessenen zu ungemessenen Diensten begann die Versklavung der dienstpflichtigen, aber bisher freien Bauern. Mit dem Übergang von festen gesetzlichen Tatbeständen zu sog. Generalklauseln beginnt die Versklavung der staatsunterworfenen dienstpflichtigen, aber bisher freien Bevölkerung. Auch das gehört zum modernen Problem der Legalität. Legalität im Sinne vorherbestimmter fester Tatbestände und Legalität im Sinne von generellen, ungemessenen Ermächtigungen sind zwei verschiedene Begriffe. Mit dem Ungemessenen (also potentiell Totalen) wird es "Politisch" im modernen Sinne; Wesen der Anklage und der kriminalisierten Tatbestände in politischen Prozessen! Die einzige interessante Frage betrifft die Situation: Sind wir überhaupt noch in der Lage, zu messen, Maße zu finden, die nicht die falsch gewordenen, alten Maße, sondern sach- und situationsgemäße Maße sind? Heureka, ich habe ihn gefunden, nämlich den Feind. Es ist nicht gut, daß der Mensch olme Feind sei. Wehe dem, der ohne Feind ist, denn er wird <mein> Feind sein am jüngsten Tage. Er wäre also wieder da, so haßerfüllt, daß er nicht einmal eine von mir geprägte Formulierung vertragen kann, ohne einen Ausrottungsversuch zu machen. […] Machiavelli sagt (Disc. II, 26) : Weder Drohungen noch Beleidigungen entziehen dem Feind die Kraft. Dieses ‚Kraftentziehen’, darum handelt es sich. Das ist auch der Gesichtspunkt, unter dem man solche Beleidigungen perzipieren muß. Entzieht mir das Kraft? Nur soviel, als ich Zeit darauf verwende und daran denke. »(GL II, 110, 6.5.1948). 190 TP [trad. fr.], p. 228. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. à Genève, préparent le terrain à un retour « intensif » de l’idée de partisan au niveau social.191 L’irrégularité du partisan et sa relative invisibilité sont niées par la normativité du droit : par l’entrée du concept de partisan dans la légalité, le partisan perd son caractère irrégulier : le caractère invisible du partisan ainsi que son pouvoir réel sur le champ de bataille disparaissent. Il ne représente plus une négation invisible de la bataille diurne, ni un arrière-plan invisible du visible. Il ne peut être vu qu’après la tombée de la nuit sur le champ de bataille : ainsi, dans la bataille diurne, il n’a plus d’autre choix que de « se retirer dans les bois ».192 Au cœur des discussions de Schmitt sur les Conventions de La Haye et de Genève, il y a toujours un débat sur le nouveau principe associatif : les légalisations du concept de partisan sont parallèles aux conceptions du « civil » comme « combattant » social. Dans ce contexte, l’esprit du partisan ne représente rien de moins qu’un détachement de la société qui correspond à un mélange de peur et d’hospitalité envers le partisan. Le concept de partisan devient le cas exceptionnel, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, de l’ordre social et de ses légalisations. La population est considérée comme le « meilleur ami » des partisans, alors qu’il y a effectivement une peur du 191 TP [trad. fr.], p. 229. Voir par exemple le commentaire de Schmitt sur Der Totale Widerstand : Kleinkriegsanleitung für Jedermann (La résistance totale : un manuel de guerre à petite échelle pour tout le monde): „Die Konvention zum Schutz der Zivilbevölkerung stellt „internationale Konflikte“, die mit Waffengewalt ausgetragen werden, den zwischenstaatlichen Kriegen des klassischen europäischen Völkerrechts gleich und berührt dadurch den Kern eines für das bisherige Kriegsrecht typischen Rechtsinstituts, die occupatio bellica. Zu solchen Erweiterungen und Auflockerungen, die hier nur beispielsweise angedeutet werden können, treten die großen Wandlungen und Veränderungen hinzu, die sich aus der Entwicklung der modernen Waffentechnik von selbst ergeben und mit Bezug auf den Partisanenkampf noch intensiver auswirken. Was bedeutet z. B. die Vorschrift, daß die Waffen „offen getragen“ werden müssen, bei einem Widerstandskämpfer, den die oben zitierte „Kleinkrieganweisung“ [(Der totale Widerstand: Eine Kleinkriegsanleitung für Jedermann )] des Schweizerischen Unteroffiziersverbandes [...] anweist: „Bewege dich nur in der Nacht und ruhe am Tage in den Wäldern!“ Oder was bedeutet das Erfordernis eines weithin sichtbaren Abzeichens im Nachtkampf oder im Kampf der weittragenden Waffen der modernen Kriegstechnik? Viele solcher Fragen drängen sich auf, wenn die Betrachtung unter den Gesichtspunkt des Partisanenproblems gerät und die unten […] aufgezeigten Aspekte der Raumveränderung und der technisch-industriellen Entwicklung nicht außer acht gelassen werden. » (TP, p. 31). À propos de cette indication, ce manuel Der Totale Widerstand : Kleinkriegsanleitung für Jedermann a été écrit par Hans von Dach (1926-2003), un major de l’armée suisse. Il comprend un livret d’instruction en sept volumes, avec des illustrations en noir et blanc, datant de 1957, pendant la guerre froide. Il traite d’une éventuelle lutte de résistance en Suisse en cas d’avancée ou d’invasion soviétique. L’auteur explique comment la direction des forces militaires impliquées et les groupes de résistance civile concernés devraient se comporter en temps de guerre. Il explique également comment les forces d’occupation agissent contre la résistance civile. Son troisième volume traite en particulier de la guerre des partisans. Comme l’indique M. Tribelhorn, le manuel devait préparer la population suisse à une occupation de la Suisse par les forces du Pacte de Varsovie, éventualité alors considérée comme possible dans le contexte de la guerre froide. Comme l’indique Buomberger, le livre a été réédité sous forme de traductions pirates dans des dizaines de langues dans de nombreux pays étrangers, et a notamment été utilisé par des groupes terroristes de gauche dans les années 1960 et 1970. Voir Th. Buomberger (2018) « Das gefährlichste Buch der Schweiz. Tages-Anzeiger » (https://blog.tagesanzeiger.ch/historyreloaded/ consulté le 10 septembre 2020). voir ausssi M. Tribelhorn, « Terror-Rezepte aus der Schweiz », Neue Zürcher Zeitung, 26.7.2013, p. 12 , et « Terror-Rezepte für jedermann », Neue Zürcher Zeitung , 27.7.2013, p. 32. Voir aussi sur l’évolution de la logique de « l’occupation militaire » vers une logique du risque et de l’assurance à Genève : TP [trad. fr.], p. 230-234. 192 TP [trad. fr.], p. 229, p. 242-243. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. partisan parmi ses « amis » (le peuple), de sorte qu’ils se sentaient toujours obligés de se protéger de lui.193 Cette phase de l’évolution de l’image partisane marque un tournant : La convention de Genève suit le cadre de la Haye et se développe en termes de dialectique du risque et de l’assurance ou du pouvoir et de la légalité. Cependant, l’opposition à l’occupation militaire (par exemple coloniale) se poursuit différemment : les populations civiles reçoivent prétentieusement la légitimité d’un partisan défensif ou résistant sur le plan juridique alors que la convention conserve à la puissance occupante ses titres pour les mesures répressives : « Les Conventions de Genève de 1949 ont introduit dans l’institution juridique classique de l’occupatio bellica, soumise à des règles précises par le Règlement de La Haye, des modifications dont les répercussions demeurent imprévisibles à plus d’un point de vue. Des combattants de la résistance qui auraient subi jadis le traitement réservé aux partisans sont assimilés aux troupes régulières pourvu qu’ils soient organisés. En comparaison des intérêts de la Puissance occupante, les intérêts de la population du territoire occupé sont soulignés à tel point qu’il est devenu possible, du moins en théorie, de tenir pour non illégale toute résistance à l’occupant, y compris celle du partisan, pour peu qu’elle soit, issue de motifs respectables. Il est admis, d’autre part, que la Puissance occupante conserve, le droit de prendre des mesures répressives. Dans cette situation, l’activité du partisan ne serait ni véritablement légale ni illégale à proprement parler, celui-ci opérerait simplement à ses propres risques et périls, et, en ce sens, son entreprise serait périlleuse, risquée. »194 Selon Schmitt, du fait de l’expansion de cette logique au niveau social, le concept de partisan lui-même devient un « tout », une totalité. La confusion politique concernant la situation des partisans se reformule dans la logique du risque et de l’assurance (juridique).195 L’acte hautement « risqué » mais « assuré » d’un partisan devient « calculable ». Cette image du partisan semble selon Schmitt comparable à la situation politique du citoyen dans les systèmes libéraux de l’État de droit qui préétablissent un cadre de risques et d’assurances en termes de droits individuels : l’individu est tenu de calculer ses risques par rapport aux assurances légales afin de participer à la vie politique. La société est réglementée comme une entreprise assurée : l’assurance devient un principe de sa gestion tandis que le nouveau « topos » général d’inclusion dans l’exclusion consiste, comme pour le partisan, à prendre des risques sur la responsabilité d’une totalité juridique. Cependant, les actes politiques ne peuvent pas être servis de manière significative dans des cadres inclusifs 193 TP [trad. fr.], p. 229-230. TP [trad. fr.], p. 231. 195 TP [trad. fr.], p. 232-234. 194 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. d’ensemble préétablis de droits individuels et de légalité.196 En parallèle, le partisan est assuré et inclus (par la loi fondamentale) ; il est même respecté (pour sa cause « honorable »). Néanmoins, le caractère essentiel du partisan, l’irrégularité (ne pas participer au partage légal/illégal défini par l’occupant), disparaît. Sa participation est présumée et il n’a plus de caractère irrégulier. Son acte politique est même impensable pour lui tant qu’il continue à être assuré par des droits et des règlements dans lesquels l’intention de se défendre est prévue. Le caractère économique de cette logique de calcul du risque rend selon Schmitt le statut du partisan semblable à celui du pirate, et à son esprit de profit.197 4). Le partisan et l’image du « chien sur l’autoroute » : À différents moments de la Théorie du Partisan, indique à des changements accélérés des normes culturelles et sociales en direction d’une nouvelle universalité qui concerne les deux dernières images du partisan.198 Les nouveaux aspects techniques développés dans ces images du partisan incluent une dernière image selon Schmitt : celle de l’ignorant invisible ; celui qui ne peut « voir » que le rythme de ces changements lui-même, l’image du « non-attaché » ; une ombre. Si l’image du partisan comme dans la guérilla espagnole est celle de la mort, « les morts vont vite, ils vont encore Voir par exemple : « L’action (ou l’omission) risquée au sens général du terme n’est pas un caractère spécifique du partisan. La notion de risque prend un sens plus précis si celui qui agit en prenant des risques le fait « à ses propres risques et périls », en prenant sciemment sur lui les conséquences graves de son action ou de son omission, de façon à ne pouvoir se plaindre de subir un préjudice si ces conséquences graves le frappent. D’autre part, il a la possibilité (pour autant que ses actes ne sont pas contraires aux lois) de compenser le risque en signant un contrat d’assurance. Le domaine juridique propre du concept de risque (Risiko), son topos au regard des sciences juridiques, c’est toujours la législation des assurances. L’homme vit parmi toutes sortes de dangers et d’insécurités, et désigner par ce terme de risque, dans un esprit juridique, un danger ou une insécurité, c’est les rendre, avec celui qu’il frappe, propres à être assurés. Concernant le partisan, la tentative échouerait sans doute en raison de l’irrégularité et de l’illégalité de son action, même si l’on se trouvait prêt par ailleurs à le protéger, selon la technique des assurances, contre un risque trop grand en le classant dans la catégorie du risque le plus élevé. » (TP [trad. fr.], p. 232). 197 « Au sens spécifique de ce terme, le risque est attaché à l’activité de deux acteurs de la guerre sur mer : le neutre qui viole un blocus et le neutre qui transporte de la contrebande de guerre. Se rapportant à eux, le terme de risque a son sens précis et plein. Ces deux types d’acteurs impliqués dans les hostilités s’engagent dans une « aventure commerciale très profitable mais risquée » […] Ils risquent de perdre et leur navire et leur cargaison au cas où ils seraient capturés. Et ceci sans même avoir d’ennemi, même s’ils se font, eux, traiter en ennemi au sens du droit de guerre maritime. Leur idéal social est de faire de bonnes affaires. Leur champ est la mer libre. Us ne songent pas le moins du monde à défendre leur maison, leur foyer et leur sol natal [Haus und Herd und Heimat] contre un envahisseur étranger, à l’exemple de l’archétype [Urbild] du partisan autochtone. Aussi concluent-ils des contrats d’assurance pour compenser leur risque, les tarifs des primes étant en rapport avec celui-ci et adaptés aux facteurs variables de ce risque, par exemple, celui d’être coulé par un sous-marin : très gros risque, mais assuré pour une très forte somme » (TP [trad. fr.], p. 233-234). 198 Voir par exemple :TP, p. 80 ; TP [trad. fr.], p. 286 (le « socialisme en tant que le nouveau christianisme » : der socializmus als Neues Christentum angereten) ; TP [trad. fr.], p. 286-287 (sur le principe associatif en termes d’idéologie) ; Voir TP [trad. fr.], p. 260 (le « danger d’association entre l’intelligentsia occidentale et la rébellion russe »). Voir aussi nos sections précédentes sur les images du partisan en tant que professionnel et assuré. 196 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. plus vite s’ils sont motorisés ».199 Selon une autre expression de Schmitt sur le sujet, il est comme un « chien » perdu qui se précipite désespérément sur une « autoroute » (Hund von der Autobahn).200 Cette image s’inscrit dans les dernières étapes du virage accéléré vers l’invisibilité socio-politique. La mobilité du partisan s’est déjà accrue depuis l’époque classique et est devenue sa caractéristique essentielle, mais cette mobilité est maintenant supplantée par des interactions plutôt intensives dans de grands espaces étendus à l’échelle mondiale.201 Cette image du partisan se réalise dans la destruction des structures sociales, les changements du contexte politique mondial;202 et les changements techno-industriels les plus rapides dans les moyens de guerre et la motorisation.203 Dans tout cela, c’est le partisan luimême qui a été l’un des plus touchés. Dans ce contexte, l’invisibilité du partisan se résume à sa vie politique : la logique de l’autoroute semble indifférente à l’invisibilité du chien, qu’il survive ou qu’il soit éliminé ; l’existence du partisan est désormais sans valeur. Obligé de s’assimiler pour survivre, il ne lui reste qu’un vestige du passé.204 Le partisan en tant qu’irrégulier est tributaire du soldat régulier pour sa légitimité et sa reconnaissance.205 À travers la disparition de l’État, ce besoin qu’a le partisan d’un « tiers » intéressé est également affecté. Dans les dernières étapes de cette accélération sociale et culturelle, les alliances indirectes du partisan en vue de sa reconnaissance apparaissent également transformées : Le statut de partisan n’est plus une question de « parasitisme », ni d’attention aux risques juridiques et aux logiques d’assurance du social. Il ne s’agit plus de la perfection juridique humaniste, ni de la légalité future des révolutionnaires professionnels, ni de la loyauté indispensable pour façonner son attachement à une terre et à un peuple. Dans la disparition totale de son invisibilité, le visible perd aussi son sens pour le partisan : comme un simple uniforme ou selon les termes de Schmitt, un bâtiment qui n’est plus une église. Cette dernière image de partisan perd tous ses caractères et n’a aucune trace d’une profession défensive. Il n’appartient plus à un sol et à un territoire. Son mode de combat ainsi que son accès aux causes absolues de son combat sont à nouveau motorisés et facilités : « Les défenseurs autochtones de la terre natale qui mouraient pro aris et focis, les héros nationaux et patriotiques qui s’enfonçaient dans les bois, tout ce qui 199 TP [trad. fr.], p. 285. TP [trad. fr.], p. 286-287. « Dann verschwindet er einfach von selbst im reibungslosen Vollzug technischfunktionalistisdier Abläufe, nicht anders, wie ein Hund von der Autobahn verschwindet.„ (TP, p. 80). [Souligné par moi]. 201 TP [trad. fr.], p. 275-280 ; p. 289. 202 TP [trad. fr.], p. 274, p. 282-284; p. 300-301. 203 TP [trad. fr.], p. 220-221; p. 275-276. 204 TP [trad. fr.], p. 285-286. 205 TP [trad. fr.], 282-3 ; voir aussi, p. 217-221. 200 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. était réaction d’une force élémentaire, tellurique vis-à-vis de l’invasion étrangère est tombé entre-temps aux mains d’une direction centrale internationale et supranationale qui apporte son aide et son soutien, mais dans le seul intérêt de ses propres objectifs de nature toute différente, visant une agression mondiale; et cette direction, selon le cas, les protège ou les abandonne à leur sort. Dès lors, le partisan cesse d’être essentiellement défensif. Il se fait manipuler en instrument d’une agressivité qui vise la révolution mondiale. Simple matériel sacrifié des batailles, il est dépossédé de tout ce pour quoi il a engagé le combat, de ce en quoi s’enracinait son caractère tellurique, légitimité de son irrégularité de partisan. »206 Dès 1962, cela apparaît à Schmitt comme une forme croissante de la professionnalisation de la terreur. 207 Le partisan est également affecté par les nouvelles phases de cette « dernière étape ». Dans le cadre de ces accélérations, le partisan n’a d’autre choix que de disparaître dans une « obscurité » absolue, ou de « transformer » cette obscurité elle-même en un espace de combat : il devient ainsi soit un « opérateur sous-conventionnel » au service du social (réglementé avec certains rôles au sein de l’organisation de la société), soit un « théologien de la guerre », même tardif et préconventionnel.208 Il devient un instrument manipulé par l’agressivité révolutionnaire mondiale.209 Cependant, à côté de cette image du partisan (en tant que chien qui court sur l’autoroute) et des accélérations concernées, on peut encore assister à une réalité historique qui appartient d’abord à une vieille image du « vaincu » : celui qui se distingue avant tout par sa « loyauté » contenue, celui qui est encore « résistant » à son invisibilité politique croissante et de son obscurité, celui qui résiste à être « totalement » fusionné soit dans une régularité, soit dans une nouvelle association ; celui qui résiste à n’être ni un professionnel, ni un représentant de la politique du pouvoir, ni une quelconque violence sacrée.210 Concernant la notion de clarté politique, pour le même chien courant sur l’autoroute, réapparaît encore une possibilité d’intervenir : aux agressions révolutionnaires mondiales, aux invisibilités toujours plus dépolitisées, à son public neutralisé, à son espace virtuel étendu de non-attachement et de nonrésistance dans lequel tout est permis mais rien de réel ne peut s’accomplir. Dès ses origines, le partisan n’est pas un révolutionnaire se réclamant d’une légalité secondaire contre une légalité plus ancienne. Il n’est pas non plus un républicain appuyé sur le dualisme de la légalité 206 TP [trad. fr.], p. 282. Voir aussi sur le sujet : J.F. Kervégan (2011) Que faire à Carl Schmitt, Paris Gallimard, p. 202. 208 TP [trad. fr.], p. 291. 209 „Er wird zu einem manipulierten Werkzeug weltrevolutionarer Aggressivität.“ (TP, p. 77). 210 TP [trad. fr.], p. 299-301. À cet égard, l’approche théologique tardive du partisan comme un « jésuite de la guerre » à l’instar de Che Guevara. Voir aussi sur les nouvelles phases de la violence sacrée dans sa comparaison de la dualité républicaine de la légalité et dela légitimité, et le choix analogique d’une légalité sacralisée, disons, d’un dieu légal (TP, p. 60). 207 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. et de la légitimité et pour qui la légalité reste la seule forme possible de légitimité : « Nous avons rappelé que le partisan avait besoin d’une légitimation s’il voulait se maintenir dans la sphère politique et éviter de sombrer dans la criminalité. Certaines antithèses faciles opposant légalité et légitimité, courantes de nos jours, ne suffiront pas à liquider cette question. C’est dans le cas de Salan211 précisément que la légalité prouve son autorité largement prééminente et qu’elle se manifeste telle qu’elle fut à l’origine pour un républicain : la forme rationnelle, progressive, la seule forme moderne et, en un mot, la forme suprême de la légitimité même. »212 Au nom de ce type de légitimation, il reste fidèle à son sentiment d’injustice. Il essaie de ne pas se laisser définir par cette dualité de visions des ennemis. La clarté de sa vision ne réside ni dans une catégorie uniforme ni dans une catégorie juridique. Son intérêt est la justice et le jugement. Il ne se définit que par rapport à l’illégitimité ou à l’injustice. En tant que combattant pour la souveraineté de la justice, le partisan n’équivaut ni à l’absence de légalité ni à l’illégalité. Les dernières remarques de Schmitt sur le procès contemporain du général Raoul Salan en témoignent également.213 Ici, une conception de la légitimité est nécessaire. Salan se sentait exclu. Il réclame donc une autorité « supérieure à toute autre autorité ou norme » selon Schmitt : « Je ne tiens pas à répéter ce que j’ai dit, il y a plus de trente ans de cela, concernant ce sujet toujours actuel. J’y fais allusion pour faciliter l’intelligence de la situation du général Salan, ce républicain, dans les années 1958-1961. La République française est un régime où la loi est souveraine ; c’est là son fondement, dont elle ne saurait admettre le démantèlement par une opposition entre le droit et la loi [Recht und Gesetz] et par la distinction du droit, instance supérieure. Ni la justice ni l’armée ne sont au-dessus de la loi. Il y a une légalité républicaine et c’est elle la seule forme de légitimité que la République connaisse. Tout le reste, aux yeux d’un authentique républicain, est sophisme antirépublicain. La position du Ministère public dans le procès Salan était par conséquent simple et claire ; il n’a cessé d’en appeler à la souveraineté de la loi qui demeure supérieure à toute autre instance ou norme imaginable. Il n’existe pas de souveraineté du droit qui puisse lui être opposée. Cette souveraineté transforme l’irrégularité du partisan en une illégalité mortelle. »214 Salan, lui-même à l’origine républicain de gauche, a beaucoup contribué à la légalité sacrée de ses prédécesseurs qui a « contribué à l’ascension au pouvoir du général de Gaulle contre le régime juridique de l’époque ». 211 Raoul Salan (1899-1884). TP [trad. fr.], p. 292. 213 Voir aussi sur le sujet : J.F. Kervégan (2011) Que faire à Carl Schmitt, Paris Gallimard, p. 200. 214 TP [trad. fr.], p. 292. 212 Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Néanmoins, Salan constate tragiquement que la fidélité ne passe pas par la légalité.215 Dans son propre procès, qui a lieu peu avant des conférences de Schmitt au cours des années 1962-1963, Salan « en appelle à la nation contre l’État et contre la légalité à une légitimité d’un ordre supérieur ».216 En transformant la légalité d’une armée régulière,217 Salan s’est tourné vers l’irrégularité avec fidélité, vers un dieu supérieur de la justice et de la légitimité.218 Le partisan peut donc être même un frein aux accélérations et ne pas être « professionnel », ni un agresseur du sacré, ni un opérateur de terreur (en d’autres termes de Schmitt, ni un Che Guevara, ni un « jésuite de la guerre »», ni un Michael Kohlhaas).219 Cependant, malgré les accélérations sociales et culturelles, le partisan doit faire face à son ancienne et véritable tragédie: comment garder sa « retenue », de l’intérieur et de l’extérieur, et humainement, malgré son « invisibilité » croissante et progressive en politique. • Conclusion de la première partie 215 « Aber am 15. Mai 1958 verhalf er im entscheidenden Augenblick dem General de Gaulle zur Macht, indem er bei einer öffentlichen Veranstaltung auf dem Forum in Algier Vive de Gaulle! rief. Doch sah er sich bald bitter enttäuscht in seiner Erwartung, de Gaulle werde die in der Verfassung garantierte, territoriale Souveränität Frankreichs über Algerien bedingungslos verteidigen. » (TP, p. 66-7). 216 TP [trad. fr.], p. 293. 217 « Auch der General de Gaulle hatte früher oft von traditionaler und nationaler Legitimität gesprochen und sie der republikanischen Legalität entgegengesetzt. Das änderte sich mit dem Mai 1958. Auch die Tatsache, daß seine eigene Legalität »erst seit dem Referendum vom September 1958 feststand, änderte nichts daran, daß er spätestens seit jenem September 1958 die republikanische Legalität auf seiner Seite hatte und Salan sich gezwungen sah, die für einen Soldaten verzweifelte Position zu beziehen, sich gegenüber der Regularität auf die Irregularität zu berufen und eine reguläre Armee in eine Partisanenorganisation zu verwandeln. Doch die Irregularität für sich allein konstituiert nichts. Sie wird einfach Illegalität. Zwar ist eine Krisis des Gesetzes und damit der Legalität heute unbestreitbar. » (TP, p. 86) [souligné par moi]. 218 TP [trad. fr.], p. 293-4. Voir aussi: « Salan hat sein Schweigen tatsächlich während der ganzen Verhandlung gewahrt, auch gegenüber mehreren, heftig insistierenden Fragen des Anklägers, der dieses Schweigen für bloße Taktik erklärte. Der Präsident des Hohen Militärgerichts hat nach einem kurzen Hinweis auf das „Unlogische“ eines solchen Schweigens das Verhalten des Angeklagten schließlich, wenn nicht respektiert so doch toleriert und nicht als contempt of court behandelt. Am Schluß der Verhandlung antwortete Salan auf die Frage des Vorsitzenden, ob er noch etwas zu seiner Verteidigung hinzuzufügen habe: „Ich werde den Mund nur öffnen, um Vive la France! zu rufen, und dem Vertreter der Anklage erwidere ich einfach: que Dien me garde! Der erste Teil dieser Schlußbemerkung Salans wendet sich an den Präsidenten des Hohen Militärgerichts und hat die Situation der Vollstreckung eines Todesurteils im Auge. In dieser Situation, im Augenblick der Hinrichtung, würde Salan rufen: Vive la France! Der zweite Teil richtet sich an den Vertreter der öffentlichen Anklage und klingt etwas orakelhaft. Er wird aber dadurch verständlich, daß der Ankläger - in einer Weise, die für den Staatsanwalt eines immerhin noch laizistischen Staates nicht alltäglich ist - plötzlich religiös geworden war. Er hatte nicht nur das Schweigen Salans für Hochmut und Mangel an Bußgesinnung erklärt, um gegen die Zubilligung mildernder Umstände zu plädieren; er sprach plötzlich, wie er ausdrücklich sagte, als „Christ zu einem Christen“, un chretien qui s’adresse d un chretien, und hielt dem Angeklagten vor, dieser habe durch seine Reuelosigkeit die Gnade des gütigen Christengottes verwirkt und sich die ewige Verdammnis zugezogen. Dazu sagte Salan : que Dieu me garde! » (PT, p. 68-69). [Souligné par moi]. 219 TP [trad. fr.], p. 300-301. Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Notre recherche vise à reconstruire les contours du concept de politique de Carl Schmitt, et ses idées théologico-politiques. Elle porte vers la fin de cette recherche sur ce que ces interventions théologico-politiques peuvent impliquer concernant la question du politique dans l’histoire moderne. Pour étudier la question du politique chez Schmitt, nous avons d’abord cherché dans ses œuvres les grandes lignes du sujet en question et nous avons lu des histoires de la pensée (notamment sur l’histoire de la théorie juridique allemande de l’État, par exemple, Stolleis, Kelly, Böckenförde, etc.) et certaines des ouvrages d’auteurs que Schmitt commente. Puis, nous avons reconstitué les liens entre ces penseurs que Schmitt commente à partir de son œuvre et ces histoires. Enfin, l’analyse des textes de Schmitt (notamment Le concept du politique de 1927 à 1932) nous a permis de situer et de suivre certain aspect de l’évolution de son œuvre. Cette approche envers ces idées a consisté à analyser ce que le politique (et par ce qui le suit, le théologico-politique) « ne sont pas », puis à décrire et à examiner ce qu’ils sont chez Schmitt. Concernant la conception de politique et sa structure, nous l’avons traité tout d’abord dans le contexte de l’histoire de la théorie juridique de l’État. Les conclusions sont : Le politique n’est ni défini dans un cadre simplement théologique, ni purement juridique. Il n’est pas uniquement égal à l’État ; il ne réside pas dans une distinction absolue, ni dans une intégration pure de l’étatique et du social. Le concept de politique signale à la fois le début et la fin de l’« époque de l’État » moderne.220 L’État doit être préservé autant que possible ; pourtant, du fait de la réalité élargie du rôle de l’élément social, un retour à l’équation du politique et de l’étatique conduit à la disparition accélérée de l’État lui-même. Le langage fort, et parfois apocalyptique du concept de politique (surtout dans les derniers chapitres du livre) découle, à bien des égards, de la logique du politique (défini surtout dans le cadre métaphysique des premiers chapitres du Concept de Politique). Cette logique est interne aux degrés d’association et de dissociation et sous-jacente au groupement ami-ennemi en tant que critère principal du concept de politique. « Rien ne peut échapper à cette logique de politique » (Chapitre trois). Les systèmes prétendument apolitiques et apparemment même anti-politiques ne sauraient non plus échapper à la logique du politique (Chapitre huit). La logique du politique recouvre simultanément deux aspects fondamentaux qui se croisent à différents moments du texte : Le politique est contrasté vis-à-vis des domaines divers de la vie humaine : il n’est pas esthétique, il n’est pas religieux, il n’est pas économique, etc. C’est grâce à ce contraste que le politique peut clairement être distingué. Le politique est également une 220 « Die Epoche der Staatlichkeit geht jetzt zu Ende. » (BP.syn, p. 40). Masoud Sinaeian (2020) Du Politique au rapport théologico-politique chez Carl Schmitt, thèse de doctorat dirigée par J.-F. Kervégan, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. catégorie de sauvegarde d’un espace commun des activités « non-politiques ». Le politique est intensifié : La distinction des différents domaines de la vie humaine (bien/mal, laid/beau, profit/non-profit) peut s’intensifier au point de se retrouver dans le cadre de ce qui appartient à la politique moderne. Ce type de schéma est pour de nombreux spécialistes au sein de la logique du politique en 1927-1932.221 Enfin, cette logique du politique a un double aspect, car elle est basée sur des dichotomies telles que prince-peuple, État-société, représentation-identité, etc. Par exemple, l’idée d’« agnosticisme politique » aborde simultanément ces deux aspects. D’une part, la question est celle du non-engagement ou l’activité non-consciente des gens (dans les procédures bureaucratiques et étatiques) ; d’autre part, la question est celle de l’Etat (en train de disparaître) : « l’État est agnostique parce qu’il ne peut pas décider et distinguer sa forme reconnue » ; Ou il « reste indécis face à une pluralité de décisions » ; ou « lorsque l’État intègre en lui-même l’hétérogénéité d’éléments en tension ». Dans un ordre similaire d’idées, la question de la signification de l’unité politique découle d’une réalité de la vie politique pour le peuple même qui crée, participe et vit la vie publique de sa propre manière - et jamais sous la forme d’un ordre ou d’une norme abstraite. Selon une idée de la visibilité, l’unité politique transcende la pluralité des différentes tensions internes (à un « degré extrême »), alors que la décision souveraine sur les frontières communes - les amis et les ennemis - est inévitable. 221 A toutes les différences, pour en citer quelques-unes dans cette riche bibliographie, voir par exemple : Shapiro, Loughlin, Meierhenrich, Schonberger, et Moyn à l’égard de Strauss et Morgenthau, etc.