n°17 Automne 2010
n°17 Automne 2010
n°17 Automne 2010
POLITIQUE
AMÉRICAINE
POLITIQUE
AMÉRICAINE
Lawrence J. Korb
Les enjeux de l’intégration civilo-militaire
aux États-Unis
Gordon D. Cumming
Les ONG françaises dans l’après-Guerre froide :
les nouveaux « diplomates du développement » ?
Nicolas van de Walle
La politique africaine d’Obama : de la difficulté
d’équilibrer sécurité et développement
Astri Suhrke
La route vers Marjah
Amy B. Frumin
Point de vue. Les réformes de l’aide internationale
américaine au banc d’essai : le cas afghan
Brian Atwood
Towards a U.S. Global Development Strategy?
Gian P. Gentile
A Different U.S. Military Narrative
Alexandra Giraud-Roufast
La réforme de l’assurance maladie
aux États-Unis en perspective
Prix : 20
Livre signalé
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légale et administrative
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75340 Paris Cedex 07
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POLITIQUE AMÉRICAINE
Sami Makki
Défense, diplomatie et développement
La stratégie de sécurité nationale du président
Obama ou la fin de l’ère Bush
DÉFENSE, DIPLOMATIE
ET DÉVELOPPEMENT :
REPENSER L’ACTION
EXTÉRIEURE
LES ENJEUX DE
L’INTÉGRATION CIVILO-MILITAIRE
SÉCURITÉ ET
DÉVELOPPEMENT EN AFRIQUE
LA STRATÉGIE EN AFGHANISTAN
FACE À SES LIMITES
LA RÉFORME
DE L’ASSURANCE MALADIE
revue
Les enjeux de
l’intégration civilo-militaire
aux États-Unis
Regards d’un sociologue embarqué
dans les nouveaux réseaux hybrides
Sami MAKKI
La multiplication des crises d’urgence depuis la fin de la
Guerre froide s’est accompagnée du déploiement de plus
en plus fréquent d’un nombre croissant d’acteurs civils et
militaires pour faire face à la complexité des situations. La
Historien et sociologue, docteur de l’École des hautes études en sciences
sociales (EHESS) à Paris, Sami MAKKI est maître de conférences associé
à Sciences Po Lille et chercheur associé au Centre d’études africaines de
l’EHESS où il coordonne le programme de recherche sur la transformation
des guerres (TRANSGUERRES). Il enseigne les questions stratégiques et de
sécurité internationale à l’EHESS, Paris I et Sciences Po Lille où il dirige le
parcours de master « sécurité, défense et stratégie » (SDS). Il est l’auteur de
plusieurs articles sur la stratégie américaine, sur les relations civilo-militaires,
la privatisation de la sécurité et de deux monographies dont Militarisation de
l’humanitaire, privatisation du militaire (2004).
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Sami MAKKI
mise en œuvre d’une coopération entre acteurs sur le terrain et
à un niveau politico-stratégique était alors jugée nécessaire.
Cette contribution 1 vise à mieux comprendre les processus
de transformations institutionnelles, organisationnelles,
capacitaires et doctrinales dans le domaine du civilo-militaire
aux États-Unis. Notre intention est de mieux comprendre la
culture stratégique américaine dans son contexte historique
et culturel afin de développer une meilleure intelligence des
facteurs et paramètres d’adaptation de la puissance américaine
aux évolutions du contexte international. Comment s’effectue
ce passage d’un dispositif stratégique quasi exclusivement
militaire et statique, puisqu’adapté à la menace soviétique,
à une configuration civilo-militaire réticulaire, complexe
et dynamique qui, tout en s’inscrivant dans le temps de la
mondialisation économique et de la révolution technologique,
est profondément marquée par une culture politique et
stratégique favorisant cette mutation ?
L’influence du modèle américain forgé dans les années 1980
demeure, encore aujourd’hui, très forte. Sa force d’attraction
repose sur un programme en cohérence avec le managérialisme
libéral, de réduction du poids de l’État et d’ouverture au
secteur privé 2 et d’adaptation organisationnelle aux mutations
internationales.
Depuis le 11 septembre 2001, la guerre contre le terrorisme
a transformé les conditions de ces interventions et nous
1. Outre une analyse bibliographique, cet article s’appuie sur un travail de
terrain, dans le cadre d’une thèse de sociologie politique menée à l’EHESS sous
la direction d’Alain Joxe intitulée « Métamorphoses de la puissance américaine
à l’aube du XXIe siècle » (mai 2008), ayant permis de mener une centaine
d’entretiens, la plupart informels, aux États-Unis et en Europe.
2. Tout au long de notre texte, l’adjectif « privé » ne signifie pas nécessairement
« commercial » ou « tourné vers la recherche du profit ». Le terme peut aussi
faire référence, selon le contexte, à des acteurs non étatiques qui mènent des
activités bénévolement et sans but lucratif, comme c’est le cas pour les ONG
ou les private voluntary organisations américaines. Il s’agit aussi de comprendre
le passage de l’une à l’autre des catégories et de considérer le fait que tous
ces organismes entrent aussi dans la catégorie très ouverte des agencies, ce qui
implique une large ouverture du « processus interagences », bien au-delà de
l’interministériel européen.
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Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
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observons une véritable mutation des relations civilo-militaires
aux États-Unis. Plus largement, les États occidentaux, sous
l’impulsion des États-Unis, reprennent l’initiative de l’action
humanitaire et l’on observe l’intégration de celle-ci aux autres
composantes de l’action diplomatique et militaire.
Compte tenu du poids de l’appareil politico-militaire
américain sur les orientations stratégiques des alliés, les enjeux
nés de l’intégration civilo-militaire ne peuvent être ignorés
des Européens, alors que le nouveau concept stratégique de
l’OTAN devrait faire apparaître la place centrale du civilomilitaire à travers « l’approche globale 3 ». Ces éléments
doivent être évalués afin d’en mesurer toutes les implications
pour les futures interventions multinationales dans des
dispositifs où la privatisation des dispositifs de sécurité prend
de l’ampleur et bouleverse la nature même des relations civilomilitaires.
LE MODÈLE AMÉRICAIN D’INTÉGRATION
CIVILO-MILITAIRE ET SON INFLUENCE
Dans un contexte de lutte globale contre le terrorisme,
les dynamiques actuelles de transformation de la politique
étrangère américaine prennent une dimension cruciale. Dès
octobre 2001, l’ancien secrétaire d’État Colin Powell déclarait
3. L’approche globale de l’OTAN correspond à une adaptation aux « défis de la sécurité
internationale [qui] exigent une large palette d’instruments civils et militaires et une
coordination, une consultation et une interaction régulières entre tous les acteurs
impliqués – dans la gestion de crises à l’échelle de la communauté internationale »
(site web de l’OTAN à l’adresse http://www.nato.int/cps/en/natolive/topics_51633.
htm). Institutionnalisé lors du sommet de Bucarest d’avril 2008, le Plan d’action pour
le développement et la mise en œuvre de cette approche intégrée au sein de l’Alliance
est un travail collectif qui se donne pour ambition d’associer les pays partenaires, les
organisations intergouvernementales, les acteurs non étatiques et les autorités locales.
Cette approche intégrée, bien que répondant à la nécessaire adaptation de l’Alliance
aux réalités du XXIe siècle est, de notre point de vue, le résultat d’une influence très
nette d’un idéal-type du modèle américain de l’intégration civilo-militaire. D’après
H. Binnendijk et al., cette dynamique est le résultat d’une initiative danoise de 2005,
reprise au sommet de Riga de 2007 avec le soutien du Center for Technology and
National Security Policy (CTNSP) de la NDU. Voir F. Arne Petersen, H. Binnendijk,
C. Barry, P. Lehmann Nielsen, “Implementing NATO’s Comprehensive Approach
to Complex operations”, in G. Aybet, R. R. Moore (dirs.), NATO in Search of a Vision,
Washington D.C., Georgetown University Press, 2010, pp. 75-76.
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Sami MAKKI
que les ONG américaines constituaient des « multiplicateurs
de forces », étaient « agents de la politique étrangère
américaine » et « des instruments du combat » contre le
terrorisme 4. Les grandes ONG américaines, facteurs de
puissance et vecteurs de l’influence normative américaine,
constituent un pilier essentiel d’une stratégie globale fondée
sur le développement des réseaux informationnels pour
développer les moyens du smart power.
Au fil de nos terrains aux États-Unis et en Europe, nous avons
constaté que le dispositif stratégique américain développait un
réseau de plus en plus complexe et dense de compétences militaires,
technologiques et associatives au service de cette nouvelle
stratégie nationale. De nombreuses participations à des colloques
européens et transatlantiques sur ou avec les organisations non
gouvernementales (ONG) ont été l’occasion d’observer de
l’intérieur le fonctionnement des espaces de rencontres des élites
administratives, militaires et non gouvernementales, les forums
et les réseaux transnationaux de pouvoir et d’influence globale
qu’elles mettent en place là où ces élites sont actives 5.
La synchronisation des activités humanitaires
et de développement à des fins stratégiques
L’intégration des agences civiles et des ONG aux
opérations militaires trouve notamment ses racines dans
4. Au forum annuel des ONG américaines d’octobre 2001, le secrétaire d’État
Powell présenta les ONG en ces termes pour évoquer leur contribution à la
campagne bombs-and-bread de la « coalition militaro-humanitaire » en Afghanistan,
selon les expressions du Premier ministre britannique Blair. Voir N. de Torrenté,
The War on Terror’s Challenge to Humanitarian Action, HPN report, janvier 2003.
5. L’accès à ces cercles de réflexion et réseaux d’experts comme le Security &
Defense Agenda à Bruxelles, l’Institut royal de défense (RUSI) à Londres ou
l’Association de l’armée de terre américaine (AUSA) à Washington D.C.,
facilite la mise en place du dispositif d’observation car ce sont des espaces
essentiels de dialogues entre industriels, praticiens, experts et décideurs. L’une
des particularités du travail sociologique dans ces milieux sensibles porte sur
le respect de certains dispositifs spécifiques comme la « règle de Chatham
House » créée pour encourager le partage d’information tout en garantissant
l’anonymat des participants et de leur affiliation institutionnelle. C’est donc
pour « encourager l’ouverture et le partage » de l’expertise dans une atmosphère
de « dialogue franc et ouvert », favorable à la formation du consensus qu’est
traditionnellement évoquée The Chatham House Rule of Confidentiality, établie
par le Royal Institute for International Affairs (RIIA) de Londres en 1927.
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Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
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l’institutionnalisation dès 1997, par la directive présidentielle
n° 56 (PDD 56), du processus américain de « coordination
interagences » entre le département d’État, le Pentagone et
l’Agence américaine pour le développement international
(USAID) par une intégration des dispositifs civils et militaires pour gérer les crises humanitaires. À la faveur d’un
processus de rationalisation (éviter la duplication des systèmes
civils et militaires) pour assurer le continuum entre les phases
d’urgence, de rétablissement de la paix, de reconstruction
et de développement, USAID fut contrainte (sous peine
de disparition selon certains parlementaires républicains)
de combler des vides dans les dispositifs américains de
renseignement humain et d’influence stratégique par un
élargissement des missions des agents de la coopération
américaine sur le terrain à l’image des Disaster Assistance Response
Teams (DARTs) en Irak. Par le biais de la contractualisation
avec USAID, les ONG se trouvèrent progressivement et
indirectement associées à ce phénomène d’intégration.
L’intégration des personnels et systèmes civils par les forces
armées a donc été adaptée à la « guerre contre le terrorisme ».
D’anciens officiers occupent souvent, au sein des grandes ONG
ou de USAID, des postes clés de planification, de liaison avec
les forces armées ou de gestion de la sécurité. C’est un vecteur
important de diffusion de la culture militaire. Développant
des approches asymétriques, le Pentagone est un catalyseur
de l’urgence et d’imposition du tempo militaire aux acteurs
civils. Cette militarisation de l’espace-temps humanitaire
doit permettre aux forces armées américaines de conduire des
guerres en réseaux (netwars) pour transformer le champ de
bataille au profit des forces armées.
En 2004, le Bureau de coordination pour la reconstruction
et la stabilisation fut créé au sein du département d’État
américain, avec pour mission de « diriger, de coordonner
et d’institutionnaliser la capacité civile du gouvernement
américain de prévention des situations de crise et de préparation
des situations de post-conflit et d’aide à la stabilisation et
à la reconstruction des sociétés, en transition des conflits
vers la paix, la démocratie et l’économie de marché. » Pour
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Sami MAKKI
des raisons budgétaires notamment, mais aussi une forte
résistance administrative, le rôle de cette structure allait rester
longtemps limité.
Opérations intégrées : entre logique gestionnaire et coordination
La Transformation, qui guide l’intégration, se veut le moteur
d’une évolution en profondeur des mentalités et se construit
autour du concept de Network Centric Warfare (NCW) ou
« guerre réseau-centrée » qui doit permettre le passage des
armées américaines de l’âge industriel à l’âge informationnel
pour conduire des Effects-Based Operations. Alors que cette
interconnexion des systèmes de défense par la numérisation et
une exploitation plus efficace des technologies de l’information
et de la communication était pensée à l’origine dans le cadre
de conflits de haute intensité, la dynamique fut étendue aux
défis de la coordination civilo-militaire dans les opérations
de stabilisation et de reconstruction 6. Ce glissement
paradigmatique apparaît dans les nombreux travaux autour
de la gestion des opérations de stabilisation, par ailleurs
très largement guidés par les retours d’expériences (Retex)
d’Irak et d’Afghanistan et par une nécessaire adaptation des
dispositifs de gestion des menaces posées par les États fragiles
dans l’environnement post-11 septembre 2001.
Cette transformation capacitaire et organisationnelle,
influencée par l’expérience acquise sur le champ de bataille,
devient alors l’outil qui permettra l’aboutissement des efforts
entamés depuis vingt-cinq ans pour aboutir à l’interarméité
(jointness) totale toujours freinée par l’esprit des services. Elle
doit aboutir à la coordination systémique entre les organes
exécutifs et les agents associés (interagency), ce qui signifie une
nouvelle révolution civile et politique, ainsi qu’une troisième
révolution capacitaire des relations entre le public et le privé.
Si la jointness, en tant que dispositif de gestion intégrée,
permet de comprendre les dynamiques institutionnelles de
transformations au sein de l’appareil militaire américain,
6. Voir notamment le projet entre le Royal United Services Institute for Defence
and Security Studies (RUSI) de Londres et le-JFCOM sur les Transformation of
Military Operations on the Cusp (2003-2005).
, N° 17, Automne 2010
Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
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il apparaît que la portée des mutations civiles et militaires
actuelles est globale. La révolution dans les affaires civilomilitaires doit aboutir ainsi à une « transformation des affaires
stratégiques 7 ».
Cette rationalisation a vocation à être répliquée à différents
niveaux micro- et macro-stratégiques dans des secteurs
civils et militaires. Conditionnée par une interopérabilité
multidimensionnelle, l’intégration n’a été effective qu’au
moment où elle était couplée à une volonté politique très forte
de réorganisation interne des agences selon les principes de
gouvernance : « La notion de gouvernance globale cherche à
harmoniser en une seule formule les grandes transformations
subies par le système de l’érosion de l’autorité de l’État, de
la crise des organisations internationales, de l’essor d’acteurs
non étatiques, de la fragmentation de l’autorité sur le plan
international et, en conséquence, du défi que représente la
fourniture de biens publics dans la sphère internationale 8 ».
L’approche intégrée est présentée comme le modèle d’efficacité
(best practice). Mais cette recherche de l’efficacité militaire et
civile (par les opérations dites Effects-Based) par l’externalisation
et la technicisation des dispositifs de réponse aux crises, sur un
mode capacitaire et informationnel, évacue la problématique
politique du Nation Building et de la stabilisation.
Comme l’a très bien montré Robert Egnell dans son ouvrage,
l’intervention militaire en Irak est un exemple marquant
d’une « approche divisée des relations civilo-militaires »
entraînant des échecs opérationnels importants. Lorsque le
Pentagone obtient la responsabilité complète de la gestion
du processus de planification post-conflit, il impose des
solutions excessivement militarisées. Malgré les résistances
au changement au sein de l’appareil militaire, le changement
de paradigme au profit d’un recentrage sur les opérations
de basse intensité et une mobilisation de la ressource civile
7. L. Freedman, “The Transformation of Strategic Affairs”, Adelphi Paper,
IISS, n° 379, Londres, Routledge, 2006.
8. M. Serrano, « Gouvernance et sécurité en Amérique du Nord », in
G. Hermet, A. Kazancigil, J.-F. Prud’homme, La Gouvernance : un concept et ses
applications, Paris, Karthala, 2005, p. 205.
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Sami MAKKI
devient rapidement un élément de consensus. Bien que
particulièrement dynamique, le dispositif interagences
américain est « prisonnier d’un système politique checks and
balances », dans lequel la méfiance et la compétition sont
centrales.
Continuité et changements dans l’adaptation de l’interagence
sous Obama
Les Quadrennial Defense Review (QDR) de 2006 puis de 2010
ont effectivement replacé la guerre irrégulière au cœur de la
planification stratégique américaine, soulignant la nécessité
de faire porter l’effort d’adaptation tant sur les capacités
civiles que militaires pour permettre une intégration plus
aboutie car plus équilibrée. Au-delà de l’apparente continuité
dans l’engagement, le président Obama a initié des réformes
clés au bénéfice du secteur civil. Début 2010, une première
version officieuse de la directive présidentielle (PSD 7) A
New Way Forward on Global Development était évoquée par les
médias. Par cet effort porté par le Conseil de sécurité nationale,
était réaffirmée la volonté de l’administration démocrate de
faire un pas d’envergure vers une réforme visant à améliorer
la stratégie nationale en matière de développement dans le
monde pour permettre une meilleure intégration des acteurs
non étatiques.
Bien que très favorable à cette initiative, la plate-forme des
ONG américaines, InterAction, avait exprimé ses regrets,
début 2010, à propos de l’absence d’un « sérieux dialogue
entre l’administration, le Congrès et la société civile sur la
meilleure manière » de mettre en œuvre ce rapport puisqu’il
pouvait constituer « un changement majeur visant à faire du
développement et de la coopération internationale un pilier
essentiel de la politique étrangère des États-Unis ». Ceci
représentait d’ailleurs une opportunité d’améliorer ou de
restaurer une confiance dégradée entre ONG et représentants
de l’appareil de sécurité nationale depuis une série de tensions
autour de la signature d’accords de collaboration comme les
Guidelines for Relations Between U.S. Armed Forces and NonGovernmental Humanitarian Organizations in Hostile or Potentially
Hostile Environment (2006) dans un contexte de fortes pressions
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Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
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politiques et budgétaires. Mais plusieurs entretiens informels
menés en 2009 et 2010 auprès de responsables de grandes
ONG américaines nous suggèrent que cette marche forcée
vers l’intégration fut mal perçue et ressentie par les membres
d’InterAction.
Pour garantir un meilleur équilibre dans les relations
civilo-militaires, le département d’État mit en place en 2008
le Civilian Response Corps 9, complété en amont en 2009 par
la création du Center for Complex Operations (CCO) sous les
auspices du Center for Technology and National Security Policy
(CTNSP) de la National Defense University. Ces innovations
institutionnelles importantes ambitionnent d’accompagner
le changement et de permettre la mise en œuvre des réformes
aux échelles nationales et multinationales, tout en assurant
un contrôle et une direction collégiale entre DoD, DoS et
USAID dans le cadre de la réflexion opérationnelle portant
sur les opérations de stabilisation et de contre-insurrection.
Cet effort de normalisation des concepts et de standardisation
des pratiques au service de l’interopérabilité correspond à ce
travail de réflexion mené par l’Allied Command Transformation
(ACT) de Norfolk au sein duquel le général Abrial et
les officiers français tentent d’influer directement sur la
rédaction d’un nouveau corpus doctrinal interallié en matière
d’opérations globales et intégrées, dans le cadre des opérations
de contre-insurrection en premier lieu. Cette recherche de
l’interopérabilité des systèmes passe nécessairement par une
harmonisation des cultures stratégiques (représentations,
croyances, attitudes et valeurs) et des schémas d’interactions
humaines au sein des appareils de défense, pour effacer ces
divergences, soulignées par les travaux de Robert Cassidy, qui
persistent à l’échelle transatlantique notamment en matière
d’opérations de paix et de relations civilo-militaires. Cette
9. Ce corps d’experts civils qualifiés, formés et prêts au déploiement soutient les
opérations de reconstruction et de stabilisation. Ceci constitue une innovation
importante dans la mise en œuvre de solutions civiles adaptées aux besoins
opérationnels et dans le rééquilibrage des rapports civilo-militaires pour la
gestion de crises complexes. Cette « armée de peacebuilders », comme l’évoque
Hillary Clinton, est constituée de plus de 1 000 professionnels issus d’agences
fédérales en adaptant les logiques expéditionnaires et intégrées.
, N° 17, Automne 2010
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Sami MAKKI
dimension explique la centralité de la comprehensive approach
dans le futur concept stratégique de l’OTAN.
INTEROPÉRABILITÉ ET RISQUES
« D’ACCULTURATION STRATÉGIQUE »
Après s’être focalisé sur la transformation vers la jointness
depuis le milieu des années 1980, l’appareil de sécurité
national américain s’est tourné progressivement vers la
coordination civilo-militaire dans les années 1990. Par le
retour au multilatéralisme, la défense américaine cherche des
partenaires à l’intérieur et à l’extérieur et doit pour cela se poser
la question de l’interopérabilité à trois niveaux simultanés, la
logique des « 3I » (Interarmes-Interministériel-International)
selon la règle du Joint Interagency Multinational (JIM), dans
un contexte de guerre contre les menaces transnationales. Ce
continuum interne/externe de l’interagences à la coalition,
catalyseur du changement, était aussi évoqué dans la
définition de ce que l’U.S. Army nommait jusqu’en 2005
Intervention, Stabilization, and Transformation (IST) operations.
L’intégration interarmées et civilo-militaire est pensée comme
un instrument de rationalisation et de consensus stratégique
à l’échelle globale. Les modes d’organisation, les pratiques et
les mentalités ont été adaptés au défi posé par ce qu’on appelle
désormais les Stability Operations.
Le processus de rationalisation pour éviter la duplication
des systèmes civils et militaires entend assurer le continuum
entre les phases d’urgence, de rétablissement de la paix, de
reconstruction et de développement. C’est autour de cet
espace-temps de la transition, the Cusp selon la terminologie
du commandement militaire américain Joint Forces Command
(JFCOM), que se concentrent ces réflexions et que sont
expérimentés de nouveaux modes d’organisation et de
gestion des opérations de stabilisation multifonctionnelles.
De manière similaire au processus législatif du GoldwaterNichols Act imposant la jointness dans les années 1980, le
Congrès semble appelé à jouer un rôle moteur dans la réforme
institutionnelle des acteurs de la sécurité nationale face à une
bureaucratie soucieuse de conserver ses prérogatives. Durant la
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Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
37
seconde administration de G. W. Bush, malgré les ambitions
du département d’État autour du concept de « diplomatie
transformationnelle » pour renforcer l’efficacité des capacités
civiles, c’est en fait le militaire, notamment le JFCOM à travers
les Joint Interagency Coordination Groups (JIACG), qui lançait
les initiatives sur les dispositifs de gestion de crises. Même si
ces JIACG restèrent expérimentaux, ad hoc et décentralisés au
niveau de chaque commandement régional, le contrôle civil
des dispositifs d’intervention n’était pas garanti par une telle
structure.
Dans la National Military Strategy de 2004, l’intégration
devait « guider l’application de la puissance militaire pour
protéger, prévenir et prendre l’avantage sur l’ennemi afin
de contribuer aux objectifs stratégiques et buts à long
terme ». L’intégration « soutient les opérations simultanées,
l’application de la puissance et la fusion de la puissance
militaire avec d’autres instruments de puissance 10 » selon le
concept DIME : Diplomatic, Information, Military and Economic.
L’intégration implique une rationalisation de l’action publique,
par le Whole of Governement Approach de l’Administration
Obama pour favoriser l’unité de l’effort pour plus d’efficacité
tant aux niveaux politico-stratégique qu’opérationnel.
La comprehensive approach de l’OTAN :
rapprocher les doctrines alliées
Le but premier de cette institutionnalisation de la
coopération entre acteurs civils et militaires gouvernementaux,
mais aussi intergouvernementaux et non gouvernementaux,
est bien entendu une plus grande efficacité dans la gestion
des opérations d’urgence. Mais il est possible d’y voir une
autre dimension. En se donnant pour objectif de parvenir à
un consensus stratégique qui se transformera en coordination
des activités sur le terrain, le modèle américain peut aussi être
un instrument d’uniformisation des réflexes et des structures
organisationnelles des acteurs civils ou militaires par une
internationalisation de cette dynamique d’intégration pour en
10. CJCS, National Military Strategy of the United States of America 2004: A
Strategy for Today. A Vision for Tomorrow, Washington D.C., mars 2005, p. 7.
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38
Sami MAKKI
faire un mode d’action des coalitions sous contrôle des forces
armées américaines.
Dans une étude publiée en 2003 par le RUSI, Michael Codner
rappelait que l’interopérabilité transatlantique constituait un
réel sujet de préoccupation pour des motifs tant stratégiques,
opérationnels que programmatiques en matière budgétaire
puisqu’il s’agit pour l’OTAN de permettre la mutualisation
pour un renforcement de l’efficacité opérationnelle tout en
améliorant l’efficacité dans l’usage des moyens techniques et
ressources humaines disponibles.
La quête de l’unité de commandement et de la cohérence
dans l’effort collectif explique le lancement de l’initiative
majeure de l’OTAN d’une « approche globale », à partir de
2005 par les Danois et les Américains et reprise au sommet
de Riga de 2007.
« 3D » et « 3I » : deux dynamiques interdépendantes
Face aux obstacles à la construction d’une paix durable en
Afghanistan, la communauté de défense américaine tente de
mobiliser les alliés et les partenaires autour de ces nouveaux
enjeux. Un ensemble d’acteurs civils et militaires participe
à la diffusion des représentations américaines. La nouvelle
norme en matière d’intégration civilo-militaire se met en
place dans la continuité de la stratégie de sécurité nationale
des États-Unis développée autour des trois axes de « défense,
diplomatie et développement ». Cette règle des « 3D » fut
exposée au Sénat par Hillary Clinton lors de son audition
pour la ratification de sa nomination à la tête de la diplomatie
américaine, le 13 janvier 2009.
Les « processus d’acculturation stratégique », induits
par le fort pouvoir normatif de la puissance américaine,
entraînent des risques de satellisation à travers le « système
des systèmes » américano-centré. Acteur majeur du système
OTAN, l’Allied Command Transformation (ACT) est l’un des
pôles de réflexion stratégique sur le devenir de l’Alliance
et sur son adaptation institutionnelle et opérationnelle au
, N° 17, Automne 2010
Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
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nouvel environnement international 11. Cette standardisation
est un vecteur important d’interopérabilité des systèmes et de
déploiement rapide des applications réseaux-centrées, ce qui
permet d’élargir rapidement la base des clients dans le secteur
de la défense mais aussi de la sécurité.
En tentant de faire face aux opérations humanitaires
complexes, l’interopérabilité multinationale vise à étendre
la portée des opérations de l’intégration interarmées à une
intégration civilo-militaire incluant un large éventail d’acteurs
et d’agences (agencies), notamment les ONG et les sociétés
militaires privées sans cesse plus présentes.
Ce phénomène technocratique lié à la globalisation est
rendu possible par la révolution technologique permettant
l’organisation en réseaux et une ouverture de la défense
aux partenariats public-privé : l’intégration tire parti de la
transformation de l’État, dans les champs civils et militaires,
par un double mouvement de recentrage opérationnel sur le
« cœur de métier » et de délégation des tâches périphériques
par l’externalisation économique.
Avec l’insécurité croissante observée sur le terrain,
l’utilisation de stratégies et de moyens de protection par une
dissuasion active pour la gestion de la sécurité des acteurs civils
devient progressivement une norme définissant de nouveaux
standards entre alliés sous leadership américain. Bien que
déjà développée dans les réseaux non gouvernementaux, la
dynamique de privatisation repose avant tout sur de nouvelles
pratiques gouvernementales.
LA COMMERCIALISATION, UNE DIMENSION
DÉSORMAIS INCONTOURNABLE DE L’INTÉGRATION
Les administrations américaines successives, en choisissant
d’externaliser les politiques d’aides internationales pour
11. Pour assurer une harmonie dans le développement des nouveaux systèmes
d’armes et systèmes d’information, les États-Unis se sont dotés en 2004
d’une structure non commerciale appelée Network Centric Operations Industry
Consortium (NCOIC) chargée de définir des normes et standards dans la création
d’architectures de défense, notamment sur ces dimensions civilo-militaires.
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Sami MAKKI
mettre en œuvre la « privatisation de l’aide » depuis plus de
dix ans, accélèrent l’émergence du secteur commercial comme
intermédiaire dans les relations État fédéral-ONG dans une
volonté « d’assainissement » des finances de l’État fédéral. La
place croissante accordée aux sociétés commerciales a peu à peu
bouleversé les critères traditionnels et la nature des relations des
ONG avec les autres acteurs des conflits. Progressivement, un
certain nombre d’ONG américaines est passé de la coopération
avancée au partenariat contractualisé avec USAID, renforçant
d’autant les relations d’interdépendance et obligeant les trois
secteurs à définir et à développer des stratégies consensuelles.
Les associations qui survivent bouleversent souvent leur mode
de gestion en s’inspirant du secteur commercial.
Les compagnies privées de sécurité à la conquête de l’humanitaire
La dynamique de marchandisation de l’action humanitaire à
travers des partenariats public-privé accompagne l’émergence
de compagnies privées de services de soutien logistique ou
de sécurité. Sous la pression des bailleurs de fonds soucieux
de rentabilité, l’humanitaire américain s’est transformé en
une action technique, centrée sur les activités logistiques
(distribution de la nourriture, construction de camps de
réfugiés, etc.) oubliant les principes humanitaires. Dans les
dispositifs internationaux déployés en Irak et en Afghanistan, les
acteurs privés ont été présents durant les phases essentielles du
conflit et de l’après-conflit puisqu’ils remplissent des fonctions
indispensables à l’exercice de la force par la puissance américaine.
Ils en sont la clé de voûte. Alors que l’on comptabilisait
20 000 hommes de la sécurité privée présents en Irak en 2003,
ils étaient plus de 190 000 en 2010 selon les évaluations du
meilleur expert américain sur la question. Chiffre d’autant plus
impressionnant depuis le retrait récent de la majorité des forces
armées américaines d’Irak.
Au-delà des tâches civiles (humanitaire, reconstruction,
développement) développées plus récemment, les missions
de ces opérateurs privés comprennent traditionnellement des
activités de soutien logistique, de protection de biens et de
personnes et de soutiens technique et humain aux dispositifs
militaires engagés dans les combats, ce qui place les SMP
, N° 17, Automne 2010
Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
41
au cœur du dispositif civilo-militaire déployé. Les chiffres
pour l’Afghanistan sont tout aussi vertigineux, ce qui porte
le nombre des opérateurs privés à près de 250 000 contractors
pour l’ensemble du Grand Moyen-Orient, placé sous la
responsabilité du commandement militaire central des ÉtatsUnis (CENTCOM) dirigé jusqu’au 24 juin 2010 par le
général Petraeus, désormais commandant de l’ISAF (la force
internationale de l’OTAN en Afghanistan) en remplacement
du général McChrystal.
Du côté de la défense, la diffusion progressive des pratiques
managériales du secteur privé et la généralisation de pratiques
concurrentielles au nom d’une rationalité économique ont
favorisé la constitution de nouveaux partenariats entre acteurs
commerciaux et forces armées. Dans le cas américain, les
limites sont constamment repoussées par l’expérimentation
de nouvelles réformes. S’ajoutent à cela la dynamique de
globalisation et de financiarisation des industries de défense
et leur transformation vers les services aux armées qui modifie
la nature des relations forces armées-État-industries.
Réseaux hybrides transnationaux :
des intermédiaires indispensables
Avec l’externalisation croissante de fonctions stratégiques
pour mettre en œuvre des programmes de réformes des
secteurs de la sécurité dans le contexte des opérations
de contre-insurrection en Afghanistan (production des
documents stratégiques afghans, rédaction des doctrines
mais aussi formation des forces armées et de police afghanes),
les tensions ont augmenté depuis deux ans. Le besoin des
opérateurs privés de se structurer en association sur le terrain
(Private Security Companies of Afghanistan) leur permet
de renforcer davantage leur influence au cœur des étatsmajors engagés dans les opérations de stabilisation et de
reconstruction pour former une « coalition dans la coalition ».
Mais cette stratégie d’influence sur le terrain vient compléter
les dispositifs de lobbying créés à Londres et à Washington
comme l’International Peace Operations Association (IPOA)
qui représente en réalité l’association des industriels des
services de stabilisation. Tous les efforts de cette organisation
, N° 17, Automne 2010
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Sami MAKKI
américaine ont porté sur la légitimation du rôle des opérateurs
privés de la sécurité internationale dans les dispositifs
américains et transatlantiques. La production de codes de
bonne conduite et l’identification des « bonnes pratiques »
complètent des processus officiels et para-diplomatiques
développés en parallèle du processus de Montreux lancé par le
CICR et le gouvernement suisse. Ce sont donc les dispositifs
de régulation ou d’autorégulation des acteurs privés qui
sont désormais privilégiés pour encadrer la privatisation
grandissante des fonctions militaires afin de maintenir une
légitimité et une grande flexibilité dans l’utilisation de cette
ressource privée par les États occidentaux.
La réforme des secteurs de la sécurité constitue un point de
convergence de la nouvelle réflexion internationale sur le rôle
des SMP en période de post-conflit dans la reconstruction d’un
cadre libéral pour les relations civilo-militaires des pays sortant
de crise. De nombreuses sociétés privées de sécurité ont effectué
un important travail de lobbying pour se présenter comme des
partenaires fiables et experts dans la gestion des opérations de
paix, voire comme les « nouveaux agents humanitaires ». Les
services proposés par ces sociétés vont de la protection passive
(pour les agences onusiennes ou pour la protection de convois
d’ONG) à des tâches d’assistance aux forces armées (DDR et
réforme des secteurs de la sécurité). Les sociétés militaires privées
sont donc désormais des intermédiaires indispensables de ces
dispositifs intégrés de projection de puissance et de gestion
des crises internationales car placées au cœur de l’ensemble des
nouvelles missions civilo-militaires.
Les ONG, dépendantes financièrement et idéologiquement
de ces institutions civiles de l’architecture de sécurité nationale,
participent passivement ou activement à cette reconfiguration
des relations civilo-militaires rendues plus complexes encore par
le rôle croissant des sociétés militaires privées dans la conduite
de certaines opérations de contre-terrorisme à travers le monde.
Avec l’externalisation, la diffusion de la culture d’entreprise
est de plus en plus importante sans considérer l’importance de
préserver un équilibre civilo-militaire respectant une culture
militaire propre à nos espaces démocratiques.
, N° 17, Automne 2010
Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
43
Par une domination de la logique gestionnaire issue
du new public management, les SMP stimulent une rapide
intégration civilo-militaire et contribuent à rendre floues
les frontières identitaires traditionnelles (public/privé et
militaire/paramilitaire). Le glissement vers la basse intensité
et la contre-insurrection, en ayant recours à des opérateurs
privés en complément des forces spéciales et autres diapositifs
non conventionnels, offre une nouvelle dimension à la
transformation et replace au centre des débats la question de
l’intégration civilo-militaire comme l’approche la plus efficace
sur l’ensemble du spectre de la conflictualité.
LIMITES, CONTRÔLE ET TRANSPARENCE
DANS L’ESPACE DÉMOCRATIQUE
L’intégration civilo-militaire, telle qu’elle se met en œuvre
à travers ces acteurs privés fonctionnant souvent en réseaux
informels favorisant la marginalisation des acteurs politiques,
voire la corruption dans des cas extrêmes, peut entraîner un
affaiblissement des États en reconstruction.
En créant un système intégré, holistique et complexe,
l’acteur militaire établit une interdépendance entre les
dynamiques civile et militaire dans la gestion du conflit
et de l’après-conflit. En privatisant la gestion des crises
humanitaires et des opérations de stabilisation, cette approche
intégrationniste applique des pratiques issues du new public
management et confond la gestion effective de nos propres
systèmes d’intervention selon nos critères (force protection,
consensus politique, retour sur investissement) avec une
assistance réelle (non pas seulement proclamée à grand renfort
de communication stratégique) aux pays dévastés pour leur
permettre de se reconstruire.
Insécurité et confusion des genres :
conséquence d’une « militarisation » ?
La forte influence du courant intégrationniste est visible
à travers la mise en place de la réforme des composantes
du système humanitaire de l’ONU. Si la recherche d’une
coordination avancée, pour plus d’efficacité dans l’assistance
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Sami MAKKI
apportée aux victimes, peut être acceptée par certains acteurs
humanitaires, les critiques demeurent nombreuses.
Du point de vue des acteurs non gouvernementaux, les
forces coalisées n’ont pas été capables de garantir la sécurité
des personnels civils. Durant les cinq dernières années, alors
que les dispositifs d’instrumentalisation de l’humanitaire se
développaient, les conditions de sécurité se dégradaient très
nettement. Selon des chercheurs d’Overseas Development
Institute (ODI), 260 travailleurs humanitaires furent tués,
kidnappés ou sérieusement blessés en 2008 dans des attaques
violentes, ce qui représente le chiffre le plus élevé depuis
douze ans. Ainsi, ces dernières recherches en sciences sociales
semblent bien établir qu’une relation existe entre ces deux
phénomènes, notamment lorsque ces attaques sont menées
pour des raisons politiques dans des zones où la présence
internationale est considérée comme sensible (Darfour,
Somalie, Irak et Afghanistan).
Du point de vue des ONG, la confusion croissante entre
militaires et humanitaires entraîne la fin de la perception du
dispositif d’aide comme impartial, ce qui met en danger la vie
des volontaires et réduit l’accès aux populations en détresse. Par
ailleurs l’impunité dont bénéficient les auteurs de ces attaques
demeure la preuve que les autorités locales n’assument pas leur
responsabilité de protection des travailleurs humanitaires sur
leur territoire.
Ainsi, en Afghanistan, l’instrumentalisation des symboles
de l’action humanitaire et la priorité donnée à la mise en
œuvre de cette approche intégrée par le security-development
nexus, à travers la création des PRTs (Provincial Reconstruction
Teams) notamment, sont les signes de ces durcissements des
conditions d’intervention pour les acteurs civils non armés.
Conformément à la doctrine des 3-block wars, initialement
développée par les marines, les forces armées sont de plus en
plus impliquées dans des opérations de maintien de la paix
et de secours d’urgence parallèlement à des opérations de
combat, renforçant la confusion des genres et des espaces.
Dans le contexte contre-insurrectionnel, le militaire
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Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
45
américain n’est plus seulement un concurrent de l’acteur
humanitaire traditionnel. Il fait de cet « espace humanitaire »
un instrument de domination asymétrique de l’ennemi, au
niveau stratégique comme au niveau tactique, en se fondant
dans l’environnement humanitaire pour mener des opérations
de combat. Comme en témoignent des échanges nombreux et
des prises de parole par certains responsables civils et militaires
à Londres, Bruxelles ou Genève, ce sont les grands principes
d’une action humanitaire indépendante, neutre et impartiale,
garantissant un accès à toutes les victimes des conflits, selon
les Conventions de Genève définies au XXe siècle, qui sont
remises en cause.
Penser le temps long et maintenir le lien armées-nation :
deux impératifs
L’externalisation, comme moteur de l’intégration, dans la
gestion des interventions extérieures américaines ouvre une
nouvelle ère dans les rapports entre forces armées, pouvoirs
civils et opinion publique américaine. De ce fait, la question
du soutien de l’opinion publique constitue un élément
stratégique important depuis la doctrine Weinberger, voire
déterminant dans la conduite de ce qui fut appelé « opérations
autres que de guerre » telle que les missions de stabilisation.
Face à la recherche de l’efficacité opérationnelle
(planification, unité de commandement, impératif du temps
réel, non-duplication des systèmes civils et militaires et retour
sur investissement), le militaire a trop souvent l’initiative sur
les agences civiles, engendrant inévitablement des frictions
civilo-militaires. Mais les interactions constantes entre milieux
non gouvernementaux, milieux d’affaires, universitaires/
experts, agences gouvernementales et militaires favorisent
l’émergence d’une communauté de valeurs, d’une culture
et d’un langage commun permettant de dépasser la logique
institutionnelle pour favoriser la coopération sur le terrain.
Des structures d’évaluation comme le Government
Accountability Office (GAO) sont particulièrement
importantes car l’apprentissage (learning process) repose sur
une valorisation du cycle expérimentation, évaluation et
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Sami MAKKI
adaptation. Dans cette transformation de la gestion des affaires
publiques, les critères objectifs manquent pour évaluer les
conséquences sur le long terme de la « civilianisation » de la
culture militaire.
Perspectives : une fusion qui divise ?
L’intégration implique une profonde réorganisation des
relations de pouvoir entre les mondes civil et militaire. Par
opposition à une simple coordination, qui repose sur un rapport
plus équilibré et un respect des normes, des valeurs et des
spécificités de chaque acteur en fonction de son engagement,
l’intégration privilégie la recherche d’une efficacité opérationnelle
par une planification avancée et un consensus absolu sur les
objectifs.
Le système américain de guerres réseaux-centrées, parfois
décrites comme « une doctrine qui laisse la technologie
dicter la stratégie aux militaires » entraîne la création d’une
véritable bureaucratie qui surestime la puissance américaine
et néglige la véritable valeur guerrière de l’ennemi. Ces vides
politiques et institutionnels peuvent laisser craindre que des
solutions techniques et commerciales immédiates s’imposent
au détriment d’orientations stratégiques cohérentes avec les
particularismes européens qui s’inscriraient dans le temps
long.
La gestion des crises récentes montre que les acteurs privés
bénévoles ou commerciaux, civils ou militaires, sont présents
durant les phases essentielles du conflit et de la stabilisation,
et qu’ils remplissent des fonctions désormais indispensables à
l’exercice de la force par la première puissance mondiale. Au
centre des échanges, ils sont la clé de voûte de l’architecture de
sécurité nationale des États-Unis en étant présents à tous les
niveaux (stratégique, tactique ou opérationnel) du dispositif
civilo-militaire intégré dont l’importance fut réaffirmée par la
règle des « 3D ». L’émergence de nouvelles formes d’autorité
renforce la place des acteurs privés comme figures centrales de
la gouvernance dans les politiques publiques au détriment des
structures étatiques traditionnelles. De nouveaux standards
s’établissent, de nouvelles normes apparaissent qui favorisent
, N° 17, Automne 2010
Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis
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l’autorégulation, privant les États d’un contrôle effectif de ces
opérations.
En externalisant à outrance ces appareils civils et militaires,
sans se donner les moyens législatifs et institutionnels de la
réguler, il y a un risque de créer une crise de l’institution
militaire. De telles évolutions menacent également la légitimité
des forces armées nationales dans leurs relations à l’État et à
la société civile. Elles sont aussi un frein à un développement
de la coordination civilo-militaire au niveau opérationnel.
Replacer l’humain et le politique au cœur de ces processus,
qui s’autonomisent par une technicisation et une privatisation,
semble essentiel à une amélioration des systèmes intégrés.
L’expérience américaine nous enseigne que l’intégration
civilo-militaire, pour ne pas déboucher sur des phénomènes
d’instabilités, doit s’inscrire dans le temps long, au-delà
des nécessités opérationnelles du moment, tout en étant
mise en œuvre de manière dynamique afin de rendre
possible une évolution permanente des dispositifs en
fonction des enseignements opérationnels et des innovations
technologiques.
Cependant, cette capacité d’innovation et délégation
des responsabilités doit être équilibrée par des dispositifs
institutionnels et une mobilisation très vaste de l’expertise
multisectorielle pour permettre une transparence, une
confiance mutuelle, une ouverture des débats et des processus
démocratiques d’évaluation de ces enjeux complexes. Le
brouillage des catégories traditionnelles et la redéfinition des
identités civiles et militaires, entraînés par cette organisation
intégrée qui se diffuse, nécessitent un renouvellement des
dispositifs d’analyse.
Si ces réflexions entendaient apporter un éclairage sur
certaines dynamiques institutionnelles de transformation du
dispositif américain, il apparaît que la portée des mutations
civiles et militaires actuelles est globale. L’Europe commence
seulement à ressentir les effets de cette « transformation des
affaires stratégiques ». Elle semble encore bien mal préparée
à y faire face.
, N° 17, Automne 2010
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Sami MAKKI
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