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n°17 Automne 2010 n°17 Automne 2010 n°17 Automne 2010 POLITIQUE AMÉRICAINE POLITIQUE AMÉRICAINE Lawrence J. Korb Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis Gordon D. Cumming Les ONG françaises dans l’après-Guerre froide : les nouveaux « diplomates du développement » ? Nicolas van de Walle La politique africaine d’Obama : de la difficulté d’équilibrer sécurité et développement Astri Suhrke La route vers Marjah Amy B. Frumin Point de vue. Les réformes de l’aide internationale américaine au banc d’essai : le cas afghan Brian Atwood Towards a U.S. Global Development Strategy? Gian P. Gentile A Different U.S. Military Narrative Alexandra Giraud-Roufast La réforme de l’assurance maladie aux États-Unis en perspective Prix : 20 Livre signalé Diffusion : Direction de l’information légale et administrative 29, quai Voltaire 75340 Paris Cedex 07 Téléphone : 01 40 15 70 00 Télécopie : 01 40 15 68 00 www.ladocumentationfrancaise.fr POLITIQUE AMÉRICAINE Sami Makki Défense, diplomatie et développement La stratégie de sécurité nationale du président Obama ou la fin de l’ère Bush DÉFENSE, DIPLOMATIE ET DÉVELOPPEMENT : REPENSER L’ACTION EXTÉRIEURE LES ENJEUX DE L’INTÉGRATION CIVILO-MILITAIRE SÉCURITÉ ET DÉVELOPPEMENT EN AFRIQUE LA STRATÉGIE EN AFGHANISTAN FACE À SES LIMITES LA RÉFORME DE L’ASSURANCE MALADIE revue Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis Regards d’un sociologue embarqué dans les nouveaux réseaux hybrides Sami MAKKI La multiplication des crises d’urgence depuis la fin de la Guerre froide s’est accompagnée du déploiement de plus en plus fréquent d’un nombre croissant d’acteurs civils et militaires pour faire face à la complexité des situations. La Historien et sociologue, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, Sami MAKKI est maître de conférences associé à Sciences Po Lille et chercheur associé au Centre d’études africaines de l’EHESS où il coordonne le programme de recherche sur la transformation des guerres (TRANSGUERRES). Il enseigne les questions stratégiques et de sécurité internationale à l’EHESS, Paris I et Sciences Po Lille où il dirige le parcours de master « sécurité, défense et stratégie » (SDS). Il est l’auteur de plusieurs articles sur la stratégie américaine, sur les relations civilo-militaires, la privatisation de la sécurité et de deux monographies dont Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire (2004). , N° 17, Automne 2010 28 Sami MAKKI mise en œuvre d’une coopération entre acteurs sur le terrain et à un niveau politico-stratégique était alors jugée nécessaire. Cette contribution 1 vise à mieux comprendre les processus de transformations institutionnelles, organisationnelles, capacitaires et doctrinales dans le domaine du civilo-militaire aux États-Unis. Notre intention est de mieux comprendre la culture stratégique américaine dans son contexte historique et culturel afin de développer une meilleure intelligence des facteurs et paramètres d’adaptation de la puissance américaine aux évolutions du contexte international. Comment s’effectue ce passage d’un dispositif stratégique quasi exclusivement militaire et statique, puisqu’adapté à la menace soviétique, à une configuration civilo-militaire réticulaire, complexe et dynamique qui, tout en s’inscrivant dans le temps de la mondialisation économique et de la révolution technologique, est profondément marquée par une culture politique et stratégique favorisant cette mutation ? L’influence du modèle américain forgé dans les années 1980 demeure, encore aujourd’hui, très forte. Sa force d’attraction repose sur un programme en cohérence avec le managérialisme libéral, de réduction du poids de l’État et d’ouverture au secteur privé 2 et d’adaptation organisationnelle aux mutations internationales. Depuis le 11 septembre 2001, la guerre contre le terrorisme a transformé les conditions de ces interventions et nous 1. Outre une analyse bibliographique, cet article s’appuie sur un travail de terrain, dans le cadre d’une thèse de sociologie politique menée à l’EHESS sous la direction d’Alain Joxe intitulée « Métamorphoses de la puissance américaine à l’aube du XXIe siècle » (mai 2008), ayant permis de mener une centaine d’entretiens, la plupart informels, aux États-Unis et en Europe. 2. Tout au long de notre texte, l’adjectif « privé » ne signifie pas nécessairement « commercial » ou « tourné vers la recherche du profit ». Le terme peut aussi faire référence, selon le contexte, à des acteurs non étatiques qui mènent des activités bénévolement et sans but lucratif, comme c’est le cas pour les ONG ou les private voluntary organisations américaines. Il s’agit aussi de comprendre le passage de l’une à l’autre des catégories et de considérer le fait que tous ces organismes entrent aussi dans la catégorie très ouverte des agencies, ce qui implique une large ouverture du « processus interagences », bien au-delà de l’interministériel européen. , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 29 observons une véritable mutation des relations civilo-militaires aux États-Unis. Plus largement, les États occidentaux, sous l’impulsion des États-Unis, reprennent l’initiative de l’action humanitaire et l’on observe l’intégration de celle-ci aux autres composantes de l’action diplomatique et militaire. Compte tenu du poids de l’appareil politico-militaire américain sur les orientations stratégiques des alliés, les enjeux nés de l’intégration civilo-militaire ne peuvent être ignorés des Européens, alors que le nouveau concept stratégique de l’OTAN devrait faire apparaître la place centrale du civilomilitaire à travers « l’approche globale 3 ». Ces éléments doivent être évalués afin d’en mesurer toutes les implications pour les futures interventions multinationales dans des dispositifs où la privatisation des dispositifs de sécurité prend de l’ampleur et bouleverse la nature même des relations civilomilitaires. LE MODÈLE AMÉRICAIN D’INTÉGRATION CIVILO-MILITAIRE ET SON INFLUENCE Dans un contexte de lutte globale contre le terrorisme, les dynamiques actuelles de transformation de la politique étrangère américaine prennent une dimension cruciale. Dès octobre 2001, l’ancien secrétaire d’État Colin Powell déclarait 3. L’approche globale de l’OTAN correspond à une adaptation aux « défis de la sécurité internationale [qui] exigent une large palette d’instruments civils et militaires et une coordination, une consultation et une interaction régulières entre tous les acteurs impliqués – dans la gestion de crises à l’échelle de la communauté internationale » (site web de l’OTAN à l’adresse http://www.nato.int/cps/en/natolive/topics_51633. htm). Institutionnalisé lors du sommet de Bucarest d’avril 2008, le Plan d’action pour le développement et la mise en œuvre de cette approche intégrée au sein de l’Alliance est un travail collectif qui se donne pour ambition d’associer les pays partenaires, les organisations intergouvernementales, les acteurs non étatiques et les autorités locales. Cette approche intégrée, bien que répondant à la nécessaire adaptation de l’Alliance aux réalités du XXIe siècle est, de notre point de vue, le résultat d’une influence très nette d’un idéal-type du modèle américain de l’intégration civilo-militaire. D’après H. Binnendijk et al., cette dynamique est le résultat d’une initiative danoise de 2005, reprise au sommet de Riga de 2007 avec le soutien du Center for Technology and National Security Policy (CTNSP) de la NDU. Voir F. Arne Petersen, H. Binnendijk, C. Barry, P. Lehmann Nielsen, “Implementing NATO’s Comprehensive Approach to Complex operations”, in G. Aybet, R. R. Moore (dirs.), NATO in Search of a Vision, Washington D.C., Georgetown University Press, 2010, pp. 75-76. , N° 17, Automne 2010 30 Sami MAKKI que les ONG américaines constituaient des « multiplicateurs de forces », étaient « agents de la politique étrangère américaine » et « des instruments du combat » contre le terrorisme 4. Les grandes ONG américaines, facteurs de puissance et vecteurs de l’influence normative américaine, constituent un pilier essentiel d’une stratégie globale fondée sur le développement des réseaux informationnels pour développer les moyens du smart power. Au fil de nos terrains aux États-Unis et en Europe, nous avons constaté que le dispositif stratégique américain développait un réseau de plus en plus complexe et dense de compétences militaires, technologiques et associatives au service de cette nouvelle stratégie nationale. De nombreuses participations à des colloques européens et transatlantiques sur ou avec les organisations non gouvernementales (ONG) ont été l’occasion d’observer de l’intérieur le fonctionnement des espaces de rencontres des élites administratives, militaires et non gouvernementales, les forums et les réseaux transnationaux de pouvoir et d’influence globale qu’elles mettent en place là où ces élites sont actives 5. La synchronisation des activités humanitaires et de développement à des fins stratégiques L’intégration des agences civiles et des ONG aux opérations militaires trouve notamment ses racines dans 4. Au forum annuel des ONG américaines d’octobre 2001, le secrétaire d’État Powell présenta les ONG en ces termes pour évoquer leur contribution à la campagne bombs-and-bread de la « coalition militaro-humanitaire » en Afghanistan, selon les expressions du Premier ministre britannique Blair. Voir N. de Torrenté, The War on Terror’s Challenge to Humanitarian Action, HPN report, janvier 2003. 5. L’accès à ces cercles de réflexion et réseaux d’experts comme le Security & Defense Agenda à Bruxelles, l’Institut royal de défense (RUSI) à Londres ou l’Association de l’armée de terre américaine (AUSA) à Washington D.C., facilite la mise en place du dispositif d’observation car ce sont des espaces essentiels de dialogues entre industriels, praticiens, experts et décideurs. L’une des particularités du travail sociologique dans ces milieux sensibles porte sur le respect de certains dispositifs spécifiques comme la « règle de Chatham House » créée pour encourager le partage d’information tout en garantissant l’anonymat des participants et de leur affiliation institutionnelle. C’est donc pour « encourager l’ouverture et le partage » de l’expertise dans une atmosphère de « dialogue franc et ouvert », favorable à la formation du consensus qu’est traditionnellement évoquée The Chatham House Rule of Confidentiality, établie par le Royal Institute for International Affairs (RIIA) de Londres en 1927. , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 31 l’institutionnalisation dès 1997, par la directive présidentielle n° 56 (PDD 56), du processus américain de « coordination interagences » entre le département d’État, le Pentagone et l’Agence américaine pour le développement international (USAID) par une intégration des dispositifs civils et militaires pour gérer les crises humanitaires. À la faveur d’un processus de rationalisation (éviter la duplication des systèmes civils et militaires) pour assurer le continuum entre les phases d’urgence, de rétablissement de la paix, de reconstruction et de développement, USAID fut contrainte (sous peine de disparition selon certains parlementaires républicains) de combler des vides dans les dispositifs américains de renseignement humain et d’influence stratégique par un élargissement des missions des agents de la coopération américaine sur le terrain à l’image des Disaster Assistance Response Teams (DARTs) en Irak. Par le biais de la contractualisation avec USAID, les ONG se trouvèrent progressivement et indirectement associées à ce phénomène d’intégration. L’intégration des personnels et systèmes civils par les forces armées a donc été adaptée à la « guerre contre le terrorisme ». D’anciens officiers occupent souvent, au sein des grandes ONG ou de USAID, des postes clés de planification, de liaison avec les forces armées ou de gestion de la sécurité. C’est un vecteur important de diffusion de la culture militaire. Développant des approches asymétriques, le Pentagone est un catalyseur de l’urgence et d’imposition du tempo militaire aux acteurs civils. Cette militarisation de l’espace-temps humanitaire doit permettre aux forces armées américaines de conduire des guerres en réseaux (netwars) pour transformer le champ de bataille au profit des forces armées. En 2004, le Bureau de coordination pour la reconstruction et la stabilisation fut créé au sein du département d’État américain, avec pour mission de « diriger, de coordonner et d’institutionnaliser la capacité civile du gouvernement américain de prévention des situations de crise et de préparation des situations de post-conflit et d’aide à la stabilisation et à la reconstruction des sociétés, en transition des conflits vers la paix, la démocratie et l’économie de marché. » Pour , N° 17, Automne 2010 32 Sami MAKKI des raisons budgétaires notamment, mais aussi une forte résistance administrative, le rôle de cette structure allait rester longtemps limité. Opérations intégrées : entre logique gestionnaire et coordination La Transformation, qui guide l’intégration, se veut le moteur d’une évolution en profondeur des mentalités et se construit autour du concept de Network Centric Warfare (NCW) ou « guerre réseau-centrée » qui doit permettre le passage des armées américaines de l’âge industriel à l’âge informationnel pour conduire des Effects-Based Operations. Alors que cette interconnexion des systèmes de défense par la numérisation et une exploitation plus efficace des technologies de l’information et de la communication était pensée à l’origine dans le cadre de conflits de haute intensité, la dynamique fut étendue aux défis de la coordination civilo-militaire dans les opérations de stabilisation et de reconstruction 6. Ce glissement paradigmatique apparaît dans les nombreux travaux autour de la gestion des opérations de stabilisation, par ailleurs très largement guidés par les retours d’expériences (Retex) d’Irak et d’Afghanistan et par une nécessaire adaptation des dispositifs de gestion des menaces posées par les États fragiles dans l’environnement post-11 septembre 2001. Cette transformation capacitaire et organisationnelle, influencée par l’expérience acquise sur le champ de bataille, devient alors l’outil qui permettra l’aboutissement des efforts entamés depuis vingt-cinq ans pour aboutir à l’interarméité (jointness) totale toujours freinée par l’esprit des services. Elle doit aboutir à la coordination systémique entre les organes exécutifs et les agents associés (interagency), ce qui signifie une nouvelle révolution civile et politique, ainsi qu’une troisième révolution capacitaire des relations entre le public et le privé. Si la jointness, en tant que dispositif de gestion intégrée, permet de comprendre les dynamiques institutionnelles de transformations au sein de l’appareil militaire américain, 6. Voir notamment le projet entre le Royal United Services Institute for Defence and Security Studies (RUSI) de Londres et le-JFCOM sur les Transformation of Military Operations on the Cusp (2003-2005). , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 33 il apparaît que la portée des mutations civiles et militaires actuelles est globale. La révolution dans les affaires civilomilitaires doit aboutir ainsi à une « transformation des affaires stratégiques 7 ». Cette rationalisation a vocation à être répliquée à différents niveaux micro- et macro-stratégiques dans des secteurs civils et militaires. Conditionnée par une interopérabilité multidimensionnelle, l’intégration n’a été effective qu’au moment où elle était couplée à une volonté politique très forte de réorganisation interne des agences selon les principes de gouvernance : « La notion de gouvernance globale cherche à harmoniser en une seule formule les grandes transformations subies par le système de l’érosion de l’autorité de l’État, de la crise des organisations internationales, de l’essor d’acteurs non étatiques, de la fragmentation de l’autorité sur le plan international et, en conséquence, du défi que représente la fourniture de biens publics dans la sphère internationale 8 ». L’approche intégrée est présentée comme le modèle d’efficacité (best practice). Mais cette recherche de l’efficacité militaire et civile (par les opérations dites Effects-Based) par l’externalisation et la technicisation des dispositifs de réponse aux crises, sur un mode capacitaire et informationnel, évacue la problématique politique du Nation Building et de la stabilisation. Comme l’a très bien montré Robert Egnell dans son ouvrage, l’intervention militaire en Irak est un exemple marquant d’une « approche divisée des relations civilo-militaires » entraînant des échecs opérationnels importants. Lorsque le Pentagone obtient la responsabilité complète de la gestion du processus de planification post-conflit, il impose des solutions excessivement militarisées. Malgré les résistances au changement au sein de l’appareil militaire, le changement de paradigme au profit d’un recentrage sur les opérations de basse intensité et une mobilisation de la ressource civile 7. L. Freedman, “The Transformation of Strategic Affairs”, Adelphi Paper, IISS, n° 379, Londres, Routledge, 2006. 8. M. Serrano, « Gouvernance et sécurité en Amérique du Nord », in G. Hermet, A. Kazancigil, J.-F. Prud’homme, La Gouvernance : un concept et ses applications, Paris, Karthala, 2005, p. 205. , N° 17, Automne 2010 34 Sami MAKKI devient rapidement un élément de consensus. Bien que particulièrement dynamique, le dispositif interagences américain est « prisonnier d’un système politique checks and balances », dans lequel la méfiance et la compétition sont centrales. Continuité et changements dans l’adaptation de l’interagence sous Obama Les Quadrennial Defense Review (QDR) de 2006 puis de 2010 ont effectivement replacé la guerre irrégulière au cœur de la planification stratégique américaine, soulignant la nécessité de faire porter l’effort d’adaptation tant sur les capacités civiles que militaires pour permettre une intégration plus aboutie car plus équilibrée. Au-delà de l’apparente continuité dans l’engagement, le président Obama a initié des réformes clés au bénéfice du secteur civil. Début 2010, une première version officieuse de la directive présidentielle (PSD 7) A New Way Forward on Global Development était évoquée par les médias. Par cet effort porté par le Conseil de sécurité nationale, était réaffirmée la volonté de l’administration démocrate de faire un pas d’envergure vers une réforme visant à améliorer la stratégie nationale en matière de développement dans le monde pour permettre une meilleure intégration des acteurs non étatiques. Bien que très favorable à cette initiative, la plate-forme des ONG américaines, InterAction, avait exprimé ses regrets, début 2010, à propos de l’absence d’un « sérieux dialogue entre l’administration, le Congrès et la société civile sur la meilleure manière » de mettre en œuvre ce rapport puisqu’il pouvait constituer « un changement majeur visant à faire du développement et de la coopération internationale un pilier essentiel de la politique étrangère des États-Unis ». Ceci représentait d’ailleurs une opportunité d’améliorer ou de restaurer une confiance dégradée entre ONG et représentants de l’appareil de sécurité nationale depuis une série de tensions autour de la signature d’accords de collaboration comme les Guidelines for Relations Between U.S. Armed Forces and NonGovernmental Humanitarian Organizations in Hostile or Potentially Hostile Environment (2006) dans un contexte de fortes pressions , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 35 politiques et budgétaires. Mais plusieurs entretiens informels menés en 2009 et 2010 auprès de responsables de grandes ONG américaines nous suggèrent que cette marche forcée vers l’intégration fut mal perçue et ressentie par les membres d’InterAction. Pour garantir un meilleur équilibre dans les relations civilo-militaires, le département d’État mit en place en 2008 le Civilian Response Corps 9, complété en amont en 2009 par la création du Center for Complex Operations (CCO) sous les auspices du Center for Technology and National Security Policy (CTNSP) de la National Defense University. Ces innovations institutionnelles importantes ambitionnent d’accompagner le changement et de permettre la mise en œuvre des réformes aux échelles nationales et multinationales, tout en assurant un contrôle et une direction collégiale entre DoD, DoS et USAID dans le cadre de la réflexion opérationnelle portant sur les opérations de stabilisation et de contre-insurrection. Cet effort de normalisation des concepts et de standardisation des pratiques au service de l’interopérabilité correspond à ce travail de réflexion mené par l’Allied Command Transformation (ACT) de Norfolk au sein duquel le général Abrial et les officiers français tentent d’influer directement sur la rédaction d’un nouveau corpus doctrinal interallié en matière d’opérations globales et intégrées, dans le cadre des opérations de contre-insurrection en premier lieu. Cette recherche de l’interopérabilité des systèmes passe nécessairement par une harmonisation des cultures stratégiques (représentations, croyances, attitudes et valeurs) et des schémas d’interactions humaines au sein des appareils de défense, pour effacer ces divergences, soulignées par les travaux de Robert Cassidy, qui persistent à l’échelle transatlantique notamment en matière d’opérations de paix et de relations civilo-militaires. Cette 9. Ce corps d’experts civils qualifiés, formés et prêts au déploiement soutient les opérations de reconstruction et de stabilisation. Ceci constitue une innovation importante dans la mise en œuvre de solutions civiles adaptées aux besoins opérationnels et dans le rééquilibrage des rapports civilo-militaires pour la gestion de crises complexes. Cette « armée de peacebuilders », comme l’évoque Hillary Clinton, est constituée de plus de 1 000 professionnels issus d’agences fédérales en adaptant les logiques expéditionnaires et intégrées. , N° 17, Automne 2010 36 Sami MAKKI dimension explique la centralité de la comprehensive approach dans le futur concept stratégique de l’OTAN. INTEROPÉRABILITÉ ET RISQUES « D’ACCULTURATION STRATÉGIQUE » Après s’être focalisé sur la transformation vers la jointness depuis le milieu des années 1980, l’appareil de sécurité national américain s’est tourné progressivement vers la coordination civilo-militaire dans les années 1990. Par le retour au multilatéralisme, la défense américaine cherche des partenaires à l’intérieur et à l’extérieur et doit pour cela se poser la question de l’interopérabilité à trois niveaux simultanés, la logique des « 3I » (Interarmes-Interministériel-International) selon la règle du Joint Interagency Multinational (JIM), dans un contexte de guerre contre les menaces transnationales. Ce continuum interne/externe de l’interagences à la coalition, catalyseur du changement, était aussi évoqué dans la définition de ce que l’U.S. Army nommait jusqu’en 2005 Intervention, Stabilization, and Transformation (IST) operations. L’intégration interarmées et civilo-militaire est pensée comme un instrument de rationalisation et de consensus stratégique à l’échelle globale. Les modes d’organisation, les pratiques et les mentalités ont été adaptés au défi posé par ce qu’on appelle désormais les Stability Operations. Le processus de rationalisation pour éviter la duplication des systèmes civils et militaires entend assurer le continuum entre les phases d’urgence, de rétablissement de la paix, de reconstruction et de développement. C’est autour de cet espace-temps de la transition, the Cusp selon la terminologie du commandement militaire américain Joint Forces Command (JFCOM), que se concentrent ces réflexions et que sont expérimentés de nouveaux modes d’organisation et de gestion des opérations de stabilisation multifonctionnelles. De manière similaire au processus législatif du GoldwaterNichols Act imposant la jointness dans les années 1980, le Congrès semble appelé à jouer un rôle moteur dans la réforme institutionnelle des acteurs de la sécurité nationale face à une bureaucratie soucieuse de conserver ses prérogatives. Durant la , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 37 seconde administration de G. W. Bush, malgré les ambitions du département d’État autour du concept de « diplomatie transformationnelle » pour renforcer l’efficacité des capacités civiles, c’est en fait le militaire, notamment le JFCOM à travers les Joint Interagency Coordination Groups (JIACG), qui lançait les initiatives sur les dispositifs de gestion de crises. Même si ces JIACG restèrent expérimentaux, ad hoc et décentralisés au niveau de chaque commandement régional, le contrôle civil des dispositifs d’intervention n’était pas garanti par une telle structure. Dans la National Military Strategy de 2004, l’intégration devait « guider l’application de la puissance militaire pour protéger, prévenir et prendre l’avantage sur l’ennemi afin de contribuer aux objectifs stratégiques et buts à long terme ». L’intégration « soutient les opérations simultanées, l’application de la puissance et la fusion de la puissance militaire avec d’autres instruments de puissance 10 » selon le concept DIME : Diplomatic, Information, Military and Economic. L’intégration implique une rationalisation de l’action publique, par le Whole of Governement Approach de l’Administration Obama pour favoriser l’unité de l’effort pour plus d’efficacité tant aux niveaux politico-stratégique qu’opérationnel. La comprehensive approach de l’OTAN : rapprocher les doctrines alliées Le but premier de cette institutionnalisation de la coopération entre acteurs civils et militaires gouvernementaux, mais aussi intergouvernementaux et non gouvernementaux, est bien entendu une plus grande efficacité dans la gestion des opérations d’urgence. Mais il est possible d’y voir une autre dimension. En se donnant pour objectif de parvenir à un consensus stratégique qui se transformera en coordination des activités sur le terrain, le modèle américain peut aussi être un instrument d’uniformisation des réflexes et des structures organisationnelles des acteurs civils ou militaires par une internationalisation de cette dynamique d’intégration pour en 10. CJCS, National Military Strategy of the United States of America 2004: A Strategy for Today. A Vision for Tomorrow, Washington D.C., mars 2005, p. 7. , N° 17, Automne 2010 38 Sami MAKKI faire un mode d’action des coalitions sous contrôle des forces armées américaines. Dans une étude publiée en 2003 par le RUSI, Michael Codner rappelait que l’interopérabilité transatlantique constituait un réel sujet de préoccupation pour des motifs tant stratégiques, opérationnels que programmatiques en matière budgétaire puisqu’il s’agit pour l’OTAN de permettre la mutualisation pour un renforcement de l’efficacité opérationnelle tout en améliorant l’efficacité dans l’usage des moyens techniques et ressources humaines disponibles. La quête de l’unité de commandement et de la cohérence dans l’effort collectif explique le lancement de l’initiative majeure de l’OTAN d’une « approche globale », à partir de 2005 par les Danois et les Américains et reprise au sommet de Riga de 2007. « 3D » et « 3I » : deux dynamiques interdépendantes Face aux obstacles à la construction d’une paix durable en Afghanistan, la communauté de défense américaine tente de mobiliser les alliés et les partenaires autour de ces nouveaux enjeux. Un ensemble d’acteurs civils et militaires participe à la diffusion des représentations américaines. La nouvelle norme en matière d’intégration civilo-militaire se met en place dans la continuité de la stratégie de sécurité nationale des États-Unis développée autour des trois axes de « défense, diplomatie et développement ». Cette règle des « 3D » fut exposée au Sénat par Hillary Clinton lors de son audition pour la ratification de sa nomination à la tête de la diplomatie américaine, le 13 janvier 2009. Les « processus d’acculturation stratégique », induits par le fort pouvoir normatif de la puissance américaine, entraînent des risques de satellisation à travers le « système des systèmes » américano-centré. Acteur majeur du système OTAN, l’Allied Command Transformation (ACT) est l’un des pôles de réflexion stratégique sur le devenir de l’Alliance et sur son adaptation institutionnelle et opérationnelle au , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 39 nouvel environnement international 11. Cette standardisation est un vecteur important d’interopérabilité des systèmes et de déploiement rapide des applications réseaux-centrées, ce qui permet d’élargir rapidement la base des clients dans le secteur de la défense mais aussi de la sécurité. En tentant de faire face aux opérations humanitaires complexes, l’interopérabilité multinationale vise à étendre la portée des opérations de l’intégration interarmées à une intégration civilo-militaire incluant un large éventail d’acteurs et d’agences (agencies), notamment les ONG et les sociétés militaires privées sans cesse plus présentes. Ce phénomène technocratique lié à la globalisation est rendu possible par la révolution technologique permettant l’organisation en réseaux et une ouverture de la défense aux partenariats public-privé : l’intégration tire parti de la transformation de l’État, dans les champs civils et militaires, par un double mouvement de recentrage opérationnel sur le « cœur de métier » et de délégation des tâches périphériques par l’externalisation économique. Avec l’insécurité croissante observée sur le terrain, l’utilisation de stratégies et de moyens de protection par une dissuasion active pour la gestion de la sécurité des acteurs civils devient progressivement une norme définissant de nouveaux standards entre alliés sous leadership américain. Bien que déjà développée dans les réseaux non gouvernementaux, la dynamique de privatisation repose avant tout sur de nouvelles pratiques gouvernementales. LA COMMERCIALISATION, UNE DIMENSION DÉSORMAIS INCONTOURNABLE DE L’INTÉGRATION Les administrations américaines successives, en choisissant d’externaliser les politiques d’aides internationales pour 11. Pour assurer une harmonie dans le développement des nouveaux systèmes d’armes et systèmes d’information, les États-Unis se sont dotés en 2004 d’une structure non commerciale appelée Network Centric Operations Industry Consortium (NCOIC) chargée de définir des normes et standards dans la création d’architectures de défense, notamment sur ces dimensions civilo-militaires. , N° 17, Automne 2010 40 Sami MAKKI mettre en œuvre la « privatisation de l’aide » depuis plus de dix ans, accélèrent l’émergence du secteur commercial comme intermédiaire dans les relations État fédéral-ONG dans une volonté « d’assainissement » des finances de l’État fédéral. La place croissante accordée aux sociétés commerciales a peu à peu bouleversé les critères traditionnels et la nature des relations des ONG avec les autres acteurs des conflits. Progressivement, un certain nombre d’ONG américaines est passé de la coopération avancée au partenariat contractualisé avec USAID, renforçant d’autant les relations d’interdépendance et obligeant les trois secteurs à définir et à développer des stratégies consensuelles. Les associations qui survivent bouleversent souvent leur mode de gestion en s’inspirant du secteur commercial. Les compagnies privées de sécurité à la conquête de l’humanitaire La dynamique de marchandisation de l’action humanitaire à travers des partenariats public-privé accompagne l’émergence de compagnies privées de services de soutien logistique ou de sécurité. Sous la pression des bailleurs de fonds soucieux de rentabilité, l’humanitaire américain s’est transformé en une action technique, centrée sur les activités logistiques (distribution de la nourriture, construction de camps de réfugiés, etc.) oubliant les principes humanitaires. Dans les dispositifs internationaux déployés en Irak et en Afghanistan, les acteurs privés ont été présents durant les phases essentielles du conflit et de l’après-conflit puisqu’ils remplissent des fonctions indispensables à l’exercice de la force par la puissance américaine. Ils en sont la clé de voûte. Alors que l’on comptabilisait 20 000 hommes de la sécurité privée présents en Irak en 2003, ils étaient plus de 190 000 en 2010 selon les évaluations du meilleur expert américain sur la question. Chiffre d’autant plus impressionnant depuis le retrait récent de la majorité des forces armées américaines d’Irak. Au-delà des tâches civiles (humanitaire, reconstruction, développement) développées plus récemment, les missions de ces opérateurs privés comprennent traditionnellement des activités de soutien logistique, de protection de biens et de personnes et de soutiens technique et humain aux dispositifs militaires engagés dans les combats, ce qui place les SMP , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 41 au cœur du dispositif civilo-militaire déployé. Les chiffres pour l’Afghanistan sont tout aussi vertigineux, ce qui porte le nombre des opérateurs privés à près de 250 000 contractors pour l’ensemble du Grand Moyen-Orient, placé sous la responsabilité du commandement militaire central des ÉtatsUnis (CENTCOM) dirigé jusqu’au 24 juin 2010 par le général Petraeus, désormais commandant de l’ISAF (la force internationale de l’OTAN en Afghanistan) en remplacement du général McChrystal. Du côté de la défense, la diffusion progressive des pratiques managériales du secteur privé et la généralisation de pratiques concurrentielles au nom d’une rationalité économique ont favorisé la constitution de nouveaux partenariats entre acteurs commerciaux et forces armées. Dans le cas américain, les limites sont constamment repoussées par l’expérimentation de nouvelles réformes. S’ajoutent à cela la dynamique de globalisation et de financiarisation des industries de défense et leur transformation vers les services aux armées qui modifie la nature des relations forces armées-État-industries. Réseaux hybrides transnationaux : des intermédiaires indispensables Avec l’externalisation croissante de fonctions stratégiques pour mettre en œuvre des programmes de réformes des secteurs de la sécurité dans le contexte des opérations de contre-insurrection en Afghanistan (production des documents stratégiques afghans, rédaction des doctrines mais aussi formation des forces armées et de police afghanes), les tensions ont augmenté depuis deux ans. Le besoin des opérateurs privés de se structurer en association sur le terrain (Private Security Companies of Afghanistan) leur permet de renforcer davantage leur influence au cœur des étatsmajors engagés dans les opérations de stabilisation et de reconstruction pour former une « coalition dans la coalition ». Mais cette stratégie d’influence sur le terrain vient compléter les dispositifs de lobbying créés à Londres et à Washington comme l’International Peace Operations Association (IPOA) qui représente en réalité l’association des industriels des services de stabilisation. Tous les efforts de cette organisation , N° 17, Automne 2010 42 Sami MAKKI américaine ont porté sur la légitimation du rôle des opérateurs privés de la sécurité internationale dans les dispositifs américains et transatlantiques. La production de codes de bonne conduite et l’identification des « bonnes pratiques » complètent des processus officiels et para-diplomatiques développés en parallèle du processus de Montreux lancé par le CICR et le gouvernement suisse. Ce sont donc les dispositifs de régulation ou d’autorégulation des acteurs privés qui sont désormais privilégiés pour encadrer la privatisation grandissante des fonctions militaires afin de maintenir une légitimité et une grande flexibilité dans l’utilisation de cette ressource privée par les États occidentaux. La réforme des secteurs de la sécurité constitue un point de convergence de la nouvelle réflexion internationale sur le rôle des SMP en période de post-conflit dans la reconstruction d’un cadre libéral pour les relations civilo-militaires des pays sortant de crise. De nombreuses sociétés privées de sécurité ont effectué un important travail de lobbying pour se présenter comme des partenaires fiables et experts dans la gestion des opérations de paix, voire comme les « nouveaux agents humanitaires ». Les services proposés par ces sociétés vont de la protection passive (pour les agences onusiennes ou pour la protection de convois d’ONG) à des tâches d’assistance aux forces armées (DDR et réforme des secteurs de la sécurité). Les sociétés militaires privées sont donc désormais des intermédiaires indispensables de ces dispositifs intégrés de projection de puissance et de gestion des crises internationales car placées au cœur de l’ensemble des nouvelles missions civilo-militaires. Les ONG, dépendantes financièrement et idéologiquement de ces institutions civiles de l’architecture de sécurité nationale, participent passivement ou activement à cette reconfiguration des relations civilo-militaires rendues plus complexes encore par le rôle croissant des sociétés militaires privées dans la conduite de certaines opérations de contre-terrorisme à travers le monde. Avec l’externalisation, la diffusion de la culture d’entreprise est de plus en plus importante sans considérer l’importance de préserver un équilibre civilo-militaire respectant une culture militaire propre à nos espaces démocratiques. , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 43 Par une domination de la logique gestionnaire issue du new public management, les SMP stimulent une rapide intégration civilo-militaire et contribuent à rendre floues les frontières identitaires traditionnelles (public/privé et militaire/paramilitaire). Le glissement vers la basse intensité et la contre-insurrection, en ayant recours à des opérateurs privés en complément des forces spéciales et autres diapositifs non conventionnels, offre une nouvelle dimension à la transformation et replace au centre des débats la question de l’intégration civilo-militaire comme l’approche la plus efficace sur l’ensemble du spectre de la conflictualité. LIMITES, CONTRÔLE ET TRANSPARENCE DANS L’ESPACE DÉMOCRATIQUE L’intégration civilo-militaire, telle qu’elle se met en œuvre à travers ces acteurs privés fonctionnant souvent en réseaux informels favorisant la marginalisation des acteurs politiques, voire la corruption dans des cas extrêmes, peut entraîner un affaiblissement des États en reconstruction. En créant un système intégré, holistique et complexe, l’acteur militaire établit une interdépendance entre les dynamiques civile et militaire dans la gestion du conflit et de l’après-conflit. En privatisant la gestion des crises humanitaires et des opérations de stabilisation, cette approche intégrationniste applique des pratiques issues du new public management et confond la gestion effective de nos propres systèmes d’intervention selon nos critères (force protection, consensus politique, retour sur investissement) avec une assistance réelle (non pas seulement proclamée à grand renfort de communication stratégique) aux pays dévastés pour leur permettre de se reconstruire. Insécurité et confusion des genres : conséquence d’une « militarisation » ? La forte influence du courant intégrationniste est visible à travers la mise en place de la réforme des composantes du système humanitaire de l’ONU. Si la recherche d’une coordination avancée, pour plus d’efficacité dans l’assistance , N° 17, Automne 2010 44 Sami MAKKI apportée aux victimes, peut être acceptée par certains acteurs humanitaires, les critiques demeurent nombreuses. Du point de vue des acteurs non gouvernementaux, les forces coalisées n’ont pas été capables de garantir la sécurité des personnels civils. Durant les cinq dernières années, alors que les dispositifs d’instrumentalisation de l’humanitaire se développaient, les conditions de sécurité se dégradaient très nettement. Selon des chercheurs d’Overseas Development Institute (ODI), 260 travailleurs humanitaires furent tués, kidnappés ou sérieusement blessés en 2008 dans des attaques violentes, ce qui représente le chiffre le plus élevé depuis douze ans. Ainsi, ces dernières recherches en sciences sociales semblent bien établir qu’une relation existe entre ces deux phénomènes, notamment lorsque ces attaques sont menées pour des raisons politiques dans des zones où la présence internationale est considérée comme sensible (Darfour, Somalie, Irak et Afghanistan). Du point de vue des ONG, la confusion croissante entre militaires et humanitaires entraîne la fin de la perception du dispositif d’aide comme impartial, ce qui met en danger la vie des volontaires et réduit l’accès aux populations en détresse. Par ailleurs l’impunité dont bénéficient les auteurs de ces attaques demeure la preuve que les autorités locales n’assument pas leur responsabilité de protection des travailleurs humanitaires sur leur territoire. Ainsi, en Afghanistan, l’instrumentalisation des symboles de l’action humanitaire et la priorité donnée à la mise en œuvre de cette approche intégrée par le security-development nexus, à travers la création des PRTs (Provincial Reconstruction Teams) notamment, sont les signes de ces durcissements des conditions d’intervention pour les acteurs civils non armés. Conformément à la doctrine des 3-block wars, initialement développée par les marines, les forces armées sont de plus en plus impliquées dans des opérations de maintien de la paix et de secours d’urgence parallèlement à des opérations de combat, renforçant la confusion des genres et des espaces. Dans le contexte contre-insurrectionnel, le militaire , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 45 américain n’est plus seulement un concurrent de l’acteur humanitaire traditionnel. Il fait de cet « espace humanitaire » un instrument de domination asymétrique de l’ennemi, au niveau stratégique comme au niveau tactique, en se fondant dans l’environnement humanitaire pour mener des opérations de combat. Comme en témoignent des échanges nombreux et des prises de parole par certains responsables civils et militaires à Londres, Bruxelles ou Genève, ce sont les grands principes d’une action humanitaire indépendante, neutre et impartiale, garantissant un accès à toutes les victimes des conflits, selon les Conventions de Genève définies au XXe siècle, qui sont remises en cause. Penser le temps long et maintenir le lien armées-nation : deux impératifs L’externalisation, comme moteur de l’intégration, dans la gestion des interventions extérieures américaines ouvre une nouvelle ère dans les rapports entre forces armées, pouvoirs civils et opinion publique américaine. De ce fait, la question du soutien de l’opinion publique constitue un élément stratégique important depuis la doctrine Weinberger, voire déterminant dans la conduite de ce qui fut appelé « opérations autres que de guerre » telle que les missions de stabilisation. Face à la recherche de l’efficacité opérationnelle (planification, unité de commandement, impératif du temps réel, non-duplication des systèmes civils et militaires et retour sur investissement), le militaire a trop souvent l’initiative sur les agences civiles, engendrant inévitablement des frictions civilo-militaires. Mais les interactions constantes entre milieux non gouvernementaux, milieux d’affaires, universitaires/ experts, agences gouvernementales et militaires favorisent l’émergence d’une communauté de valeurs, d’une culture et d’un langage commun permettant de dépasser la logique institutionnelle pour favoriser la coopération sur le terrain. Des structures d’évaluation comme le Government Accountability Office (GAO) sont particulièrement importantes car l’apprentissage (learning process) repose sur une valorisation du cycle expérimentation, évaluation et , N° 17, Automne 2010 46 Sami MAKKI adaptation. Dans cette transformation de la gestion des affaires publiques, les critères objectifs manquent pour évaluer les conséquences sur le long terme de la « civilianisation » de la culture militaire. Perspectives : une fusion qui divise ? L’intégration implique une profonde réorganisation des relations de pouvoir entre les mondes civil et militaire. Par opposition à une simple coordination, qui repose sur un rapport plus équilibré et un respect des normes, des valeurs et des spécificités de chaque acteur en fonction de son engagement, l’intégration privilégie la recherche d’une efficacité opérationnelle par une planification avancée et un consensus absolu sur les objectifs. Le système américain de guerres réseaux-centrées, parfois décrites comme « une doctrine qui laisse la technologie dicter la stratégie aux militaires » entraîne la création d’une véritable bureaucratie qui surestime la puissance américaine et néglige la véritable valeur guerrière de l’ennemi. Ces vides politiques et institutionnels peuvent laisser craindre que des solutions techniques et commerciales immédiates s’imposent au détriment d’orientations stratégiques cohérentes avec les particularismes européens qui s’inscriraient dans le temps long. La gestion des crises récentes montre que les acteurs privés bénévoles ou commerciaux, civils ou militaires, sont présents durant les phases essentielles du conflit et de la stabilisation, et qu’ils remplissent des fonctions désormais indispensables à l’exercice de la force par la première puissance mondiale. Au centre des échanges, ils sont la clé de voûte de l’architecture de sécurité nationale des États-Unis en étant présents à tous les niveaux (stratégique, tactique ou opérationnel) du dispositif civilo-militaire intégré dont l’importance fut réaffirmée par la règle des « 3D ». L’émergence de nouvelles formes d’autorité renforce la place des acteurs privés comme figures centrales de la gouvernance dans les politiques publiques au détriment des structures étatiques traditionnelles. De nouveaux standards s’établissent, de nouvelles normes apparaissent qui favorisent , N° 17, Automne 2010 Les enjeux de l’intégration civilo-militaire aux États-Unis 47 l’autorégulation, privant les États d’un contrôle effectif de ces opérations. En externalisant à outrance ces appareils civils et militaires, sans se donner les moyens législatifs et institutionnels de la réguler, il y a un risque de créer une crise de l’institution militaire. De telles évolutions menacent également la légitimité des forces armées nationales dans leurs relations à l’État et à la société civile. Elles sont aussi un frein à un développement de la coordination civilo-militaire au niveau opérationnel. Replacer l’humain et le politique au cœur de ces processus, qui s’autonomisent par une technicisation et une privatisation, semble essentiel à une amélioration des systèmes intégrés. L’expérience américaine nous enseigne que l’intégration civilo-militaire, pour ne pas déboucher sur des phénomènes d’instabilités, doit s’inscrire dans le temps long, au-delà des nécessités opérationnelles du moment, tout en étant mise en œuvre de manière dynamique afin de rendre possible une évolution permanente des dispositifs en fonction des enseignements opérationnels et des innovations technologiques. Cependant, cette capacité d’innovation et délégation des responsabilités doit être équilibrée par des dispositifs institutionnels et une mobilisation très vaste de l’expertise multisectorielle pour permettre une transparence, une confiance mutuelle, une ouverture des débats et des processus démocratiques d’évaluation de ces enjeux complexes. Le brouillage des catégories traditionnelles et la redéfinition des identités civiles et militaires, entraînés par cette organisation intégrée qui se diffuse, nécessitent un renouvellement des dispositifs d’analyse. Si ces réflexions entendaient apporter un éclairage sur certaines dynamiques institutionnelles de transformation du dispositif américain, il apparaît que la portée des mutations civiles et militaires actuelles est globale. L’Europe commence seulement à ressentir les effets de cette « transformation des affaires stratégiques ». Elle semble encore bien mal préparée à y faire face. , N° 17, Automne 2010 48 Sami MAKKI BIBLIOGRAPHIE G. Aybet, R. R. Moore (dirs.), NATO in Search of a Vision, Washington D.C., Georgetown University Press, 2010. H. Binnendijk, P. Cronin (dirs.), Civilian Surge: Key to Complex Operations, Washington D.C., NDU Press, 2008. R. M. 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