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Volume ! La revue des musiques populaires 12 : 2 | 2016 Special Beatles studies Hey Maths ! Modèles formels et computationnels au service des Beatles Hey Maths! Formal and Computational Models in the Service of the Beatles Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi et Franco Fabbri Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/volume/4723 DOI : 10.4000/volume.4723 ISSN : 1950-568X Éditeur Association Mélanie Seteun Édition imprimée Date de publication : 22 mars 2016 Pagination : 161-179 ISBN : 978-2-913169-40-1 ISSN : 1634-5495 Référence électronique Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi et Franco Fabbri, « Hey Maths ! Modèles formels et computationnels au service des Beatles », Volume ! [En ligne], 12 : 2 | 2016, mis en ligne le 22 mars 2018, consulté le 13 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/volume/4723 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.4723 L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 161 Hey Maths ! Modèles formels et computationnels au service des Beatles par Moreno Andreatta (Ircam-CNRS-UPMC) Mattia G. Bergomi (LIM-Milan/Ircam-UPMC) Franco Fabbri (Université de Milan / conservatoire de Parme) Abstract: This article proposes some thoughts on formal and computational models in and for popular music by focusing on Beatles songs. After a brief presentation of some systematic approaches in the analysis of musical form and of some theoretical tools used in the geometric representation of musical structures and processes (the Tonnetz and other Neo-Riemannian constructions), the authors deal with the questions raised by the analysis of a collection of Beatles songs once they are studied either from a formal or a computational viewpoint. Even though the form and the structure of Beatles songs can be studied without using mathematical tools, the computer-aided modelling of the segmentation process of a musical piece, as well as the techniques belonging to the field of Music Information Retrieval, allow to give a quantitative, computational-oriented interpretation of Pop songs. At the same time, this approach opens the question of the singularity of this repertoire with respect to other popular music pieces. Mots-clés : forme – Tonnetz – analyse transformationnelle – modèle système-contraste – dendrogramme – traitement de l’ information musicale – Math’n Pop Keywords: form – Tonnetz – transformational analysis – system-contrast model – dendrogram – Music Information Retrieval – Math’n Pop Volume ! n° 12-2 modèles formels et computationnels dans et pour les musiques populaires tout en mettant l’accent sur les chansons des Beatles. Après une présentation rapide des approches systématiques dans l’analyse de la forme, mais aussi des outils théoriques à la base de la représentation géométrique des structures et des processus musicaux (Tonnetz, constructions issues de la tradition analytique néo-riemannienne), les auteurs évoquent les questions que soulève l’analyse d’une collection de chansons des Beatles dès lors qu’on les envisage d’un point de vue formel et computationnel. En effet, si la forme et la structure des chansons des Beatles peuvent être étudiées sans recourir à des outils mathématiques, la modélisation informatique du processus de segmentation d’une pièce de musique, ainsi que les techniques issues du Music Information Retrieval, permettent d’approcher ces chansons d’un point de vue computationnel tout en posant la question de leur singularité par rapport à d’autres musiques elles aussi qualifiées de « populaires ». Résumé : Cet article livre quelques réflexions sur les 162 Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi & Franco Fabbri Volume ! n° 12-2 Beatles représente La musique des un cas intéressant non seulement pour le musicologue computationnel, mais encore, plus généralement, pour l’analyste s’intéressant aux articulations entre musique savante et musique populaire 1. En effet, longtemps avant de devenir un objet d’étude pour les chercheurs travaillant dans ce qu’on appelle traditionnellement la Music Information Retrieval, cette musique a fasciné les compositeurs issus de la tradition savante. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux arrangements pour voix soliste et ensemble (jusqu’à neuf instruments) de Louis Andriessen et Luciano Berio 2 ou aux transcriptions pour guitare de quatre chansons des Beatles par Tōru Takemitsu 3. Comme l’a récemment montré un colloque organisé sous l’égide de la Société Française d’Analyse Musicale 4, on pourrait même ajouter à ces quelques exemples les nombreuses autres formes d’articulation entre démarche savante et pratiques compositionnelles caractéristiques du répertoire populaire (dont les Beatles sont l’un des représentants). Parallèlement à une typologie basée sur le « triangle axiomatique » de Tagg, dans lequel la popular music est, avec la musique folklorique (ou traditionnelle) et la musique classique (ou savante), l’un des trois types (kinds) de musique (Tagg, 1982), il est intéressant d’aborder la notion complexe de genre en considérant les objets musicaux comme des « faits » et des « événements ». Ces derniers sont caractérisés par un ensemble de propriétés que l’on peut regrouper dans des familles d’ordre supérieur appelées des « types » (Fabbri, 2007 ; 2014). Dans le cas des chansons des Beatles, une approche par « types » conduit, en premier lieu, à s’intéresser au problème de la modélisation de la forme comme l’a initialement envisagé Fabbri (1996 ; 2012a). Un rappel de la terminologie qui sera utilisée dans ces pages peut s’avérer utile. • Refrain : section d’une chanson dans laquelle la musique et les paroles sont répétées à l’identique tout au long de la pièce, les paroles faisant apparaître le titre de la chanson ; • Chorus : section d’une chanson dans laquelle la musique est répétée à l’identique tandis que les paroles varient. Certaines lignes du texte (dont le titre de la chanson) sont, cependant, elles aussi répétées ; • Verse : section d’une chanson dans laquelle la musique est répétée à l’identique tandis que l’ensemble des paroles varie ; • Bridge : section d’une chanson qui se positionne après les chorus et dont elle diffère par le caractère harmonique et mélodique. Une analyse systématique des chansons des Beatles révèle que la majorité d’entre elles utilise la forme AABA (ou chorus-bridge 5). C’est par exemple le cas de « From Me to You », dont le schéma formel est donné dans la figure 1 6 . On retrouve le même schéma, quoique légèrement étiré dans le temps, dans « A Hard Day’s Night » (figure 2). Ce type formel s’oppose à la forme verse-refrain ou verse-chorus 7, que l’on trouve dans d’autres chansons, comme « Penny Lane » (figure 3) ou « Let It Be » (figure 4). 163 Hey Maths ! From Me To You Figure 1 : Schéma de la chanson « From Me to You ». A Hard Day’s Night Volume ! n° 12-2 Figure 2 : Schéma de la chanson « A Hard Day’s Night ». 164 Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi & Franco Fabbri Penny Lane Figure 3 : Schéma de la chanson « Penny Lane ». Volume ! n° 12-2 Let It Be Figure 4 : Schéma de la chanson « Let It Be ». 165 Hey Maths ! Selon Fabbri (1996), les types AABA et verse-refrain (ou verse-chorus) représentent deux modèles antagonistes en termes de stratégie rhétorique. Dans le cas d’une forme AABA (ou chorus-bridge), on a affaire à un modèle soustractif, qui possède un caractère non-téléologique. À l’inverse, dans une forme verse-refrain (ou couplet-refrain), le caractère narratif et directionnel est typique, par exemple, de la « chanson à texte ». Dans le premier cas, le caractère exclamatif découle du fait que le centre d’intérêt (le hook) se trouve en début de section, alors que dans le second, la narration impose un aspect additif (d’où le positionnement du hook en fin de section 8). L’approche formelle évoquée ci-dessus repose sur des segmentations qui dépendent de connaissances musicologiques préalables. Autrement dit, c’est au musicologue et à l’analyste qu’il appartient de repérer, dans un flux audio, les segments qui correspondent aux parties codifiées dans la structure des chansons – refrain, verse, chorus, bridge. Cela étant, il est aussi envisageable de réaliser une analyse plus fine en segmentant le signal sonore en blocs plus petits dont l’assemblage permet ensuite de retrouver les parties plus traditionnelles de la chanson. Le modèle « système-contraste », développé par Frédéric Bimbot et son équipe à l’IRISA de Rennes (Bimbot et al., 2012), peut s’avérer ici d’une grande utilité. Inspiré de la linguistique, ce modèle permet d’annoter des fichiers sonores avec une granulosité plus ou moins importante. La figure 5 fournit un exemple de ce qu’il donne appliqué à la chanson « Come Together ». Come Together Volume ! n° 12-2 Figure 5 : Segmentation de « Come Together » avec indexation des différentes parties selon les conventions utilisées pas les auteurs du modèle « système-contraste ». 166 Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi & Franco Fabbri Comme nous allons le voir, cette façon d’annoter les segments d’une pièce constitue, lorsqu’elle est combinée avec des techniques d’alignement des séquences de symboles, une nouvelle approche dans l’analyse des bases de données et dans la classification stylistique automatique. Avant de présenter les résultats de cette approche computationnelle, commençons toutefois par évoquer un modèle géométrique qui permet d’ajouter à l’information formelle une information harmonique, condition nécessaire pour raffiner les techniques de recherche de similarité entre les pièces d’un même auteur (dans le cas présent, le corpus de chansons des Beatles qui figurent dans la base de données Quaero 9), mais aussi entre les pièces de deux groupes appartenant à des répertoires stylistiques différents (en l’occurrence, les Beatles et Buena Vista Social Club). Volume ! n° 12-2 Un outil conceptuel pour l’analyse musicale : le Tonnetz L’utilisation de l’informatique pour analyser les musiques actuelles est étroitement liée à la question de la représentation symbolique des structures et des processus musicaux (Lalitte, 2014). Le Tonnetz (ou « réseau tonal »), représentation à la fois mathématique et musicale, est à la base de l’analyse néo-riemannienne – une branche formelle de la musicologie dont le domaine d’application a largement dépassé le cadre initial de la musique savante pour inclure, de plus en plus, le rock, le jazz et la musique pop (Capuzzo, 2004 ; Hascher, 2007 ; Briginshaw, 2012 10). À la différence de la plupart des musicologues qui se sont déjà penchés sur le sujet, nous aimerions insister ici sur le potentiel computationnel du Tonnetz, c’est-à-dire sur sa capacité à être utilisé dans le cadre d’une analyse musicale assistée par ordinateur (Bigo & Andreatta, 2014 ; 2015). Le Tonnetz peut être défini comme un espace géométrique engendré par des transformations musicales qui s’appliquent à des accords consonants (majeurs et mineurs). Chaque accord du Tonnetz est représenté sous la forme d’un triangle, lequel est entouré par trois autres triangles qui correspondent aux accords avec lesquels il entretient une relation de « parallèle » (via l’opérateur indiqué par la lettre P, qui transforme par exemple un accord de do majeur en un accord de do mineur), de « relatif » (via l’opérateur indiqué par la lettre R, qui transforme par exemple un accord de do majeur en un accord de la mineur), ou de « leading tone », soit de « sensible » (via l’opérateur indiqué par la lettre L, qui transforme par exemple un accord de do majeur en un accord de mi mineur). Ces trois opérations sont les seules opérations qui permettent de passer d’un accord parfait majeur à un accord parfait mineur ayant deux notes en commun avec lui (figure 6). Prenons l’exemple du refrain de la chanson « Shake the Disease » du groupe Depeche Mode (figure 7). Ce refrain est constitué de quatre accords qui se répètent de façon cyclique en déployant de multiples symétries (Capuzzo, 2004). Une première transformation, indiquée par la flèche ascendante, relie les accords de ré mineur et de fa mineur, qui ont la note fa en commun. Cette transformation n’appartient pas à la famille des transforma- Hey Maths ! 167 Figure 6 : Le Tonnetz engendré par les deux axes correspondant aux intervalles de tierce majeure et de tierce mineure ainsi qu’à l’aide des trois transformations néoriemanniennes (P, R, L 11). Volume ! n° 12-2 Figure 7 : Représentation géométrique de l’enchaînement harmonique à la base du refrain de « Shake the Disease » (Depeche Mode) à l’aide du Tonnetz. 168 Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi & Franco Fabbri Volume ! n° 12-2 tions élémentaires néo-riemanniennes que nous venons d’évoquer, mais elle peut être interprétée comme la combinaison d’une transformation R (de ré mineur à fa majeur) et d’une transformation P (de fa majeur à fa mineur), d’où l’indication « RP ». Une transformation similaire relie les deux accords suivants (réb majeur et sib majeur), qui ont eux aussi la note fa (F) en commun. La transformation indiquée à l’aide d’une double flèche (entre le deuxième et troisième accord) est quant à elle une transformation élémentaire, puisqu’elle correspond à l’opérateur L. À noter qu’elle permet en outre de revenir à l’accord de départ, ce qui contribue à la nature cyclique du refrain. Un enchaînement harmonique plus complexe est utilisé par Frank Zappa dans la partie instrumentale d’« Easy Meat » (voir Capuzzo, 2004). Cet enchaînement peut être décomposé en quatre cellules de quatre accords, pour un total de seize accords. Chacune de ces cellules reproduit la cellule précédente à la tierce mineure inférieure (T-3), déployant ainsi la même succession de transformations néo-riemanniennes : P, R et L (les quatre parcours correspondants sont représentés dans le Tonnetz en figure 8). Figure 8 : Représentation d’un enchaînement harmonique engendré par la « translation spatiale » (ou transposition) d’une même cellule de quatre accords à l’aide du Tonnetz. 169 Hey Maths ! Une technique compositionnelle similaire est à la base de la chanson « Madeleine » de Paolo Conte où, cette fois, une même cellule de quatre accords est transposée à la tierce mineure supérieure (figure 9). La figure 10 offre un dernier exemple d’utilisation des techniques d’analyse néo-riemanniennes appliquées à la chanson française. L’impression de symétrie que l’on peut ressentir entre les accords qui composent les quinzième et seizième mesures des couplets des « Filles de l’Aurore » de William Sheller se voit confirmée par la représentation géométrique de l’enchaînement harmonique correspondant – il va sans dire qu’une analyse fonctionnelle classique aurait été incapable de rendre compte de la logique musicale éminemment « spatiale » d’un tel enchaînement. Volume ! n° 12-2 Figure 9 : Représentation de l’enchaînement harmonique à la base de la pièce « Madeleine » (Paolo Conte) à l’aide du Tonnetz. 170 Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi & Franco Fabbri Volume ! n° 12-2 Figure 10 : Représentation de l’enchaînement harmonique des mesures 15 et 16 des couplets des « Filles de l’Aurore » (William Sheller) à l’aide du Tonnetz. Outils informatiques pour l’analyse des chansons des Beatles À l’aide des informations harmoniques fournies par le Tonnetz (ou d’autres modèles du même type, comme le Spiral Array 12), il est possible d’affiner la technique d’alignement « par paires » des séquences symboliques utilisée par l’un des auteurs dans l’analyse de corpus musicaux (Bergomi & Esling, 2014). On peut ainsi parvenir à un nouveau système de classification automatique des styles musicaux, l’analyse de bases de données et le tri automatique de chansons en fonction de leurs auteurs intéressant les musicologues computationnels au plus haut point. Pour en revenir à la base Quaero (et plus particulièrement aux chansons des Beatles qui figurent dans cette base), la technique d’alignement des 171 Hey Maths ! séquences symboliques dérivées des segmentations issues du modèle « système-contraste » permet, lorsqu’elle est appliquée à un tel répertoire, d’obtenir les dendrogrammes circulaires représentés dans les figures 11 et 12. Représentation arborescente de type circulaire, le dendrogramme est basé sur la prise en compte des accords qui, dans une chanson donnée, peuvent être interprétés comme les degrés d’une même tonalité. Les séquences de symboles correspondant à chaque chanson sont ensuite alignées comme des séquences génétiques, la distance entre deux séquences étant proportionnelle à la qualité de leur « alignement » (la longueur des segments reliant deux chansons entre elles est, quant à elle, équivalente à leur distance en termes d’alignement). Le dendrogramme de la figure 12 démontre ainsi que les chansons des Beatles sont « structurellement » différentes de celles de Buena Vista Social Club 13. Conclusions et perspectives Les pages précédentes proposent un rapide aperçu de ce à quoi permet d’aboutir l’utilisation de modèles formels et computationnels dans les musiques populaires en prenant pour exemple les chansons des Beatles. Ce type de démarche s’inscrit dans l’axe de recherche transversal « Math’n Pop » de l’équipe Représentations musicales de l’Ircam, qui fait usage de modèles géométriques de l’espace d’accords (Tonnetz, Spiral Array), mais aussi de modèles informatiques issus de la Music Information Retrieval (comme le modèle « systèmecontraste ») ou de techniques d’apprentissage automatique (alignement multiple ou « par paires » de séquences symboliques). Une telle approche ouvre des perspectives nouvelles en matière de classification automatique des styles musicaux. L’une des pistes les plus prometteuses pour les recherches futures concerne probablement l’articulation entre approche symbolique et approche basée sur le Volume ! n° 12-2 Considérant que, dans le modèle « systèmecontraste » utilisé pour annoter les fichiers audio de la base de données Quaero, aucune compétence musicologique préalable ne permet de définir (et de repérer) dans le flux sonore des parties comme le refrain, le verse ou le bridge, quelles conclusions pouvons-nous tirer des lignes précédentes ? L’analyse automatique de la forme se fait à partir de petits segments et de leur indexation à l’aide d’un système de symboles. C’est ce système qui est ensuite interprété dans une démarche d’alignement de séquences qui fait apparaître ou non les similarités structurelles entre la famille des chansons des Beatles et d’autres pièces contenues dans la base de données Quaero (dans le cas présent, trois chansons du Buena Vista Social Club). Une analyse plus poussée du dendrogramme précédent s’avère donc nécessaire pour mettre en lumière l’existence de deux familles nettement séparées au sein même des chansons des Beatles contenues dans la base de données Quaero. Et les résultats de cette analyse pourraient même être complétés grâce aux techniques issues de la reconnaissance de pattern, ces dernières permettant, selon Joe George et Lior Shamir, d’établir un modèle computationnel capable d’analyser des similarités stylistiques entre différents albums d’un même groupe et de les classer par ordre chronologique de façon automatique (George & Shamir, 2014). Figure 11 : Dendrogramme offrant une première catégorisation stylistique de la base de données Quaero. Figure 12 : Dendrogramme mettant en évidence la façon dont les chansons des Beatles se séparent automatiquement de trois pièces du Buena Vista Social Club. 174 Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi & Franco Fabbri Volume ! n° 12-2 signal audio, cette question faisant actuellement l’objet d’une thèse (Bergomi, 2015a). En effet, plusieurs faiblesses subsistent dans la structure du Tonnetz « symbolique » que l’on utilise pour analyser la musique à partir de fichiers MIDI. Au premier chef, on peut noter son caractère « isotrope », c’est-à-dire le fait que tous ses éléments (notes, accords, etc.) ont a priori le même poids. Cette structure géométrique ne permet donc pas, par exemple, de différencier une gamme de tous ses modes associés. La prise en compte du caractère consonant/dissonant des différents intervalles, à partir d’études psycho-acoustiques ou de données issues de la psychologie expérimentale (Purwins et al., 2007/2008) permet d’obtenir, à partir du Tonnetz, un espace anisotrope dont les objets n’ont pas tous le même poids. Un exemple de Tonnetz « déformé » est donné en figure 13. Ces nouvelles structures géométriques, plus souples que les structures traditionnelles, pourraient ainsi compléter la palette des outils dont dispose l’analyse musicale computationnelle, en particulier dans l’articulation qu’elle semble de plus en plus rechercher entre les approches symboliques et les démarches basées sur l’analyse du signal audio. Les chansons des Beatles, loin de représenter un simple cas d’étude, constitueront, à n’en pas douter, un terrain de recherche particulièrement fertile dans ce domaine. Figure 13 : Exemple de Tonnetz « déformé » (à l’aide, dans ce cas particulier, d’une fonction consonance basée sur l’accord de do majeur). 175 Hey Maths ! 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Ils comprennent notamment « Michelle I » (pour mezzo-soprano et deux flûtes ou flûte – ou hautbois – et clavecin), « Ticket to Ride » (pour mezzo-soprano et flûte, hautbois, trompette clavecin, violon, alto, violoncelle, contrebasse), « Yesterday » (pour mezzo-soprano et flûte, clavecin et violoncelle), « Michelle II » (pour mezzo-soprano et flûte, clarinette, harpe, violon, alto, violoncelle, contrebasse) et « Michelle II » (version transposée pour flûte, clarinette, harpe, violon, alto). Voir Meehan (2011). 3. Il s’agit des Twelve Songs For Guitar (1974-1977), parmi lesquelles on trouve des chansons comme « Here, There and Everywhere », « Michelle », « Hey Jude » ou « Yesterday ». 4. Nous faisons ici référence aux Journées d’Analyse Musicale consacrées à la question de l’articulation entre la musique savante et les musiques actuelles (JAM 2014). Le programme ainsi que les enregistrements vidéos des communications sont accessibles en ligne à l’adresse suivante : http://repmus.ircam.fr/ jam2014/home. 5. Voir, entre autres, « Love Me Do », « Please Please Me », « Ask Me Why », « I Saw Her Standing There », « Do You Want to Know a Secret », « From Me to You », « Thank You Girl », « I’ll Get You », « I Want to Hold Your Hand », « You Can’t Do That », « And I Love Her », « I Should Have Known Better », « A Hard Day’s Night », « I’ll Cry Instead », « I’ll Be Back », « Any Time at All », « Things We Said Today », « I Don’t Want to Spoil the Party », « No Reply », « Eight Days a Week », « I Feel Fine » ou « I’ll Follow the Sun » (pour ne citer que quelques exemples). 6. Dans ce schéma, comme dans ceux qui suivent, l’axe des abscisses indique le temps mesuré en secondes. 7. Pour une discussion détaillée de la forme verserefrain ou verse-chorus, se reporter à Covach (2005 ; 2006). 8. D’autres exemples ont été évoqués par Franco Fabbri à l’occasion de la soirée « Math’n Pop » organisée dans le cadre des JAM 2014. La vidéo est disponible en ligne sur le webmagazine de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou : http://webtv.bpi.fr/ fr/doc/4101/Math’n+Pop. [01-08-2015]. 9. La base Quaero contient 159 morceaux de musique appartenant au répertoire pop, chaque fichier sonore ayant été annoté manuellement par l’équipe de l’IRISA (Bimbot et al. 2012). http://www.quaero.org/ [01-08-2015]. 10. L’approche néo-riemannienne n’est évidemment pas la seule possible dans l’analyse des musiques populaires. En plus de celle-ci, on citera notamment les démarches formelles basées sur les théories schenkeriennes (Moore, 1995), sur la théorie des vecteurs harmoniques de Nicolas Meeùs (Cathé, 2010) ou encore sur les théories modales (Biamonte, 2012). Pour une analyse critique des différentes approches analytiques de la forme dans la musique rock, se reporter à Nicole Biamonte (2011). 179 Hey Maths ! 11. Conformément à la tradition, les noms de notes sont donnés dans la nomenclature anglo-saxonne. On gardera la nomenclature francophone pour indiquer le nom des accords correspondants afin d’éviter une confusion entre ceux-ci, qui sont représentés par des triangles dans le Tonnetz, et les sommets des triangles qui correspondent aux notes. 12. Modèle hélicoïdal conçu par Elaine Chew, Spiral Array a été particulièrement utile dans le cadre de la présente étude. Pour une description détaillée de ce modèle, se reporter à Chew (2014). 13. Pour une interprétation de ces résultats dans le cadre d’une démarche d’analyse computationnelle de la musique folk, voir Bergomi & Andreatta (2015). Volume ! n° 12-2