LA DIALECTIQUE ET L’ÉTAT
Gramsci, Hegel et les néo-idéalistes italiens
Yohann Douet
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2022/1 Tome 85 | pages 121 à 138
VARIA
La dialectique et l’État
Gramsci, Hegel et les néo-idéalistes italiens
Yohann Douet
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Introduction
Le contexte intellectuel italien des années 1920 et 1930 était marqué
par la prégnance des philosophies néo-idéalistes, en premier lieu celles de
Benedetto Croce et de Giovanni Gentile 1. Tous deux ont pu présenter leurs
philosophies comme des « réformes » de la dialectique hégélienne 2, en ce
qu’ils cherchaient à la libérer du carcan dogmatique du système. Antonio
Gramsci a largement construit sa propre pensée, du moins en ce qui concerne
les questions de la dialectique et de l’État, en refusant les conceptions des
néo-idéalistes, et en revenant à Hegel lui-même pour le dépasser tout en
conservant ses apports essentiels. Après avoir présenté brièvement les
réformes de la dialectique hégélienne en question, nous étudions comment
Gramsci les critique, puis comment il les rattache à la logique des révolutions passives. Cela nous met sur la voie d’un second problème fondamental
soulevé par les pensées de Croce et Gentile : le fait que, de manières différentes, ils pensent tous deux abstraitement la place des intellectuels et le rôle
de l’État. Nous voyons enfin comment, contre ces conceptions inadéquates
liées à des visions erronées de la dialectique, Gramsci s’appuie sur Hegel pour
comprendre l’État en son sens intégral.
1. Je remercie Romain Descendre, Pierre Girard et Jean-Claude Zancarini pour avoir pu poursuivre
mes recherches gramsciennes à leurs côtés au LabEx COMOD, dans le cadre duquel cet article a été écrit.
2. De Benedetto Croce, voir Ciò che è vivo e ciò che è morte nella filosofia di Hegel (Bari, Laterza, 1907)
cité ici dans la traduction française : Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel, Paris,
Giard et Brière, 1910. De Giovanni Gentile, voir le recueil de textes : La riforma della dialettica hegeliana [1913], Florence, Sansoni, 1954. Sur l’histoire de la réception de Hegel en Italie, voir Domenico
Losurdo, Dai fratelli Spaventa a Gramsci. Per una storia politico-sociale della fortuna di Hegel in Italia,
Naples, La Città del sole, 1997.
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Laboratoire Sophiapol, Université Paris Nanterre
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Croce comme Gentile prennent pour point de départ le principe de l’identité de l’être et de la pensée, et prétendent le développer avec conséquence,
contrairement à Hegel. Ils s’attachent à éliminer tout naturalisme et toute transcendance (religieuse en particulier), et en général ce qui pourrait peser sur la
liberté de l’Esprit. Les deux auteurs développent de manières spécifiques ces postulats communs. Pour l’historicisme absolu de Croce, l’être est compris comme
histoire, comme libre déploiement de l’Esprit dans les volontés et actions
singulières. L’Esprit s’identifie avec ce déploiement historique, et doit être vu
comme en croissance et en progrès perpétuel sur lui-même 3. Pour l’actualisme
de Gentile, l’être est conçu comme le mouvement, ou le devenir incessant,
par lequel l’acte du penser (pensiero) pose un objet pensé (pensato), c’est-à-dire
– indissociablement – le produit et le pense, et le nie en en posant un autre 4.
Le sujet de la pensée, Moi ou Nous transcendantal, est l’Esprit lui-même. Il est
la source inconditionnée et éternelle de toute réalité, se confondant avec cette
activité productrice : il est Acte pur. Croce aussi bien que Gentile critiquent chez
Hegel ce qui pourrait laisser penser que l’activité de l’Esprit est conditionnée par
un donné. Ils réfutent l’antériorité (selon l’ordre d’exposition de la Logique) des
catégories d’être et de néant par rapport à celle de devenir. De même, leur rejet
de tout naturalisme emporte avec lui la philosophie de la nature, en raison du
statut ambivalent de l’extériorité naturelle chez Hegel. Enfin, leurs perspectives
tendent à exclure que le devenir de l’Esprit puisse se figer en un état (comme
dans l’hypothèse, si on la comprend d’une manière naïve, d’une fin de l’histoire), ou même suivre une succession contraignante d’étapes prédéterminées.
a) Croce et ce qui est mort chez Hegel
Pour Croce, Hegel a le tort de confondre le rapport entre des opposés et
le rapport entre des distincts 5. Dans la dialectique des opposés, deux termes
abstraits (vrai et faux, bien et mal, etc.) ne trouvent leur vérité que dans un
troisième terme concret (l’activité de connaissance, qui est conquête de la
vérité sur l’erreur ; l’activité éthique, perpétuelle lutte du bien pour dépasser
le mal ; etc.). La relation entre distincts renvoie à différents types d’activité
humaine, qui correspondent aux différenciations internes de l’Esprit (la distinction la plus générale passant ainsi entre théorique et pratique). Certes, ces
3. Benedetto Croce, « Il concetto di divenire e l’hegelismo » [1912], in Saggio sullo Hegel, seguito da
altri scritti di storia della filosofia, Bari, Laterza, 1948, p. 151-174.
4. « Tout acte de pensée est négation d’un acte de pensée : c’est un présent dans lequel meurt le
passé, et donc l’unité de ces deux moments. Enlevez le présent, et vous aurez le passé aveugle (la
nature abstraite) ; enlevez le passé, et vous aurez le présent vide (la pensée abstraite, c’est-à-dire une
autre nature). La vérité n’est pas de l’être qui est, mais de l’être qui s’annule, et en s’annulant, est
réellement ». Ici réside le « principe de la dialectique ou de la pensée comme activité qui se pose
en se niant » (Giovanni Gentile, L’atto del pensare come atto puro [1911], in La riforma della dialettica
hegeliana, op. cit., p. 188. ).
122
5.
Voir Benedetto Croce, Ce qui est vivant…, op. cit., chap. 4.
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I. Réformer Hegel
La dialectique et l’État
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Le vrai n’est pas au faux dans le même rapport qu’au bien ; le beau n’est pas
au laid dans le même rapport qu’à la vérité philosophique. Vie sans mort et
mort sans vie sont deux faussetés opposées, dont la vérité est la vie, laquelle
est connexion de vie et de mort, d’elle-même et de son contraire. Mais vérité
sans bonté et bonté sans vérité ne sont pas deux faussetés qui s’annulent dans
un troisième terme : ce sont de fausses conceptions, qui se résolvent en une
connexion de degrés, dans laquelle vérité et bonté sont à la fois distinctes et
unies : bonté sans vérité est impossible, car il est impossible de vouloir le bien
sans le penser ; vérité sans bonté est possible, mais seulement dans le sens qui
coïncide avec la thèse philosophique d’après laquelle l’esprit théorique passe
avant l’esprit pratique 7.
Ignorant la différence entre opposés et distincts, Hegel aurait succombé à
l’illusion de pouvoir déduire logiquement les moments (le droit, la moralité
et la politique dans le cas de l’Esprit objectif, par exemple) les uns des autres
comme si chacun d’eux était produit par la dialectique des contradictions du
moment antérieur, alors que ces moments relèvent de catégories distinctes 8.
Pour Croce, la structure logique de l’Esprit, qu’il s’agisse de la connexion
des distincts ou de la dialectique des opposés, ne permet pas de déduire la
succession réelle. L’histoire est la suite des singularisations ou concrétisations
de l’Esprit : en chacun de ses points, sont à l’œuvre des activités relevant de
tous les moments logiquement distincts. Ces activités reposent, chacune en
son ordre, sur l’unité concrète d’éléments opposés (dans le sens où l’activité
éthique présuppose autant le bien que le mal). En conséquence, le cours de
l’histoire ne saurait être compris par la dialectique réelle des contradictions et
de leur dépassement.
b) Dialectique et acte pur chez Gentile
Chez Gentile, la redéfinition de la dialectique est encore plus claire 9.
Pour respecter le « principe de l’idéalisme », il faut d’après lui – qui
6. L’Esprit s’objective selon quatre moments distincts fondamentaux (qui sont à la fois des domaines
d’activité et de conscience) : 1) l’imagination-expression (théorique particulier), qui correspond à l’esthétique, dont la catégorie fondamentale est le Beau ; 2) la pensée logique (théorique universel), qui
recherche le Vrai ; 3) l’économique ou économico-politique (pratique particulier), qui s’oriente en
fonction de l’Utile ; 4) la morale ou éthique (pratique universel), qui vise le Bien. Pour une formulation précoce de cette quadripartition, voir Benedetto Croce, Thèses fondamentales pour une esthétique
comme science de l’expression et linguistique générale [1900], Nîmes, Champ social, 2006, p. 54.
7.
Benedetto Croce, Ce qui est vivant…, op. cit., p. 75 [les italiques sont de l’auteur].
8.
Ibid., chap. IX.
9. Pour une présentation synthétique, voir Biagio de Giovanni, « La riforma della dialettica hegeliana », in Michele Ciliberto (dir.), Croce e Gentile. La cultura italiana e l’Europa, Istituto dell’Enciclopedia
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« distincts » sont intrinsèquement liés, co-impliqués, dans la mesure où les
degrés supérieurs de l’esprit présupposent les inférieurs (comme le pratique
présuppose le théorique) 6. Mais la synthèse des distincts est profondément
différente de la synthèse des opposés :
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se revendique ici de Bertrando Spaventa, premier « réformateur » italien de
Hegel – « résoudre complètement le processus dialectique, en partant de
l’être lui-même, dans le pur acte du penser ; là est la vraie liquidation du
transcendant, la vérité de l’hégélianisme comme dialectique transcendantale, et donc comme immanentisme absolu » 10. La dialectique est en ce sens
le nom du libre jeu de l’Esprit avec lui-même, du rythme éternel de l’Acte
pur et absolu qui, incessamment, pose son objet et le nie en en posant un
nouveau. Comme chez Croce, en dépit de leurs différences, il s’agit pour lui
de saisir la logique atemporelle de l’Esprit, non la succession réelle des événements.
Le devenir réel – identifié au mouvement du penser – étant création
continuée de nouveautés, il ne saurait être maintenu dans le carcan du système de Hegel. De même, le primat du devenir par rapport à l’être implique
un rejet de la notion de contradiction :
L’être, pour se contredire, devrait subsister. Et il subsiste comme devenir ;
c’est-à-dire qu’il ne subsiste pas. Chercher la contradiction, c’est fixer l’être,
c’est-à-dire le falsifier (sortir de l’actualité logique mentale) 11.
Dans la mesure où Gentile réduit le processus de la réalité dans son
ensemble à l’actualité de la pensée, ou à la conscience du sujet transcendantal qu’est l’Esprit, on peut parler de « conscientialisme (coscienzialismo) »,
à la suite de Francesco Valentini. Pour ce dernier, il s’agit de l’aboutissement de la « contre-réforme de la dialectique hégélienne » entreprise par
les néo-idéalistes italiens 12. Gentile réaliserait ainsi une tendance esquissée
également chez Croce : l’élimination de l’objectivité et de la consistance du
processus historique, que permettaient précisément de penser la notion de
contradiction et l’idée de dialectique réelle.
II. Gramsci critique des néo-hégéliens
Gramsci voit également Hegel comme le père de l’immanentisme
moderne, et affirme lui aussi la nécessité de « réformer » sa philosophie pour
parvenir à une conception adéquate de l’immanence absolue 13. Mais, à ses
Italiana Treccani, Rome, 2016. http://www.treccani.it/enciclopedia/la-riforma-della-dialettica-hegeliana_ % 28Croce-e-Gentile % 29/.
10.
Giovanni Gentile, La riforma della dialettica hegeliana, op. cit., p. 37.
11. Ibid., p. 39. Voir Domenico Losurdo, Gramsci. Du libéralisme au « communisme critique » [1997],
Paris, Syllepse, 2006, p. 87.
12.
124
Franscesco Valentini, La controriforma della dialettica, Rome, Editori Riuniti, 1966, p. 111-112.
13. Voir Évelyne Buissière, « Gramsci et Hegel », Les Études philosophiques, n° 3, juillet-septembre
1993, p. 301-330.
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Yohann Douet
La dialectique et l’État
yeux, Croce et Gentile n’ont pas réalisé ce projet, contrairement au marxisme
bien compris 14 (désigné par l’expression « philosophie de la praxis ») :
Il faut voir si le mouvement de Hegel à Croce-Gentile n’a pas été un pas en
arrière, une réforme « réactionnaire ». N’ont-ils pas rendu Hegel plus abstrait? N’en ont-ils pas supprimé la partie la plus réaliste, la plus historiciste?
Et n’est-ce pas justement de cette partie que la seule philosophie de la praxis
constitue, dans certaines limites, une réforme et un dépassement 15?
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La « spéculation » (au sens idéaliste) n’a-t-elle pas introduit une transcendance
d’un nouveau type dans la réforme philosophique caractérisée par les conceptions immanentistes? Il semble que seule la philosophie de la praxis soit avec
conséquence sur une position « immanentiste » 16.
Leur erreur est de raisonner sur la logique éternelle de l’Esprit plutôt que de
partir de la réalité concrète et conflictuelle du processus historique.
a)
Critique de Croce
Gramsci écrit que la philosophie de Croce « développe une dialectique
spéculative et conceptuelle sans voir la dialectique dans le devenir historique
lui-même », raison pour laquelle elle fait partie des idéologies qui « tendent à
cacher la réalité, c’est-à-dire la lutte et la contradiction » 17.
Gramsci écrit en particulier que, « de principes scientifiques qu’elles
étaient, les “distinctions” dont Croce se vante d’avoir introduit le principe “méthodique” dans la tradition “dialectique”, deviennent, dans leur
application formaliste, la cause de l’“abstraction” et de l’“anti-historicisme” » 18. La distinction atemporelle entre plusieurs sphères d’activité
est un obstacle à la compréhension du processus historique en son unité
14. Pour une étude des rapports de Croce, Gentile et Gramsci à Marx, voir André Tosel, Marx en
italiques, Mauzevin, Trans-Europ-Repress, 1991.
15. C10 II § 41 x, p. 117 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 56, p. 504 [novembre 1930]. Nous
citons les Cahiers de prison d’Antonio Gramsci dans l’édition Gallimard dirigée par Robert Paris
(1978-1996) de la manière suivante : le numéro du cahier après la lettre C, puis celui de la note
après le signe §, puis la pagination dans le tome correspondant. Pour les textes A (textes ayant
connu une seconde rédaction) des cahiers 1 à 6, qui ne sont pas inclus dans l’édition française,
nous renvoyons à l’édition italienne chez Einaudi dirigée par Valentino Gerratana (1975), en
faisant précéder le numéro du cahier par la lettre Q (quaderno). Pour la datation des notes, voir
Giuseppe Cospito, « L’Edizione nazionale dei Quaderni del carcere », Laboratoire italien, no 18,
2016/2. https://journals.openedition.org/laboratoireitalien/1049.
16.
C11, § 51, p. 272 [août-décembre 1932].
17.
Ibid.
18.
C11, § 44, p. 259 [août-décembre 1932].
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C’est notamment le caractère spéculatif des néo-idéalismes qui est en
cause :
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concrète 19. Gramsci reconnaît à ce propos l’intérêt de la critique dirigée par les gentiliens (comme Ugo Spirito) contre Croce, critique selon
laquelle la philosophie de ce dernier démembrerait l’unité essentielle de
la réalité 20.
Ces distinctions fixées a priori jouent le rôle « colonnes de l’histoire,
la structurent et en soutiennent l’architecture » 21. Plus généralement, les
actions et les événements humains ne semblent pas fondés sur eux-mêmes
mais, ainsi que Croce l’écrira lui-même, sur les « forces spirituelles éternelles »
qui « régissent l’histoire » 22. L’Esprit, constitué par les distincts et leurs relations éternelles, apparaît comme présupposé sous-jacent au processus
historique. Pour Gramsci, Croce n’a donc pas, comme il le prétend, « expurgé
de sa philosophie toute trace et tout résidu de transcendance et de théologie
et donc de métaphysique, entendue dans le sens traditionnel » ; sa pensée
« reste une philosophie “spéculative” et cela n’est pas seulement une trace de
transcendance et de théologie mais c’est toute la transcendance et la théologie, à peine débarrassée de la plus grossière carapace mythologique » 23.
b) Critique de Gentile
Gentile, en dépit de la résorption qu’il vise de toute substantialité (dont
celle de l’Esprit) dans l’Acte pur, ne parvient pas non plus à une conception
adéquate de l’immanentisme absolu. D’abord, la dialectique transcendantale
de Gentile n’est pas plus située « dans le devenir historique », écrit Gramsci,
que celle de Croce, et l’Acte pur est également une conception spéculative,
réintroduisant par là un élément transcendant.
De plus, l’actualisme radicalise un défaut déjà présent chez Croce : la justification du réel comme rationnel, dans la mesure où il est produit par l’Esprit,
ou exprime ce dernier. Pour Gramsci, faire de l’Esprit la source de toute réalité
semble une opération vide et tautologique, qui ne nous apprend rien sur la réalité
concrète et dont le principal effet est de sanctifier l’existant. Plus encore : considérer chaque situation comme une incarnation et création de l’Esprit conduit à
abstraire celle-ci du processus historique et nous rive à sa singularité. L’actualisme
19. Nous verrons plus loin la conséquence que la distinction formelle entre l’économique et le
moral, ou plutôt sa reformulation comme distinction entre histoire économico-politique et histoire
éthico-politique, a eu, aux yeux de Gramsci, dans les travaux historiographiques de Croce des années
1920.
20. « Le point de la philosophie crocienne, sur lequel il convient d’insister, semble justement être
la dialectique des distincts […]. Voir les objections non verbalistes que les gentiliens ont adressées à
cette théorie crocienne et remonter à Hegel ? » (C10 II § 41 x, p. 116-117, texte A en Q4, § 56, p. 503504). Voir Roberto Finelli, « Gramsci tra Croce e Gentile », Critica marxista, n° 5, 1989, p. 77-92.
21. Domenico Conte, Storia universale e patologia dello spirito. Saggio su Croce, Naples, Il Mulino,
2005, p. 29.
22. Benedetto Croce, « Problemi particolari e ordini di problemi », in Il carattere della filosofia
moderna [1941], Bari, Laterza, 1963, p. 202.
126
23.
C10 I § 8, p. 32 [mi-avril – mi-mai 1932], texte A en C8, § 224, p. 390 [avril 1932].
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La dialectique et l’État
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Gramsci cite ailleurs un texte où Gentile défend « une philosophie »
– celle du fascisme – « que l’on ne pense pas (!?), mais que l’on fait, et que
par conséquent on énonce et on affirme non avec des formules, mais par
l’action » 25. Gramsci estime que cette « “formule” gentilienne n’est, en réalité, que le déguisement sophistique de la “philosophie” politique mieux
connue sous le nom d’“opportunisme” et d’empirisme » 26, dans la mesure
où chaque action porte en elle sa propre justification intellectuelle. Pour
Gramsci, l’actualisme « fait coïncider en paroles l’idéologie et la philosophie
(ce qui en dernière analyse n’est encore qu’un des aspects de l’unité superficielle qu’il postule entre le réel et l’idéal, la théorie et la pratique, etc.) et
cela constitue une dégradation de la philosophie traditionnelle par rapport
au niveau auquel Croce l’avait portée avec ce qu’il appelle la dialectique des
“distincts” » 27. La prétention de l’actualisme de ne pas démembrer la réalité
entre les distincts ne nous rapproche pas d’une conception adéquate de cette
dernière mais dissout toute exigence intellectuelle dans l’empirisme et l’opportunisme.
c) Critique de l’élitisme néo-idéaliste
Alors que Croce et Gentile défendent l’immanentisme contre la croyance
en la transcendance, leurs pensées et leurs pratiques politiques (notamment
en tant que ministres de l’Instruction publique, respectivement en 1920-1921
et en 1922-1924) réservent la philosophie immanentiste à une élite, les masses
populaires devant être éduquées dans le cadre de la religion traditionnelle 28.
Gramsci souligne la contradiction pragmatique affectant des philosophies
qui, d’une part, soutiennent l’identité de l’histoire avec l’activité libre et la
pensée et, d’autre part, s’efforcent de maintenir dans l’obéissance passive par
le biais de la foi la majorité de la population. Pour lui, cet élitisme est lié au
caractère spéculatif des conceptions néo-idéalistes alors même qu’elles prétendent réformer Hegel au nom de la concrétude de l’histoire ou de l’action.
Ainsi, la critique théorique de l’absolutisation de l’Esprit par les néo-idéalistes
est, dans les Cahiers, le corrélat d’une critique politique de la coupure entre
une élite intellectuelle et le reste de la population.
24.
C6, § 85, p. 78 [mars 1931].
25. Giovanni Gentile, « The Philosophy of the Modern State », The Spectator (Londres), 3 novembre
1928, p. 36-37.
26.
C13, § 40, p. 447 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q1, § 87, p. 88 [février-mars 1930].
27.
C10 II § 59 iv, p. 153 [février 1933].
28.
C10 II § 41 i, p. 96-97 [août 1932], texte A en C7, § 1, p. 170 [novembre 1930].
127
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se retourne en acceptation passive du donné : « à maximum d’actualisme maximum d’empirisme » 24.
Yohann Douet
III. Domestication de la dialectique
et révolution passive
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Dans l’histoire réelle l’antithèse tend à détruire la thèse, la synthèse sera un
dépassement, mais sans que l’on puisse établir a priori ce qui, de la thèse, sera
« conservé » dans la synthèse, sans que l’on puisse « compter » a priori les coups
comme sur un « ring » réglé de manière conventionnelle 30.
La métaphore du « ring » renvoie à l’inverse aux conceptions qui
enferment le processus historique dans des limites déterminées. Dans une telle
perspective, les forces dominantes actuelles (« la thèse ») semblent destinées
à maintenir pour l’essentiel leur prééminence, et les forces subversives et
progressistes (« l’antithèse ») peuvent tout au plus voir certaines de leurs
revendications ou certains de leurs membres être intégrés à l’ordre actuel, le
modifiant éventuellement à la marge. Une telle conception serait partagée
par Proudhon 31, Gioberti, les historiens modérés du Risorgimento ou encore
par Croce. Ces auteurs présupposent « “de manière mécanique” que, dans
le processus dialectique, l’antithèse doit “conserver” la thèse pour ne pas
détruire le processus lui-même, qui est donc “prévu” comme une répétition
à l’infini, mécanique, fixée à l’avance arbitrairement » 32. Pour Gramsci, « il
s’agit d’une des nombreuses façons “d’habiller le monde sur mesure”, d’une
des nombreuses formes du rationalisme antihistoriciste » : « la conception
hégélienne, même dans sa forme spéculative, ne permet pas de tels dressages
et de telles contraintes mutilantes » 33.
Ces conceptions occultent l’activité des masses populaires et le rôle
fondamental des groupes subalternes (l’antithèse) sur la scène de l’histoire,
et sont par conséquent incapables de saisir adéquatement l’irruption de
configurations historiques radicalement nouvelles, notamment à la suite
29. Voir Yohann Douet, « La révolution passive chez Antonio Gramsci, entre histoire et politique »,
Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, n° 25, à paraître au premier semestre 2022.
30.
C10 I § 6, p. 28 [mi-avril – mi-mai 1932].
31. Gramsci parle de la « falsification de la dialectique faite par Proudhon » (C16, § 16, p. 233
[juin-juillet 1932 – seconde moitié de 1934], texte A en C9, § 97, p. 468 [mai 1932]). Il pense vraisemblablement à la critique par Marx de Proudhon, qui aurait séparé les bons et les mauvais côtés de l’histoire, sans voir que c’est précisément leur indissociabilité qui constitue l’essence de leur dialectique
(Karl Marx, Misère de la philosophie [1847], Paris, Éditions sociales, 1972, en part. p. 130).
32.
128
C10 I § 6, p. 28, texte A en C8, § 225, p. 39 [avril 1932].
33. Ibid. Gramsci écrit encore, dans le cas de Croce, qu’il donne une version « scolastique » de la
dialectique hégélienne (C10 II § 41 xiv, p. 124 [août-décembre 1932]).
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Gramsci lie le fait d’escamoter les contradictions à la logique historique
des révolutions passives 29. Pour lui, l’histoire est constituée par des rapports
de forces et, en premier lieu, par la lutte des classes. Elle suit une dialectique
conflictuelle, mais sans que son cours soit prédéfini ou que l’on puisse
prévoir la manière dont ces contradictions seront dépassées, ni même si elles
le seront véritablement :
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de révolutions populaires. Il ne s’agit cependant pas de pures inepties
idéologiques, mais de théories liées à la logique des « révolutions passives »
(dont le paradigme est le Risorgimento), processus au cours desquels des
changements historiques importants adviennent « par en haut » (sous l’égide
de l’État notamment), sans rupture radicale avec le système socio-politique et
les groupes dominants antérieurs (contrairement à la Révolution française,
par exemple) et où les masses populaires n’agissent et ne se mobilisent
pas directement. Pour Gramsci, l’erreur n’est pas tant d’avoir exprimé
théoriquement ces traits des révolutions passives que de les avoir absolutisés,
de les avoir identifiés au processus historique en général, donnant une vision
« fataliste » de celui-ci 34. Si lors des révolutions passives la lutte est maîtrisée, il
ne s’agit pas là d’une loi historique générale, mais de l’effet de la prééminence
de la thèse sur l’antithèse. Il n’est pas garanti que dure indéfiniment la
neutralisation de l’activité des subalternes, même en faisant droit à certains
de leurs besoins et revendications ; l’intensification de l’antagonisme
reste possible. C’est à cette intensification que la philosophie de la praxis
doit œuvrer : pour elle, « chaque membre de l’opposition dialectique doit
chercher à être lui-même tout entier et jeter dans la lutte toutes ses ressources
politiques et morales, et […] c’est seulement ainsi qu’il y a un dépassement
réel 35 ».
L’escamotage de la contradiction par Croce ainsi que sa théorie des
distincts, même s’ils la modifient sur certains points, fondent une telle vision
du processus historique. Dans ses travaux historiques, Croce développe une
vision continuiste de l’histoire. À propos de l’Histoire de l’Europe au XIXe siècle
et l’Histoire de l’Italie 36, Gramsci écrit :
Ces deux essais suscitent immédiatement certaines questions : est-il possible
d’écrire (de concevoir) une histoire de l’Europe au xixe siècle sans traiter de
manière organique la Révolution française et les guerres napoléoniennes?
Et peut-on faire une histoire de l’Italie à l’époque moderne sans traiter les
luttes du Risorgimento? Autrement dit : est-ce par hasard ou à des fins tendancieuses que les analyses de Croce partent de 1815 et de 1871? Qu’il fait
abstraction du moment de la lutte, du moment où les forces en opposition se
définissent, se rassemblent et se mettent en place? Du moment où un système
éthico-politique se dissout et un autre se crée dans le feu et par le fer? Où un
système de rapports sociaux se défait et tombe en décadence alors qu’un autre
système apparaît et s’affirme? Et qu’au lieu de cela il assume tranquillement
comme histoire le moment de l’expression culturelle ou éthico-politique 37?
34.
C15, § 62, p. 176 [juin-juillet 1933].
35.
C15, § 11, p. 122-123 [mars-avril 1933].
36. Bendetto Croce, Storia d’Italia dal 1871 al 1915, Bari, Laterza, 1929 ; Id., Storia d’Europa nel secolo
decimono, Bari, Laterza, 1932. Traduction française (par Henri Bédarida) : Histoire de l’Europe au
XIXe siècle [1932], Paris, Folio, 1994.
37. C10 I § 9, p. 33-34 [seconde moitié de mai 1932], texte A en C8, § 236, p. 397 [mai 1932]. Voir
également C10 II § 41 x, p. 116 [août-décembre 1932].
129
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La dialectique et l’État
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À partir du milieu des années 1910, Croce, en lien avec ses travaux
historiographiques, assouplit la théorie des distincts 38. Il aboutit dans
les années 1920 à la notion d’« histoire éthico-politique » qui porte sur
les courants spirituels à l’œuvre dans la vie socio-politique, comme le
christianisme, l’absolutisme, la démocratie, le communisme et surtout le
libéralisme. Il établit une distinction nette avec le domaine économicopolitique qui est celui des rapports de forces et d’intérêts 39. Si une
compétition est censée exister entre les idéaux éthico-politique, Gramsci
remarque que, dans les travaux de Croce, seul le libéralisme s’avère adéquat
à l’histoire humaine – en tant qu’elle est l’œuvre d’une activité libre –, et
qu’il semble toujours finir par triompher de ses rivaux, les subordonner à
ses fins et intégrer leurs apports 40. L’histoire éthico-politique apparaît en ce
sens comme celle de la réconciliation dans et par le libéralisme. Par ailleurs,
parce que l’activité éthico-politique « implique » toutes les autres activités
humaines (à la fois en tant que conditions, instruments et matière) 41, elle
est pour Croce « l’histoire par excellence », et peut à ce titre être qualifiée
d’« histoire intégrale » 42. Pour Gramsci, à l’inverse, il ne peut y avoir
d’« histoire intégrale » qu’en prenant réellement en compte les différents
moments de la totalité sociohistorique dans leur unité dialectique, c’est-àdire en donnant toute son importance au moment de la lutte, et en rendant
compte des éléments éthico-politiques en partant des rapports de forces,
dans la mesure où ces éléments sont le corrélat de l’établissement d’une
hégémonie relativement stable par les groupes dominants parvenant à
organiser le consentement d’une partie importante de la population 43.
En raison de ses choix de périodisation, de sa méthode éthico-politique,
de la vision continuiste et harmonieuse qu’il a de l’histoire ainsi que du
38. Pour cette périodisation de l’œuvre de Croce, voir Gennaro Sasso, Benedetto Croce. La ricerca
della dialettica, Naples, Morano, 1975. Pour l’importance des travaux d’érudition historique chez
le jeune Croce (années 1890), voir Marco Vanzulli, « Benedetto Croce et la tradition de l’hégélianisme napolitain », Archives de philosophie, 2017, tome 80/3, p. 491-504.
39. Pour cette distinction, voir Benedetto Croce, « Storia economico-politica e storia etico-politica »,
La Critica, Vol. 22, 1924, p. 334-341, repris in Elementi di politica [1925], in Etica e politica [1931], Milan,
Adelphi Edizioni, 1994, p. 318 et sqq. (cité par Gramsci en C10 II § 41 x, p. 116). Voir aussi « L’histoire
parmi les histoires : l’histoire éthico-politique », in Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968, p. 219-221 [texte ajouté lors de la 3e édition italienne de 1927].
40. Voir C10 I § 10, p. 36 [mai-avril – mi-mai 1932], texte A en C8, § 112, p. 320 [mars 1932] ; et C10 I
§ 13, p. 42 [mai-avril – mi-mai 1932], texte A en C8, § 240, p. 399 [mai 1932].
41. Un idéal de vie collective peut ainsi présupposer, utiliser et informer l’exercice du pouvoir, les
négociations diplomatiques, la pratique militaire, les différentes activités économiques, etc. L’histoire
« économico-politique » (qui porte sur ces aspects de la vie humaine marqués du sceau de la particularité) est donc à la fois distincte de l’histoire éthico-politique (qui porte sur des idéaux visant l’universel), lui est subordonnée et en est indissociable.
42. Benedetto Croce, « Storia economico-politica e storia etico-politica », art. cit., p. 334 et 338.
Croce utilise l’expression « histoire intégrale » comme synonyme d’« histoire éthico-politique » pour
« se distinguer de perspectives historiographiques exclusivement politiques ou exclusivement économiques » (Domenico Conte, Storia universale e patologia dello spirito. Saggio su Croce, op. cit., p. 38).
130
43. C10 I Sommaire, p. 19 [mi-avril – mi-mai 1932] ; C10 I § 12, p. 41 [mi-avril – mi-mai 1932] ; C10
I § 13, p. 43.
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Yohann Douet
La dialectique et l’État
privilège qu’il accorde au libéralisme, la Storia d’Europa de Croce doit être
comprise comme un véritable « traité de révolutions passives » libérales du
xixe siècle 44. Ainsi, Gramsci en viendra à écrire qu’il importe de lutter contre
« le morphinisme politique qu’exhalent Croce et son historicisme » 45.
IV. Des conceptions abstraites
de l’État et des intellectuels
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typique des intellectuels, qui se considèrent comme les arbitres et les médiateurs des luttes politiques réelles, comme l’incarnation de la « catharsis » du
moment économique au moment éthico-politique, autrement dit la synthèse
du processus historique même, synthèse qu’eux-mêmes « manipulent » de
manière spéculative dans leur cerveau en en dosant les éléments de manière
arbitraire (passionnelle). Cette position justifie leur « non-engagement » total
dans l’action historique réelle46.
Cette absolutisation du rôle des intellectuels est en outre liée à la
logique particulière des révolutions passives, où ils jouent un rôle central,
notamment par leur lien à l’État. D’une part, la neutralisation de l’activité des
masses subalternes incline à penser que l’histoire n’est faite que par les élites,
intellectuelles en particulier. D’autre part, les transformations par en haut
supposent une autonomie particulièrement marquée de l’État par rapport
aux classes dominantes, anciennes ou nouvelles, même si cette autonomie
reste relative 47. Dans ce contexte,
Le problème peut être posé ainsi : étant donné que l’État est la forme concrète
d’un monde productif et que les intellectuels sont l’élément social dont il tire
le personnel gouvernemental, il appartient à l’intellectuel qui n’est pas fortement arrimé à un groupe économique puissant de présenter l’État comme un
absolu. C’est ainsi que le rôle même des intellectuels est conçu comme absolu
et prééminent, que leur existence et leur dignité historique sont rationalisées
de manière abstraite 48.
Gramsci discerne une telle vision de l’État et des intellectuels chez Hegel,
Croce et Gentile, mais sous des formes radicalement différentes.
44.
C8, § 236, p. 397.
45.
C15, § 62, p. 176.
46.
C10 I § 6, p. 29.
47.
C10 II § 61, p. 158 [février-mai 1933].
48.
C10 II § 61, p. 158, texte A en Q1, § 150, p. 133 [mai 1930].
131
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Pour Gramsci, la « domestication » de la dialectique est
Yohann Douet
a)
L’étatisme de Gentile
Chez Gentile, l’État est absolutisé d’une manière particulièrement nette.
Comme l’écrit Évelyne Buissière :
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Sur cette base, Gentile soutient l’identité essentielle de l’État et de
l’individu, le second devant se reconnaître dans le premier 50. Cette thèse
est également soutenue par ses disciples, comme Ugo Spirito et Arnaldo
Volpicelli, que Gramsci critique 51. Pour lui, une telle identification « ne
signifie rien : c’est un discours vide », et « ce qui est en question c’est l’absence d’une notion claire du concept d’État et de la distinction entre société
civile et société politique, entre dictature et hégémonie, etc. 52 ». Utilisant
les termes de Croce, Gramsci peut écrire que « Gentile place la phase de
l’économico-corporatif comme une phase éthique dans l’acte historique :
hégémonie et dictature sont impossibles à distinguer, la force est dans tous les
cas consentement 53 : on ne peut distinguer la société politique de la société
civile ; l’État seul existe et naturellement l’État gouvernement, etc. » 54, c’està-dire l’État compris comme instance de domination et de coercition. De
même, dans cette perspective, l’universel n’est que le nom des intérêts particuliers du groupe social dominant.
L’absolutisation de l’État chez Gentile a donné lieu à la notion d’« État
éthique », dans et par lequel la liberté humaine est censée trouver sa réalité, en
tant qu’elle s’y identifie 55. Dans une perspective gramscienne, cela constitue
une dénaturation de la conception hégélienne de l’État comme « effectivité
de l’idée éthique » 56, qui en élimine les médiations intrinsèques, élude son
rapport complexe à la société civile et abolit l’écart entre l’ensemble du réel
49.
Évelyne Buissière, « Gramsci et Hegel », art. cit., p. 313.
50. Voir par exemple Giovanni Gentile, « Individuo e Stato », Giornale Critico della Filosofia italiana,
1932, fasc. III, p. 313-315.
51.
C6, § 82, p. 75 [mars 1931] ; C10 II § 7, p. 51 [mai 1932].
52.
C10 II § 7, p. 51 [mai 1932].
53. Voir aussi les élaborations théoriques, certes rudimentaires, de Mussolini lui-même : « Forza e
consenso », Gerarchia, 1er mars 1923.
54.
C6, § 10, p. 19 [novembre-décembre 1930].
55. Voir Giovanni Gentile, Fondamenti della filosofia del diritto [1916], Florence, Le Lettere, 1987,
en part. p. 128-130. Voir aussi Giovanni Gentile, « Stato etico e statolatria », Giornale critico della
filosofia italiana, n° 5, 1924, p. 467-468.
132
56. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 2013, § 257,
p. 416.
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Pour Gentile le véritable sujet n’est pas l’individu empirique mais l’acte
pur. C’est ce qui explique que du point de vue politique il s’oppose à toute
conception individualiste. L’individu doit se dépasser vers l’universel, le sujet
empirique doit se faire sujet transcendantal. Comme Gentile refuse à titre de
résidu de transcendance l’Esprit absolu hégélien, il est conduit à identifier
Esprit absolu et Esprit objectif, c’est-à-dire État 49.
La dialectique et l’État
simplement (Realität) et l’effectivité (Wirklichkeit), « ce qui, du réel, peut être
pensé comme rendant raison de soi » 57, puisque chez Gentile tout ce qui
existe par l’activité de l’État est justifié par cela même comme rationnel.
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Pour des raisons aussi bien politiques que théoriques, Croce ne peut que
s’opposer à la conception gentilienne de l’État éthique. Son argumentation
repose sur une distinction conceptuelle claire entre deux acceptions du
terme « État » relevant respectivement des histoires économico-politique et
éthico-politique 58. D’une part, l’État désigne simplement – et c’est le sens le
plus fréquent sous sa plume – l’instance du pouvoir, et Croce peut alors réinterpréter la formule de Ranke selon laquelle « l’histoire est toujours histoire
des rapports et de la lutte entre l’Église et l’État », la première symbolisant
l’activité éthique, le second la force et l’utilité 59. D’autre part, Croce n’interdit pas d’utiliser le mot « État » pour désigner l’incarnation effective des
principes éthiques, mais il faut alors dire que l’État véritablement éthique
ne s’identifie pas à « ce que l’on appelle “juridiquement” État » 60, et notamment l’État fasciste de son temps. Il comprend également « ce qui, étant hors
de l’État, coopère avec lui, cherche à le modifier, à le renverser ou à s’y substituer, […] les institutions morales, au sens large, y compris les institutions
religieuses, les sectes révolutionnaires, les sentiments, les coutumes ou les
mythes ayant des enjeux pratiques » 61. Il faut ainsi
voir dans le monde réel où se trouve vraiment le véritable État [en ce second
sens] à un moment historique déterminé ; où se trouve vraiment la force
éthique. Car si l’État est l’éthicité concrète, il n’est pas dit qu’il s’incarne toujours dans le gouvernement, le souverain, les ministres, les Chambres et pas
plutôt dans ceux qui ne participent pas directement au gouvernement, dans
les adversaires et les ennemis d’un État particulier, dans les révolutionnaires 62.
57. Jean-François Kervégan, « L’institution de la liberté », présentation de Hegel, Principes de la
philosophie du droit, op. cit., p. 19.
58. Pour une présentation synthétique de la conception de l’État chez Croce, voir Angelo Chielli,
« Croce e lo stato », Polis, Vol. 4, n° 12, 2016, p. 63-76. Voir également Fabio Frosini, « Contro il pessimismo
(degli intellettuali) », Kainos. Rivista di critica filosofica, XI, 2012, n° 12. http://www.kainos-portale.com/
index.php/11-ignoranza-e-cultura/58-ricerche/204-contro-il-pessimismo-degli-intellettualIi.
59. Voir Bendetto Croce, « Un detto di Leopoldo Rank sullo Stato e la Chiesa », La Critica, Vol. 26,
1928, p. 182 et p. 185 (p. 182-186), repris sous le titre « Stato e Chiesa in senso ideale e loro perpetua
lotta nella storia », in Etica e politica [1931], op. cit., p. 394 et sqq. Gramsci revient à plusieurs reprises
sur ce rapport entre État et Église comme « catégories éternelles » : C6, § 87, p. 82 ; C6, § 139, p. 118 ;
C8, § 233, p. 395-396.
60.
Benedetto Croce, « Storia economico-politica e storia etico-politica », art. cit., p. 338.
61.
Idem.
62. « Il risveglio filosofico e la cultura italiana », La Critica, Vol. 6, 1908, p. 172, repris in Cultura e
vita morale. Intermezzi polemici [1914], Bari, Laterza, 1926, p. 24-25 [2e édition augmentée]. Ce texte de
1908 a été repris par Croce lui-même en 1928 dans le cadre de sa polémique avec Corrado Barbagallo
(« Intorno alla storia etico-politica », Nuova Rivista Storica, septembre-décembre 1928, année XII,
133
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b) Le libéralisme de Croce
Yohann Douet
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Croce a affirmé quelque part qu’il ne faut pas toujours rechercher l’« État » là
où les institutions officielles le laisseraient supposer, car parfois on pourrait
le trouver dans les partis révolutionnaires : l’affirmation n’est pas paradoxale
selon la conception État – hégémonie – conscience morale, car il peut en effet
arriver que la direction politique et morale du pays dans une situation donnée ne soit pas exercée par le gouvernement légal mais par une organisation
« privée » et même par un parti révolutionnaire. Mais il est facile de montrer
combien est arbitraire la généralisation de Croce fait de cette observation de
sens commun 66.
Si Gentile avait le tort d’identifier immédiatement le pouvoir et l’éthique (la
coercition et la direction), Croce ne parvient pas à comprendre leur unité dialectique dans la réalité historique. Il faut donc traduire ce que Croce a formulé
avec un « langage spéculatif » dans un « langage historiciste » véritable, dans un
historicisme réaliste et concret 67 – ce pourquoi Hegel est particulièrement utile.
V) Hegel et l’État intégral
Pour Gramsci, Hegel
représente, dans l’histoire de la pensée philosophique, quelque chose d’à
part, puisque dans son système, d’une façon ou d’une autre, fût-ce dans la
fasc. V-VI, p. 626). Gramsci s’appuie sur cette publication en C10 I § 7, p. 30, texte A en C8, § 233,
p. 396 ; C10 II § 41 iii, p. 103, texte A en C7, § 9, p. 176.
63. Benedetto Croce, « Hegel. Lo “Stato etico” », in Elementi di politica [1925], in Etica e politica
[1931], op. cit., p. 303.
64.
Ibid.
65. Benedetto Croce, « Lo stato e l’etica », in Elementi di politica [1925], in Etica e politica, op. cit.,
p. 268. Voir également Id., « Lo Stato etico », in Frammenti di etica [1922], in Etica e politica [1931],
op. cit., p. 212 et sqq.
134
66.
C10 I § 7, p. 30 [mi-avril – mi-mai 1932].
67.
C10 I § 11, p. 39 [mi-avril – mi-mai 1932].
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L’erreur de Hegel – et a fortiori de Gentile, implicitement visé ici – a été de
rabattre l’esprit éthique sur l’État au premier sens du terme, sur les États tels
qu’ils existent 63. Réciproquement, l’État compris comme instance de pouvoir
appartient à la sphère de l’économico-politique, et ne doit pas être dissocié
de ce que Hegel a appelé « société civile », à savoir le système des besoins et
des rapports de forces 64. Rien ne garantit qu’il soit le porteur de la « force
éthique », « l’incarnation de l’ethos humain » c’est-à-dire un véritable « État
éthique et État de culture » 65.
Gramsci reconnaît l’intérêt de ces réflexions de Croce pour penser la
domination et l’hégémonie, mais il critique la rigidité et l’abstraction de sa
distinction entre les deux dimensions de l’État, qui revient en définitive à
absolutiser chacune d’elles. Il écrit :
La dialectique et l’État
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Il a en quelque sorte repris théoriquement l’impulsion historique
donnée par la Révolution française, moment crucial du long processus d’affirmation de la domination et de l’hégémonie de la bourgeoisie. Il a traduit
théoriquement les luttes de la période 1789 et 1815 en une dialectique faisant
droit aux contradictions réelles dans toute leur radicalité : « Peut-on imaginer
Hegel sans la Révolution française, sans Napoléon et ses guerres, donc sans
les expériences vitales et immédiates d’une période historique foisonnante
de luttes intenses, de misères? » 70. Il a toutefois pensé ces contradictions sous
la forme d’un « roman philosophique », notamment en présupposant spéculativement leur réconciliation. Cela s’explique, d’une part, par le fait que « la
conception de Hegel est propre à une période où la croissance en extension
de la bourgeoisie pouvait sembler illimitée et où on pouvait donc affirmer
son caractère éthique ou son universalité : tout le genre humain sera bourgeois » 71. D’autre part, Gramsci écrit que Hegel est « à cheval sur la Révolution
française et la Restauration », qu’il « a dialectisé les deux moments de la vie
de la pensée, matérialisme et spiritualisme », mais que « la synthèse qu’il propose “marche sur la tête” » 72.
La philosophie de Hegel est étroitement liée à la restauration post-1815
à l’échelle européenne, que Gramsci comprend comme s’inscrivant dans
une révolution passive, dans la mesure où cette restauration a été « la forme
politique dans laquelle les luttes sociales trouvent des cadres suffisamment
élastiques pour permettre à la bourgeoisie d’arriver au pouvoir sans ruptures
bruyantes et sans l’appareil terroriste français » 73. Parlant de la tendance des
intellectuels à valoriser leur propre rôle historique ainsi que celui de l’État,
il écrit que « ce motif est fondamental pour comprendre historiquement
l’idéalisme moderne et il est lié au mode de formation des États modernes
d’Europe continentale, en tant que “réaction-dépassement national” de la
Révolution française qui, avec Napoléon, tendait à établir une hégémonie
permanente » 74. L’absolutisation du point de vue des intellectuels chez Hegel
se traduit au moins de deux manières. D’une part, chez lui, « la conscience de
68. Cette expression est une variation sur celle de « roman cosmologique » de Benedetto Croce,
Théorie et histoire de l’historiographie, op. cit., p. 44.
69.
C11, § 62, p. 283 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 45, p. 471 [octobre-novembre 1930].
70.
C10 II § 41 x, p. 117, texte A en Q4, § 56, p. 504.
71.
C8, § 179, p. 360 [décembre 1931].
72.
C16, § 9, p. 211 [juin-juillet 1932 – seconde moitié de 1934], texte A en Q4, § 3, p. 424 [mai 1930].
73.
C10 II § 61, p. 155 [février-mai 1933], texte A en Q1, § 151, p. 134 [mai 1930].
74.
C10 II § 61, p. 158, texte A en Q1, § 150, p. 133.
135
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forme du « roman philosophique » 68, on réussit à comprendre ce qu’est la
réalité, c’est-à-dire on a, dans un seul système et chez un seul philosophe,
cette conscience des contradictions qui résultait auparavant de l’ensemble
des systèmes, de l’ensemble des philosophes en polémique entre eux, en
contradiction entre eux 69.
Yohann Douet
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Avec Hegel, on commence à ne plus penser en termes de castes ou d’« états »,
mais en terme d’« État », dont les intellectuels constituent justement l’« aristocratie ». La conception « patrimoniale » de l’État (qui est la manière de penser
en termes de castes) est la conception que Hegel doit détruire au plus vite
(polémiques méprisantes et sarcastiques contre von Haller) 77.
La conception hégélienne de l’État éthique a une certaine vérité : l’État
moderne élève le niveau culturel d’une grande partie de la population, et
assure une certaine homogénéisation des visions du monde et des principes
éthiques. Cela doit toutefois être compris en lien avec des intérêts de classe :
l’« éducation » de la société sert le développement des forces productives, et
est un élément essentiel de l’organisation du consentement par la bourgeoisie (hégémonie), coextensif à l’organisation de sa domination par des moyens
coercitifs 78. Pour Gramsci, l’État doit être compris « dans son sens intégral :
dictature + hégémonie) » 79. Il s’avère être « l’ensemble des activités pratiques
et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et
maintient sa domination, mais réussit à obtenir le consentement actif des
gouvernés » 80. Cela signifie que la dimension « éthique » de l’État ou, pour le
dire plus rigoureusement, les dispositifs par lesquels la bourgeoisie organise
son hégémonie, est unie d’une manière dialectique à sa dimension de domination : elle ne peut ni en être dissociée (Croce) ni y être réduite (Gentile).
75.
Évelyne Buissière, « Gramsci et Hegel », art. cit., p. 325. Voir C15, § 28, p. 137 [mai 1933].
76. Fabio Frosini remarque que Hegel ne conçoit toutefois pas les intellectuels d’une manière purement abstraite (contrairement à Croce). En les pensant à partir du cas des fonctionnaires, il explicite
leur lien avec l’État, ce que ne fait pas Croce. Il souligne ainsi la nécessité qu’ils soient rémunérés pour
être en mesure de se conformer à leur statut d’« état universel », ce statut signifiant que « l’intérêt
privé trouve sa satisfaction dans son travail pour l’universel » (Hegel, Principes de la philosophie du
droit, op. cit., § 205, p. 371) ; et il rend compte de leur position au sein de la société, en les considérant
comme l’« état médian auquel échoient l’intelligence cultivée et la conscience juridique de la masse
d’un peuple » (§ 297, p. 496). Voir Fabio Frosini, « Contro il pessimismo (degli intellettuali) », art. cit.
136
77.
C8, § 187, p. 364 [décembre 1931].
78.
C8, § 179, p. 360 [décembre 1931].
79.
C6, § 155, p. 126 [octobre 1931].
80.
C15, § 10, p. 120 [mars 1933]. Trad. mod.
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la contradiction est une conscience qui se soustrait elle-même à la contradiction » 75 : le philosophe – l’intellectuel par excellence – est supposé adopter le
point de vue de l’Esprit, et non celui de l’un des termes de la contradiction
comme dans le cas du marxisme. D’autre part, les intellectuels au service
de l’État, les fonctionnaires, constituent un « état » (Stand) universel, qui
échappe en tant que tel aux contradictions socio-politiques 76.
Mais, tout comme la dialectique de Hegel parvenait, malgré son caractère
spéculatif, à saisir à certains égards la logique immanente des contradictions
historiques concrètes, sa pensée de l’État moderne, bien qu’elle l’absolutise,
permet d’en penser des traits essentiels :
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Plus encore, Hegel aide Gramsci à penser que l’État bien compris excède
les limites de l’appareil d’État au sens strict 81. Hegel a d’après lui appréhendé
la « société civile », et plus précisément, en son sein, « les partis et les associations », comme la « trame “privée” de l’État » 82. De fait, Hegel a conçu la
société civile comme l’« État extérieur » 83. Et il a conçu les corporations – un
type d’associations, donc – comme l’une des « racines éthiques » 84 (avec la
famille) de l’État au sein de cette société civile. Certes, les différences sont
notables : chez Hegel, la société civile est d’abord appréhendée par le « système des besoins » 85 économiques alors que, chez Gramsci, la notion de
société civile ne recouvre pas directement la sphère économique. Elle renvoie chez lui à l’ensemble des associations ou organisations (depuis l’Église
jusqu’aux partis, en passant par la presse, les syndicats, les associations culturelles et sportives, etc.), terrain où les classes dominantes organisent leur
consentement à leur domination, mais où les subalternes ont également
une certaine marge de manœuvre pour la contester. Cela étant, chez Hegel
comme chez Gramsci, la société civile entretient un rapport dialectique à
l’État. Tout en reposant sur « l’initiative individuelle, “moléculaire”, “privée” » 86 et donc hors de l’État au sens strict (la « société politique »), la société
civile appartient aux yeux de Gramsci à l’État compris en son sens intégral :
« il entre dans la notion générale d’État des éléments qu’il faut rattacher à la
notion de société civile (en ce sens, pourrait-on dire, État = société politique
+ société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition) » 87. Gramsci
peut ainsi s’appuyer sur Hegel à la fois contre Gentile et les fascistes en général, qui, à ses yeux, absolutisent la société politique et y réduit la société civile,
et contre Croce et les libéraux, qui établissent entre les deux une séparation
trop nette 88.
Conclusion
Tout en mettant en évidence les limites et apories qui caractérisent à ses
yeux les philosophies des néo-hégéliens italiens, Gramsci s’appuie donc sur
Hegel et essaie de dégager et de développer les éléments pertinents de sa pensée, tout en dépassant son caractère spéculatif. La « philosophie de la praxis »
81. Voir Marcello Mustè, « Dialettica e società civile. Gramsci “interprete” di Hegel », Pólemos.
Materiali di filosofia e critica sociale, 2018, n° 1, p. 30-46.
82. C1, § 47, p. 89 [février-mars 1930]. Pour un commentaire de cette note, appuyé sur le texte de
Hegel, voir Fabio Frosini, « De la mobilisation au contrôle : les formes de l’hégémonie dans les Cahiers
de prison de Gramsci », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et
contemporaines, n° 128-2, 2016. http://journals.openedition.org/mefrim/2918.
83.
Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 157, p. 325.
84.
Ibid., § 255, p. 414. La conception de la corporation est exposée aux § 250-256, p. 410-416.
85.
Ibid., §§189-208, p. 357-374.
86.
C19, § 24, p. 60 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 44, p. 40 [février-mars 1930].
87.
C6, § 88, p. 83 [mars-août 1931].
88.
C6, § 10, p. 19.
137
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La dialectique et l’État
Yohann Douet
est la véritable réforme immanentiste et historiciste de l’hégélianisme. C’est
le cas parce que, loin d’occulter les contradictions historiques, elle
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Se situant ainsi du point de vue des subalternes en lutte, la philosophie
de la praxis permet de concevoir adéquatement l’État intégral, c’est-à-dire
non seulement de rendre compte de ses articulations dialectiques propres
comme l’esquissait déjà Hegel, mais également de le penser à la fois comme
un instrument des classes dominantes, et comme un terrain et un enjeu des
luttes de classes.
y.douet@laposte.net
89.
C11, § 62, p. 283, texte A en Q4, § 45, p. 471.
Résumé
Après avoir présenté les « réformes » de la
dialectique hégélienne par Croce et Gentile, nous examinons leur critique par
Gramsci : les penseurs néo-idéalistes nieraient, contrairement à Hegel, les contradictions réelles – négation liée à certains
égards à la logique des révolutions passives. Nous nous arrêtons ensuite sur les
conceptions de l’État de Croce et de Gentile, dont les perspectives – respectivement libérale et étatiste – pêchent toutes
deux par abstraction pour Gramsci. Ce
dernier s’attache à penser l’État en son
sens intégral (dans son unité dialectique
avec la société civile), et juge pour cela
nécessaire, ici aussi, de revenir à Hegel.
Mots-clés : contradiction, dialectique, Esprit, État intégral, Croce, Gentile, Gramsci,
Hegel, société civile
138
Abstract
After outlining Croce’s and Gentile’s “reforms” of Hegelian dialectics, I examine
Gramsci’s critique of these conceptions.
According to him, the neo-idealist thinkers, unlike Hegel, dismiss real contradictions—a dismissal linked in some respects to the logic of passive revolutions.
I then turn to Croce’s and Gentile’s
conceptions of the state. The liberalism
of the first and the statism of the second
are both too abstract for Gramsci, who is
concerned with thinking about the state
in its integral sense—that is, in its dialectical unity with civil society. For this
purpose too, he considers it necessary to
return to Hegel.
Keywords: contradiction, civil society, dialectics, Croce, Gentile, Gramsci, Hegel, integral state, spirit.
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est la pleine conscience des contradictions, dans laquelle le philosophe luimême, entendu individuellement ou comme l’ensemble d’un groupe social,
non seulement comprend les contradictions, mais se pose soi-même comme
élément de la contradiction, élève cet élément au rang d’un principe de
connaissance et par conséquent d’action 89.