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L'islam en France : les défis de l'adaptation

La situation des églises monothéistes L’islam : les défis de l’adaptation souligner que la présence de l’islam en France n’est pas une création ex nihilo, mais le résultat de l’Histoire. Il faut ensuite rappeler qu’en France comme ailleurs, l’islam n’est pas monolithique et recouvre une pluralité de pratiques. Se pose toutefois et de manière bien particulière à la France, la question du rapport de l’islam à l’État et à la société et cela à travers les problématiques de la laïcité et de la sécularisation. Des relations anciennes, une présence récente C. F. Si les relations de la France avec l’islam sont anciennes puisqu’elles remontent aux premiers siècles de la conquête arabo-islamique (2), en revanche la présence d’un grand nombre de musulmans sur son territoire est un phénomène récent. Elle est la conséquence directe de la colonisation, des deux guerres mondiales et des décolonisations qui ont suivi. La France devient une « puissance musulmane » en occupant, colonisant et administrant l’Algérie (18301962), la Tunisie (1881-1956) et enfin le Maroc (19121956). Pendant la Première Guerre mondiale, la France y recrute non seulement des soldats, mais aussi des travailleurs, surtout Kabyles, destinés à remplacer les Français partis au front. Après la guerre, dans le partage conclu avec la Grande-Bretagne sur les territoires du Levant, la France obtient un mandat sur le Liban et la Syrie (1920-1946). Cette présence française au Machrek et surtout au Maghreb a profondément marqué les mentalités et les représentations, à travers un système de relations inégalitaires entre Français et « indigènes », musulmans pour la plupart. Après la Seconde Guerre mondiale, la France, à la libération de laquelle les troupes musulmanes jouèrent un rôle considérable (3), fait appel à la main-d’œuvre maghrébine pour la « reconstruction ». Les besoins sont particulièrement importants dans l’agriculture, l’industrie et le BTP. Le patronat français recrute directement dans leurs villages des hommes jeunes et célibataires en leur procurant un contrat de travail à durée déterminée (4). À ceux-ci se joindront en 1962 les familles de Harkis, ces supplétifs musulmans de l’armée française contraints de fuir l’Algérie indépendante et de venir s’installer en France dans des conditions difficiles. Ces familles furent les premières ésormais deuxième religion de l’Hexagone, pratiquée majoritairement par des musulmans de nationalité française, l’islam (1) n’en continue pas moins, au terme de nombreux amalgames et simplifications, à être perçu comme une religion d’immigrés, instrumentalisée à partir de l’étranger, destinée à subvertir le modèle laïc français et dangereuse pour l’identité du pays. Il convient tout d’abord de (1) Il est d’usage de distinguer « islam », qui désigne la religion, et « Islam », qui désigne la civilisation. (2) Pour ces périodes anciennes, mais aussi pour les périodes plus récentes, on consultera l'important ouvrage dirigé par Mohammed Arkoun (éd.), Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, Albin Michel, 2006. (3) Réalité historique largement occultée qu’un film comme Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006) a contribué à rappeler. Cf. par ailleurs Belkacem Recham, Les Musulmans algériens de l’armée française (1919-1945), Paris, L’Harmattan, 1996. (4) Sur ce temps particulier de la migration sur fond de crise de l’agriculture, lire notamment Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999. La présence de l’islam en France a partie liée avec l’histoire nationale, et la transformation dans les années 70 d’une immigration de travail en une immigration de peuplement lui a donné une « visibilité » inédite dans la société. Les origines et les pratiques religieuses des immigrés ou enfants d’immigrés de pays musulmans manifestent une grande diversité, l’appartenance à l’islam ne devant pas être considérée comme exclusive d’autres appartenances. Thierry Boissière récuse l’opposition souvent établie entre islam et laïcité ; il rappelle notamment que la loi de 1905 reconnaît le libre exercice religieux – d’où la nécessité de lieux de culte répondant à des conditions d’accueil décentes – et explique que, « libéraux » ou « traditionalistes », les musulmans, dans l’Hexagone, sont engagés dans un processus de sécularisation. D Les religions dans la société Cahiers français n° 340 La situation des églises monothéistes 1 à demander la création de lieux de culte musulman, d’emplacements spécifiques dans les cimetières ou encore l’aménagement de lieux d’abattage. La question de l’islam reste toutefois secondaire durant toute la période des « Trente Glorieuses », du moins dans la perception qu’en avait la société française. En effet ces travailleurs venus du Maghreb sont alors désignés comme Nord-Africains, Arabes (sans que soient distingués Arabes et Berbères), Algériens… plutôt que comme musulmans. Ils sont encadrés politiquement et syndicalement par des associations de travailleurs (algériennes, tunisiennes, marocaines) et s’ils observent certains rituels ou interdits, ils n’ont (à l’exception des Harkis) aucune revendication religieuse. Ce sont seulement des travailleurs immigrés dont la présence en France est temporaire. Les religions dans la société Cahiers français n° 340 La situation des églises monothéistes 2 Une implantation durable Le changement se fait dans les années 70, dans un contexte de crise économique et de montée du chômage. L’arrêt officiel de l’immigration et la politique de regroupement familial (1974) transforment la nature même de cette immigration, qui jusqu’alors majoritairement utilitaire, individuelle et provisoire, devient surtout familiale et se pérennise. Avec des familles constituées, destinées désormais à demeurer en France, et accédant peu à peu à la nationalité française, la présence de l’islam et la transmission intergénérationnelle de ses valeurs et de ses pratiques prennent une importance nouvelle. Dès lors est posée la question d’une pratique religieuse minoritaire dans une société laïque dominée par la culture chrétienne et par un État « jacobin césaropapiste » (5), n’offrant ni les institutions, ni l’encadrement, ni les conditions matérielles d’une pratique pleine et sereine de l’islam. Les revendications apparaissent alors, concernant l’ouverture de lieux de prière, l’aménagement du temps de travail avec la prise en compte des fêtes religieuses, la présence de menus halal dans les cantines d’entreprise et d’école, la nécessité d’aménager des lieux d’abattages rituels. Ces revendications se développent aussi bien dans les cités et les foyers Sonacotra que dans le monde du travail, avec les grèves, à la fin des années 70 et dans les années 80, des OS de l’industrie automobile, dont les demandes d’aménagement de lieux et de temps de prière sont relayées par les syndicats (6). Dans les quartiers périphériques et populaires des grandes villes, où réside désormais la majorité des immigrés, des lieux de culte sont improvisés par des associations musulmanes et dans un premier temps avec le soutien de l’Église catholique. Ces associations culturelles et religieuses (7), créées à la suite de la reconnaissance en 1981 d’une complète liberté de constitution pour les associations étrangères (8), se multiplient et deviennent de plus en plus actives. Les années 80 voient aussi émerger sur la scène publique française de « nouveaux » acteurs, les jeunes issus de l’immigration maghrébine, avec notamment la naissance, après la marche pour l’égalité d’octobre à décembre 1983 (9), du Mouvement Beur. Ces jeunes « beurs » ne revendiquent pas alors des lieux de prière, mais expriment pacifiquement une demande de reconnaissance et d’égalité citoyennes. Ils dénoncent aussi les violences policières, les discriminations et le racisme dont ils sont quotidiennement victimes. Le fait nouveau, au moins pour l’opinion publique, c’est que ces jeunes ne ressemblent pas à leurs parents. Ils ont toujours vécu en France, pays dans lequel ils sont parfois nés, dans lequel ils ont été scolarisés et où ils sont destinés à demeurer. Ce qui ne les empêche pas d’être marqués aussi par une culture d’origine, dont l’islam fait partie, plus ou moins conservée par leurs parents, plus ou moins transmise, transformée, réinterprétée et « bricolée » (10). En refusant de reproduire à l’identique la condition sociale des parents, cette « seconde » génération révèle les limites d’une société française mal préparée à la recevoir et à la considérer comme une partie légitime d’elle-même (11). L’échec et le déclin de ce mouvement civique coïncident, à la fin des années 80 et dans les années 90, avec l’affirmation de l’islam dans l’espace public en France. Gilles Kepel souligne ainsi les ressorts spécifiques qui font alors sortir l’islam « indigène » des caves et des salles de prières informelles : dans les banlieues populaires apparaissent des mouvements d’affirmation ou de revendication (5) Pour reprendre une expression de Bruno Étienne, in La France et l’islam, Paris, Hachette, 1989. (6) Il est vrai qu’en arrière-plan de ces revendications « religieuses » existaient des revendications plus sociales sur les conditions de travail. Le religieux a alors constitué un mode de mobilisation efficace (Lire R. Leveau, « France : changements et continuité de l’islam », in R. Leveau, Khadija Mohsen-Finan et Catherine Wihtol de Wenden, L’islam en France et en Allemagne. Identités et citoyennetés, Paris, La Documentation française, 2001). (7) Dont les principales, créées au début des années 80, sont l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), proche des Frères musulmans, la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), née d’une dissidence au sein de la mosquée de Paris, l’Association Foi et Pratique, issue du Tablîgh, mouvement fondamentaliste d’origine pakistanaise pratiquant un prosélytisme actif, surtout dans les banlieues. (8) La loi du 9 octobre 1981 a abrogé la discrimination introduite par un décret-loi de 1939 qui soumettait les associations étrangères à une autorisation préalable du ministère de l’Intérieur. (9) Organisée selon le modèle des grandes manifestations afroaméricaines pour les droits civiques, cette « Marche pour l’égalité et contre le racisme » ou « Marche des Beurs », se déroule du 15 octobre au 1er décembre 1983. Partie de Marseille pour rallier Paris, avec 100 000 personnes à l’arrivée, elle est reçue en délégation par le président de la République, François Mitterrand. Son principal acquis fut la création de la carte de séjour de dix ans. Des associations civiques comme SOS Racisme, revendiquant un « droit à la différence » et France Plus, militant pour le « droit à l’indifférence », prirent un temps le relais de ces revendications égalitaires. (10) Voir A. Sayad, « Les enfants illégitimes », Actes de la recherche en sciences sociales, 25, janvier 1979 (1ère partie) et mars-avril 1979 (2 e partie). (11) C. Wihtol de Wenden, « Seconde génération : le cas français », in R. Leveau et K. Mohsen-Finan, Musulmans de France et d’Europe, Paris, CNRS Éditions, 2005. identitaire mobilisant notamment des jeunes censés avoir été culturellement intégrés (12). Cette période est aussi marquée par l’apparition d’un islam radical et minoritaire dont l’expression est largement médiatisée. La guerre sanglante que se livrent à partir de 1992 les maquis islamistes et le régime militaire algérien, le détournement du vol AF 8 969 AlgerParis en décembre 1994, les attentats meurtriers commis en France en 1995 et en 1996 par des jeunes issus de l’immigration, contribuent fortement à la dégradation de l’image de l’islam en France. À cela s’ajoutent le problème bien réel et récurrent des lieux d’abattage lors de la fête de l’aïd al-kabîr (13) et, à partir de 1989 et tout au long des années 1990, la question du port du voile islamique à l’école (14). Le résultat est qu’une partie de l’opinion publique française confond désormais islam et islamisme, islamiste et néo-fondamentaliste, musulman et terroriste, cette tendance se trouvant renforcée par les attentats du 11 septembre 2001 à New York et par ceux qui ont suivi en Espagne (2004) et en Grande-Bretagne (2005). Mais si spectaculaires et dramatiques que soient ces événements et ces images, il n’en demeure pas moins qu’ils sont très éloignés des pratiques et des formes de religiosité que développent au quotidien et dans leur immense majorité les musulmans vivant en France. Comme le soulignent Rémy Leveau et Khadija Mohsen-Finan, il faut distinguer « d’une part, le lien qui existe et que nul ne saurait ignorer entre des minorités et des réseaux qui gèrent des formes de violence de type transnational ; et d’autre part, l’enjeu principal de l’islam européen qui demeure son insertion réelle dans les différents États de l’Union européenne et sa reconnaissance institutionnelle comme élément de la culture et de l’identité des musulmans durablement installés en Europe » (15). Les musulmans en France : diversité des origines et des pratiques Il y aurait quelque quatre millions de musulmans en France, dont 1,7 million de ressortissants de pays musulmans, essentiellement, mais non exclusivement, du Maghreb (16). Les musulmans en France sont donc majoritairement de nationalité française (2,3 millions), qu’ils soient Harkis et enfants de Harkis, naturalisés ou nés français ou encore convertis. Ces chiffres, qui ne sont que des estimations (17), posent toutefois la question de ce qu’est un musulman et de la confusion existant entre adhésion active, simple appartenance culturelle et désignation d’office. Comme le souligne Catherine Wihtol de Wenden (18), « le qualificatif de musulman est complexe : se réfère-t-on à la foi et à la pratique religieuse de l’islam, à la culture musulmane, elle-même multiforme, à l’islam sociologique, c’est-à-dire aux comportements des populations de culture musulmane et de leurs enfants dans la vie quotidienne supposés appartenir à cette religion, ici en situation d’immigration ? ». En désignant un groupe comme « musulman », on prend de fait le risque d’y intégrer des personnes qui ne se reconnaissent que lointainement musulmanes ou qui refusent d’être considérées comme telles. Il existe différents niveaux de pratiques religieuses et différentes manières de vivre l’islam, ses interdits et ses obligations. Si le jeûne (sawm) du mois de Ramadan est respecté par 65 % des « musulmans » en France, si l’interdiction de consommer du porc est observée par 70 % d’entre eux, en revanche moins de 10 % font la prière, c’est-à-dire pas plus que les catholiques. Les taux de pratique religieuse rejoignent, pour les musulmans installés en France depuis au moins une génération, les niveaux de la majorité de la population française (19). L’intégration de l’islam se fait donc d’abord par une sécularisation des pratiques. Il existe ainsi de nombreuses façons de pratiquer l’islam et ces différences s’inscrivent à la fois dans l’histoire de cette religion et dans la diversité des origines régionales des musulmans eux-mêmes. Si la distinction entre chiites et sunnites n’a pas grande pertinence dans le contexte français (les chiites représentent 5 % des musulmans présents en France et ce sont essentiellement des Irakiens, des Iraniens ou des Pakistanais), il existe des différences parmi les sunnites eux-mêmes, même si domine en France le rite malékite (20), majoritaire au Maghreb. À cela s’ajoute des différences liées aux situations et appartenances sociales (diplômés ou non) et à l’âge des pratiquants, les plus âgés, en particulier ceux de (12) G. Kepel, Les banlieues de l’islam, Paris, Seuil, 1991. (13) Il s’agit du fameux « mouton dans la baignoire » ! Sur les problèmes pratiques que pose aux musulmans de France l’abattage rituel, lire l’ouvrage dirigé par Anne-Marie Brisebarre, La fête du mouton. Un sacrifice musulman dans l’espace urbain, Paris, CNRS Éditions, 1998. (14) Lire notamment l’ouvrage de F. Lorcerie (éd.), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris, L’Harmattan, 2005. (15) R. Leveau, K. Mohsen-Finan (éd.), Musulmans de France et d’Europe, Paris, CNRS Éditions, 2005, pp. 1-2. (16) Chiffre donnés par Alain Boyer, « La diversité et la place de l’islam en France après 1945 », in M. Arkoun, op. cit. p. 773. (17) En effet la loi Informatique et Liberté de 1978 interdit tout dénombrement portant sur l’appartenance ethnique ou religieuse. (18) C. Wihtol de Wenden, « L’intégration des populations musulmanes en France, trente ans d’évolution », in M. Arkoun, op. cit., p. 801. (19) C. Wihtol de Wenden, op. cit., p. 819. (20) Les grands principes du sunnisme furent codifiés à Bagdad au début du Xe siècle. Ils accordent une même considération aux enseignements de quatre grandes écoles juridiques (hanafite, chaféite, malékites, hanbalite), dont chacune propose un corps de doctrine interprétatif (droit musulman) de la Loi divine, la sharî‘a. Celle-ci, contrairement à ce que prétendent certains gouvernements pour légitimer un pouvoir arbitraire, est inapplicable sans élaboration humaine et donc sans un processus interprétatif qui permet en fait les divergences théoriques et les applications du droit les plus variées, des plus souples et conciliantes aux plus rigides et brutales. C’est en fonction des situations concrètes, locales, nationales ou internationales, sociales, économiques et politiques que les autorités choisissent l’interprétation qui leur convient le mieux, et non en fonction de critères religieux prétendument éternels et immuables. Les religions dans la société Cahiers français n° 340 La situation des églises monothéistes 3 Les religions dans la société Cahiers français n° 340 La situation des églises monothéistes 4 la première génération, et les primo-arrivants pratiquant un islam populaire, plus ancré dans les traditions régionales d’origine. En effet, d’abord essentiellement maghrébine, l’immigration musulmane s’est ensuite diversifiée avec l’arrivée de migrants originaires d’Afrique subsaharienne, de Turquie et enfin, plus récemment, du Pakistan. Or les cultures musulmanes de ces régions sont très différentes les unes des autres (21) et l’islam en France est le reflet partiel de cette mosaïque de cultures et de pratiques religieuses. Les rassemblements sur des lieux de prières (22) se font suivant les origines, chaque « nationalité » tendant à vouloir « sa » mosquée. Ces diversités se retrouvent aussi dans la façon de concevoir et d’organiser certains rituels. Les techniques d’abattage ne sont pas les mêmes dans chaque région du monde, et les sacrifices pratiqués collectivement en France au moment de la « fête du mouton » rendent visibles ces différences, ce qui crée parfois des tensions (23). Il convient de distinguer ce qui appartient plus spécifiquement à la tradition et aux coutumes et ce qui relève de l’islam. Des formes d’organisations sociales et des valeurs, supposées être le propre des sociétés musulmanes, se retrouvent en fait dans la plupart des sociétés de la Méditerranée, qu’elles soient catholiques, orthodoxes, juives ou musulmanes : la réclusion des femmes et la ségrégation sexuelle, l’usage féminin du voile ou du foulard, la violence socialisée s’exprimant dans le cadre des relations d’honneur, le clientélisme, l’endogamie matrimoniale, territoriale et religieuse, ou la matrifocalité affective (24). Des études récentes soulignent qu'en France la majorité des musulmans ne possèdent qu’une connaissance très relative de leur religion, de ses principes fondamentaux et de ses rituels (25). Si les interdits alimentaires sont largement respectés, les règles concernant la chasteté et le mariage font l’objet de conflits et de tractations entre parents et enfants. Minoritaires, les mariages mixtes sont toutefois de plus en plus nombreux. Le chômage de nombreux pères, l’affaiblissement de leur autorité et l’émancipation relative des mères (qui passent le permis de conduire et/ou travaillent) ont contribué à faire évoluer le modèle familial. Si la participation des jeunes à la culture parentale est toujours réelle, parfois renforcée par de brefs retours au pays, il n’empêche que cette « culture » fait elle-même l’objet de réactualisations, de recompositions, de contestations et d’adaptations de plus en plus individualisées (26). Les comportements publics et privés des jeunes générations font donc appel à des registres composites, parmi lesquels on trouve des pratiques religieuses : port du voile, jeûne du mois de Ramadan, prières à la mosquée… mais aussi des pratiques profanes, comme celles du hip-hop. Les nouvelles générations entretiennent avec la religion musulmane une relation moderne, la considérant dans leur majorité comme une référence culturelle ou éthique relativement détachée des contraintes de la pratique. Ces jeunes présentent un usage sécularisé de leur religion et adoptent un comportement de croyants / consommateurs comparable à celui de catholiques du même âge (27). Il importe donc de ne pas réduire l’islam à un ensemble de dogmes et de pratiques imperméables aux contextes historiques et sociaux dans lequel il se développe et de ne pas considérer l’appartenance à l’islam comme exclusive de toute autre appartenance. Islam vs laïcité ? Depuis quelques années, le débat sur la laïcité en France se concentre sur l’islam. Les affaires récentes du voile islamique, les formes musulmanes de dévotion et de pratiques sacrificielles, le contenu des prêches de certains imams, la visibilité accrue des musulmans dans l’espace public et la question du statut de la femme ou le financement étranger des lieux de culte sont autant de sujets sensibles alimentant un débat qui, par moment, a pris des tournures particulièrement violentes. L’islam y est souvent présenté comme une religion essentiellement rebelle à la laïcité et à toute forme de sécularisation, voire de démocratie, en tous les cas inadaptée et inadaptable à la société française, laïque et républicaine. Qu’en est-il ? (28) La loi de 1905 : non-subventionnement mais libre exercice Il convient de rappeler que la laïcité est une spécificité française (29). Elle est le résultat d’un long combat que mena la République contre le cléricalisme catholique. Ce combat aboutit à la loi de 1905 qui affirmait le principe de séparation de l’Église et de (21) Sur unité et diversité de l’islam/Islam dans le monde, voir Pascal Buresi, Géo-histoire de l’islam, Paris, Belin, 2004. (22) On compterait actuellement, selon le ministère de l’Intérieur, quelque 1 500 lieux de culte musulmans en France de statut juridique très varié et seulement huit Grandes mosquées. (23) Brisebarre A.-M. (éd.), op. cit., 1998. (24) Christian Bromberger, « Faut-il jeter la Méditerranée avec l’eau du bain ? », in Albera Dionigi, Blok Anton, Bromberger C. (éd.), L’anthropologie de la Méditerranée, Paris, Maisonneuve et Larose / MMSH, 2001. (25) Lire par exemple Farhad Khosrokhavar, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997. (26) Alain Battegay, « Les cultures incertaines des jeunes issus de l’immigration maghrébine », Hommes et Migrations, n° 1231, maijuin 2001, pp. 5-14. (27) Jocelyne Cesari, « L’islam français : une minorité religieuse en construction », in M. Kilani (éd.), Islam et changement social, Lausanne, Payot Lausanne, 1998. (28) Pour cette dernière partie, je me suis essentiellement appuyé, sauf mention contraire, sur l’ouvrage d’Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005. (29) O. Roy (2005) fait la distinction entre « laïcité », où l’État expulse le religieux au-delà d’une frontière qu’il a lui-même définie en droit, et « sécularisation », où la société s’émancipe d’un sacré qu’elle ne récuse pas nécessairement. Un pays peut donc être sécularisé sans être laïc, ce qui est le cas de la plupart des pays occidentaux. l’État. Cette loi ne concerne pas le domaine du religieux et des croyances, elle n’intervient ni sur le dogme, ni sur l’organisation des religions. Elle garantit seulement à celles-ci le libre exercice du culte et le droit de s’organiser comme elles le souhaitent (30), tout en définissant et encadrant leur visibilité dans l’espace public (31). En aucun cas, elle ne demande à l’institution ecclésiale de se réformer, ni à l’Église de devenir laïque (32). Ainsi les débats actuels sur la conciliation (possible ou impossible) entre islam et laïcité n’ont guère de sens. Le législateur français doit-il exiger de l’islam ce qui ne l’a pas été des autres religions, principalement du catholicisme, au début du XXe siècle ? Est-ce son rôle d’exiger de l’islam qu’il réponde de son dogme et se réforme ? En outre, en 1905, la situation de l’Église catholique n’était pas du tout la même que celle de l’islam du début du XXI e siècle. L’existence d’une institution disposant d’un patrimoine mobilier et immobilier considérable, de personnel et d’un grand pouvoir politique n’est en rien comparable à l’ensemble des fidèles musulmans français qui ne constituent pas une « communauté ». La faible présence d’infrastructures adaptées (mosquées, oratoires, fontaines pour les ablutions, centres d’abattage) peut conduire l’État à déroger à son principe de non-subventionnement pour « garantir » l’exercice du culte et éviter que caves et hangars ne deviennent le modèle architectural de l’islam français. Comme le rappelle Jean Baubérot, dans la loi de 1905 « le principe de nonsubventionnement [art. 2] est limité par le principe de libre exercice [art. 1] » (33). Or l’architecture, comme les autres arts, est investissement et vitrine symboliques : face aux différentes strates historiques des édifices religieux du judaïsme, du protestantisme et du catholicisme, peut-on concevoir que l’État français laisse se développer un culte musulman « souterrain » représenté par une sous-architecture dégradée ? Le principe de laïcité, qui garantit un traitement égal des différents cultes, peut-il à la fois accepter le suréquipement de certaines religions lié à des facteurs historiques, et maintenir des formes peu valorisantes de pratique du culte musulman, sous prétexte de non-subventionnement ? Création du CFCM et communautarisation La religion musulmane présente cette particularité qu’elle n’a pas de structure cléricale (34), donc pas d’interlocuteur qui puisse servir de médiation, théorique, formelle ou symbolique, ou un semblant de représentation des fidèles, ne serait-ce que dans l’espace médiatique. Or dans les États où la population est majoritairement musulmane, c’est le pouvoir politique, généralement non démocratique, qui nomme ou contrôle les grandes figures de l’islam national (grand mufti de la capitale, imam des principales Grandes mosquées, ou doyen des Universités). Une initiative récente du gouvernement français a consisté à créer le Conseil français du culte musulman (2002), instance essentiellement politique, peu représentative, mais qui permet à l’État de sélectionner ses interlocuteurs musulmans. L’État intervient ainsi, en contradiction avec l’esprit de la loi de 1905, dans l’organisation de l’islam en France et tente de peser sur des choix religieux. Si cette création présente l’avantage de permettre une représentation, elle participe de la construction du phénomène de communautarisation des musulmans. Celle-ci est le résultat d’une forte interaction entre ceux qui, issus du monde associatif et institutionnel, prétendent parler au nom de tous les musulmans de France et l’État luimême qui en fait ses interlocuteurs privilégiés. Il n’existe pourtant pas de « communauté musulmane » en France, mais seulement une population éclatée, très composite dans ses pratiques et dans son rapport à l’islam, peu préoccupée de s’unifier ou même d’être représentée ; une population largement sécularisée et dont une minorité seulement se reconnaît comme constituant une communauté religieuse. La participation de l’islam au processus de sécularisation L’implantation de l’islam dans un contexte nonmusulman, où il se trouve minoritaire, entraîne un décalage entre les représentations et la façon dont cette religion est vécue et pratiquée au quotidien. En effet les croyants musulmans adaptent leurs pratiques au contexte français et redessinent ainsi de nouveaux rapports à la laïcité : les « bricoleurs » combinent comme ils le peuvent leur religion et leur insertion sociale dans la société française, en développant des formes de religiosité à la fois composites, discontinues et individualistes ; les « libéraux » acceptent l’idée d’une réforme active de l’islam et participent même, comme Mohammed Arkoun, à son élaboration ; les « conservateurs » et « traditionalistes », comme Tariq Ramadan, reformulent leur foi en termes de valeurs et non plus de normes juridiques : leurs positions sur l’avortement, sur le divorce, sur la famille ou sur l’homosexualité, rejoignent celles des traditionalistes chrétiens et des juifs orthodoxes. Tous composent avec la laïcité et sont déjà dans un processus de sécularisation. Ils ont intégré la distinction existant entre la loi de l’État et celle de Dieu et n’ont de compte à rendre de ce point de vue que dans l’espace public politique et non dans l’espace religieux. Comme dans les autres religions, il existe dans l’islam des « intégristes » qui (30) Alain Gresh, « Islam et laïcité », in Islam de France, islam d’Europe, Paris, L’Harmattan, 2005. (31) O. Roy (2005, p. 55) rappelle que « la loi de 1905 prévoit l’exercice du culte dans l’espace public : les bâtiments du culte sont publics, les processions se font dans l’espace public, les aumôneries organisent le culte dans des lieux également publics (lycées, prisons, casernes), le protocole donne la place aux représentants du culte et l’habit sacerdotal n’est pas interdit dans les lieux publics ». (32) Pourtant l’acceptation officielle de cette loi par l’Église catholique n’est intervenue qu’en 1924. (33) J. Baubérot, « Laïcité : la loi de 1905 mise en cause », Le Monde, mercredi 18 juillet 2007. (34) Sauf dans le chiisme, peu représenté en France. Les religions dans la société Cahiers français n° 340 La situation des églises monothéistes 5 Les religions dans la société Cahiers français n° 340 La situation des églises monothéistes 6 ont pour ambition de restaurer, par la piété personnelle et par le contrôle des mœurs, une société musulmane idéale mythifiée, celle qui aurait existé du temps du Prophète. Ils se disent salafistes (« liés aux pieux ancêtres ») et connaissent, en France, un certain succès auprès des jeunes qui se sentent déracinés, qu’ils soient issus de l’immigration ou non. Ce courant participe d’une tendance également observée dans le protestantisme, celle d’une forme de religiosité individualiste, peu institutionnalisée, antiintellectualiste, se développant dans le cadre de petites communautés volontaires, transnationales, fonctionnant en rupture avec les groupes et les héritages culturels d’origine. Ces néofondamentalistes aspirent à un islam « pur », déterritorialisé, dénationalisé, globalisé, débarrassé de l’emprise des États, des particularismes locaux, des interprétations nationales ou régionales, des cultures spécifiques. Cet islam rêvé, simpliste, se réduit en fait à un ensemble d’obligations et d’interdits (halal vs harâm) applicables partout et en tout contexte ; il se réfère exclusivement aux textes fondamentaux (Coran et Sunna), approchés, contre toute la tradition herméneutique de l’islam traditionnel, sans le crible de la raison critique et interprétative, dans l’illusion d’un accès direct et immédiat au savoir et au Salut (35). S’organisent ainsi, en France comme ailleurs en Occident, de petites communautés coupées de leur environnement social, désintéressées des questions politiques et de société, sans projet étatique et que leur isolement volontaire, quasi sectaire, condamne à rester ultra-minoritaires. La frontière que ces communautés tracent entre leur monde sanctuarisé et le reste de la société ne fait que renforcer une sécularisation dont ils sont en quelque sorte les agents involontaires. Ces intégristes ne remettent pas en question la séparation de l’Église et de l’État. Ils la réaffirment au contraire avec force dans leurs pratiques et leur mode de vie. L’islam, dans ses différentes sensibilités et expressions, n’est pas incompatible avec la laïcité française : il l’a déjà très majoritairement prise en compte, soit sous la forme du compromis — même si la loi de Dieu reste intouchable —, soit parce qu’il participe lui-même à la sécularisation de la société. Pas plus qu’il n’est nécessaire de nationaliser l’islam, de constituer un hypothétique « islam de France », il ne semble nécessaire d’adapter la loi de 1905 à l’islam. Il suffit de revenir à l’esprit même de la loi, qui doit constituer un instrument juridique et non une idéologie. Thierry Boissière, Anthropologue, enseignant à l’Université Lumière Lyon 2 et membre du laboratoire GREMMO / Maison de l’Orient et de la Méditerranée (35) O. Roy, L’islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002.