© Humensis
Gabrielle Houbre, "Les 'erreurs de sexe' ou la binarité sexuelle en
question", in Gabrielle Houbre, Les deux vies d'Abel Barbin, né
Adélaïde Herculine (1838-1868), Paris, Puf, 2020, p. 239-281.
Les « erreurs de sexe »
ou la binarité sexuelle en question
L’histoire d’Adélaïde Herculine, dite Alexina, devenue
Abel Barbin se décline, avant et après elle/lui, avec autant
d’analogies, de nuances ou de dissemblances qu’il y a de personnes concernées par les « erreurs de sexe1 ». L’expression,
qui qualifie un sexe social contrariant le sexe biologique,
est employée par les médecins dès le premier xixe siècle,
mais devient d’usage courant dans les dernières décennies
du siècle2. Commises à la naissance par une sage-femme,
1. Barbin elle-même/lui-même utilise le terme d’« erreur » en évoquant
son changement de sexe, ainsi que la presse locale (voir supra, notes 113
et 163 des Souvenirs).
2. Notamment par Jean-Baptiste Bouillaud, Archives générales de médecine, série 2, no 2, 1833, p. 590 et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire
générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et
les animaux… ou traité de tératologie, Paris, Baillière, 1832-1837, p. 160
du t. 2. Pour la Belle Époque, voir en particulier François Guermonprez,
« Une erreur de sexe avec ses conséquences », Annales d’hygiène publique,
septembre-octobre 1892, p. 242-275 et 296-306 et Franz Neugebauer,
« Cinquante cas de mariages conclus entre des personnes du même sexe
avec plusieurs procès de divorces par suite d’erreurs de sexe », Revue de
gynécologie et de chirurgie abdominale, 10 avril 1899, p. 195-210 et « Une
nouvelle série de vingt-neuf observations d’erreurs de sexe », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, 10 février 1900, p. 133-174. Mais aussi :
Henri Legrand Du Saulle, Traité de médecine légale et de jurisprudence
médicale, Paris, Delahaye, 1874, p. 15 ; Amédée Courty, Traité pratique
des maladies de l’utérus, des ovaires et des trompes, Paris, Asselin, 1881
239
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 239
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
un médecin ou un parent, ces « erreurs de sexe » sont enregistrées par un état civil dont les modalités identificatoires
prévoient, en France, la catégorisation exclusivement masculine ou féminine de l’enfant à partir de l’observation de
son appareil génital1. Elles peuvent se révéler tout au long de
la vie, voire lors d’une autopsie ou de la toilette mortuaire
d’un ou d’une morte. Dès la Restauration, les médecins
mettent en garde contre ce qu’ils perçoivent comme des
défauts de la loi. Charles Chrétien Henri Marc, auteur de
plusieurs articles de médecine légale dans le Dictionnaire des
sciences médicales, dont celui consacré aux hermaphrodites
est, en 1817, le premier à écrire :
(1866), p. 83 ; Pierre Garnier, La Stérilité humaine et l’hermaphrodisme,
Paris, Garnier, 1883, p. 515 et 521 et Célibat et célibataires, Paris, Garnier, 1887, p. 91 et p. 212 ; Charles Debierre, L’Hermaphrodisme, structure, fonctions, état psychologique et mental, état civil et mariage, dangers
et remèdes, Paris, Baillière, 1891, p. 154 ; Émile Laurent, Les Bisexués,
gynécomastes et hermaphrodites, Paris, Carré, 1894, p. 83 et 174 ; Julien
Chevalier, L’Inversion sexuelle : psycho-physiologie, sociologie, tératologie,
aliénation mentale, psychologie morbide, anthropologie, médecine judiciaire,
Lyon, Storck, 1893, p. 292 ; Gabriel Tourdes, Traité de médecine légale :
théorique et pratique, Paris, Asselin, 1896, p. 187 ; David Richard, Des rapports conjugaux : histoire de la génération chez l’homme et chez la femme,
Paris, Librairie de l’American-Hygien, 1898, p. 73 ; Théodore Weiss, « Une
erreur de sexe », Revue médicale de l’Est, t. 33, no 15, 1901, p. 449-452 ;
Serge-Paul, Histoire naturelle de l’homme, Paris, Bibliothèque populaire des
sciences médicales, 1911, p. 158 ; Léon-Henri Thoinot, Précis de médecine
légale, Paris, Doin, 1913, p. 119 du t. 2 ; Paul Bégouin, Précis de pathologie
chirurgicale, Paris, Masson, 1914, p. 542. L’expression est reprise par les
juristes : Fernand Labori et al., Répertoire encyclopédique du droit français,
Paris, Marchal et Billard, 1889-1896, p. 501 du t. 9 ; Georges Leloir, Code
des parquets contenant l’analyse des principales circulaires et décisions du
ministre de la justice et du procureur général de Paris, Paris, Pédone-Lauriel,
1889, p. 234.
1. J’ai traité cette question plus longuement dans : « Un “sexe indéterminé” ? : l’identité civile des hermaphrodites entre droit et médecine au
xixe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 48, 2014, p. 63-75.
240
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 240
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
Rien ne conduit plus aisément à des erreurs que de prétendre,
dans tous les cas, déterminer, peu de temps après la naissance,
le sexe d’enfants dont les parties génitales ne sont pas régulières. Lorsque la conformation de l’individu laisse le moindre
doute sur le véritable sexe, il est convenable d’en avertir l’autorité, et d’employer, s’il le faut, des années à observer le
développement progressif du physique et du moral de l’hermaphrodite, plutôt que de hasarder sur son sexe un jugement que
des phénomènes subséquents pourraient tôt ou tard renverser1.
Il faut toutefois attendre l’engagement de JosephNapoléon Loir, secrétaire de la Société de médecine du
département de la Seine, pour que cette mise en garde
lucide soit relayée et que s’éveille l’intérêt public2. À partir des années 1840, le médecin interpelle en effet directement l’État sur les difficultés à débrouiller le sexe d’un
nouveau-né en estimant que les officiers d’état civil sont
incompétents en la matière3. Il est l’un des premiers, sinon
1. Charles Chrétien Henri Marc, « Hermaphrodite », Dictionnaire des
sciences médicales, Paris, Panckoucke, 1812-1822, p. 116 du t. 21. Voir
aussi Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, Traité de tératologie…, op. cit., p. 70
et 94 du t. 2 (1836).
2. De ce point de vue, l’article de Marc et surtout les travaux de Loir
sont négligés par l’historiographie depuis Alice D. Dreger, Hermaphrodites
and the Medical Invention of Sex, Cambridge, Harvard University Press,
1998, p. 28 notamment.
3. Joseph-Napoléon Loir, De l’exécution de l’article 55 du Code civil
relatif à la constatation des naissances, Paris, Joubert, 1846, p. 15. Voir aussi
du même auteur : Du baptême considéré dans ses rapports avec l’état civil
et l’hygiène publique, Paris, Joubert, 1849 ; Des sexes en matière d’état civil,
Paris, Cotillon, 1854 ; De l’état civil des nouveau-nés, Paris, Cotillon, 1854 ;
Mémoire sur la centralisation des actes de l’état civil au domicile d’origine,
lu à l’Académie des sciences morales et politiques, le 23 août 1856, Paris,
Cotillon, 1856 ; Centralisation des actes de l’état civil. Bulletins ou tableaux
complémentaires. Mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques
le 6 septembre 1862, Paris, Durand, 1862.
241
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 241
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
le premier, en 1854, à proposer d’introduire dans l’acte de
naissance une mention spécifique : « Il suffirait peut-être
qu’il fût prescrit à MM. Les maires de se tenir en garde
contre ces cas exceptionnels, de les qualifier dans l’acte de
naissance, après avis du ministère public, par la dénomination de sexe douteux, et de placer en marge de l’acteminute les initiales S. D., abréviatif de sexe douteux1. » S’il
a conscience d’exposer ainsi l’enfant à un « léger préjudice », il pense « prévenir des circonstances beaucoup plus
graves », à savoir la rectification d’une « erreur de sexe »
et son contrecoup social. Loir échoue dans son combat qui
discute, même de façon partielle, la binarité du sexe, mais il
amorce un débat qui rebondit une vingtaine d’années plus
tard sous l’impulsion, cette fois, d’Ambroise Tardieu. En
publiant, en 1872, l’histoire tragique d’Alexina/Abel Barbin,
l’éminent médecin contribue largement à infléchir le regard
porté sur l’individu hermaphrodite, en attirant l’attention
de ses collègues sur les conséquences sociales funestes des
« erreurs de sexe2 ».
Si la casuistique médicale attire volontiers l’attention, au
xixe siècle, sur les lectures considérées comme fautives du
sexe d’une femme ou d’un homme, c’est dès l’Antiquité que
peuvent s’appréhender les difficultés à interpréter le sexe
d’un enfant ou d’un adulte, dans des contextes sociaux et
culturels bien différents.
1. Des sexes en matière d’état civil, op. cit., p. 28.
2. Voir supra, la note 178 des Souvenirs de Barbin.
242
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 242
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
Naissances à risques
Dans l’Antiquité grecque et romaine, où la binarité des
sexes n’est pas mise en cause, les organes génitaux irréguliers, non procréatifs, étaient en effet considérés comme le
summum de la monstruosité1. Lorsqu’un enfant naît avec
de tels signes révélateurs du courroux des dieux, il est, pour
en conjurer les effets, exposé, abandonné à une mort certaine, quand il n’est pas jeté à la mer. Tite-Live relate ainsi
comment à Frusino, à une centaine de kilomètres au sud-est
de Rome, en 207 avant notre ère, un nouveau-né provoqua
l’étonnement par « l’incertitude où l’on était sur son sexe,
masculin ou féminin ». Convoqués, les haruspices d’Étrurie
déclarèrent qu’il s’agissait d’un « prodige qui souillait et
déshonorait » le territoire romain et qu’il convenait de l’en
bannir. L’enfant, enfermé vivant dans un coffre, fut donc
immergé en haute mer2. Au Moyen Âge encore, la naissance d’un enfant considéré comme monstrueux dépasse
1. Violaine Sebillotte-Cuchet, « Androgyne, un mauvais genre ? », in
Vincent Azoulay, Florence Gherchanoc, Sophie Lalanne (dir.), Le Banquet de Pauline Schmitt-Pantel. Genre, mœurs et politique dans l’Antiquité
grecque et romaine, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 121 ; Marie
Delcourt, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité
classique, Puf, 1992 (1958), p. 65 et Luc Brisson, Le Sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles
Lettres, 1997, p. 13. Parmi les travaux collectifs sur la figure du monstre,
voir Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Le « Monstre » humain. Imaginaire et société, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2005 et
Anna Caiozzo et Anne-Emmanuelle Demartini (dir.), Monstre et imaginaire
social. Approches historiques, Paris, Créaphis, 2008. On n’évoque pas ici les
représentations artistiques de l’Antiquité mythifiant la figure hermaphrodite.
2. Tite-Live, Histoire romaine, Livre XXVII, Paris, Les Belles Lettres,
1998, p. 72 ; voir Luc Brisson, Le Sexe incertain, op. cit., p. 13-39.
243
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 243
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
le simple drame privé pour devenir un événement public
nécessitant l’intervention des autorités1. Qu’il soit hermaphrodite ne remet toutefois pas en cause son humanité et
la pertinence du baptême dans la mesure où la formule qui
l’accompagne ne tient pas compte du sexe2. Dans le doute,
il est conseillé de donner un prénom masculin, quitte à le
modifier si d’aventure l’élément féminin devait plus tard
prendre le dessus3. Hormis cette question de l’accès aux
sacrements, débattue dans les dernières décennies du xiie
et les premières du xiiie siècle, l’hermaphrodite ne préoccupe guère les canonistes et les théologiens médiévistes4.
Il faut attendre le xvie et, plus encore le xviie siècle, pour
voir les discussions s’animer sous l’impulsion de médecins
érudits. Intéressés par les questions de sexualité et de procréation et férus d’anatomie, ceux-ci forgent un véritable
1. Maaike van der Lugt, « L’humanité des monstres et leur accès aux
sacrements dans la pensée médiévale », in Monstre et Imaginaire social,
op. cit., p. 136.
2. À propos d’un berger aux parties génitales irrégulières, Montaigne,
écrit « Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en
l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises », Essais,
Paris, Garnier, 1962, p. 118 du t. 2.
3. Maaike van der Lugt cite ici le théologien français Pierre le Chantre
(fin xiie siècle), « Sex Difference in Medieval Theology and Canon Law : A
Tribute to Joan Cadden », Medieval Feminist Forum, 46, 1 (2010), p. 112.
4. Id., p. 111. Guillaume Durand, évêque de Mende, précise à la fin du
xiiie siècle : « Mais si par suite d’un oubli un baptisé ne reçoit pas de nom,
ou bien si peut-être à la suite d’une erreur on donne un nom féminin à un
enfant de sexe masculin ou l’inverse, le baptême tient malgré tout et ne sera
pas réitéré, et un nom lui sera de nouveau donné à la confirmation [par
onction] du front » (Sed si baptizato oblivione nomen non imponitur, vel,
forte errore, masculo nomen femine vel e converso imponitur, tenet quidem
baptismus, net iterabitur, et nomen in confirmatione frontis denuo imponetur), Rationale divinorum officiorum (écrit entre 1290 et 1294), livre VI,
chap. LXXXIII, § 13, éd. A. Davril et T.-M. Thibodeau, Turnhout, Brepols,
1995-2000, 3 vols., t. II, p. 419. Je remercie Christiane Klapisch-Zuber de
m’avoir indiqué et traduit cette référence.
244
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 244
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
discours scientifique sur les monstres en général et sur
l’hermaphrodite en particulier, en les détachant de toute
invocation à Dieu ou au Diable1. Ainsi de l’éminent Paolo
Zacchia, médecin des papes Innocent X et Alexandre VII,
qui esquisse la conduite à tenir devant un nouveau-né présentant des organes génitaux atypiques : rechercher les
testicules et, si le médecin n’en trouve pas, garder « un
silence prudent2 ».
Bien qu’ignorant les enseignements de Zacchia, cette
attitude circonspecte est pourtant adoptée par le curé
Chabaud, en accord avec le maître-chirurgien Pierre Noë,
lorsqu’il procède le 23 octobre 1674 au baptême fort singulier d’un enfant dont personne n’ose assurer s’il est garçon
ou fille :
1. Rosemarie Garland-Thomson, « Du prodige à l’erreur : les monstres
de l’Antiquité à nos jours », in Nicolas Bancel et al., Zoos humains. Au
temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2004, p. 38-48 ;
Claude-Gilbert Dubois, « Ambroise Paré et la question des “hermafrodites” », in Évelyne Berriot-Salvadore (dir.), Ambroise Paré, 1510-1590 :
pratique et écriture de la science à la Renaissance, Paris, Champion, 2003,
p. 197 ; Valerio Marchetti, L’Invenzione della bisessualità : discussioni fra
teologi, medici e giuristi del XVII secolo sull’ambiguità dei corpi e delle
anime, Milano, Mondadori, 2008 (2001) ; Kathleen P. Long, Hermaphrodites in Renaissance Europe, Burlington, Ashgate, 2006. Parmi les plus
importantes contributions médicales sur les hermaphrodites, voir Ambroise
Paré (Des monstres et prodiges, 1575), Jacques Duval (Des hermaphrodits,
accouchemens des femmes et traitement qui est requis pour les relever en
santé, 1612 et Responce au discours fait par le Sr Riolan, 1614), Gaspard
Bauhin (De hermaphroditorium monstrosorumque partuum natura, 1614),
Jean Riolan (Discours sur les hermaphrodits, où il est démonstré contre
l’opinion commune qu’il n’y a point de vrays hermaphrodits, 1614) et Paolo
Zacchia (Quaestiones medico-legales, 1621-1650).
2. Paolo Zacchia, Quaestionum medico-legalium, Francofurti ad Moenum, sumtibus J. M. Bencard, 1688, t. 2, livre VII, titre I, question VIII.
Alessandro Pastore, Giovanni Rossi (dir.), Paolo Zacchia : alle origini della
medicina legale, 1584-1659, Milan, Angeli, 2008 et, en particulier, Osvaldo
Cavallar et Julius Kirshner, p. 100-137.
245
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 245
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
Le vingt-trois octobre mil six cens septante quatre, je soussigné curé dans la cathédrale de cette ville du Riez ay baptizé une créature née le jourd’huy de Sauvaire Bravet et de
Marguerite Feraud, mariéz, à laquelle on n’a peu faire nulle
différance de sexe, ayant toutes les autres parties du corps [et]
de figure parfaitement humaine, à laquelle on a donné le nom
de Pierre si tant est que dans la suite du temps on découvre
que ce soit un enfant mâle ou Jeanne si c’est une fille. Son
parrain a été Pierre Noë, maître chirurgien, et sa marraine
Françoise Isnard1.
Pierre Noë, sans doute un de ces modestes maîtreschirurgiens ruraux dispensant des soins corporels externes
en même temps que faisant office de barbier, est demeuré
indécis après l’examen des parties génitales2. Ce sont elles
seules, dans la notation du curé, qui étonnent et échappent
à la norme dans la constitution du nouveau-né, au point
que l’alternative du sexe a été conservée jusque dans les prénoms retenus, Pierre ou Jeanne. Les protagonistes espèrent
ainsi sans doute que le temps, la nature ou la bienveillance
divine dissipent une indétermination qui paraît préférable
à un choix hasardeux3. Pourtant, en s’offrant comme par1. État civil de Riez, AD Alpes-de-Haute-Provence/en ligne. Les prêtres
sont par ailleurs appelés à baptiser tous les nouveau-nés, quelle que soit
leur apparence : « Tout ce qui naît de la femme est un être humain », in
Raoul Naz (dir.), Dictionnaire de droit canonique, Paris, Letouzey, 1937,
p. 135 du t. 2 et, par exemple, « Un monstre qui porte la ressemblance de
la conformation humaine, quoiqu’il ait les membres les plus affreux par leur
difformité, quand même il manquerait de quelque partie, dès qu’il a une tête,
doit être baptisé », Abbé Dinouart, Abrégé de l’embryologie sacrée, Paris,
Nyon, 1762, p. 189.
2. François Lebrun, Se soigner autrefois. Médecins, saints et sorciers aux
e
e
XVII et XVIII siècles, Paris, Seuil, 1995 (1983).
3. Déjà le 3 mars 1670, le curé de Saint-Gondon, village du Loiret, avait
procédé au baptême d’un enfant hermaphrodite (annotation marginale) en
246
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 246
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
rain et en donnant son prénom à son virtuel filleul, au
contraire de la marraine, Pierre Noë parie sur la virilité à
venir du petit et peut-être sur sa propre capacité, au moins
symbolique, à lui transmettre « les attributs censés faire
de lui un enfant, puis une personne achevée : la santé, la
croissance normale1 ». Désormais parent spirituel de son
protégé, cet artisan du corps humain s’octroie également
un poste d’observation idéal pour suivre le développement
d’une « créature » qui demeure une curiosité médicale digne
d’étude. De son côté, le curé Chabaud illustre cette attirance
générale pour l’insolite et le bizarre qui tend à remplacer
l’« interprétation religieuse du surgissement monstrueux »,
au cours du xvie et de la première moitié du xviie siècle2.
Pas d’allusion ici au péché, à une punition divine et encore
moins à un monstre bestial3. Il y a rupture avec la tradition religieuse tératologique de l’hermaphrodite, ce qui est
heureux pour l’enfant.
À la même époque, le registre paroissial de Toury, non
loin d’Orléans, livre les échos de la vie écourtée d’Anne
Brunet – illustration dramatique de la médiocrité de la
médecine ordinaire au xviie siècle, que daube Molière tout
précisant en latin qu’il est marqué par deux natures et appelé Jean si c’est un
garçon, et Joanna si c’est une fille. L’enfant meurt à deux mois, le 30 avril
1670, sous le prénom de Jean.
1. Agnès Fine, Parrains et marraines. La parenté spirituelle en Europe,
Paris, Fayard, 1994, p. 75. Le grand-père paternel de l’enfant était prénommé Jean, la grand-mère Élisabeth. Du côté maternel, les prénoms des
grands-parents étaient Georges et Françoise. La trace de l’enfant n’a pas été
retrouvée par la suite.
2. Jean-Jacques Courtine, « Le désenchantement des monstres », en prélude à l’Histoire des monstres : depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours d’Ernest
Martin, Grenoble, Millon, 2002 (1880), p. 10.
3. Anna Caiozzo et Anne-Emmanuelle Demartini (dir.), Monstre et imaginaire social…, op. cit. et Lorraine Daston et Katharine Park, Wonders and
the Order of Nature, 1150-1750, New York, Zone Books, 1998.
247
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 247
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
au long de sa carrière théâtrale1. L’acte de baptême de la
fillette, en date du 9 mars 1660, comporte en effet une note
explicite en la matière2. Elle a été ajoutée par le curé de la
paroisse, seize ans après avoir rédigé l’acte original, quand
meurt celle qui est devenue un garçon. Le curé Baillard
y consigne qu’à neuf ans la petite Anne, « s’estant trouvé
hermaphrodite et le sexe masle ayant prevalu et recogneu
tel par la medecine », s’est vue prénommée François par
l’évêque d’Orléans, lors de sa visite dans la commune de
Toury, le 16 juin 1669. De cette façon, le prélat entérinait
la nouvelle appartenance sexuelle en donnant au garçon le
sacrement de la confirmation de foi. Peu avant ou peu après
la cérémonie, l’enfant est, « cousu par un médecin pour ce
qui paroissoit féminin », ce qui laisse penser que le praticien
a procédé à une infibulation pour fermer un orifice jugé
inopportun dans une conformation masculine. Si l’on en
croit le prêtre, qui fustige « l’impertinence de la médecine »,
François ne se remet pas d’une opération aussi hasardeuse
et douloureuse dans un xviie siècle qui ne connaît pas plus
l’antisepsie que l’anesthésie. Le 30 août 1676, dans l’acte
d’inhumation, Baillard rapporte l’avis d’un médecin selon
lequel l’enfant a été mal « réformée » et insiste sur son dépérissement postopératoire en faisant allusion à l’écoulement
menstruel perturbé3 : « Elle tomba en langueur et mourut
enfin après avoir longtemps souffert particulièrement dans le
temps de ses purgations. » L’utilisation du prénom féminin
1. Du Médecin volant (début de carrière) à sa dernière pièce, Le Malade
imaginaire (1673), en passant notamment par Le Médecin malgré lui (1666)
et Monsieur de Pourceaugnac (1669). Patrick Dandrey, La Médecine et la
maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klincksieck, 1998, 2 vols.
2. État civil de Toury, AD Eure-et-Loire/en ligne.
3. Il semble bien ici que le terme de « purgations » renvoie aux règles et
non pas à l’usage courant de laxatifs comme la casse et le séné.
248
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 248
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
souligne ici clairement l’attachement du prêtre à l’identité
primitive de François.
À un autre échelon de la culture médicale, la curiosité des savants se nourrit beaucoup des procès mettant
en cause des individus au sexe controversé par la justice
et la médecine, dont les célèbres Marie/Marin Le Marcis
en 1601, Marguerite/Arnaud Malaure en 1691 et Anne/
Jean-Baptiste Grandjean en 17651. L’hermaphrodite n’est
alors plus condamnable en tant que tel, mais la justice et
les médecins lui demandent de choisir le sexe qui domine
en lui et d’adopter les vêtements qui vont avec2. La juris1. Mathieu Laflamme, « Le genre au tribunal : l’hermaphrodisme devant
la justice de la France d’Ancien Régime », maîtrise sous la dir. de Sylvie Perrier, université d’Ottawa, 2016 ; Cathy McClive, « Masculinity on Trial :
Penises, Hermaphrodites and the Uncertain Male Body in Early Modern
France », History Workshop Journal, 68, 2009, p. 45-68 ; Patrick Graille, Le
Troisième Sexe : être hermaphrodite aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Arkhê,
2011 (2001) ; Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes. Le travestissement
de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 1999 ; Michel Foucault a le
premier attiré l’attention sur l’affaire Grandjean dans Les Anormaux. Cours
au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 66 et suiv.
Voir aussi Serge Boarini, « Mémoire pour Anne Grandjean. Casuistique de
l’hermaphrodite », Journal de médecine légale, 2003, vol. 46, no 1, p. 59-80.
2. Ambroise Paré : « Hermaphrodites mâles et femelles, ce sont ceux
qui ont les deux sexes bien formés et s’en peuvent aider et servir à la génération : et à ceux-ci, les lois anciennes et modernes ont fait et font encore
élire de quel sexe ils veulent user, avec défense, sous peine de perdre la vie,
de ne se servir que de celui duquel ils auront fait élection », Des monstres
et prodiges, éd. Jean Céard, Genève, Droz, 1971 (1573), p. 24 (l’orthographe est modernisée). Pierre-Jacques Brillon, Dictionnaire des arrests ou
jurisprudence des parlements de France, Paris, Cavelier, 1711, p. 367 ; Jean
Domat et Louis d’Héricourt : « Les hermaphrodites sont ceux qui ont les
marques des deux sexes, et ils sont réputés de celui qui prévaut en eux »,
Les Lois civiles dans leur ordre naturel, Paris, Savoye, 1777 (1723), p. 12
et Jean-Baptiste Denisart : « Ceux qui sont ainsi conformés sont réputés être
du sexe qui prévaut en eux, et il ne leur est pas permis de préférer l’autre »,
Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence
actuelle, Paris, Desaint, 1766-1771, t. 2, p. 264.
249
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 249
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
prudence française de l’Ancien Régime a en effet adopté
cette coutume qui remonte au droit romain : au début du
iiie siècle, les juristes Ulpien et Paul, auteurs les plus repris
dans le Digeste de l’empereur Justinien au vie siècle, considèrent les hermaphrodites comme étant du sexe qui prévaut
en eux1. En cela, ils respectent la norme de la division de
l’humanité en hommes et femmes énoncée par les casuistes
de l’empire romain : « il n’y avait pas d’autre issue pour
résoudre les ambiguïtés de la nature, que de les réduire à
l’un ou l’autre des deux genres établis par le droit. L’androgyne était décrété nécessairement homme ou femme, après
qu’avait été examinée en lui la part des deux », relève ainsi
Yan Thomas2.
L’hermaphrodite ne peut donc plus être condamné que
s’il fait usage de son sexe mineur, comme le rapporte le
juriste Louis d’Héricourt à propos d’un hermaphrodite masculin accusé de sodomie : « Par arrêt du Parlement de Paris,
de l’an 1603, un hermaphrodite, qui avait choisi le sexe
viril qui dominait en lui, et qui fut convaincu d’avoir usé
de l’autre, fut condamné à être pendu et brûlé3. » Encore au
siècle suivant, vers 1760, le commissaire Thierry dénonce,
1. Gabriel Tourdes précise que le Digeste fait référence trois fois à l’hermaphrodite, par le truchement de deux citations d’Ulpien, et d’une de Paul,
« Hermaphrodite », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales,
Paris, Masson, 1888, p. 639. Voir aussi Joseph-Louis-Elzéar Ortolan, Explication historique des Instituts de l’empereur Justinien, Paris, Videcoq, 1851,
p. 33 du t. 1 et Eugène Wilhem, « L’hermaphrodite et le droit », Archives
de l’Anthropologie criminelle, 1911, p. 293.
2. « La division des sexes en droit romain », in Pauline Schmitt Pantel, Histoire des femmes en Occident, t. 1 : L’Antiquité, Paris, Plon, 1991
(1990), p. 105.
3. Louis d’Héricourt, Les Lois ecclésiastiques de France dans leur ordre
naturel, Paris, Les libraires associés, 1771 (1719), G., V, art. II, note du
no 67 ; il reprend Jean Boscager, Institution du droit romain et du droit françois, Paris, Girard, 1686, p. 629. Voir aussi Michèle Janin-Thivos, « Monstre
250
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 250
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
dans une lettre au Lieutenant général de police de Paris,
l’hermaphrodite Michel Anne Drouart, « habillé en homme,
âgé de 29 ans, [qui] a les deux sexes mais le dominant est
celui de la femme […] ce qui fait le crime attendu que le
personnage qui habite et couche avec elle […] est connu
sous le nom de Georges Morel, est la fille d’un nommé
Morel chirurgien à Coutances en Basse Normandie, que le
dit hermaphrodite a débauché ». C’est donc bien la sexualité entre celles qui sont désignées comme deux femmes,
l’une hermaphrodite, l’autre travestie, qui est pénalisable
aux yeux du commissaire, qui juge que le ministère « ne
doit pas souffrir un commerce pareil » et se tient à la disposition du Lieutenant général pour faire enfermer ces deux
« personnages1 ».
La seconde moitié du xviiie siècle voit pourtant la déjudiciarisation de l’identité hermaphrodite se renforcer à travers la libre circulation dans les grandes villes européennes
d’hermaphrodites qui s’exhibent en public et se laissent
examiner par les médecins. Michel-Anne Drouart et Marie
Augé sont parmi les premiers et les plus connus à parcourir
les capitales dans des périples qui leur assurent la notoriété
et quelques subsides, mais ils furent précédés par d’autres,
moins étudiés2. Ainsi le docteur Sampson fit parvenir au
ou pervers : l’hermaphrodite à l’époque moderne », in Le « Monstre »
humain…, op. cit., p. 48 et suiv.
1. Cette lettre non datée mais se situant entre novembre 1760 et
mai 1761, provenant du fonds du Châtelet avec la côte Y 11247, est signalée à Michel Foucault et sa copie se trouve parmi les archives du philosophe déposées au département des manuscrits de la bibliothèque nationale,
boîte 82.
2. Ce sont les parents de Marie Augé qui la montrèrent au public :
Garçon et Fille Hermaphrodites, Paris, s. e., 1772-1773 et Charles Chrétien Henri Marc, « Hermaphrodite »…, op. cit., vol. 21, p. 97 ; Cathy
McClive, « La tournée de Michel-Anne Drouart, ou apprendre à être un
251
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 251
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
Collège royal de médecine de Londres l’histoire d’Hannah
Wilde, dont il n’arrivait pas à déterminer si elle était fille
ou garçon1. Née dans le bien nommé comté de Middlesex,
en 1647, cette « pauvre enfant qui se faisait voir pour de
l’argent » comme il le rapporte, avait déjà parcouru, outre
l’Angleterre, la France et la Hollande à l’âge de quinze ans.
Dans un autre registre, l’épopée du chevalier d’Éon, agent
secret et diplomate officiel envoyé par Louis XV en mission
à Saint-Pétersbourg et à Londres, travesti mais prétendu à
tort hermaphrodite, témoigne aussi de l’engouement général pour le sujet2. En 1765, écrivant dans l’Encyclopédie de
Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt peut donc
insister, planches à l’appui, sur les complexités anatomiques
présentées par les hermaphrodites et les confusions qu’elles
hermaphrodite : l’hermaphrodisme et la menstruation au xviiie siècle », Les
Savoirs-mondes. Mobilités et circulations des savoirs depuis le Moyen Âge,
Rennes, PUR, 2015, p. 89-97. Catriona Seth, « Entre curiosa et œuvre scientifique. Les cas de Louis Hainault, Marie Augé et Jacqueline Foroni », in
L’Hermaphrodisme de la Renaissance aux Lumières, Paris, Garnier, 2013,
p. 125-145.
1. Cité par George Arnaud de Ronsil, « Dissertation sur les hermaphrodites », Mémoires de chirurgie avec quelques remarques historiques sur l’état
de la médecine et de la chirurgie en France et en Angleterre, Paris, Desaint,
1768, p. 277. Cette édition comporte une erreur sur la date de naissance
(1674 au lieu de 1647, comme l’indique la Collection académique de 1765,
p. 157).
2. D’Éon prit à plusieurs reprises, et parfois sur de longues périodes, les
vêtements de femme. À sa mort, en Angleterre, un chirurgien accompagné
de plusieurs membres de la Faculté médicale de la Grande-Bretagne déclare
dans un rapport médico-légal, le 23 mai 1810 : « Par la présente, je certifie
que j’ai examiné et disséqué le corps du chevalier d’Éon et que j’ai trouvé
sur ce corps les organes mâles de la génération parfaitement formés sous
tous les rapports », Évelyne et Maurice Lever, Le Chevalier d’Éon. « Une vie
sans queue ni tête », Paris, Fayard, 2009, p. 328. Contrairement aux hermaphrodites les plus célèbres, d’Éon a été le sujet d’une notice circonstanciée
du Larousse de 1863 (voir à Éon de Beaumont Charles-Geneviève-LouisAuguste-André-Timothée).
252
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 252
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
engendrent : « La nature exerce des jeux fort étranges sur
les parties naturelles, et… il a paru quelquefois des sujets
d’une conformation extérieure si bizarre, que ceux qui n’ont
pu en développer le véritable génie, sont en quelque façon
excusables1. »
Tenue à distance du monstre, la figure hermaphrodite
va progressivement incarner la question de l’identité de
sexe et poser celle de la pertinence des catégories de sexualité. Elle interroge également les modalités d’identification
de l’individu par une société. Dans l’État moderne, les
tensions entre libertés individuelles et contrôle social sont
perceptibles dès le xviiie siècle, qui élabore à la fois une
réflexion sur l’identification des individus et les techniques
la mettant en œuvre comme l’état civil ou le passeport
individuel2. Toutefois, le décret du 1er février 1792 adopté
par l’Assemblée nationale législative instaurant l’usage du
passeport, ne mentionne pas le sexe parmi les éléments
1. « Hermaphrodite », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, Neufchastel, Faulche, vol. 8, 1765. James
McGuire, « La représentation du corps hermaphrodite dans les planches
de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no 11,
oct. 1991, p. 109-129 et Mihela Gabriela Stănică, « Représenter l’ambiguïté
dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert », L’Hermaphrodisme de la
Renaissance aux Lumières, op. cit., p. 91-107.
2. Parmi les travaux les plus récents, voir notamment Ilsen About et
Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes, Paris, La Découverte, 2010 ; Vincent Denis, Une histoire de l’identité, France, 1715-1815,
Paris, Champ Vallon, 2008 ; Agnès Fine (dir.), États civils en questions.
Papiers, identités, sentiment de soi, Paris, Comité des travaux historiques,
2008 ; Xavier Crettiez et Pierre Piazza (dir.), Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Presses de la fondation nationale des sciences politiques,
2006, ainsi que les articles précurseurs de Gérard Noiriel, « L’identification
des citoyens. Naissance de l’état civil républicain », Genèses, automne 1993,
no 13, p. 3-28 ; « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ?
Contribution à l’histoire du passeport en France de la Ire à la IIIe République », Genèses, no 30, mars 1998, p. 77-100.
253
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 253
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
physiques retenus pour reconnaître un individu1. Sans
doute parce que l’appartenance sexuelle trouve alors une
traduction explicite dans le vêtement : un porteur du passeport en culotte est nécessairement un homme, tandis que
jupe et robe révèlent, tout autant qu’ils la dissimulent, la
femme. Certes, le travestissement est interdit par les lois
divines comme par les lois laïques mais les retentissantes
aventures du chevalier d’Éon, pour ne citer encore que le
travesti le plus célèbre du xviiie siècle, auraient pu alerter
les révolutionnaires sur la facilité à duper l’opinion et les
autorités2.
Dans le même esprit, la détermination du sexe est tellement peu un souci – ou tellement une évidence – durant
les discussions préludant au vote du décret instaurant l’état
civil moderne, qu’elle est parfois oubliée dans les éléments
constituant la déclaration de naissance3. Elle figure pourtant
dans le texte final adopté le 20 septembre 1792, alors qu’elle
n’était pas mentionnée dans la « Déclaration du Roy » du
9 avril 1736, qui normalisait la tenue par les curés des
registres de baptêmes, mariages et sépultures. Pourtant, la
différence sociale des sexes est bien présente dans les esprits
1. Outre les nom et prénoms, domiciliation, nationalité, profession, le
passeport donne la taille, la couleur ou la forme des cheveux, sourcils, yeux,
nez, bouche, menton, front et visage : Archives parlementaires, série I, t. 38,
p. 65.
2. « Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne
mettra pas un vêtement de femme : quiconque agit ainsi est en abomination à
l’Éternel son Dieu », Deutéronome, 22,5. Sur l’interdit du travestissement et
ses transgressions, voir Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes…, op. cit.,
chap. 1 et 2.
3. Décret relatif au « mode de constater les naissances, mariages et
décès » ; voir le 20 février 1792 (Archives parlementaires, série I, t. 38,
p. 691), le 17 mars 1792 (t. 40, p. 77) ; la mention du sexe est énoncée
dans le projet débattu le 10 avril (t. 41, p. 435), mais encore omise le 26 juin
(t. 41, p. 595), avant d’être in fine confirmée.
254
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 254
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
des parlementaires, quand la pertinence d’admettre les
femmes comme témoins possibles des naissances, mariages
et décès est débattue pour finalement être acceptée1. Le Code
civil de 1804, qui conserve l’essentiel des règles de l’état
civil votées par l’Assemblée nationale législative, revient
pourtant sur cette dernière disposition et interdit à toute
femme d’ester en justice2. Inspiré par la pensée des médecins des Lumières qui promeuvent une « nature féminine »
spécifique, le Code civil entérine les principes de l’inégalité
des sexes3. En même temps, il inaugure le siècle de la systématisation du dimorphisme sexuel biologique et culturel, comme le justifie l’un de ses principaux concepteurs, le
1. Le député Dumolard met vainement en avant que « les femmes étant
exclues de toutes les fonctions publiques, ne peuvent donner de témoignages
faisant foi en justice », décret du 20 septembre 1792, séance du 25 juin 1792
(Archives parlementaires, série I, t. 45, p. 560).
2. Le décret du 11 mars 1803, art. 37 n’accepte que les témoins de
sexe masculin et ce jusqu’à la loi du 7 décembre 1897 qui réintroduit les
femmes comme témoins possibles. Sur le Code civil, Jacques Poumarède et
Jean-Pierre Royer (dir.), Droit, histoire et sexualité, Lille, L’espace juridique,
1987.
3. Voir notamment Yvonne Knibiehler, « Les médecins et la “nature
féminine” au temps du Code civil », Annales, économies, sociétés, civilisations, juillet-août 1976, p. 824-845 ; Yvonne Knibiehler et Catherine
Fouquet, La Femme et les médecins : analyse historique, Paris, Hachette,
1983 ; Dominique Godineau, Les Femmes dans la société française, XVIee
XVIII siècle, Paris, Colin, 2003 et Citoyennes tricoteuses, Paris, Perrin, 2004
(1988) ; Évelyne Peyre et Joëlle Wiels, « De la “nature des femmes” et de son
incompatibilité avec l’exercice du pouvoir : le poids des discours scientifiques
depuis le xviiie siècle », in Éliane Viennot (dir.), La Démocratie à « la française » ou les femmes indésirables, Paris, PU Paris 7-Denis Diderot, 1996,
p. 127-157 ; Pierre Frantz et Florence Lotterie (dir.), Orages. Littérature et
culture 1760-1830, « Sexes en révolution », no 12, mars 2013 ; Geneviève
Fraisse, Les Femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, « Folio », 1998 et
Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Paris,
Gallimard, « Folio », 1995 (1989) ; Geneviève Fraisse et Michelle Perrot,
Histoire des femmes en Occident, t. 4 : Le XIXe siècle, Paris, Plon, 1991.
255
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 255
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
juriste Jean-Étienne-Marie Portalis, lors de sa présentation
devant le corps législatif : « Ce ne sont point les lois, c’est
la nature même qui a fait le lot de chacun des deux sexes.
La femme a besoin de protection, parce qu’elle est plus
faible ; l’homme est plus libre, parce qu’il est plus fort1. »
Dans une société qui manifeste de façon croissante le
souci de la différence biologique des sexes et des rôles
sociaux qui lui sont afférents – et jusqu’à atteindre l’obsession à la Belle Époque –, la venue au monde d’un enfant au
sexe irrégulier est une épreuve pour les parents et l’ensemble
de la famille2. Quand la malformation des organes génitaux est patente, il est difficile pour ceux qui accueillent
l’enfant d’échapper au tenace imaginaire culturel qui peut
quelquefois faire dériver ces êtres jugés mal conformés vers
l’image du monstre. Dans les projections parentales complexes en matière de représentation de soi et de filiation, un
tel nouveau-né surgit comme un hiatus d’autant plus délicat
à assumer que rien ne prédispose à son attente. Dans des
cas extrêmes, il arrive que le sentiment de l’altérité soit à ce
point insupportable pour les parents qu’il mène à l’exclusion radicale de la progéniture. En 1842, le docteur Thore
signale ainsi le cas d’un bébé ressemblant à un garçon sans
testicules déposé à l’hospice des enfants trouvés le lendemain
de sa naissance3.
1. 16 ventôse an XI, in Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, Videcoq, 1836, p. 178 du t. IX.
2. Le développement suivant s’appuie en partie sur les pages 87-93
de mon article « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et femmes en
famille dans la France du xixe siècle », Clio, histoire, femmes et sociétés,
no 34, 2011.
3. Dr Thore, « Observation d’hermaphrodisme féminin », Gazette médicale de Paris, 1846, série 3, no 1, p. 89. L’enfant décédant d’une pneumonie
une dizaine de jours après, une autopsie fut pratiquée qui révéla un utérus
et des ovaires.
256
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 256
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
Pourtant, dans la plupart des cas, les anomalies ne sont
pas assez saillantes pour frapper au premier coup d’œil
jeté sur les organes génitaux afin de connaître le sexe de
l’enfant, non plus que pour mériter trop de considération.
Les premiers, les médecins concèdent que la constitution
rudimentaire de l’appareil génital d’un bébé rend parfois
aléatoire sa lecture, sauf en cas de décès autorisant une
autopsie1. Or la plupart des matrones et sages-femmes aidant
à la délivrance des femmes disposent de savoirs empiriques
plutôt que d’une véritable formation obstétricale, qui ne les
prédisposent certes pas à aller au-delà des apparences d’un
sexe2. Ce sont pourtant bien sur elles, le plus souvent, que
les parents se reposent pour la déclaration du sexe, avec
un risque d’erreur non négligeable. D’autant que, dans les
campagnes, les chirurgiens ou les officiers de santé installés dans de petites communes ne sont guère plus avertis
en la matière que les sages-femmes3. Même dans les zones
urbaines où officient des docteurs plus qualifiés, il advient
que des réassignations de sexe, trop prématurées, soient
1. Voir Archives générales de médecine, 1845, série 4, no 9, p. 248 ;
Bulletin de la société anatomique de Paris, t. 12, janvier 1867, p. 21.
2. Sur les sages-femmes, voir Jacques Gélis, La Sage-femme ou le
médecin. Une nouvelle conception de la vie, Paris, Fayard, 1988 ; Scarlett
Beauvalet-Boutouyrie, Naître à l’hôpital au XIXe siècle, Paris, Belin, 1999 ;
Nathalie Sage-Pranchère, Mettre au monde. Sages-femmes et accouchées
en Corrèze au XIXe siècle, Tulle, Archives départementales de la Corrèze,
2007 ; Olivier Faure, « Les sages-femmes en France au xixe siècle : médiatrices de la nouveauté », Les Nouvelles Pratiques de santé, Paris, Belin, 2005,
p. 157-174.
3. Sur l’exercice de la médecine au xixe siècle, voir Jacques Léonard,
La Vie quotidienne du médecin de province au XIXe siècle, Hachette, 1977 ;
Les Médecins de l’ouest au XIXe siècle, Paris, Champion, 1978 ; La Médecine
entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981 et Olivier Faure, Les
Français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993 ; Histoire sociale
de la médecine (XVIIIe-XXe siècle), Paris, Anthropos, 1994.
257
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 257
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
prescrites à mauvais escient. Ainsi le 25 avril 1879, les époux
Couturat, tonnelier et lingère de leur état, sur la foi du
certificat d’un médecin objectant une méprise de la sagefemme, firent rectifier devant le tribunal de Provins le sexe
de leur petite Blanche-Louise, âgée de quatre mois1. Devenu
légalement Edmond, le garçon, établi à l’âge adulte comme
sellier, fut pourtant reconnu femme à vingt-quatre ans, à
la suite d’une intervention chirurgicale qui mit en évidence
deux ovaires2. Se revendiquant homme et par ailleurs marié
en tant que tel, il conserva cependant son sexe masculin
jusqu’à son décès en 1909.
Les réactions des accoucheuses devant une conformation anatomique insolite brouillent parfois le lien initial
entre parents et enfant. Certaines, même en cas de doute
sur le sexe déclaré à l’état civil, préfèrent d’ailleurs s’abstenir d’interférer plutôt que de jouer les Cassandre et de
heurter les parents3. D’autres, au contraire, plus instruites
à la fin du siècle, surtout en zone urbaine, et s’apercevant
de l’irrégularité du sexe même après la déclaration légale,
1. Acte de naissance à Provins le 28 décembre 1878, AD Seine-et-Marne
en ligne et jugement du tribunal civil de Provins, 25 avril 1879, AD Seineet-Marne/UP20811.
2. Le sexe d’Edmond, particulièrement incertain aux yeux du chirurgien,
fut débattu à la société de chirurgie avant que la découverte des ovaires ne
close la discussion pour tous. Dr Walther, « Anomalie génitale », Bulletins
et mémoires de la société de chirurgie, 8 et 15 octobre 1902, p. 938-944 et
p. 972-975. Edmond Couturat est désigné sous les initiales « E. X. » et il
est masqué sur la photographie où il figure nu. Acte de mariage d’Edmond
Couturat du 21 mai 1904 à Thiais et acte de décès du 23 novembre 1908 à
Thiais, AD Val-de-Marne/en ligne.
3. En Bavière, Catherine Hohmann passa ainsi les quarante-trois premières années de sa vie comme femme, ainsi déclarée à l’état civil parce que
la sage-femme avait cru inutile de prévenir les parents d’une anomalie de
ses organes génitaux, Dr Friedreih cité dans Archives générales de médecine,
1869, série 6, no 13, p. 361.
258
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 258
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
exhortent volontiers les parents à consulter un médecin,
avec des fortunes diverses1. Les médecins ne réussissent en
effet pas toujours à faire valoir leur point de vue à des
parents davantage enclins à s’en remettre à l’opinion de
la matrone : « Le peuple a plus de confiance en ce que lui
dit une bonne femme de sa condition qu’aux mémoires les
plus éloquents des plus habiles docteurs », regrettait déjà le
docteur Desfarges avant la révolution2.
Cette attitude perdure au xixe siècle, surtout dans les
campagnes. Le docteur Passot raconte ainsi qu’il accoucha,
en 1851, une Mme B. d’un enfant à la « bizarre conformation des organes génitaux » : son diagnostic, qui concluait
au sexe masculin, fut pris pour « une plaisanterie » par la
garde-couches et les parents qui déclarèrent une fille à l’état
civil, raconte-t-il, un rien vexé3. Dans le cas de Marie Chupin, bébé aux organes génitaux très peu développés que la
sage-femme hésite à déclarer fille, c’est le curé et non le
médecin que le père s’empresse de consulter. Mais il est vrai
que ce dernier, tisserand de profession, est aussi marguillier
de sa paroisse : le curé donne alors raison à la sage-femme
et la nouveau-née est déclarée fille à l’état civil le 12 février
1836. Passé ce moment de doute initial, les parents, non plus
1. Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Naître à l’hôpital…, op. cit., p. 132.
Dans son Annuaire des sages-femmes de Paris, paru entre 1876 et 1880, le
docteur Eugène de Verrier-de-Villers fait même figurer en annexe un modèle
de rapport « sur un cas d’hermaphrodisme tendant à l’annulation d’un
mariage », Paris, Aux bureaux de la Gazette obstétricale, 1888, p. 173. Je
remercie Nathalie Sage-Pranchère de m’avoir signalée cette référence. Le docteur Félix Passarini témoigne par exemple avoir été appelé par des parents
sur l’insistance de la sage-femme, « Pseudo-hermaphrodite androgynoïde »,
Nouveau Montpellier médical, 6, 1897, p. 354.
2. Mémoire de 1786 à la Société royale de médecine, cité par Nathalie
Sage-Pranchère, Mettre au monde…, op. cit., p. 93.
3. Dr Philippe Passot, « Observation d’hypospadias simulant un hermaphrodisme femel [sic] », La Gazette médicale de Lyon, 1851, t. 3, p. 99.
259
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 259
27/12/2019 15:02:51
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
que les frères et sœurs de Marie, ne remettront en cause le
sexe féminin de la petite dernière. On retrouve Marie Chupin une trentaine d’années plus tard, tisserande à Andrezé
(Maine-et-Loire). Le 14 septembre 1868, elle précipite un
enfant de trois ans dans un puits. Arrêtée, ses justifications, aggravées par son « caractère notoirement bizarre »
et « l’ambiguïté très singulière de son sexe », la conduisent
dès le 22 octobre de la même année à l’asile de SainteGemmes-sur-Loire. Reconnue homme par les médecins, elle/
il vécut ainsi jusqu’à sa mort à l’asile, le 19 janvier 1911.
Un rapport médical de 1888 la/le dit atteint de « folie triste
et de délire religieux », « faible d’esprit », mais capable de
travailler1. Profitant de son savoir-faire dans une activité
bien féminine qui a rythmé la première partie de sa vie, les
internes de l’asile emploient Marie Chupin comme homme
de ménage2.
Si, juridiquement, un enfant appartient davantage au
père qu’à la mère3, il n’en est pas de même culturellement,
surtout quand il s’agit d’enfants en bas âge et a fortiori
de nourrissons. Dans un xixe siècle qui célèbre à l’envi le
modèle de la « mère-éducatrice », il est d’usage que les pères
s’effacent pour laisser aux mères, éventuellement aidées par
une nourrice ou une domestique, le quotidien des soins prodigués aux enfants. Puissamment assimilées à leur spécificité
1. Dr Reverchon, « Étude médico-légale sur l’état mental du dénommé
Ch… », Annales médico-psychologiques, 1870, t. 4, p. 379 ; Dr Raffegeau,
Du rôle des anomalies congénitales des organes génitaux dans le développement de la folie chez l’homme, Paris, imp. Parent, 1884, p. 41 et AD Maineet-Loire, X/508.
2. Son état civil n’a pas été rectifié, mais l’acte de décès de l’asile mentionne que Marie Chupin est « fils de » René et Marie Chupin ; dossier
médical, archives CESAME-Saint-Gemmes-sur-Loire.
3. Rappelons que l’homme et époux possède à la fois la puissance maritale et la puissance paternelle dans le Code civil de 1804 (art. 213 et 373).
260
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 260
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
physiologique de gestation et à la finalité sociale de maternité
qu’elle induit, ce sont elles, aussi, qui portent l’essentiel du
poids de la déception quand le (et surtout la) nouveau-né.e
ne correspond pas aux désirs de la famille1. Le sentiment de
culpabilité ne peut que s’accroître quand leur progéniture
est désignée par l’accoucheuse ou par le médecin comme
un phénomène baroque. C’est le cas de Toinette Lefort lors
de la naissance, en 1799, de son quatrième enfant, MarieMadeleine, dont le sexe, les cuisses et les jambes sont couverts de poils. Elle attribue alors la villosité extraordinaire
de sa fille aux visites fréquentes rendues, lors de sa grossesse,
à l’ours blanc Martin qui faisait les beaux jours du public
de la ménagerie du jardin des Plantes à Paris2.
Depuis longtemps, cette croyance que « les marques et
difformités avec lesquelles les enfants viennent au jour,
sont les tristes effets de la fantaisie et de l’imagination
des mères » était très répandue, et pas seulement dans les
milieux populaires3. Le premier à la combattre avec force
1. Ce sont déjà les mères qui se sentent fautives de mettre au monde
une fille, quand c’est le garçon qui est socialement valorisé. Voir Gabrielle
Houbre, Histoire des mères et filles, Paris, La Martinière, 2006, p. 23-25.
2. Claude-Charles Pierquin de Gembloux, Réflexions sur un cas d’hermaphrodisme et d’hypospadias, Montpellier, Martel, 1823, p. 35-36. MarieMadeleine Lefort sera l’une des hermaphrodites les plus connues du milieu
médical mais aussi du public devant qui elle se donne à voir comme femme
à barbe en 1814. Le docteur Pierre-Augustin Béclard l’examine en 1815 et
la déclare femme, alors que Marie-Madeleine porte la moustache et a adopté
le costume masculin. Elle décède dans le dénuement, après avoir connu des
périodes plus fastes, à l’Hôtel-Dieu en 1864.
3. Jacques Auguste Blondel, Préface à sa Dissertation physique
sur la force de l’imagination des femmes enceintes sur le fœtus, Leyde,
1737 (éd. originale anglaise 1727). Évelyne Berriot-Salvadore souligne
qu’à la Renaissance, « la plupart des médecins et des philosophes naturalistes pensent aussi que les femmes peuvent engendrer des enfants
portant les stigmates de leur fantaisie déréglée », Un corps, un destin.
La femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Champion, 1993,
261
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 261
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
fut Jacques Auguste Blondel, médecin français installé à
Londres, qui lança avec sa brochure The Strength of Imagination in Pregnant Women Examined and the opinion
that marks and deformities in children arise from thence,
demonstrated to be a vulgar error une fameuse polémique
avec nombre de ses confrères1. Pourtant, bien que publié
en 1727, son mémoire et les idées novatrices qu’il défendait ne commencèrent à s’imposer que dans les premières
décennies du xixe siècle. Encore en 1826, Claude-Charles
Pierquin de Gembloux, docteur en médecine de la faculté
de Montpellier et membre de la société de médecine pratique de la même ville, est lui-même enclin à la superstition. Dans l’étude fort bien renseignée qu’il publie sur
Marie-Madeleine Lefort, il se demande jusqu’à quel point
la célèbre hermaphrodite a été victime des visites de sa
mère à l’ours Martin et note que « ce ne serait pas la première fois que de semblables monstruosités auraient été le
résultat d’une force analogue, et qu’elle eût forcé la nature
à transgresser ses lois2 ».
Même après l’affaiblissement de cette croyance, les
mères se rendent responsables des « imperfections » de leur
nouveau-né. Ainsi de Charlotte Guilland, mariée en 1846 à
un cultivateur savoyard du Montcel et qui met au monde,
entre 1848 et 1863, sept garçons parfaitement conformés
avant l’arrivée d’un huitième enfant en 1866, bien portant mais à qui « la matrone et les parents trouvaient bien
p. 132 et « Les conséquences les plus extrêmes de l’imagination débridée des femmes enceintes peuvent ainsi élucider l’existence de certains
monstres », p. 135.
1. Teunis Willem van Heiningen, « Sur l’imagination maternelle et le
bildungstrieb ou nisus formativus et la naissance des monstres », Histoire
des sciences médicales, t. XLV, no 3, 2011, p. 239-248.
2. Réflexions sur un cas d’hermaphrodisme…, op. cit., p. 43.
262
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 262
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
quelque singularité insolite dans la conformation1 ». Après
une vérification sommaire, le trio finit par conclure qu’il
s’agit d’une fille, déclarée comme telle à l’officier d’état civil
sous le prénom de Louise. Toutefois la mère, « humiliée
d’avoir engendré un enfant difforme », finit par le montrer
à trois médecins qui reconnaissent un cas d’hermaphrodisme
hypospade2. « Féminin » est donc rayé de l’acte de naissance
pour être remplacé par « masculin » et le « e » de Louise
gratté pour laisser place à « Louis »3. Le médecin qui revoit
à plusieurs reprises l’enfant jusqu’en 1869, s’en tient au
« produit anormal », à « l’accident tératologique » – l’on
se demande s’il a utilisé pareilles expressions en s’adressant
à la mère – et ne voit aucune possibilité d’amélioration
chirurgicale : l’enfant sera condamné, lors de la miction, à
« s’accroupir pour ne pas souiller ses vêtements4 », posture
honteuse aussi bien pour le garçon que pour ses parents et
surtout son père.
Des révélations parfois tardives
La conformation singulière d’un sexe passe toutefois
souvent inaperçue à la naissance pour ne se révéler que
plus tard, lors de l’enfance, de l’adolescence, voire de l’âge
1. Dr Dardel, « Hypospadias simulant l’hermaphrodisme », Lyon médical, 1869, t. 2, p. 394.
2. Dr Dardel, Id. L’hypospadias renvoie aux pénis mal constitués et
dotés d’un urètre défectueux.
3. Acte de naissance de Louis Guilland le 18 avril 1866 à Montcel, état
civil en ligne, AD Savoie.
4. Dr Dardel, « Hypospadias… », op. cit., p. 396.
263
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 263
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
adulte, à un moment où les liens maternels et familiaux se
sont tissés à partir d’une identité de sexe donnée. Dans neuf
cas d’« erreurs de sexe » sur dix, cette identité a été primitivement interprétée comme féminine, en raison de la petitesse
de la verge, d’un urètre défectueux, et/ou de la migration
incomplète de testicules – retenus dans l’aine –, etc.5. Or, à
l’image d’Alexina Barbin, les filles, bien plus que les garçons,
sont élevées dans la méconnaissance de leur corps, tout particulièrement de leur appareil génital et peuvent rarement
compter sur leur mère pour les éclairer. Car les femmes,
déjà victimes d’une pédagogie du non-dit, du subterfuge et
de la contrainte pour tout ce qui relève de la sexualité, sont
totalement désarmées lorsqu’elles se rendent compte – ce
qui est loin d’être toujours le cas – du caractère inusuel du
sexe de leur enfant. Quelques-unes se résolvent à consulter,
comme cette mère qui s’inquiète auprès du docteur Lagneau
de savoir s’il est à propos de placer sa fille de neuf ans dans
un pensionnat féminin alors qu’elle a décelé une conformation insolite de ses organes génitaux6. Mais beaucoup, sous
l’emprise de la culpabilité, de la honte, de l’insouciance
ou du fatalisme, gardent pour elles leurs doutes, du moins
dans un premier temps7. Si forte est aux yeux des femmes
l’association sexualité-souillure-péché, qu’elles peuvent faire
peser sur le sexe de leur enfant une lourde chape de plomb.
C’est encore plus vrai quand il s’agit de leurs filles, qu’elles
5. Sur un échantillon de 58 « erreurs de sexe » récoltés au xixe siècle,
53 considérés hommes avaient été déclarés filles à l’état civil, pour seulement
5 hommes reconnus par la suite comme étant des femmes.
6. « Sur deux cas d’hermaphrodisme », Bulletins de l’Académie nationale de médecine, série 3, t. 33, 1895, p. 416. Le docteur Lagneau trouvera
un testicule à la fillette, mais ne dit rien de sa réaction ni de celle de sa mère.
7. C’est l’histoire, entre autres, de Joseph Marzo racontée par le
Dr Louis de Crecchio, « Apparences viriles chez une femme », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1866, série 2, no 25, p. 184.
264
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 264
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
élèvent comme des « oies blanches », quand bien même les
médecins les incitent à leur dispenser une éducation sexuelle
bien ordonnée1.
Il faut parfois l’intervention inopinée d’un praticien,
pour que les mères, pressées de questions, se résolvent à
lever un coin du voile. Officiant à l’Hôtel-Dieu de Paris,
François Gueneau de Mussy s’est ainsi trouvé confronté,
en 1848, à une mère lui amenant en consultation sa fille
de onze ans, malade. Étonné par l’aspect masculin de la
fillette et supposant une malformation, il s’enquiert si elle
« ne présent[e] rien de particulier » et s’entend répondre
par la mère, rougissante, « qu’il y [a] dans la conformation
de sa fille quelque chose d’extraordinaire, mais jusqu’alors
elle [a] conservé à cet égard le secret le plus absolu ».
C’est sur ses instances que la mère lui laisse pratiquer un
examen approfondi de la fillette, en qui il reconnaît un
garçon2. En 1864, son confrère Potier-Duplessy se montre
plus expéditif. Médecin militaire à Sidi-bel-Abbès, ville coloniale fortifiée depuis une quinzaine d’années et abritant des
populations civiles, il eut à soigner, avec son adjoint, une
certaine Anastasie Charpentier, jeune fille de vingt-et-un ans
en proie à une fièvre intermittente. Frappés par sa physionomie masculine, ils expertisent son sexe en présence de sa
mère – précaution courante pour un examen gynécologique
qui ne peut que heurter la pudeur féminine3. Ils obtiennent
alors la confession des deux femmes, qui avaient conservé
1. Gabrielle Houbre, Histoire des mères…, op. cit., p. 113-136.
2. Cité par Basile Poppesco, « Hermaphrodisme apparent chez le sexe
masculin », De l’hermaphrodisme aux points de vue médico-légal et scientifique, Paris, Rey, 1874, p. 43.
3. Anne Carol, « L’examen gynécologique en France, xviiie-xixe siècles :
techniques et usages », in Les Nouvelles Pratiques de santé, Paris, Belin,
2005, p. 63.
265
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 265
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
par-devers elles le même secret sans le partager : « Dès
l’âge de deux ans, sa mère s’aperçut que ses organes sexuels
n’étaient pas régulièrement conformés, ce qu’elle reconnut
elle-même plus tard en examinant sa petite sœur ; mais,
non plus que sa mère, elle ne fit part de sa découverte à
personne1. » Constatant d’une part, que leur patiente était
un homme et, de l’autre, que ce dernier était impropre
au service militaire, les médecins ont cru bon d’« informer
l’autorité municipale de ce fait insolite » afin que l’état civil
d’Anastasie soit rectifié. On ne sait pas s’ils avaient reçu le
consentement de la jeune femme, majeure, ou s’ils s’étaient
affranchis du secret professionnel. Toujours est-il que vingt
ans plus tard, en dépit de leurs exhortations, Anastasie a
conservé son sexe juridico-social féminin2.
En 1879, le docteur Ernest Martin est lui aussi sollicité
par une mère pour ses deux filles âgées de dix-sept ans
pour l’aînée, de quatorze pour la cadette3. Il reconnaît en
elles deux hermaphrodites mâles et conseille sans hésitation de troquer les robes contre « des vêtements masculins
1. Recueil de mémoires de médecine, de chirurgie et de pharmacie militaires, Paris, Victor Rozier, 1867, p. 433.
2. En témoigne cette petite annonce parue dans L’Avenir de Bel Abbès
le 21 septembre 1889 : « Madame Veuve Petit a l’honneur d’informer le
public qu’elle ne reconnaît aucune des dettes ou opérations commerciales
que pourrait contracter sa sœur aînée Anastasie Charpentier ». Anastasie,
née en 1843, est l’aînée des cinq filles qu’eurent Jean-Baptiste et Catherine
Charpentier. Cultivateurs originaires de Voisey, dans la Haute-Marne, ils
s’installent au début des années 1860 en Algérie et exploitent une ferme dans
le Thessalah. En 1889, seules Anastasie, célibataire, et sa sœur Julie Militine,
née en 1847 et veuve de Claude Petit, sont encore en vie. AD Haute-Marne/
État civil et recensements en ligne et AN d’outre-mer/Algérie/Sidi-Bel-Abbès
et Tessala/État civil en ligne.
3. Augustine Agathe et Augustine Henriette, nées à Maillezais (Vendée)
en 1862 et 1865, d’Honoré Baudry, cultivateur et de Marie Métayer, cultivatrice, AD Vendée/État civil en ligne.
266
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 266
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
appropriés à leur véritable sexe1 ». Il attire particulièrement
l’attention de la mère sur la métamorphose physique avancée de l’aînée : « les attributs intrinsèques de la masculinité
étaient déjà assez marqués pour que, dans un temps très
prochain, ils attirassent l’attention publique ». Mais s’il note
que la voix, la barbe et la démarche virilisent AugustineAgathe Baudry, il reconnaît que ses « penchants et [s]es
habitudes » ne connaissent pas la même évolution. Il insiste
pourtant pour que cette dernière change de sexe social, bien
que, l’ayant diagnostiqué impuissant, « il devra renoncer à
se marier jamais, sous peine de s’exposer à une demande
en séparation de corps, que légitimera une monstruosité
notoire ». Pourtant, la mère ni les deux sœurs n’écouteront
les avis du médecin et, en 1891, on trouve réunies, après
le décès du père, la veuve et ses deux filles toujours célibataires, toutes trois journalières, Augustine ayant même été
élève sage-femme à Angers2.
Un père, fût-il médecin, prend garde de s’immiscer entre
sa fille et son épouse sur une question aussi embarrassante,
comme le raconte le docteur Terrillon, chirurgien à la Salpêtrière, dans un numéro du Praticien daté d’août 18863.
1. Dr Ernest Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à
nos jours, Paris, Reinwald, 1880, p. 200-201.
2. La succession d’Honoré Baudry, décédé le 15 septembre 1890,
mais enregistrée le 10 mars 1891, indique qu’il laisse un peu de biens à
sa femme en usufruit, puis à ses deux filles : Augustine dite Léonie, élève
sage-femme à Angers, et Henriette qui demeure avec sa mère à Maillezais,
AD Vendée/2Q6117. Le recensement de population de 1891 est le dernier où
figurent les trois femmes, on ne les trouve plus à Maillezais en 1896, 1901
et 1906, AD Vendée/en ligne.
3. Terrillon ne révèle pas l’identité de sa patiente, mais j’ai pu recouper les informations de son article avec celles fournies par les publications,
tout aussi anonymes, des docteurs Descoust (« Sur un cas d’hermaphrodisme », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 3, no 16,
1886, p. 87-90) et Brouardel (Cours de médecine légale. Le Mariage, nullité,
267
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 267
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
Un de ses collègues de Nantes, Stanislas-Adam Destez,
nourrit quelques doutes sur le sexe de sa fille en voyant
la barbe poindre sur son visage vers sa seizième année ; il
se tourne vers sa femme mais ne peut « tirer aucun profit
des renseignements qu’elle lui fournit1 ». Homme et père
davantage que médecin en l’occasion, il préfère rester dans
l’incertitude plutôt que de sonder sa fille ou de l’entraîner à consulter. Cette conduite s’explique grandement par
le caractère scabreux que revêtirait une telle investigation
gynécologique, effectuée par un père sur sa fille adolescente,
supposée vierge de surcroît. Car même si la pratique se développe dans la seconde moitié du siècle, ce face-à-face parfaitement incongru entre un homme et une femme demeure
embarrassant et délicat pour les deux principaux protagonistes, et plus encore pour celle qui subit une intrusion
offensante. Cela en dépit des dispositions habituellement
prises pour ménager la pudeur féminine, telles le recours
aux jupes ou à du linge pour couvrir le bas-ventre, ainsi
que la codification millimétrée de la gestuelle médicale2.
Mais, raconte a posteriori Descoust, professeur de médecine légale à la faculté de Paris, cinq années ayant passé,
la jeune fille eut l’occasion de partager le lit d’une de ses
amies : « ce contact la troubla et produisit en elle une telle
modification que son père s’en aperçut3 ». L’extraordinaire
divorce, grossesse, accouchement, Paris, Baillière, 1900, p. 29 et 369-373) et
d’identifier Nathalie Amélie Joséphine Destez, née à Cuba en 1865.
1. Dr Terrillon, « De l’hermaphrodisme », Le Praticien, août 1886,
p. 388.
2. Anne Carol, « L’examen gynécologique… », op. cit., p. 51-66 et Sylvie Arnaud-Lesot, « Pratique médicale et pudeur féminine au xixe siècle »,
Histoire des sciences médicales, t. XXXVIII, no 2, 2004, p. 207-218.
3. « Pseudo-hermaphrodisme masculin », Annales d’hygiène publique et
de médecine légale, série 4, no 5, p. 277. Descoust s’exprime dans le cadre
d’une discussion à la société de médecine légale.
268
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 268
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
et l’urgence de la situation décident alors le docteur Destez à examiner lui-même sa fille avant de la confier à ses
collègues parisiens Terrillon, Descoust et Brouardel qui,
tous, reconnaissent le sexe masculin. Le père réagit à ce
résultat en procédant à un changement d’état civil, au
grand dam de Terrillon qui pensait que « remettre dans
la circulation masculine un être ainsi constitué [n’était]
nullement utile1 ». Le 6 janvier 1887, Nathalie Amélie
Joséphine devient donc Albert et prend l’état d’employé
de commerce puis de négociant. Il épouse le 23 octobre
1919, à Paris, Julie Ernestine Ciron, fille d’un cultivateur.
Installé à Nantes, le couple demeure uni jusqu’au décès
de l’épouse en 1937. Albert lui survit dix ans et meurt à
82 ans dans l’aisance2.
L’attitude de Terrillon opposé à la réassignation de sexe
est rare au xixe siècle, où la grande majorité du corps
médical se déclare au contraire en sa faveur. Les chirurgiens Tuffier et Lapointe, par exemple, n’y voient que des
avantages, surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant encore dans
les prémices de la socialisation : c’est « dans son propre
intérêt comme dans celui des tiers. Le médecin remplira
donc son devoir en éclairant les parents sur la confusion
qu’ils ont commise en les engageant à réclamer au plus tôt
la rectification d’état civil3 ». Les médecins n’ont cependant
que leur force de conviction pour persuader les parents de
recourir à la justice afin de modifier l’identité de sexe de
1. Dr Terrillon, « De l’hermaphrodisme », op. cit., p. 389. La rectification de sexe est prononcée par la douzième chambre du tribunal civil de
Paris, AD Seine/DU5/714.
2. Succession du 28 septembre 1960, AD Loire-Atlantique/3Q16/5911.
3. Drs Théodore Tuffier et André Lapointe, « L’hermaphrodisme, ses
variétés et ses conséquences pour la pratique médicale », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, 1911, t. 16, p. 260.
269
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 269
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
leur enfant, et leur autorité professionnelle n’emporte pas
toujours la décision1. Car la mission n’est pas toujours aisée
à remplir auprès de parents bouleversés par une révélation
synonyme de révolution familiale. L’équilibre des liens et
des affects intrafamiliaux en est forcément ébranlé : le père
et la mère, atteints de plein fouet dans l’évidence de leur
paternité et de leur maternité, sont conduits à moduler le
regard porté sur leur enfant quand bien même l’attachement qu’ils lui portent demeure ; les autres membres de
la famille ne peuvent être que déstabilisés, pour le moins,
par une rectification de sexe dont le corollaire immédiat
est une modification radicale du statut social. Certains
parents n’acceptent donc pas une telle mutation sexuelle.
Les parents d’un petit Georges de sept ans, chez qui le docteur Bégouin a détecté une erreur de sexe, se refusent par
exemple à en faire une fille à l’état civil2 : peut-être l’éventualité de troquer le sexe « fort » contre le sexe « faible »,
avec des perspectives d’avenir moindres socialement, a-t-elle
joué dans leur décision de faire de la révélation du médecin
un secret de famille.
Mais cette expectative ne peut expliquer à elle seule la
volonté de perpétuer l’identité originelle de l’enfant, et ce
quelle que soit la pression pouvant être exercée par des
médecins la jugeant erronée. Ainsi d’Estelle-Émilie Gautier, douze ans, remarquée une première fois par le médecin de la maison d’arrêt Saint-Lazare, où elle est incarcérée
pour vagabondage, comme un « cas remarquable de vice
1. Rappelons qu’ils sont tenus au secret professionnel et passibles d’un
à six mois de prison, ainsi que d’une amende de cent à cinq cents francs, en
cas de manquement à ce devoir (art. 378 du Code pénal de 1810).
2. Dr Paul Bégouin, « Pseudo-hermaphrodisme masculin externe »,
Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, Paris, Masson, 1909,
p. 184.
270
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 270
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
de conformation des organes génito-urinaires1 ». La fillette est ensuite observée par plusieurs praticiens jusqu’à
ce que Costilhes, médecin-adjoint de la prison, dans une
communication devant la société de médecine de Paris en
novembre 1853, la déclare de sexe masculin et hypospade et
préconise, sans succès, de l’enregistrer comme garçon à l’état
civil2. Cinq mois plus tard, le docteur Loir, à l’affût des cas
d’erreur de sexe, relate en effet qu’Estelle-Émilie est encore
considérée comme fille par ses parents et qu’elle continue
à porter des vêtements féminins3. On ne peut déterminer ce
qui emporta la décision de la famille. Le père, cordonnier,
et la mère vivant très modestement dans une seule pièce à
feu avec leurs quatre enfants4, auraient pu craindre d’avoir
à débourser quelque argent pour mener à bien la procédure
juridique. Ils auraient alors été laissés dans l’ignorance de la
récente loi du 10 décembre 1850 qui, tout en faisant obligation au ministère public de poursuivre d’office les jugements
de rectification d’état civil (article 3), instaure également la
gratuité des actes (article 4). Le procureur n’aurait donc pas
été non plus prévenu de l’action à mener. Estelle-Émilie, qui
s’est « obstin[é]e à garder un silence absolu » à toutes les
questions du docteur Costilhes – lequel déclare s’être gardé
1. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », Revue médicale française et
étrangère, 1853, t. 2 (juillet-décembre), p. 623. Estelle-Émilie Gautier, née le
3 janvier 1842 à La Villette, de Marie Anne Dufust et de Constant Gautier,
AD Paris/État civil reconstitué.
2. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », op. cit., p. 622-627. La présentation de Costilhes, et la discussion qui s’ensuivit, sont rappelées près
de trente-cinq ans plus tard par Moreau de Tours à la société médicopsychologique, séance du 28 mars 1887, Annales médico-psychologiques,
no 6, 1887, p. 54-56.
3. Des sexes en matière d’état civil, op. cit., p. 18.
4. Au quatrième étage du 217, rue Saint-Maur, pour un loyer de 130 F,
AD Paris/D1P4 1042.
271
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 271
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
par « égard à son adolescence » de « pousser trop loin »
ses « investigations » –, ne semble pas avoir manifesté la
moindre velléité de changement de sexe1.
Les parents se sont montrés moins laconiques en révélant
avoir eu une première fille, décédée peu après sa naissance,
qui présentait la même conformation qu’Estelle-Émilie et en
renseignant Costilhes sur la prédilection de leur fille pour le
sexe féminin2. Loir, pour qui « tout dans son habitude extérieure comme dans sa conformation indique la virilité », note
également que la fillette ne sera peut-être « rendue à son état
civil véritable qu’à l’occasion de son mariage », ce qui ne sera
pas le cas puisqu’elle épouse en 1864 Jean Boussaton, avec qui
elle tient un négoce de vin3. Dans l’intervalle, Estelle-Émilie
est présentée par le docteur Dufour à la société anatomique
de Paris : c’est alors une jeune fille de quatorze ans, de petite
taille, très brune, dotée d’une voix plutôt douce, de « traits
durs, mais cependant ayant l’expression féminine4 ». Cette
fois, le médecin décrit des « caractères extérieurs mixtes »
1. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », op. cit., p. 625.
2. Loir précise que, d’après l’acte de naissance, l’enfant serait né le
15 août 1840 et mort trois heures plus tard, non sans avoir été présenté à
la mairie pour son enregistrement et à l’église pour son baptême, Des sexes
en matière d’état civil, op. cit., note 1 p. 10. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », op. cit., p. 623 et 626.
3. Des sexes en matière d’état civil, op. cit., p. 18. Acte de mariage du
25 octobre 1864, les deux époux signent, AD Paris/État civil en ligne. À la
mort de son mari, en 1875, la veuve se retrouve dans une situation financière
précaire. Elle décide alors de se faire rémunérer pour montrer ses organes
génitaux à des hommes fortunés ou pour dispenser des services sexuels plus
aboutis, voir mon article « Madame Gautier, visible les mardis, mercredis,
jeudis et vendredis, de midi à 6 heures », in Gabrielle Houbre, Isolde Pludermacher, Marie Robert (dir.), Prostitutions. Des représentations aveuglantes,
Paris, Musée d’Orsay/Flammarion, 2015, p. 115-121.
4. « Note sur un sujet atteint d’un vice de conformation des organes
génitaux externes », Bulletin de la société anatomique de Paris, 1856,
2e série, t. 1, p. 262-264 et p. 527-528.
272
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 272
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
mais plus proches du sexe féminin et classe donc EstelleÉmilie parmi les hermaphrodites femelles1. Dufour, comme
nombre de ses confrères au xixe siècle, appuie également
son diagnostic sur les orientations sexuelles de sa patiente
qui, « interrogée à plusieurs reprises sur ce point délicat »,
a toujours affirmé « que ses désirs étaient pour les hommes,
et qu’eux seuls lui faisaient éprouver des sensations voluptueuses2 ». Ce qui est perçu comme une hétérosexualité de
bon aloi renforce la présomption de féminité, confirmée in
fine par l’arrivée des premières règles de la jeune fille peu
de temps après sa présentation au sein de la société3. En
l’espace de trois ans, Estelle-Émilie libère au moins partiellement sa parole face aux interrogatoires indiscrets et répétés
des médecins. Pourtant, aucun des trois qui lui ont consacré
quelques pages ne semble s’être soucié du sentiment de celle
qui est pourtant la principale intéressée.
En cela, ils sont représentatifs de la plupart de leurs
confrères, qui ne rapportent généralement rien ou peu de
l’état d’esprit de leurs jeunes patient.e.s, même quand ils/
elles sont en âge de l’exprimer. Ce silence montre à quel
point l’intégrité de l’individu hermaphrodite et son avenir
sont soumis aux intérêts socio-familiaux. C’est par exemple
l’expérience que va connaître une jeune fille de la bonne
bourgeoisie tourangelle, âgée de douze ans en 1900. Sa mère
s’étant aperçue, lors de « soins intimes » qu’elle lui donnait,
de « quelque chose d’anormal », résolut avec son époux de la
faire examiner par le docteur Barnsby, sans vouloir s’expliquer plus en avant sur le « quelque chose d’anormal4 ». Le
1. Ibid., p. 528.
2. Ibid., p. 264.
3. Ibid., p. 528.
4. Dr Samuel Pozzi, « Sur une observation de M. le Dr Barnsby (de Tours)
intitulée : “Pseudo-hermaphrodisme par hypospadias périnéo-scrotal” »,
273
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 273
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
médecin parvient rapidement à la conclusion que la jeune
fille est en fait un « hypospade mâle, élevé en femme par
erreur de sexe » et « avou[e] à la famille la triste vérité »
en plongeant les parents dans un « profond chagrin ». La
mère confie alors au médecin sa « joie immense » d’avoir mis
au monde une fille après deux fils parfaitement constitués,
son plaisir d’« attirer chez elle de bonne heure quantité de
fillettes auprès de la sienne, très intelligente et excellente
musicienne », mais aussi toutes ses « angoisses » depuis près
d’un an où elle constate le changement physique (moustache, voix masculine) et l’« allure bizarre » de sa fille qui
cesse ses prévenances auprès d’elle, abdique toute coquetterie
et se prend d’une « tendresse exagérée » pour une de ses
camarades avec laquelle « elle cherche à s’enfermer sous
le moindre prétexte »… Après plus d’un an de désarroi à
la pensée de voir leur fille muer socialement en garçon,
M et Mme R. recontactent le docteur Barnsby qui prend le
soin de vérifier son diagnostic auprès des docteurs Pozzi et
Brouardel, deux spécialistes de l’hermaphrodisme. Dès lors,
les parents se résignent à la rectification de sexe à l’état civil.
Barnsby souligne toutefois que la « peine [du père] était
grande à la pensée que son enfant serait forcé de mettre
culotte bas chaque fois qu’il urinerait », réflexion traduisant bien la portée symbolique de la posture masculine en
la matière dans l’affirmation de la virilité. Sensible à cette
« unique préoccupation » manifestée par M R., qui semble
fort gêné dans sa quête de réappropriation paternelle de
son impromptu garçon, le docteur Barnsby se lance dans
une série de quatre opérations chirurgicales qu’il qualifie
lui-même de « difficiles ». Se succédant entre 1903 et 1906,
Bulletins et mémoires de la société de chirurgie de Paris, 1906, t. 32,
p. 1103-1108.
274
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 274
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
elles lui permettent de « donner au père et au malade cette
grande joie : la réfection d’un urètre masculin ». C’est là
l’unique référence à l’état d’esprit de celle qui s’accommode
de la perspective de devenir garçon et qui semble avoir déjà
adopté une des attitudes emblématiques de son nouveau
sexe social. Barnsby conclut en effet sur « l’effort » qu’il a
consenti « pour obliger ce père à transformer cette pseudofille en garçon » et sa fierté d’avoir contribué à la construction de cette identité masculine : « Certes ce pauvre garçon
ne sera très probablement jamais apte au mariage. Mais il
aura au moins, grâce au bistouri, cette satisfaction d’uriner
comme un homme. » L’enfant aura donc subi quatre interventions sur son appareil génital, non pas pour établir sa
fonction de reproduction, mais pour simplement lui assurer
la posture virile de miction. On comprend bien ici à quel
point cette dernière entre dans le façonnage symbolique du
sexe masculin, paternel aussi bien que filial.
À la même époque mais dans le Sud de la France, le
docteur Mossé annonce à Eugénie, seize ans, et à ses parents
qui l’accompagnent, qu’elle est un garçon1. Il ne s’agit pas
d’une découverte à proprement parler, puisque l’ambiguïté
de son sexe à la naissance avait nécessité un double examen
médical avant qu’elle soit déclarée fille. Habitant la campagne, la fillette connaît alors une existence comparable à
celle de toutes ses camarades, fréquente l’école des filles et
accomplit sa première communion. C’est, avec l’arrivée de la
puberté, « certaines particularités et l’absence des règles [qui]
réveillèrent les incertitudes des parents ». Le père prend alors
conseil auprès d’un magistrat qui l’engage à consulter un
1. Cas du docteur Mossé, présenté à la société de médecine de Toulouse
en juillet 1900, repris par Petre Gatcheff, Pseudo-hermaphrodisme et erreur
de personne, thèse de médecine, Toulouse, 1901, p. 59-65.
275
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 275
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
médecin de la faculté de Toulouse. Mossé trouve un testicule
en cours de migration et pense qu’une opération suffira à
remédier à la malformation. Il conclut sans hésiter au sexe
masculin, entraîne fille et parents à assumer la nouvelle et à
songer à la rectification de l’état civil. « Le père de Mlle Eugénie X. et le sujet lui-même acceptèrent assez bien mon affirmation et, le premier moment de surprise passé, envisagèrent
résolument les conséquences de cet état de choses », rapporte
alors le médecin. Cette réaction est sans doute à interpréter
en fonction de la promotion sociale que représente l’accès au
sexe masculin, avant tout en termes économiques et culturels1.
Virile dans la façon de chasser l’émotion par la réflexion,
elle contraste avec celle de la mère, « beaucoup plus attristée », ancrée dans l’effusion et la crainte. Rendue selon toute
vraisemblance plus proche de sa fille par leur déclinaison du
modèle social et culturel de la relation mère-fille, elle « versa
des larmes » et s’inquiéta « que les braves gens de son village
fussent tentés de voir un sujet de dérision dans l’erreur, une
fois divulguée ». La pensée de l’exposition crue d’un dysfonctionnement sexuel qui met en cause les parents aussi bien que
leur enfant, semble prendre rapidement le pas sur le choc
occasionné par la prompte conversion de sa fille en garçon.
Pour tenter d’y couper court, le « nouveau fils » est envoyé
à Paris « afin de lui faire prendre les habits de son sexe, et
de faire pratiquer l’opération loin de l’endroit où il habite2 ».
Ce réflexe de délocalisation, surtout vers la capitale, capable
d’abriter bien des mystères, est fréquent. En règle générale,
1. Elle fait songer à celle rapportée par Alexina Barbin dans son autobiographie, à l’instant où elle annonce son prochain changement de sexe à
Victor Bonnamy de Bellefontaine : « Stupéfait d’abord, il envisagea la situation avec plus de calme, calculant aussi qu’elle pouvait me donner dans
l’avenir une position plus avantageuse », voir supra Mes souvenirs.
2. Petre Gatcheff, Pseudo-hermaphrodisme…, op. cit., p. 65.
276
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 276
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
les parents tentent de préserver leur enfant et toute la famille
d’une publicité potentiellement sulfureuse et la presse ne livre
souvent que des échos, souvent anonymisés, des « erreurs
de sexe » aboutissant à une réassignation de sexe. Lorsqu’il
s’agit d’adultes qui ont derrière eux un parcours d’homme
ou de femme bien établi, les journalistes saisissent volontiers
l’occasion de raconter le « pittoresque » de la révolution de
sexe mais surtout de genre à laquelle donne lieu un diagnostic
de sexe erroné. L’histoire de Renée Léonie Gautherot qui présente dans sa première partie quelques similitudes avec celle
d’Alexina Barbin, près de cinquante années après, est sans
aucun doute celle qui attira le plus l’attention publique1. Le
Matin, l’un des quotidiens d’avant-guerre à plus fort tirage, lui
consacre notamment deux reportages à la une des 25 janvier
et 3 mai 1907. Le premier, qui conduit le journaliste dans le
Dijonnais, est affublé d’un titre à sensation – « Erreur de sexe.
L’homme-femme » – et d’un cliché où l’héroïne malgré elle
pose avec les habits de femme qu’elle s’apprête à quitter. Le
second retrouve René réfugié à Paris, là encore pour échapper
à une notoriété trop intrusive : le reporter, qui escomptait une
photographie en habits d’homme cette fois, s’est vu éconduire
sèchement « par l’oncle, un homme terrible2 ». D’après ce
1. En témoignent les nombreux échos ou articles dans la presse régionale (Le Petit Courrier de Bar-sur-Seine, 22 janvier 1907 ; L’Écho nogentais,
24 janvier 1907 ; La Petite Gironde, 27 janvier 1907) et nationale (La Lanterne, 23 janvier 1907 ; La Petite République, 25 janvier 1907 ; Le Matin,
25 janvier et 3 mai 1907 ; L’Aurore, 26 janvier 1907 ; Le Temps, 26 janvier
1907 ; La République française, 28 janvier 1907 ; Le Rappel, 30 janvier
et 29 avril 1907 ; Le Radical, 3 avril 1907 ; Le XIXe siècle, 29 avril 1907 ;
L’Humanité, 17 décembre 1908). Elle a été l’occasion d’un échange avec le
docteur Henri Duboc et avec le docteur Matthieu Peycelon (université de
Paris), qui m’a donné son point de vue documenté d’urologue et de chirurgien : qu’ils soient ici tous les deux remerciés.
2. « René Gautherot a quitté la province, où la malignité avait beau jeu
de s’évertuer à ses dépens et lui rendait la vie impossible », écrit le journaliste
277
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 277
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
journaliste, la sage-femme et les matrones ont longuement
supputé le sexe du bébé lorsqu’il vint au monde le 16 septembre 1886 et, d’après celui de La République française,
c’est le père de l’enfant qui souhaita l’inscription d’une fille
à l’état civil plutôt que d’un garçon1. Par la suite, personne
ne trouve rien à redire sur le développement de leur fillette.
Les parents, respectivement charron et modiste, appartiennent à un milieu modeste, mais ils disposent d’assez
de ressources pour offrir à leur fille unique une éducation
soignée, aussi Renée peut-elle pratiquer le violon, la photographie et la bicyclette2. À l’âge de 19 ans, elle décide de
devenir sage-femme, à la satisfaction de sa famille. En 1905,
elle intègre comme aspirante sage-femme l’École départementale d’accouchement de Dijon et, le 13 novembre de
la même année, elle est admise à suivre une scolarité pour
l’année 1905-1906 avec onze autres jeunes filles3. Une lettre
anonyme adressée en janvier 1906 à la directrice de l’établissement met fin à ce beau parcours : Renée y est dénoncée
pour n’avoir que les apparences de son sexe et pour entretenir une relation ambiguë avec une de ses camarades de
dortoir. Sommée de laisser l’un des médecins l’examiner,
elle est reconnue comme homme, renvoyée dans ses foyers
et priée de régulariser sa mue sexuelle, ce qui est fait devant
le tribunal civil de Semur-en-Auxois le 26 février 19074. Ses
à propos d’une situation que son reportage a très largement provoquée, Le
Matin, 3 mai 1907.
1. Le Matin, 25 janvier 1907 et La République française, 28 janvier
1907.
2. Contrat de mariage d’Alexis Gautherot et de Virginie Debille, 23 janvier 1882, AD Côte-d’Or, 4E114/230.
3. Elle y est interne aux frais du département, dossier individuel, AD
Côte-d’Or, M7/nIII/15.
4. Les magistrats ont pris en compte un rapport d’expertise du docteur
Simon Adrien, en date du 12 février 1907, détaillant que « le sujet est pourvu
278
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 278
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
parents, exaspérés de l’agitation médiatique orchestrée par
Le Matin de Paris, l’envoient chez une tante à Paris où René
devient garçon de laboratoire dans une pharmacie. Dans
l’année de ses 20 ans, il est rattrapé par la conscription et
doit se présenter devant le conseil de révision militaire en
avril 1907. Le reporter du Matin le décrit pudique et rougissant à l’instant de se dévêtir devant les autorités militaires et
médicales qui le considèrent avec « une attention narquoise,
un peu comme un phénomène », mais qui le réforment pour
« faiblesse générale de constitution1 ».
L’armée, gardienne attitrée de la virilité, a en effet longtemps veillé à préserver l’intégrité de l’appareil génital masculin de chacun de ses soldats en exemptant tous les porteurs de
« vices de conformation (hermaphrodisme, absence ou perte
totale de pénis) » selon l’Instruction militaire du 27 février
1877. En 1890 cependant, soit volonté de diminuer le nombre
des réformés dans la perspective de la revanche contre l’Allemagne, soit conception moins rigoriste de la virilité, le règlement est adouci et stipule désormais que « la perte d’un seul
testicule ne suffit plus pour légitimer l’exemption2 ». D’après
le docteur Gustave Lagneau, les conseils de révision révéleraient 5 ‰ hommes atteints de malformation génito-urinaire,
fréquence qu’il juge relativement élevée devant l’Académie
d’une verge et de deux testicules dont l’un (le gauche) n’est pas descendu
dans la bourse correspondante et est encore retenu dans l’anneau inguinal.
Le sujet en question appartient donc au sexe masculin mais il est atteint
d’une malformation congénitale appelée hypospadias », avant de préciser
que « cette malformation a pu d’autant plus facilement induire les parents
en erreur sur le sexe de leur enfant que la verge est aujourd’hui encore très
petite et qu’au moment de la naissance elle devait être tout à fait rudimentaire », AD Côte-d’Or, UX/BH/83 (expertise) et UX/BE/50 (jugement).
1. Le Matin, 3 mai 1907.
2. Dr Duponchel, Traité de médecine légale militaire, Paris, Doin, 1890,
p. 116
279
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 279
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les deux vies d’Abel Barbin
de médecine, le 16 avril 18951. René Gautherot se « console
aisément » de ne pas être appelé sous les drapeaux et parle
encore « avec une petite larme dans la voix de sa condition
passée », relève le reporter du Matin.
En 1909, on retrouve le jeune homme dans son pays où,
devenu postier, il épouse le 5 janvier Mathilde Conte, fille
d’un épicier. Le mariage tourne court2. Le 31 janvier 1911,
sa femme présente devant le tribunal de Semur-en-Auxois
une demande en nullité de mariage et réclame une expertise
médicale de son mari qui lui aurait dissimulé « le caractère anormal de sa conformation physique3 ». Déboutée,
elle s’exile à Paris et s’engage comme femme de chambre.
René Gautherot demande alors le divorce devant le même
tribunal pour abandon de domicile conjugal, à quoi son
épouse réplique en requérant le divorce pour injures et parce
que « par suite de la conformation de ses organes génitaux
son mari était inapte à rendre le devoir conjugal ». Les
magistrats optent, le 2 avril 1912, pour un divorce aux
torts réciproques des époux4. Pas échaudé par son infortune
conjugale, René Léon Gautherot se remarie le 5 octobre de
la même année avec Charlotte Savard, à Pouillenay, à une
dizaine de kilomètres de son village natal, et n’en bougera
plus. Le couple aura deux filles et l’union dure jusqu’à la
1. La Chronique médicale, no 2, 1895, p. 263 et La Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 17 avril 1895, série 2, t. 32, p. 186.
2. Dès le 14 octobre 1909, René Gatherot fait publier dans Le Progrès
de la Côte-d’Or un avis prévenant qu’il ne répond pas des dettes de sa femme
qui a quitté le domicile conjugal.
3. AD Côte-d’Or, U10/BD/118. Sur les procès en nullité de mariage
pour des motifs similaires, voir mon article « “An individual of ill-defined
type” (“Un individu d’un genre mal défini”) : Hermaphroditism in Marriage
Annulment Proceedings in Nineteenth-Century France », Gender & History,
vol. 27, no 1, avril 2015, p. 112-130.
4. AD Côte-d’Or, U10/BD/118.
280
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 280
27/12/2019 15:02:52
© Humensis
Les « erreurs de sexe »
mort de sa femme, le 13 septembre 1939. La famille Gautherot semble bien intégrée dans la vie de la commune où
René est embauché comme chauffeur-mécanicien dans une
usine. Parallèlement, il s’engage comme sapeur-pompier,
prend du galon et, promu lieutenant, est distingué pour son
dévouement par une médaille d’honneur d’argent en 19351.
Les filles se marient dans la commune ; une collecte est organisée lors du dîner de noces de l’aînée, le 12 août 1939 :
les 73 F récoltés et reversés à la caisse des écoles et à la
compagnie de sapeurs-pompiers du père, représentent une
somme loin d’être négligeable dans un village de 500 habitants et peuvent être interprétés comme un indicateur de la
popularité de la famille2. René Gautherot meurt le 23 janvier
1967, à 81 ans, en laissant 10 000 F d’actifs3.
L’histoire d’Alexina/Abel Barbin s’insère donc dans un
paysage transidentitaire plus peuplé qu’attendu. D’autant
qu’à ces supposées « erreurs de sexe », reconnues plus ou
moins tardivement et donnant lieu à une rectification de
l’état civil des intéressés, s’ajoutent des parcours de vie
encore plus nombreux et tout aussi riches de singularités :
celles et ceux qui, avertis de l’« erreur », ont refusé de modifier leur identité de sexe ; celles et ceux qui ont changé de
sexe social mais sans l’entériner devant un tribunal ; celles
et ceux pour lesquels, à l’heure de la mort, un proche ou
un médecin dévoila, au détour de la toilette mortuaire ou
d’une autopsie, l’autre sexe. Autant de vies qui accusent
l’ordre binaire sexuel au xixe siècle et ses absurdités.
1. Journal officiel de la République française, 7 juillet 1935, p. 12.
2. Le Progrès de la Côte-d’Or, 17 août 1939.
3. AD Côte-d’Or, table de succession, bureau fiscal de Flavigny-surOzerain.
337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 281
27/12/2019 15:02:52