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© Humensis Gabrielle Houbre, "Les 'erreurs de sexe' ou la binarité sexuelle en question", in Gabrielle Houbre, Les deux vies d'Abel Barbin, né Adélaïde Herculine (1838-1868), Paris, Puf, 2020, p. 239-281. Les « erreurs de sexe » ou la binarité sexuelle en question L’histoire d’Adélaïde Herculine, dite Alexina, devenue Abel Barbin se décline, avant et après elle/lui, avec autant d’analogies, de nuances ou de dissemblances qu’il y a de personnes concernées par les « erreurs de sexe1 ». L’expression, qui qualifie un sexe social contrariant le sexe biologique, est employée par les médecins dès le premier xixe siècle, mais devient d’usage courant dans les dernières décennies du siècle2. Commises à la naissance par une sage-femme, 1. Barbin elle-même/lui-même utilise le terme d’« erreur » en évoquant son changement de sexe, ainsi que la presse locale (voir supra, notes 113 et 163 des Souvenirs). 2. Notamment par Jean-Baptiste Bouillaud, Archives générales de médecine, série 2, no 2, 1833, p. 590 et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux… ou traité de tératologie, Paris, Baillière, 1832-1837, p. 160 du t. 2. Pour la Belle Époque, voir en particulier François Guermonprez, « Une erreur de sexe avec ses conséquences », Annales d’hygiène publique, septembre-octobre 1892, p. 242-275 et 296-306 et Franz Neugebauer, « Cinquante cas de mariages conclus entre des personnes du même sexe avec plusieurs procès de divorces par suite d’erreurs de sexe », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, 10 avril 1899, p. 195-210 et « Une nouvelle série de vingt-neuf observations d’erreurs de sexe », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, 10 février 1900, p. 133-174. Mais aussi : Henri Legrand Du Saulle, Traité de médecine légale et de jurisprudence médicale, Paris, Delahaye, 1874, p. 15 ; Amédée Courty, Traité pratique des maladies de l’utérus, des ovaires et des trompes, Paris, Asselin, 1881 239 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 239 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin un médecin ou un parent, ces « erreurs de sexe » sont enregistrées par un état civil dont les modalités identificatoires prévoient, en France, la catégorisation exclusivement masculine ou féminine de l’enfant à partir de l’observation de son appareil génital1. Elles peuvent se révéler tout au long de la vie, voire lors d’une autopsie ou de la toilette mortuaire d’un ou d’une morte. Dès la Restauration, les médecins mettent en garde contre ce qu’ils perçoivent comme des défauts de la loi. Charles Chrétien Henri Marc, auteur de plusieurs articles de médecine légale dans le Dictionnaire des sciences médicales, dont celui consacré aux hermaphrodites est, en 1817, le premier à écrire : (1866), p. 83 ; Pierre Garnier, La Stérilité humaine et l’hermaphrodisme, Paris, Garnier, 1883, p. 515 et 521 et Célibat et célibataires, Paris, Garnier, 1887, p. 91 et p. 212 ; Charles Debierre, L’Hermaphrodisme, structure, fonctions, état psychologique et mental, état civil et mariage, dangers et remèdes, Paris, Baillière, 1891, p. 154 ; Émile Laurent, Les Bisexués, gynécomastes et hermaphrodites, Paris, Carré, 1894, p. 83 et 174 ; Julien Chevalier, L’Inversion sexuelle : psycho-physiologie, sociologie, tératologie, aliénation mentale, psychologie morbide, anthropologie, médecine judiciaire, Lyon, Storck, 1893, p. 292 ; Gabriel Tourdes, Traité de médecine légale : théorique et pratique, Paris, Asselin, 1896, p. 187 ; David Richard, Des rapports conjugaux : histoire de la génération chez l’homme et chez la femme, Paris, Librairie de l’American-Hygien, 1898, p. 73 ; Théodore Weiss, « Une erreur de sexe », Revue médicale de l’Est, t. 33, no 15, 1901, p. 449-452 ; Serge-Paul, Histoire naturelle de l’homme, Paris, Bibliothèque populaire des sciences médicales, 1911, p. 158 ; Léon-Henri Thoinot, Précis de médecine légale, Paris, Doin, 1913, p. 119 du t. 2 ; Paul Bégouin, Précis de pathologie chirurgicale, Paris, Masson, 1914, p. 542. L’expression est reprise par les juristes : Fernand Labori et al., Répertoire encyclopédique du droit français, Paris, Marchal et Billard, 1889-1896, p. 501 du t. 9 ; Georges Leloir, Code des parquets contenant l’analyse des principales circulaires et décisions du ministre de la justice et du procureur général de Paris, Paris, Pédone-Lauriel, 1889, p. 234. 1. J’ai traité cette question plus longuement dans : « Un “sexe indéterminé” ? : l’identité civile des hermaphrodites entre droit et médecine au xixe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 48, 2014, p. 63-75. 240 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 240 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » Rien ne conduit plus aisément à des erreurs que de prétendre, dans tous les cas, déterminer, peu de temps après la naissance, le sexe d’enfants dont les parties génitales ne sont pas régulières. Lorsque la conformation de l’individu laisse le moindre doute sur le véritable sexe, il est convenable d’en avertir l’autorité, et d’employer, s’il le faut, des années à observer le développement progressif du physique et du moral de l’hermaphrodite, plutôt que de hasarder sur son sexe un jugement que des phénomènes subséquents pourraient tôt ou tard renverser1. Il faut toutefois attendre l’engagement de JosephNapoléon Loir, secrétaire de la Société de médecine du département de la Seine, pour que cette mise en garde lucide soit relayée et que s’éveille l’intérêt public2. À partir des années 1840, le médecin interpelle en effet directement l’État sur les difficultés à débrouiller le sexe d’un nouveau-né en estimant que les officiers d’état civil sont incompétents en la matière3. Il est l’un des premiers, sinon 1. Charles Chrétien Henri Marc, « Hermaphrodite », Dictionnaire des sciences médicales, Paris, Panckoucke, 1812-1822, p. 116 du t. 21. Voir aussi Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, Traité de tératologie…, op. cit., p. 70 et 94 du t. 2 (1836). 2. De ce point de vue, l’article de Marc et surtout les travaux de Loir sont négligés par l’historiographie depuis Alice D. Dreger, Hermaphrodites and the Medical Invention of Sex, Cambridge, Harvard University Press, 1998, p. 28 notamment. 3. Joseph-Napoléon Loir, De l’exécution de l’article 55 du Code civil relatif à la constatation des naissances, Paris, Joubert, 1846, p. 15. Voir aussi du même auteur : Du baptême considéré dans ses rapports avec l’état civil et l’hygiène publique, Paris, Joubert, 1849 ; Des sexes en matière d’état civil, Paris, Cotillon, 1854 ; De l’état civil des nouveau-nés, Paris, Cotillon, 1854 ; Mémoire sur la centralisation des actes de l’état civil au domicile d’origine, lu à l’Académie des sciences morales et politiques, le 23 août 1856, Paris, Cotillon, 1856 ; Centralisation des actes de l’état civil. Bulletins ou tableaux complémentaires. Mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques le 6 septembre 1862, Paris, Durand, 1862. 241 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 241 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin le premier, en 1854, à proposer d’introduire dans l’acte de naissance une mention spécifique : « Il suffirait peut-être qu’il fût prescrit à MM. Les maires de se tenir en garde contre ces cas exceptionnels, de les qualifier dans l’acte de naissance, après avis du ministère public, par la dénomination de sexe douteux, et de placer en marge de l’acteminute les initiales S. D., abréviatif de sexe douteux1. » S’il a conscience d’exposer ainsi l’enfant à un « léger préjudice », il pense « prévenir des circonstances beaucoup plus graves », à savoir la rectification d’une « erreur de sexe » et son contrecoup social. Loir échoue dans son combat qui discute, même de façon partielle, la binarité du sexe, mais il amorce un débat qui rebondit une vingtaine d’années plus tard sous l’impulsion, cette fois, d’Ambroise Tardieu. En publiant, en 1872, l’histoire tragique d’Alexina/Abel Barbin, l’éminent médecin contribue largement à infléchir le regard porté sur l’individu hermaphrodite, en attirant l’attention de ses collègues sur les conséquences sociales funestes des « erreurs de sexe2 ». Si la casuistique médicale attire volontiers l’attention, au xixe siècle, sur les lectures considérées comme fautives du sexe d’une femme ou d’un homme, c’est dès l’Antiquité que peuvent s’appréhender les difficultés à interpréter le sexe d’un enfant ou d’un adulte, dans des contextes sociaux et culturels bien différents. 1. Des sexes en matière d’état civil, op. cit., p. 28. 2. Voir supra, la note 178 des Souvenirs de Barbin. 242 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 242 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » Naissances à risques Dans l’Antiquité grecque et romaine, où la binarité des sexes n’est pas mise en cause, les organes génitaux irréguliers, non procréatifs, étaient en effet considérés comme le summum de la monstruosité1. Lorsqu’un enfant naît avec de tels signes révélateurs du courroux des dieux, il est, pour en conjurer les effets, exposé, abandonné à une mort certaine, quand il n’est pas jeté à la mer. Tite-Live relate ainsi comment à Frusino, à une centaine de kilomètres au sud-est de Rome, en 207 avant notre ère, un nouveau-né provoqua l’étonnement par « l’incertitude où l’on était sur son sexe, masculin ou féminin ». Convoqués, les haruspices d’Étrurie déclarèrent qu’il s’agissait d’un « prodige qui souillait et déshonorait » le territoire romain et qu’il convenait de l’en bannir. L’enfant, enfermé vivant dans un coffre, fut donc immergé en haute mer2. Au Moyen Âge encore, la naissance d’un enfant considéré comme monstrueux dépasse 1. Violaine Sebillotte-Cuchet, « Androgyne, un mauvais genre ? », in Vincent Azoulay, Florence Gherchanoc, Sophie Lalanne (dir.), Le Banquet de Pauline Schmitt-Pantel. Genre, mœurs et politique dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 121 ; Marie Delcourt, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité classique, Puf, 1992 (1958), p. 65 et Luc Brisson, Le Sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 13. Parmi les travaux collectifs sur la figure du monstre, voir Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Le « Monstre » humain. Imaginaire et société, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2005 et Anna Caiozzo et Anne-Emmanuelle Demartini (dir.), Monstre et imaginaire social. Approches historiques, Paris, Créaphis, 2008. On n’évoque pas ici les représentations artistiques de l’Antiquité mythifiant la figure hermaphrodite. 2. Tite-Live, Histoire romaine, Livre XXVII, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 72 ; voir Luc Brisson, Le Sexe incertain, op. cit., p. 13-39. 243 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 243 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin le simple drame privé pour devenir un événement public nécessitant l’intervention des autorités1. Qu’il soit hermaphrodite ne remet toutefois pas en cause son humanité et la pertinence du baptême dans la mesure où la formule qui l’accompagne ne tient pas compte du sexe2. Dans le doute, il est conseillé de donner un prénom masculin, quitte à le modifier si d’aventure l’élément féminin devait plus tard prendre le dessus3. Hormis cette question de l’accès aux sacrements, débattue dans les dernières décennies du xiie et les premières du xiiie siècle, l’hermaphrodite ne préoccupe guère les canonistes et les théologiens médiévistes4. Il faut attendre le xvie et, plus encore le xviie siècle, pour voir les discussions s’animer sous l’impulsion de médecins érudits. Intéressés par les questions de sexualité et de procréation et férus d’anatomie, ceux-ci forgent un véritable 1. Maaike van der Lugt, « L’humanité des monstres et leur accès aux sacrements dans la pensée médiévale », in Monstre et Imaginaire social, op. cit., p. 136. 2. À propos d’un berger aux parties génitales irrégulières, Montaigne, écrit « Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises », Essais, Paris, Garnier, 1962, p. 118 du t. 2. 3. Maaike van der Lugt cite ici le théologien français Pierre le Chantre (fin xiie siècle), « Sex Difference in Medieval Theology and Canon Law : A Tribute to Joan Cadden », Medieval Feminist Forum, 46, 1 (2010), p. 112. 4. Id., p. 111. Guillaume Durand, évêque de Mende, précise à la fin du xiiie siècle : « Mais si par suite d’un oubli un baptisé ne reçoit pas de nom, ou bien si peut-être à la suite d’une erreur on donne un nom féminin à un enfant de sexe masculin ou l’inverse, le baptême tient malgré tout et ne sera pas réitéré, et un nom lui sera de nouveau donné à la confirmation [par onction] du front » (Sed si baptizato oblivione nomen non imponitur, vel, forte errore, masculo nomen femine vel e converso imponitur, tenet quidem baptismus, net iterabitur, et nomen in confirmatione frontis denuo imponetur), Rationale divinorum officiorum (écrit entre 1290 et 1294), livre VI, chap. LXXXIII, § 13, éd. A. Davril et T.-M. Thibodeau, Turnhout, Brepols, 1995-2000, 3 vols., t. II, p. 419. Je remercie Christiane Klapisch-Zuber de m’avoir indiqué et traduit cette référence. 244 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 244 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » discours scientifique sur les monstres en général et sur l’hermaphrodite en particulier, en les détachant de toute invocation à Dieu ou au Diable1. Ainsi de l’éminent Paolo Zacchia, médecin des papes Innocent X et Alexandre VII, qui esquisse la conduite à tenir devant un nouveau-né présentant des organes génitaux atypiques : rechercher les testicules et, si le médecin n’en trouve pas, garder « un silence prudent2 ». Bien qu’ignorant les enseignements de Zacchia, cette attitude circonspecte est pourtant adoptée par le curé Chabaud, en accord avec le maître-chirurgien Pierre Noë, lorsqu’il procède le 23 octobre 1674 au baptême fort singulier d’un enfant dont personne n’ose assurer s’il est garçon ou fille : 1. Rosemarie Garland-Thomson, « Du prodige à l’erreur : les monstres de l’Antiquité à nos jours », in Nicolas Bancel et al., Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2004, p. 38-48 ; Claude-Gilbert Dubois, « Ambroise Paré et la question des “hermafrodites” », in Évelyne Berriot-Salvadore (dir.), Ambroise Paré, 1510-1590 : pratique et écriture de la science à la Renaissance, Paris, Champion, 2003, p. 197 ; Valerio Marchetti, L’Invenzione della bisessualità : discussioni fra teologi, medici e giuristi del XVII secolo sull’ambiguità dei corpi e delle anime, Milano, Mondadori, 2008 (2001) ; Kathleen P. Long, Hermaphrodites in Renaissance Europe, Burlington, Ashgate, 2006. Parmi les plus importantes contributions médicales sur les hermaphrodites, voir Ambroise Paré (Des monstres et prodiges, 1575), Jacques Duval (Des hermaphrodits, accouchemens des femmes et traitement qui est requis pour les relever en santé, 1612 et Responce au discours fait par le Sr Riolan, 1614), Gaspard Bauhin (De hermaphroditorium monstrosorumque partuum natura, 1614), Jean Riolan (Discours sur les hermaphrodits, où il est démonstré contre l’opinion commune qu’il n’y a point de vrays hermaphrodits, 1614) et Paolo Zacchia (Quaestiones medico-legales, 1621-1650). 2. Paolo Zacchia, Quaestionum medico-legalium, Francofurti ad Moenum, sumtibus J. M. Bencard, 1688, t. 2, livre VII, titre I, question VIII. Alessandro Pastore, Giovanni Rossi (dir.), Paolo Zacchia : alle origini della medicina legale, 1584-1659, Milan, Angeli, 2008 et, en particulier, Osvaldo Cavallar et Julius Kirshner, p. 100-137. 245 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 245 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin Le vingt-trois octobre mil six cens septante quatre, je soussigné curé dans la cathédrale de cette ville du Riez ay baptizé une créature née le jourd’huy de Sauvaire Bravet et de Marguerite Feraud, mariéz, à laquelle on n’a peu faire nulle différance de sexe, ayant toutes les autres parties du corps [et] de figure parfaitement humaine, à laquelle on a donné le nom de Pierre si tant est que dans la suite du temps on découvre que ce soit un enfant mâle ou Jeanne si c’est une fille. Son parrain a été Pierre Noë, maître chirurgien, et sa marraine Françoise Isnard1. Pierre Noë, sans doute un de ces modestes maîtreschirurgiens ruraux dispensant des soins corporels externes en même temps que faisant office de barbier, est demeuré indécis après l’examen des parties génitales2. Ce sont elles seules, dans la notation du curé, qui étonnent et échappent à la norme dans la constitution du nouveau-né, au point que l’alternative du sexe a été conservée jusque dans les prénoms retenus, Pierre ou Jeanne. Les protagonistes espèrent ainsi sans doute que le temps, la nature ou la bienveillance divine dissipent une indétermination qui paraît préférable à un choix hasardeux3. Pourtant, en s’offrant comme par1. État civil de Riez, AD Alpes-de-Haute-Provence/en ligne. Les prêtres sont par ailleurs appelés à baptiser tous les nouveau-nés, quelle que soit leur apparence : « Tout ce qui naît de la femme est un être humain », in Raoul Naz (dir.), Dictionnaire de droit canonique, Paris, Letouzey, 1937, p. 135 du t. 2 et, par exemple, « Un monstre qui porte la ressemblance de la conformation humaine, quoiqu’il ait les membres les plus affreux par leur difformité, quand même il manquerait de quelque partie, dès qu’il a une tête, doit être baptisé », Abbé Dinouart, Abrégé de l’embryologie sacrée, Paris, Nyon, 1762, p. 189. 2. François Lebrun, Se soigner autrefois. Médecins, saints et sorciers aux e e XVII et XVIII siècles, Paris, Seuil, 1995 (1983). 3. Déjà le 3 mars 1670, le curé de Saint-Gondon, village du Loiret, avait procédé au baptême d’un enfant hermaphrodite (annotation marginale) en 246 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 246 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » rain et en donnant son prénom à son virtuel filleul, au contraire de la marraine, Pierre Noë parie sur la virilité à venir du petit et peut-être sur sa propre capacité, au moins symbolique, à lui transmettre « les attributs censés faire de lui un enfant, puis une personne achevée : la santé, la croissance normale1 ». Désormais parent spirituel de son protégé, cet artisan du corps humain s’octroie également un poste d’observation idéal pour suivre le développement d’une « créature » qui demeure une curiosité médicale digne d’étude. De son côté, le curé Chabaud illustre cette attirance générale pour l’insolite et le bizarre qui tend à remplacer l’« interprétation religieuse du surgissement monstrueux », au cours du xvie et de la première moitié du xviie siècle2. Pas d’allusion ici au péché, à une punition divine et encore moins à un monstre bestial3. Il y a rupture avec la tradition religieuse tératologique de l’hermaphrodite, ce qui est heureux pour l’enfant. À la même époque, le registre paroissial de Toury, non loin d’Orléans, livre les échos de la vie écourtée d’Anne Brunet – illustration dramatique de la médiocrité de la médecine ordinaire au xviie siècle, que daube Molière tout précisant en latin qu’il est marqué par deux natures et appelé Jean si c’est un garçon, et Joanna si c’est une fille. L’enfant meurt à deux mois, le 30 avril 1670, sous le prénom de Jean. 1. Agnès Fine, Parrains et marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994, p. 75. Le grand-père paternel de l’enfant était prénommé Jean, la grand-mère Élisabeth. Du côté maternel, les prénoms des grands-parents étaient Georges et Françoise. La trace de l’enfant n’a pas été retrouvée par la suite. 2. Jean-Jacques Courtine, « Le désenchantement des monstres », en prélude à l’Histoire des monstres : depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours d’Ernest Martin, Grenoble, Millon, 2002 (1880), p. 10. 3. Anna Caiozzo et Anne-Emmanuelle Demartini (dir.), Monstre et imaginaire social…, op. cit. et Lorraine Daston et Katharine Park, Wonders and the Order of Nature, 1150-1750, New York, Zone Books, 1998. 247 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 247 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin au long de sa carrière théâtrale1. L’acte de baptême de la fillette, en date du 9 mars 1660, comporte en effet une note explicite en la matière2. Elle a été ajoutée par le curé de la paroisse, seize ans après avoir rédigé l’acte original, quand meurt celle qui est devenue un garçon. Le curé Baillard y consigne qu’à neuf ans la petite Anne, « s’estant trouvé hermaphrodite et le sexe masle ayant prevalu et recogneu tel par la medecine », s’est vue prénommée François par l’évêque d’Orléans, lors de sa visite dans la commune de Toury, le 16 juin 1669. De cette façon, le prélat entérinait la nouvelle appartenance sexuelle en donnant au garçon le sacrement de la confirmation de foi. Peu avant ou peu après la cérémonie, l’enfant est, « cousu par un médecin pour ce qui paroissoit féminin », ce qui laisse penser que le praticien a procédé à une infibulation pour fermer un orifice jugé inopportun dans une conformation masculine. Si l’on en croit le prêtre, qui fustige « l’impertinence de la médecine », François ne se remet pas d’une opération aussi hasardeuse et douloureuse dans un xviie siècle qui ne connaît pas plus l’antisepsie que l’anesthésie. Le 30 août 1676, dans l’acte d’inhumation, Baillard rapporte l’avis d’un médecin selon lequel l’enfant a été mal « réformée » et insiste sur son dépérissement postopératoire en faisant allusion à l’écoulement menstruel perturbé3 : « Elle tomba en langueur et mourut enfin après avoir longtemps souffert particulièrement dans le temps de ses purgations. » L’utilisation du prénom féminin 1. Du Médecin volant (début de carrière) à sa dernière pièce, Le Malade imaginaire (1673), en passant notamment par Le Médecin malgré lui (1666) et Monsieur de Pourceaugnac (1669). Patrick Dandrey, La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klincksieck, 1998, 2 vols. 2. État civil de Toury, AD Eure-et-Loire/en ligne. 3. Il semble bien ici que le terme de « purgations » renvoie aux règles et non pas à l’usage courant de laxatifs comme la casse et le séné. 248 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 248 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » souligne ici clairement l’attachement du prêtre à l’identité primitive de François. À un autre échelon de la culture médicale, la curiosité des savants se nourrit beaucoup des procès mettant en cause des individus au sexe controversé par la justice et la médecine, dont les célèbres Marie/Marin Le Marcis en 1601, Marguerite/Arnaud Malaure en 1691 et Anne/ Jean-Baptiste Grandjean en 17651. L’hermaphrodite n’est alors plus condamnable en tant que tel, mais la justice et les médecins lui demandent de choisir le sexe qui domine en lui et d’adopter les vêtements qui vont avec2. La juris1. Mathieu Laflamme, « Le genre au tribunal : l’hermaphrodisme devant la justice de la France d’Ancien Régime », maîtrise sous la dir. de Sylvie Perrier, université d’Ottawa, 2016 ; Cathy McClive, « Masculinity on Trial : Penises, Hermaphrodites and the Uncertain Male Body in Early Modern France », History Workshop Journal, 68, 2009, p. 45-68 ; Patrick Graille, Le Troisième Sexe : être hermaphrodite aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Arkhê, 2011 (2001) ; Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 1999 ; Michel Foucault a le premier attiré l’attention sur l’affaire Grandjean dans Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 66 et suiv. Voir aussi Serge Boarini, « Mémoire pour Anne Grandjean. Casuistique de l’hermaphrodite », Journal de médecine légale, 2003, vol. 46, no 1, p. 59-80. 2. Ambroise Paré : « Hermaphrodites mâles et femelles, ce sont ceux qui ont les deux sexes bien formés et s’en peuvent aider et servir à la génération : et à ceux-ci, les lois anciennes et modernes ont fait et font encore élire de quel sexe ils veulent user, avec défense, sous peine de perdre la vie, de ne se servir que de celui duquel ils auront fait élection », Des monstres et prodiges, éd. Jean Céard, Genève, Droz, 1971 (1573), p. 24 (l’orthographe est modernisée). Pierre-Jacques Brillon, Dictionnaire des arrests ou jurisprudence des parlements de France, Paris, Cavelier, 1711, p. 367 ; Jean Domat et Louis d’Héricourt : « Les hermaphrodites sont ceux qui ont les marques des deux sexes, et ils sont réputés de celui qui prévaut en eux », Les Lois civiles dans leur ordre naturel, Paris, Savoye, 1777 (1723), p. 12 et Jean-Baptiste Denisart : « Ceux qui sont ainsi conformés sont réputés être du sexe qui prévaut en eux, et il ne leur est pas permis de préférer l’autre », Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, Paris, Desaint, 1766-1771, t. 2, p. 264. 249 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 249 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin prudence française de l’Ancien Régime a en effet adopté cette coutume qui remonte au droit romain : au début du iiie siècle, les juristes Ulpien et Paul, auteurs les plus repris dans le Digeste de l’empereur Justinien au vie siècle, considèrent les hermaphrodites comme étant du sexe qui prévaut en eux1. En cela, ils respectent la norme de la division de l’humanité en hommes et femmes énoncée par les casuistes de l’empire romain : « il n’y avait pas d’autre issue pour résoudre les ambiguïtés de la nature, que de les réduire à l’un ou l’autre des deux genres établis par le droit. L’androgyne était décrété nécessairement homme ou femme, après qu’avait été examinée en lui la part des deux », relève ainsi Yan Thomas2. L’hermaphrodite ne peut donc plus être condamné que s’il fait usage de son sexe mineur, comme le rapporte le juriste Louis d’Héricourt à propos d’un hermaphrodite masculin accusé de sodomie : « Par arrêt du Parlement de Paris, de l’an 1603, un hermaphrodite, qui avait choisi le sexe viril qui dominait en lui, et qui fut convaincu d’avoir usé de l’autre, fut condamné à être pendu et brûlé3. » Encore au siècle suivant, vers 1760, le commissaire Thierry dénonce, 1. Gabriel Tourdes précise que le Digeste fait référence trois fois à l’hermaphrodite, par le truchement de deux citations d’Ulpien, et d’une de Paul, « Hermaphrodite », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson, 1888, p. 639. Voir aussi Joseph-Louis-Elzéar Ortolan, Explication historique des Instituts de l’empereur Justinien, Paris, Videcoq, 1851, p. 33 du t. 1 et Eugène Wilhem, « L’hermaphrodite et le droit », Archives de l’Anthropologie criminelle, 1911, p. 293. 2. « La division des sexes en droit romain », in Pauline Schmitt Pantel, Histoire des femmes en Occident, t. 1 : L’Antiquité, Paris, Plon, 1991 (1990), p. 105. 3. Louis d’Héricourt, Les Lois ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel, Paris, Les libraires associés, 1771 (1719), G., V, art. II, note du no 67 ; il reprend Jean Boscager, Institution du droit romain et du droit françois, Paris, Girard, 1686, p. 629. Voir aussi Michèle Janin-Thivos, « Monstre 250 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 250 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » dans une lettre au Lieutenant général de police de Paris, l’hermaphrodite Michel Anne Drouart, « habillé en homme, âgé de 29 ans, [qui] a les deux sexes mais le dominant est celui de la femme […] ce qui fait le crime attendu que le personnage qui habite et couche avec elle […] est connu sous le nom de Georges Morel, est la fille d’un nommé Morel chirurgien à Coutances en Basse Normandie, que le dit hermaphrodite a débauché ». C’est donc bien la sexualité entre celles qui sont désignées comme deux femmes, l’une hermaphrodite, l’autre travestie, qui est pénalisable aux yeux du commissaire, qui juge que le ministère « ne doit pas souffrir un commerce pareil » et se tient à la disposition du Lieutenant général pour faire enfermer ces deux « personnages1 ». La seconde moitié du xviiie siècle voit pourtant la déjudiciarisation de l’identité hermaphrodite se renforcer à travers la libre circulation dans les grandes villes européennes d’hermaphrodites qui s’exhibent en public et se laissent examiner par les médecins. Michel-Anne Drouart et Marie Augé sont parmi les premiers et les plus connus à parcourir les capitales dans des périples qui leur assurent la notoriété et quelques subsides, mais ils furent précédés par d’autres, moins étudiés2. Ainsi le docteur Sampson fit parvenir au ou pervers : l’hermaphrodite à l’époque moderne », in Le « Monstre » humain…, op. cit., p. 48 et suiv. 1. Cette lettre non datée mais se situant entre novembre 1760 et mai 1761, provenant du fonds du Châtelet avec la côte Y 11247, est signalée à Michel Foucault et sa copie se trouve parmi les archives du philosophe déposées au département des manuscrits de la bibliothèque nationale, boîte 82. 2. Ce sont les parents de Marie Augé qui la montrèrent au public : Garçon et Fille Hermaphrodites, Paris, s. e., 1772-1773 et Charles Chrétien Henri Marc, « Hermaphrodite »…, op. cit., vol. 21, p. 97 ; Cathy McClive, « La tournée de Michel-Anne Drouart, ou apprendre à être un 251 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 251 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin Collège royal de médecine de Londres l’histoire d’Hannah Wilde, dont il n’arrivait pas à déterminer si elle était fille ou garçon1. Née dans le bien nommé comté de Middlesex, en 1647, cette « pauvre enfant qui se faisait voir pour de l’argent » comme il le rapporte, avait déjà parcouru, outre l’Angleterre, la France et la Hollande à l’âge de quinze ans. Dans un autre registre, l’épopée du chevalier d’Éon, agent secret et diplomate officiel envoyé par Louis XV en mission à Saint-Pétersbourg et à Londres, travesti mais prétendu à tort hermaphrodite, témoigne aussi de l’engouement général pour le sujet2. En 1765, écrivant dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt peut donc insister, planches à l’appui, sur les complexités anatomiques présentées par les hermaphrodites et les confusions qu’elles hermaphrodite : l’hermaphrodisme et la menstruation au xviiie siècle », Les Savoirs-mondes. Mobilités et circulations des savoirs depuis le Moyen Âge, Rennes, PUR, 2015, p. 89-97. Catriona Seth, « Entre curiosa et œuvre scientifique. Les cas de Louis Hainault, Marie Augé et Jacqueline Foroni », in L’Hermaphrodisme de la Renaissance aux Lumières, Paris, Garnier, 2013, p. 125-145. 1. Cité par George Arnaud de Ronsil, « Dissertation sur les hermaphrodites », Mémoires de chirurgie avec quelques remarques historiques sur l’état de la médecine et de la chirurgie en France et en Angleterre, Paris, Desaint, 1768, p. 277. Cette édition comporte une erreur sur la date de naissance (1674 au lieu de 1647, comme l’indique la Collection académique de 1765, p. 157). 2. D’Éon prit à plusieurs reprises, et parfois sur de longues périodes, les vêtements de femme. À sa mort, en Angleterre, un chirurgien accompagné de plusieurs membres de la Faculté médicale de la Grande-Bretagne déclare dans un rapport médico-légal, le 23 mai 1810 : « Par la présente, je certifie que j’ai examiné et disséqué le corps du chevalier d’Éon et que j’ai trouvé sur ce corps les organes mâles de la génération parfaitement formés sous tous les rapports », Évelyne et Maurice Lever, Le Chevalier d’Éon. « Une vie sans queue ni tête », Paris, Fayard, 2009, p. 328. Contrairement aux hermaphrodites les plus célèbres, d’Éon a été le sujet d’une notice circonstanciée du Larousse de 1863 (voir à Éon de Beaumont Charles-Geneviève-LouisAuguste-André-Timothée). 252 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 252 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » engendrent : « La nature exerce des jeux fort étranges sur les parties naturelles, et… il a paru quelquefois des sujets d’une conformation extérieure si bizarre, que ceux qui n’ont pu en développer le véritable génie, sont en quelque façon excusables1. » Tenue à distance du monstre, la figure hermaphrodite va progressivement incarner la question de l’identité de sexe et poser celle de la pertinence des catégories de sexualité. Elle interroge également les modalités d’identification de l’individu par une société. Dans l’État moderne, les tensions entre libertés individuelles et contrôle social sont perceptibles dès le xviiie siècle, qui élabore à la fois une réflexion sur l’identification des individus et les techniques la mettant en œuvre comme l’état civil ou le passeport individuel2. Toutefois, le décret du 1er février 1792 adopté par l’Assemblée nationale législative instaurant l’usage du passeport, ne mentionne pas le sexe parmi les éléments 1. « Hermaphrodite », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchastel, Faulche, vol. 8, 1765. James McGuire, « La représentation du corps hermaphrodite dans les planches de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no 11, oct. 1991, p. 109-129 et Mihela Gabriela Stănică, « Représenter l’ambiguïté dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert », L’Hermaphrodisme de la Renaissance aux Lumières, op. cit., p. 91-107. 2. Parmi les travaux les plus récents, voir notamment Ilsen About et Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes, Paris, La Découverte, 2010 ; Vincent Denis, Une histoire de l’identité, France, 1715-1815, Paris, Champ Vallon, 2008 ; Agnès Fine (dir.), États civils en questions. Papiers, identités, sentiment de soi, Paris, Comité des travaux historiques, 2008 ; Xavier Crettiez et Pierre Piazza (dir.), Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2006, ainsi que les articles précurseurs de Gérard Noiriel, « L’identification des citoyens. Naissance de l’état civil républicain », Genèses, automne 1993, no 13, p. 3-28 ; « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l’histoire du passeport en France de la Ire à la IIIe République », Genèses, no 30, mars 1998, p. 77-100. 253 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 253 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin physiques retenus pour reconnaître un individu1. Sans doute parce que l’appartenance sexuelle trouve alors une traduction explicite dans le vêtement : un porteur du passeport en culotte est nécessairement un homme, tandis que jupe et robe révèlent, tout autant qu’ils la dissimulent, la femme. Certes, le travestissement est interdit par les lois divines comme par les lois laïques mais les retentissantes aventures du chevalier d’Éon, pour ne citer encore que le travesti le plus célèbre du xviiie siècle, auraient pu alerter les révolutionnaires sur la facilité à duper l’opinion et les autorités2. Dans le même esprit, la détermination du sexe est tellement peu un souci – ou tellement une évidence – durant les discussions préludant au vote du décret instaurant l’état civil moderne, qu’elle est parfois oubliée dans les éléments constituant la déclaration de naissance3. Elle figure pourtant dans le texte final adopté le 20 septembre 1792, alors qu’elle n’était pas mentionnée dans la « Déclaration du Roy » du 9 avril 1736, qui normalisait la tenue par les curés des registres de baptêmes, mariages et sépultures. Pourtant, la différence sociale des sexes est bien présente dans les esprits 1. Outre les nom et prénoms, domiciliation, nationalité, profession, le passeport donne la taille, la couleur ou la forme des cheveux, sourcils, yeux, nez, bouche, menton, front et visage : Archives parlementaires, série I, t. 38, p. 65. 2. « Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement de femme : quiconque agit ainsi est en abomination à l’Éternel son Dieu », Deutéronome, 22,5. Sur l’interdit du travestissement et ses transgressions, voir Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes…, op. cit., chap. 1 et 2. 3. Décret relatif au « mode de constater les naissances, mariages et décès » ; voir le 20 février 1792 (Archives parlementaires, série I, t. 38, p. 691), le 17 mars 1792 (t. 40, p. 77) ; la mention du sexe est énoncée dans le projet débattu le 10 avril (t. 41, p. 435), mais encore omise le 26 juin (t. 41, p. 595), avant d’être in fine confirmée. 254 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 254 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » des parlementaires, quand la pertinence d’admettre les femmes comme témoins possibles des naissances, mariages et décès est débattue pour finalement être acceptée1. Le Code civil de 1804, qui conserve l’essentiel des règles de l’état civil votées par l’Assemblée nationale législative, revient pourtant sur cette dernière disposition et interdit à toute femme d’ester en justice2. Inspiré par la pensée des médecins des Lumières qui promeuvent une « nature féminine » spécifique, le Code civil entérine les principes de l’inégalité des sexes3. En même temps, il inaugure le siècle de la systématisation du dimorphisme sexuel biologique et culturel, comme le justifie l’un de ses principaux concepteurs, le 1. Le député Dumolard met vainement en avant que « les femmes étant exclues de toutes les fonctions publiques, ne peuvent donner de témoignages faisant foi en justice », décret du 20 septembre 1792, séance du 25 juin 1792 (Archives parlementaires, série I, t. 45, p. 560). 2. Le décret du 11 mars 1803, art. 37 n’accepte que les témoins de sexe masculin et ce jusqu’à la loi du 7 décembre 1897 qui réintroduit les femmes comme témoins possibles. Sur le Code civil, Jacques Poumarède et Jean-Pierre Royer (dir.), Droit, histoire et sexualité, Lille, L’espace juridique, 1987. 3. Voir notamment Yvonne Knibiehler, « Les médecins et la “nature féminine” au temps du Code civil », Annales, économies, sociétés, civilisations, juillet-août 1976, p. 824-845 ; Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet, La Femme et les médecins : analyse historique, Paris, Hachette, 1983 ; Dominique Godineau, Les Femmes dans la société française, XVIee XVIII siècle, Paris, Colin, 2003 et Citoyennes tricoteuses, Paris, Perrin, 2004 (1988) ; Évelyne Peyre et Joëlle Wiels, « De la “nature des femmes” et de son incompatibilité avec l’exercice du pouvoir : le poids des discours scientifiques depuis le xviiie siècle », in Éliane Viennot (dir.), La Démocratie à « la française » ou les femmes indésirables, Paris, PU Paris 7-Denis Diderot, 1996, p. 127-157 ; Pierre Frantz et Florence Lotterie (dir.), Orages. Littérature et culture 1760-1830, « Sexes en révolution », no 12, mars 2013 ; Geneviève Fraisse, Les Femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, « Folio », 1998 et Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Paris, Gallimard, « Folio », 1995 (1989) ; Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, t. 4 : Le XIXe siècle, Paris, Plon, 1991. 255 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 255 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin juriste Jean-Étienne-Marie Portalis, lors de sa présentation devant le corps législatif : « Ce ne sont point les lois, c’est la nature même qui a fait le lot de chacun des deux sexes. La femme a besoin de protection, parce qu’elle est plus faible ; l’homme est plus libre, parce qu’il est plus fort1. » Dans une société qui manifeste de façon croissante le souci de la différence biologique des sexes et des rôles sociaux qui lui sont afférents – et jusqu’à atteindre l’obsession à la Belle Époque –, la venue au monde d’un enfant au sexe irrégulier est une épreuve pour les parents et l’ensemble de la famille2. Quand la malformation des organes génitaux est patente, il est difficile pour ceux qui accueillent l’enfant d’échapper au tenace imaginaire culturel qui peut quelquefois faire dériver ces êtres jugés mal conformés vers l’image du monstre. Dans les projections parentales complexes en matière de représentation de soi et de filiation, un tel nouveau-né surgit comme un hiatus d’autant plus délicat à assumer que rien ne prédispose à son attente. Dans des cas extrêmes, il arrive que le sentiment de l’altérité soit à ce point insupportable pour les parents qu’il mène à l’exclusion radicale de la progéniture. En 1842, le docteur Thore signale ainsi le cas d’un bébé ressemblant à un garçon sans testicules déposé à l’hospice des enfants trouvés le lendemain de sa naissance3. 1. 16 ventôse an XI, in Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, Videcoq, 1836, p. 178 du t. IX. 2. Le développement suivant s’appuie en partie sur les pages 87-93 de mon article « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et femmes en famille dans la France du xixe siècle », Clio, histoire, femmes et sociétés, no 34, 2011. 3. Dr Thore, « Observation d’hermaphrodisme féminin », Gazette médicale de Paris, 1846, série 3, no 1, p. 89. L’enfant décédant d’une pneumonie une dizaine de jours après, une autopsie fut pratiquée qui révéla un utérus et des ovaires. 256 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 256 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » Pourtant, dans la plupart des cas, les anomalies ne sont pas assez saillantes pour frapper au premier coup d’œil jeté sur les organes génitaux afin de connaître le sexe de l’enfant, non plus que pour mériter trop de considération. Les premiers, les médecins concèdent que la constitution rudimentaire de l’appareil génital d’un bébé rend parfois aléatoire sa lecture, sauf en cas de décès autorisant une autopsie1. Or la plupart des matrones et sages-femmes aidant à la délivrance des femmes disposent de savoirs empiriques plutôt que d’une véritable formation obstétricale, qui ne les prédisposent certes pas à aller au-delà des apparences d’un sexe2. Ce sont pourtant bien sur elles, le plus souvent, que les parents se reposent pour la déclaration du sexe, avec un risque d’erreur non négligeable. D’autant que, dans les campagnes, les chirurgiens ou les officiers de santé installés dans de petites communes ne sont guère plus avertis en la matière que les sages-femmes3. Même dans les zones urbaines où officient des docteurs plus qualifiés, il advient que des réassignations de sexe, trop prématurées, soient 1. Voir Archives générales de médecine, 1845, série 4, no 9, p. 248 ; Bulletin de la société anatomique de Paris, t. 12, janvier 1867, p. 21. 2. Sur les sages-femmes, voir Jacques Gélis, La Sage-femme ou le médecin. Une nouvelle conception de la vie, Paris, Fayard, 1988 ; Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Naître à l’hôpital au XIXe siècle, Paris, Belin, 1999 ; Nathalie Sage-Pranchère, Mettre au monde. Sages-femmes et accouchées en Corrèze au XIXe siècle, Tulle, Archives départementales de la Corrèze, 2007 ; Olivier Faure, « Les sages-femmes en France au xixe siècle : médiatrices de la nouveauté », Les Nouvelles Pratiques de santé, Paris, Belin, 2005, p. 157-174. 3. Sur l’exercice de la médecine au xixe siècle, voir Jacques Léonard, La Vie quotidienne du médecin de province au XIXe siècle, Hachette, 1977 ; Les Médecins de l’ouest au XIXe siècle, Paris, Champion, 1978 ; La Médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981 et Olivier Faure, Les Français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993 ; Histoire sociale de la médecine (XVIIIe-XXe siècle), Paris, Anthropos, 1994. 257 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 257 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin prescrites à mauvais escient. Ainsi le 25 avril 1879, les époux Couturat, tonnelier et lingère de leur état, sur la foi du certificat d’un médecin objectant une méprise de la sagefemme, firent rectifier devant le tribunal de Provins le sexe de leur petite Blanche-Louise, âgée de quatre mois1. Devenu légalement Edmond, le garçon, établi à l’âge adulte comme sellier, fut pourtant reconnu femme à vingt-quatre ans, à la suite d’une intervention chirurgicale qui mit en évidence deux ovaires2. Se revendiquant homme et par ailleurs marié en tant que tel, il conserva cependant son sexe masculin jusqu’à son décès en 1909. Les réactions des accoucheuses devant une conformation anatomique insolite brouillent parfois le lien initial entre parents et enfant. Certaines, même en cas de doute sur le sexe déclaré à l’état civil, préfèrent d’ailleurs s’abstenir d’interférer plutôt que de jouer les Cassandre et de heurter les parents3. D’autres, au contraire, plus instruites à la fin du siècle, surtout en zone urbaine, et s’apercevant de l’irrégularité du sexe même après la déclaration légale, 1. Acte de naissance à Provins le 28 décembre 1878, AD Seine-et-Marne en ligne et jugement du tribunal civil de Provins, 25 avril 1879, AD Seineet-Marne/UP20811. 2. Le sexe d’Edmond, particulièrement incertain aux yeux du chirurgien, fut débattu à la société de chirurgie avant que la découverte des ovaires ne close la discussion pour tous. Dr Walther, « Anomalie génitale », Bulletins et mémoires de la société de chirurgie, 8 et 15 octobre 1902, p. 938-944 et p. 972-975. Edmond Couturat est désigné sous les initiales « E. X. » et il est masqué sur la photographie où il figure nu. Acte de mariage d’Edmond Couturat du 21 mai 1904 à Thiais et acte de décès du 23 novembre 1908 à Thiais, AD Val-de-Marne/en ligne. 3. En Bavière, Catherine Hohmann passa ainsi les quarante-trois premières années de sa vie comme femme, ainsi déclarée à l’état civil parce que la sage-femme avait cru inutile de prévenir les parents d’une anomalie de ses organes génitaux, Dr Friedreih cité dans Archives générales de médecine, 1869, série 6, no 13, p. 361. 258 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 258 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les « erreurs de sexe » exhortent volontiers les parents à consulter un médecin, avec des fortunes diverses1. Les médecins ne réussissent en effet pas toujours à faire valoir leur point de vue à des parents davantage enclins à s’en remettre à l’opinion de la matrone : « Le peuple a plus de confiance en ce que lui dit une bonne femme de sa condition qu’aux mémoires les plus éloquents des plus habiles docteurs », regrettait déjà le docteur Desfarges avant la révolution2. Cette attitude perdure au xixe siècle, surtout dans les campagnes. Le docteur Passot raconte ainsi qu’il accoucha, en 1851, une Mme B. d’un enfant à la « bizarre conformation des organes génitaux » : son diagnostic, qui concluait au sexe masculin, fut pris pour « une plaisanterie » par la garde-couches et les parents qui déclarèrent une fille à l’état civil, raconte-t-il, un rien vexé3. Dans le cas de Marie Chupin, bébé aux organes génitaux très peu développés que la sage-femme hésite à déclarer fille, c’est le curé et non le médecin que le père s’empresse de consulter. Mais il est vrai que ce dernier, tisserand de profession, est aussi marguillier de sa paroisse : le curé donne alors raison à la sage-femme et la nouveau-née est déclarée fille à l’état civil le 12 février 1836. Passé ce moment de doute initial, les parents, non plus 1. Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Naître à l’hôpital…, op. cit., p. 132. Dans son Annuaire des sages-femmes de Paris, paru entre 1876 et 1880, le docteur Eugène de Verrier-de-Villers fait même figurer en annexe un modèle de rapport « sur un cas d’hermaphrodisme tendant à l’annulation d’un mariage », Paris, Aux bureaux de la Gazette obstétricale, 1888, p. 173. Je remercie Nathalie Sage-Pranchère de m’avoir signalée cette référence. Le docteur Félix Passarini témoigne par exemple avoir été appelé par des parents sur l’insistance de la sage-femme, « Pseudo-hermaphrodite androgynoïde », Nouveau Montpellier médical, 6, 1897, p. 354. 2. Mémoire de 1786 à la Société royale de médecine, cité par Nathalie Sage-Pranchère, Mettre au monde…, op. cit., p. 93. 3. Dr Philippe Passot, « Observation d’hypospadias simulant un hermaphrodisme femel [sic] », La Gazette médicale de Lyon, 1851, t. 3, p. 99. 259 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 259 27/12/2019 15:02:51 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin que les frères et sœurs de Marie, ne remettront en cause le sexe féminin de la petite dernière. On retrouve Marie Chupin une trentaine d’années plus tard, tisserande à Andrezé (Maine-et-Loire). Le 14 septembre 1868, elle précipite un enfant de trois ans dans un puits. Arrêtée, ses justifications, aggravées par son « caractère notoirement bizarre » et « l’ambiguïté très singulière de son sexe », la conduisent dès le 22 octobre de la même année à l’asile de SainteGemmes-sur-Loire. Reconnue homme par les médecins, elle/ il vécut ainsi jusqu’à sa mort à l’asile, le 19 janvier 1911. Un rapport médical de 1888 la/le dit atteint de « folie triste et de délire religieux », « faible d’esprit », mais capable de travailler1. Profitant de son savoir-faire dans une activité bien féminine qui a rythmé la première partie de sa vie, les internes de l’asile emploient Marie Chupin comme homme de ménage2. Si, juridiquement, un enfant appartient davantage au père qu’à la mère3, il n’en est pas de même culturellement, surtout quand il s’agit d’enfants en bas âge et a fortiori de nourrissons. Dans un xixe siècle qui célèbre à l’envi le modèle de la « mère-éducatrice », il est d’usage que les pères s’effacent pour laisser aux mères, éventuellement aidées par une nourrice ou une domestique, le quotidien des soins prodigués aux enfants. Puissamment assimilées à leur spécificité 1. Dr Reverchon, « Étude médico-légale sur l’état mental du dénommé Ch… », Annales médico-psychologiques, 1870, t. 4, p. 379 ; Dr Raffegeau, Du rôle des anomalies congénitales des organes génitaux dans le développement de la folie chez l’homme, Paris, imp. Parent, 1884, p. 41 et AD Maineet-Loire, X/508. 2. Son état civil n’a pas été rectifié, mais l’acte de décès de l’asile mentionne que Marie Chupin est « fils de » René et Marie Chupin ; dossier médical, archives CESAME-Saint-Gemmes-sur-Loire. 3. Rappelons que l’homme et époux possède à la fois la puissance maritale et la puissance paternelle dans le Code civil de 1804 (art. 213 et 373). 260 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 260 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » physiologique de gestation et à la finalité sociale de maternité qu’elle induit, ce sont elles, aussi, qui portent l’essentiel du poids de la déception quand le (et surtout la) nouveau-né.e ne correspond pas aux désirs de la famille1. Le sentiment de culpabilité ne peut que s’accroître quand leur progéniture est désignée par l’accoucheuse ou par le médecin comme un phénomène baroque. C’est le cas de Toinette Lefort lors de la naissance, en 1799, de son quatrième enfant, MarieMadeleine, dont le sexe, les cuisses et les jambes sont couverts de poils. Elle attribue alors la villosité extraordinaire de sa fille aux visites fréquentes rendues, lors de sa grossesse, à l’ours blanc Martin qui faisait les beaux jours du public de la ménagerie du jardin des Plantes à Paris2. Depuis longtemps, cette croyance que « les marques et difformités avec lesquelles les enfants viennent au jour, sont les tristes effets de la fantaisie et de l’imagination des mères » était très répandue, et pas seulement dans les milieux populaires3. Le premier à la combattre avec force 1. Ce sont déjà les mères qui se sentent fautives de mettre au monde une fille, quand c’est le garçon qui est socialement valorisé. Voir Gabrielle Houbre, Histoire des mères et filles, Paris, La Martinière, 2006, p. 23-25. 2. Claude-Charles Pierquin de Gembloux, Réflexions sur un cas d’hermaphrodisme et d’hypospadias, Montpellier, Martel, 1823, p. 35-36. MarieMadeleine Lefort sera l’une des hermaphrodites les plus connues du milieu médical mais aussi du public devant qui elle se donne à voir comme femme à barbe en 1814. Le docteur Pierre-Augustin Béclard l’examine en 1815 et la déclare femme, alors que Marie-Madeleine porte la moustache et a adopté le costume masculin. Elle décède dans le dénuement, après avoir connu des périodes plus fastes, à l’Hôtel-Dieu en 1864. 3. Jacques Auguste Blondel, Préface à sa Dissertation physique sur la force de l’imagination des femmes enceintes sur le fœtus, Leyde, 1737 (éd. originale anglaise 1727). Évelyne Berriot-Salvadore souligne qu’à la Renaissance, « la plupart des médecins et des philosophes naturalistes pensent aussi que les femmes peuvent engendrer des enfants portant les stigmates de leur fantaisie déréglée », Un corps, un destin. La femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Champion, 1993, 261 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 261 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin fut Jacques Auguste Blondel, médecin français installé à Londres, qui lança avec sa brochure The Strength of Imagination in Pregnant Women Examined and the opinion that marks and deformities in children arise from thence, demonstrated to be a vulgar error une fameuse polémique avec nombre de ses confrères1. Pourtant, bien que publié en 1727, son mémoire et les idées novatrices qu’il défendait ne commencèrent à s’imposer que dans les premières décennies du xixe siècle. Encore en 1826, Claude-Charles Pierquin de Gembloux, docteur en médecine de la faculté de Montpellier et membre de la société de médecine pratique de la même ville, est lui-même enclin à la superstition. Dans l’étude fort bien renseignée qu’il publie sur Marie-Madeleine Lefort, il se demande jusqu’à quel point la célèbre hermaphrodite a été victime des visites de sa mère à l’ours Martin et note que « ce ne serait pas la première fois que de semblables monstruosités auraient été le résultat d’une force analogue, et qu’elle eût forcé la nature à transgresser ses lois2 ». Même après l’affaiblissement de cette croyance, les mères se rendent responsables des « imperfections » de leur nouveau-né. Ainsi de Charlotte Guilland, mariée en 1846 à un cultivateur savoyard du Montcel et qui met au monde, entre 1848 et 1863, sept garçons parfaitement conformés avant l’arrivée d’un huitième enfant en 1866, bien portant mais à qui « la matrone et les parents trouvaient bien p. 132 et « Les conséquences les plus extrêmes de l’imagination débridée des femmes enceintes peuvent ainsi élucider l’existence de certains monstres », p. 135. 1. Teunis Willem van Heiningen, « Sur l’imagination maternelle et le bildungstrieb ou nisus formativus et la naissance des monstres », Histoire des sciences médicales, t. XLV, no 3, 2011, p. 239-248. 2. Réflexions sur un cas d’hermaphrodisme…, op. cit., p. 43. 262 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 262 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » quelque singularité insolite dans la conformation1 ». Après une vérification sommaire, le trio finit par conclure qu’il s’agit d’une fille, déclarée comme telle à l’officier d’état civil sous le prénom de Louise. Toutefois la mère, « humiliée d’avoir engendré un enfant difforme », finit par le montrer à trois médecins qui reconnaissent un cas d’hermaphrodisme hypospade2. « Féminin » est donc rayé de l’acte de naissance pour être remplacé par « masculin » et le « e » de Louise gratté pour laisser place à « Louis »3. Le médecin qui revoit à plusieurs reprises l’enfant jusqu’en 1869, s’en tient au « produit anormal », à « l’accident tératologique » – l’on se demande s’il a utilisé pareilles expressions en s’adressant à la mère – et ne voit aucune possibilité d’amélioration chirurgicale : l’enfant sera condamné, lors de la miction, à « s’accroupir pour ne pas souiller ses vêtements4 », posture honteuse aussi bien pour le garçon que pour ses parents et surtout son père. Des révélations parfois tardives La conformation singulière d’un sexe passe toutefois souvent inaperçue à la naissance pour ne se révéler que plus tard, lors de l’enfance, de l’adolescence, voire de l’âge 1. Dr Dardel, « Hypospadias simulant l’hermaphrodisme », Lyon médical, 1869, t. 2, p. 394. 2. Dr Dardel, Id. L’hypospadias renvoie aux pénis mal constitués et dotés d’un urètre défectueux. 3. Acte de naissance de Louis Guilland le 18 avril 1866 à Montcel, état civil en ligne, AD Savoie. 4. Dr Dardel, « Hypospadias… », op. cit., p. 396. 263 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 263 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin adulte, à un moment où les liens maternels et familiaux se sont tissés à partir d’une identité de sexe donnée. Dans neuf cas d’« erreurs de sexe » sur dix, cette identité a été primitivement interprétée comme féminine, en raison de la petitesse de la verge, d’un urètre défectueux, et/ou de la migration incomplète de testicules – retenus dans l’aine –, etc.5. Or, à l’image d’Alexina Barbin, les filles, bien plus que les garçons, sont élevées dans la méconnaissance de leur corps, tout particulièrement de leur appareil génital et peuvent rarement compter sur leur mère pour les éclairer. Car les femmes, déjà victimes d’une pédagogie du non-dit, du subterfuge et de la contrainte pour tout ce qui relève de la sexualité, sont totalement désarmées lorsqu’elles se rendent compte – ce qui est loin d’être toujours le cas – du caractère inusuel du sexe de leur enfant. Quelques-unes se résolvent à consulter, comme cette mère qui s’inquiète auprès du docteur Lagneau de savoir s’il est à propos de placer sa fille de neuf ans dans un pensionnat féminin alors qu’elle a décelé une conformation insolite de ses organes génitaux6. Mais beaucoup, sous l’emprise de la culpabilité, de la honte, de l’insouciance ou du fatalisme, gardent pour elles leurs doutes, du moins dans un premier temps7. Si forte est aux yeux des femmes l’association sexualité-souillure-péché, qu’elles peuvent faire peser sur le sexe de leur enfant une lourde chape de plomb. C’est encore plus vrai quand il s’agit de leurs filles, qu’elles 5. Sur un échantillon de 58 « erreurs de sexe » récoltés au xixe siècle, 53 considérés hommes avaient été déclarés filles à l’état civil, pour seulement 5 hommes reconnus par la suite comme étant des femmes. 6. « Sur deux cas d’hermaphrodisme », Bulletins de l’Académie nationale de médecine, série 3, t. 33, 1895, p. 416. Le docteur Lagneau trouvera un testicule à la fillette, mais ne dit rien de sa réaction ni de celle de sa mère. 7. C’est l’histoire, entre autres, de Joseph Marzo racontée par le Dr Louis de Crecchio, « Apparences viriles chez une femme », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1866, série 2, no 25, p. 184. 264 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 264 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » élèvent comme des « oies blanches », quand bien même les médecins les incitent à leur dispenser une éducation sexuelle bien ordonnée1. Il faut parfois l’intervention inopinée d’un praticien, pour que les mères, pressées de questions, se résolvent à lever un coin du voile. Officiant à l’Hôtel-Dieu de Paris, François Gueneau de Mussy s’est ainsi trouvé confronté, en 1848, à une mère lui amenant en consultation sa fille de onze ans, malade. Étonné par l’aspect masculin de la fillette et supposant une malformation, il s’enquiert si elle « ne présent[e] rien de particulier » et s’entend répondre par la mère, rougissante, « qu’il y [a] dans la conformation de sa fille quelque chose d’extraordinaire, mais jusqu’alors elle [a] conservé à cet égard le secret le plus absolu ». C’est sur ses instances que la mère lui laisse pratiquer un examen approfondi de la fillette, en qui il reconnaît un garçon2. En 1864, son confrère Potier-Duplessy se montre plus expéditif. Médecin militaire à Sidi-bel-Abbès, ville coloniale fortifiée depuis une quinzaine d’années et abritant des populations civiles, il eut à soigner, avec son adjoint, une certaine Anastasie Charpentier, jeune fille de vingt-et-un ans en proie à une fièvre intermittente. Frappés par sa physionomie masculine, ils expertisent son sexe en présence de sa mère – précaution courante pour un examen gynécologique qui ne peut que heurter la pudeur féminine3. Ils obtiennent alors la confession des deux femmes, qui avaient conservé 1. Gabrielle Houbre, Histoire des mères…, op. cit., p. 113-136. 2. Cité par Basile Poppesco, « Hermaphrodisme apparent chez le sexe masculin », De l’hermaphrodisme aux points de vue médico-légal et scientifique, Paris, Rey, 1874, p. 43. 3. Anne Carol, « L’examen gynécologique en France, xviiie-xixe siècles : techniques et usages », in Les Nouvelles Pratiques de santé, Paris, Belin, 2005, p. 63. 265 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 265 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin par-devers elles le même secret sans le partager : « Dès l’âge de deux ans, sa mère s’aperçut que ses organes sexuels n’étaient pas régulièrement conformés, ce qu’elle reconnut elle-même plus tard en examinant sa petite sœur ; mais, non plus que sa mère, elle ne fit part de sa découverte à personne1. » Constatant d’une part, que leur patiente était un homme et, de l’autre, que ce dernier était impropre au service militaire, les médecins ont cru bon d’« informer l’autorité municipale de ce fait insolite » afin que l’état civil d’Anastasie soit rectifié. On ne sait pas s’ils avaient reçu le consentement de la jeune femme, majeure, ou s’ils s’étaient affranchis du secret professionnel. Toujours est-il que vingt ans plus tard, en dépit de leurs exhortations, Anastasie a conservé son sexe juridico-social féminin2. En 1879, le docteur Ernest Martin est lui aussi sollicité par une mère pour ses deux filles âgées de dix-sept ans pour l’aînée, de quatorze pour la cadette3. Il reconnaît en elles deux hermaphrodites mâles et conseille sans hésitation de troquer les robes contre « des vêtements masculins 1. Recueil de mémoires de médecine, de chirurgie et de pharmacie militaires, Paris, Victor Rozier, 1867, p. 433. 2. En témoigne cette petite annonce parue dans L’Avenir de Bel Abbès le 21 septembre 1889 : « Madame Veuve Petit a l’honneur d’informer le public qu’elle ne reconnaît aucune des dettes ou opérations commerciales que pourrait contracter sa sœur aînée Anastasie Charpentier ». Anastasie, née en 1843, est l’aînée des cinq filles qu’eurent Jean-Baptiste et Catherine Charpentier. Cultivateurs originaires de Voisey, dans la Haute-Marne, ils s’installent au début des années 1860 en Algérie et exploitent une ferme dans le Thessalah. En 1889, seules Anastasie, célibataire, et sa sœur Julie Militine, née en 1847 et veuve de Claude Petit, sont encore en vie. AD Haute-Marne/ État civil et recensements en ligne et AN d’outre-mer/Algérie/Sidi-Bel-Abbès et Tessala/État civil en ligne. 3. Augustine Agathe et Augustine Henriette, nées à Maillezais (Vendée) en 1862 et 1865, d’Honoré Baudry, cultivateur et de Marie Métayer, cultivatrice, AD Vendée/État civil en ligne. 266 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 266 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » appropriés à leur véritable sexe1 ». Il attire particulièrement l’attention de la mère sur la métamorphose physique avancée de l’aînée : « les attributs intrinsèques de la masculinité étaient déjà assez marqués pour que, dans un temps très prochain, ils attirassent l’attention publique ». Mais s’il note que la voix, la barbe et la démarche virilisent AugustineAgathe Baudry, il reconnaît que ses « penchants et [s]es habitudes » ne connaissent pas la même évolution. Il insiste pourtant pour que cette dernière change de sexe social, bien que, l’ayant diagnostiqué impuissant, « il devra renoncer à se marier jamais, sous peine de s’exposer à une demande en séparation de corps, que légitimera une monstruosité notoire ». Pourtant, la mère ni les deux sœurs n’écouteront les avis du médecin et, en 1891, on trouve réunies, après le décès du père, la veuve et ses deux filles toujours célibataires, toutes trois journalières, Augustine ayant même été élève sage-femme à Angers2. Un père, fût-il médecin, prend garde de s’immiscer entre sa fille et son épouse sur une question aussi embarrassante, comme le raconte le docteur Terrillon, chirurgien à la Salpêtrière, dans un numéro du Praticien daté d’août 18863. 1. Dr Ernest Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Reinwald, 1880, p. 200-201. 2. La succession d’Honoré Baudry, décédé le 15 septembre 1890, mais enregistrée le 10 mars 1891, indique qu’il laisse un peu de biens à sa femme en usufruit, puis à ses deux filles : Augustine dite Léonie, élève sage-femme à Angers, et Henriette qui demeure avec sa mère à Maillezais, AD Vendée/2Q6117. Le recensement de population de 1891 est le dernier où figurent les trois femmes, on ne les trouve plus à Maillezais en 1896, 1901 et 1906, AD Vendée/en ligne. 3. Terrillon ne révèle pas l’identité de sa patiente, mais j’ai pu recouper les informations de son article avec celles fournies par les publications, tout aussi anonymes, des docteurs Descoust (« Sur un cas d’hermaphrodisme », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 3, no 16, 1886, p. 87-90) et Brouardel (Cours de médecine légale. Le Mariage, nullité, 267 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 267 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin Un de ses collègues de Nantes, Stanislas-Adam Destez, nourrit quelques doutes sur le sexe de sa fille en voyant la barbe poindre sur son visage vers sa seizième année ; il se tourne vers sa femme mais ne peut « tirer aucun profit des renseignements qu’elle lui fournit1 ». Homme et père davantage que médecin en l’occasion, il préfère rester dans l’incertitude plutôt que de sonder sa fille ou de l’entraîner à consulter. Cette conduite s’explique grandement par le caractère scabreux que revêtirait une telle investigation gynécologique, effectuée par un père sur sa fille adolescente, supposée vierge de surcroît. Car même si la pratique se développe dans la seconde moitié du siècle, ce face-à-face parfaitement incongru entre un homme et une femme demeure embarrassant et délicat pour les deux principaux protagonistes, et plus encore pour celle qui subit une intrusion offensante. Cela en dépit des dispositions habituellement prises pour ménager la pudeur féminine, telles le recours aux jupes ou à du linge pour couvrir le bas-ventre, ainsi que la codification millimétrée de la gestuelle médicale2. Mais, raconte a posteriori Descoust, professeur de médecine légale à la faculté de Paris, cinq années ayant passé, la jeune fille eut l’occasion de partager le lit d’une de ses amies : « ce contact la troubla et produisit en elle une telle modification que son père s’en aperçut3 ». L’extraordinaire divorce, grossesse, accouchement, Paris, Baillière, 1900, p. 29 et 369-373) et d’identifier Nathalie Amélie Joséphine Destez, née à Cuba en 1865. 1. Dr Terrillon, « De l’hermaphrodisme », Le Praticien, août 1886, p. 388. 2. Anne Carol, « L’examen gynécologique… », op. cit., p. 51-66 et Sylvie Arnaud-Lesot, « Pratique médicale et pudeur féminine au xixe siècle », Histoire des sciences médicales, t. XXXVIII, no 2, 2004, p. 207-218. 3. « Pseudo-hermaphrodisme masculin », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 4, no 5, p. 277. Descoust s’exprime dans le cadre d’une discussion à la société de médecine légale. 268 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 268 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » et l’urgence de la situation décident alors le docteur Destez à examiner lui-même sa fille avant de la confier à ses collègues parisiens Terrillon, Descoust et Brouardel qui, tous, reconnaissent le sexe masculin. Le père réagit à ce résultat en procédant à un changement d’état civil, au grand dam de Terrillon qui pensait que « remettre dans la circulation masculine un être ainsi constitué [n’était] nullement utile1 ». Le 6 janvier 1887, Nathalie Amélie Joséphine devient donc Albert et prend l’état d’employé de commerce puis de négociant. Il épouse le 23 octobre 1919, à Paris, Julie Ernestine Ciron, fille d’un cultivateur. Installé à Nantes, le couple demeure uni jusqu’au décès de l’épouse en 1937. Albert lui survit dix ans et meurt à 82 ans dans l’aisance2. L’attitude de Terrillon opposé à la réassignation de sexe est rare au xixe siècle, où la grande majorité du corps médical se déclare au contraire en sa faveur. Les chirurgiens Tuffier et Lapointe, par exemple, n’y voient que des avantages, surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant encore dans les prémices de la socialisation : c’est « dans son propre intérêt comme dans celui des tiers. Le médecin remplira donc son devoir en éclairant les parents sur la confusion qu’ils ont commise en les engageant à réclamer au plus tôt la rectification d’état civil3 ». Les médecins n’ont cependant que leur force de conviction pour persuader les parents de recourir à la justice afin de modifier l’identité de sexe de 1. Dr Terrillon, « De l’hermaphrodisme », op. cit., p. 389. La rectification de sexe est prononcée par la douzième chambre du tribunal civil de Paris, AD Seine/DU5/714. 2. Succession du 28 septembre 1960, AD Loire-Atlantique/3Q16/5911. 3. Drs Théodore Tuffier et André Lapointe, « L’hermaphrodisme, ses variétés et ses conséquences pour la pratique médicale », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, 1911, t. 16, p. 260. 269 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 269 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin leur enfant, et leur autorité professionnelle n’emporte pas toujours la décision1. Car la mission n’est pas toujours aisée à remplir auprès de parents bouleversés par une révélation synonyme de révolution familiale. L’équilibre des liens et des affects intrafamiliaux en est forcément ébranlé : le père et la mère, atteints de plein fouet dans l’évidence de leur paternité et de leur maternité, sont conduits à moduler le regard porté sur leur enfant quand bien même l’attachement qu’ils lui portent demeure ; les autres membres de la famille ne peuvent être que déstabilisés, pour le moins, par une rectification de sexe dont le corollaire immédiat est une modification radicale du statut social. Certains parents n’acceptent donc pas une telle mutation sexuelle. Les parents d’un petit Georges de sept ans, chez qui le docteur Bégouin a détecté une erreur de sexe, se refusent par exemple à en faire une fille à l’état civil2 : peut-être l’éventualité de troquer le sexe « fort » contre le sexe « faible », avec des perspectives d’avenir moindres socialement, a-t-elle joué dans leur décision de faire de la révélation du médecin un secret de famille. Mais cette expectative ne peut expliquer à elle seule la volonté de perpétuer l’identité originelle de l’enfant, et ce quelle que soit la pression pouvant être exercée par des médecins la jugeant erronée. Ainsi d’Estelle-Émilie Gautier, douze ans, remarquée une première fois par le médecin de la maison d’arrêt Saint-Lazare, où elle est incarcérée pour vagabondage, comme un « cas remarquable de vice 1. Rappelons qu’ils sont tenus au secret professionnel et passibles d’un à six mois de prison, ainsi que d’une amende de cent à cinq cents francs, en cas de manquement à ce devoir (art. 378 du Code pénal de 1810). 2. Dr Paul Bégouin, « Pseudo-hermaphrodisme masculin externe », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, Paris, Masson, 1909, p. 184. 270 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 270 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » de conformation des organes génito-urinaires1 ». La fillette est ensuite observée par plusieurs praticiens jusqu’à ce que Costilhes, médecin-adjoint de la prison, dans une communication devant la société de médecine de Paris en novembre 1853, la déclare de sexe masculin et hypospade et préconise, sans succès, de l’enregistrer comme garçon à l’état civil2. Cinq mois plus tard, le docteur Loir, à l’affût des cas d’erreur de sexe, relate en effet qu’Estelle-Émilie est encore considérée comme fille par ses parents et qu’elle continue à porter des vêtements féminins3. On ne peut déterminer ce qui emporta la décision de la famille. Le père, cordonnier, et la mère vivant très modestement dans une seule pièce à feu avec leurs quatre enfants4, auraient pu craindre d’avoir à débourser quelque argent pour mener à bien la procédure juridique. Ils auraient alors été laissés dans l’ignorance de la récente loi du 10 décembre 1850 qui, tout en faisant obligation au ministère public de poursuivre d’office les jugements de rectification d’état civil (article 3), instaure également la gratuité des actes (article 4). Le procureur n’aurait donc pas été non plus prévenu de l’action à mener. Estelle-Émilie, qui s’est « obstin[é]e à garder un silence absolu » à toutes les questions du docteur Costilhes – lequel déclare s’être gardé 1. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », Revue médicale française et étrangère, 1853, t. 2 (juillet-décembre), p. 623. Estelle-Émilie Gautier, née le 3 janvier 1842 à La Villette, de Marie Anne Dufust et de Constant Gautier, AD Paris/État civil reconstitué. 2. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », op. cit., p. 622-627. La présentation de Costilhes, et la discussion qui s’ensuivit, sont rappelées près de trente-cinq ans plus tard par Moreau de Tours à la société médicopsychologique, séance du 28 mars 1887, Annales médico-psychologiques, no 6, 1887, p. 54-56. 3. Des sexes en matière d’état civil, op. cit., p. 18. 4. Au quatrième étage du 217, rue Saint-Maur, pour un loyer de 130 F, AD Paris/D1P4 1042. 271 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 271 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin par « égard à son adolescence » de « pousser trop loin » ses « investigations » –, ne semble pas avoir manifesté la moindre velléité de changement de sexe1. Les parents se sont montrés moins laconiques en révélant avoir eu une première fille, décédée peu après sa naissance, qui présentait la même conformation qu’Estelle-Émilie et en renseignant Costilhes sur la prédilection de leur fille pour le sexe féminin2. Loir, pour qui « tout dans son habitude extérieure comme dans sa conformation indique la virilité », note également que la fillette ne sera peut-être « rendue à son état civil véritable qu’à l’occasion de son mariage », ce qui ne sera pas le cas puisqu’elle épouse en 1864 Jean Boussaton, avec qui elle tient un négoce de vin3. Dans l’intervalle, Estelle-Émilie est présentée par le docteur Dufour à la société anatomique de Paris : c’est alors une jeune fille de quatorze ans, de petite taille, très brune, dotée d’une voix plutôt douce, de « traits durs, mais cependant ayant l’expression féminine4 ». Cette fois, le médecin décrit des « caractères extérieurs mixtes » 1. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », op. cit., p. 625. 2. Loir précise que, d’après l’acte de naissance, l’enfant serait né le 15 août 1840 et mort trois heures plus tard, non sans avoir été présenté à la mairie pour son enregistrement et à l’église pour son baptême, Des sexes en matière d’état civil, op. cit., note 1 p. 10. Dr Costilhes, « Cas d’hypospadias », op. cit., p. 623 et 626. 3. Des sexes en matière d’état civil, op. cit., p. 18. Acte de mariage du 25 octobre 1864, les deux époux signent, AD Paris/État civil en ligne. À la mort de son mari, en 1875, la veuve se retrouve dans une situation financière précaire. Elle décide alors de se faire rémunérer pour montrer ses organes génitaux à des hommes fortunés ou pour dispenser des services sexuels plus aboutis, voir mon article « Madame Gautier, visible les mardis, mercredis, jeudis et vendredis, de midi à 6 heures », in Gabrielle Houbre, Isolde Pludermacher, Marie Robert (dir.), Prostitutions. Des représentations aveuglantes, Paris, Musée d’Orsay/Flammarion, 2015, p. 115-121. 4. « Note sur un sujet atteint d’un vice de conformation des organes génitaux externes », Bulletin de la société anatomique de Paris, 1856, 2e série, t. 1, p. 262-264 et p. 527-528. 272 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 272 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » mais plus proches du sexe féminin et classe donc EstelleÉmilie parmi les hermaphrodites femelles1. Dufour, comme nombre de ses confrères au xixe siècle, appuie également son diagnostic sur les orientations sexuelles de sa patiente qui, « interrogée à plusieurs reprises sur ce point délicat », a toujours affirmé « que ses désirs étaient pour les hommes, et qu’eux seuls lui faisaient éprouver des sensations voluptueuses2 ». Ce qui est perçu comme une hétérosexualité de bon aloi renforce la présomption de féminité, confirmée in fine par l’arrivée des premières règles de la jeune fille peu de temps après sa présentation au sein de la société3. En l’espace de trois ans, Estelle-Émilie libère au moins partiellement sa parole face aux interrogatoires indiscrets et répétés des médecins. Pourtant, aucun des trois qui lui ont consacré quelques pages ne semble s’être soucié du sentiment de celle qui est pourtant la principale intéressée. En cela, ils sont représentatifs de la plupart de leurs confrères, qui ne rapportent généralement rien ou peu de l’état d’esprit de leurs jeunes patient.e.s, même quand ils/ elles sont en âge de l’exprimer. Ce silence montre à quel point l’intégrité de l’individu hermaphrodite et son avenir sont soumis aux intérêts socio-familiaux. C’est par exemple l’expérience que va connaître une jeune fille de la bonne bourgeoisie tourangelle, âgée de douze ans en 1900. Sa mère s’étant aperçue, lors de « soins intimes » qu’elle lui donnait, de « quelque chose d’anormal », résolut avec son époux de la faire examiner par le docteur Barnsby, sans vouloir s’expliquer plus en avant sur le « quelque chose d’anormal4 ». Le 1. Ibid., p. 528. 2. Ibid., p. 264. 3. Ibid., p. 528. 4. Dr Samuel Pozzi, « Sur une observation de M. le Dr Barnsby (de Tours) intitulée : “Pseudo-hermaphrodisme par hypospadias périnéo-scrotal” », 273 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 273 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin médecin parvient rapidement à la conclusion que la jeune fille est en fait un « hypospade mâle, élevé en femme par erreur de sexe » et « avou[e] à la famille la triste vérité » en plongeant les parents dans un « profond chagrin ». La mère confie alors au médecin sa « joie immense » d’avoir mis au monde une fille après deux fils parfaitement constitués, son plaisir d’« attirer chez elle de bonne heure quantité de fillettes auprès de la sienne, très intelligente et excellente musicienne », mais aussi toutes ses « angoisses » depuis près d’un an où elle constate le changement physique (moustache, voix masculine) et l’« allure bizarre » de sa fille qui cesse ses prévenances auprès d’elle, abdique toute coquetterie et se prend d’une « tendresse exagérée » pour une de ses camarades avec laquelle « elle cherche à s’enfermer sous le moindre prétexte »… Après plus d’un an de désarroi à la pensée de voir leur fille muer socialement en garçon, M et Mme R. recontactent le docteur Barnsby qui prend le soin de vérifier son diagnostic auprès des docteurs Pozzi et Brouardel, deux spécialistes de l’hermaphrodisme. Dès lors, les parents se résignent à la rectification de sexe à l’état civil. Barnsby souligne toutefois que la « peine [du père] était grande à la pensée que son enfant serait forcé de mettre culotte bas chaque fois qu’il urinerait », réflexion traduisant bien la portée symbolique de la posture masculine en la matière dans l’affirmation de la virilité. Sensible à cette « unique préoccupation » manifestée par M R., qui semble fort gêné dans sa quête de réappropriation paternelle de son impromptu garçon, le docteur Barnsby se lance dans une série de quatre opérations chirurgicales qu’il qualifie lui-même de « difficiles ». Se succédant entre 1903 et 1906, Bulletins et mémoires de la société de chirurgie de Paris, 1906, t. 32, p. 1103-1108. 274 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 274 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » elles lui permettent de « donner au père et au malade cette grande joie : la réfection d’un urètre masculin ». C’est là l’unique référence à l’état d’esprit de celle qui s’accommode de la perspective de devenir garçon et qui semble avoir déjà adopté une des attitudes emblématiques de son nouveau sexe social. Barnsby conclut en effet sur « l’effort » qu’il a consenti « pour obliger ce père à transformer cette pseudofille en garçon » et sa fierté d’avoir contribué à la construction de cette identité masculine : « Certes ce pauvre garçon ne sera très probablement jamais apte au mariage. Mais il aura au moins, grâce au bistouri, cette satisfaction d’uriner comme un homme. » L’enfant aura donc subi quatre interventions sur son appareil génital, non pas pour établir sa fonction de reproduction, mais pour simplement lui assurer la posture virile de miction. On comprend bien ici à quel point cette dernière entre dans le façonnage symbolique du sexe masculin, paternel aussi bien que filial. À la même époque mais dans le Sud de la France, le docteur Mossé annonce à Eugénie, seize ans, et à ses parents qui l’accompagnent, qu’elle est un garçon1. Il ne s’agit pas d’une découverte à proprement parler, puisque l’ambiguïté de son sexe à la naissance avait nécessité un double examen médical avant qu’elle soit déclarée fille. Habitant la campagne, la fillette connaît alors une existence comparable à celle de toutes ses camarades, fréquente l’école des filles et accomplit sa première communion. C’est, avec l’arrivée de la puberté, « certaines particularités et l’absence des règles [qui] réveillèrent les incertitudes des parents ». Le père prend alors conseil auprès d’un magistrat qui l’engage à consulter un 1. Cas du docteur Mossé, présenté à la société de médecine de Toulouse en juillet 1900, repris par Petre Gatcheff, Pseudo-hermaphrodisme et erreur de personne, thèse de médecine, Toulouse, 1901, p. 59-65. 275 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 275 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin médecin de la faculté de Toulouse. Mossé trouve un testicule en cours de migration et pense qu’une opération suffira à remédier à la malformation. Il conclut sans hésiter au sexe masculin, entraîne fille et parents à assumer la nouvelle et à songer à la rectification de l’état civil. « Le père de Mlle Eugénie X. et le sujet lui-même acceptèrent assez bien mon affirmation et, le premier moment de surprise passé, envisagèrent résolument les conséquences de cet état de choses », rapporte alors le médecin. Cette réaction est sans doute à interpréter en fonction de la promotion sociale que représente l’accès au sexe masculin, avant tout en termes économiques et culturels1. Virile dans la façon de chasser l’émotion par la réflexion, elle contraste avec celle de la mère, « beaucoup plus attristée », ancrée dans l’effusion et la crainte. Rendue selon toute vraisemblance plus proche de sa fille par leur déclinaison du modèle social et culturel de la relation mère-fille, elle « versa des larmes » et s’inquiéta « que les braves gens de son village fussent tentés de voir un sujet de dérision dans l’erreur, une fois divulguée ». La pensée de l’exposition crue d’un dysfonctionnement sexuel qui met en cause les parents aussi bien que leur enfant, semble prendre rapidement le pas sur le choc occasionné par la prompte conversion de sa fille en garçon. Pour tenter d’y couper court, le « nouveau fils » est envoyé à Paris « afin de lui faire prendre les habits de son sexe, et de faire pratiquer l’opération loin de l’endroit où il habite2 ». Ce réflexe de délocalisation, surtout vers la capitale, capable d’abriter bien des mystères, est fréquent. En règle générale, 1. Elle fait songer à celle rapportée par Alexina Barbin dans son autobiographie, à l’instant où elle annonce son prochain changement de sexe à Victor Bonnamy de Bellefontaine : « Stupéfait d’abord, il envisagea la situation avec plus de calme, calculant aussi qu’elle pouvait me donner dans l’avenir une position plus avantageuse », voir supra Mes souvenirs. 2. Petre Gatcheff, Pseudo-hermaphrodisme…, op. cit., p. 65. 276 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 276 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » les parents tentent de préserver leur enfant et toute la famille d’une publicité potentiellement sulfureuse et la presse ne livre souvent que des échos, souvent anonymisés, des « erreurs de sexe » aboutissant à une réassignation de sexe. Lorsqu’il s’agit d’adultes qui ont derrière eux un parcours d’homme ou de femme bien établi, les journalistes saisissent volontiers l’occasion de raconter le « pittoresque » de la révolution de sexe mais surtout de genre à laquelle donne lieu un diagnostic de sexe erroné. L’histoire de Renée Léonie Gautherot qui présente dans sa première partie quelques similitudes avec celle d’Alexina Barbin, près de cinquante années après, est sans aucun doute celle qui attira le plus l’attention publique1. Le Matin, l’un des quotidiens d’avant-guerre à plus fort tirage, lui consacre notamment deux reportages à la une des 25 janvier et 3 mai 1907. Le premier, qui conduit le journaliste dans le Dijonnais, est affublé d’un titre à sensation – « Erreur de sexe. L’homme-femme » – et d’un cliché où l’héroïne malgré elle pose avec les habits de femme qu’elle s’apprête à quitter. Le second retrouve René réfugié à Paris, là encore pour échapper à une notoriété trop intrusive : le reporter, qui escomptait une photographie en habits d’homme cette fois, s’est vu éconduire sèchement « par l’oncle, un homme terrible2 ». D’après ce 1. En témoignent les nombreux échos ou articles dans la presse régionale (Le Petit Courrier de Bar-sur-Seine, 22 janvier 1907 ; L’Écho nogentais, 24 janvier 1907 ; La Petite Gironde, 27 janvier 1907) et nationale (La Lanterne, 23 janvier 1907 ; La Petite République, 25 janvier 1907 ; Le Matin, 25 janvier et 3 mai 1907 ; L’Aurore, 26 janvier 1907 ; Le Temps, 26 janvier 1907 ; La République française, 28 janvier 1907 ; Le Rappel, 30 janvier et 29 avril 1907 ; Le Radical, 3 avril 1907 ; Le XIXe siècle, 29 avril 1907 ; L’Humanité, 17 décembre 1908). Elle a été l’occasion d’un échange avec le docteur Henri Duboc et avec le docteur Matthieu Peycelon (université de Paris), qui m’a donné son point de vue documenté d’urologue et de chirurgien : qu’ils soient ici tous les deux remerciés. 2. « René Gautherot a quitté la province, où la malignité avait beau jeu de s’évertuer à ses dépens et lui rendait la vie impossible », écrit le journaliste 277 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 277 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin journaliste, la sage-femme et les matrones ont longuement supputé le sexe du bébé lorsqu’il vint au monde le 16 septembre 1886 et, d’après celui de La République française, c’est le père de l’enfant qui souhaita l’inscription d’une fille à l’état civil plutôt que d’un garçon1. Par la suite, personne ne trouve rien à redire sur le développement de leur fillette. Les parents, respectivement charron et modiste, appartiennent à un milieu modeste, mais ils disposent d’assez de ressources pour offrir à leur fille unique une éducation soignée, aussi Renée peut-elle pratiquer le violon, la photographie et la bicyclette2. À l’âge de 19 ans, elle décide de devenir sage-femme, à la satisfaction de sa famille. En 1905, elle intègre comme aspirante sage-femme l’École départementale d’accouchement de Dijon et, le 13 novembre de la même année, elle est admise à suivre une scolarité pour l’année 1905-1906 avec onze autres jeunes filles3. Une lettre anonyme adressée en janvier 1906 à la directrice de l’établissement met fin à ce beau parcours : Renée y est dénoncée pour n’avoir que les apparences de son sexe et pour entretenir une relation ambiguë avec une de ses camarades de dortoir. Sommée de laisser l’un des médecins l’examiner, elle est reconnue comme homme, renvoyée dans ses foyers et priée de régulariser sa mue sexuelle, ce qui est fait devant le tribunal civil de Semur-en-Auxois le 26 février 19074. Ses à propos d’une situation que son reportage a très largement provoquée, Le Matin, 3 mai 1907. 1. Le Matin, 25 janvier 1907 et La République française, 28 janvier 1907. 2. Contrat de mariage d’Alexis Gautherot et de Virginie Debille, 23 janvier 1882, AD Côte-d’Or, 4E114/230. 3. Elle y est interne aux frais du département, dossier individuel, AD Côte-d’Or, M7/nIII/15. 4. Les magistrats ont pris en compte un rapport d’expertise du docteur Simon Adrien, en date du 12 février 1907, détaillant que « le sujet est pourvu 278 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 278 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » parents, exaspérés de l’agitation médiatique orchestrée par Le Matin de Paris, l’envoient chez une tante à Paris où René devient garçon de laboratoire dans une pharmacie. Dans l’année de ses 20 ans, il est rattrapé par la conscription et doit se présenter devant le conseil de révision militaire en avril 1907. Le reporter du Matin le décrit pudique et rougissant à l’instant de se dévêtir devant les autorités militaires et médicales qui le considèrent avec « une attention narquoise, un peu comme un phénomène », mais qui le réforment pour « faiblesse générale de constitution1 ». L’armée, gardienne attitrée de la virilité, a en effet longtemps veillé à préserver l’intégrité de l’appareil génital masculin de chacun de ses soldats en exemptant tous les porteurs de « vices de conformation (hermaphrodisme, absence ou perte totale de pénis) » selon l’Instruction militaire du 27 février 1877. En 1890 cependant, soit volonté de diminuer le nombre des réformés dans la perspective de la revanche contre l’Allemagne, soit conception moins rigoriste de la virilité, le règlement est adouci et stipule désormais que « la perte d’un seul testicule ne suffit plus pour légitimer l’exemption2 ». D’après le docteur Gustave Lagneau, les conseils de révision révéleraient 5 ‰ hommes atteints de malformation génito-urinaire, fréquence qu’il juge relativement élevée devant l’Académie d’une verge et de deux testicules dont l’un (le gauche) n’est pas descendu dans la bourse correspondante et est encore retenu dans l’anneau inguinal. Le sujet en question appartient donc au sexe masculin mais il est atteint d’une malformation congénitale appelée hypospadias », avant de préciser que « cette malformation a pu d’autant plus facilement induire les parents en erreur sur le sexe de leur enfant que la verge est aujourd’hui encore très petite et qu’au moment de la naissance elle devait être tout à fait rudimentaire », AD Côte-d’Or, UX/BH/83 (expertise) et UX/BE/50 (jugement). 1. Le Matin, 3 mai 1907. 2. Dr Duponchel, Traité de médecine légale militaire, Paris, Doin, 1890, p. 116 279 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 279 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les deux vies d’Abel Barbin de médecine, le 16 avril 18951. René Gautherot se « console aisément » de ne pas être appelé sous les drapeaux et parle encore « avec une petite larme dans la voix de sa condition passée », relève le reporter du Matin. En 1909, on retrouve le jeune homme dans son pays où, devenu postier, il épouse le 5 janvier Mathilde Conte, fille d’un épicier. Le mariage tourne court2. Le 31 janvier 1911, sa femme présente devant le tribunal de Semur-en-Auxois une demande en nullité de mariage et réclame une expertise médicale de son mari qui lui aurait dissimulé « le caractère anormal de sa conformation physique3 ». Déboutée, elle s’exile à Paris et s’engage comme femme de chambre. René Gautherot demande alors le divorce devant le même tribunal pour abandon de domicile conjugal, à quoi son épouse réplique en requérant le divorce pour injures et parce que « par suite de la conformation de ses organes génitaux son mari était inapte à rendre le devoir conjugal ». Les magistrats optent, le 2 avril 1912, pour un divorce aux torts réciproques des époux4. Pas échaudé par son infortune conjugale, René Léon Gautherot se remarie le 5 octobre de la même année avec Charlotte Savard, à Pouillenay, à une dizaine de kilomètres de son village natal, et n’en bougera plus. Le couple aura deux filles et l’union dure jusqu’à la 1. La Chronique médicale, no 2, 1895, p. 263 et La Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 17 avril 1895, série 2, t. 32, p. 186. 2. Dès le 14 octobre 1909, René Gatherot fait publier dans Le Progrès de la Côte-d’Or un avis prévenant qu’il ne répond pas des dettes de sa femme qui a quitté le domicile conjugal. 3. AD Côte-d’Or, U10/BD/118. Sur les procès en nullité de mariage pour des motifs similaires, voir mon article « “An individual of ill-defined type” (“Un individu d’un genre mal défini”) : Hermaphroditism in Marriage Annulment Proceedings in Nineteenth-Century France », Gender & History, vol. 27, no 1, avril 2015, p. 112-130. 4. AD Côte-d’Or, U10/BD/118. 280 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 280 27/12/2019 15:02:52 © Humensis Les « erreurs de sexe » mort de sa femme, le 13 septembre 1939. La famille Gautherot semble bien intégrée dans la vie de la commune où René est embauché comme chauffeur-mécanicien dans une usine. Parallèlement, il s’engage comme sapeur-pompier, prend du galon et, promu lieutenant, est distingué pour son dévouement par une médaille d’honneur d’argent en 19351. Les filles se marient dans la commune ; une collecte est organisée lors du dîner de noces de l’aînée, le 12 août 1939 : les 73 F récoltés et reversés à la caisse des écoles et à la compagnie de sapeurs-pompiers du père, représentent une somme loin d’être négligeable dans un village de 500 habitants et peuvent être interprétés comme un indicateur de la popularité de la famille2. René Gautherot meurt le 23 janvier 1967, à 81 ans, en laissant 10 000 F d’actifs3. L’histoire d’Alexina/Abel Barbin s’insère donc dans un paysage transidentitaire plus peuplé qu’attendu. D’autant qu’à ces supposées « erreurs de sexe », reconnues plus ou moins tardivement et donnant lieu à une rectification de l’état civil des intéressés, s’ajoutent des parcours de vie encore plus nombreux et tout aussi riches de singularités : celles et ceux qui, avertis de l’« erreur », ont refusé de modifier leur identité de sexe ; celles et ceux qui ont changé de sexe social mais sans l’entériner devant un tribunal ; celles et ceux pour lesquels, à l’heure de la mort, un proche ou un médecin dévoila, au détour de la toilette mortuaire ou d’une autopsie, l’autre sexe. Autant de vies qui accusent l’ordre binaire sexuel au xixe siècle et ses absurdités. 1. Journal officiel de la République française, 7 juillet 1935, p. 12. 2. Le Progrès de la Côte-d’Or, 17 août 1939. 3. AD Côte-d’Or, table de succession, bureau fiscal de Flavigny-surOzerain. 337505JFD_HOUBRE_CS6_PC.indd 281 27/12/2019 15:02:52