Perspectives médiévales
Revue d’épistémologie des langues et littératures du
Moyen Âge
38 | 2017
Texte et image au Moyen Âge. Nouvelles perspectives
critiques
Texte/image/manuscrit : une relation
problématique ?
L’enluminure comme une « image-objet » dans les manuscrits de la
Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (XIIIe – XVe siècles)
Elena Koroleva
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/peme/12712
DOI : 10.4000/peme.12712
ISSN : 2262-5534
Éditeur
Société de langues et littératures médiévales d’oc et d’oïl (SLLMOO)
Référence électronique
Elena Koroleva, « Texte/image/manuscrit : une relation problématique ? », Perspectives médiévales [En
ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 26 novembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/peme/12712 ; DOI : https://doi.org/10.4000/peme.12712
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© Perspectives médiévales
Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
Texte/image/manuscrit : une
relation problématique ?
L’enluminure comme une « image-objet » dans les manuscrits de la
Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (XIIIe – XVe siècles)
Elena Koroleva
1
Les historiens de la littérature médiévale qui travaillent sur les manuscrits enluminés
sont habitués, depuis un moment déjà, à penser la relation « texte-image » comme un
couple indissociable dont les membres sont engagés dans un dialogue permanent l’un
avec l’autre et où un élément, l’image, se définit en fonction de l’autre, le texte, puisque
c’est elle qui le (re)lit, l’interprète, en scande les articulations ou encore en transforme
le contenu. Comme le constatent Sandrine Hériché-Pradeau et Maud Pérez-Simon dans
l’introduction du volume intitulé Quand l’image relit le texte : regards croisés sur les
manuscrits médiévaux, qui réunit les actes du colloque organisé à la Sorbonne en 2011,
« le rapport texte-image a souvent été envisagé en termes de hiérarchie, voire
d’inféodation, de l’image au texte »1. L’ordre même des termes dans l’expression figée
qu’est devenu le construit « texte-image » révèle la primauté du texte sur l’image, car
le premier terme d’une opposition binaire « bénéficie d’un rang supérieur à celui qui
est à droite »2. Ce dernier est alors vu comme une « manifestation », une
« perturbation » ou une « négation » du premier3. Cependant, l’histoire matérielle des
manuscrits témoigne plutôt d’une relation inverse entre le texte et l’image, à savoir que
la présence des images rehausse significativement la valeur d’un manuscrit aux yeux de
ses lecteurs et possesseurs.
2
Dans le présent article, je propose quelques réflexions autour de la relation complexe
« image-texte » ainsi qu’autour des significations que peut revêtir une « image-objet »
intégrée à un manuscrit. Développée en particulier par Jérôme Baschet, la notion
d’« image-objet » insiste d’abord sur la matérialité de l’image qui « est inséparable de la
matérialité de son support, mais aussi de son existence comme objet, agi et agissant » 4,
mais aussi sur les situations pratiques dans lesquelles elle est impliquée, ce qui « oblige
[...] à déborder la seule question des images »5. Je m’appuierai sur l’analyse d’un corpus
précis, celui des manuscrits de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes 6 dont j’ai examiné
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
ceux contenant l’histoire ancienne, depuis la Création jusqu’à l’empereur Tibère. Cette
partie se présente souvent comme un volume à part et constitue le premier livre de la
chronique qui couvre, dans sa plus ancienne version complète, l’histoire de l’humanité
jusqu’à l’an 1278. Ce corpus s’étend sur une longue période allant de la fin du XIIIe siècle
à la fin du XVe, et inclut au moins seize manuscrits enluminés, les images variant en
nombre de copie en copie, d’une seule image-seuil à plus de deux cents enluminures 7.
J’étudierai d’abord la pratique de découpage d’enluminures qui montre à quel point
l’image peut devenir indépendante par rapport au texte et au manuscrit, puis
j’examinerai l’image-seuil du manuscrit, qui est susceptible de se démarquer du texte et
de fonctionner comme une « image-objet ».
1. Un manuscrit enluminé : objet de luxe, objet profané
3
Un manuscrit de luxe fait pour un commanditaire important ne se conçoit pas, on le
sait, sans enluminures. Sans qu’on puisse nommer, dans la majorité des cas, le patron
ou le premier possesseur – seulement trois manuscrits de notre corpus semblent
attribuables, dans l’état actuel de la recherche, à une commande précise 8 –, la présence
de la décoration et en particulier des images narratives signale immédiatement le coût
élevé de l’exemplaire et la situation sociale supérieure de celui ou celle à qui il était
destiné à l’origine. Les enluminures confèrent ainsi à l’objet dans lequel on les trouve
un statut particulier, distinguant cet objet de ses homologues aux yeux des lecteurs
aussi bien médiévaux que modernes. La qualité de l’enluminure peut même influencer
la perception du texte que renferme l’exemplaire en question : n’a-t-on pas tendance à
supposer que le texte, copié dans une écriture soignée qui s’associe généralement à la
présence d’une décoration, est lui aussi d’une qualité supérieure, à l’instar de celle des
enluminures ? Il existe parfois une corrélation entre les deux, par exemple dans le cas
du manuscrit de Bruxelles, Bibliothèque royale, 9069 de notre corpus, qui tout en étant
un beau manuscrit, avec quinze enluminures et des encadrements à décoration
végétale et animalière, contient un texte complet et fiable de la version la plus
ancienne du premier livre de la CBA ; en revanche, le manuscrit de Paris, Bibliothèque
nationale de France, français 1367, fait dans l’entourage de René d’Anjou 9 et
comportant un cycle de 76 enluminures (plus une perdue), propose une version très
imparfaite du même texte, avec de nombreuses omissions de chapitres,
particulièrement dans la section sur les guerres des Romains. Ces lacunes nuisent à la
compréhension de l’ensemble, comme on le voit dans l’histoire de Sylla où sont omis
deux chapitres consacrés à sa guerre contre Mithridate (f° 278 et les suivants ;
cf. Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, f° 152 r-v). La splendeur du manuscrit en
tant qu’objet ne concorde pas ici avec la qualité, médiocre, du texte copié et n’en est
pour autant pas diminuée. Un manuscrit enluminé étant avant tout un objet de
prestige, une « manifestation du luxe suprême »10, sa valeur est moins attribuable au
contenu qu’à sa présentation dont les enluminures constituent une large partie.
4
Si l’enluminure investit son objet-porteur d’une valeur nouvelle, elle peut aussi être
valorisée pour elle-même et au point d’être considérée comme une œuvre d’art à part
entière. Cette valorisation de l’enluminure a conduit dans certains cas au dépeçage des
manuscrits, pratique dont quatre exemplaires de notre corpus ont souffert et qui est le
témoignage par excellence de la relative indépendance de l’enluminure vis-à-vis du
manuscrit et du texte. La pratique de découpage étant assez peu connue des
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
chercheurs, quelques remarques d’ordre historique s’imposent pour comprendre son
ampleur et sa portée. Nous ne disposons somme toute que de peu d’informations sur
cet usage des images avant le XVIe siècle, mais un livre récent de Kathryn M. Rudy
comble quelque peu cette lacune. En se basant sur un corpus de livres de prières et
d’images produits principalement aux Pays-Bas, l’auteur met en évidence l’existence de
toute une catégorie d’images médiévales, souvent ignorées ou mal interprétées par les
chercheurs, qu’elle appelle « peintures sur parchemin » (“parchment paintings”) 11.
Celles-ci étaient produites et pouvaient circuler en dehors des livres, mais plusieurs
d’entre elles finissaient par être intégrées dans un manuscrit et nous sont parvenues
comme faisant partie d’un livre. Cette pratique est attestée depuis au moins la première
moitié du XIIIe siècle et connut son plus grand succès au XVe siècle. Les laïcs avaient
autant de goût pour ces images que les religieux – Kathryn M. Rudy cite l’exemple du
livre d’heures de René d’Anjou (Paris, Bibliothèque nationale de France, latin 17332) où
a été rajoutée une représentation de la Vierge, unique image de ce manuscrit 12. Le
mouvement dans les deux sens était possible : une « peinture sur parchemin » pouvait
devenir partie d’un livre ; une enluminure était également susceptible d’être découpée
dans un manuscrit pour être ensuite insérée dans un autre ou bien utilisée séparément
comme une image à part entière13.
5
Le découpage d’enluminures est mieux documenté depuis le XVIe siècle, avec, en France,
l’exemple d’Henri III (1551-1589). Deux auteurs du XVIIe siècle apportent leurs
témoignages sur cette activité du roi français, Jacques-Auguste de Thou et Gédéon
Tallemant des Réaux, qui la présentent comme une anecdote parmi d’autres visant à
forger une image défavorable du roi, « caractère d’esprit incompréhensible » selon de
Thou14 et « merveilleusement mol et efféminé » d’après Tallemant des Réaux 15. Un
autre exemple connu, remontant au XVIe siècle, est celui de l’archevêque de Cantorbéry
Matthew Parker (1504-1575), le plus grand collectionneur anglais de son époque, qui
prenait de grandes libertés avec les manuscrits de sa collection, entre autres en
découpant des images de certains exemplaires pour en embellir d’autres qui lui
appartenaient16. C’est avec le développement des marchés de l’art et des collections
muséales au XVIIIe et au XIXe siècles que la pratique de découpage d’enluminures bat son
plein17. Les collectionneurs se passionnent pour les enluminures détachées, du moins
depuis la célèbre vente aux enchères qui eut lieu à Londres en 1825 et où furent
vendues les miniatures découpées par l’abbé Celotti dans des manuscrits pillés au
Vatican par les troupes napoléoniennes18. Dans le cas de notre corpus, il est également
fort probable que ce soit au XIXe siècle et non à une époque ancienne que les quatre
manuscrits de la CBA aient souffert des mutilations.
6
Regardons plus en détail ces exemplaires mutilés. Sur les trois manuscrits les plus
anciens qui ont conservé la première partie de la CBA, un seul – Cambrai, Bibliothèque
municipale, 683 – nous est parvenu intact. S’il n’est pas totalement dépourvu de
décoration – on y trouve entre autres deux belles initiales puzzle filigranées (f° 1 r
et 221 r ; 11 et 9 lignes respectivement) –, l’exemplaire de Cambrai ne contient aucune
image narrative. Au contraire, les manuscrits enluminés Bruxelles, Bibliothèque royale,
II 988 et Arras, Bibliothèque municipale, 1043, probablement issus tous les deux de
l’atelier de Cambrai19, ont subi des dégradations. À propos du premier, les auteurs des
Principaux manuscrits à peintures de la Bibliothèque royale de Belgique notent que « si ces
manuscrits [Bruxelles, Bibliothèque royale, II 988, vol. I et II] étaient restés intacts, ils
auraient pu rivaliser avec l’Histoire d’Alexandre enluminée avec tant d’esprit par Jan de
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
Grise [Oxford, Bodleian library, Bodley 264]20 ». La comparaison semble exagérée, car le
premier volume de Bruxelles, tout en offrant de nombreuses décorations marginales,
ne contient qu’une seule initiale historiée (f° 4 r)21. Par ailleurs, malgré les déplorations
des auteurs du catalogue, les dégâts subis par l’exemplaire de Bruxelles ne sont pas
catastrophiques : dans le volume I qui nous intéresse ici, quatorze folios sur 300 ont
perdu certains dessins marginaux et quelques initiales fleuronnées ; le texte est somme
toute presque entièrement préservé.
7
Le manuscrit d’Arras, Bibliothèque municipale, 1043 a au contraire subi un sort
funeste : en examinant le texte, j’ai pu constater que presqu’un folio sur deux de
l’exemplaire a disparu22. À titre d’exemple, le récit de la vie d’Alexandre le Grand dont
je prépare une édition critique a perdu seize folios sur un ensemble de 39, soit 41 % du
texte. Le manuscrit contient, dans son état actuel, dix-huit initiales historiées, dont la
première est l’image-seuil au f° 7 r du volume et les autres se placent dans sa dernière
partie, à partir du f° 114 r23. À la différence de Bruxelles, Bibliothèque royale, II 988 où
les images ont été soigneusement découpées, ce sont des folios entiers qui ont disparu
dans l’exemplaire d’Arras, ce qui laisse planer un doute sur la raison de leur disparition.
Les images sont-elles bien à l’origine de cette perte importante ? Deux arguments me
semblent décisifs pour répondre affirmativement à cette question. Premièrement, les
folios subsistants montrent que l’illustration du manuscrit était dense : ainsi, aux
f° 182 v – 183 r on trouve trois initiales historiées se rapportant à trois chapitres qui se
suivent. Rien n’empêche donc de penser que les folios disparus en contenaient aussi.
Par ailleurs, contrairement aux folios qui ne présentent « que » de petites lettrines à
figures et têtes d’animaux, ceux comportant de grandes initiales historiées ont
également une belle décoration marginale, ce qui pourrait expliquer leur disparition
complète et non un découpage partiel, comme dans Bruxelles, Bibliothèque royale, II
988. Deuxièmement, l’alternance systématique des folios disparus et conservés appuie
également notre hypothèse : la perte de folios n’est pas fortuite, mais intentionnelle et
doit procéder d’un dépeçage réfléchi. Avec dix-huit initiales historiées toujours
présentes, le manuscrit d’Arras, Bibliothèque municipale, 1043 en comportait au moins
un nombre double à l’origine, sans compter les décorations marginales et les lettrines
ornées « supplémentaires ». C’est à cet exemplaire-là, semble-t-il, qu’on pourrait
appliquer avec plus de justesse la comparaison avec le fameux manuscrit du Roman
d’Alexandre Oxford, Bodleian library, Bodley 264.
8
Les autres victimes de dépeçage dans notre corpus sont deux manuscrits parisiens à
peu près contemporains (vers 1416), Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5077 et Paris,
Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions françaises 14285. Le premier,
dont la décoration a été réalisée par le Maître de Boucicaut et son atelier, n’a
heureusement perdu que deux enluminures sur 226, par chance conservées au Cabinet
des dessins du Louvre (R.F. 1928-1929). Les deux enluminures détachées proviennent
des deux chapitres voisins de la partie racontant l’histoire de la France (f° 359 r
et 365 v) et montrent, respectivement, l’accueil du comte de Montfort par le roi de
France et le départ de saint Louis pour la croisade24. Notre dernier exemple, Paris,
Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions françaises 14285 est un cas à la
fois similaire et contraire à ceux passés en revue précédemment. En effet, le manuscrit
ne semble avoir survécu, ne serait-ce qu’en partie, que grâce à la présence des images,
car les folios enluminés, au nombre de 33, sont les seuls qui restent d’un volume dont la
longueur était autrefois importante, et dont le texte est précieux, puisqu’il s’agit de l’un
des deux exemplaires – et peut-être même de l’original – de la version remaniée de la
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CBA, par ailleurs conservée dans le manuscrit Londres, British Library, Cotton
Augustus V25. Nous sommes là face à un cas extrême de dépeçage : si, comme pour les
autres manuscrits visés, celui qui a procédé au dépeçage ne se souciait que des images,
le résultat a abouti non pas à leur disparition, mais au contraire à celle du texte.
9
Dans quel but les images étaient-elles détachées de leur objet-porteur ? Pour l’époque
médiévale, Kathryn M. Rudy souligne les usages multiples qu’une « peinture sur
parchemin » pouvait avoir :
They fulfilled many functions: they served as postcards and gifts […] The images
also served as votive offerings; they marked key passages in books; they formed
objects for devotional meditation, either alone or in a series; they created miniature
altarpieces; they ratified vows and oaths […]; they embodied the important
Christian concept of the word made flesh; they served as souvenirs from particular
shrines; they circulated the newest images, prayers and indulgences; they
memorialised the dead; they advertised a corporate identity of particular convents;
[…] they served as political propaganda; they stood as a transportable ersatz for a
person; they brought colour to an otherwise predominantly grey an brown interior
world; they allowed professional artists to display skill, often on a minute scale;
they provided an appropriate medium for extremely small-scale work and a cheap
medium for experimental work26.
10
Au XVIIe siècle, le témoignage de Jacques-Auguste de Thou sur le dépeçage réalisé par
Henri III met en lumière le raisonnement qui se cache derrière cette habitude du roi,
malgré le jugement critique de l’historien. S’il qualifie la pratique d’enfantine et même
de barbare, de Thou note qu’après avoir découpé les enluminures, le roi « les coloit aux
murailles de ses chapelles »27, ce qui suppose un usage dévotionnel. À l’époque
moderne, les usages des enluminures découpées pouvaient être différents, mais tout
autant variées : spécimens de style à destination des étudiants des écoles des Beauxarts, antiquités et articles de collection collés dans des albums 28, éléments décoratifs
d’objets divers29 ou encore marchandises destinées à être vendues pour le profit.
Notons un facteur commun qui oppose, semble-t-il, ces usages modernes à ceux des
époques précédentes, à savoir que l’acquisition des images se fait dans le but de leur
collectionnement, l’ensemble constitué pouvant ensuite servir à des fins diverses. Des
enluminures et initiales découpées occupent aujourd’hui une place importante dans les
collections muséales ; leur collectionnement pouvait faire l’objet d’une politique
consciente du musée, comme en témoigne le cas de Victoria and Albert Museum qui, au
milieu du XIXe siècle, « ne chercha pas à collectionner des chefs-d’œuvre mais plutôt des
fragments de manuscrits, c’est-à-dire des originaux reflétant un style » 30.
11
Deux des manuscrits dégradés de notre corpus permettent de hasarder une hypothèse
sur l’utilisation des enluminures détachées : dans Bruxelles, Bibliothèque royale, 988
II, les découpages sont ponctuels et ont sans doute été effectués dans l’optique de
prélever quelques exemples de style ornemental ; dans Paris, Bibliothèque de l’Arsenal,
5077, le découpage pourrait s’expliquer par l’intérêt pour les habits et les armures des
personnages en tant qu’échantillons des costumes de l’époque 31. Dans les deux cas,
l’objectif possible du découpage était d’intégrer les enluminures à une collection. Il est
significatif que les deux images de Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5077 soient
parvenues dans les collections du musée du Louvre. Quel que soit l’usage des
enluminures découpées, il est clair que toutes les occurrences de dépeçage ont en
commun la valorisation de l’image en tant qu’une entité indépendante et le désintérêt
profond pour le texte que contient tel ou tel manuscrit32.
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Comment le chercheur doit-il appréhender un manuscrit dépecé où manquent des
éléments nécessaires à sa compréhension, à savoir des images ? En effet, il s’agit là d’un
objet qui n’existe dans son état complet que virtuellement et où la relation texte-image
est d’autant plus difficile à examiner que des images, et parfois également une partie du
texte, ont disparu. Il semble en tout cas qu’on ne puisse étudier de tels manuscrits
uniquement en se basant sur leur condition actuelle, mais qu’un essai de reconstruction
s’impose, dans la mesure du possible, en particulier si l’on veut comprendre leur place
dans un corpus. Parmi les quatre manuscrits de notre corpus qui ont subi des
dégradations, c’est le manuscrit d’Arras, Bibliothèque municipale, 1043 qui présente le
cas le plus intéressant pour notre propos. Son importance aux yeux des chercheurs a
largement été occultée par la disparition d’une grande partie des folios. Or, son
existence permet de situer l’apparition du grand cycle iconographique de la CBA, dont il
renfermait peut-être l’original, à la fin du XIIIe, et non au XVe siècle auquel remontent
les manuscrits richement enluminés (presque) entièrement conservés, comme Paris,
Bibliothèque de l’Arsenal, 5077. Même si les images ont en grande partie disparu,
l’exemplaire d’Arras doit occuper une place éminente dans une future étude des cycles
iconographiques de la chronique. Sa valeur en tant qu’objet étant diminuée par la
disparition des images, c’est aux chercheurs de la rétablir, ne serait-ce que
virtuellement, en tentant une reconstruction du programme iconographique initial
perdu33.
2. L’image-seuil : de la création d’Ève au portrait
d’auteur
13
La pratique de dépeçage met en évidence la relative indépendance que peut acquérir
l’image par rapport au texte et même à son objet-porteur, le manuscrit. Dans cette
seconde partie de l’article, je n’examine qu’un exemple, à savoir l’image-seuil, à travers
tout le corpus, pour voir si cette indépendance, avant tout vis-à-vis du texte, se révèle
non seulement dans des pratiques postérieures à la production des manuscrits, mais
aussi dans leur conception même. Le choix de l’image-seuil n’est pas fortuit. Comme le
note Kathryn M. Rudy à propos des frontispices contenant une image de l’écrivain ou
du commanditaire, « a frontispiece suggests the particular relationship of the image to
the book : it really belongs there, as it sets up the reasons for the book’s existence […]
The frontispiece is the most intentional of illuminations » 34. Il me semble que l’on peut
élargir le sens de cette déclaration pour l’appliquer à l’image-seuil en général. Par
ailleurs, dans quatre exemplaires de notre corpus l’image-seuil est l’unique image
narrative en lien avec le texte, ce qui amène à s’interroger sur le sens qu’elle peut
revêtir.
14
Nous étudierons d’abord la création d’Ève en tant que sujet prédominant dans cette
image-seuil, ainsi que les scènes bibliques qui la remplacent, puis la représentation de
l’auteur qui occupe la place d’une scène biblique dans certains manuscrits. Voici en
premier lieu la répartition des manuscrits en fonction de la présence ou non de la
création d’Ève ainsi que des modalités de cette présence (image-seuil ou non, seule ou
dans le cadre d’une enluminure bipartite)35.
15
a. La création d’Ève est l’image-seuil.
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- seule : Arras, Bibliothèque municipale, 1043 ; Vienne, Österreichische
Nationalbibliothek, 3370* ; Paris, Bibliothèque nationale de France, nouvelles
acquisitions françaises 14285 ; Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 1900 ;
- dans une enluminure bipartite : Bruxelles, Bibliothèque royale, II 988 ; Paris,
Bibliothèque de l’Arsenal, 5076 ; Princeton, University Art museum, y1932-33 ;
16
b. La création d’Ève n’est pas l’image-seuil, mais la deuxième image (se rapportant au
premier chapitre et non au prologue qui est illustré à part).
- dans une enluminure bipartite : Bruxelles, Bibliothèque royale, 9069 ;
17
c. La création d’Ève est remplacée par la scène “Adam-Ève-Dieu au paradis” en tant
qu’image-seuil.
- seule: New Haven, Yale University, Beinecke Library, 1106; Londres, British Library,
Royal 18.E.V; Londres, British Library, Cotton Augustus V;
- dans une enluminure bipartite : La Haye, Koninklijke Bibliotheek, 71 A 14 ;
18
d. La création d’Ève est remplacée par la scène “Adam-Ève-Dieu au paradis” en tant que
deuxième image du manuscrit.
- seule : Chantilly, Bibliothèque du Château, 729 ;
19
e. L’image-seuil n’est pas une scène biblique ; lacune à l’emplacement de la deuxième
image :
- Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5077 et Bibliothèque nationale de France,
français 1367.
20
On peut donc constater que la création d’Ève est présente dans huit sur treize
manuscrits du corpus36, dont sept fois en tant que l’image-seuil, et qu’elle apparaît
seule dans la moitié des cas, accompagnée d’une seule autre scène dans les autres 37. Il
est intéressant de noter que la scène biblique remplaçant la création d’Ève dans les cinq
copies restantes est toujours en rapport avec l’histoire d’Adam et Ève : on y voit Dieu,
Adam et Ève au paradis38. Il reste à préciser que la création d’Ève est certainement
l’iconographie initiale de l’image-seuil, car on la retrouve dans les deux copies les plus
anciennes, celles d’Arras, Bibliothèque municipale, 1043 (Fig. 1) et de Bruxelles,
Bibliothèque royale, II 988.
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Figure 1
Création d’Ève
Arras, Bibliothèque municipale, 1043, folio 7 r.
21
Comment s’explique l’attention particulière à ce sujet ? S’il est loin d’être inhabituel
dans les manuscrits médiévaux, il n’est pas non plus tout à fait typique comme imageseuil d’une chronique universelle. Est révélatrice sur ce point la comparaison avec l’
Histoire ancienne jusqu’à César, la première chronique universelle en langue française
mise à contribution par l’auteur de la CBA. Parmi les manuscrits de l’Histoire ancienne
examinés par Doris Oltrogge, trois seulement offrent la création d’Ève comme une
image à part placée au début du manuscrit, alors que vingt-trois manuscrits ont à sa
place une enluminure divisée en plusieurs compartiments, entre quatre et huit, qui
racontent la totalité de la Création et où celle d’Ève n’est qu’un événement parmi
d’autres39. Les trois manuscrits en question, Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine,
1260, Paris, Bibliothèque nationale de France, français 9685 et Rome, Biblioteca
Apostolica Vaticana, Vat. lat. 5895 sont tous d’origine italienne ; leur influence sur le
cycle iconographique de la CBA paraît peu probable car aucune copie de l’ Histoire
ancienne venant du Nord de la France ne suit leur modèle. Par ailleurs, l’enluminure
représentant la création d’Ève est suivie, dans deux des trois manuscrits, de deux
autres scènes de la Création, à savoir le repos de Dieu et la chute de l’homme 40. À défaut
d’une grande enluminure à compartiments, on constate quand même la présence d’un
minicycle de trois enluminures se rapportant à la Création ; dans la CBA, celle-ci est
souvent réduite, on l’a vu, à la création d’Ève.
22
En cherchant à expliquer la prédilection pour cette scène, on devrait avant tout se
demander s’il n’y a pas de rapport direct avec le texte de la CBA où la création d’Ève
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
serait racontée en détail. Une simple lecture du premier chapitre montre que ce n’est
pas le cas :
Au commenchement dou tans quant Diex ot creé ciel et terre et aourné de toute
creature et il ot aussi comme l’ostel appareilliet de quanke il li convenoit, si fourma
houme de terre a s’ymage, aussi grant et aussi parfait comme s’il euüst .xxx. ans, si
li mist non Adam et le mist em paradis terrestre. Mais il n’i demoura gaires, por
chou ke il manga le pume contre la desfense nostre Signour. Et pour chou le bouta li
angeles fors et sa feme Evain ke nostre Sires avoit fait de sa coste (Cambrai,
Bibliothèque municipale, 683, f° 1 r).
23
Dans cet extrait, c’est la création d’Adam qui est décrite en détail et non celle d’Ève,
mentionnée en passant et après coup, c’est-à-dire après la chute et l’expulsion du
paradis. L’image n’entretient alors qu’un lien formel avec le texte : les deux parlent,
certes, du même événement, mais pas de la même manière, et rien dans le texte ne
permet de conclure à l’importance attribuée par l’image à la création d’Ève. Ce n’est
donc pas dans le texte, semble-t-il, qu’il faille chercher les raisons du choix de cette
image particulière, même s’il existe un lien entre les deux.
24
L’une des raisons réside sans doute dans l’iconographie même de la scène, et dans son
sens. Dans son étude « Ève est-elle jamais née ? », Jérôme Baschet examine la
transformation de l’iconographie de la création d’Ève qui aboutit dans le premier quart
du XIe siècle à la représentation la plus répandue où l’on voit Ève sortant du côté
d’Adam et non faite de sa côte41. La nouvelle iconographie, qu’on retrouve également
dans les manuscrits de la CBA, est susceptible d’évoquer plusieurs thèmes, dont le
fondement social et matrimonial est la préfiguration typologique de la naissance de
l’Église, fille du Christ. Ce qui est également important, c’est que dans les cycles de la
Genèse examinés par Jérôme Baschet, la création d’Ève « est presque toujours choisie
pour synthétiser le sixième jour, alors que celui-ci est également le moment de la
création d’Adam (qui est par conséquent beaucoup moins représenté). La
représentation de la création d’Ève vaut donc pour la création de l’humanité toute
entière [...] »42. Ève étant souvent considérée comme la principale responsable de la
chute, et donc du déroulement ultérieur de l’Histoire telle qu’un homme chrétien la
connaît, on peut expliquer le rôle que joue ce sujet dans une chronique universelle
racontant l’histoire de l’humanité. Cependant, il faut également penser à la matérialité
de l’image-objet et se demander si le fait que l’image est attachée à un manuscrit ne fait
pas intervenir d’autres facteurs qui jouent eux aussi un rôle prépondérant. Ce
questionnement semble particulièrement pertinent là où l’image-seuil est l’unique
image du manuscrit, comme c’est le cas dans les manuscrits de Bruxelles, Bibliothèque
royale, II 988 ; Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3370* ; La Haye, Koninklijke
Bibliotheek, 71 A 14 ; Princeton, University Art Museum, y1932-33 et New Haven, Yale
University, Beinecke Library, 1106. À quoi bon, en effet, insérer cette image solitaire
dans un manuscrit ? Cela n’invite-t-il pas à penser que sa fonction n’est pas en rapport
avec le texte – qui n’est au reste pas illustré –, mais autre 43 ?
25
Mais avant d’aborder cette question, examinons le deuxième type d’image-seuil qui
apparaît dans les manuscrits enluminés de la CBA et qui consiste en une scène nonbiblique, plus précisément en une représentation de l’auteur. Cinq manuscrits du
corpus en proposent une – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5077 ; Chantilly,
Bibliothèque du Château, 729 ; La Haye, Koninklijke Bibliotheek, 71 A 14 ; Bruxelles,
Bibliothèque royale, 9069 ; Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1367, que
j’ai rangés ici dans l’ordre chronologique supposé. En se référant à la répartition des
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
manuscrits en fonction de la présence de la création d’Ève, donnée ci-dessus, on
remarquera que trois copies sur cinq comportent cette scène biblique. Les deux
manuscrits restants, Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1367 et
Bibliothèque de l’Arsenal, 5077, ont ici une lacune, d’un et plusieurs folios
respectivement, dont le comblement, malheureusement peu probable, permettrait de
voir plus clair dans l’évolution de l’iconographie de l’image-seuil des manuscrits de la
CBA. C’est le manuscrit parisien Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5077, daté des environs
de 1415, qui inaugure, semble-t-il, une nouvelle tradition dans l’iconographie de la CBA,
en plaçant en son en-tête une représentation de l’auteur offrant son livre à un roi de
France (f° 1 r). Notons que l’emplacement unique de l’enluminure – non avant le
prologue (qui a disparu), mais avant la table des matières – ainsi que son sujet
également unique (l’acte de l’offrande n’est par ailleurs pas représenté) distinguent ce
manuscrit des autres du groupe et font supposer qu’il s’agit d’un des tout premiers
exemplaires de la nouvelle tradition. On peut présumer que la ou les enluminures qui
devaient apparaître dans la partie perdue proposaient en revanche un sujet
traditionnel, sans doute la création d’Ève, comme dans un autre manuscrit parisien à
peu près contemporain, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5076 (vers 1410-1420) 44.
26
Les autres manuscrits du groupe sont plus tardifs : si Chantilly, Bibliothèque du
Château, 729 n’est pas précisément daté (première moitié du XVe siècle ?), les autres
sont à situer dans la deuxième moitié du XVe siècle (1460-1480). L’iconographie y est
désormais stable : dans les quatre exemplaires, on voit l’auteur du livre assis devant un
livre ouvert posé sur son pupitre. Dans le manuscrit de La Haye, Koninklijke
Bibliotheek, 71 A 14, il s’agit d’une enluminure bipartite qui réunit, à gauche, la
représentation de l’auteur avec, à droite, la scène d’Adam et Ève (et Dieu) au paradis
(f° 1 r), établissant un lien de filiation entre l’ancienne et la nouvelle iconographie de
l’image-seuil.
27
Pourquoi donc ce changement ? Tournons-nous à nouveau vers le texte. Le glissement
vers la représentation de l’auteur semble plus en accord avec le sens du prologue
auquel se rapporte l’image-seuil – il est d’ailleurs significatif que le prologue original
soit conservé dans tous les manuscrits du groupe (sauf Paris, Bibliothèque de l’Arsenal,
5077 où l’on a une lacune), alors qu’il disparaît par exemple dans Londres, British
Library, Cotton Augustus V et New Haven, Yale University, Beinecke Library, 1106.
Citant Cicéron et non la Bible, le prologue se concentre sur le thème de la mémoire et
l’importance de la (re)mémorisation pour l’enseignement où l’histoire joue un rôle
primordial. Tout en qualifiant ses lecteurs de « parecheus et negligent a l’estude »
(Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, f° 1 r), l’auteur anonyme semble vouloir les
inciter à l’assiduité et à l’application. Si le style de la chronique est généralement
neutre et dépourvu de commentaires personnels de l’auteur, sa présence se sent bel et
bien dans le prologue, ce qui finit par se répercuter dans l’image-seuil de ces
manuscrits tardifs et révèle encore une fois le décalage entre l’ancienne iconographie
de l’image-seuil et le texte auquel elle se rapporte. Ne pourrait-on même penser que
l’introduction du portrait d’auteur placé devant le prologue vise précisément à
rapprocher l’image-seuil du texte ?
28
Toutefois, l’image, et en particulier l’image-seuil, n’est pas nécessairement introduite,
on l’a dit, pour établir un lien avec le texte. En effet, une scène biblique de la Création,
que ce soit la création d’Ève ou la représentation de Dieu, Adam et Ève, place le livre
créé sous l’autorité divine. Cette fonction de la scène biblique paraît particulièrement
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
évidente dans deux exemplaires de notre corpus. Dans l’initiale historiée K ouvrant le
prologue de la chronique dans Bruxelles, Bibliothèque royale, II 988, on voit Dieu
trônant, l’index, le majeur et le pouce pointés vers le haut dans un geste d’autorité 45, et
représenté au-dessus – emplacement significatif – de la scène de la création d’Ève. Dans
Londres, British Library, Cotton Augustus V, l’image-seuil est dominée par la
gigantesque figure du Créateur, mis en valeur par la couleur rouge de son manteau,
flottant dans les airs, en train d’observer le paradis. Adam et Ève y sont présents au
milieu des animaux et oiseaux, mais leurs silhouettes semblent minuscules par rapport
à Dieu tout-puissant (f° 18 r). En revanche, si l’on place à l’ouverture une figure
d’écrivain, c’est l’autorité humaine et non divine qui est mise en avant. Aucune entité
supérieure ne supervise d’ailleurs le travail de l’écrivain dans ces images. Si la
représentation de l’auteur devant un livre ouvert est traditionnelle, on peut néanmoins
remarquer qu’il n’est montré en train d’écrire qu’une seule fois dans notre corpus, à
savoir dans Chantilly, Bibliothèque du Château, 72946. Dans les autres manuscrits du
groupe, on le voit en train de lire un ouvrage, parfois entouré d’autres livres 47. Comme
le précise Marie Jennequin :
dans ce cas, il s’agit plutôt de souligner l’étude qui précède nécessairement
l’écriture. [...] L’érudition, source de sagesse, est une démarche fondamentale qui
assure l’autorité de l’écrivain et de son œuvre. L’espace livresque qui entoure le
personnage-auteur dans les miniatures de nombreux manuscrits illustre cette
prétention de l’écrivain48.
29
L’autorité de l’écrivain est particulièrement mise en valeur dans Paris, Bibliothèque
nationale de France, français 1367. L’enluminure à l’ouverture de ce manuscrit,
remarquable par ses formes sculpturales et ses riches couleurs 49, montre l’auteur assis
en position presque frontale ; ses yeux suivent les lignes du livre placé sur son pupitre,
mais cette lecture est accompagnée d’un geste spécifique des deux mains (Fig. 2).
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
Figure 2
L’auteur à son pupitre.
Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1367, folio 1 r.
30
La description de François Garnier concorde tout à fait avec ce qu’on voit sur notre
image : « Le doigt pointé d’une main, habituellement de la main droite, désigne un
doigt de l’autre main, dont les autres doigts sont tendus [...] » 50. La principale
signification de ce geste est de type argumentatif. Toujours selon François Garnier,
« l’index tendu plus ou moins horizontalement correspond à l’affirmation de l’opinion
d’un personnage sur un plan déterminé, philosophique, théologique, politique ou
autre » et la conjonction de ce geste avec la main ouverte « constitue le schème typique
de la discussion »51. En effet, il semble que ce geste des deux mains se rencontre
principalement dans des scènes de dialogue entre au moins deux personnages.
Pourtant, l’enluminure de Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1367 ne
nous en montre qu’un seul, l’auteur lui-même. Son interlocuteur imaginaire est facile à
deviner – il s’agit sans aucun doute du lecteur présumé du livre. La fonction de l’imageseuil n’en devient que plus claire : par-delà le texte, elle communique au lecteur, avant
même que la lecture ne soit commencée, des informations sur le caractère du livre,
sérieux, destiné à l’acquisition du savoir et qui demande de l’application.
31
C’est dans cette interaction avec le lecteur qu’il faut également chercher la signification
de l’unique enluminure placée à l’ouverture d’un manuscrit par ailleurs non illustré.
L’image propose en effet une expérience plus immédiate que le texte et permet de
transmettre nombre d’informations au spectateur sans l’obliger à passer à la lecture, un
processus plus lent et laborieux. Dans les paroles d’Augustin qui traite de la différence
entre la perception d’une image et celle d’un texte, « picturam cum videris, hoc est totum
vidisse, laudasse ; litteras cum videris, non hoc est totus, quoniam commoneris et legere » 52. Ceci
est d’autant plus vrai si le sujet – la création d’Ève ou une scène avec Adam, Ève et Dieu
au paradis – est facilement reconnaissable au regard d’un spectateur imprégné de
culture chrétienne. L’image-seuil, sur laquelle se concentre l’attention de celui qui
ouvre le premier folio du texte, est une image-signe qui ne communique pas
uniquement des informations sur l’intention du texte, mais aussi sur l’objet lui-même.
Le message d’une image-signe ne consiste pas seulement à annoncer l’esprit de
sérieux qui anime le livre, mais aussi à affirmer sa valeur esthétique, même dans les cas
où cette prétention n’est pas soutenue par ce qu’on trouve dans la suite du livre. Ces
deux déclarations – « je suis un beau livre » et « je suis un livre sérieux » – ne se
contredisent pas, mais se complètent : l’aspect esthétique est masqué par l’intention
didactique, le beau s’inscrit dans les valeurs morales avec le concept du « plaisir utile »
53
, tout en revendiquant, nous semble-t-il, sa propre spécificité et sa relative
indépendance par rapport au texte.
Conclusion
32
Dans son introduction à La Passion des manuscrits enluminés, François Avril situe la
naissance du livre en tant qu’« objet de délectation » au XIIe siècle 54, époque où se
multiplient les écrits touchant la dimension artistique de l’œuvre et où s’effectue la
transformation du memento mori en memento vivere55, avec la nouvelle joie de vivre de
l’artistocratie florissante qui prend de plus en plus goût à la culture livresque. François
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
Avril distingue deux types de plaisir qui incitent les bibliophiles médiévaux à se
constituer des bibliothèques : l’un, qu’il qualifie d’« égoïste et solitaire », est le plaisir
personnel suscité par le contact physique avec le livre, l’autre, qu’il appelle le « plaisir
social », est celui du collectionnement et de l’exhibition des beaux livres, de la « rivalité
dans le luxe de la présentation matérielle »56. Les deux insistent sur l’aspect matériel du
manuscrit et se conçoivent difficilement sans la présence d’enluminures. Notre corpus
regroupant seize témoins de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes produits entre la fin
du XIIIe et la fin du XVe siècles démontre cette passion croissante du public aisé pour les
livres enluminés, à la fois objets de luxe et objets dégradés, victimes de leur perfection
esthétique. Le découpage d’enluminures, phénomène relativement bien documenté à
partir du XVIe siècle, mais qui existe déjà au Moyen Âge, révèle que l’enluminure n’a
finalement de valeur qu’en elle-même, sans que son lien avec le texte soit pris en
compte. Elle peut ainsi être pensée comme une œuvre d’art à part entière, comme nous
le montrent les deux enluminures détachées du manuscrit Paris, Bibliothèque de
l’Arsenal, 5077 et conservées aujourd’hui au musée du Louvre. La disparition des
enluminures diminue la valeur d’un manuscrit en tant qu’objet et peut occulter son
importance dans la tradition manuscrite, comme cela s’est produit avec Arras,
Bibliothèque municipale, 1043 qui est probablement à l’origine du programme
iconographique de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes.
33
L’enluminure entretient avec le texte une relation complexe. L’analyse de l’image-seuil
révèle la distance qui peut exister entre ces deux entités, la création d’Ève étant
l’iconographie d’origine dans les manuscrits de la chronique, alors que l’événement
n’est évoqué qu’au passage dans son premier chapitre. Cette image-seuil initiale est
remplacée, dans tout un groupe de manuscrits de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes,
par la représentation de l’auteur. On passe ainsi de l’autorité divine à celle de l’auteur
humain, une évolution qui semble rapprocher l’image du texte original. Il ne faut pas
pour autant négliger le lien entre l’image et son objet-porteur, le manuscrit. Quelle
qu’en soit l’iconographie, l’image-seuil, parfois unique peinture du manuscrit, interagit
avec le lecteur avant même qu’il ne procède à la lecture, en portant, au-delà du texte,
un témoignage sur l’esprit du livre ainsi que sur le manuscrit en tant qu’objet.
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3 (2007), t. 113, p. 613-637 , www.cairn.info/revue-le-moyen-age-2007-3-page-613.htm
NOTES
1. Quand l’image relit le texte : regards croisés sur les manuscrits médiévaux, Sandrine Hériché-Pradeau
et Maud Pérez-Simon (dir.), Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2013, p. 11.
2. John R. Searle, Déconstruction ou le langage dans tous ses états, traduction de l’anglais par JeanPierre Cometti, Combas, Éclat, 1992, p. 8, cité d’après Jean-Louis Tilleuil, « Comment aborder
l’étude du couple texte-image ? Épistémologie et sociopragmatique d’une relation
problématique », Théories et lectures de la relation texte-image, Jean-Louis Tilleuil (dir.), Louvain-laNeuve, Éditions Modulaires Européennes, 2005, p. 61-118, ici. p. 61.
3. Ibid.
4. Jérôme Baschet, L’Iconographie médiévale, Paris, Gallimard, « Folio histoire » 161, 2008, p. 33.
5. Ibid., p. 63.
6. Ci-après abrégé CBA. Deux manuscrits sont consultables en ligne : celui d’Arras (http://
bvmm.irht.cnrs.fr/consult/consult.php?REPRODUCTION_ID=19153) et celui de New Haven
(http://brbl-dl.library.yale.edu/vufind/Record/3800447).
7. Ne seront pris en compte, parmi les manuscrits comprenant l’histoire ancienne (de la création
à Tibère), que ceux comportant des images narratives en lien avec le texte. Voici une liste des
manuscrits enluminés de la première partie de la chronique :
- fin du XIIIe-début du XIVe siècles : Arras, Bibliothèque municipale, 1043 (Thérouanne ou
Cambrai) ; Bruxelles, Bibliothèque royale, II 988, vol. 1 (Cambrai) ;
- première moitié du
XVe
siècle : Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5077 (Paris, vers 1416) et 5076
(Paris, vers 1410-1420) ; Paris, Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions
françaises14285 (Paris, 1416 ?) ; New Haven, Yale University, Beinecke Library, 1106 (Nord de la
France ?, vers 1410) ; Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3370* (Nord de la France ?,
premier quart du XVe s.) ; Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 1900 (après 1422) ;
Chantilly, Bibliothèque du Château, 729 (première moitié du
XVe
s. ?) ; Princeton, University Art
Museum, y1932-33 (Hainaut, vers 1470) ;
- deuxième moitié du XVe siècle : Bruxelles, Bibliothèque royale, 9069 (Mons, vers 1473) ; La Haye,
Koninklijke Bibliotheek, 71 A 14 (Nord de la France, vers 1460-1470) ; Baltimore, Walters Art
Museum, W. 307 (Bruges, vers 1470-1480) ; Londres, British Library, Cotton Augustus V (Bruges,
vers 1475-1480) ; Londres, British Library, Royal 18.E.V (Bruges, écrit en 1473, enluminé vers
1480) ; Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1367 (Anjou, vers 1480).
8. Bruxelles, Bibliothèque royale, 9069, écrit et enluminé par Jacquemart Pilavaine pour Philippe
de Croÿ vers 1473 (voir Marguerite Debae, La Bibliothèque de Marguerite d’Autriche, Louvain,
Peeters, 1995, p. 53-56) ; Princeton, Art Museum, y1932-33, une copie aux armoiries d’Antoine
Perspectives médiévales, 38 | 2017
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
Rolin (voir Céline Van Hoorebeeck, Livres et Lectures des fonctionnaires des ducs de Bourgogne
(ca. 1420-1520), Turnhout, Brepols, « Texte, codex & contexte » 16, 2014, p. 587) ; La Haye,
Koninklijke Bibliotheek, 71 A 14, réalisé dans les années 1460-1470 et dont le premier possesseur
fut Pierre de Luxembourg (voir Hanno Wijsman, « Les manuscrits de Pierre de Luxembourg
(ca. 1440-1482) et les bibliothèques nobiliaires dans les Pays-Bas bourguignons de la deuxième
moitié du XVe siècle », Le Moyen Âge 3, 2007, t. 113, p. 613-637, www.cairn.info/revue-le-moyenage-2007-3-page-613.htm, consulté le 13/07/2016).
9. Voir ci-dessous note 49.
10. Jean Meyer, L’Éducation des princes du XVe au
XIXe
siècles, Paris, Perrin, « Pour l’histoire », 2004,
p. 71.
11. Kathryn M. Rudy, Postcards on Parchment: The Social Lives of Medieval Books, New Haven, Yale
University Press, 2015.
12. Ibid., p. 8-9.
13. Ibid., p. 33-40. Voir aussi les exemples dans Trésors enluminés de France : Pays de la Loire et Centre,
Pascale Charron, Girault Pierre-Gilles, Gautier Marc-Edouard (dir.), Angers, Musées d’Angers/
Paris, INHA, n° 41 (p. 168-169), 44 (p. 178-181).
14. Jacques-Auguste de Thou, Histoire universelle depuis 1543 jusqu’en 1607, 16 vol. , Londres, s. n.,
1734, ici vol. 9, p. 599.
15. Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, 6 vol. , Paris, A. Levavasseur, 1834-1835, ici vol. 1,
p. 39.
16. Timothy Graham, « Changing the Context of Medieval Manuscript Art : The Case of Matthew
Parker », Medieval Art: Recent Perspectives, éd. Gale R. Owen-Crocker ; Timothy Graham,
Manchester (UK), Manchester University Press, 1998, p. 183-205. Un autre collectionneur anglais
célèbre, Robert Cotton (1571-1631), à qui a appartenu un des manuscrits de notre corpus,
Londres, British Library, Cotton Augustus V, s’adonnait à des pratiques similaires et est allé
jusqu’à confectionner des frontispices aux manuscrits Londres, British Library, Cotton Galba
A. XVIII et Cotton Tiberius A. II, en utilisant des enluminures et des fragments du décor
provenant de différents manuscrits médiévaux. Voir Ibid., p. 205, n. 51 et la description des
manuscrits sur le site de la British Library : http://www.bl.uk/manuscripts/FullDisplay.aspx?
ref=Cotton_MS_galba_a_xviii ;
http://www.bl.uk/manuscripts/FullDisplay.aspx?
ref=Cotton_MS_tiberius_a_ii (consulté le 11/07/2016)
17. Pour la naissance des marchés des œuvres d’art en Europe, voir Handbook of the Economics of
Art and Culture, t. 1, éd. Victor A. Ginsburgh, David Throsby, Amsterdam, Elsevier, 2006, ch. 3,
p. 69-114.
18. Trésors enluminés de France, op. cit., p. 26-28.
19. Alison Stones, Gothic Manuscripts 1260-1320, part I, vol. 2, London, Harvey Miller/ Turnhout,
Brepols, 2013, n° III-60 (p. 319-320) et III-82 (p. 397-398).
20. Camille Gaspar, Frédéric Lyna, Les principaux manuscrits à peintures de la Bibliothèque royale de
Belgique, t. 1, Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier, 1937, p. 293.
21. Les auteurs ont sans doute voulu mettre en parallèle la décoration marginale des deux
manuscrits, mais ceci n’est pas explicitement dit. Par ailleurs, même dans ce cas les pertes ne
nous semblent pas suffisamment importantes pour justifier une comparaison pareille.
22. Alison Stones, Gothic Manuscripts 1260-1320, op. cit., ne mentionne pas cette perte considérable
dans sa description du manuscrit.
23. f° 114 r, 126 v, 128 r, 149 v, 155 r, 160 r, 161v, 169 r, 174 r, 177 v, 179 v, 180 v, 182 v, 183 r (deux
initiales historiées), 190 r, 190 v.
24. Voir les notices d’Inès Villela Petit dans Enluminures du Louvre, Moyen âge et Renaissance,
François Avril, Nicole Reynaud et Dominique Cordellier (dir.), assistés de Laura Angelucci et
Roberta Serra, Paris, Hazan, 2011, n° 82-83 (p. 160-162).
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
17
25. David J.A. Ross, « Some geographical and topographical miniatures in a fragmentary Trésor
des Histoires », Scriptorium, 23-1 (1969), p. 177-186.
26. Kathryn M. Rudy, Postcards on Parchment, op. cit., p. 6-7.
27. Jacques-Auguste de Thou, Histoire universelle, op. cit., p. 599.
28. Un exemple assez ancien d’un album de ce genre est la collection de Filippo Baldinucci
(1625-1696). Le premier de ses quatre volumes renfermait entre autres vingt-deux enluminures
italiennes. Le volume fut à son tour dépecé au XIXe siècle. Voir à ce propos Enluminures du Louvre,
op. cit., p. 11-13.
29. Citons l’exemple du miroir provenant de la collection d’Adrien Dubouché, dont le cadre est
orné de vingt-deux enluminures de la fin du XIVe siècle. Trésors enluminés de France, op. cit., p. 28 ;
http://www.beaussant-lefevre.com/html/fiche.jsp?
id=2875909&np=3&lng=fr&npp=20&ordre=1&aff=1&r (consulté le 8/07/2016 ; lot n° 53 de la vente
Drouot du 5 avril 2013).
30. Rowan Watson, Les Manuscrits enluminés et leurs créateurs, traduction de Laurence Séguin,
Paris, Éditions Grégoriennes, 2004, p. 141. En France, on trouve un cas semblable avec Victor
Godard-Gaultrier, conservateur dans les années 1880 de l’ancien musée archéologique Saint-Jean
à Angers, qui a concentré ses efforts sur l’acquisition d’enluminures détachées (Trésors enluminés
de France, op. cit., p. 29-30).
31. Un cas semblable serait celui du manuscrit à peu près contemporain (vers 1411) du Térence des
ducs (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 664) dont deux enluminures ont été extraites sans doute
pour la même raison. Voir Trésors enluminés de France, op. cit., p. 26 et n° 46 (p. 190-191).
32. Si aujourd’hui le découpage physique de livres anciens n’est plus considéré comme une
pratique acceptable, il se produit tout de même virtuellement dans de nombreuses bases de
données disponibles en ligne, comme Mandragore de la BnF ou Initiale de l’IRHT, qui proposent des
enluminures et initiales seules, détachées de leur contexte d’origine. Si aucun des manuscrits de
notre corpus n’est répertorié dans Mandragore, on trouve le manuscrit d’Arras, Bibliothèque
municipale, 1043 dans la base Initiale où le manuscrit se présente comme une suite d’images qui
offrent dans la plupart des cas une initiale ornée, le folio entier étant parfois, mais pas toujours,
montré dans une image à côté. Le découpage « virtuel » se pratique également dans les
publications sur papier, y compris dans des ouvrages d’histoire de l’art ou à la charnière de
l’histoire de l’art et de la critique littéraire. Plusieurs facteurs déterminent cette pratique
éditoriale très fréquente, dont le format du livre, souvent de dimensions réduites, qui oblige à
« zoomer » pour une bonne visibilité de l’image, les contraintes matérielles ainsi que la volonté
des contributeurs d’inviter le lecteur à concentrer son attention sur une image précise au lieu de
la diluer sur toute la page. Grâce aux avancées technologiques, l’on est de moins en moins obligé
de privilégier les images au détriment du texte lors de la consultation virtuelle d’un manuscrit, le
zoom profond permettant de se déplacer facilement d’une zone à une autre de l’image
reproduisant un folio en entier. Voir à ce propos mon travail effectué dans le cadre du stage au
sein de l’équipe de Biblissima : Elena Koroleva, Les Manuscrits de Florus de Lyon : opérations de
reconstitution virtuelle et mapping de données dans le cadre du projet Biblissima, Paris, École nationale
des
chartes,
2015,
https://www.academia.edu/27044506/
Les_manuscrits_de_Florus_de_Lyon_op %C3 %A9rations_de_reconstitution_virtuelle_et_mapping_de_donn %C3 %A9es_dans_le_cadre_
(consulté le 17/07/2016).
33. La reconstruction du programme d’Arras, Bibliothèque municipale, 1043 ne sera possible que
dans le cadre d’une étude plus vaste des cycles iconographiques de la chronique. Une telle étude
permettrait de connaître les liens entre les programmes iconographiques de différents
manuscrits et de déterminer quelles images pouvaient appartenir au cycle initial.
34. Kathryn M. Rudy, Postcards on Parchment, op. cit., p. 41.
35. Le manuscrit Baltimore, Walters Art Museum, W. 307, que nous excluons des calculs et du
tableau qui suit, constitue un cas particulier, car son image-seuil montre la création d’Ève dans
Perspectives médiévales, 38 | 2017
Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
un des six compartiments représentant la totalité de la Création (le manuscrit numérisé est
accessible à l’adresse http://www.thedigitalwalters.org/Data/WaltersManuscripts/html/W307/).
Cette iconographie est unique dans la tradition manuscrite de la CBA et se rapproche davantage
de celle qu’on trouve dans les manuscrits de l’Histoire ancienne jusqu’à César (voir ci-dessous).
36. Dans ce calcul, nous ne tenons pas compte des manuscrits Paris, Bibliothèque de l’Arsenal,
5077 et Bibliothèque nationale de France, français 1367 qui tous les deux ont perdu le folio
correspondant ; selon toute probabilité, il devait offrir une illustration de la création d’Ève ou de
l’histoire d’Adam et Ève. Voir ci-dessous pour ces deux manuscrits.
37. La création d’Ève est accompagnée des scènes suivantes : Dieu en majesté (repos de Dieu)
dans Bruxelles, Bibliothèque royale, II 988 (initiale historiée) ; Adam et Ève chassés du paradis
dans Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5076 et Bruxelles, Bibliothèque royale, 9069 ; la création des
oiseaux et des animaux dans Princeton, University Art Museum, y1932-33.
38. Dans les manuscrits de Chantilly, Bibliothèque du Château, 729 et de La Haye, Koninklijke
Bibliotheek, 71 A 14, on trouve les trois personnages représentés autour de l’arbre de la
connaissance. New Haven, Yale University, Beinecke Library, 1106 et Londres, British Library,
Royal 18.E.V n’évoquent en revanche pas le thème de la chute : le premier présente une variation
unique du sujet, avec Dieu tenant Adam par la main et le conduisant, avec Ève, au paradis, tandis
que le second place les trois personnages dans un paysage paradisiaque avec plusieurs animaux.
Enfin, ici, comme ailleurs dans ses enluminures, Londres, British Library, Cotton Augustus V est
le manuscrit qui s’éloigne le plus de la tradition. Pour l’image-seuil de ce manuscrit, voir cidessous.
39. Doris Oltrogge, Die Illustrationszyklen zur Histoire ancienne jusqu’à César (1250-1400), Frankfurtam-Main, Lang, « Europäische Hochschulschriften, Reihe XXVIII : Kunstgeschichte » 94, 1989.
Voir le tableau à la p. 75 ainsi que les descriptions individuelles des manuscrits dans le catalogue,
p. 229-326.
40. Dans le manuscrit de Carpentras, on ne trouve que la chute, le repos de Dieu étant absent.
Voir Doris Oltrogge, Die Illustrationszyklen, op. cit., p. 241.
41. Jérôme Baschet, L’Iconographie médiévale, op. cit., p. 299-341.
42. Ibid., p. 337.
43. Cet argument est à relativiser dans le cas où le manuscrit comprend des marginalia, comme
Bruxelles, Bibliothèque royale, II 988. Toutefois, étant donné leur faible lien, voir l’absence de
lien, avec le texte, on pourrait avancer que leur présence contribue même rendre l’image
indépendante du texte, de sorte qu’ils ont de moins en moins en commun avec lui et ne font que
coexister dans un même espace.
44. Millard Meiss le place dans le groupe de manuscrits « associés au style du Maître de
l’Apocalypse de Berry ». Voir Millard Meiss, The Limbourgs and their Contemporaries, t. 1, London,
Thames and Hudson, 1974, p. 368-369, 371).
45. Pour la signification du geste, voir François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge.
Signification et symbolique, Paris, Léopard d’or, 1982, p. 165, 167-168.
46. Le dessin de Chantilly, Bibliothèque du Château, 729 (initiale historiée Q) se distingue aussi
des autres manuscrits par le cadre dans lequel est placé le peintre : on y trouve en effet un
paysage conventionnel et quelque peu inattendu dans cette situation (un arbre sur une colline),
tandis que dans les enluminures élaborées des trois autres manuscrits on voit l’auteur dans son
étude.
47. Les livres dans l’étude de l’auteur sont représentés dans Bruxelles, Bibliothèque royale, 9069
et Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1367, mais pas dans La Haye, Koninklijke
Bibliotheek, 71 A 14.
48. Marie Jennequin, « Le “portrait” d’Auteur au Moyen Âge : parcours iconographique à travers
les miniatures de quelques manuscrits », Interférences littéraires 2, 2009, p. 27-37, ici p. 30.
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
49. François Avril a situé cet enlumineur anonyme au style particulier dans l’Anjou, lui attribuant
également les manuscrits Paris, Bibliothèque nationale de France, français 28640 et Toulouse,
Bibliothèque municipale, 135 ainsi que le célèbre Livre du cœur d’amour épris de René d’Anjou
(Paris, Bibliothèque nationale de France, français 24399). Voir François Avril, avec la
collaboration de Marie-Françoise Damongeot, « Vie et miracles de saint François d’Assise, une
importante acquisition de la BnF », Art de l’enluminure 27, 2009, p. 4-37.
50. François Garnier, Le Langage de l’image, op. cit., p. 209.
51. Ibid., p. 212.
52. « Quant tu vois un tableau, tu n’as rien d’autre à faire que de regarder et de louer ; quand tu
vois des lettres, tu n’en a pas fini pour autant puisque tu es encore invité à les lire », saint
Augustin, Homélies sur l’évangile de saint Jean, XVII-XXXIII, éd. et trad. Marie-François Berrouard,
Paris, Études augustiniennes, 1988, Tractatus XXIV, 2, p. 408-409.
53. Umberto Eco, Art et Beauté dans l’esthétique médiévale, traduction de Maurice Javion, Paris,
Grasset, 1997, p. 28-36.
54. François Avril, La Passion des manuscrits enluminés, Paris, Bibliothèque nationale de France,
1991, p. 10-11.
55. Walter Ullmann, The Individual and Society in the Middle Ages, Baltimore, The Johns Hopkins
Press, 1966, p. 109.
56. François Avril, La Passion des manuscrits enluminés, op. cit., p. 9.
RÉSUMÉS
Dans le présent article, nous proposons d’examiner la relation complexe « image-texte » dans les
manuscrits enluminés de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes ( XIIIe-XVe siècles). Sera étudiée en
premier lieu la pratique de découpage d’enluminures dont ont souffert certains manuscrits de
notre corpus. Contribuant à l’émancipation de l’image en tant qu’objet, le découpage est
susceptible d’occulter l’importance d’un manuscrit dans la tradition, comme c’est le cas pour
l’exemplaire d’Arras, Bibliothèque municipale, 1043, qui se situe plus en amont de la création du
cycle iconographique de la chronique que son état dégradé ne pourrait le laisser croire. Dans la
seconde partie de l’article nous interrogerons le rôle de l’image-seuil qui se démarque du texte et
fonctionne comme une entité indépendante. Le choix du sujet de l’image-seuil – la création d’Ève
dans une grande partie des manuscrits – ne s’inspire pas directement du texte auquel elle se
rapporte, mais s’explique par le surplus de sens que l’image introduit et qui dénote le registre
sérieux et la valeur du livre que le lecteur tient entre ses mains.
This article examines the complex relations between image and text in the illuminated
manuscripts of the Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, dating from the 13th to the 15th century.
In the first part I explore the practice of cutting out images in several manuscripts, which
contributes to the emancipation of the miniature as an object. The loss of illuminations, resulting
sometimes in the loss of whole folios, may hinder the recognition of a manuscript’s place within
the tradition, as evidenced by the case of Arras, Bibliothèque municipale, 1043, largely ignored by
scholars despite the fact that it preserves what is probably the original iconographic cycle of the
chronicle. In the second part of the article I study the role of the first miniature, which is
separate from the text and functions as an independent entity. The choice of subject for the first
miniature – the creation of Eve in many copies of our text – is not directly linked to the content
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Texte/image/manuscrit : une relation problématique ?
of the chronicle, but is instead prompted by the image itself and its iconography, which informs
the reader of the serious character of the book and adds value to the manuscript as an object.
Questo articolo esamina la complessa relazione fra immagine e testo nei manoscritti miniati della
Chronique dite de Baudouin d’Avesnes realizzati fra il XIII e il XV secolo. La prima parte tratta
dell’asportazione delle miniature, una pratica di cui hanno sofferto alcuni manoscritti del nostro
corpus e che dimostra l’emancipazione dell’imagine come oggetto. La sottrazione dell’immagine
può occultare l’importanza di un manoscritto nella tradizione, come nel caso della copia d’Arras,
Bibliothèque municipale, 1043, il cui stato di conservazione lacunoso ha scoraggiato i ricercatori
e impedito di riconoscere l’importanza di questo testimone nella creazione del ciclo iconografico.
La seconda parte dell’articolo è dedicata al ruolo della prima immagine dei manoscritti del
corpus, la quale si allontana dal testo e funziona come un’entità indipendente. La scelta del
soggetto – la creazione di Eva in parecchi manoscritti – non si ispira direttamente al testo, ma si
spiega attraverso l’iconografia che informa il lettore sul carattere didattico del libro e il valore
dell’oggetto che tiene tra le mani.
INDEX
Parole chiave : immagine mancante, immagine liminaria, immagine miniatura, ritaglio
nomsmotscles Augustin (saint)
Mots-clés : enluminure, découpage, image manquante, image-seuil
Thèmes : Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, Histoire ancienne jusqu’à César, Térence des
ducs
Keywords : cutting, illumination, liminary image, missing image
AUTEURS
ELENA KOROLEVA
Université Lille III, EA 1061 - ALITHILA - Analyses Littéraires et Histoire de la Langue
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