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Introduction à la poésie

2000

 La poésie est un des grands genres de la production littéraire ; cela veut dire un certain contrat de lecture, une énonciation, des moyens (syntaxiques, lexicaux...) et des enjeux spécifiques. Quels sont-ils ? Ce n'est pas la forme en vers qui permet de la repérer : le théâtre aussi fut longtemps écrit en vers (jusqu'au XVIIè, on parlait d'ailleurs de « poésie dramatique »); inversement, on trouve de la poésie en prose.  Seraient-ce les thèmes ? est "poétique" ce qui suscite le rêve, la méditation, ce qui inspire des sentiments élevés (poésie d'un coucher de soleil, des ruines...). En réalité, la poésie n'a cessé d'élargir son champ d'inspiration : Baudelaire écrit "Une charogne", Corbière peint le poète en crapaud, Ponge élève le pain, le cageot ou l'huître en objets poétiques. La poésie est aussi quelques fois au service de la dénonciation ou de l'action politique, depuis Agrippa d'Aubigné, en passant par Hugo jusqu&#3...

Introduction à la poésie Jean-Michel Maulpoix, La Voix d’Orphée, essai sur le lyrisme (1989) > La dimension propre du lyrisme est la célébration. […] Il n’est donc pas la poésie mais son principe ou son vœu, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de Baudelaire, « l’aspiration vers une beauté supérieure ». > Le poète est cet homme qui se remet sans cesse au monde par le langage et qui, tout aussi bien, met le langage au monde et renouvelle le monde dans le langage. > Dans le lyrisme, la langage devient parole. Il perd son inertie, s’articule dans une voix, conquiert une pluralité de sens, s’organise dans sa cohérence propre, comme son et comme sens, subjectif et objectif tout à la fois. Essai de définition  La poésie est un des grands genres de la production littéraire ; cela veut dire un certain contrat de lecture, une énonciation, des moyens (syntaxiques, lexicaux...) et des enjeux spécifiques. Quels sont-ils ? Ce n'est pas la forme en vers qui permet de la repérer : le théâtre aussi fut longtemps écrit en vers (jusqu'au XVIIè, on parlait d'ailleurs de « poésie dramatique »); inversement, on trouve de la poésie en prose.  Seraient-ce les thèmes ? est "poétique" ce qui suscite le rêve, la méditation, ce qui inspire des sentiments élevés (poésie d'un coucher de soleil, des ruines...). En réalité, la poésie n'a cessé d'élargir son champ d'inspiration : Baudelaire écrit "Une charogne", Corbière peint le poète en crapaud, Ponge élève le pain, le cageot ou l'huître en objets poétiques. La poésie est aussi quelques fois au service de la dénonciation ou de l'action politique, depuis Agrippa d'Aubigné, en passant par Hugo jusqu'aux poètes de la résistance. La poésie n'est donc pas dans les choses, elle n'existe pas en dehors d'un dire, d'un regard posé sur, d'un discours ; la poésie est tout entière dans les mots et leur agencement.  Alors ? Que nous dit l'histoire du genre ? Dans l'Antiquité, la poésie était chantée : production orale et musicale, accompagnée par la lyre. Les poètes modernes ne cesseront de retrouver, par le travail du rythme et des sonorités, cet état chantant que l'on appelle aujourd'hui « lyrisme ». Paul Valéry : "La poésie est l'état chantant - (retentissant résonnant - rebondissant) de la fonction qui parle". Il s'agit de produire une voix, c'est-àdire une parole unique, personnelle, cherchant l'expressivité plutôt que le sens.  Etymologiquement, le terme "poésie" vient du grec poiein qui signifie très exactement "créer": la poésie est donc création, œuvre d’art, non à partir de couleurs comme un tableau, mais à partir de mots, de sons, de signes ; le poète travaille la matière linguistique. J-P Sartre : "Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Le poète a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes." Mais le langage appartient à tout le monde et il véhicule du sens ; le poète est alors celui qui tente de se le réapproprier et de le renouveler ; il cherche des associations inédites, explore son pouvoir expressif, produit des images. P. Reverdy : "Le poète est celui qui découvre des rapports inouïs entre les choses." Si les mots usuels sont des outils conventionnels, simples véhicules d'un message, la poésie va tenter de leur redonner densité et opacité. Paul Valéry : "Il n'y a aucun rapport entre le son et le sens d'un mot... Et cependant, c'est l'affaire du poète de nous donner la sensation de l'union intime entre la parole et l'esprit." On peut donc repérer un texte poétique aux caractéristiques suivantes : > répétition de sonorités (à la fin des vers, l'intérieur des phrases) > travail du rythme grâce aux sons et à la disposition des mots dans la page ou dans la phrase (ex: "Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près") > production d'images (métaphore, comparaison...) inédites, expressives et frappantes (ex : "Et des cataractes pesantes / Comme des rideaux de cristal") > vocabulaire ("onde" pour "eau") et syntaxe (par exemple les inversions : "Juin ton soleil ardente lyre") recherchés, en décalage avec l'usage commun. > mais on ne saurait la réduire à des techniques, à des trouvailles : il faut une intention signifiante, une harmonie entre sons et sens. Thèmes et rôle du poète  La poésie peut chercher à représenter la réalité en la décrivant à la manière d'un tableau figuratif. Le poète a alors pour mission de mettre en valeur ce qui est beau dans le spectacle du monde : la nature, certains personnages célèbres. Il nous invite à la contemplation, sa poésie est célébration.  Mais la réalité visuelle, commune, est souvent déformée, transposée, transfigurée par le regard du poète : il semble dévoiler ce qui est caché dans la réalité, révéler ce qui se dissimule derrière les apparences trompeuses. Le poète aiguise, éduque, renouvelle notre regard ; il se rapproche du voyant.  Il peut au contraire mettre tout son art au service de la transcription de son monde intérieur : visions, émotions, expériences, sentiments ; la poésie est le plus personnel, le plus intime des arts. La poésie a alors un rôle libérateur pour le poète comme pour le lecteur, car cette extrême subjectivité est aussi un miroir pour chacun, l'occasion de voir exprimés les plus complexes et les plus infimes mouvements de l'âme. V. Hugo : "Les mots sont les passants mystérieux de l'âme".  La poésie peut aussi être au service de la critique sociale et politique ; c'est ce qu'on appelle la poésie engagée. Elle peut alors adopter le registre satirique ou didactique, intégrer le récit. Dans ce cas, elle est plus que jamais en relation avec la réalité extérieure, avec l'histoire. Le poète se place là en position de témoin et de guide.  Enfin, la poésie peut se présenter de façon plus ludique comme un jeu sur le langage, une expérimentation : à partir de certaines règles formelles plus ou moins fantaisistes, le poète produit du sens et libère de nouvelles possibilités d'expression. La poésie, qui s'écrit dans une langue autre, régie par des règles extra-ordinaires, renouvelle nécessairement notre regard sur le monde et cherche à dire ce que le langage commun ne peut qu'esquisser grossièrement. Dans une grande économie de moyens, en quelques vers, quelques images jaillies de rapprochements audacieux, elle tente non seulement de dire mais d'exprimer, de restituer, de cristalliser la densité complexe des expériences humaines. Le poète, artisan de ce langage inédit, est parmi nous à la fois comme mortel parmi les mortels, frère d'armes, et comme sorcier : devin, sage ou fou, bref, détenteur de certains secrets, et donc d'un étrange pouvoir. Thèmes et images de la poésie à travers les siècles  L'antiquité grecque ou romaine fournissent des modèles aux poètes français. On distinguait : la poésie épique (qui fait le récit d'événements héroïques), la poésie satirique (qui critique certains personnages, certains défauts), la poésie didactique (qui vise à transmettre un message moral) et la poésie dramatique (c'est-à-dire la théâtre, alors écrit en vers). La poésie est donc considérée comme un genre noble ; comme la tragédie, elle emprunte ses sujets à la Morale ou à l'Histoire, non à la vie de tous les jours.  Aux XVIè et XVIIè siècles, la poésie s'inspire largement de l'antiquité. Se développe également un autre courant : la poésie va permettre de traduire des sentiments personnels (admiration, complainte amoureuse, mélancolie, tristesse...). Elle comporte alors tout un vocabulaire affectif, des intensifs, et bien sûr l'énonciation à la première personne. Les thèmes sont alors tout ce qui est source d'émotion : l'amour (pour une femme, pour le roi, ou pour la patrie), l'amitié, la fuite du temps, la nature... Là encore, la poésie est considérée comme un genre noble car elle s'inspire de sujets grandioses ou traduit des sentiments délicats.  A partir du XIXè siècle, les poètes retrouvent les thèmes mythiques ou religieux de l'antiquité et du moyen-âge. La poésie peut aussi être utilisée à des fins politiques : elle permet parfois d'exprimer des engagements politiques et une critique de la société. C'est la poésie militante, qui existe depuis le XVIè siècle et sera abandonnée vers le milieu du XIXè. Quant à la nature, elle devient un lieu de méditation où le poète projette ses propres sentiments. Cela donne souvent lieu à une réflexion très profonde sur l'identité ; au XIXè siècle, les obsessions, les rêves, les angoisses du sujet prennent une place de plus en plus importante. Cependant, des thèmes radicalement nouveaux apparaissent en poésie : la ville, la vie quotidienne, les pauvres, les mendiants, le prolétariat... Ce qui est insolite peut devenir, sous la plume du poète, beau. Ces nouvelles préoccupations sont tout à fait modernes. Les thèmes et la notion même de poésie changent. Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie (1948) Tout le monde sait, tout le monde comprend qu'un poète ne pense pas de la même façon qu'un philosophe, un mathématicien, un savant. C'est‑ à‑ dire que, pour lui, les choses ont, dans le réel, une autre valeur et que sa sensibilité et son esprit réagissent, à leur contact, de façon tout à fait différente. Il y a autant de façons d'être au monde que de catégories de sensibilités et de tournures d'esprit. Le propre du poète est de penser et de se penser en images, de considérer les choses dans la mesure où elles peuvent se prêter à la formation des images qui constituent son particulier moyen d'expression. Sa faculté majeure est de discerner, dans les choses, des rapports justes mais non évidents qui, dans un rapprochement violent, seront susceptibles de produire, par un accord imprévu, une émotion que le spectacle des choses elles‑ mêmes serait incapable de nous donner. Et c'est par cette révélation d'un lien secret entre les choses, dont nous constatons que nous n'avions jusque‑ là qu'une connaissance imparfaite, que l'émotion spécifiquement poétique est obtenue. […] C'est dans cette lutte contre le réel tel qu'il est, où se trouve engagée la conscience humaine, que s'affirme l’utilité du poète et que la poésie naît. C'est dans ce sens qu'elle sert ‑ non pas à telle ou telle chose particulière à quoi l'on voudrait étroitement la contraindre ou l'enchaîner, mais comme manifestation du besoin irrépressible de liberté qui est dans l'homme ‑ c'est elle qui lui sert le plus efficacement à se libérer. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (1948) Paul Valéry > Le point délicat de la poésie est l'obtention de la voix. La voix définit la poésie pure. L'usage poétique est dominé par un sentiment musical conscient, suivi, maintenu. > L'ambiguïté est le domaine propre de la poésie. Tout vers est équivoque, plurivoque comme sa structure, sound + sense, l'indique. > Prose et poésie se servent des mêmes mots, de la même syntaxe, des mêmes formes et des mêmes sons ou timbres, mais autrement coordonnés ou excités. Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Le poète a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au‑ delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres. [...] Au lieu de connaître d’abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puis, que se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées. Faute de savoir s'en servir comme signe d'un aspect du monde, il voit dans le mot l'image d'un de ces aspects. Et l'image verbale qu'il choisit pour sa ressemblance avec le saule ou le frêne n’est pas nécessairement le mot que nous utilisons pour désigner ces objets.