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Activité, Passivité, Aliénation

2006, Actuel Marx

ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION Une lecture des Manuscrits de 1844 Franck Fischbach 2006/1 n° 39 | pages 13 à 27 ISSN 0994-4524 ISBN 9782130556749 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Franck Fischbach, « Activité, Passivité, Aliénation. Une lecture des Manuscrits de 1844 », Actuel Marx 2006/1 (n° 39), p. 13-27. DOI 10.3917/amx.039.0013 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France Presses Universitaires de France | « Actuel Marx » ---------NOUVELLES ALIENATIONS-------- Activité, Passivité, Aliénation Une lecture des Manuscrits de 1844 Franck FISCHBACH « Car la supériorité des idées, et la puissance actuelle de penser, se juge à la supériorité de l’objet. » Spinoza, Ethique, III, Explication de la Définition générale des affects. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 1. On pourrait objecter que Marx n’est pas le seul à le faire et que Moses Hess procède à la même extension, au même moment que Marx, dans L’Essence de l’argent. À l’examen de ce dernier texte, il apparaît cependant que Hess se contente d’appliquer le concept feuerbachien d’aliénation au domaine économique, en ajoutant à l’aliénation théorique de l’essence humaine en Dieu, pensée par Feuerbach, l’aliénation pratique de l’essence humaine dans l’argent. « Ce que Dieu est à la vie théorique, écrit Hess, l’argent l’est à la vie pratique, dans ce monde à l’envers : le pouvoir aliéné des hommes, leur activité vitale mise à l’encan » (M. Hess, L’Essence de l’argent, trad. P. Cadiot, revue par E. de Fontenay et S. Mercier-Josa, in E. de Fontenay, Les Figures juives de Marx, Paris, Galilée, 1973, p. 124). On le voit, il s’agit moins chez Hess d’une extension de l’usage du concept d’aliénation que de son simple transfert et de son application à un nouveau Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France Si Marx n’est pas l’inventeur du concept d’aliénation (Entfremdung ou Entäusserung – Marx usant indifféremment des deux termes et les donnant même parfois pour synonymes dans une même phrase), il reste qu’il est celui qui, en introduisant ce concept dans le champ de la théorie sociale 1, en a étendu l’usage au-delà de l’étude de la conscience 14 FRANCK FISCHBACH religieuse et de la théorie de la religion, c’est-à-dire au-delà de la sphère pour laquelle il a d’abord été forgé par Feuerbach, qui en avait luimême hérité de Hegel chez qui il jouait un rôle central au cœur de la théorie de la conscience et de l’esprit. Nous proposerons ici une relecture du texte qui procède à cette extension remarquable de l’usage du concept d’aliénation au-delà de son champ d’origine, à savoir les Manuscrits de 1844 : cette relecture n’a pas la prétention de proposer une interprétation nouvelle, elle veut d’abord introduire au texte de Marx en proposant une tentative d’explication et en restituant les principales lignes argumentatives de quelques passages majeurs consacrés au concept d’aliénation 2. Aliénation et objectivation Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France domaine, un transfert qui n’a pour effet ni de transformer ni d’enrichir le concept. Il en va autrement chez Marx, où son extension à la critique sociale a pour conséquence d’enrichir considérablement le concept d’aliénation, et même d’en renouveler complètement la compréhension. 2. Nous nous fonderons sur le texte des Manuscrits de 1844 dans la traduction de Emile Bottigelli, Paris, Editions sociales, 1962 (cité M44, suivi de la page). Nous modifierons cette traduction toutes les fois que nous le jugerons nécessaire en nous fondant sur le texte des Marx-Engels, Werke, (Ost-) Berlin, Dietz Verlag, Band 40, 1985 (cité W40, suivi de la page). 3. M44, p. 8 ; W40, p. 473. 4. Majoritairement, parce qu’une part (la plus minime possible) doit néanmoins lui être laissée : celle qui lui permet de reproduire sa force de travail. « Comme n’importe quel cheval, le travailleur doit gagner assez pour pouvoir travailler » (M44, p. 12 ; W40, p. 477). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France L’ensemble des phénomènes qui, dans la suite des Manuscrits, est nommé « aliénation » apparaît dès le premier manuscrit lorsque Marx examine les conditions de l’enrichissement d’une société. Il y a enrichissement d’une société « par le fait que beaucoup de travail est amoncelé car le capital est du travail accumulé ; donc par le fait que toujours plus de ses produits sont retirés des mains du travailleur, que son propre travail vient toujours davantage lui faire face comme une propriété étrangère et que les moyens de son existence et de son activité se concentrent toujours davantage dans les mains du capitaliste » 3. On a là, en une phrase, les trois aspects fondamentaux et complémentaires de l’aliénation du travailleur : 1. les produits de son travail lui sont majoritairement 4 retirés ; 2. sa propre activité lui devient autre et 15 étrangère, elle est vécue comme activité d’un autre et pour un autre ; 3. les moyens de son activité, les conditions objectives de son activité lui sont soustraits, ils appartiennent à un autre que lui et sont séparés de son activité elle-même. Dans l’aliénation, c’est donc à trois choses que le travailleur devient étranger ou est rendu étranger : les produits de son activité, son activité elle-même et les conditions de son activité. Avant d’engager l’examen de ces trois aspects de l’aliénation, Marx rappelle que le rapport à l’objet et à l’objectivité en général est un rapport normal, au sens où il appartient à l’essence du travail : « le produit du travail est le travail qui s’est fixé dans un objet, qui s’est chosifié, il est l’objectivation du travail [ ; ] la réalisation du travail est son objectivation » 5. Cela signifie qu’il n’y pas de travail qui ne soit pas producteur d’objets, que le travail est cette activité (si l’on veut subjective) qui, nécessairement, s’objective, qui est nécessairement destinée à se fixer dans l’objet qu’elle engendre. Le passage de l’activité au repos de l’objet produit est un passage nécessaire pour cette activité qu’est le travail : l’objectivation de soi dans l’objet produit n’est pas, pour le travail, une chute dans l’inertie ou le repos qui serait contraire à l’essence active et vivante du travail. En aboutissant à l’objet effectivement produit, l’activité du travail s’achève et par là s’accomplit, loin de chuter ou de tomber dans son autre, loin de s’éteindre dans ce qui n’est pas elle. Se plaçant dans une perspective que l’on pourrait dire aristotélicienne, Marx considère que l’objet produit est un accomplissement de soi pour l’activité productrice, et non pas une négation d’elle-même. De sorte qu’en produisant un objet, le sujet producteur ne tombe pas de la pure activité dans l’inertie de la chose. De « l’homme réel, en chair et en os », qui produit, Marx dit que, « dans l’acte de poser, il ne tombe pas de son “activité pure” dans une création de l’objet, mais son produit objectif ne fait que confirmer son activité objective, son activité en tant qu’elle est l’activité d’un être objectif naturel » 6. Cela nous indique déjà que le fait, pour l’activité productive, de passer dans une chose produite, d’y reposer et même de s’y « fixer », le fait, autrement dit, pour l’acte de produire de passer dans un être produit, n’a rien en lui-même d’aliénant, au contraire : c’est sa destination et c’est son accomplissement. Il y a aliénation, non pas parce que l’activité productive se fixe dans son produit (puisqu’au contraire elle s’y accomplit et s’y réalise), mais lorsque cette réalisation Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 5. M. 44, p. 57 (trad. modifiée) ; W40, pp. 511-512. 6. M. 44, p. 136 (trad. mod.) ; W40, p. 577. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION. UNE LECTURE DES MANUSCRITS DE 1844 16 devient, pour le sujet producteur, déréalisation de lui-même, lorsque l’objectivation, au lieu d’un accomplissement, devient, pour le producteur, une perte : « cette réalisation du travail apparaît, dans la situation de l’économie politique, comme déréalisation du travailleur, l’objectivation comme perte de l’objet et asservissement à celui-ci, l’appropriation comme aliénation (Entfremdung), comme extériorisation (Entäusserung) » 7. Où il est clairement dit que l’aliénation n’est pas le fait, pour une activité subjective, de devenir objet ou de se faire chose, mais consiste bien plutôt en une perte de l’objet. Mais l’aliénation n’est pas non plus une objectivation qui serait suivie d’une perte de l’objet produit : elle est une objectivation qui est en même temps une perte de l’objet, c’est la production d’un objet toujours déjà perdu, c’est une activité productive toujours déjà sans objet. De sorte que le modèle qui part d’un sujet actif et productif, et qui conçoit l’aliénation comme la perte et la fixation de cette activité dans l’être de l’objet produit, est un modèle qui a déjà l’aliénation pour cadre d’élaboration de lui-même : il part comme d’un fait de ce que l’aliénation engendre, à savoir un sujet se concevant comme essentiellement actif, un sujet coupé ou séparé de l’objectivité, c’est-à-dire un sujet qui peut d’autant mieux se concevoir comme purement actif que ses objets lui ont été soustraits – c’est-à-dire que la part inactive, inerte et passive de son être lui a été soustraite. Mais revenons d’abord aux différentes étapes de l’analyse de l’aliénation telle que Marx la conduit dans les Manuscrits de 1844. Le premier moment est celui de l’aliénation du travailleur par rapport aux produits de son travail. De ce point de vue, l’aliénation est d’abord comprise comme le fait que l’objet produit devient étranger au producteur : en produisant, le travailleur extrait quelque chose de luimême qui, une fois déposé dans le produit du travail, devient méconnaissable pour le producteur lui-même. L’objet produit ne peut plus être reconnu par le producteur comme son objet : « le travailleur se rapporte au produit de son travail comme à un objet étranger » 8. Devenant l’autre du producteur, l’objet se met à avoir barre sur lui : plus le producteur produit d’objets, plus il engendre d’objets qui lui sont étrangers, et plus ces objets s’accumulent, plus ils prennent l’aspect d’une puissance étrangère infiniment supérieure à la puissance du producteur : « plus le travailleur se dépense en travaillant, et plus Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 7. M. 44, p. 57 (trad. mod.) ; W40, p. 512. 8. M. 44, p. 57 (trad. mod.) ; W40, p. 512. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France FRANCK FISCHBACH ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION. UNE LECTURE DES MANUSCRITS DE 1844 17 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 9. M. 44, p. 57 (trad. mod.) ; W40, p. 512. 10. Cf. Feuerbach, L’Essence du christianisme (in Feuerbach, Manifestes philosophiques. Textes choisis, trad. Louis Althusser, Paris, PUF, 1973, p. 87) : « pour enrichir Dieu, l’homme doit se faire pauvre ; pour que Dieu soit tout, l’homme doit n’être rien ». 11. M. 44, p. 58 (trad. mod.) ; W40, p. 512. 12. M. 44, p. 58 (trad. mod.) ; W40, p. 512. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France puissant devient le monde étranger, objectif qu’il engendre en face de lui-même » 9. L’aliénation signifie ici, au moins dans un premier temps, la domination du producteur par l’objet qu’il a lui-même produit. Cette première approche de l’aliénation par Marx est celle où se manifeste sa dette à l’égard de la conception feuerbachienne, ainsi qu’il le souligne d’ailleurs lui-même en disant « qu’il en va de même que la religion ». Où il faut entendre qu’il en va de même dans la religion telle que comprise par Feuerbach : « plus l’homme met de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même », écrit Marx en citant presque littéralement L’Essence du christianisme 10. On se dit alors que l’aliénation consiste en ce que l’essence même du travailleur passe dans l’objet et qu’en devenant ainsi objective, elle devient étrangère et méconnaissable. Plus le producteur se vide de sa substance, plus il l’objective dans ses produits, et plus l’objet s’enrichit en déterminations ; plus le travailleur s’appauvrit et s’affaiblit, et plus l’objet gagne en puissance, qu’il exerce en retour sur le travailleur lui-même : « ce qu’est le produit de son travail, il ne l’est pas ; et donc plus ce produit est grand, et moins il est lui-même » 11. On se dit alors qu’on a compris l’essentiel : l’aliénation selon Marx se laisse entendre comme la perte de soi ou du Soi dans l’objet, comme le devenir étranger à soi dans l’objet et comme l’emprise qu’exerce en retour l’objet sur un Soi vidé de toute substance. Compréhension que semble confirmer la conclusion du passage : « l’aliénation (die Entäusserung) du travailleur dans son produit a la signification, non pas seulement que son travail devient un objet, prend une existence extérieure, mais aussi que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui et devient une puissance autonome relativement à lui, de sorte que la vie qu’il a prêtée à l’objet vient lui faire face de façon hostile et étrangère » 12. Soit, mais alors comment comprendre, au beau milieu de cette analyse, la phrase suivante : « le travailleur place sa vie dans l’objet ; ce n’est alors plus à lui qu’elle appartient, mais à l’objet ; de sorte que plus cette activité est grande, et plus le travailleur est sans objet (gegen- 18 FRANCK FISCHBACH Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 13. M. 44, p. 58 (trad. mod.) ; W40, p. 512. 14. De L’Idéologie allemande jusqu’au Capital, la chosification ne désigne pas pour Marx la réification de la subjectivité, mais le fait que des rapports entre les hommes se présentent comme des rapports entre des choses (phénomène qui est d’ailleurs indissociable du phénomène inverse, à savoir que des rapports entre des choses se présentent comme des rapports interhumains). Nous reviendrons làdessus dans la suite. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France standlos) » 13. Dans cette phrase, c’est évidemment la conséquence qui pose problème : comment le travailleur aliéné peut-il être dit « sans objet », alors que toute l’analyse semble avoir montré qu’au contraire l’aliénation consiste en la production de l’objet puis en la soumission à l’objet comme à un objet étranger et hostile ? Loin d’être « sans objet », le travailleur aliéné semble à première vue au contraire avoir tout donné de lui-même à l’objet, au point de ne lui avoir donné vie qu’en lui donnant sa vie. Comment Marx peut-il dire de celui qui est tombé sous la dépendance de l’objet qu’il est « gegenstantlos », « sans objet » ? On n’a aucune chance de comprendre cela aussi longtemps que l’on rapporte l’aliénation à un devenir étranger à soi du producteur dans l’objet produit, c’est-à-dire aussi longtemps que l’on pense que l’aliénation est la perte dans l’objet de quelque chose qui, en soi, n’est pas objectif. En d’autres termes, on ne comprend pas le sens marxien de l’aliénation tant que l’on reste, fût-ce implicitement, pris dans le cadre de l’opposition entre sujet et objet, entre activité et passivité. Dans un tel cadre, l’aliénation est confondue avec l’objectivation (die Vergegenständlichung) : on assimile alors l’aliénation à l’objectivation, en prenant la production de l’objet pour la perte de soi, la négation de soi d’un être qui, en et pour soi, n’est pas objet mais sujet ; on considère que pour un être compris a priori comme sujet, c’est-à-dire comme ce dont l’être, en tant qu’il est activité, ne peut se réduire à l’être substantiel de la chose, – que pour un tel être, donc, le rapport à l’objet produit comme un objet extérieur est aliénant en ce que se réalise en lui la fixation, la chosification de son activité subjective essentielle. Ce qui revient, par un glissement qui fait passer de la Gegenständlichung à la Verdinglichnung, à plaquer sur l’aliénation, telle que Marx l’analyse ici, une problématique de la « chosification » ou de la « réification » qui est étrangère au texte et dont on peut même considérer que, comprise ainsi (comme chosification de la subjectivité, comme fixation de l’activité), elle est étrangère à la pensée de Marx 14. ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION. UNE LECTURE DES MANUSCRITS DE 1844 19 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France Il convient donc de ne pas se méprendre à propos de ce qui constitue, pour Marx, le fait de l’aliénation. Le fait de l’aliénation ne consiste pas en ce que le travailleur voit le produit de son activité subjective productrice s’imposer et s’opposer à lui sous la forme étrangère de l’objet ou de la chose inerte, mais en ce que cette activité naturellement auto-objectivante qu’est le travail aboutisse à ce que le travailleur se retrouve dépourvu ou privé d’objet, « sans objet ». Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que l’objectivation aboutisse à l’absence d’objet. On aperçoit mieux ainsi le sens de cette phrase que nous avons déjà citée : « l’aliénation (die Entäusserung) du travailleur dans son produit a la signification, non pas seulement que son travail devient un objet, prend une existence extérieure, mais aussi que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui (…) » 15. Qu’au terme de l’activité de produire, le travail devienne objet, il n’y a là rien que de très normal, c’est même quasiment une tautologie : si le travail est activité objectivante, il est nécessaire qu’il aboutisse à un objet, et même qu’il y trouve son achèvement au sens de son accomplissement. Mais que l’objet produit se mette à mener sa vie de façon autonome, en toute indépendance par rapport à celui qui l’a produit, que l’objet puisse ainsi se détacher de l’activité productrice dont il est pourtant l’accomplissement et à laquelle il doit d’exister, c’est là tout autre chose. C’est là le fait de l’aliénation : que l’activité de s’objectiver aboutisse, pour le travailleur, à être sans objet, à se retrouver privé d’objet, que l’activité même de s’objectiver conduise à la non-objectivité. Voilà donc à quoi on a affaire dans le travail aliéné : au fait que « l’objectivation (die Vergegenständlichung) apparaisse à ce point comme perte de l’objet que le travailleur se voit dérober les objets nécessaires non seulement à la vie, mais aussi les objets du travail » 16. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que l’objectivation puisse, en ellemême, être la perte et la privation de l’objet. Où la perte de l’objet n’est d’ailleurs pas uniquement la perte de l’objet produit, au sens où il est approprié par un autre que celui qui l’a produit : la perte d’objectivité subie par le travailleur aliéné est bien plus radicale que la seule perte de l’objet produit par lui. Ce qu’il perd, nous dit Marx, ce sont les objets 15. M. 44, p. 58 (trad. mod.) ; W40, p. 512. 16. M. 44, p. 57 (trad. mod.) ; W40, p. 512. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France Etre sans objet 20 nécessaires à la vie et les objets du travail (die Arbeitsgegenstände) : par où il faut entendre, d’une part, les objets nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux (se nourrir, se vêtir, se loger), objets auxquels le travailleur n’a pas accès autrement qu’en travaillant, et d’autre part les objets requis par le travail lui-même (la matière à travailler, les moyens de travailler, c’est-à-dire les outils de travail) que le travailleur ne possède pas et auxquels il n’a accès que par l’intermédiaire de celui qui lui fournit du travail. De sorte que ce dont le travailleur aliéné est privé, c’est finalement du travail lui-même en tant qu’objet nécessaire à sa propre vie. « Le travail lui-même devient un objet » 17, nous dit Marx : ce qui veut dire que le travail est devenu l’objet essentiel qui permet d’accéder aux autres objets – sans travail, pas de nourriture, pas de vêtements, pas de logement, mais pas non plus d’accès aux moyens mêmes du travail, c’est-à-dire aux outils et aux machines. Accéder au travail (au sens, comme on dit, « d’avoir un travail », de « trouver du travail ») est donc la condition de l’accès non seulement aux objets nécessaires à la vie, mais aussi aux objets nécessaires à l’effectuation du travail lui-même. C’est en ce sens que le travail lui-même est devenu l’objet essentiel : il est ce dont il faut s’emparer avant tout autre chose, parce qu’il est la condition de l’accès à quoi que ce soit d’autre. « Le travail lui-même devient un objet dont le travailleur ne peut s’emparer (sich bemächtigen) qu’au prix des plus grands efforts et avec les interruptions les plus irrégulières » 18. Le phénomène que décrit Marx est donc le suivant : il décrit une situation dans laquelle les individus ne travaillent et donc ne s’objectivent qu’en étant en même temps privés de tout accès à l’objectivité. Que suppose en effet le fait de ne pouvoir accéder au travail lui-même, en tant qu’objet essentiel, qu’au prix des plus grands efforts ? Cela suppose que les individus soient réduits à n’être rien d’autre que les porteurs d’une pure capacité de travail, d’une capacité abstraite de travail – une capacité que l’on peut considérer comme purement subjective puisqu’elle est séparée du travail réel comme de l’objet qu’elle convoite afin de passer de la pure puissance à l’acte. En ce sens, ce dont le travailleur aliéné est séparé et privé, ce n’est pas seulement de l’objectivité en général, mais de l’objectivité de son propre être. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 17. M. 44, p. 57 ; W40, p. 512. 18. M. 44, p. 57 (trad. mod.) ; W40, p. 512. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France FRANCK FISCHBACH 21 Considérer, comme Marx le fait ici, que l’aliénation du travail consiste en ce qu’il est une objectivation qui s’effectue comme perte de l’objet et, plus radicalement, de l’objectivité en général, cela suppose d’envisager d’abord le travailleur lui-même comme un être objectif – la perte de l’objet ne pouvant être aliénante que pour un être auquel l’objectivité est essentielle. Que les hommes ne soient pas des sujets auxquels la nature fait face en tant qu’objet, mais qu’ils soient euxmêmes des êtres objectifs existant en acte en tant que « parties de la nature (Teil der Natur) » 19, c’est pour Marx un point de départ de toute démarche philosophique qui prenne au sérieux le tournant anthropologique et naturaliste décisivement imprimé à la philosophie par Feuerbach : c’est une position qu’il complète de l’affirmation selon laquelle c’est justement par et dans le travail que les hommes s’attestent à eux-mêmes leur propre être objectif – par le travail, c’est-à-dire par cette activité dont le sens est justement leur propre objectivation dans la nature par appropriation active et productive de celle-ci : « à mesure que la réalité objective devient pour l’homme partout dans la société la réalité des forces humaines essentielles, la réalité humaine et, par là, la réalité de ses propres forces essentielles, tous les objets deviennent pour lui l’objectivation de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets, ce qui veut dire qu’il devient luimême objet » 20. Le travail, comme activité d’objectivation de soi des hommes et d’appropriation humaine de l’objectivité, est l’activité qui confirme, en la réalisant extérieurement, la nature ou l’essence objective des hommes. Or cette essence objective des hommes, cette inscription des hommes comme êtres objectifs dans le tout de la nature, c’est ce qui est rendu manifeste par l’existence des hommes en tant qu’êtres de besoins, c’est-à-dire comme des êtres qui sont renvoyés aux objets comme à ce qui est susceptible de satisfaire les besoins qui sont naturellement les leurs : « que l’homme soit un être de chair (leiblich), un être doté de forces naturelles, un être vivant, réel, sensible, objectif, cela signifie qu’il a pour objet de son être et de l’expression de sa vie des objets réels, sensibles, ou bien qu’il ne peut exprimer sa vie qu’à l’aide d’objets réels, sensibles ; (…) un être qui n’a pas d’objet hors de lui n’est pas un être objectif (…) ; un être non objectif est un nonêtre » 21. Le travail, activité par laquelle les hommes s’approprient les Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 19. M. 44, p. 67 ; W40, p. 516. 20. M. 44, pp. 92-93 (trad. mod.) ; W40, p. 541. 21. M. 44, p. 136-137 (trad. mod.) ; W40, p. 578. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION. UNE LECTURE DES MANUSCRITS DE 1844 22 FRANCK FISCHBACH objets de leurs besoins, est ainsi également l’activité par laquelle ils manifestent et expriment l’objectivité de leur être précisément en l’objectivant extérieurement. Ce qui ne veut rien dire d’autre, sinon que, par le travail, les hommes expriment et se manifestent à euxmêmes la double dimension à la fois passive et active de leur être : le travail atteste qu’activité et passivité sont inextricablement liées l’une à l’autre. « En tant qu’être naturel et en tant qu’être naturel vivant, l’homme est pour une part équipé de forces naturelles, de forces vitales, il est un être naturel actif ; pour une autre part, en tant qu’être naturel, de chair, sensible, objectif, il est un être pâtissant, conditionné et borné, comme le sont aussi les animaux et les plantes, c’est-à-dire que les objets de ses pulsions existent en dehors de lui, comme des objets existant indépendamment de lui » 22. L’activité de satisfaire des besoins renvoie à l’épreuve première du besoin lui-même, c’est-à-dire à une passivité originelle qui n’exprime rien d’autre, sinon le fait qu’en tant que parties de la nature, les hommes ne peuvent pas ne pas être tout d’abord affectés par les autres parties de la nature. L’épreuve de cette passivité n’a ici rien en elle-même d’aliénant : elle renvoie seulement les hommes à leur condition d’êtres naturels et vivants, c’est-à-dire d’êtres affectés. L’épreuve du besoin renvoie les hommes à des objets susceptibles de les satisfaire qui, comme tels, existent en dehors des hommes et indépendamment d’eux : mais, là aussi, cette existence indépendante des objets n’a en elle-même rien d’aliénant dans la mesure où ces objets, dans leur indépendance même, sont les objets des besoins humains : aussi Marx ajoute-t-il ici que « ces objets sont les objets de son besoin, ce sont des objets essentiels, [c’est-à-dire] indispensables à l’activation (Betätigung) et à la confirmation (Bestätigung) de ses forces essentielles » 23. L’épreuve passive du besoin, non seulement n’annule pas l’activité des hommes en tant qu’êtres naturels dotés de forces naturelles, mais au contraire elle permet et suscite l’affirmation de cette activité : c’est dans l’épreuve passive du besoin que les hommes s’affirment en s’activant dans l’appropriation en acte des objets de leurs propres besoins. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 22. M. 44, p. 136 (trad. mod.) ; W44, p. 578. 23. M. 44, p. 136 (trad. mod.) ; W44, p. 578. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France La perte du besoin 23 La perte de l’objet, la privation de l’objectivité de son être est telle que le travailleur est rendu indifférent aux besoins objectifs les plus élémentaires de sa vie : il est conduit à devoir accepter de vivre dans des conditions objectives indignes de tout être, y compris animal, qui possède spontanément une forme de conscience de son objectivité sous la forme d’une conscience de ses besoins vitaux élémentaires et des objets vitaux élémentaires susceptibles de satisfaire ces besoins. Le travail étant ainsi compris comme l’activité d’objectivation par laquelle les hommes attestent, confirment et affirment l’objectivité de leur être, il apparaît clairement que l’aliénation n’est pas cette objectivation elle-même, mais un phénomène interne à l’objectivation. C’est pourquoi Marx se propose « d’examiner de plus près l’objectivation, la production du travailleur et en elle l’aliénation, la perte de l’objet, son produit » 24. L’aliénation n’est pas l’objectivation, mais sa version pathologique, c’est une objectivation qui rate et qui échoue. Le symptôme de cet échec, c’est que le travailleur est privé de la dimension objective de son être dans l’activité même par laquelle il est censé l’affirmer. Et la manifestation de cette perte d’objectivité de l’être même du travailleur, c’est le fait qu’il soit privé de la dimension même du besoin. Les besoins les plus élémentaires du travailleur sont niés : il est privé du besoin d’un air sain à respirer, du besoin de lumière, du besoin de propreté, du besoin d’une alimentation saine (ainsi l’Irlandais, écrit Marx, ne connaît plus « le besoin de manger », mais seulement le besoin de manger « des pommes de terre à cochons ») 25. Le producteur est ainsi conduit à travailler dans la négation complète de ses besoins élémentaires et de toute la dimension sensible, passive, de son être : « même le besoin de l’air libre cesse, chez le travailleur, d’être un besoin, l’homme retourne à sa tanière, mais elle est maintenant empestée par le souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation et il ne l’habite plus que d’une façon précaire, comme une puissance étrangère qui peut chaque jour se dérober à lui, dont il peut chaque jour être jeté dehors s’il ne paie pas ; (…) la lumière, l’air, etc., la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme ; (…) l’incurie complète et contre nature, la nature putride devient son élément de vie ; plus aucun de ses sens n’existe encore, non seulement sous son aspect humain, mais aussi sous son aspect Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 24. M. 44, p. 58 ; W40, p. 512. 25. M. 44, p. 102 ; W40, p. 548. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION. UNE LECTURE DES MANUSCRITS DE 1844 24 inhumain, et donc pas même sous son aspect animal » 26. Ce qui est par là dérobé aux hommes, c’est jusqu’à la capacité même d’éprouver leurs besoins les plus simples et les plus immédiats, des besoins qui ne sont même pas spécifiquement humains, mais simplement animaux, tels le besoin d’air, de mouvement, de lumière et de propreté. Dans ce vol des besoins élémentaires, c’est l’objectivité de l’être des hommes qui est niée, c’est de leurs qualités d’êtres immédiatement sensibles ainsi que de la passivité primaire de leur être que les hommes sont privés. La conséquence en est clairement énoncée par Marx lorsqu’il note que « l’économiste politique (der Nationalökonom) fait du travailleur un être non sensible et privé de besoins, comme il fait de son activité une pure abstraction de toute activité » 27. Où l’on voit que le fait de priver le travailleur de la dimension objective, sensible et passive de son être a pour conséquence de réduire son être à une pure activité, à l’activité en général comme abstraction de toute activité particulière. L’aliénation est ainsi le nom du processus par lequel, d’activité d’autoobjectivation, le travail est transformé en activité de désobjectivation : il est l’activité qui aboutit à ce que le travailleur soit privé de toute objectivité, à commencer par celle de son être propre, à ce qu’il pose et transfère hors de lui-même toute dimension sensible, objective et passive de son être. Au terme du processus, que reste-t-il au travailleur ? Rien d’autre qu’une pure activité, c’est-à-dire une pure force abstraite de travail ne possédant pas la moindre des conditions objectives permettant son actualisation. Et ce dont le travailleur comme support abstrait d’une pure puissance de travail est dépossédé, ce n’est pas seulement de l’objet de travail, de l’outil de travail, ou du produit du travail, ni même du travail lui-même comme objet, mais du besoin, de l’épreuve (en elle-même passive) du besoin comme tel, c’est-à-dire de cela même qui est au principe du travail comme appropriation de l’objet et objectivation de soi. La perte de l’objet, l’aliénation comme désobjectivation de soi, c’est le transfert de la passivité au dehors ; cela aboutit à deux choses : 1. le producteur est réduit à une pure activité ou à une activité pure, c’est-à-dire à une capacité ou puissance abstraite de travail qui doit attendre que les conditions objectives de sa mise en œuvre lui soient fournies du dehors, par un autre qui les possède ; 2. lorsque cette pure puissance subjective de travail est mise en œuvre, elle est vécue et Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 26. M. 44, p. 102 (trad. mod.) ; W40, p. 548. 27. M. 44, p. 102 (trad. mod.) ; W40, p. 549. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France FRANCK FISCHBACH 25 expérimentée par le travailleur comme passivité, comme négation de son activité, comme activité d’un autre en lui et comme activité pour un autre que lui, s’effectuant en lui malgré lui et contre lui. Considérant l’aliénation du point de vue de la « relation du travail à l’acte de la production à l’intérieur du travail », Marx écrit : « cette relation est la relation du travailleur à sa propre activité comme à une activité étrangère, ne lui appartenant pas, c’est l’activité comme souffrance, la force comme impuissance, la procréation comme castration, la propre énergie physique et mentale du travailleur, sa vie personnelle – car, qu’est-ce que la vie sinon l’activité ? – comme une activité tournée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant pas » 28. Il s’agit là d’une intrusion de la passivité dans le travailleur, mais d’une passivité qui n’est pas la sienne, d’une passivité qui lui vient du dehors et qui lui est imposée de l’extérieur. Où l’on voit que l’aliénation ne consiste pas en ce que l’activité de l’objet viendrait s’opposer à l’activité du travailleur, la limiterait extérieurement d’une façon vécue comme injustifiée : le processus est bien plus complexe que cela. Il tient à ce que le travailleur est d’abord désobjectivé : réduit à la pure activité, il a l’objectivité et la dimension de la passivité en dehors de lui-même, de sorte que cette passivité fait ensuite retour contre lui-même, s’impose à lui comme la puissance qu’exerce en lui-même une objectivité qui n’est plus la sienne et dont il est séparé. On voit alors comment s’obtient le sujet aliéné : contraint d’abandonner sa propre dimension d’objectivité, privé de sa passivité, il peut alors en effet se concevoir comme purement actif, il peut saisir l’activité comme la dimension essentielle de son être. Mais cette pure activité signe son impuissance définitive car elle est en elle-même privée des rapports à l’objectivité qui sont pourtant indispensables à sa propre mise en œuvre. Et comme on ne connaît pas de « sujet » qui ne s’attribue à lui-même la dimension de l’activité (quand ce n’est pas l’activité absolue, celle de l’auto-position) comme le trait qui le caractérise essentiellement (et qui permet de le distinguer du mode d’être de ce qui n’est pas lui, à savoir l’objectivité), on peut légitimement se demander si la conception de soi en tant que sujet n’est pas le plus sûr indice de l’aliénation. « L’aliénation, écrit Marx, apparaît dans le fait que mon moyen de subsistance appartient à un autre, que ce qui est mon souhait (Wunsch) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 28. M. 44, p. 61 (trad. mod.) ; W40, p. 515. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION. UNE LECTURE DES MANUSCRITS DE 1844 26 FRANCK FISCHBACH est la possession inaccessible d’un autre » 29. Où l’on voit que la désobjectivation, la privation d’objectivité, c’est la perte des objets vitaux, c’est le fait que les moyens de subsistance (« Lebensmittel », littéralement les « moyens de vivre ») soient la propriété d’un autre et qu’il ne soit possible d’y avoir accès qu’en accédant d’abord au travail lui-même comme objet étranger, qu’on n’a pas. Mais cette privation de l’objet du besoin est, on l’a vu, une perte du besoin lui-même, de ce que Marx appelle ici le « souhait ». Ce dont il y a privation, c’est du besoin, du souhait, du désir, c’est-à-dire de la part passive, affectée de notre être. Il apparaît alors que l’aliénation ne consiste pas en ce qu’autre chose que moi soit actif à ma place, mais bien plutôt en ce qu’autre chose que moi soit passif à ma place, en ce que je sois séparé de ma propre passivité, en ce que mes affects ne soient plus les miens et qu’ils me deviennent non seulement extérieurs, mais étrangers. Le concept d’interpassivité, récemment élaboré par Slavoj Žižek, apparaît alors particulièrement adéquat à rendre compte de l’aliénation telle que Marx la comprend. Que nous dit en effet S. Žižek ? Que ce qui est aliénant, ce n’est pas qu’autre chose que moi ou quelqu’un d’autre que moi soit actif à ma place (par exemple une machine à laquelle est transférée une activité pénible et répétitive), mais qu’autre chose que moi soit passif à ma place, que ma passivité, mes besoins, mes affects soient transférés à quelqu’un d’autre ou à autre chose que moi, que quelque chose que je ne suis pas se mette à éprouver mes affects, mes besoins, mes désirs à ma place et m’en dépossède. « L’impact vraiment inquiétant des nouveaux médias, écrit S. Žižek, ne résiderait pas dans le fait que les machines nous arrachent la part active de notre être, mais, à l’exact opposé, dans le fait que les machines digitales nous privent de la dimension passive de notre vécu : elles sont “passives pour nous” » 30 ; or c’est cela qui définit précisément l’interpassivité : « dans le cas de l’interpassivité, poursuit S. Žižek, je suis passif à travers l’autre, c’està-dire que je cède à l’autre la dimension passive de mon être » 31. Que Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 29. M. 44, p. 109 (trad. mod.) ; W40, p. 554. 30. Slavoj Žižek, « Le sujet interpassif », in La Subjectivité à venir. Essais critiques sur la voix obscène, trad. François Théron, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 2004, p. 19-20. 31. Ibid., p. 38. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France L’interpassivité ACTIVITÉ, PASSIVITÉ, ALIÉNATION. UNE LECTURE DES MANUSCRITS DE 1844 27 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France 32. Ibid., p. 42. S. Žižek donne aussitôt après une précision éclairante : « L’objet a, c’est cet objet inerte qui “est” mon Être chez Lacan, dans lequel mon inertie ontologique s’est posée au dehors ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.229.31 - 14/03/2016 15h44. © Presses Universitaires de France d’autres agissent à ma place, il n’y a là rien d’aliénant et, après tout, des générations de propriétaires des moyens de production ont parfaitement « supporté » de transférer l’activité – en l’occurrence, l’activité laborieuse – à de nombreux autres qu’eux. Et Marx a lui-même parfaitement conçu ce que le développement du machinisme dans la grande industrie pouvait avoir de libérateur en ce qu’il permet de transférer aux machines les tâches les plus répétitives. Mais s’il y a une chose que les maîtres, les puissants, les dominants ne transfèrent jamais, c’est bien la capacité de jouir et encore moins la jouissance elle-même ! Or c’est justement cela le tour de force qu’accomplit le capitalisme pour les masses laborieuses : il les « délivre » de leur passivité, c’est-à-dire qu’il les en prive, permettant ainsi que le travailleur se présente comme le sujet d’une activité pure, comme le possesseur d’une puissance abstraite de travail. Le lien s’établit ici directement entre l’aliénation comme perte de l’objectivité, privation de la passivité, et la conception de soi comme sujet, et plus particulièrement comme sujet essentiellement actif. « Il faut donc en conclure, écrit S. Žižek, que la matrice fondamentale de l’interpassivité découle du concept même de sujet envisagé comme pure activité de (se) poser (soi-même), comme fluidité du pur devenir, vidé de toute positivité ontologique stable [;] si je veux fonctionner comme pure activité, il me faut mettre au dehors mon Etre (passif) et la seule possibilité qui m’échoit est de devenir passif à travers un autre » 32. Sauf que, certainement, personne ne veut fonctionner comme pure activité : simplement, on est contraint de le faire lorsqu’on a effectivement été dépossédé de la dimension d’objectivité de son être, lorsqu’on est privé de sa propre passivité. L’aliénation consiste alors dans le fait de ne plus pouvoir se comprendre et se vivre autrement que comme un sujet purement et absolument actif.