Les chantiers de la création
Revue pluridisciplinaire en Lettres, Langues, Arts et
Civilisations
13 | 2021
Le vide
Portrait d'artiste : Camille Charnay
Camille Charnay, Yasmina Ben Ari, Johanna Carvajal González et
Maria Luisa Mura
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/lcc/4500
DOI : 10.4000/lcc.4500
ISSN : 2430-4247
Éditeur
Université Aix-Marseille (AMU)
Référence électronique
Camille Charnay, Yasmina Ben Ari, Johanna Carvajal González et Maria Luisa Mura, « Portrait
d'artiste : Camille Charnay », Les chantiers de la création [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 12 juillet
2021, consulté le 14 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/lcc/4500 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/lcc.4500
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Portrait d'artiste : Camille Charnay
Portrait d'artiste : Camille Charnay
Camille Charnay, Yasmina Ben Ari, Johanna Carvajal González et
Maria Luisa Mura
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Camille Charnay est artiste et illustratrice, elle vit et travaille à Marseille. Elle
développe une recherche située au croisement de la botanique et des arts visuels,
questionnant de manière sensible nos relations aux autres vivants, et plus
particulièrement aux végétaux. Elle utilise principalement les outils du dessin, de la
photographie et de la vidéo, et réalise aussi des illustrations.
Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l’édition en ligne http://
journals.openedition.org/lcc/4500
Comment s’exprime la notion plurielle de vide dans votre travail ? Quel vide ? Comment ce vide
peut-il en fait devenir un espace de perception accrue ?
La notion de vide s’est manifestée le plus clairement dans ma pratique dans
l’expérience d’exploration d’un sous-bois, où je me suis aperçue que je ne discernais
que très vaguement un type de végétaux en particulier, les mousses (je dirais
d’ailleurs maintenant plus volontiers les bryophytes). Je ne percevais pas beaucoup
plus qu’un ensemble assez homogène que j’imaginais composé de quelques espèces
seulement. En me rapprochant et en m’intéressant de plus près à ces végétaux, j’ai
vite compris que ce c’était loin d’être une masse homogène mais plutôt moi qui n’y
voyais rien. Pour reprendre une définition du vide, je ne distinguais pas grand-chose
de concret dans l’ensemble que ces végétaux composent, je ne percevais pas alors
l’étendue de leur diversité.
Cette expérience est pour moi fondatrice, une grande partie de mon travail se base
sur ce constat de ne rien y voir. Je cherche donc à (re)construire une conscience
visuelle qui me permette d’accéder aux différences, parfois assez minces, entre
certains végétaux ou être vivants à l’échelle des insectes, en tentant de les discerner,
disons tout simplement de les percevoir en tant que tels. Le fait de développer cette
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Portrait d'artiste : Camille Charnay
faculté de discernement est un exercice qui me fascine et me paraît essentiel. En
effet, voir, distinguer ces autres formes de vie représente un moment charnière qui
permet ensuite de les prendre en considération de manière effective et concrète dans
l’ensemble des vivants que nous côtoyons, et penser des questions de cohabitation.
C’est donc précisément à ce point de bascule dans la perception que se situent mes
recherches. Ainsi, c’est le moment où je commence à sentir comme un vide dans la
perception, le moment où j’entrevois que je passe à côté de quelque chose qui est
souvent le déclencheur d’un projet. Cette affaire de cécité, au sens psychique, comme
incapacité à reconnaître tous les autres vivants qui sont là mais qui échappent à ma
faculté de les voir en tant que tels est en quelque sorte un moteur dans ma pratique.
Le travail qui en découle explore une expérience de l’image, notamment via les outils
du dessin et de la photographie.
En ce qui concerne la pratique du dessin, je l’envisage réellement en tant que
processus de travail qui me permet d’accéder à une qualité d’attention
particulièrement accrue, et à laquelle il me serait difficile d’accéder autrement. Qu’il
s’agisse du crayon graphite ou de l’aquarelle, je choisis des techniques qui me
permettent de mettre à profit et développer les qualités descriptives du dessin. Je
porte la plus grande attention possible au détail ; dessiner revient pour moi à partir
en exploration visuelle de quelques centimètres carrés, si ce n’est parfois moins. Je
dessine pour aller à la découverte de ce que je n’ai pas encore perçu, pour discerner
ce qui ne m’est pas tout à fait accessible, pour creuser dans les méandres du détail et
voir des formes se détacher, émergeant d’un certain vide. En bref, le dessin
représente pour moi un formidable outil pour continuellement apprendre à voir.
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Portrait d'artiste : Camille Charnay
Camille Charnay, Branchette n°8, Détail du triptyque, 2020.
À l’inverse, en me plaçant du côté du regardeur, je me questionne beaucoup sur la
façon dont l’image peut agir comme une sorte de médiation qui pointe du doigt
certains éléments dans le réel, ce qui prend tout son sens notamment lorsque ces
éléments sont minces ou peu souvent pris en considération, comme le sont un grand
nombre des formes de vies autour de nous. Comment peut-il s’instaurer un allerretour entre les images et la réalité physique qu’elles décrivent ? Quel accès créonsnous à ce qui nous entoure ? Ce sont vraiment des questions qui m’animent, et le fait
que je me tourne aussi vers des projets d’illustration est tout à fait lié à ce rôle actif
des images dans un cadre très large, qui va au-delà de l’objet artistique d’exposition.
Mes dessins peuvent ainsi se retrouver dans des univers très variés (des projets de
recherche scientifique ou des éditions par exemple), et c’est une idée qui me plait
beaucoup.
La pratique photographique joue aussi un rôle certain pour mettre en évidence une
forme de « vide » dans mon regard. Ainsi, il m’arrive de penser photographier une
certaine espèce de mousse, et de découvrir seulement sur l’écran de mon ordinateur,
en agrandissant l’image, qu’elle contient bien plus que ce que j’avais perçu. Je
retourne alors sur le terrain pour prendre des images de ces autres espèces qui
m’avaient échappées, et ainsi de suite, en répétant ce processus de sérendipité.
Certaines images révèlent ainsi en creux ce que je ne vois pas de manière directe,
elles montrent la part de cécité dans mes observations sur le terrain.
En outre, j’ai l’impression que cette affaire de cécité est à l’œuvre de manière assez
exagérée quand il s’agit des végétaux (et réellement poussée à l’extrême pour les
mousses). Combien d’espèces de végétaux nous sont-elles familières, combien d’entre
elles sommes-nous capables de reconnaître, de nommer ? Quelle diversité percevonsnous réellement quand on se promène en forêt (ou dans n’importe quel lieu où se
trouvent des végétaux) ? Il ne s’agit pas de devenir botaniste, j’entends bien, mais je
ne crois pas qu’une certaine qualité d’attention doive être réservée (ou bien
déléguée !) aux scientifiques.
Sur ce point, j’admire les recherches de Baptiste Morizot1 et Estelle Zhong Mengual 2,
notamment quand ils parlent de non-lisibilité des paysages et s’interrogent sur la
façon dont elle s’est mise en place. Ils convoquent ainsi régulièrement le concept
d’extinction de l’expérience du monde vivant de Robert Pyle, et cette étude de
sociologique de 2014 qui me paraît absolument criante, montrant qu’en moyenne, les
enfants nord-américains entre 4 et 10 ans sont capables d’identifier instantanément
mille logos de marques, et les feuilles d’à peine dix plantes de leur région… 3
Pour en revenir aux bryophytes, il me semble qu’elles sont aussi victimes d’un vide
dans le langage. Le terme de « mousse » fait valoir une unité qui nous pousse à voir
quelque chose d’homogène, et non pas une des 20 000 espèces de mousses et
hépatique existantes.
Les mots et les noms ont ce pouvoir de nous rendre attentifs à ce à quoi ils font
référence, en nous aidant à discerner, remarquer, et donc en permettant d’inclure
réellement ces autres dans notre panorama des vivants autour de nous. Nommer
revient ainsi à reconnaître l’existence, à aider à ce que ces autres surgissent à notre
perception, comme on reconnaîtrait le visage d’une personne familière. C’est ce
principe que reprend d’une très belle manière le botaniste Boris Presseq dans les rues
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de Toulouse, en écrivant à la craie les noms communs de plantes à même les trottoirs
et les murs de la ville, permettant ainsi de nous faire remarquer un grand nombre de
ces plantes, qui sont importantes sur le plan de la biodiversité.
J’ai récemment fait l’acquisition d’un petit guide illustré des Plantes sans fleurs, édité
chez Hachette en 1971. Dans ce petit livre de poche, j’ai découvert à ma grande
surprise qu’un grand nombre des bryophytes qui sont décrites portent de petits noms
courants, chose que je n’ai que très rarement vu dans les guides actuels. Ce langage
très abordable et engageant qui est utilisé rend tout à coup les bryophytes accessibles
et non plus cachées sous le voile épais des noms latins, qui peuvent accentuer la
sensation que leur identification est difficile et réservée aux spécialistes (bien que les
noms latins soient souvent très riches de significations). A l’inverse, ce geste
linguistique les fait entrer dans le langage courant de façon très ludique. Elles
atteignent alors le champ de ce qui nous est familier et ne restent plus les grandes
victimes de dédain qu’elles peuvent être. Mousse plume d’autruche, Bonnet-de-lutin,
Thuidie délicate, Mousse à quatre dents ou Mnie étoile-des-forêts sont ainsi autant de
petits noms que j’ai pu trouver dans ce guide. Ces bryophytes ne sont plus ici la
« mousse », cette texture qui nous sert au mieux à décorer les crèches en la laissant
vulgairement mourir ou bien cette matière indigne souvent considérée à tort comme
un parasite qu’il nous faut absolument éliminer des murs et des pelouses qu’elle
« envahit » (les rayons en jardinerie ou magasin de bricolage des « anti-mousses » en
disent long…), mais bien tout un ensemble de petits êtres singuliers que l’on regarde
humblement, avec attention.
Qu’en est-il du rythme délibérément lent de votre approche artistique ? Il y a dans ce processus
une durée qui semble essentielle au processus d’observation.
Prendre le temps d’observer est pour moi une attitude délibérément politique, dans
le sens où c’est un geste qui a à voir avec notre rapport aux autres au sens large
(animaux, végétaux, bactéries, etc.) et qui se rapporte à des questions de
cohabitation. Cette attitude qui représente une part centrale de ma pratique est
effectivement très liée au processus d’observation. À mon sens, il y a quelque chose
de crucial qui se joue dans la temporalité de l’observation, dans cet espace de
considération, presque de dévouement à ce que l’on observe. Il s’agit avant tout de se
rendre disponible, de prêter toute l’attention que les autres formes de vie méritent,
aussi infimes soient-elles, et en ce sens la photographie et le dessin me semblent des
outils assez puissants pour se rendre curieux et aiguiser notre regard à l’égard de ces
autres vivants.
Cette temporalité délibérément étirée de mon approche artistique se retrouve ainsi
dans les outils et techniques que j’utilise, à savoir le dessin de manière très détaillée,
la photographie en pause longue, ou encore dans la lenteur que peut me permettre la
captation et l’installation vidéo. Par exemple, cette forme de lenteur est celle que je
déploie dans mon installation vidéo Réalité Mouvante, un plan fixe qui décrit avec
une temporalité étirée les fluctuations lumineuses qui révèlent les formes d’un sousbois dans la pénombre, en jouant sur des subtilités de mouvements et d’éclairage. Par
sa temporalité diffuse, cette installation vidéo propose une expérience qui met à
l’épreuve notre perception, brouillant les repères entre image fixe et image en
mouvement.
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Art science ? Quelle place tient la science dans votre travail et son processus ?
La question du rapport à la science en général me semble en elle-même un sujet
extrêmement vaste. En revanche, mes projets m’ont effectivement amené à tisser des
liens forts avec des disciplines comme la botanique et plus précisément la bryologie
(qui est l’étude des bryophytes et marchantiophytes). Je me sens assez proche de ces
disciplines notamment par l’utilisation de certains outils communs (le microscope,
pour n’en citer qu’un) et un processus de travail fait d’allers-retours entre une
pratique de terrain et de laboratoire. J’admire ces disciplines dans leur capacité à
observer rigoureusement, à porter une attention très fine à leurs « objets d’étude ».
La temporalité de la recherche est aussi un élément qui trouve de nombreux échos
dans ma pratique, ainsi que le fait de chercher à faire émerger des formes de
connaissances, même si pour ma part, il s’agit plutôt de connaissances sensibles,
d’une pensée majoritairement visuelle.
Camille Charnay, Quercus x rosacea, 2020
À ce propos, qu’entendez-vous par « recherche qui a pour vocation de le rester » ? Quelle
place la recherche tient-elle dans votre travail artistique ? Qu’est-ce qu’une œuvre finie ?
Quand est-ce qu’une œuvre est prête à être montrée si l’on reste sur l’idée que toute œuvre
est continuellement in progress ?
J’ai utilisé cette expression de « recherche qui a vocation à le rester » pour un travail
spécifique nommé Collection, un projet de long terme qui s’articule autour de
l’exploration du lit d’une ancienne rivière située au cœur d’un sous-bois faisant
partie d’une Zone Naturelle d’Intérêt Écologique Faunistique et Floristique (ZNIEFF),
dans le sud-ouest de la France. Je rassemble à travers ce travail un écosystème
d’images issues de mes investigations dans ce lieu, en faisant entrer en résonance des
approches fragmentaires et complémentaires, constituant une collection d’éléments
qui, par essence, est évolutive. Il s’agit donc plutôt d’une dynamique, d’un processus
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continuellement en cours, d’une recherche pour laquelle les étapes d’exposition ne
sont que des arrêts ponctuels, le travail suivant son cours. Le travail de recherche
spécifique à ce projet n’est donc pas une étape préparatoire qui donnerait lieu à une
future forme « finie ». Dans ce choix de ne pas nécessairement faire tendre mes
travaux vers une forme « achevée », il y a la volonté de les garder vivants et évolutifs,
de laisser ouverte la possibilité qu’ils se renouvellent et se poursuivent en parallèle
d’autres projets. Ainsi, un grand nombre de mes travaux s’inscrivent dans un temps
assez long, et je ne crois pas que la monstration doive être nécessairement synonyme
d’achèvement. J’envisage plutôt les temps d’exposition comme des moments
d’échanges autour d’un travail à un instant T, me permettant alors d’envisager et
d’enrichir les possibilités d’évolution du travail montré.
Quel sens a pour vous l’herbier qui semble tenir une place visiblement importante dans votre
travail ? Qu’est-ce que cette forme de type catalogue apporte à votre recherche et votre regard
d’artiste sur le vivant ?
L’herbier que je développe rassemble une collection de spécimens de bryophytes et
marchantiophytes auxquels je fais se confronter leurs représentations, avec des
techniques et des échelles différentes. Par une approche interdisciplinaire et ouverte,
je souhaite à travers ce travail affirmer un positionnement de recherche à
l’intersection des arts et de la bryologie. J’ai joué sur l’ambivalence du terme
d’herbier, qui est défini à la fois comme collection de plantes séchées et comme
ouvrage qui contient uniquement des descriptions. J’accompagne donc chaque
spécimen d’un corpus d’images qui sont autant d’approches, de reformulations
possibles du réel, avec leurs facultés à révéler certains de leurs aspects ou détails
spécifiques. Les images ne sont alors plus là pour évoquer un spécimen absent mais
au contraire pour le compléter, en faisant s’articuler présentation et re-présentation.
Ce travail est donc un questionnement sur les formes de représentations, et me
permet de matérialiser une réelle gymnastique de la perception, les bryophytes étant
souvent à la limite de notre perception ordinaire. Il me permet alors d’ouvrir un
champ d’interrogations qui, quelque part, cherche à mettre en doute une perception
du réel trop évidente. Comment représenter, rendre compte, donner à voir ?
Dessiner ? Décrire ? Photographier ?
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Camille Charnay, Neckera Crispa, 2018
Qu’en est-il du point de vue de l’observation immersive qui semble à la fois présente dans votre
approche du réel via vos prises de vues, mais aussi à travers des vues plus focalisées, au
microscope par exemple ?
Je me situe effectivement toujours dans des allers-retours entre un travail de terrain
et des visions plus rapprochées, qui comportent tous deux un aspect très immersif
(l’immersion dans un lieu qui dans l’exemple d’un sous-bois très dense, m’apparaît
comme un intérieur ; ou bien les observations au microscope, le regard rivé dans des
tissus cellulaires, plongée pendant parfois plusieurs heures dans un espace à faible
profondeur de champ). Ce n’est pas une de ces visions plus que l’autre qui
m’intéresse, mais bien la rencontre de ces différentes approches et ce qu’il peut se
passer quand elles se télescopent. Il s’agit d’explorer comment l’une de ces visions
complète et change légèrement notre perception de l’autre, et d’interroger la façon
dont ces différentes manières combinées d’aborder le réel peuvent en enrichir notre
expérience, ou disons contribuer à construire un rapport au réel singulier, plus
complexe.
Qu’entendez-vous par architecture de la forme ? Qu’est-ce que la/les formes artistiques dans
votre travail ?
J’ai effectivement utilisé cette expression en référence au travail photographique de
Karl Blossfeldt4, à travers lequel il nous révèle le prodige des structures végétales
fondamentales. La rencontre de son travail a été très importante pour moi,
notamment sa vision de l’image photographique, quand il parle d’un inconscient
optique que la photographie serait à même de révéler. Bien que son travail soit issu
d’un contexte assez spécifique (le modélisme) je me sens proche de sa démarche dans
l’attention qu’il porte aux plantes, à leurs particularités formelles. Il les observe dans
leur construction et leur structure fonctionnelle, ce qui me parle beaucoup, en
particulier lorsque j’observe des bryophytes et que leurs structures cellulaires se
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révèlent au microscope (ce qui est une caractéristique très considérée pour les
bryophytes car c’est ce qui permet notamment la détermination d’une espèce).
En ce qui concerne la question de savoir quelles sont, ou où se situent les formes
artistiques dans mon travail, j’ai tendance à considérer chaque image dans son
existence propre, sans me sentir contrainte de les classifier ou de les hiérarchiser
(image artistique, image scientifique, etc.), ce qui serait tout à fait artificiel dans le
cas de ma démarche. Ainsi certaines de mes installations (Collection, par exemple)
font cohabiter des images assez hétérogènes dans leur nature et dans leurs formes
(cartographies, dessins, photographies, etc.). Je considère ainsi les images sur un
mode assez horizontal. Par exemple, certaines palettes ou planches de recherche de
couleurs sont à mon sens aussi dignes d’êtres montrées que le dessin qu’elles ont aidé
à produire, dans le sens où elles peuvent être très révélatrices du processus de
recherche qu’elles m’ont fait mettre en œuvre, en donnant à voir des informations
que le dessin lui-même ne met pas nécessairement au jour. Ces palettes sont alors
une sorte de chromatographie d’un dessin et peuvent trouver leur place aux côtés de
réelles chromatographies de plantes (que je recherche parfois dans le but d’avoir une
meilleure idée des couleurs à mélanger pour parvenir à représenter telle ou telle
plante).
Pourquoi une partie de votre travail se passe la nuit ? Est-ce une question de silence, une sorte
d’effacement de la forme humaine ? Pouvez-vous nous parler de votre série Dramaturgie latente,
qui semble faire surgir à l’image une forme de vide ?
Une partie de mon travail est effectivement nocturne, les déambulations de nuit
m’intéressent dans le sens où elles constituent une expérience de perception, une
forme d’immersion dans le même réel perçu différemment. J’apprécie le fait
d’observer la façon dont la nuit forme et déforme la réalité du monde diurne que l’on
perçoit. Il s’agit donc essentiellement d’explorer des possibilités en termes de
perception, en suivant cette idée qu’il est possible de regarder la même chose d’une
multitude de manières différentes.
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Portrait d'artiste : Camille Charnay
Camille Charnay, Réalité Mouvante, installation vidéo, 2018
Pour la série Dramaturgie latente, c’est un peu différent car le point de départ ne se
situe pas là mais dans l’étrangeté et l’absurdité d’une forme d’éclairage public, au
beau milieu de la campagne. Ce qui m’intéressait dans ces espaces éclairés la nuit
alors qu’il n’y a personne, c’est l’absurdité de la situation qu’ils créent. Outre le nonsens au niveau écologique, ces éclairages constituent un geste fort d’emparement de
l’espace, un dispositif qui fait précisément acte de présence, mais qui par la même
occasion crée un vide qui crie l’absence. La série de photographies que j’avais alors
réalisée fait apparaître ces lieux qui sont plongés dans un état de somnolence,
éclairés par nos soins alors même qu’ils sont dépourvus de toute présence humaine.
Le petit périmètre que délimite la lumière, figé dans la nuit, apparaît alors presque
comme un intérieur, il devient un espace mental où le silence et le vide sont comblés
par nos propres projections. Cette mise en scène malgré elle suspend ces lieux dans
un certain état de torpeur d’où émane une dramaturgie latente, et c’est cela que je
souhaitais photographier.
Quant au fait d’associer la nuit à une forme de silence, elle m’apparaît plutôt comme
le théâtre de l’agitation et de la vitalité d’un grand nombre d’autres vivants,
nocturnes. Cela rejoint aussi la question qui m’est souvent posée à propos d’une
forme de solitude dans mon travail d’exploration sur le terrain. Je ne me perçois pas
comme seule quand je vais explorer un sous-bois, au contraire c’est un lieu très
richement habité où je suis parmi de nombreux autres vivants, ils ne sont
simplement pas des humains.
BIBLIOGRAPHIE
Arasse, Daniel. On n’y voit rien. Gallimard, 2010.
Bertrand, Romain. Le détail du monde. Seuil, 2019.
Brindeau, Véronique. Louange des mousses. Éditions Philippe Picquier, 2018.
Descola, Philippe. Par-delà nature et culture. Gallimard, 2005.
Hallé, Francis. Éloge de la plante. Seuil, 2014.
Hugonnot, Vincent et al. Mousses et Hépatiques de France. Editions Biotope, 2015.
Morizot, Baptiste. Manières d’être vivant. Actes Sud, 2020.
Pyle, Robert Michael. The Thunder Tree. Corvallis, Oregon State University, 1993.
Kimmerer, Robin Wall. Gathering Moss. Oregon State University Press, 2003.
Zong Mengual, Estelle. Pour une histoire environnementale de l’art. https://www.academia.edu/
40769409/Pour_une_histoire_environnementale_de_lart. Consulté le 10 Mars 2021.
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Portrait d'artiste : Camille Charnay
ANNEXES
Webographie Artiste
https://www.camillecharnay.com/
https://www.instagram.com/camille.charnay/
Actualité Artistique
Exposition au centre d’art Fernand Léger à Port-de-Bouc du 9 Juillet au 3 Septembre
2021.
https://p-a-c.fr/les-membres/centre-d-arts-plastiques-fernand-leger/croisementssuzon-magne-camille-charnay
NOTES
1. Baptiste Morizot est philosophe, écrivain et maître de conférence à l'université d'AixMarseille. Ses travaux sont consacrés aux relations entre l'humain et le vivant et s'appuient sur
des pratiques de terrain, notamment de pistage de la faune sauvage.
2. Estelle Zhong Mengual est historienne de l'art. Normalienne et titulaire d'un doctorat de
Sciences Po Paris, ses recherches actuelles portent sur les relations que l’art, passé et présent,
entretient avec le monde vivant. Elle travaille notamment à l’élaboration d’une histoire
environnementale de l’art, qui propose un nouveau régime d’attention à la représentation du
vivant dans l’art, à partir des outils des humanités environnementales et des sciences naturelles
les plus contemporaines.
3. Étude menée en 2014 par Discover the forest, l’US Forest Service et l’Ad Council.
4. Karl Blossfeldt (1865-1932) est un photographe allemand. Représentant de la Nouvelle
Objectivité, il est connu pour son inventaire des formes et des structures végétales
fondamentales.
RÉSUMÉS
Entretien avec l’artiste et illustratrice Camille Charnay dans le cadre de la journée d’études 2020
portant sur le thème du Vide. L’artiste articule la façon dont le vide est un concept qui fait écho
dans sa démarche, en développant l’idée selon laquelle nous entretenons une forme de cécité à
l’égard des végétaux. Elle aborde ainsi la question de nos relations aux autres vivants et plus
précisément aux plantes, notamment à travers des questions de représentation. Elle évoque ses
méthodes de travail, le rôle du dessin et de la photographie dans sa démarche, et parle de la
façon dont ses pratiques sont nourries de disciplines comme la bryologie (étude des bryophytes
et marchantiophytes, communément appelées mousses). Comment est-ce qu’un vide peut-il en
fait devenir un espace de perception accrue ? En quoi prendre le temps d’observer peut-il devenir
une posture politique ? Quelle place la recherche peut-elle tenir au sein d’un travail artistique ?
Ce sont autant de questions qui sont abordées dans cet entretien.
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Portrait d'artiste : Camille Charnay
Interview with the artist and illustrator Camille Charnay as part of the 2020 study day on the
theme of ‘void’. The artist describes how the concept of the void relates to her work, particularly
in how we maintain a form of blindness towards vegetation. She explores our relation to other
living beings, especially plants, by evoking questions of their representation. In her presentation
of her working methodology, notably her strategic use of drawing and photography, she reveals
how an artistic practice can be informed by botanical disciplines such as bryology (bryology
being the scientific study of bryophytes, which includes mosses, liverworts, and hornworts). How
can a void become a site of enhanced perception ? How might taking time to observe become a
political posture ? What is the place of research within an artistic practice ?
INDEX
Mots-clés : Art, Botanique, Cécité, Perception, Vivant
Keywords : Art, Botany, Blindness, Perception, Living
AUTEURS
CAMILLE CHARNAY
Diplômée de l’Institut National Supérieur d’enseignements artistiques Marseille Méditerranée,
charnay.camille@gmail.com
YASMINA BEN ARI
Yasmina Ben Ari est artiste plasticienne, diplômée du Fresnoy Studio National des Arts
contemporains, actuellement en contrat doctoral en Arts plastiques et Sciences de l’Art à
l’université d’Aix Marseille avec sa recherche « Le Choc et l’art du contemporain : Temporalités
enveloppées et expérience de la forme ». Elle a réalisé deux longs métrages documentaires et
plusieurs installations artistiques mêlant différents médiums (vidéo, photographie, son,
sculpture) qui ont été exposées en France et à l’étranger — yasminabenari@gmail.com
JOHANNA CARVAJAL GONZÁLEZ
Johanna Carvajal González, doctorante en études Hispaniques et latino-américains au sein du
CAER à Aix-Marseille Université, en cotutelle avec la faculté d’art de l’Université d’Antioquia à
Medellín (Colombie). Sa recherche « Les récits de guerre : comment l’art véhicule la mémoire du
conflit armé en Colombie » touche à des sujets liés à la situation sociale et politique du pays. La
réparation des victimes et les alternatives à la violence à travers l’art sont les vecteurs qui
guident son travail. Les cas d’étude abordés sont la « résistance pacifique » réalisée à travers le
Street Art par le collectif Casa Kolacho dans la Comuna 13 à Medellín et le Festival d’arts de la
scène Selva Adentro dans le Chocó. Traductrice indépendante, elle enseigne l’espagnol et l’italien
au sein du projet SupdeSub ainsi qu’au Département d’études hispaniques et latino-américaines à
AMU — carvajalgonzalezjohanna@gmail.com.
MARIA LUISA MURA
Maria Luisa Mura est actuellement doctorante en écologie littéraire au sein de l’école doctorale
354 de l’Université Aix - Marseille. Sa recherche porte sur la représentation littéraire des espaces
naturels sardes et provençaux dans l’œuvre de Giuseppe Dessì et Jean Giono, dans une
perspective géocritique et patrimoniale. Une attention particulière est consacrée à la
représentation des arbres, véritables monuments historiques et écologiques à travers qui
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Portrait d'artiste : Camille Charnay
reconstruire une conscience nouvelle - historique, politique et environnementale - des
territoires. Elle collabore activement avec plusieurs Associations Littéraires et Culturelles en
Sardaigne et Provence (notamment le Parco Letterario Giuseppe Dessì, à Villacidro, et le Centre Jean
Giono, à Manosque, dans le cadre d’un projet de convention cadre avec AMU). Elle est également
Lectrice Contractuelle de Langue et Civilisation Italienne au département de l’ALLSH de
l’Université Aix-Marseille — maria.luisa.mura94@gmail.com.
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