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Jeunesse et société contemporaine

2004, Classiques des sciences sociales.

Marcel Rioux (1965) Département de sociologie Faculté des sciences sociales, Université de Montréal Jeunesse et société contemporaine Leçon inaugurale faite à l’Université de Montréal le jeudi 11 mars 1965 Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Marcel Rioux (1965) Jeunesse et société contemporaine. Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. Leçon inaugurale faite à l'Université de Montréal faite à l’Université de Montréal le jeudi 11 mars 1965. Collection: Leçons inaugurales de l'Université de Montréal, no 6. Avec l’autorisation formelle de l’éditeur, Les Presses de l’Université de Montréal, accordée le 16 mars 2004. Natacha Monnier, Assistante à l’édition Courriel : natacha.monnier@umontreal.ca Site Web : http://www.pum.umontreal.ca Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 21 mars 2004 à Chicoutimi, Québec. 2 Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. Nous sommes profondément reconnaissant aux Presses de l’Université de Montréal qui nous ont accordé l’autorisation de produire et diffuser l’édition numérique de cet ouvrage. Sans leur autorisation formelle, nous n’aurions jamais pu diffuser cette œuvre. Merci infiniment. Édition numérique réalisée grâce à l’autorisation formelle de l’éditeur, Les Presses de l’Université de Montréal, accordée le 16 mars 2004. Mme Natacha Monnier, Assistante à l’édition Courriel : natacha.monnier@umontreal.ca Site Web : http://www.pum.umontreal.ca 3 Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. Table des matières Classes sociales et révolution industrielle La société contemporaine Conflits de générations? Délinquance juvénile et culture adolescente Jeunes et adultes Une hypothèse générale: la néoténie socioculturelle Le normal et le normatif La jeunesse du Québec Publications de l'auteur 4 Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. Marcel Rioux (1965) Département de sociologie Faculté des sciences sociales, Université de Montréal Jeunesse et société contemporaine. Leçon inaugurale faite à l'Université de Montréal le jeudi 11 mars 1965. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal, 1969, 50 pp. Collection: Leçons inaugurales de l'Université de Montréal, no 6. Retour à la table des matières 5 Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 6 LEÇONS INAUGURALES DE L'UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL 1. 2. 3. 4. 5. Jacques Henripin, Le Coût de la croissance démographique, 1968. Jean Benoist, Esquisse dune biologie de l'homme social, 1968. Roland Lamontagne, Problématique des civilisations, 1968. Yvon Blanchard, Humanisme et philosophie économique, 1968. Louis-Philippe Audet, Bilan de la réforme scolaire au Québec (19591969), 1969. 6. Marcel Rioux, Jeunesse et société contemporaine, 1969. 7. Denis Szabo, Ordre et changement, Essai d’interprétation psychoculturelle de l’inadaptation juvénile, 1969. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 7 Monsieur le recteur, Messieurs les vice-recteurs, Monsieur le secrétaire général, Messieurs les doyens, Chers collègues, Mesdames, Messieurs, Retour à la table des matières Depuis un certain nombre d'années déjà, les jeunes gens de plusieurs pays du monde ont attiré l'attention des éducateurs et des chercheurs; ils inquiètent de plus en plus leurs parents et les forces de l'ordre. On s'est demandé pourquoi ils n'adoptent pas spontanément les normes et les comportements des adultes, pourquoi ils ont tendance à vivre en marge de la société. C'est surtout depuis la fin de la guerre qu'on parle du malaise de la jeunesse. En 1949, Sartre écrivait: « Les jeunes gens d'aujourd'hui ne sont pas à l'aise. Ils ne se reconnaissent plus le droit d'être jeunes et tout se passe comme si, plus qu'un âge de la vie, la jeunesse était un phénomène de classe, une enfance indûment prolongée, un sursis d'irresponsabilité accordé aux fils de famille; les ouvriers passent sans transition de l'adolescence à l'âge adulte. » 1 Il n'est pas de pays, il n'est pas d'institution de recherche qui ne se soient penchés sur ce qu'on a appelé le problème des jeunes. Devant ce problème, on peut adopter deux attitudes, deux voies de recherche. On peut se demander comment il faudrait s'y prendre pour intégrer davantage les jeunes à la société; multipliant les enquêtes sur leurs conduites, 1 Jean-Paul Sartre, Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p. 135. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 8 leurs attitudes, leurs valeurs, leur délinquance, on propose des remèdes appropriés pour guérir la jeunesse de ses maux. C'est l'approche thérapeutique, fonctionnelle. Cette façon d'aborder le problème prend pour acquis que la société telle qu'elle existe doit être préservée et que ceux qui ont tendance à s'écarter de ses normes et de ses valeurs doivent y être ramenés. Ce sont des déviants qu'il faut guérir pour que la société continue de fonctionner normalement. C'est la voie la plus sûre, la plus orthodoxe, la plus « normale ». C'est la voie de l'ordre. L'autre voie - celle que nous adoptons ici - est moins fonctionnelle, plus prospective. Elle part, elle aussi, d'un postulat: quel que soit le degré d'avancement qu'une société croit avoir atteint, elle continuera d'évoluer, comme toutes les sociétés l'ont fait jusqu'ici. Au lieu donc de se demander comment guérir la jeunesse de ses maux et la ramener dans le droit chemin, on cherche à savoir si les comportements « déviants » des jeunes ne sont pas annonciateurs d'une nouvelle étape de révolution socioculturelle. Au lieu de partir du postulat que les conflits de valeurs et de visions du monde doivent être éliminés, on se demande en quoi ces conflits reflètent la nouvelle société qui est en train de naître et qui est la réponse aux nouvelles forces de production que la technologie contemporaine a mises en marche. Classes sociales et révolution industrielle Retour à la table des matières Parce que le malaise des jeunes semble exister dans un grand nombre de sociétés, il faut tâcher de trouver des éléments d'explication qui se placent d'emblée au niveau macrosociologique. Et ce niveau passe par les diverses révolutions techniques qu'a connues l'humanité. Lors de la première révolution industrielle - dont les moteurs sont le charbon et la vapeur - les sociologues ont eu à affronter le même type de problème que ceux d'aujourd'hui. La bourgeoisie du XIXe siècle avait aménagé la société pour en tirer pour elle le plus grand profit possible. L'ordre qui y régnait était son ordre à elle. Les « déviants » de cette époque, c'étaient les ouvriers. Eux aussi troublaient l'ordre établi; ils avaient une visée autre sur la société que celle de la bourgeoisie. La révolte des jeunes qui se produit au cours de la troisième phase de la révolution industrielle que nous vivons présentement, est-elle comparable aux autres grands bouleversements que l'humanité a connus ? C'est l'hypothèse que les remarques suivantes veulent explorer. En somme, nous nous posons la même question que Marx se posait, il y a plus d'un siècle. Si, Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 9 en 1965, nous examinons nos sociétés et nous nous demandons quel sera le groupe qui fera changer la société, de la même façon que les urbains l'ont fait à l'époque de la révolution urbaine - il y a environ 6 000 ans - et que la classe ouvrière l'a fait au cours des cent dernières années, vers quel groupe ira notre réponse ? Allons-nous continuer de penser que ce sera le prolétariat, comme Marx l'avait fait ? Étudiant les types de sociétés qui se sont succédé au cours de l'histoire et plus particulièrement celle de son temps - la société industrielle - Marx en vient à la conclusion que les classes sociales sont les groupes sociaux les plus importants et ceux qui sont le plus directement responsables des changements intervenus au cours des âges. Et ce rôle que jouent les classes sociales, il l'affirme non seulement pour expliquer l'évolution des sociétés passées mais aussi celle de la société à venir. Analysant minutieusement la société capitaliste du milieu du XIXe siècle, Marx prévoit que la classe ouvrière, le prolétariat, allait, par son action organisée, entraîner la société dans un vaste changement qualitatif. En d'autres termes, Marx, se demandant quel sera le groupe qui sera le moteur du passage de la société capitaliste à la société socialiste, privilégie la classe ouvrière. Pour Marx donc, les classes sociales sont avant tout des groupes qui, par leur action organisée, changent les structures de la société; les classes sociales ne sont pas d'abord envisagées par lui comme des catégories qui décrivent le système de stratification et de hiérarchisation de la société capitaliste. De même que la révolution urbaine avait d'abord divisé la société en paysans et en urbains et que ces derniers avaient été le moteur des transformations subséquentes, ainsi la révolution industrielle a re-divisé la société en classes sociales et c'est au prolétariat que Marx attribue le rôle dynamique qu'avaient eu les urbains dans la révolution agricole. Loin d'abolir l'ancienne division, la nouvelle polarisation bourgeoisie/prolétariat accentue la prédominance de la ville sur la campagne. L'histoire des cent dernières années prouve que Marx avait vu juste; que ce soit par des moyens pacifiques ou révolutionnaires, la classe ouvrière a réussi à affirmer son existence, à conquérir le pouvoir dans certains pays et à transformer les structures sociales dans d'autres pays. La société contemporaine Retour à la table des matières Peut-on dire qu'aujourd'hui les sociétés industrielles se sont si radicalement modifiées qu'on puisse prévoir qu'un autre agent historique jouera le rôle qu'a joué la classe ouvrière dans les dernières décennies ? Le moins qu'on puisse d'abord affirmer c'est que la classe ouvrière qui, au XIXe siècle, Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 10 campait dans la nation, au dire de Comte, s'est intégrée à la nation; elle en fait maintenant partie intégrante et influe plus ou moins efficacement, selon les pays, sur la destinée de ces nations. C'est là la mesure de son succès. Et c'est aussi ce qui fait sa faiblesse. Dans la mesure où la classe ouvrière a réussi à s'intégrer à la nation, dans cette même mesure elle a aussi perdu son pouvoir de contestation. Si ses gains ont été appréciables dans les dernières décennies, ceux de la bourgeoisie - pour être quelquefois moins spectaculaires - n'ont peut-être pas été moindres. En lâchant du lest et en associant quelque peu les ouvriers aux projets de la société, la bourgeoisie a souvent dépouillé la classe ouvrière de sa visée d'appropriation de l'État, de son désir de changer la vie et de bâtir une société plus humaine et plus juste. Dans les sociétés industrielles capitalistes, quand existe encore la conscience de classe ouvrière, elle a cessé, la plupart du temps, d'être hégémonique, c'est-à-dire de viser à remplacer la classe dirigeante de ces sociétés. Dans les pays socialistes industrialisés, les classes sociales ne répondent pas à la définition que Marx en donnait; d'autre part, dans les pays non socialistes, les classes sociales continuent davantage de se conformer au type de phénomène que Marx voulait cerner en parlant de classe sociale, mais elles ont perdu de leur dynamisme en s'intégrant aux structures sociales. De toutes façons, même si l'on devait conclure qu'il existe une division plus radicale à l'intérieur des sociétés industrielles que celle des classes, cela ne voudrait pas dire que cette division et les changements qui s'ensuivraient se feraient contre la classe ouvrière. Au contraire, de même que la division bourgeoisie/prolétariat a accéléré l'urbanisation au lieu de l'arrêter, il faut prévoir que cette nouvelle radicalisation accentuerait les revendications de la classe ouvrière. Puisque les polarisations entre différents groupes sociaux sont apparues quand changeait l'infrastructure de la société, peut-on apercevoir, dans la société postindustrielle où certaines sociétés commencent à pénétrer, des pressions sélectives qui détermineraient l'apparition de ces nouveaux groupes ? Le type de société qu'il s'agit d'analyser est fondé sur la technologie et le développement économique; ce modèle de société s'est répandu sur toute la terre et, comme le dit Alain Touraine, il est devenu non seulement l'objectif principal mais encore le principe de légitimité de toute société. Comment peut-on penser que ce type de société évoluera ? Daniel Bell, de l'Université Columbia, caractérise ainsi cette société postindustrielle: « C'est une société dans laquelle les affaires [business] ne seront plus l'élément prédominant mais où l'activité intellectuelle le sera. Le gros de la société ne sera pas nécessairement composé d'intellectuels, mais le style, l'esprit, les aires de conflit et d'avancement vont se concentrer largement dans les carrières intellectuelles. Les institutions les plus importantes de la société seront une vaste conglomération d'universités, d'instituts et de corporations de recherches. » 2 Dès 2 Daniel Bell, « The Post-Industrial Society », dans E. Ginzberg, Technology and Social Change, New York et Londres, Columbia University Press, 1964, p. 44. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 11 maintenant, ce mouvement est sérieusement amorcé. Les cinquante mille revues techniques qui paraissent annuellement publient un million deux cent mille articles; le personnel technique et scientifique se répartit en neuf cents catégories distinctes. On a estimé que les sommes dépensées pour la recherche sont passées de 1950 à 1960 de deux milliards huit cent soixante-dix millions de dollars à quatorze milliards de dollars. Déjà, on se rend compte que les nations dominantes ont toutes ouvert la course à l'instruction universitaire et à la recherche scientifique. On se rend de plus en plus compte que seules survivront les sociétés qui auront su maîtriser les disciplines scientifiques et intellectuelles. Le deuxième grand trait distinctif de notre époque, c'est que le changement est le bienvenu et que nous essayons d'en contrôler le rythme et la direction. On pourrait évidemment caractériser davantage ce type de société postindustrielle en faisant ressortir, par exemple, l'importance accrue des services - éducation, santé, loisirs entre autres - au détriment des activités primaires et manufacturières; on pourrait aussi souligner que l'automatisation est l'un des traits les plus marquants de ce type de société. Pour les fins de ces remarques, je ne veux, toutefois, retenir que le caractère galopant de la science et de la technologie, ainsi que l'idée que nous nous faisons du changement. Conflits de générations? Retour à la table des matières Dans un tel type de société dans lequel l'humanité s'engage, quels sont les groupes qui nous apparaissent comme les plus dynamiques, quels sont les groupes qui incarnent les conflits les plus profonds de la société, quels sont les groupes qui, par leur action, vont faire changer la société et qui ont déjà commencé de la faire changer? On pose ici une double question: quels sont les groupes qui doivent être privilégiés pour l'analyse eu égard aux pressions sélectives qu'exerce ce type de société? Et, d'autre part, quels sont les groupes, qui, comme le prolétariat au XIXe siècle, nieront la société contemporaine parce que cette société sera elle-même la négation de ce que ces groupes sont eux-mêmes ? L'hypothèse que je veux défendre, c'est qu'à notre époque, en prolongement de la polarisation paysan/urbain et bourgeoisie/prolétariat, la polarisation jeunes/ adultes me semble la plus significative. Ce qu'on a depuis longtemps appelé le conflit des générations me semble prendre à notre époque une importance capitale. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 12 Du point de vue sociologique, la génération sociale présente plusieurs points de rencontre avec la classe sociale, qui incarnait la division la plus profonde dans les premiers stades de l'industrialisation. Les générations ou les groupes d'âge, comme les classes sociales, sont des groupements de fait qui peuvent constituer des unités collectives réelles ou ne renfermer que des possibilités virtuelles d'unification: la classe et la génération ne postulent pas nécessairement la conscience de groupe. La génération, comme la classe sociale encore, n'est pas un groupe imposé - elle n'existe pas en vertu d'une quelconque réglementation - et le passage d'une génération à l'autre est possible, comme il l'est dans le cas des classes sociales. Comme on a vu et qu'on voit encore des intellectuels et des bourgeois passer à la classe ouvrière, on voit des « croulants » qui s'identifient aux blousons noirs. Une des différences significatives entre classe sociale et génération, c'est que contrairement à la classe sociale, la génération dépend ultimement d'un phénomène biologique: la date d'insertion dans la société. Toutefois, le phénomène de génération sociale n'est biologique qu'en son fondement; c'est surtout un phénomène de situation et d'interaction sociales. Il se pourrait, cependant, qu'à cause de son aspect biologique, la génération soit un principe de division plus radical que ne l'ont été la division à base écologique paysan/urbain et la division économique bourgeoisie/prolétariat. Que peut-on dire de ces groupes sociaux - les générations -qui puisse nous justifier d'apercevoir en eux la polarisation la plus significative de la structure sociale des sociétés contemporaines? le me propose, dans un premier temps, de rappeler certains faits sur la jeunesse contemporaine qui sont d'information courante; je voudrais ensuite proposer une hypothèse plus générale pour expliquer ces faits; enfin, faire quelques remarques sur la jeunesse du Québec. Il faut d'abord souligner que de chercher à savoir s'il n'est pas de division plus radicale que celle des classes sociales dans les sociétés contemporaines et surtout dans celles de demain, n'est pas nier l'existence ni l'importance des classes sociales aujourd'hui. Pour dissiper tout malentendu, disons que nous faisons nôtres les remarques des prêtres-ouvriers de France qui écrivent: « Aussi quand nous voyons un ouvrier asservi, isolé, individualiste parce qu'il est ignorant ou résigné, ce que nous souhaitons d'abord pour lui, c'est que se développe sa conscience de classe, qu'il se révolte et qu'il participe à la lutte collective pour devenir un homme. » 3 Tout ce que nous nous demandons, c'est si, aujourd'hui, un autre groupe social, étant donné les changements intervenus dans l'infrastructure technologique, n'est pas en train de prendre en charge les revendications et les contestations de la classe ouvrière. Si cela était, nous croyons qu'ainsi que la prolétarisation a accéléré l'urbanisation, le 3 « Lettre d'un groupe de prêtres-ouvriers aux Pères du concile », Socialisme 64, nos 3-4, 1964, p. 139. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 13 conflit jeunes/adultes évoluera dans le sens pour lequel a combattu la classe ouvrière. Aujourd'hui, en effet, il semble que les jeunes, comme les ouvriers, luttent eux aussi pour une conception de l'homme et de la société, différente de celle des adultes. On avait, certes, accoutumé de ranger la révolte des jeunes et leurs frasques dans la délinquance juvénile et, comme il se devait, d'associer ce type de déséquilibre social à la pauvreté et à la misère. Il apparaît de plus en plus que la pauvreté n'est pas seule en cause. La Suède, qu'on cite volontiers comme le paradis de I'État providence, possède le plus haut niveau de délinquance juvénile; les États-Unis, détenteurs du plus haut niveau de vie et dernier rempart du libéralisme, viennent tout de suite après la Suède. Les autres pays hautement industrialisés comme le japon et l'Allemagne de l'Ouest, ont aussi des taux très élevés de délinquance. Au Canada, dans la dernière décennie, la délinquance juvénile a augmenté de 240%. Et dans les pays riches, le phénomène est loin d'être lié aux classes pauvres. Au Canada, selon John McMurty, malgré tout le talent que mettent les familles aisées à cacher les délits de leurs enfants, près de la moitié de ceux qui ont été condamnés pour délinquance viennent de familles à revenu élevé. Délinquance juvénile et culture adolescente Retour à la table des matières A-t-on vraiment cerné toute la réalité quand on a parlé de délinquance juvénile? L'approche thérapeutique et fonctionnelle le suppose. Rien n'est moins sûr. Certaines conduites des jeunes laissent entrevoir une véritable rupture de continuité entre l'adolescence et l'âge adulte et qui laisse présager bien autre chose. Je ne voudrais citer ici qu'un seul exemple, que j'emprunte à l'excellent volume de Georges Lapassade: ... le soir du 31 décembre 1956, 5 000 jeunes gens avaient envahi Kungsagtan [l'artère principale de Stockholm] et pendant plusieurs heures avaient « tenu la rue », molestant les passants, renversant les voitures, brisant les vitrines et tentant d'ériger des barricades... D'autres renversaient les pierres tombales qui entourent l'église voisine et jetaient du haut du pont qui enjambe Kungsgatan des sacs de papiers pleins d'essence enflammée... Des éléments fournis par les témoins, il ressortait que: 1. Cette manifestation n'était motivée par aucune revendication précise et énoncée, elle n'était dirigée contre personne et ne mettait pas en cause expressément les Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 14 institutions. 2. Mais on ne doit pas en conclure qu'il s'agissait d'une expression juvénile de la fête... 3. Les signes « classiques » de la délinquance se mêlent aussi à des manifestations qui paraissent être d'une autre nature... agressives, destructrices, sans but et sans orientation. 4 On pourrait apporter d'autres témoignages d'incidents semblables pour étayer l'opinion que plusieurs des manifestations de jeunes qu'on a rangées parmi les phénomènes de délinquance juvénile sont en réalité l'indice d'une division radicale à l'intérieur des sociétés contemporaines. Lapassade ajoute: L'inadaptation de la jeunesse à la vie collective, son opposition aux conditions de l'existence dite « adulte » se manifestent dans les pays les plus industrialisés du monde contemporain. Un peu partout dans le monde, une minorité de jeunes, réunis en groupes « informels », vit en marge, développe des conduites agressives, attire l'attention du public et des observateurs par des voies qui se situent en dehors de l'ordre établi. On consacre des conférences au malaise de la jeunesse, à sa révolte « sans cause »... tout se passe comme si la société en était réduite à constater le malaise et à mettre au point des moyens de répression! L'analyse que John Barron Mays fait de la culture adolescente en Europe et particulièrement en Angleterre, recoupe d'autres analyses: « Les similitudes dans leurs attitudes et leurs conduites proviennent d'un état d'esprit commun aux jeunes et qu'on a qualifié de consciemment hostile et défensif. La jeunesse urbaine contemporaine, ou à tout le moins une proportion de celle-ci, veut paraître différente du reste de la communauté. Les jeunes veulent s'exprimer et se conduire d'une façon adolescente. C'est seulement ainsi qu'ils peuvent affirmer leur solidarité et leur réprobation du monde adulte. » 5 Qu'on mesure la différence entre les adolescents de ces sociétés et ceux des sociétés traditionnelles et même ceux des premiers stades de la société industrielle. L'adolescence était alors envisagée comme une période de transition entre l'enfance et l'âge adulte, comme une période d'apprentissage, marquée par divers rites de passage qui faisaient pénétrer progressivement les adolescents dans l'âge adulte. La crise de puberté passée, l'adolescent s'empressait de vouloir ressembler de plus en plus à l'adulte. Aujourd'hui, ce sont, au contraire, les adultes qui s'efforcent de ressembler aux adolescents: il faut penser jeune, faire jeune, être jeune. Dans les sociétés traditionnelles, l'éducation des adolescents était assez simple: il s'agissait de les préparer aux rôles qu'ils devaient occuper plus tard; les rôles de mari, de mère, d'agriculteur ne variaient pas beaucoup avec les générations. Or, dans nos sociétés contemporaines, ces rôles sont sans cesse redéfinis. Dans un climat de découvertes technologiques galopantes, il faut sans cesse redéfinir les statuts et les fonctions des individus. Les adolescents savent déjà que leur vie d'adulte sera 4 5 Georges Lapassade, L'Entrée dans la vie, Paris, Éditions de Minuit, 1963, pp. 188-189. John Barron Mays, « Teen-Age Culture in Contemporary Britain and Europe », The Annals, novembre 1961, p. 25. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 15 différente de celle de leurs parents. Ils prennent leurs distances vis-à-vis des adultes. La vie sérieuse, la vie adulte, leur apparaît de plus en plus comme un vaste cirque où tout le monde court après l'argent et le prestige. Les jeunes ont tendance à ne pas s'engager envers ces valeurs et ces rôles de leurs aînés. Comme Paul Goodman l'écrivait, la vie adulte apparaît aux jeunes comme une chambre fermée au milieu de laquelle se déroule un gigantesque combat de rats. Un des indices les plus sûrs de rupture entre générations dont plusieurs observateurs font état, c'est justement l'absence relative de rébellion contre les parents. Les jeunes sont beaucoup plus portés à se retirer dans le monde qu'ils se sont créé plutôt que de combattre des parents auxquels ils savent dès maintenant qu'ils ne ressembleront pas. Le conflit de générations, dans les sociétés industriellement avancées, est de moins en moins un conflit d'intérêts. Dans les sociétés plus traditionnelles, les jeunes se battaient pour obtenir leur place au soleil. Aujourd'hui, dans les sociétés dites opulentes, ce combat cesse d'avoir sa raison d'être pour bien des couches de la population, justement chez celles où la rupture de continuité se manifeste davantage. Comme l'écrivait Bettleheim, « devenir adulte, c'est la mort et l'état adulte marque la mort de l'adolescence et non son épanouissement » 6. Les jeunes ne veulent pas se joindre trop vite à la guerre au couteau que se livrent les adultes. Devant toutes les techniques de la société industrielle, devant les grandes corporations industrielles et financières, devant les grandes machines électorales, les jeunes se sentent dépourvus et impuissants. Se retirer dans leur vie privée, s'intéresser aux petites choses de la vie, faire des expériences où ils s'engagent tout entiers leur semblent plus sain et plus réaliste que de s'attaquer aux monstres des adultes. L'adolescence s'étant prolongée de plusieurs années, elle est devenue moins une période de transition qu'un état et un genre de vie, avec sa mentalité et sa vision du monde. Jeunes et adultes Retour à la table des matières Qu'est-ce à dire? Devons-nous penser que les jeunes, s'opposant aux adultes, rejettent ce qui jusqu'ici constituait la vie adulte? Ou n'est-ce pas tout simplement un mouvement de précocité de la part des jeunes qui veulent devenir adultes plus tôt? Comme ce sont deux groupes sociaux qui sont en conflit, il est probable que, comme dans tout mouvement dialectique, l'un et l'autre groupe prennent à chacun quelque chose. Que s'approprient-ils de 6 Bruno Bettleheim, « The Problem of Generation », dans E.H. Erikson (édit.), Youth: Change and Challenge, New York, Basic Books, 1963, p. 64. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 16 chacun et dans quelle mesure? Si l'on énumère les critères qui ont encore tendance à distinguer l'adulte de l'adolescent, on verra que la distance entre les deux s'estompe: 1) On peut dire que l'adulte se reconnaît par le métier et la profession; l'adulte, c'est celui qui produit, qui a un rôle reconnu dans la vie économique. Dès aujourd'hui, on peut constater qu'une grande proportion d'adolescents possèdent déjà une activité économique reconnue par la société. celle d'étudiants. Dans certains pays, ne leur paie-t-on pas un salaire pour étudier? D'ailleurs, les adultes redeviennent eux-mêmes étudiants et se mêlent aux jeunes. 2) On pouvait penser que l'adulte, c'est celui qui possède responsabilité politique et capacité juridique. Là encore, la ligne de démarcation a tendance à se brouiller. Parce que l'adolescence se prolonge et que le droit de voter est accordé, dans certains pays, aux jeunes à dix-huit ans, la responsabilité politique et la capacité juridique leur sont accordées sans qu'ils cessent pour autant d'être adolescents et de se considérer ainsi. 3) L'adulte, peut-on encore affirmer, c'est celui qui possède une autonomie financière, celui qui peut subvenir à ses propres besoins. Avec le système généralisé de bourses, le présalaire étudiant et toutes les occasions d'emplois qui, de nos jours, s'offrent à eux, on peut dire que les jeunes acquièrent cette autonomie financière bien avant qu'ils soient adultes ou se considèrent comme tels. 4) L'adulte, c'est aussi celui à qui la société reconnaît la possibilité de mener une vie sexuelle légitime, sanctionnée par le mariage. Est-ce bien là un point de démarcation entre les deux états? De plus en plus les étudiants se marient. L'âge du mariage dans les sociétés industrielles avancées a tendance à baisser, si on le compare à celui des sociétés traditionnelles. Dans la mesure où les jeunes rejettent les règles de la société adulte, ils n'ont que faire de la légitimation du mariage. Encore ici, la ligne de partage n'est plus très sûre. Si, comme on vient de le voir, les jeunes ont tendance à enfoncer la ligne de démarcation qui les séparait des adultes et à s'approprier les activités qui leur étaient propres, on peut aussi constater qu'ils ont tendance, dans les sociétés industriellement avancées, à former une sous-culture distincte de celle des adultes. Et ce fait semble étayer particulièrement l'hypothèse que la polarisation jeunes/adultes est en train de devenir la division la plus radicale de certaines sociétés. De même que les anciennes divisions de la société ville/campagne, bourgeoisie/prolétariat - constituaient non seulement des groupes structurellement différenciés mais des sous-cultures à l'intérieur des sociétés globales, ainsi la division en jeunes et adultes constitue, elle aussi, une sous-culture qui est en train de devenir la plus importante à mesure que l'urbanisation continue et que la consommation de masse nivelle les différences culturelles entre les classes sociales. Ce phénomène que les Américains appellent teen-age culture, qu'ils ont repéré et analysé, s'affirme d'année en année. Comme le soutient Jessie Bernard, la naissance de cette culture adolescente semble reliée à la société opulente et touche d'abord les adolescents dont les parents appartiennent à des strates socio-économiques élevées; de proche en proche, ce phénomène s'étend aux adolescents d'autres strates. Il Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 17 est bien évident que le commerce et l'industrie ont favorisé l'éclosion de cette culture en encourageant et en développant le marché potentiel que les adolescents représentent. Comme toute autre culture, la sous-culture adolescente possède ses éléments matériels: habillement, ornementation, automobiles, etc. Aux MatsUnis, on s'attend à ce que ce marché atteigne vingt milliards de dollars en 1970. D'autre part, les éléments non matériels, les valeurs, le langage, les coutumes tribales, les idéologies et les visions du monde ont tendance à se différencier de ceux des adultes et à se structurer en une culture distincte. C'est pourquoi, dans plusieurs enquêtes sociologiques portant sur les conduites, les attitudes et les valeurs des individus, la variable âge joue un rôle plus considérable que celle du sexe, de l'éducation, du revenu ou de la religion. Plusieurs sociologues américains ont déjà noté l'apparition de cette sousculture. Michael Harrington rapporte que, devant la montée des jeunes, le grand sociologue américain Wright Mills en était venu à penser que peut-être la jeunesse constituait et remplaçait le phénomène de classe des premiers stades de la société industrielle. Mais, ajoute Harrington, « il est devenu évident à tous, que la jeune génération n'est plus une force sociale possédant assez de cohésion pour ouvrir la voie à la transformation d'une société industrielle développée; dans les sociétés en voie de développement la situation est évidemment différente » 7. Les analyses que nous avons faites et les témoignages que nous avons apportés ici pour étayer nos hypothèses sont surtout tirés de ces sociétés industrielles avancées. D'autre part, Mills croit que ce n'est pas là que les jeunes pourraient mener à bonne fin la transformation qu'ils visent mais dans les sociétés en voie de développement. Il nous semble, en effet, que le malaise de la jeunesse atteint présentement toutes les sociétés et que, selon le type de société qu'on étudie, ce malaise prend des formes et des modalités différentes. Il est bien évident, d'après les analyses de Wright Mills lui-même, que partout dans le tiers monde, les jeunes ont joué et continuent de jouer un rôle de premier plan dans les mouvements de libération nationale et dans les révolutions sociales. Là, comme dans les sociétés développées, la jeunesse semble constituer l'élément le plus actif de contestation et de revendication. Est-ce à dire que ce n'est que dans les pays sous-développés qu'elle a chance de réaliser ses objectifs? jusqu'ici le rôle des jeunes a été plus spectaculaire dans les pays sous-développés mais rien n'indique qu'il n'a pas commencé d'être aussi efficace dans les pays développés. Il me semble donc que dans les deux types de pays, et par des moyens différents, les jeunes constituent réellement le groupe le plus en mesure de jouer un rôle actif dans la transformation de ces deux types de sociétés. Il n'est pas sûr, d'ailleurs, que ce ne soit pas dans les sociétés intermédiaires que la jeunesse a le plus de chances de jouer un rôle historique, plus efficace et moins temporaire. 7 Michael Harrington, « The New Radicalism », Partisan Review, printemps 1965, p. 198. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 18 Une hypothèse générale: la néoténie socioculturelle Retour à la table des matières Si nous revenons à la société postindustrielle dont nous avons analysé quelques caractères et aux traits que nous avons dessinés des adolescents de ces sociétés, nous serons peut-être à même d'énoncer une hypothèse très générale qui, tenant compte des pressions sélectives qu'exerce ce type de société et des conduites des jeunes, pourrait nous aider à comprendre le sens de l'évolution de nos sociétés. Nous nous demanderons si nous n'assistons pas présentement à un phénomène de caractère néoténique. La prolongation de l'adolescence serait semblable, par certains côtés, à la prolongation de l'enfance qui a joué un rôle si capital dans le processus d'hominisation. Déjà, à la fin du XIXe siècle, John Fiske, un ardent disciple de Darwin et de Spencer, avait soutenu que c'est parce que l'homme naît dans un état de sousdéveloppement caractérisé qu'il peut devenir plus tard ce qu'il est. C'est la plasticité de l'homme à sa naissance et son état de retard par rapport aux autres animaux qui lui donnent la possibilité de s'améliorer sans cesse et de différer plus radicalement des générations qui l'ont précédé. C'est ce phénomène qui à fait dire à Bolk que l'homme est un animal fœtalisé, c'est-à-dire que certains caractères du stade foetal et juvénile des grands singes qui disparaissent chez les animaux adultes persistent, au contraire, chez les humains adultes. En d'autres termes, l'homme ressemble plus au petit du grand singe qu'au singe adulte lui-même. Le concept de néoténie exprime ce phénomène de retardement. Par néoténie, il faut donc entendre que ces caractères foetaux ou juvéniles d'une forme ancestrale persistent au stade adulte des descendants. Il s'agit essentiellement d'un processus biologique dans lequel, par une série de mutations, des caractères juvéniles d'une forme ancestrale sont conservés au stade adulte du descendant. Ce concept biologique de néoténie peut, semble-til, être transposé avec fruit dans le domaine socioculturel; il pourrait servir à expliquer ce qui est en train de se passer dans nos sociétés. Tout se passe, en effet, aujourd'hui, comme si l'adolescent allait succéder à l'adulte au lieu que ce soit ce dernier qui continue de succéder à l'adolescent, comme ce fut le cas dans tous les autres types de sociétés qui ont précédé la nôtre. En d'autres termes, tout se passe comme si, dans le type de société postindustrielle, l'adulte allait être forcé de conserver certains caractères juvéniles de Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 19 l'adolescence qui, jusqu'ici, étaient considérés comme incompatibles avec la stabilité et la maturité de l'état adulte. Cette prolongation de l'adolescence continuerait dans le domaine socioculturel les mutations biologiques qui ont conduit aux prolongements de l'enfance et qui ont assuré à l'homme la suprématie sur les autres animaux. À sa naissance, l'homme est essentiellement un être biologiquement inachevé, et il semble que cet inachèvement soit en train de se produire dans le domaine socioculturel. La conception traditionnelle voulait donc que l'homme fût d'abord un être biologiquement inachevé (non-fermeture des cloisons cardiaques, insuffisances des alvéoles pulmonaires, non-suturation de la structure crânienne, décalage de maturation entre le germen et le soma) et que l'adulte, lui, devînt un être achevé biologiquement et culturellement. Il semble bien qu'aujourd'hui le processus soit en train de se renverser. L'homme devient biologique ment achevé plus tôt: l'âge de la puberté est plus précoce, les organes et les structures essentielles se ferment et se suturent plus tôt; l'enfance est raccourcie et l'adolescence prolongée d'autant. Or, d'autre part, la nature de la société dans laquelle nous entrons favorise l'inachèvement culturel. En d'autres termes, et suivant en cela les caractères généraux de l'évolution, il semble que l'adulte de demain devra conserver certains caractères juvéniles - qui sont en somme les mêmes qui ont fait que l'homme a pris la tête de l'évolution: retardement, plasticité, disponibilité, malléabilité - pour suivre l'évolution technologique et ses effets. À moins que l'adulte ne devienne adolescent, il pourra difficilement survivre dans le monde de demain. Cette proposition, qui peut sembler paradoxale, décrit ce qui se passe déjà à une échelle réduite, dans le processus de l'immigration. Il est bien connu que l'adaptation des immigrants adultes est beaucoup plus difficile que celle des jeunes. Ceux-ci s'acculturent beaucoup plus vite que leurs parents et, en dernier ressort, ce sont eux qui éduquent leurs parents. On peut dire que c'est là un processus mineur de néoténie socioculturelle. Il semble bien d'ailleurs que le processus général de néoténie soit déjà fortement amorcé. Nous avons souligné plus haut que la période de l'adolescence s'est déjà considérablement allongée dans nos sociétés, comparativement à celle des sociétés traditionnelles. On devient adolescent plus tôt et on le reste plus longtemps. D'autre part, l'âge adulte optimal a tendance à décroître. Dans certaines activités techniques de pointe, on n'accepte plus de candidats qui ont dépassé 35 ans. La société postindustrielle requiert des individus de plus en plus souples, disponibles, malléables, qui sauront s'adapter aux progrès de la technologie. On parle d'ailleurs de plus en plus chez les éducateurs de cours de recyclage - c'est déjà commencé dans certains domaines - où les adultes devront refaire des études et se remettre à point. Nous entrons, selon l'heureuse expression du Rapport Parent, dans une phase de l'évolution où l'éducation doit devenir permanente. Il faut donc que les adultes acquièrent l'état d'esprit nécessaire pour entreprendre ces études et Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 20 bénéficier de cette éducation permanente. Dans les types de société qui ont précédé, l'âge et l'expérience étaient valorisés. Le statut et le prestige se fondaient largement sur l'expérience. Aujourd'hui, il serait à peine exagéré d'affirmer que c'est le contraire qui se produit. C'est la jeunesse qui est précieuse dans un monde où l'expérience et l'âge apparaissent comme des handicaps qui fixent, stabilisent et immobilisent l'individu. On peut toutefois donner de ce phénomène général qu'on a appelé la crise de la jeunesse contemporaine une interprétation différente. Dans un excellent article intitulé « Pour une sociologie des jeunes dans la société industrielle » 8, Nicole de Maupeou Leplatre interprète la crise de la jeunesse comme une espèce de précocité sociale où les jeunes voudraient - parce qu'ils deviennent pubères et se marient plus tôt - devenir des adultes et assumer leurs rôles le plus tôt possible. Selon elle, le conflit des générations proviendrait de la contre-pression de la société adulte qui résisterait à cette volonté des jeunes. Il est bien sûr qu'on peut expliquer partiellement ce phénomène ainsi. Mais estce bien juste de croire que les jeunes ne veulent que devenir adultes plus tôt? Le fait qu'ils veulent s'approprier plus tôt des activités, des symboles jusqu'ici réservés aux adultes, ne veut pas nécessairement dire qu'ils acceptent de devenir adultes et surtout qu'ils acceptent les valeurs et les visions du monde des adultes de leur société. Ce qui me semble justement être la spécificité de la jeunesse contemporaine c'est que, d'une part, les jeunes se soient approprié des traits qui, naguère encore, demeuraient l'apanage des adultes et que, d'autre part, ils refusent en même temps d'être adultes, comme leurs parents le sont. La différence essentielle entre les jeunes d'aujourd'hui - ou à tout le moins une certaine couche de cette jeunesse - et la classe ouvrière des stades précédents, c'est que les jeunes refusent la société adulte et bourgeoise après l'avoir connue et y avoir appartenu tandis que la classe ouvrière, aspirant au bien-être, voulait, à tout le moins par ce côté, ressembler à la classe dirigeante. Il semble que ce soit cette partie de la jeunesse des sociétés industrielles qui donne le ton aux mouvements de protestation contre la société. Le normal et le normatif Retour à la table des matières Si la crise sociologique veut que nous soyons entrés dans une phase de l'évolution socioculturelle où les pressions sélectives favorisent la conservation de traits juvéniles tels que la spontanéité, la malléabilité et la 8 Dans Annales 16, 1961, pp. 87-98. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 21 disponibilité, et que le conflit des générations aujourd'hui en soit moins d'intérêts que d'opposition entre deux conceptions de la bonne vie et de la bonne société, entre deux mentalités - celle des adultes étant caractérisée par la stabilité et la rigidité - comment cette thèse s'accorde-t-elle avec ce que les psychologues nous ont appris sur le psychisme humain? L'inachèvement biologique qui caractérise l'homme en regard des autres animaux et l'inachèvement socioculturel vers lequel il nous semble que se dirige la société postindustrielle trouvent-ils un parallèle psychique ? Selon Freud, l'affectivité humaine reste radicalement inachevée. Ce qui fait écrire à Georges Lapassade. « tout se passe comme si la psychanalyse retrouvait ici, au plan du psychisme, l'hypothèse bolkienne de la néoténie humaine: Freud montre qu'il n'y a pas d'adulte séparé de son enfance et que, vu sous un certain angle, le monde reste de part en part un monde d'enfants. Sa distinction entre enfants et adultes a peut-être un sens au niveau de l'analyse sociologique; mais elle devient tout à fait contestable dès que l'on porte l'analyse sur le plan de l'inconscient. » 9 Or, il semble bien que, même au niveau de l'analyse sociologique, la distinction entre les adolescents et les adultes tend à s'estomper à mesure que l'adolescence se prolonge et envahit l'âge adulte. Si, du point de vue de l'évolution générale, l'adolescence devient un stade progressif, c'est-à-dire qu'elle montre les caractères qui sont requis par le type de société dans lequel nous vivons, il se pourrait donc que la société corresponde de plus en plus avec le psychisme humain. A mesure que les idées de changement et de contrôle du changement prendront le pas sur celles de stabilité et de déterminisme, la sociologie devra cesser de s'axer aussi exclusivement sur l'adaptation qu'elle l'a fait jusqu'à récemment. Non seulement la sociologie théorique, en faisant du concept d'équilibre son concept clé, favorisait-elle l'adaptation, mais les différentes sociologies appliquées fondaient leurs prescriptions thérapeutiques sur l'idée qu'il fallait que les individus s'adaptassent à la société et ne rompissent pas l'équilibre du statu quo. Le grand saut que devra accomplir la sociologie sera celui du passage du normal au normatif. L'homme normal, c'est celui dont la sociologie et la psychologie d'hier ont favorisé l'apparition. Or, selon le biologiste Kurt Goldstein 10, une existence simplement adaptée peut être celle d'un organisme malade et cependant ajusté à un milieu rétréci. L'homme sain, dit-il, n'est pas l'homme normal, c'est l'homme normatif, l'homme capable de normes. La sociologie la plus contemporaine rejoint Goldstein parce qu'elle aussi met l'accent non sur l'adaptation mais sur la volonté d'être de l'homme et de la société. Il se pourrait aussi que l'adolescent annonce l'adulte à venir, non sur le plan individuel, mais dans l'histoire collective de l'humanité. 9 10 Georges Lapassade, op. cit., p. 45. Kurt Goldstein, La Structure de l'organisme, Paris, Gallimard, 1951. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 22 La jeunesse du Québec Retour à la table des matières On peut se demander, pour terminer, comment la jeunesse du Québec nous apparaît parmi les autres jeunesses du monde. Sa situation est aussi originale et aussi ambiguë que l'est elle-même la société globale dont elle est partie. Où classer le Québec ? Nation sous-développée ? Société industriellement avancée ? Si le Québec ressemble, par certains traits, au reste de l'Amérique du Nord, il ressemble aussi par certains autres aux pays ex-colonisés; mais il diffère de ceux-ci dans sa ressemblance même. Alors que les pays ex-colonisés rompent avec des formes sociales, économiques, politiques et culturelles d'un autre âge, le Québec rompt, lui, avec une idéologie qui ne correspond plus à ce qu'il est devenu. Alors qu'il est devenu une nation industriellement avancée, l'ancienne idéologie dominante définit les Québécois comme une minorité ethnique traditionnelle à l'intérieur d'une autre entité politique. Les nouvelles idéologies reconnaissent que le Québec est une société industrielle, majoritaire à l'intérieur de ses frontières et qui a une vocation politique et économique autonome. Cette rupture idéologique et cette redéfinition de la nation québécoise et de ses buts collectifs surgissent dans une nation industriellement développée et c'est ce qui fait l'originalité en même temps que l'ambiguïté des secousses que subit présentement le Québec. Participant à la fois, par certains de ses traits, des deux états de la polarisation pays développés / pays sous-développés, plusieurs couches de la population hésitent à se reconnaître pleinement dans l'un ou l'autre. Un des traits les plus marquants de la jeunesse du Québec, c'est que certains de ses secteurs les plus dynamiques - les étudiants aux niveaux intermédiaires et universitaires - ont tendance à ressentir vivement les aliénations qui sont le propre des pays colonisés, tout en participant de plus en plus, comme le reste des jeunes nordaméricains, à une sous-culture adolescente, produit de la société opulente. À cause des contradictions nombreuses que sécrète la situation du Québec, sa jeunesse, qui ressent vivement ces contradictions, est une des plus dynamiques des sociétés industrielles. On peut mentionner un autre trait original de la jeunesse du Québec et qui se retrouve, cette fois, non chez les seuls étudiants mais chez l'ensemble de ses effectifs. Au cours d'une enquête que mon collègue Robert Sévigny et moi avons faite en 1964, nous nous sommes rendu compte que le sentiment de Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 23 brisure entre les générations est accentué: les jeunes que nous avons interrogés ont en grande majorité l'impression d'être différents de leurs parents et de leurs aînés. Toutefois, quand nous en vînmes à détailler ces différences, nous nous rendîmes compte qu'elles ne sont pas aussi nombreuses ni aussi profondes que les sentiments de brisure qu'ils expriment le laisseraient supposer. On se rend vite compte que les parents finissent par changer avec leurs enfants et que, de discussion en discussion, c'est le point de vue des adolescents qui finit par l'emporter. On peut en inférer que la jeunesse constitue un pôle d'entraînement vers le changement et que la population adulte du Québec est peut-être plus perméable au changement que celle d'autres sociétés industrielles, installées dans le siècle depuis longtemps et qui, davantage que le Québec, ont partie liée avec ce type de société et les valeurs qu'il charroie. Si l'adolescence est caractérisée par la malléabilité, la disponibilité et l'inachèvement et que ce soient justement ces traits que favorise la société postindustrielle, il semble que ces traits soient aussi ceux d'une société qui, comme le Québec, avait accumulé un certain retard historique et qui, aujourd'hui, essaie de le rattraper le plus vite possible. Dans une société comme la nôtre, il semble que ce soit toute la société qui est, à des degrés qui varient selon les couches d'âge et les classes sociales, en état de disponibilité. C'est là un des avantages du retard historique qui fait que le Québec peut entrer sans arrière-pensée, et sans arrière-intérêt si l'on peut dire, dans le nouveau stade de la société industrielle. Et, en cela, il semble que le Québec soit mieux placé que d'autres sociétés industrielles pour s'orienter vers des buts collectifs en accord avec certaines utopies humanistes du XIXe siècle. Dans le Québec, la polarisation jeunes/adultes prend une importance capitale du fait que les autres polarisations majeures, paysans/urbains et bourgeoisie/prolétariat, y sont atténuées. Il y a quelque temps déjà qu'on a cessé de rêver à la vocation agricole du Québec et qu'on s'est rendu compte qu'il constitue un des pays les plus industrialisés et les plus urbanisés. Les enquêtes des professeurs Fortin et Tremblay 11 de Laval sur les conduites économiques des familles salariées du Québec ont montré l'homogénéité qui prévaut dans les milieux ruraux et urbains. D'autre part, à cause des circonstances historiques que l'on sait (conquête, domination socio-économique du Québec) notre bourgeoisie nationale est rachitique. La polarisation bourgeoisie/prolétariat a toujours été moins marquée que dans les autres sociétés industrielles. Il est donc fort possible que, comme le prévoyait récemment mon collègue Fernand Dumont 12, nous continuions de faire l'économie d'une bourgeoisie nationale. 11 12 M.-A. Tremblay et Gérald Fortin, Les Comportements économiques de la famille salariée du Québec, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1964. Fernand Dumont, « La représentation idéologique des classes au Canada français », Cahiers internationaux de sociologie (Paris), no 38, 1965. Marcel Rioux (1965), Jeunesse et société contemporaine. 24 Parce que la conscience de génération est assez vive chez une bonne partie de la jeunesse du Québec, le « nous jeunes » ayant tendance à éclipser le « nous pauvres » et le « nous riches », le « nous de Montréal » et le « nous de Saint-Isidore » et même souvent le « nous étudiants », il reste à prévoir que ce groupe (qui apparaît comme une totalité concrète et non comme une catégorie statistique) aura tendance à jouer un rôle de pointe dans la transformation du Québec; comme la société globale est elle-même très malléable, le conflit des générations y sera peut-être moins aigu qu'ailleurs. Publications de l'auteur * Retour à la table des matières 1954 Description de la culture de l'Île Verte, Ottawa, Musée national du Canada, 98 p. 1958 Belle-Anse, Ottawa, Musée national du Canada, 125 p. 1964 French Canadian Society, en collaboration avec Yves Martin, Toronto, McClelland and Stewart, viii-405 p. 1965 Les Nouveaux Citoyens, en collaboration avec Robert Sévigny, Montréal, Service des publications de Radio, Canada, 140 p. 1969 La Question du Québec, Paris, Seghers, 194 p. * Né à Amqui en 1919, Marcel Rioux détient une maîtrise ès arts (ethnologie) de l'Université de Montréal et une licence en sciences politiques et sociales de l'Université de Paris. Depuis 1961, il fait partie du corps professoral de la Faculté des sciences sociales de l'Université de Montréal.