TEMPORALITÉS DE L'ÊTRE : LE ZEN, LA MODERNITÉ, LE
CONTEMPORAIN
James Adam Redfield
Presses Universitaires de France | Diogène
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Redfield James Adam, « Temporalités de l'être : Le Zen, la modernité, le contemporain »,
Diogène, 2010/4 n° 232, p. 123-146. DOI : 10.3917/dio.232.0123
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2010/4 - n° 232
pages 123 à 146
TEMPORALITÉS DE L’ÊTRE :
LE ZEN, LA MODERNITÉ, LE CONTEMPORAIN
par
JAMES ADAM REDFIELD
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Un samedi matin ensoleillé à Berkeley, en Californie, fin février
2009. À 10h10 précises, Sojun Roshi (Mel Weitsman), le bienveillant supérieur du Centre Zen de Berkeley (BZC) pénètre, en la personne d’un vieux juif octogénaire, dans la salle de méditation [zendo] où sont assis, jambes croisées, sur des coussins noirs de forme
ronde, cinquante fidèles, diplômés, d’âge et de classe moyenne. Il
offre une fleur en bouton à la statue de Bouddha, s’installe sur son
coussin situé sur une estrade près de l’autel et pince un micro sans
fil sur le revers de sa tunique marron. Ses disciples joignent leurs
mains en gassho, l’attitude appropriée pour exprimer la gratitude :
le bout des doigts se touchant à quelques centimètres du nez. Ils
marmonnent :
Il est rare de rencontrer
un dharma1 inégalé, pénétrant et parfait,
même après cent mille millions de kalpas2.
L’ayant à voir et à entendre,
à garder en mémoire et à accepter,
je fais serment de goûter la vérité
des mots du tath!gatha3.
« Bonjour », dit Sojun Roshi, entamant le rituel familier.
« Bonjour », lui répond-on à l’unisson. Un silence chaleureux
descend sur la pièce.
« Vous m’entendez ? » Son micro grésille. Le technicien bénévole
– un disciple de Sojun, programmeur en informatique à l’université
1. Ce terme possède deux significations principales : « chose établie » ou
« phénomène », d’une part, « loi » ou « enseignement » d’autre part.
2. Un intervalle de temps dans la tradition védique.
3. Terme qui désigne le Bouddha ; voir infra n. 27.
Diogène n° 232, octobre 2010.
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[…] je ne sais pas quel sens la philologie classique
pourrait avoir aujourd’hui, sinon celui d’exercer une
influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir contre le temps, donc
sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir.
F. Nietzsche, « De l'utilité et des inconvénients de
l’histoire pour la vie » (1990 [1874] : 94)
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de Californie tout à côté – se précipite pour effectuer le réglage.
« Eh bien, j’aime toujours revenir à notre pratique la plus élémentaire, poursuit Sojun. C’est pourquoi, ce matin, je voudrais parler
de shikantaza. Nous devons garder en permanence à l’esprit la
signification réelle de notre pratique. Et savoir la décrire […]4 ».
On entend à l’extérieur la sirène d’une ambulance qui passe. Le
monde bourdonne, en proie à l’agitation de la vie. Ses disciples sont
assis, les mains posées sur les genoux, dans l’attente d’une recommandation.
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Conformément au « pédantisme » de Weber (2003 : 129), je
commencerai par les conditions matérielles. Sojun Roshi insiste
sur le fait que « nous devons garder en permanence à l’esprit la
signification réelle de notre pratique » face à l’anxiété grandissante
au sein de la communauté Zen de Berkeley. Les économies ont
fondu comme neige au soleil et les emplois ont disparu ; les enfants
des disciples s’angoissent sur ce qui les attend après la fin de leurs
études et les petits-enfants se demandent s’ils pourront venir rendre visite à leurs grands-parents. Les retraités s’inquiètent du coût
de l’assurance maladie ; ceux qui ne peuvent pas se permettre de
prendre leur retraite s’inquiètent à l’idée de ne pas pouvoir tenir le
coup physiquement. De telles préoccupations sont devenues monnaie courante parmi la classe moyenne américaine aujourd’hui.
Mais Sojun s’intéresse moins à ces conditions matérielles qu’à
leurs préconditions historiques et leurs implications spirituelles.
En recourant au vocabulaire zen pour redéfinir la crise économique, sa conférence sur shikantaza – son mode idéal de la pratique
de la méditation assise de l’école japonaise s!t! – accomplit une
problématisation : « cette élaboration d’une donnée en question »
(2001 : 1417). Sojun problématise en particulier la structure temporelle de l’économie moderne. Alors que cette économie se focalise
sur le futur proche, le Zen se concentre sur le présent. Alors que
l’expérience économique présuppose que le sujet est tourné vers ce
qui sera, shikantaza conçoit le sien comme enraciné dans la conscience de ce qui est. Les termes dans lesquels Sojun formule ce
contraste ne sont pas propres au Zen. Comme le dit Reinhart Koselleck, la temporalité téléologique orientée vers le futur caractérise depuis longtemps l’historicité moderne. Ce problème métahistorique guide ma lecture généalogique des propos de Sojun5.
4. Après avoir écrit cet article à partir de notes de terrain, des disciples ont
publié la conférence de Sojun sur leur site internet (28.02.2009) : berkeleyzencenter.org. Les coupures sont les miennes. Les propos de Sojun sont
cités avec sa permission.
5. J’entends le terme « généalogie » au sens de para-histoire, comme Fou-
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Le zen et les temps modernes
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Cependant l’opposition que Sojun établit entre le Zen et
l’époque moderne — « inactuelle» au sens nietzschéen du terme –
n’est pas le point d’aboutissement de sa conception de la modernité
comme diamétralement contraire à la tradition zen. Il considère
plutôt la structure temporelle de l’économie moderne toujours déjà
à l’œuvre dans le corps de ses disciples quand ils pratiquent la
méditation. Pour Sojun, les rythmes vitaux d’un corps qui respire,
assis bien droit sur un coussin noir, sont structurés par deux temporalités qu’il appelle respectivement inspiration et expiration. En
termes phénoménologiques, l’inspiration correspond à la temporalité de « l’intention » et l’expiration à celle de « l’attention ».
L’intention, comme l’économie, est centrée sur soi, orientée vers
l’avenir et distinguant clairement le sujet et son objet. Au contraire, la temporalité de l’attention est non-téléologique. Elle fait retour sur le présent, délaisse l’avenir et réconcilie le sujet et l’objet
dans une harmonie pure et immédiate. Pour Sojun, l’état corporel
normal oscille entre l’intention et l’attention. Or l’économie moderne, en particulier en période de crise, crée un déséquilibre : elle
propulse le corps vers l’intention et raccourcit son expiration. Seul
shikantaza peut rééquilibrer l’esprit, le souffle et le sujet. En restaurant l’attention dans un monde d’intention, la pratique du Zen
contrecarre la crise grâce à une conscience claire de l’instant présent.
Jusqu’ici, très bien. Mais comment se fait-il, pour Sojun, que le
sujet qui pratique le Zen s!t! puisse atteindre l’harmonie de shikantaza – cette suspension temporaire de l’ego dans le temps ?
Quand il répond à cette question, sa problématisation de la crise
économique devient elle-même problématique. Plutôt que de dire
simplement que shikantaza résulte naturellement d’un état de
calme intérieur, il insinue que shikantaza actualise un idéal universel et naturel normatif (« ainsité », shinnyo). Il rattache ensuite
cette notion à une interprétation contestable de l’ontologie bouddhiste. Pour Sojun, l’« essence de l’esprit » ou le « vrai moi » est la
base ontologique lui permettant d’incarner l’ainsité de shikantaza
– délesté de la médiation du langage ou des concepts. Toutefois,
l’expression et le concept d’« essence de l’esprit » dans le Zen s!t!
sont eux-mêmes historiquement contingents et possèdent des implications spécifiques. Dans le récent mouvement bouddhiste critique au Japon, la fonction discursive universaliste, anticritique et
nihiliste de ce concept a été sévèrement contestée.
En raison d’autres différences contextuelles, le bouddhisme critique, comme je le montrerai, n’est pas prépondérant aux Étatscault et Nietzsche : une pratique d’enquête diachronique qui ne s’oppose
pas à l’histoire mais au « déploiement métahistorique des significations
idéales et des indéfinies téléologies » (Foucault 1971 : 104).
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Unis. Mais il met en lumière un problème que les Zen s!t! américain et japonais ont encore en commun, en dépit de différences de
plus en plus marquées. Cela aussi est un problème de temporalité.
Des locutions telles que « essence de l’esprit » renvoient à une ontologie naturaliste6, enracinée dans la notion que la connaissance est
innée. En pratique, les métaphores naturalistes posent le moi
comme travaillant sur soi dans une relation le menant du
« potentiel » au « réel ». Le sujet se réalise comme la forme immanente d’un idéal transcendant préétabli. Ce naturalisme tend à
minimiser les dimensions spécifiquement historiques de l’individu
moderne. Bien que des événements historiques – tels que la crise
économique – incitent à invoquer des normes comme l’ainsité, leur
fondement (l’essence de l’esprit) échappe au changement historique.
Cela aide la tradition à se perpétuer mais non à répondre à sa propre rhétorique radicale, à savoir la non-identité au cœur de tout
être.
Pour nuancer cette tendance conservatrice, je conclurai en réfléchissant à deux pratiques parallèles au bouddhisme Zen : la Betrachtung de Nietzsche et « l’anthropologie du contemporain » de
Rabinow. Les deux modes de pensée – adjacents au mode « potentiel/réel » – partagent la même sensibilité temporelle qui examine
et ré-imagine un sujet « virtuel ». Quel regard un sujet virtuel
pourrait-il porter sur le temps moderne, donc contre l’époque moderne, au bénéfice d’un temps à venir ?
« Expérience » et « Attente » : la temporalité de la modernité
Dans son recueil d’essais Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Reinhart Koselleck définit
l’« expérience » et l’« attente » (1979 : 359-376) comme des catégories « purement formelles » et « métahistoriques ». L’une et l’autre
de ces catégories délimitent n’importe quelle subjectivité historique. Elles « indiquent une condition anthropologique sans laquelle
l’histoire ne serait ni possible ni concevable ». Ces catégories incarnant aussi le passé et le futur, toute temporalité historique se définit nécessairement par rapport à elles. L’expérience est l’espace de
la mémoire vive, le « passé présent ». C’est un réservoir
d’événements conservés dans les traditions, les institutions et les
individus. L’horizon d’attente ou l’expectation est une possibilité
vide mais cependant vivace, « le futur rendu présent : l’expectation
tend vers le pas-encore, le non-vécu »7. Koselleck avance que la
6. On ne fait pas référence aux multiples sens du terme « naturalisme »
dans la pensée occidentale. Par ce terme, on n’entend que ce qu’il signifie
pour les penseurs Zen cités.
7. Dans une approche plus strictement sémantique, Koselleck développe
son concept du « champ d’expérience » [Erfahrungsraum] à travers la gé-
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modernité en tant qu’époque [die Neuzeit] peut être vue comme
une nouvelle temporalité [eine neue Zeit] dans laquelle les attentes
se démarquent et dominent le vécu. Le passé ne dicte plus l’avenir ;
l’avenir gagne une capacité à absorber et à transformer le passé.
Là où l’expérience médiévale était limitée par une temporalité statique, bornée par l’horizon eschatologique, la modernité a fracturé
cette tradition du temps en y ajoutant le « coefficient » de
« l’accélération ». L’espace nouveau de « l’avenir proche » s’est ouvert à nous, au sein duquel la « prédiction rationnelle » s’est substituée à la « prophétie » apocalyptique et est devenue le mode dominant pour proférer la vérité8. Koselleck attribue ces changements
aux « structures persistantes de l’époque moderne, que l’on peut
rattacher à une anthropologie historique : la sensation d’être aspirés dans un avenir inconnu, dont la vitesse nous a maintenus dans
un état permanent d’essoufflement… » (1988 : 3). L’avenir moderne
est une téléologie hégémonique, œuvrant à sa propre perpétuation
et dont les pronostics portent un nom familier : le progrès.
Bien que ce raisonnement ne soit guère nouveau pour les critiques de la métahistoire moderne (Rancière 1994, de Certeau 1978),
ceux-là pourraient néanmoins s’étonner de compter des prêtres Zen
s!t! dans leurs rangs. Vêtu de sa longue tunique marron et assis
dans la position du lotus au BZC, Sojun est encadré par deux figures : Eihei D!gen (fondateur de la secte S!t! au XIIIe siècle) et
Shunryu Suzuki (célèbre maître de Sojun, qui, durant l’ère du
« Flower Power », a popularisé le Zen dans la Baie de San Francisco et au-delà). Sojun invoque en permanence Suzuki et D!gen dans
son enseignement. Alors qu’il fait la lecture à l’assistance, la voix
de Suzuki se mêle presque constamment à la sienne :
Ainsi, [longue pause durant laquelle Sojun ouvre un livre dont la
couverture en soie est ornée de brocarts d’inspiration japonaise] Suzuki
Roshi décrit shikantaza de la façon suivante. Il dit que « shikantaza,
notre zazen, consiste simplement à être nous-mêmes »9. Bien, c’est une
déclaration intéressante. Comment faites-vous pour « être simplement
vous-mêmes » ? [Suzuki :] « Lorsque l’on n’attend rien, nous pouvons
être nous-mêmes. » Comment sommes-nous vraiment à ce moment-là,
quand nous n’attendons rien de l’instant suivant ? J’appelle cela
« l’esprit modeste », ce qui signifie que votre esprit est ouvert à tout ce
qui le traverse comme dans un miroir réfléchissant ; vous voyez tout ce
qui passe devant vous sans vouloir l’arrêter, le saisir, sans être tournés
néalogie du terme « Geschichte » (Koselleck 2004 : 647-658). Voir aussi le
déploiement de ces deux catégories par Ricœur (1985 : 308-9).
8. Pour préciser : l’« avenir non exactement contrôlé ni contrôlable, non
exactement mesuré ni mesurable », la gestion duquel « caractérise assez
essentiellement le mécanisme de la sécurité » (Foucault 2004 : 21-2).
9. Sojun cite la conférence bouddhique de Suzuki (2011), « La tranquillité
d’esprit » (chap. 1).
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On le voit, Sojun et Suzuki définissent shikantaza comme
l’antithèse de « l’attente ». Shikantaza est une pratique qui consiste à être seulement et entièrement dans ce que l’on fait – et quoi
qu’on fasse – à un moment donné pour toujours. Dans le cas du
zazen [méditation assise], il faut se tenir bien droit, respirer et
observer le flux des représentations mentales et des stimuli physiques10. Shikantaza, selon Sojun, signifie « juste s’asseoir ». Plutôt
que d’être tendu vers ce qui va arriver, dans shikantaza le sujet
perçoit (ou, dirait Sojun, « reçoit »), la montée et la descente du
présent, à l’instar du mouvement ascendant et descendant de la
respiration. Les exigences de l’ego sont brièvement libérées. Plutôt
que de s’emparer d’un objet désiré, le sujet est encouragé à effleurer chaque moment, à l’image de la position de ses pouces : ni pressés l’un contre l’autre, ni séparés.
Contrairement à la temporalité de l’attente qui caractérise la
modernité – notamment en période de crise – shikantaza gagne
une nouvelle force inactuelle ou à contre-courant. Au cours des
retraites silencieuses menées au BZC, les disciples de Sojun, dont
les corps vieillissants commencent à se révolter contre les longues
heures de méditation assise, pourraient avoir envie de faire des
conférences téléphoniques, de vendre des actions, ou tout du moins
de consulter leur messagerie électronique. Or, dans la pratique de
shikantaza, l’agitation d’origine physique ou économique est mise
sur le même plan. Ce sont des éléments d’« attente » qui doivent
être intégrés à l’expérience sans pour autant l’envahir. Comme le
dit La Vénérable Jiyu Kennett (professeur Zen anglaise), gigoter
pendant le zazen est « le signe que l’ego demeure réfractaire » (Loori 2002 : 99). Les i-phones sont interdits pendant les retraites. Les
activités mercantiles sont remplacées par des travaux d’entretien
et des tâches matérielles, telles que nettoyer les sanitaires ou éplucher les carottes, dont la durée est fixée par « le temps nécessaire
pour les accomplir soigneusement ». Toute autre activité – psalmodier, saluer, marcher, faire la cuisine, servir à table et manger en
observant le rituel [oryoki] – est pareillement formalisée et limitée
dans le temps, ce qui permet aux disciples de se consacrer à leur
expérience. Le rythme de cette activité soutenue et contrainte est
ponctué par une cloche qui convoque les disciples pour des entretiens privés [dokusan] avec Sojun dans une hutte minuscule à côté
du zendo. Au cours de ces entrevues, Sojun peut leur demander
10. N"g"rjuna, bouddhiste du IIe siècle, a fait ressortir cet aspect dans sa
peinture de la causalité, où il affirmait que l’être de celui qui bouge se
confond avec son mouvement (cf. Garfield 1995 : 124-135).
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vers « ce qui vient après ». On appelle cela le « calme mental ».
[Suzuki :] « C’est notre façon de vivre pleinement chaque instant. Et
cette pratique est sans fin… »
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comment ils vont, mais leurs explications verbales ont peu de poids
sur son diagnostic. La hutte où se tient le dokusan met l’intériorité
à nu ; l’esprit est entièrement lisible sur le corps. Pas plus les
traumatismes anciens que les bonnes intentions ne dispensent le
sujet d’être vu dans son actualité. Sojun est particulièrement attentif à la façon dont agit le disciple – sa position, sa ponctualité,
les mouvements incontrôlés de son corps. Sa sensibilité exercée lui
permet de déchiffrer chaque geste, de prendre la « mesure » de l’ego
de son disciple et d’interpréter son implication dans la vie de
l’individu à l’extérieur du BZC. Sojun conclut parfois le dokusan par
des remarques cryptées : un apophtegme paradoxal [k"an] ou à la
manière d’un aphorisme (tengo, « un mot à faire tourner la tête »)11.
En méditant sur ces énigmes, le disciple se voit, au mieux, détourné de ses attentes, désirs, résistances et doutes habituels.
Dans le contexte de cette pratique pédagogique, il est peut-être
possible de mieux comprendre pourquoi Sojun formule son diagnostic sur la condition collective de ses disciples en créant une
dichotomie métahistorique entre l’ère moderne (« le rêve des attentes ») et la vision lucide du shikantaza :
Je réfléchis beaucoup à [shikantaza] parce que nous avons
beaucoup d’attentes. Nous nous construisons une sorte de rêve fait
d’attentes dans lesquelles nous nous investissons. Quand nous ne
pouvons les atteindre, nous souffrons…
Pour Sojun, le « rêve des attentes » ne renvoie pas simplement à
l’économie mais à la société américaine tout entière (il déplore souvent « le rêve de la poursuite du bonheur »12). Lorsque ses disciples
adhèrent à ce rêve – lorsqu’ils tentent de fonder leur expérience
sur l’attente – ils se reposent sur l’avenir. Néanmoins, l’avenir
étant par définition contingent, cette posture mène inévitablement
à la souffrance13. Seule la présence cataleptique de shikantaza peut
contrecarrer l’avenir proleptique de la modernité.
11. Le k"an désigne une sorte d’aporie (exemple : Quel est le son d’une
seule main qui applaudit ?) qui n’en est pas moins structurée intellectuellement (Sharf 2007). Les tengo (Wright 2000 : 85) sont des expressions
pédagogiques (« N’ignorez ni les causes ni les conséquences »). Différentes
sectes y recourent de façons différentes. Pour des histoires du k"an dans le
Zen S!t!, voir Heine (1993, 1999). Pour une approche sociologique du
k"an, voir Luhmann & Fuchs (1989).
12 . Comme le dit en plaisantant Sahlins, « un peuple qui conçoit
l’existence comme la poursuite du bonheur doit être chroniquement malheureux » (2002 : 17). Il pourrait également aller dans le sens de Sojun qui
défend l’économie de l’Âge de pierre, la « voie “Zen” qui mène à
l’abondance » (Sahlins 1972 : 38).
13. Luhmann, parmi d’autres, a diagnostiqué l’époque moderne comme
foncièrement contingente (1998).
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Pour résumer, il semble que Sojun plaide pour une opposition
métahistorique plutôt que pour un compromis quelconque, entre le
Zen et les temps modernes. La modernité inscrit le sujet dans une
histoire linéaire qui tend vers sa fin imminente, tandis que le Zen
ancre l’efficacité du passé comme du futur dans le présent. Ensuite, il proposera un compromis possible entre le Zen et les temps
modernes. On verra que Sojun les considère comme opposés mais
non distincts. En fait, leur réconciliation est latente dans la structure même de la méditation zen.
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Jusqu’ici, nous avons donc entendu Sojun opposer le Zen à la
modernité en termes métahistoriques. Mais l’étendue de cette opposition n’est pas encore très claire. Nous ne savons pas si le problème concerne seulement la temporalité de l’historicité moderne
ou s’il est intrinsèque à tous les modes d’existence historiques.
Bizarrement, alors que Sojun commence à montrer comment le Zen
réagit au problème de « l’expectation » moderne, sa dichotomie
radicale se met à fluctuer. Le Zen et l’économie se réduisent au
même dénominateur : le corps humain.
Quand nous possédons beaucoup, nous sommes aspirés dans cette
spirale d’avoir toujours plus. Et lorsque nous cessons d’avoir beaucoup,
le rêve vole en éclats. Nous nous mettons alors à rétrécir. La nature
rétrécit. La nature se situe toujours entre croissance et diminution.
Quand les animaux disposent d’un vaste territoire, de nourriture, etc.,
le troupeau s’agrandit. Et lorsqu’il y a une sécheresse ou des conditions
naturelles défavorables, le troupeau diminue en taille… nous avons
ainsi le rêve de l’expansion. Quand il prend fin, nous devons rétrécir
afin de survivre et de ne pas être soumis à l’un ou à l’autre. Et nous
devons simplement [nous dire] : « Maintenant, il est temps de réduire.
Maintenant, il est temps d’économiser. Maintenant il est temps de ne
manger qu’un repas par jour. Sans souffrir. Surmonter. »
En décrivant l’économie comme un processus naturel, et ses disciples comme des êtres naturels incarnés, Sojun établit une passerelle entre le Zen et la modernité. Sa formule « la nature rétrécit »
est cruciale de ce point de vue. Il sait que nombre de ses disciples
associent le terme « rétrécir » à la politique des entreprises de la
Baie de San Francisco. Comme certains le diront à mots couverts
en prenant le thé après sa conférence, ils ont perdu leur travail en
raison des réductions de personnel ou leurs investissements immobiliers en raison de la « contraction » du marché. Insister sur le fait
qu’ils doivent rétrécir et diminuer (« manger un repas par jour »)
est pour Sojun une position pédagogique audacieuse. Elle ne peut
toutefois s’élever au-dessus du purement didactique qu’en rattachant ses disciples au processus économique. Sojun approfondit sa
médi(t)ation en rappelant à ses disciples que la respiration, comme
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« Intention » et « Attention » : une temporalité phénoménologique
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Shikantaza signifie « seulement ceci. Seulement maintenant.
Seulement ici. » Sans penser ni au passé, ni au futur. Il s’agit
simplement d’être totalement présent, dans le présent, à cet instant
précis, là où le temps et l’espace convergent. C’est à travers la
respiration que l’on peut le plus clairement atteindre cet état. J’y
reviens tout le temps [il rit]. Inhaler équivaut à l’inspiration, ou à la
venue à la vie, c’est-à-dire à la différentiation. Exhaler signifie lâcher
prise ; c’est ce qu’on appelle l’expiration, c’est-à-dire « ne faire qu’un ».
En expirant, on lâche prise et on épouse l’univers entier, sans
différentiation. En inhalant, on introduit la distinction et l’on vient à la
vie, on donne vie à toutes les formes. L’inspiration est le samadhi [la
concentration] différencié ; l’expiration est le samadhi de l’unité. Ce
sont les deux faces de notre vie, entre naissance et mort. En inhalant,
nous venons à la vie par la naissance. En exhalant nous venons à la vie
par la mort ou « en lâchant prise et en ne faisant qu’un avec le Tout ».
Mourir signifie se confondre avec, naître se distinguer de. Ce sont les
deux faces d’une même pièce. Les deux faces de notre vie… Cette
pulsation entre dedans et dehors, naître et se laisser emporter, c’est
notre vie. La vie ininterrompue.
Ces remarques cruciales déplacent le champ de la problématisation de la modernité des catégories métahistoriques aux corps mêmes de ses disciples. Son diagnostic de la temporalité de la modernité s’est radicalement transformé. Le problème n’est plus simplement la domination du futur proche propre à la modernité sur la
pure présence du Zen. La pratique du Zen rassemble les deux temporalités dans le corps du sujet à chaque instant singulier mais qui
se répète perpétuellement. La logique de shikantaza demeure distincte de la logique de la modernité mais, plutôt qu’une simple
opposition, la synthèse dialectique de ces deux logiques permet
dorénavant de concevoir le sujet comme un tout.
Afin de tracer une vision d’ensemble de ce compromis, il peut
s’avérer utile de redéfinir la structure temporelle de shikantaza
dans des termes empruntés à la tradition phénoménologique occidentale14. En effet, la relation entre « inspiration » et « expiration »
prônée par Sojun correspond exactement à l’interaction entre ce
que Merleau-Ponty a identifié comme deux temporalités coopérant
dans l’acte de perception : « l’intention » et « l’attention » 15 . Ces
14. Et peut-être pas seulement « occidentale » ! Lusthaus (2002 : 1-29) et
Ziporyn (2004 : 79-81) sont parmi ceux qui ont, récemment, mené les tentatives les plus novatrices afin d’intégrer Merleau-Ponty au contexte de la
phénoménologie bouddhiste.
15. Dans la suite de cet article, toutes les citations de Merleau-Ponty sont
tirées de La Phénoménologie de la perception, en particulier les pages sur
« L’attention et le jugement » (1945 : 34-63).
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l’économie, répond à un rythme naturel d’« expansion » et de
« contraction » :
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temporalités combinent trois composantes essentielles : l’incarnation (contenue, dans le zazen, dans la position, le regard et la
respiration), la perception et la conscience de soi. L’intention et
l’attention confèrent à l’esprit, au corps et aux perceptions du sujet
une structure mixte dont les éléments se renforcent mutuellement.
Leur dialectique temporelle synthétise à la fois le Zen et les temporalités modernes dans une sensation neuve de soi, mais un soi dépourvu de caractéristiques déterminées.
Pour Merleau-Ponty (1945 : 55), « l’intention » est une catégorie
temporelle qui « dans la certitude du présent […] en dépasse la
présence ». Tendu vers la volonté d’exister positivement, le mode
intentionnel de l’esprit « pose d’avance [le présent] comme un “ancien présent” indubitable dans la série des remémorations » (ibid.).
À l’instar du temps téléologique en accélération de l’historicité moderne, « l’intention » reporte le présent sur le futur. Par conséquent, elle dépouille le présent de soi-même, de son immédiateté,
l’extrayant du flux indéterminé et foncièrement relationnel du
temps (la durée bergsonienne). À travers la perception, l’intention
permet une sensation univoque de « l’unité du Je et avec elle l’idée
de l’objectivité et de la vérité » (ibid.). L’intention positionne le moi
dans un point arbitraire, extérieur à l’expérience. Elle construit
ensuite un continuum temporel autour de ce point, le long duquel
une méthode rationnelle alliée au progrès peut se dérouler précipitamment16. Pour reformuler ce processus dans les termes de Sojun,
« l’inspiration est différentiation » : entre le présent et le futur, le
sujet et l’objet, le vivant et le milieu. Reprendre son souffle dans le
présent implique de libérer l’avenir. Plus encore, il délimite une
forme, il sépare l’ego/l’organisme – dans lequel l’air est contenu –
de l’air lui-même, du contexte proche et des autres formes de vie.
Comme le dit Sojun, « lorsque nous inspirons, nous créons des distinctions et nous venons à la vie, nous amenons toutes les formes à
la vie. » La forme humaine marque une « distinction », une
« séparation » – un ego qui s’impose entre les instants, lorsque l’on
retient (brièvement) son souffle, un organisme qui se bat pour
l’espace entre l’esprit et le monde, l’intérieur et l’extérieur –
l’espace où c’est encore (fugitivement) un individu distinct17.
Cependant la structure même de cette séparation nécessite et
contient son opposé. Comme le disent les disciples du BZC lorsqu’ils
chantent le Sutra du Cœur deux fois par jour dans le zendo : « La
vacuité n’est pas autre que la forme et la forme n’est pas autre que
16. Pour Merleau-Ponty (1945 : 53-55), le cogito cartésien est clairement le
paradigme de la conscience « intentionnelle ».
17. Comme le remarqua ironiquement à ce propos un moine Zen S!t! invité au BZC, « les Américains savent inspirer mais ils ne sont pas très doués
pour expirer ».
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la vacuité ». Après l’inspiration, l’autodétermination tendue et objective du moi se relâche. Le corps accède au repos en un point
immobile : « l’unité ». Ce mouvement d’expansion et de contraction
du souffle est ce que Sojun appelle « la vie et la mort de chaque
instant ». Entre la vie et la mort, « c’est notre vie. La vie ininterrompue… »18. L’inspiration se dissout dans l’expiration de la même
façon que l’intention se déploie dans « l’attention ».
Merleau-Ponty (1945 : 36) définit « l’attention » comme une
« intention “vide” encore mais déjà déterminée ». Comme
l’intention, l’attention est « déterminée » dans la mesure où elle
correspond à un état actif plutôt que passif. Elle demeure cependant « vide » car, contrairement à l’intention, elle n’implique pas
un futur auquel le présent se réfère déjà et dans lequel par conséquent il peut être projeté. L’attention agit comme un facteur déterminé dans la perception à travers trois phases. Premièrement,
elle inverse le vecteur de la temporalité de l’intention. Plutôt qu’un
ego distinct et fixe, un ego qui perçoit lui-même d’autres objets
dans une séquence linéaire avant/après, « la première opération de
l’attention est donc de se créer un champ, perceptif ou mental, que
l’on puisse “dominer” [Ueberschauen] » (37). Dans ce champ, le
corps fonctionne comme le schéma corporel du sujet. Au lieu de
simplement poser son « moi » comme un point non-existant, dont
émaneraient le temps et l’expérience, le schéma corporel du sujet
agit à la fois comme un système filtrant des données sensorielles et
comme un mécanisme interprétant ces données sous la forme de
perceptions. Deuxièmement, en cartographiant le monde sur son
schéma corporel, l’attention du sujet transforme son espace de perception. Les objets de perception se dégagent d’un « horizon » indistinct pour devenir des « figures » dans un espace (38). Chaque figure est un événement distinct dans la conscience qui associe les prétendus éléments donnés de la perception selon une « structure originale »19 (38). Troisièmement, l’attention enchaîne des figurations
en série : chaque nouvelle figure efface les anciennes et passe à la
suivante. De même que le déroulement rapide des images sur une
pellicule crée au cinéma l’illusion du mouvement, cette « synthèse
de transition »20 (39) aboutit à la primauté non seulement de la
perception mais aussi de la « conscience » comme un tout inté18. Pour Canguilhem, la vie s’oppose à la mort en tant qu’elle résiste « à
une relation de l’indifférence avec le milieu » (1989 : 549). La vie est l’
« activité d’opposition à l’inertie et à l’indifférence » (1966 : 173).
19. Merleau-Ponty utilise une équation : le schéma [x = y] pose les quantités dans une relation déterminée, quelle que soit sa magnitude. Voir Husserl sur les « objectivités idéales » (1973 : 155-156), qui, avance-t-il, sont
également structurées de la sorte.
20. Voir la présentation évocatrice que Wolfson fait de cette « synthèse de
rétention, d’impression et de protension dans le présent » (2005 : xxix).
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TEMPORALITÉS DE L’ÊTRE
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gral21. Il en résulte pour l’attention, en plus d’une perception plus
aiguë, une unité intérieure paradoxale au niveau du sujet – une
unité qui peut déterminer les choses sans se déterminer elle-même.
Le sujet émane comme une continuité implicite suspendue entre
des instants qui s’enchaînent les uns aux autres. Moins qu’un état
d’esprit particulier, ce mouvement fluide entre des états, « ce passage de l’indéterminé au déterminé, cette reprise à chaque instant
de sa propre histoire dans l’unité d’un sens nouveau, c’est la pensée
même » (39). Ainsi, d’une façon foncièrement hégélienne, MerleauPonty dépeint une évolution dialectique allant d’un horizon vague
à un champ corporel, qui permet de figurer des données sensorielles sous la forme d’objets perceptifs, aboutissant à la négation de
ces objets distincts dans le terrain intégral (quoique indéterminé
ou « vide ») de la conscience de soi.
Une des manières dont cette « synthèse-transition » fonctionne
en pratique rejoint l’interprétation que donne Sojun de shikantaza.
Quand un point sur le corps est touché, dit Merleau-Ponty, la conscience doit pouvoir se concentrer sur le point sans, pour ainsi dire,
qu’elle « se perde elle-même » (37). Elle y parvient en prenant toutes ses diverses perceptions du point, excepté son emplacement,
comme des « apparences » purement contingentes (37). L’emplacement du point devient le seul « invariant » d’un sujet qui se le
représente de diverses façons variables. « L’acte d’attention peut
fixer et objectiver cet invariant parce que le sujet a pris du recul à
l’égard des changements de l’apparence » (37). On peut même
avancer que c’est cette détermination, menée grâce à l’attention,
qui crée le point. Elle isole, pour ainsi dire, une figure unique dans
le champ corporel sciemment indéterminé. En termes hégéliens, le
point devient une figure en soi quand il émerge à la conscience. La
conscience, en retour, apparaît comme un tout délimité quoique
sans contours nets.
De même, durant les séances de zazen au BZC, on exerce les sujets à se concentrer sur cinq lieux de leur schéma corporel : les
« muscles fessiers », qui les soutiennent fermement sur le coussin ;
leurs mains légèrement ouvertes dans le geste du « mudra cosmique » ; leur colonne vertébrale, maintenue bien droite afin de permettre au souffle de circuler librement ; leur bas-ventre [hara] ;
leurs narines par où la respiration entre et sort. Les disciples parlent souvent de « mettre plus d’énergie dans [leur] mudra » lorsqu’ils se laissent distraire, de redresser leur épine dorsale quand
ils fatiguent, de « venir dans [leur] hara » lorsqu’ils s’essoufflent.
21 . Comme l’a montré Heller-Roazen (2007 : 32-34), l’unité de la
« conscience » est une notion relativement récente. Aristote imagina, sans
jamais le localiser, un « sens commun » où les informations fournies par la
perception convergeraient.
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La plupart du temps, ils parlent de « retourner à la respiration »
qui peu à peu signifie (comme le rappelle Sojun) « être totalement
présent dans le présent, à l’instant présent ». En s’installant dans
shikantaza, il leur arrive d’atteindre un état où leur horizon se
réduit à un seul lieu : leurs narines, première figuration biblique
de la vie humaine. La sensation de chaque inspiration et expiration, ponctuée à chaque fois d’une légère pause, prend appui sur un
champ par ailleurs indifférent – leur corps immobile. Ils atteignent
un état que D!gen appelle l’« abandon du corps et de l’esprit »
[shinjin-datsuraku], état qui correspond au sentiment d’être pleinement vivant. Dans shikantaza, un rythme incarné devient le
moyen à travers lequel l’esprit perçoit le monde. En percevant activement la respiration non comme une donnée sensorielle mais
comme l’unique figure qui tient la conscience dans un tout intégré,
la conscience se trouve garantie par sa propre existence. Comme
l’écrit Sojun de shikantaza, « si l’on s’investit entièrement dans une
activité, l’univers vient à votre rencontre, il vous confirme et il
n’existe pas de fossé entre vous et lui » (Loori 2002 : 148). Un lien
tautologique sujet/objet est scellé ; en termes hégéliens, l’identité
de l’identité et la non-identité ou, pour reprendre l’expression du
Zen S!t!, « l’harmonie de l’identité et de la différence » [sandokai]22.
Pour résumer, cette temporalité dialectique d’intention/ attention ou inspiration/expiration contrecarre la dialectique moderne
d’attente et d’expérience de Koselleck. Elle le fait de trois manières, dont aucune ne nécessite l’opposition métahistorique que Sojun établit entre le Zen et la modernité. Au contraire, ces trois
contre-positions incorporent la temporalité de la modernité dans le
corps qui pratique la méditation, permettant de réconcilier ces
deux ontologies temporelles. Tout d’abord, shikantaza absorbe
« l’attente » en la redéfinissant comme une « expansion » naturelle
mais partielle du souffle. Le moment d’inspiration, où l’attente se
fait jour, devient une phase naturelle, quoique temporaire, du fonctionnement normal du corps. Deuxièmement, shikantaza tempère
le côté égocentrique de l’inspiration par la libération de l’expiration, c’est-à-dire la mort. Le continuum discontinu de l’intention
– la ligne du temps sur laquelle s’inscrivent les investissements,
les projets, les attentes – est atténué par la contraction constante
de l’attention. Troisièmement, ces deux temporalités ne font pas
que coexister. Elles impliquent un sol commun que Merleau-Ponty
appelle la « conscience », que Sojun appelle « l’essence de l’esprit »
et qu’on appelle « le moi » dans le langage ordinaire. De même que
le corps, en respirant, inspire et expire de l’air, cet ensemble vide
22. Voir les conférences de Suzuki (2001) sur ce poème liturgique Zen,
éditées sous la direction de Sojun.
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TEMPORALITÉS DE L’ÊTRE
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est un tout vital à la fois indéterminé et délimité. Il réconcilie
l’intention et l’attention sans les identifier. Sa temporalité circulaire préserve les phénomènes dans leur différence, les nie, synthétise
leurs transitions et les élimine comme images de sa propre unité. À
chaque inspiration, le désir d’agir du sujet émerge ; à chaque expiration, l’objet de cette action se retire en une prise de conscience
subtile de ce qui est. Entre les mouvements systoliques et diastoliques de l’esprit pulse un faible sens de soi.
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Dans la description phénoménologique de shikantaza, on a vu
Sojun réconcilier le Zen et la modernité en réduisant leurs temporalités à un terme commun : le corps. Dans le corps, les contradictions apparentes entre ces deux temporalités se renforcent mutuellement. De même, leurs dialectiques respectives ne s’annulent pas.
Au contraire, cela confirme la totalité encerclante d’un esprit qui a
le sentiment d’être le terrain sur lequel s’érigent l’incarnation et
les perceptions, sans même connaître sa propre topographie, voire
sa localisation exacte. Cependant, en contemplant « la confirmation
totale du moi par l’univers » (Sojun) émerger de shikantaza, quiconque est familier de la doctrine bouddhiste peut à raison devenir
méfiant. Comment une tradition qui s’est constituée autour de
l’apologie radicale du dévouement et de la critique de toute nature
intrinsèque [atman] peut-elle produire une « conscience » ou un
« moi » ? Pourquoi est-il nécessaire d’enraciner l’expérience de shikantaza dans une ontologie – encore moins dans l’Être d’un moi
rattaché à un sujet individuel en tant que tel ?
Il serait trop facile de résoudre cette contradiction en invoquant
la doctrine de Sartre, « l’existence précède l’essence », ou celle de
Heidegger, « la phénoménologie précède l’ontologie », insinuant par
là que la vérité de l’Être peut découler de la structure de
l’expérience. Il est encore plus tentant de considérer le Zen comme
une pure phénoménologie et de dépasser ses conséquences pour
l’Être en tant que tel, ne serait ce que parce que (selon la rhétorique anti-intellectuelle de la tradition zen), on pourrait suspecter
que ces conséquences ne proviennent que de notre ancienne rationalisation post facto d’une expérience de médiation tellement belle
qu’elle ne requiert ni défense ni critique. Sojun lui-même, comme
de nombreuses autorités zen, pourrait même approuver cette vision. Comme il le dit souvent, « l’être et le temps ne font qu’un ».
La phénoménologie et l’ontologie sont dans un rapport de chevauchement, de sorte que l’immédiateté vécue du premier rend abs-
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« Ainsité » et « essence de l’esprit » :
le terrain trouble de l’ontologie du Zen S"t"
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traites les théories au sujet du second 23 . Dans le même ordre
d’idées, tout en proposant une définition de shikantaza à ses disciples, Sojun insiste dans la foulée sur le fait que cette définition ne
devrait pas être utilisée pour réifier la relation à laquelle cet idéal
renvoie ou pour limiter l’étendue de l’expérience qu’il englobe.
« Shikantaza est décrit de diverses façons mais sur un mode évanescent car il ne s’agit pas d’une chose. C’est notre présence totale.
Shikantaza est notre présence totale, instant après instant. » Le
vrai shikantaza peut même contenir ce qui pourrait apparaître
comme l’Autre absolu : une pensée conceptuelle, rationnelle, téléologique ou séquentielle24.
Cependant, en dépit de cette nette préférence pour ce que Faure
a appelé la « rhétorique de l’immédiateté », la phénoménologie n’est
pas plus prioritaire dans le Zen que dans la philosophie occidentale. De même que l’on dit que les révélations du Bouddha historique
sont nées de son expérience de la méditation, les chercheurs ont
également situé ces révélations dans un contexte assez bien défini
de débats ontologiques qui ont eu lieu à son époque. A fortiori, tout
commentaire sur la pratique zazen qui tire des conséquences sur
l’Être à partir de l’expérience de la méditation reflètera nécessairement une position historique au sein de ces débats, plutôt qu’une
simple description de ce qui se passe dans la pratique elle-même.
Ainsi l’ontologie, historiquement définie, précède la phénoménologie25.
Le fait que nous pouvons résoudre ce problème des deux façons
suggère qu’il a été mal posé. Si l’on revient au champ de la pratique sociale où ces oppositions conceptuelles sont effectives, on
s’aperçoit que Sojun (cherchant peut-être à surmonter leur contradiction) n’est lui-même pas satisfait d’un Zen purement phénoménologique quand il explique seulement à ses disciples comment
atteindre la « présence totale » et comment elle fonctionne. Il poursuit en disant pourquoi. Ce faisant, il attribue un socle ontologique
à l’expérience du zazen vécue par ses disciples, où leur vague
« moi » se concrétise :
Shikantaza est notre présence totale, instant après instant. C’est
pourquoi il est l’essence du zazen. Et il s’agit simplement de ne faire
23. D!gen réfléchit à ce chevauchement dans son texte « L’être-temps »
[Uji] (Nishijima & Cross 1994 : 109-119). Les bouddhistes critiques remettent en cause l’authenticité de cette partie du canon (Heine dans Hubbard
& Swanson 1997 : 251-285).
24. Un récent ouvrage de Kim (2007) sur D!gen aborde élégamment cet
aspect.
25 . Ce problème s’est révélé primordial dans les innovations qu’ont
connues récemment les études bouddhistes. Voir Faure (1991, 1993),
McRae (2003), Wright (2000 : 104-119).
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Étonnamment, il semble que, pour Sojun, la capacité de ses disciples à expérimenter shikantaza ne s’enracine pas dans le concept
central du bouddhisme Mahayana, à savoir la vacuité [#$nyat!]. Au
contraire, il repose sur « l’essence de l’esprit », une essence qu’il
qualifie aussi de « vrai moi » et que l’on appelle souvent en Zen
S!t! la « nature de Bouddha » ou l’« illumination originale ». Malgré leurs diverses connotations, dans le discours du Zen S!t!, tous
ces termes remplissent la même fonction. Ils fondent l’expérience
du sujet sur un substrat pur et immuable. Au-dessous se trouve la
réalité absolue et intemporelle ; au-dessus la réalité relative qui
relève du subjectif et des phénomènes26. Telle est la structure de la
doctrine du tath"gata-garbha : la « graine », la « matrice » ou
l’« embryon » de la « nature de Bouddha ». Souvent dans le Zen
S!t!, en mobilisant cette doctrine, l’expérience vécue de la méditation – par laquelle les phénomènes perçus acquièrent une clarté
qui semble confirmer le moi dans l’image de l’univers – est invoquée comme preuve de l’ainsité [tath!t!] essentielle à la base de
toutes les choses contingentes27. Bien que supposée « vide », cette
essence conserve une trace de positivité lorsqu’on observe comment
elle fonctionne en relation avec d’autres affirmations ontologiques.
Apparemment certains vides bouddhistes sont moins vides que
d’autres28.
26. On confond souvent le tath"gata-garbha avec la doctrine Mahayana
des « deux vérités » fondée par N"g"rjuna (voir le commentaire de Garfield
1995 sur cette doctrine, 296-99). Cependant, les deux positions s’opposent
en réalité car, contrairement à la doctrine nihiliste de N"g"rjuna (Wood
1994), le tath"gata-garbha instaure une rigoureuse hiérarchie entre les
différents niveaux ontologiques, d’une part, et postule une suspension
temporelle entre ces niveaux, d’autre part.
27. Ce terme est central à la tradition Zen. Il renvoie à la vision d’une
chose « telle qu’elle est ». Comme Sojun en ouverture de sa conférence, on
appelle le Bouddha un tath!gata. Richard Baker – un héritier dharma de
Suzuki Roshi – écrit qu’un tath!gata est « celui qui a suivi la voie, est
revenu de l’ainsité, ou est l’ainsité, la cécité, la vacuité – totale et parfaite » (Suzuki 1977 : intr.). La plupart des érudits font dériver tath!ta et
tath!gata du sanskrit déictique tath!, que certains interprètent (Watts
1957 : 67) comme le geste onomatopéique d’un enfant qui désigne un objet : « that ». De même, « l’ainsité » indique une expérience pure, essentielle et transcendantale de l’immédiateté. Pour une comparaison puissante
du tath!gata avec le Ein Sof de la Kabbale, voir Wolfson (2009 : 109-114).
28. Bien que je fasse bien évidemment allusion à Orwell (« Tous les hommes sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres »), la citation proprement dite se trouve dans l’ouvrage de Griffiths (1986).
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qu’un avec l’essence de notre esprit. Comme le dit le sixième ancêtre
Hui-neng « Nous ne devrions jamais dévier de l’essence de notre
esprit ». Notre pratique ne dévie pas de l’essence de notre esprit. D!gen
appelle cela shikantaza…
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Ces dernières années, la doctrine du tath"gata-garbha a été la
cible de deux historiens, rattachés à l’université Komazawa de
Tokyo, centre national de l’éducation et de la recherche bouddhiste.
Hakamaya Noriaki (ancien prêtre S!t!) et Matsumoto Shir! soutiennent que le « tath"gata-garbha n’est pas bouddhiste » (Matsumoto, dans Hubbard and Swanson 1997 : 165-173). Ils vont jusqu’à
affirmer que, dans la mesure où il est fondé sur le tath"gatagarbha, le Zen n’est « pas bouddhiste »29. Pour Matsumoto, les notions du tath"gata-garbha telles que l’« essence de l’esprit » relèvent du dh"tu-v"da : « un lieu réel et singulier qui aboutit à une
pluralité de phénomènes » (Hubbard & Swanson 1997 : 171). Matsumoto traduit « dh"tu-v"da » (son propre néologisme sanskrit) par
topos, au sens où l’entend Vico, c’est-à-dire un endroit fondateur
pour la profération de la vérité. Hakamaya lui emboîte le pas dans
cette critique du topos, opposant le « bouddhisme critique » à la
« philosophie topique » (ibid. : 56-80). Hakamaya proclame sa foi
dans la critique réfléchie plutôt que dans les topos réifiés. Il redéfinit même le terme bouddhiste « illumination » comme « pensée » ou
« action de penser ». Les enjeux culturels de cette confrontation
entre le bouddhisme critique et le Zen S!t! traditionnel sont plus
frappants dans leur contexte japonais. Hakamaya et Matsumoto
établissent des liens profonds entre la doctrine du tath"gatagarbha, la discrimination raciale30 et l’idéologie nationaliste japonaise [nihonshugi]31. D’autres chercheurs se sont ralliés à leurs
critiques et ont mis en parallèle les idées du dh"tu-v"da – que ce
soit dans le Zen S!t! (Sharf 1993 ; Victoria 1997) ou dans la philosophie de l’École de Kyoto (K!jin 2005)32 – avec l’impérialisme japonais.
Quelle que soit l’importance que ces polémiques revêtent au Japon, elles ne portent nullement sur les enjeux sociaux que Sojun
mentionne lorsqu’il évoque la crise économique sévissant actuellement à Berkeley. Le Zen américain s’est développé à travers « une
histoire distincte des « problématisations éthiques » (Foucault
1984a : 19). Comme dans la conférence dharma de Sojun sur la
crise économique, les bouddhistes américains ont eu fréquemment
recours à la doctrine du tath"gata-garbha afin de répondre aux
29. Voir l’argument de Swanson, dans Hubbard & Swanson (1997 : 3).
30. Hakamaya, dans Hubbard & Swanson (1997 : 339-356).
31. Matsumoto, dans Hubbard & Swanson (1997 : 356-374).
32. La critique de K!jin sur l’« esthétique » de l’École de Kyoto met en
lumière sa vision du « dh"tu-v"da » : un nihilisme réifié qui regarde le
monde avec des « yeux mourants » (2005 : 117). Cette esthétique est évidente dans l’École de Kyoto de Keiji Nishitani qui, identifiant la pensée
japonaise au Zen, assimile D!gen à la notion de « moi original » (1982 :
108, 164).
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problèmes sociaux de l’Occident au lieu de les esquiver33. Néanmoins, dans la mesure où Sojun et ses homologues japonais affirment que l’esprit ne comporte aucune essence interne, ils continuent de s’appuyer sur l’ontologie fondatrice analysée en son temps
par D!gen comme un « naturalisme […] l’idée que […]
l’illumination est inhérente à l’esprit et que la réalité est n’importe
comment incluse dans tout […] » (Cleary 1993 : 27). Cleary poursuit en expliquant que, pour D!gen, le « naturalisme » dans le Japon médiéval posait un problème parce qu’il offrait une excuse
pour éviter « la discipline et le souci de soi »34. Matsumoto soutient
qu’aujourd’hui encore au Japon « le naturalisme ne mène qu’à une
passivité naturelle » (Hubbard & Swanson 1997 : 403). Cependant,
comme indiqué plus haut, une différence majeure apparaît lorsqu’on étend la comparaison aux États-Unis. En dépit de son apparente ontologie naturaliste, Sojun ne nie pas le besoin de se cultiver. Il affirme souvent de façon paradoxale que la connaissance ou
l’illumination est « innée » mais qu’on ne peut l’atteindre que dans
la pratique35.
Résumons la comparaison que nous avons établie entre la doctrine naturaliste fondatrice du tath!gata-garbha dans le Zen S!t!
japonais et américain. Étant donné que cette doctrine appartient
aux deux traditions, mais joue dans chacune d’elles un rôle social
différent, voire divergent, nous devrions poursuivre la critique de
ses implications ontologiques non pas en regroupant leurs enjeux
sociaux respectifs mais en considérant philosophiquement le problème que leur posent ces implications. Afin de mener cette démarche à l’échelle de notre démonstration, il faudrait prendre en
considération l’existence éventuelle d’un mode d’être spécifiquement historique de cette ontologie Zen, im/possible à habiter pour
un sujet qui s’y consacre.
Souvenons-nous que, dans sa critique métahistorique de la
temporalité de l’attente qui caractérise l’historicité moderne, il
33. Le vice-responsable du BZC a mobilisé de nombreuses notions apparemment venues du tath!gata-garbha dans ses luttes pour les Droits de
l’Homme (Senauke 2010.)
34. Sur le plan philologique, Hakamaya nie toute identification entre
D!gen et le naturalisme (Hubbard & Swanson 1997 : 121-122).
35. Il cite fréquemment, à cet effet, le Fukanzazengi, un texte de D!gen :
« La Voie est foncièrement parfaite. Elle emplit tout. Comment pourraitelle découler de la pratique et de la réalisation ? » (les textes de D!gen se
trouvent en traduction sur le site du BZC et sont très présents au sein de la
communauté). Sojun insiste sur le fait que la question soulevée par D!gen
n’est pas rhétorique. La connaissance ou la révélation est innée mais elle
doit néanmoins se réaliser en pratique. Sojun appelle ce raisonnement de
la pratique Zen un « k"an » au sens (propre au Zen américain ?) de
« paradoxe significatif ».
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L’illumination originelle indique [l’essence de l’Esprit (a priori)]
contrairement à [l’essence de l’Esprit dans] le processus d’actualisation
de l’illumination ; le processus d’actualisation de l’illumination n’est
rien d’autre que [le processus d’intégration de] l’identité avec la
révélation originelle. (Hakeda 1967 : 37).
Par conséquent, « l’illumination » Zen est représentée (selon les
termes de Foucault) comme l’expérience personnelle de « la mémoire »36. Le moi se rappelle à soi-même en actualisant son potentiel
inné. Cette apothéose de l’illumination innée pose le sujet comme
objet ; elle extrait du cœur de son être le noyau positif, ou « essence
de l’esprit ».
Nous avons trouvé le point d’achoppement philosophique. Si la
connaissance est une essence située dans l’individu, où va son histoire ? Il paraît difficile de réconcilier l’ontologie naturaliste du
tath!gata-garbha avec une ontologie historique quelconque. Clairement, en tant qu’essence, l’Esprit échappe au conditionnement
que pourraient exercer des facteurs contingents, tels que la structure de la temporalité de son époque historique. La temporalité
n’est plus liée au rythme naturel de l’existence phénoménologique
mais à un niveau (purement) relatif d’ontologie, opposé à une essence plus fondamentalement atemporelle. Aussi l’expérience individuelle de shikantaza ne témoigne pas tant que cela du moment
présent comme immédiateté pure et anhistorique.
Même si nous préférons éviter d’affirmer la primauté de
l’historicité (sans parler de l’historicité de la modernité), on peut
imaginer que divers problèmes éthiques puissent surgir d’une ontologie si ardemment antihistorique. Comment un sujet naturalisé
tel qu’un disciple du Zen S!t! peut-il adapter des différences transformatrices à la structure de son être – que ces différences éma-
36. Ce mode de réflexivité platonicien « fonde l’accès à la vérité […] sur la
découverte réflexive de ce qui est l’âme en réalité » (Foucault 2001 : 441).
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était difficile de voir si Sojun condamnait l’ontologie historique en
général ou la téléologie linéaire de l’historicité moderne en particulier. Sur ce dernier point – bien qu’il ne le dise pas – il semblerait
que Sojun ait adopté la première position qui est la plus forte.
« L’essence de l’esprit » suppose la temporalité absolue d’un idéal
transcendantal, donc anhistorique. En anglais, l’adjectif
« original » (original/el) dans l’expression « illumination originelle [que l’on peut traduire aussi par « innée »] [hongaku shiso] signifie à la fois temporellement antérieur et ontologiquement a priori.
À travers la pratique de shikantaza, le sujet Zen est vu comme
passant de l’essence à « l’actualisation » [shigaku]. Il semble que
pour Sojun, exactement comme pour l’éveil de la foi Mahayana (le
texte le plus ancien où ce sens d’« originel » est attesté),
142
JAMES ADAM REDFIELD
nent d’Autres sociaux, de valeurs collectives ou d’« événements »37 ?
Privé de telles différences, comment son Être peut-il changer ? En
mettant sur le même plan « l’historique » et le « relatif », le Zen
S!t! semble avoir transformé son « essence de l’esprit » en un topos
à la fois antérieur et extérieur au temps.
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Je ne me suis pas emparé du Zen S!t! dans le but de le critiquer dans les seuls termes qui conviennent – à savoir les siens. En
guise de conclusion, essayons plutôt de réimaginer la doctrine naturaliste du Zen non comme idéal de l’Être irrévocablement éternel
et anhistorique mais comme un problème fondamental de
l’historicité moderne par laquelle nous avons commencé. Comme le
Zen, l’axe potentiel-réel – une recherche des origines et des significations cachées, une téléologie évolutionniste ou progressive – a
longtemps caractérisé les récits modernes de connaissance de soi.
Comment, aujourd’hui, un nouveau mode de recherche en sciences
humaines, peut-il refléter cet inconvénient de l’histoire ? Sous quelle forme temporelle penser à travers une tradition comme le Zen
pourrait-il aider à réimaginer un sujet historique qui n’actualise
pas un potentiel naturel, ne réalise pas une essence ou révèle une
origine ?
Nietzsche propose une piste dans le titre même de ses Considérations inactuelles [Unzeitgemäße Betrachtungen]. Si l’on traduit
souvent Betrachtung par « observation », selon Duden la racine
trachten signifie « considérer, retourner dans sa tête, rechercher ».
En moyen haut-allemand, cette racine a acquis une connotation
réflexive (similaire à nachdenken mais en plus actif). Au XIXe siècle,
selon les frères Grimm, le mot possédait les deux sens.
« Considérer, contempler » devint sous sa forme réflexive « se
considérer ou se penser/se voir comme… ». De crainte de le confondre avec une « méditation » passive – contresens répandu – la meilleure traduction de Betrachtung est peut-être de façon volontairement oxymorique « contemplation vigoureuse » à laquelle s’ajoute
une « intention réfractaire » (Redfield, dans Rabinow 2009 : 27).
Pour Nietzsche, la temporalité de Betrachtung correspondait à « un
éternel imparfait » qui ne peut jamais devenir parfait » (1990 : 96).
À l’instar de la vie elle-même, l’être humain se déplace à travers le
temps, processus qui n’exige pas de s’identifier à une position particulière mais de s’adapter rapidement au réel. Ce sens de
l’« histoire » – être à la recherche de soi à travers la pensée, modifier sa position et son point de référence en fonction du changement des choses – est centrale à « l’histoire critique » de Nietzsche
37. Voir Sahlins (1989).
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Considérations inactuelles : vers un sujet virtuel
TEMPORALITÉS DE L’ÊTRE
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dans l’intérêt de la « vie ». Contrairement à la pompe des origines
« monumentales » ou du respect d’« antiquaire » envers les reliques
culturelles, « l’histoire » au sens critique ne sert pas à mesurer un
ego mais
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Contrairement au travail foncièrement négatif de la critiquecomme-dénonciation – généralement mise au service d’un telos
abstrait et idéalisé – le Betrachtung incarne un mode temporel qui
pourrait réconcilier la tradition Zen avec la modernité. Il reflète les
problèmes contemporains depuis des angles inactuels afin de les
réfracter dans une nouvelle direction.
De même, à deux pas de l’endroit où Sojun délivre ses considérations inactuelles, à Berkeley, un mode de Betrachtung fondé sur
un travail de terrain est en cours : l’« anthropologie du contemporain » menée en équipe par Paul Rabinow38. La temporalité de cette recherche postméthodologique a été décrite comme un « mode
d’inactualité virtuelle » (Rabinow 2008 : 49). Pour Rabinow (dans le
sillage de Deleuze), un mode de virtualité est « adjacent » ou contigu à un mode de potentialité39. Son mode de penser inverse la temporalité potentielle-réelle, dans le but « non de regarder à
l’intérieur mais de constamment se projeter à l’extérieur » (2008 :
50). Dans un espace virtuel adjacent à l’histoire – le
« contemporain » ou « le passé récent devenant un futur proche » –
une recherche inactuelle réfléchit à la fois les temps traditionnels
et les temps modernes. Elle le fait moins pour confronter la modernité-comme-époque à la diversité du passé (une tendance anthropologique classique) que dans le but de fracturer les attentes linéaires et progressives d’une modernité sans soubresauts. Le contemporain révèle de la sorte diverses strates de temporalités traditionnelles qui circulent à l’intérieur des prétendus temps modernes.
Les même éléments présents (les « faits »), on le voit, pourraient
être assemblés selon des principes différents. Considérées depuis
38. Voir Stavrianakis (2009). On trouvera d’autres interprétations en rapport avec cette temporalité émergente chez Augé (1994). Pour la
« contemporanéité du non-contemporain » depuis Hegel jusqu’à Ernst
Bloch, voir Jameson (1991 : 307) et Koselleck (1979 : 125-6, 132).
39. Sur la notion de « contiguïté », voir Rabinow (2008 : 35-54). Pour une
définition donnée par Deleuze de la « virtualité » qui, dans sa lecture de
Bergson, correspond au passé absolu de la « mémoire pure », voir Deleuze
(1968 : 49-50, 55-6).
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la force plastique de l’individu, du peuple, de la civilisation […],
cette force qui permet à quelqu’un de se développer de manière
originale et indépendante, de transformer et d’assimiler les choses
passées et étrangères, de guérir ses blessures, de réparer ses pertes, de
reconstituer sur son propre fonds les formes brisées (Nietzsche 1990 :
97).
144
JAMES ADAM REDFIELD
cet angle nouveau, la « tradition » et la « modernité » réapparaissent davantage comme « des ratios mouvants du passé » que comme des époques distinctes (Rabinow 2008 : 2). Comme l’anthropologue et son informateur, ils appartiennent à des temporalités
différentes, mais dans la simultanéité : la coexistence d’un
« éternel imparfait ». Comme le rappelle Sojun Roshi de shikantaza, « si l’on dit qu’il n’y a pas de moi, ce n’est pas tout à fait vrai. Si
l’on dit qu’il y a un moi, ce n’est pas tout à fait vrai. Ce n’est donc
ni l’un, ni l’autre, ni un entre-deux. » Ce n’est pas la fermeture
d’une identité historique mais cette conjugaison ordonnée entre des
figures fluctuantes qui permettra à notre pensée, inspirée par le
temps, d’être à la fois dans le présent et dans le mouvement.
James Adam REDFIELD.
(Stanford.)
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Remerciements
Je souhaiterais remercier Paul Rabinow pour avoir supervisé la recherche
qui, dans le cadre d’études d’anthropologie, a donné lieu à cet article. Je
remercie également Daniel Heller-Roazen, Brook Ziporyn, Hakamaya
Noriaki, Hozan Alan Senauke et Sojun Mel Weitsman Roshi pour leur
soutien, ainsi que Nick Langlitz pour sa lecture de la première version et
Laurence Tessier pour ses commentaires sur la dernière.
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(Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert.)
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