w w w . r i t i m o . o r g N°24 03/2023
Décoloniser !
Notions, enjeux et
horizons politiques
Décoloniser !
Notions, enjeux
et horizons politiques
La collection Passerelle
La collection Passerelle est née dans le cadre de la Coredem
(Communauté des sites de ressources documentaires pour une
démocratie mondiale), un espace de partage de savoirs et de pratiques
par et pour les acteurs du changement. Elle a pour objectif de traiter des
sujets d’actualité qui font débat, à travers des analyses, des réflexions
et des propositions issues de travail de terrain et de recherche.
Chaque Passerelle rassemble et fait dialoguer des contributions
d’associations, de mouvements sociaux, de militant·es,
de chercheur·ses, de journalistes, de syndicats, etc.
Tous les numéros sont disponibles sur le site : www.ritimo.org
Et téléchargeables gratuitement sur le site : www.coredem.info
L’éditeur : ritimo
L’association ritimo est l’éditrice de la collection Passerelle.
Ritimo est un réseau d’information et de documentation pour
la solidarité internationale et pour un monde plus juste et plus
durable. Il accueille et informe le public dans plus de 75 lieux en
France, relaie des campagnes citoyennes, propose des animations
et des formations. Son travail éditorial contribue à rendre une
information plurielle et critique accessible aux publics, en privilégiant
les sources associatives, alternatives et indépendantes.
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Sommaire
Introduction
5
PARTIE I : DÉCOLONISER ? DÉFINIR LES CONCEPTS, COMPRENDRE
LES ENJEUX
13
Colonialité et décolonialité : modes d’emploi
14
STÉPHANE DUFOIX
Qu’est-ce que les « études décoloniales » latino-américaines ?
21
CAPUCINE BOIDIN
Vers un pluriversalisme transmoderne et décolonial
26
FATIMA HURTADO LÓPEZ
L’eurocentrisme, ou le mythe de la modernité capitaliste comme unique
possibilité
34
SEBASTIÁN LEÓN
Racisation, racialisation : émergences, résistances et appropriations
44
SARRA EL IDRISSI
Racisme d’État : politiques de l’antiracisme
52
ERIC FASSIN
Encadré : Pourquoi le racisme anti-Blanc·hes n’existe pas
60
ROKHAYA DIALLO
Intersectionnalité et mouvements sociaux : de quoi parle-t-on ?
63
FANIA NOËL
Encadré : Une objective subjectivité. Ou l’objectivisme sociologique
contre le point de vue situé
EMMANUEL WATHELET
10
72
SOMMAIRE
PARTIE II : LA COLONIALITÉ AUJOURD’HUI : UN MONDE QUI N’A PAS FINI
DE SE DÉCOLONISER
76
Habitudes alimentaires et colonialisme : de la naissance du commerce
colonial à l’économie mondialisée
77
MARÍA BLANCO BERGLUND
Racisme, colonialisme et changement climatique
83
ANTONIO ZAMBRANO ALLENDE
L’essor de l’extractivisme, moteur de la « recolonisation » du Pérou et
de l’Amérique latine
90
CAROLINE WEILL
À l’encontre de la colonialité de la coopération et solidarité internationales.
Pour une justice sociale de genre transformatrice
99
MOUNIA CHADI
Solidarité sélective : la stratégie contemporaine pour gérer les migrations
dans le monde
108
DÁNAE RIVADENEYRA
La féminité hégémonique ou la « culture (genrée) de la suprémacie »
115
HANANE KARIMI
Polices: le temps des colonies n’est pas fini
122
MATHIEU LOPES
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER
À DÉCOLONISER
131
Décoloniser le système fiscal
132
NONHLANHLA MAKUYANA ET GUPPI KAUR BOLA
Dettes coloniales et réparations
136
ENTRETIEN AVEC SAÏD BOUAMAMA PAR LE CADTM
Encadré : Une histoire générale de l’Afrique : une lutte contre l’amnésie
historique
144
Mana tawnayuq qillqa / l’écriture quechua sans béquille :
dix ans après le coup de bluff
146
PABLO LANDEO MUÑOZ
11
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
Encadré : Pourquoi on déboulonne les statues coloniales en Amérique
156
SABRINA VELANDIA
La Fabrique de l’absence : féminisme décolonial et négrophobie
160
ENTRETIEN AVEC SELAMAWIT D. TERREFE PAR FANIA NOËL
Décolonialité depuis les arts : stratégies, initiatives, propositions
169
MARCELLE BRUCE
Encadré : Breny Mendoza : les théories décoloniales comparées
177
Camp d’été décolonial : qui a peur de la non-mixité et de l’antiracisme
politique ?
180
SIHAME ASSBAGUE ET FANIA NOËL
Encadré : Une semaine ancrée dans l’histoire de l’anticolonialisme
189
LA SEMAINE ANTICOLONIALE
Liste des auteur·rices
Bibliographie
Sitographie et podcasts
Filmographie
Les derniers numéros de la collection Passerelle
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195
196
197
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Décolonialité depuis
les arts : stratégies,
initiatives, propositions
MARCELLE BRUCE, UNAM – UNIVERSITÉ DE LILLE
L
’Art, tel que nous le concevons aujourd’hui, est un concept né dans le
long processus de constitution du système-monde moderne/colonial dont
l’une des caractéristiques est la rationalisation et la différenciation des
structures sociales en différentes sphères de valeurs. En effet, jusqu’à la
Renaissance, le mot « art » (technê en grec ou ars en latin) désignait un savoir-faire,
une habileté ou une capacité à faire quelque chose. Ainsi, ces vocables pouvaient
identifier toute sorte d’activité qui nécessitait une habileté technique : les sciences,
les métiers manuels, la peinture, la danse, etc. En outre, ces habilités techniques
devaient respecter des règles du métier ; c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas de l’ordre
de l’inspiration mais du savoir-faire et qu’elles devaient pouvoir être transmises,
c’est-à-dire, enseignées.
Les premiers pas vers l’autonomisation de la sphère de l’art des autres sphères
d’activités, notamment la sphère spirituelle ou religieuse, débutent vers la fin du XVe
siècle, dans l’Italie de la Renaissance, quand des groupes de peintres commencent
à exiger la reclassification de leur métier, jusque-là qualifié d’art mécanique, en art
libéral. Ce processus est naturellement accompagné par l’émancipation des artistes
des corporations d’artisans. À la fin du XVe siècle, à Florence, l’artiste apparaît
pour la première fois comme sujet créateur. Ce passage de l’artisan faisant partie
des corporations, à l’artiste travaillant tout seul dans son atelier, est inhérent au
passage à un mode de production capitaliste et à la constitution d’une nouvelle
subjectivité qui met en avant la raison, la liberté et l’individualité. En 1563, les arts
visuels sont séparés officiellement des arts mécaniques pour la première fois en Italie
169
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
par la création de l’Accademia del Disegno à Florence. Cette innovation précoce
devra attendre presque un siècle pour se formaliser en France et presque deux
pour arriver en Espagne, et marque la tendance d’autonomisation d’une nouvelle
sphère de l’activité humaine : l’Art.
L’autonomisation de l’Art arrive à son plus haut point au XVIIIe siècle avec la naissance de l’esthétique comme branche de la philosophie. Les changements dans le
statut de l’art, l’institutionnalisation de sa pratique par les académies et les salons,
le développement d’un marché de l’art, l’apparition d’une littérature de critique
d’art et la diversification des publics posent la question de pourquoi trouvons-nous
des choses belles ou laides, au centre de la réflexion philosophique de l’époque. Il
fallait, alors, repérer la faculté humaine qui nous permet d’expérimenter la beauté.
C’est Immanuel Kant qui mène la nouvelle discipline à son aboutissement à partir
de la définition de cette faculté, qu’il nomme le goût, comme une espèce de sixième
sens qui permet de juger un objet ou une représentation par une satisfaction
dégagée de tout intérêt. Le goût, malgré son caractère subjectif, est pour Kant
un élément suffisamment invariable pour qu’il soit universel à la nature humaine.
De cette façon, l’Art est conçu comme une activité autonome dont l’objectif est
désintéressé : les œuvres d’art sont faites pour être contemplées et non pas avec
une fin utilitaire et les artistes sont des sujets créateurs avec un don exceptionnel.
Au moment où l’Europe devient, grâce à la colonisation de l’Amérique, pour la
première fois de l’histoire le centre du système-monde, le particularisme de la subjectivité européenne s’impose comme le modèle universel à suivre pour l’ensemble
de la planète. Cette conception produit une séparation géo-esthétique entre l’Art et
toutes les autres expressions sensibles et de sens qui seront reléguées à un statut
inférieur : l’artisanat, la magie, l’art primitif, etc.
C’est dans ce sens que le sémiologue argentin Walter Mignolo explique que l’esthétique, comme science du beau, « a colonisé » l’aisthesis, comme faculté de perception
sensible. En effet, le mot grec aisthesis, dont le mot esthétique dérive, fait référence
à la faculté de percevoir et de sentir. Ainsi, tout être vivant possède la capacité de
l’aisthesis. Or, lors de la constitution de l’esthétique comme théorie du beau et du
sensible, elle a rendu universelle une manière de percevoir la beauté tout en niant
toute autre forme. Dans une opération fondée sur ce que le philosophe argentinmexicain Enrique Dussel appelle le « mythe de la Modernité », les origines de
l’histoire de l’esthétique (et de l’Art comme pratique) ont été retracées à la Grèce
classique et un récit linéaire entre la Grèce classique et l’Europe occidentale a
été formé tout en excluant les histoires et les créations des autres populations.
À partir de ce constat, Mignolo propose la notion d’aisthesis décoloniale comme
une invitation à provincialiser l’esthétique, comme une discipline normative de la
perception qui émane de l’expérience de l’Europe moderne, et à dévoiler l’aisthesis
dans toute son ampleur pour revaloriser d’autres façons de percevoir, de sentir et
de faire l’expérience du monde.
170
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Dans cet ordre d’idées, l’Art a fonctionné dans la structure coloniale du pouvoir
comme un moyen de façonner et de contrôler la sensibilité, la subjectivité et les
modes de relation au monde, c’est-à-dire la façon dont nous faisons l’expérience
du monde. Or des multiples formes de résistance, à l’intérieur et à l’extérieur
du champ artistique, ont toujours été en tension avec les formes et les discours
hégémoniques. L’art, en ce sens, a toujours été porteur de sa propre résistance.
Cependant, la plupart de ces résistances sont restées dans le cadre épistémique
de la modernité.
La spécificité de l’option décoloniale est qu’elle part d’une prise de conscience
que l’art est une activité inhérente à la Modernité/Colonialité et que, par conséquent, il a été un élément de hiérarchisation, d’exclusion et d’infériorisation des
autres manières de percevoir, d’exprimer et de donner sens au monde. La tâche
décoloniale est ainsi de dévoiler la façon d’opérer de la structure coloniale du
pouvoir. Deux stratégies coexistent et se complémentent dans ce but. La première
consiste à reconnaître ces «autres» formes sensibles et de sens comme des formes
légitimes, différentes mais non inférieures, aux formes artistiques. Ces pratiques
aisthésiques (car nous ne pouvons pas les qualifier d’artistiques ou d’esthétiques),
présentées comme exotiques, folkloriques ou alternatives, stérilisées et vidées de
leur sens pour être consommées dans un marché avide d’altérité et d’originalité,
sont des formes vivantes de résistance et d’existence de différentes communautés
et coexistent, depuis les marges, avec les pratiques reconnues comme artistiques
qui se développent au sein des sociétés contemporaines depuis le début de la
colonisation et jusqu’à nos jours. Ce sont des chants et des danses exécutés en
collectif, lors de cérémonies ou de festivités, pour se mettre en relation avec la
Nature, pour remercier ou demander des faveurs à des entités non humaines ou
aux différentes déités, dans une réciprocité ; des objets quotidiens ou des offrandes
faites pour la reproduction de la vie même et non pas avec des fins de contemplation ; des vêtements qui symbolisent des cosmovisions, etc. Il ne s’agit pas de
les incorporer au champ de l’Art et les exposer dans des musées (comme ce fut le
cas de la célèbre exposition Les Magiciens de la Terre de Jean-Hubert Martin en
1989) car cela équivaudrait à les sortir de leur contexte et les cannibaliser. Il s’agit
humblement de prendre conscience que différentes populations de la planète ont
des façons différentes de faire l’expérience du monde et que l’Art n’est qu’une
façon parmi d’autres.
La deuxième stratégie concernant la décolonialité de l’art émerge au sein même du
champ de l’art à partir des pratiques des artistes, des conservateurs, des chercheurs
et des critiques d’art qui, à travers des pratiques et des discours situés, utilisent les
outils de leurs propres disciplines pour dévoiler les façons dont l’esthétique, l’art
et ses institutions ont été complices de la reproduction de la structure coloniale
du pouvoir. En effet, avec l’expansion du système-monde moderne, notamment
par les colonisations, l’Art s’est répandu comme activité autonome jusqu’à être
adopté par la grande majorité des sociétés de la planète qui ont fondé à leur tour
171
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
des académies, des écoles, des musées, etc. La circulation des marchandises, des
idées et des personnes dans le nouveau système-monde s’est reflétée dans la production artistique des différents pays et communautés qui ont adapté les normes
esthétiques occidentales à leurs expériences et réalités locales. Ces expressions
artistiques ont pourtant été subalternisées par le circuit institutionnel de l’Art qui
les a traitées d’art dérivatif ou exotique en le présentant toujours accompagné d’un
adjectif : art latino-américain, art asiatique, art indigène, etc. Cette adjectivisation,
en plus de souligner la différence géo-esthétique entre l’Art tout-court (réservé à
l’art occidental) et les autres expressions artistiques, envoyait une image homogène des sociétés : l’Amérique latine, l’Asie ou l’Afrique devenaient des régions
culturellement uniformes qui se caractérisaient par leurs différences culturelles
avec l’Occident.
Dans cette même logique, pendant longtemps la reproduction de la colonialité
dans les pays dits « périphériques » a réservé l’art à des expressions de la culture
nationale hégémonique et a conduit la grande majorité des artistes à chercher
à imiter les courants artistiques euro-étatsuniens et à obtenir la reconnaissance
des institutions hégémoniques du circuit de l’art. Or, depuis quelques décennies,
des narratives alternatives percent à travers les interstices de l’art institutionnel
pour dévoiler les façons dont l’esthétique, l’art et ses institutions ont reproduit la
colonialité et se servent des stratégies, des langages et des institutions de l’art pour
inverser l’opération et se positionner depuis des lieux d’énonciation de frontière,
c’est-à-dire, des subjectivités construites à cheval entre la modernité et la colonialité.
C’est le cas de l’artiste guatémaltèque maya tz’utujil Benvenuto Chavajay Ixtetela
qui a quitté l’école picturale traditionnelle de son natal San Pedro La Laguna,
caractérisée par la représentation réaliste des scènes de la vie quotidienne des
communautés mayas autour du lac Atitlán, pour construire un style artistique
propre, en dialogue avec le monde contemporain et ses enjeux, mais depuis une
vision locale. Chavajay récuse le concept d’art pour nommer sa pratique car il
explique qu’en tz’utujil, sa langue maternelle, ce concept n’existe pas. Or, formé
à l’École Nationale d’Arts Plastiques de Guatemala, il utilise le langage de l’art
pour faire un retour à ses origines et soigner la blessure coloniale. En employant
la performance ainsi que des matériaux liés à la cosmovision des peuples mayas,
tels l’argile ou le maïs, Chavajay crée des œuvres conceptuelles dans lesquelles il
invite à « dé-couvrir » des formes de concevoir et de se mettre en relation avec le
monde qui ont été passées sous silence et « couvertes » par la colonialité.
En 2019, par exemple, Chavajay profite de son séjour à Paris, invité par le Centre
Pompidou et la plateforme Cosmopolis, pour faire une performance dans laquelle il
s’est couvert d’une pâte de maïs et a marché jusqu’au cimetière du Père-Lachaise où
se trouve la tombe de l’écrivain guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, prix Nobel
de littérature en 1967 et dont le roman Hommes de maïs est considéré comme
son chef-d’œuvre. En effet, Asturias, qui a étudié l’anthropologie à Paris dans les
172
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
Photographie de l’œuvre Hombre de maíz de Benvenuto Chavajay (2019).
173
DÉPÔT PHOTOGRAPHIQUE INDÉFINI DU RITUEL-PERFORMANCE COMPOSÉ DE 24 PHOTOS. MUSÉE NATIONAL DU CENTRE D’ART DE LA REINE SOFÍA. (DON DE JULIA BORJA)
DÉCOLONISER ! NOTIONS, ENJEUX ET HORIZONS POLITIQUES
années 1920, contraste dans son roman les traditions des peuples autochtones
guatémaltèques – les Hommes de maïs, d’auprès le Popol Vuh, le livre sacré des
Mayas – avec la société métisse/blanche en pleines transformation et modernisation. L’écrivain montre une vision mélancolique et idéalisée du monde autochtone
et conclut que la modernisation et l’occidentalisation ont eu raison de ce monde
magique qui est resté dans le passé. Avec sa performance, Chavajay dit vouloir
montrer que le véritable Homme de maïs, le Maya, est vivant et existe avant et
après l’œuvre d’Asturias.
L’œuvre de Chavajay est une opération d’interculturalité dans laquelle l’art est utilisé comme moyen pour mettre en relation des subjectivités dans un espace-temps
partagé. La cosmovision tz’utujil s’exprime dans des œuvres d’art contemporain
ce qui renverse le déni de co-temporalité que les sciences modernes ont imposé
aux sociétés non-occidentales. Dans une région comme l’Amérique centrale où
être autochtone est synonyme d’exclusion et de discrimination, Chavajay réussit
à décentrer le discours de l’art à partir d’une énonciation située dans sa réalité de
maya tz’utujil contemporain.
Le déni de co-temporalité ainsi que la colonialité du savoir et de l’être sont interrogés également par l’artiste mexicain Eduardo Abaroa qui, en 2012, entame son
projet Destruction totale du musée d’anthropologie où il conçoit un plan détaillé
pour détruire le musée le plus visité du Mexique, symbole patrimonial du Mexique
moderne. Avec ce projet, Abaroa met en évidence comment l’État national mexicain
sauvegarde et reproduit un récit idéalisé de son héritage culturel autochtone – réifié
et appartenant au passé – tout en mettant en œuvre des politiques de discrimination
et de marginalisation des populations autochtones vivantes. Cette politique est
fondée sur le récit de la « nation » moderne qui dissout les différences dans une
prétendue homogénéité qui fonctionne comme ciment de la nation et qui, dans le cas
du Mexique, ainsi que de la plupart des pays de l’Amérique latine, a trouvé dans le
« métissage » le moyen d’exclure les populations autochtones et afro-descendantes
de l’histoire officielle. En outre, le musée national d’anthropologie, comme tout
musée de ce genre, est un dispositif colonial d’extractivisme matériel et culturel,
et c’est en ce sens que l’artiste propose sa destruction totale.
Et si le musée est effectivement un produit de la modernité qui, depuis des siècles,
reproduit la colonialité par la représentation, l’exposition et l’appropriation de
l’autre, tout en réaffirmant le même normatif – moderne/occidental – qui cache
son énonciation dans l’universalité de l’art, la théorie décoloniale ne cherche pas
la destruction réelle des musées mais la contextualisation de leurs origines, la prise
de conscience de leur rôle dans la structure coloniale du pouvoir et la transparence
dans des lieux d’énonciation depuis lesquels leurs collections et leurs récits sont
conçus. Plusieurs musées entament depuis quelques années ce travail de réflexion.
Une autre étape de ce processus consiste à ouvrir des espaces pour les voix qui
ont été historiquement réduites au silence. Cette étape est délicate car le risque est
174
PARTIE III : DES LUTTES MULTIPLES POUR CONTINUER À DÉCOLONISER
de tomber dans la logique de la représentation du subalterne, ce qui impliquerait
la reproduction des rapports de pouvoir où il y aurait un sujet capable d’analyser
et d’énoncer – à partir de ses propres grilles d’analyse – et un autre sujet, objétisé,
qui n’aurait pas de voix. Comme nous le rappelle souvent le sociologue mexicain
Rolando Vázquez, la méthode décoloniale est celle de l’écoute. En ce sens, il ne
s’agit pas d’incorporer l’autre dans le regard du moi (ce qui a été fait à diverses
reprises depuis les années 1980 dans le cadre des politiques multiculturalistes en
matière d’art), mais de fournir des espaces d’égalité pour que les autres puissent
s’énoncer dans un processus de construction pluriverselle de la transmodernité.
Un effort dans cette voie est celui du centre d’art contemporain le plus important
de Rotterdam, auparavant appelé Witte de With d’après un officier naval qui a participé à l’expansion coloniale néerlandaise, et qui a changé de nom en 2021, après
trois ans de processus de concertation, pour devenir le Kunstinstituut Melly, en
référence à l’œuvre de l’artiste canadien d’origine chinoise Ken Lum « Melly Shum
déteste son travail », affichée sur la façade du bâtiment du centre d’art contemporain depuis 1990. L’œuvre de Lum montre la photographie d’une femme d’origine
asiatique qui sourit à côté de la phrase « Melly Shum déteste son travail » et fait
référence à la réalité d’une grande partie des immigré·es qui se voient forcé·es
d’accepter des travaux précaires. Selon la propre institution, le nom a été choisi
pour sa capacité à montrer sa volonté d’être responsable, vulnérable, réactive et
plus accueillante d’une société plurielle. Or, si la politique de (re)nommer est fondamentale dans le processus de prise de conscience de la modernité/colonialité,
les changements de nom ne sont évidemment pas suffisants. Avec son nouveau
nom, le Kunstinstituut Melly a lancé aussi une nouvelle philosophie et un nouveau
programme institutionnel fondé sur les méthodologies d’apprentissage collectif
et la réflexion sur les sociétés actuelles.
Décoloniser l’art et ses institutions n’implique donc pas seulement l’incorporation
de la diversité sous la même structure de pouvoir (en incluant simplement des
artistes racialisé·es aux collections ou aux expositions, par exemple), mais surtout
de prendre conscience de la position que chaque individu et chaque institution
occupe dans la structure coloniale de pouvoir et d’œuvrer à son démantèlement.
Dans le monde global dans lequel nous vivons, il ne s’agit donc pas de détruire
les institutions de la modernité ou de refuser leurs apports, mais de rendre visible
les lieux d’énonciation pour construire des rapports d’égalité entre la pluralité de
formes de faire l’expérience du monde.
BIBLIOGRAPHIE
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