Medellín après le « miracle » :
Les limites du droit à la ville créative
Patrick Naef et Arthur Modoianu
« Ville créative », « ville innovante » ou encore « ville résiliente », les
labels se sont succédé au fil des deux dernières décennies pour faire
évoluer l’image de Medellín, une ville auparavant surtout connue
pour sa violence. Toutefois, quinze ans après l’initiation des politiques
d’« urbanisme social » amenées par le maire de l’époque Sergio Fajardo
(2004-2007) – une stratégie de développement urbain considérée par
de nombreux·ses observateur·trices comme le « miracle de Medellín » –
les effets de ces politiques urbaines sont pour le moins contrastées.
L’urbanisme social est le terme employé dans le discours politique
et académique pour désigner les initiatives institutionnelles visant à
améliorer les conditions de vie dans des territoires aux taux de criminalité les plus élevés (Martinez-Rivera 2011). Lancées en 2006,
elles sont accompagnées de programmes éducationnels et culturels
dans plusieurs quartiers marginalisés de Medellín. Comme l’indique
son slogan « Medellín, la plus éduquée » (Medellín, la mas educada),
Sergio Fajardo a parié sur l’éducation, la participation citoyenne et la
valorisation de l’espace public pour le développement intégré de ces
projets urbains. Durant les quatre années de son mandat, il a significativement contribué à la construction de parcs, de bibliothèques,
d’équipements éducatifs et sportifs, de centres médicaux, d’avenues
stratégiques et d’habitat social. Si aujourd’hui l’urbanisme social
suscite encore fierté et enthousiasme dans les quartiers au centre de
ces programmes, un nombre croissant de voix expriment une certaine
désillusion face aux impacts concrets de certains projets. En effet,
des critiques questionnent les réels objectifs de certains ouvrages audelà du marketing urbain, en présentant Medellín comme une ville
maquillée, déguisée ou simplement relookée.
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Ville et créativité
Créativité et participation pour se soustraire
à la « politicaillerie »
L’urbanisme social est basé en partie sur une interprétation du « droit
à la ville », un concept initialement développé par Henri Lefebvre
(1968) et dans le contexte colombien, fortement influencé par la
pensée de Jordi Borja (2011). Pour des projets conduits dans des
territoires affectés par la pauvreté, la criminalité et la marginalisation,
urbanistes et décideur·ses attachent une attention particulière à la
participation citoyenne durant leur conception et leur réalisation.
Ces processus participatifs visent à développer un sentiment d’appartenance dans les communautés où ces nouvelles constructions sont
réalisées. Ils ont pour objectif de rétablir un lien de confiance entre
administration et administré·es, un lien qui s’était rompu au courant
des décennies précédentes. Dans cette optique, un cadre légal est mis
en place afin d’inciter l’État à consulter les citoyens pour la mise en
œuvre de projets urbains.
Les artistes et les acteurs culturels locaux jouent un rôle central
dans ces dynamiques participatives, occupant fréquemment un rôle
de médiateur entre l’institution et les communautés concernées. Des
projets sont réalisés en collaboration avec ces derniers qui peuvent
faire valoir leur connaissance du territoire, et apportent une légitimité
nécessaire auprès des habitant·es. Les pouvoirs publics proposent des
« ateliers d’imaginaires » (taller de imaginarios) réunissant travailleur·ses
sociaux·ales, artistes et habitant·es afin de faire ressortir à travers
diverses pratiques artistiques les imaginaires locaux pour ensuite les
intégrer au processus d’aménagement. L’objectif est d’identifier les
lieux significatifs et les habitudes des habitant·es : les chemins les plus
fréquentés, les lieux d’importance symbolique, les besoins en termes
de services ou encore les zones d’insécurité.
Transformer une ville fragmentée comme Medellín implique
de reconnecter mentalement et physiquement la périphérie avec son
centre. Il importe pour cela non seulement de développer des moyens
de transports innovants, mais aussi de faire évoluer les représentations de ses habitant·es. Pour l’architecte Alejandro Echeverri, un des
principaux penseurs de l’urbanisme social, l’espace public constitue
le dénominateur commun de ces politiques urbaines :
La rue est le système nerveux et la peau de la ville.
Medellín après le « miracle »
Il ajoute que
le plus important est que l’urbanisme social se fasse par les habitants
pour les habitants: Dans ce cadre, l’art permet de mettre tout le monde
en symphonie. Afin de pouvoir communiquer horizontalement, l’art
public, la musique, la sculpture créent ces espaces où nous communiquons afin de définir des projets et des compromis. (Echeverri 2012)
L’esthétique finale de l’œuvre a son importance, mais elle remplit
avant tout une fonction sociale : converser, créer du lien, visibiliser,
exprimer, représenter, défendre, dénoncer, critiquer. Son but est de
faire naître des idées d’aménagements qui émergent des échanges entre
les habitant·es, les artistes et les chargé·es de projet ; des dynamiques
favorisées par les ateliers d’imaginaires mis en place par la municipalité. Les nouveaux ouvrages sont ainsi réalisés avec une architecture
de qualité afin de construire des référents symboliques. De plus, on
propose des diagnostics techniques, comme l’observation précise des
populations et des indices de développement humain pour le choix
des zones à développer, et des processus participatifs pour favoriser
l’appropriation des projets urbains par la population. L’objectif est
de se soustraire au clientélisme, souvent qualifié de « politicaillerie »
(politiquería), qui caractérise Medellín depuis plusieurs décennies.
À chaque gouvernement son œuvre
La situation de Medellín s’est significativement améliorée depuis
les années sombres que la ville a connues à la fin du XXe siècle, en
témoigne la baisse importante des homicides et le relatif désenclavement de certains de ses quartiers marginaux. Cependant, quinze ans
après le lancement du programme d’urbanisme social par Fajarado
et son équipe, plusieurs administrations se sont succédées à la tête
de la ville, chacune avec son programme et ses objectifs. De 2004
à 2010, Fajardo et son successeur, Alonso Salazar (2008-2010), ont
œuvré pour maintenir en tête de programme les questions de culture,
de participation et d’éducation. En investissant massivement pour
développer l’éducation dans certains quartiers marginaux de Medellín,
l’exécutif de la ville mené par Fajardo établit pour la première fois une
présence non répressive dans des zones urbaines où l’État n’était à ce
jour intervenu qu’avec une poigne de fer (Hylton 2015). Toutefois,
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Ville et créativité
durant les mandats qui ont suivi, les impératifs sécuritaires ont à
nouveau réinvesti le devant de la scène, éclipsant peu à peu la question sociale, comme le confirme Daniel Carvahlo, un des conseillers
municipaux de Medellín :
Il est difficile de répliquer ce qu’il y avait avant. Mais il me semble
important de récupérer d’une manière ou d’une autre le fait que dans
l’urbanisme social, le plus important n’est pas l’urbanisme, mais le
social. Il y a ce qui apparaît dans les revues … les bibliothèques, le
Metrocable … Mais le plus important ce sont les processus sociaux qu’il
y a derrière. Il me semble que cela est un peu oublié. (Communication
personnelle, janvier 2020)
Dès 2008, surfant sur le mouvement initié par Fajardo, son ancien
conseiller, Alonso Salazar, a tenté durant son mandat de faire perdurer
les dynamiques artistiques et participatives, en créant par exemple
une plateforme d’échange intitulée « Ma Medellín » (Mi Medellin).
Le maire suivant Anibal Gaviria (2012-2015) développe durant son
mandat une œuvre pharaonique : les « parcs du fleuve » (Parques del
Rio). Ce réaménagement des berges du fleuve ne sera jamais terminé
par manque de coordination avec son successeur (Semana 2015), de
même que son autre projet phare, la « ceinture verte » (Cinturon Verde),
qui aboutit à un échec. Au fil des mandats suivants, les politiques
publiques perdent progressivement de leur dimension sociale et participative, laissant place aux ambitions personnelles des dirigeants, et
entraînant un net revirement vers les politiques de « sécurité démocratique » chères à l’ancien président d’extrême-droite Alvaro Uribe.
Federico Gutierrez (2016-2019), fervent adhérent des politiques
ultrasécuritaires d’Uribe, illustre un retour clair à une politique de
« sécurité démocratique ». En œuvrant pour une ville « sûre, légale et
équitable », Gutierrez milite pour une sécurité accrue, en affirmant
qu’elle n’est « ni de droite, ni de gauche, mais un droit qu’il est nécessaire de garantir afin de pouvoir passer de l’espérance à la confiance »
(El Colombiano 2016). S’il mobilise néanmoins un discours basé sur
la participation, notamment par son slogan « Medellín compte sur
toi » (Medellín cuenta con vos), allouant des fonds significatifs pour
la culture et l’éducation, il est cependant critiqué pour avoir coupé
drastiquement dans les subventions aux petites structures culturelles
au profit des grandes institutions telles que le musée Antioquia, l’opéra
philharmonique ou le grand théâtre. Le dernier maire en date, Daniel
Medellín après le « miracle »
Quintero, est élu en octobre 2019. Durant sa campagne, cet ingénieur
environnemental a misé en partie sur la remise au goût du jour de
l’urbanisme social de Fajardo (qui était lui-même un mathématicien)
en focalisant à nouveau sur l’accès à l’éducation et l’espace public.
La bibliothèque España entre
mégalomanie et déclin
Ainsi, durant les quinze dernières années, plusieurs maires ont tenté
de laisser une empreinte historique à la suite de leur mandat, parfois
en dépit des dynamiques sociales existantes et souvent en rupture
avec le travail de leurs prédécesseurs. Promus à coup de slogans très
ambitieux, certains projets sont abandonnés d’une administration à
l’autre, ou alors terminés à la hâte afin que le maire en place puisse
récolter les lauriers. Le cas de la « bibliothèque España », un ouvrage
pharaonique inauguré en 2007 durant le mandat de Fajardo, est certainement une des œuvres ayant le plus contribué à la renommée de
l’urbanisme social. Paradoxalement, elle constitue également un de
ses échecs les plus cuisants. En 2004, la mairie de Fajardo prend la
décision de construire des bibliothèques articulées à des espaces publics
extérieurs (les parcs-bibliothèques). Dans le cas de la bibliothèque
España, un appel à projets d’architecture est lancé et conformément
au cahier des charges, le projet retenu est une proposition sculpturale et visible. La volonté de créer un objet iconique et monumental
est clairement affirmée. La bibliothèque porte d’ailleurs ce nom en
l’honneur du roi d’Espagne qui a soutenu l’œuvre en finançant du
mobilier. Le roi s’est rendu en personne dans le quartier de Santo
Domingo pour inaugurer cet ouvrage, renforçant d’autant plus son
image internationale. Avant l’arrivée du roi, un nettoyage des alentours
est effectué et les sans-abris sont déplacés hors de la zone.
Afin de rester dans les délais, le rythme de construction s’accélère
en fin de chantier, entraînant de nombreuses imperfections, principalement sur les façades extérieures qui menacent de s’effondrer à
cause de l’humidité. Le détachement de la façade s’accentue après
2010 et la bibliothèque doit fermer ses portes en 2015. Aujourd’hui,
un débat juridique tendu vise à établir les responsabilités de cet
échec. En 2017, le quotidien national El Tiempo révèle que les coûts
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Ville et créativité
totaux de rénovation de la bibliothèque s’élèvent à 15 715 millions
de pesos colombiens (environ 4 millions de dollars) pour un investissement initial de 15 152 millions (El Tiempo 2017). Ce projet est
également fortement critiqué pour le peu de participation citoyenne
associée à sa conception et sa construction. Malgré l’accès libre à cet
espace (notamment pour l’utilisation d’Internet et pour des activités
extra-scolaires), la population n’y développe qu’un faible sentiment
d’appartenance. Pour Juan Fernando Zapata, collaborateur du groupe
URBAM, une institution centrée sur l’urbanisme social :
[Aujourd’hui] personne de la communauté ne lève un doigt. C’est l’ego
des élus qui tombe en miettes. Les autres projets avec plus d’implication ne tombent pas, car les gens en prennent soin. (Communication
personnelle, mai 2019)
On va jusqu’à remettre en question le nom donné à la bibliothèque
España, une appellation qui ne refléterait pas la réalité sociale du
territoire et posséderait même pour certains un lien ambigu avec la
colonisation espagnole. Comme le souligne l’architecte Natalia Castaño Cárdenas, membre du groupe URBAM :
Ce nom a surtout été une stratégie de communication avec le monde
et repose sur du city-branding, ce qui a permis à la ville d’obtenir par
la suite du soutien international. Comme ce fut le cas pour [la bibliothèque] de Belén qui s’est vu offrir les plans par un bureau japonais
d’architecture. (Communication personnelle, mai 2019)
La bibliothèque España qui devait symboliser la transformation du
quartier de Santo Domingo et de la comuna 1, une zone urbaine
connue auparavant pour son important taux d’homicides notamment
dû à la présence de bandes liées à Pablo Escobar, constitue finalement
un échec. Elle ne suscite que peu d’intérêt pour les maires qui suivent
Fajardo et ses façades terminées hâtivement tombent en décrépitude
(Image 18). En plus d’un certain désintérêt politique, le manque de
participation n’a pas encouragé la population locale à faire pression
pour sa rénovation. Le caractère pharaonique de la construction est
aussi perçu par beaucoup comme en décalage avec la réalité du territoire. Hylton (2015) amène même l’idée qu’une dimension sécuritaire
se reflète dans l’architecture :
Composée de deux structures en forme de cosse, elle ressemble à un
centre de recherche de l’armée. Telle est l’architecture caractéristique
Medellín après le « miracle »
Image 18 : Les façades démontées de la bibliothèque España, fermée depuis 2015.
Source : Camilo Monsalve, 2020.
de la pacification : les aspects sécuritaires sont intégrés dans le design.
(Hylton 2015 : 137)
À la fin de l’année 2021, la presse locale annonce néanmoins que
des rénovations sont prévues en 2022. Après six ans de fermeture,
la bibliothèque devrait enfin rouvrir ces portes une fois le maître
d’ouvrage sélectionné, impliquant un coût de plus de 30 millions de
pesos colombiens, soit le double de l’investissement initial (Tamayo
Ortiz 2021).
La comuna 13 : la créativité face à la
mémoire des violences
La comuna 13 de Medellín, située à l’ouest de la ville, constitue également un haut lieu de la violence qui a marqué la seconde ville de
Colombie. Dernier bastion de milices urbaines attachées à la guérilla,
elle est le théâtre au début des années 2000 de plusieurs opérations
militaires et paramilitaires pour chasser celles-ci, traumatisant une
large partie de sa population. Aujourd’hui, les dizaines de quartiers qui
composent cette commune sont contrôlés par un nombre équivalent
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Ville et créativité
de « combos » (l’appellation locale pour les gangs), qui assurent une
paix plus que précaire pour les 140 000 habitant·es qui y vivent. La
comuna 13 est également un lieu stratégique et une vitrine de l’urbanisme social, en témoignent trois ouvrages emblématiques de ce
programme : le Metrocable (un système de télécabines urbaines), le
Parc-bibliothèque de San Javier et les escaliers électriques à ciel ouvert, communément appelés « las Escaleras ».
Inaugurés en 2012, les escaliers électriques de la comuna 13
sont initialement conçus avec l’objectif d’améliorer la mobilité d’une
population estimée à 12 000 personnes, dans une zone informelle
établie sur les pentes des montagnes entourant la ville. Mobilisés
très tôt comme un projet-vitrine majeur de l’urbanisme social, « las
Escaleras » vont rapidement suscités l’intérêt d’observateur·trices
internationaux·ales. Après les journalistes, les délégations politiques,
les urbanistes et les architectes venant des quatre coins du monde,
cer tains touristes commencent également à visiter ce site (Naef
2016). Le phénomène touristique se développe d’autant plus grâce à
certain·es jeunes du quartier, principalement issu·es du milieu hiphop, qui offrent aux visiteur·ses des tours centrés sur les nombreux
graffitis qui ornent les façades entourant les escaliers électriques. La
Casa Kolacho, un collectif de rappeur·ses et de graffeur·es, offre des
« Grafitours » déjà depuis 2010 et propose aux touristes des récits
critiques sur la violence de ces quartiers. La construction des escaliers
électriques va significativement participer au succès de ces visites
guidées mettant au centre l’art urbain de la comuna 13. Le chantier
s’accompagne d’une rénovation des maisons aux alentours. La marque
de bière Pilsen contribue à l’achat de peinture, les toits sont repeints
et les graffitis se développent sur de nombreuses façades bordant les
escaliers électriques. Des boutiques de souvenirs, des cafés et des
musées informels apparaissent ; des démonstrations de rap et de
breakdance sont proposées sur le viaduc situé sur les hauteurs. Avec
l’arrivée massive de touristes, d’abord d’Amérique latine puis du reste
du monde, l’offre va s’étoffer et, dès 2019, de nombreux·ses guides
font le pied de grue à la sortie du métro pour proposer un tour des
escaliers et de l’art urbain qui les entoure. Si certain·es de ces guides
sont encore issu·es du quartier, nombreux·ses sont déconnecté·es du
lieu, venant d’autres quartiers, mais aussi d’autres pays comme le
Venezuela, l’Argentine, et même la France.
Medellín après le « miracle »
Avant l’apparition de la pandémie liée au coronavirus, « las Escaleras » constituaient une des attractions principales de la ville et ils
sont maintenant connues dans tout le pays. En 2019, le site était visité
par 436 395 touristes (SITUR 2019) et plus de 400 guides étaient
recensés (voir Image 19). S’il génère initialement un sentiment de
fierté pour la population locale (Reimerink 2018), ce boom touristique
suscite depuis quelques années de vives critiques chez bon nombre
d’habitant·es. Au-delà de l’augmentation massive de tours organisés
sur un espace très restreint, c’est surtout la présence de guides étrangers et déconnectés de l’histoire du lieu qui est fortement mise en
question. De plus, les deux combos qui contrôlent la zone abritant
les escaliers électriques, auparavant peu investis dans les activités liées
à ce nouvel ouvrage, se sont impliqués suite au succès de l’activité
touristique. Depuis 2017, chaque guide doit s’acquitter de la « vacuna »
(littéralement le « vaccin », la taxe d’extorsion locale), représentant
habituellement un paiement hebdomadaire de 70 000 pesos (environ
20 dollars). L’arrivée des touristes étranger·ères a également renforcé
le marché local de la drogue (cocaïne et marijuana). Ainsi, le succès
d’une activité touristique informelle, basée en grande partie sur des
discours critiques et politisés sur le contrôle illégal des quartiers
par des groupes armés, a paradoxalement contribué à renforcer ces
derniers. Pour ce musicien de rue, natif de la commune et menant
son activité sur l’un des viaducs attenants aux escaliers, l’argent du
tourisme a corrompu l’esprit du lieu :
Les enfants ne vont plus à l’école. Leurs parents ne vont pas leur dire
d’y aller, ils vont leur dire d’aller sur le viaduc, car ils savent qu’ils vont
faire 50 000 pesos en une matinée. Les filles se tournent vers la prostitution. C’est en train d’exploser ! […] Ce qui a commencé de manière
très cool – montrer l’art [aux visiteurs] – est en train de se transformer
en quelque chose d’autre. Parce que voir autant d’argent dans la comuna
cela corrompt les esprits de beaucoup de gens. Et surtout, la plupart de
cet argent est liée à la drogue. (Communication personnelle, juillet 2020)
La résonnance globale de « las Escaleras », issue dans un premier
temps de la volonté des autorités de faire de ce projet une vitrine de
l’urbanisme social à l’international, et dans un deuxième temps de sa
transformation en objet touristique, l’a dévié de son objectif initial. Si
le succès en termes touristiques est là, ce n’est pas le cas pour ce qui
est de la mobilité des habitant·es, qui n’utilisent que peu les escaliers
électriques (Naef 2020). Letty Reimerink (2018) a également observé
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Ville et créativité
Image 19 : Panneau dans le comuna 13 montrant une guide qui elle-même présente des photos du conflit et des escaliers électriques, devant une peinture
murale, 2019. Source : Patrick Naef, 2019.
comment dans le cas de « las Escaleras », la logique des planificateurs
a divergé de celle de la population, reconnaissant néanmoins que cet
ouvrage a contribué à renforcer la fierté des habitant·es pour leur
quartier. Les recherches récentes menées par un des auteurs de ce
chapitre (Naef 2020) démontrent toutefois que les impacts négatifs
de l’augmentation du tourisme remettent également en question cette
dynamique, ce que Reimerink considère comme le « facteur de fierté »
(the pride factor). La commercialisation de la pratique, l’arrivée sur
le marché de guides et tour-opérateurs étrangers, l’augmentation de
la vente et de la consommation de drogue ainsi que l’impact limité
de la pratique au-delà des escaliers expliquent l’augmentation des
critiques liées au projet.
Medellín après le « miracle »
Pour cette commerçante du quartier Veinte de Julio, au bas des
escaliers électriques, ces derniers ont permis de dynamiser la culture
de la zone, mais le tourisme devient morbide :
Il y a plus d’yeux sur le quartier, pour le meilleur et pour le pire. C’est
un lieu où il y a de bonnes personnes, de grands intellectuels, beaucoup
d’entités culturelles. Mais je sens aussi qu’on regarde cela de manière
morbide, du moins les gens de l’extérieur qui regardent ça avec curiosité […]. C’est un moyen de vendre la partie obscure de la comuna.
(Communication personnelle, janvier 2020)
La promotion intensive de « las Escaleras » sur la scène internationale
a participé à transformer un projet de mobilité initialement destiné
à la population locale en attraction touristique. D’abord associé à un
tourisme limité à guerre plus d’une quinzaine de visiteurs quotidiens
après son inauguration, le site attire quelques années plus tard un
véritable tourisme de masse. Comme à Barcelone, lieu d’inspiration
de ces escaliers électriques à ciel ouvert, le site s’est trouvé confronté
à un phénomène de « surtourisme » qui a négativement impacté la
perception de l’ouvrage par les habitant·es. Après la fierté de voir des
étranger·ères affluer dans une zone urbaine connue pour sa violence,
la dimension touristique du lieu est critiquée pour ses aspects de
commercialisation et de voyeurisme. De plus, l’impact limité de ce
qui était d’abord considéré comme du « tourisme communautaire »
et la reprise en main d’une partie de cette activité par des entreprises
criminelles renforcent la perception négative du tourisme dans la
comuna 13. La promotion à l’international d’un périmètre restreint
aux escaliers électriques – des maisons rénovées, des façades peintes et
décorées, de nombreux visiteur·ses étranger·ères – diffuse également
une carte postale loin des réalités de la comuna 13 qui reste une des
zones de la ville les plus problématiques en termes d’homicide, de
déplacement forcé, d’extorsion ou d’accès aux ressources de base.
Finalement, en mars 2020, la pandémie liée au coronavirus a mis un
frein aux activités touristiques qui dépendaient en grande partie des
visiteurs internationaux ; de nombreux acteurs touristiques ont ainsi
soudainement perdu leur principale source de revenus.
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Ville et créativité
Le droit à la ville créative
Si aujourd’hui Medellín fait encore face à de nombreuses problématiques, la ville a clairement évolué depuis le lancement de l’urbanisme
social au début des années 2000. La mobilité et les cartes mentales
des habitant·es se sont développées, alors que le taux d’homicides a
drastiquement baissé, même si de nombreuses formes de violence
persistent (extorsions, disparitions et déplacements forcés). Basé sur
des processus participatifs, matérialisés entre autres par des ateliers
d’imaginaires et des budgets participatifs dans la périphérie, le droit à
la ville était au centre de ces politiques. Il prévoyait dans ce contexte
une urbanisation plus proche des réalités des territoires marginaux.
Cependant, le manque de suivi des projets entre les administrations
a significativement entravé leur développement comme l’illustre le
cas de la bibliothèque España. La volonté de construire des ouvrages
emblématiques résonants à l’international, comme dans le cas de la
bibliothèque et des escaliers électriques, a également dévalué l’identification des habitant·es à ces projets. Enfin, les processus participatifs
censés matérialiser ce droit à la ville, la possibilité pour des populations
marginalisées d’êtres des agents dans la production de « l’œuvre » que
constitue la ville, pour reprendre le terme de Lefebvre (1968), ont
fortement été critiqués. Que ce soit pour les escaliers électriques ou la
bibliothèque España, plusieurs voix ont confirmé que les habitant·es
n’avaient pas été consulté·es, mais juste informés. Les ateliers d’imaginaires sont présentés par Jose Jaime Samper comme « des cycles
créant l’illusion satisfaisante d’émancipation (empowerment) et de
participation » (cité dans Reimerink 2014 : 117). Il y a déjà quelques
décennies, Lefebvre lui-même mettait en garde sur les limites de la
participation qu’il voyait parfois comme un simulacre :
Autre thème obsédant : la participation (liée à l’intégration). Mais il
ne s’agit pas d’une simple obsession. Dans la pratique, l’idéologie de
la participation permet d’obtenir au moindre prix l’acquiescement des
gens concernés et intéressés. (Lefebvre 1968 : 94)
À Medellín, les enjeux liés à la participation citoyenne existaient déjà
avant les programmes d’urbanisme social. Ils se sont renforcés dès les
années 1990 avec la montée en force de la société civile. Toutefois,
les réels objectifs derrière ce processus ont souvent été questionnés et
nombreux·ses sont ceux et celles qui y voient une simple façade ou un
Medellín après le « miracle »
simulacre pour reprendre le terme de Lefebvre. Comme l’expliquait
en 2017 un politicien qui fut candidat au poste de gouverneur, lors
de processus participatifs, certaines prises de décisions étaient basées
sur des applaudimètres :
Les combos envoyaient des bus entiers de personnes payées pour applaudir lorsqu’on leur donnait l’instruction. (Communication personnelle,
octobre 2017)
L’évolution du paysage politique de Medellín a été marquée par une
instrumentalisation de la participation, de la part des élites, mais
également des groupes armés illégaux qui n’ont pas hésité à phagocyter ces processus, à l’image des groupes (post)paramilitaires qui se
sont fréquemment appropriés des ressources associées aux budgets
participatifs initiés par la municipalité. Ceci a en partie contribué à
la mort du rêve de planification urbaine locale basée sur les souhaits
des habitant·es. Toujours en grande partie entre les mains d’une élite
planificatrice et de groupes armés illégaux, la production urbaine
continue ainsi d’être façonnée suivant une logique néolibérale et
clientéliste. La « ville du printemps éternel » est avant tout conçue
comme un produit suivant l’objectif principal d’attirer des investisseurs étrangers et des touristes.
Au-delà du cas de Medellín, les résultats présentés dans ce chapitre
nous amènent à questionner les réelles possibilités liées au droit à la
ville dans des villes dites « créatives ». La thèse de « la classe créative »
développée par Richard Florida (2002) a d’ailleurs suscité un vif
débat et a été la cible de nombreuses critiques (voir par exemple :
Peck 2005 ; Shearmur 2005 ; Chantelot 2009 ; Keil et Boudreau
2010). La mobilisation du concept de « ville créative » comme outil
de développement constitue l’une des remises en question les plus
importantes. Pour Richard Shearmur (2005), ce mode de développement est fondamentalement inégalitaire ; il favoriserait les élites,
ainsi que des projets visibles, mais pas forcément prioritaires. Jamie
Peck (2005) le rejoint en considérant ce mode de développement
comme néolibéral et ne profitant qu’à un segment de la population
en opposition au bien-être social de l’ensemble. Pour Roger Keil et
Julie-Anne Boudreau (2010), c’est l’échelle même de la ville créative qu’il faut questionner, « axée exclusivement sur la centralité au
détriment des périphéries ». Finalement, Florida (2017) lui-même,
est revenu de manière critique sur son ouvrage fondateur, mettant
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Ville et créativité
en lumière certains défis associés à la ville créative – gentrification,
inégalités ou encore ségrégation – reconnaissant que bon nombre
de ces villes sont caractérisées par des îlots de prospérité entourés
d’étendues de pauvreté.
Medellín, sans doute une des villes les plus inégalitaires au
monde, représente ainsi un cas d’étude pertinent pour observer les
limites du « droit à la ville créative ». On peut d’un côté constater que
la conception du droit à la ville, si elle est présentée comme centrale
dans les programmes d’urbanisme social, varie selon les administrations. Pour les maires Sergio Fajardo et Alonzo Salazar, le droit à
la ville rime avec participation et éducation, alors que pour Aníbal
Gaviria, c’est la mobilité qui est au centre. D’un autre côté, Federico
Gutierrez considère la sécurité comme un droit qu’il faut garantir à
tous les membres de la population. Enfin, un ouvrage transformé en
objet touristique comme « las Escaleras » pose la question des sujets
de ce droit à la ville. Si la Charte mondiale du droit à la ville précise
que ce droit s’applique de la même manière à toute personne qui
résiderait « de façon permanente ou transitoire dans les villes », on
peut légitimement questionner l’objectif d’un tel ouvrage, en regard
de son manque d’intérêt pour la population résidente et de son
succès pour les visiteur·ses. Pour Echeverri (2012), grand architecte
de l’urbanisme social, sentir que l’on fait partie du développement de
la ville en pouvant profiter des meilleures infrastructures est important. Cela explique pour lui la nécessité de l’esthétique : la meilleure
architecture et les meilleurs espaces sont prévus pour les zones les plus
reculées et conflictuelles. Une volonté esthétique est certainement de
mise dans le cas de la bibliothèque España et des escaliers électriques.
Elle n’a malheureusement que peu contribué à ce que les populations
concernées se sentent partie prenante de leur ville.
Conclusion
Après des décennies de violence, l’urbanisme social a fait de Medellín
une ville emblématique des nouvelles politiques urbaines, contribuant
à la situer parmi les villes globales, et façonnant ce que certains qualifient encore de « miracle ». L’esthétique architecturale, la créativité
et l’innovation sociale ont été des éléments incontournables dans ce
Medellín après le « miracle »
processus, avec un objectif affirmé de mobiliser ces éléments dans des
zones marginales et violentes. Sans remettre en question l’ensemble
de ces politiques, l’objectif de ce chapitre était d’observer certaines
réalisations iconiques de l’urbanisme social, une quinzaine d’années
après son apparition. Les exemples de « las Escaleras » et de la bibliothèque España permettent de relativiser quelque peu le succès de
ces politiques. En mobilisant le droit à la ville, l’objectif était de
démontrer certaines limites que de tels objets pouvaient entraîner
en matière d’appropriation locale. On a démontré que l’esthétisme
des maire·esses et des aménageur·ses n’était pas forcément celui des
habitant·es, et que de telles approches méritent d’être légitimées par
des processus participatifs plus solides.
Finalement, comme le souligne Lefebvre, pour permettre à tout
un chacun de participer à l’œuvre que représente la ville, il importe
de distinguer la morphologie sociale et matérielle de ces ouvrages.
Dans le cas des escaliers électriques, la morphologie matérielle de cette
construction iconique a déterminé sa nouvelle fonction sociale : le
tourisme international et le branding ont pris le pas sur l’amélioration
de la mobilité locale. Si les discours qui sous-tendent les pratiques
urbanistiques à Medellín évoluent, certaines conditions demeurent
les mêmes. Suivant une logique néolibérale, ce sont encore souvent
les populations marginalisées qui subissent les conséquences de ces
régénérations urbaines. Dans la comuna 13, les habitant·es se sentent
dépossédé·es de leur lieu de vie par la croissance du tourisme de masse
(après que certain·es aient déjà été déplacé·es et dépossédé·es de leur
logement lors de la construction des escaliers électriques), alors qu’à
Santo Domingo, la bibliothèque qui devait changer leur existence
est fermée depuis 2015.
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