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« Enseignes déployées et gonfanons au vent ». Métaphore héraldique et lyrique occitane (XIIIe–XIVe siècle) Laurent Macé SEPARATA DE ARMAS E TROFÉUS REVISTA DE HISTÓRIA, HERÁLDICA, GENEALOGIA E ARTE IX SÉRIE TOMO 23 2021 « ENSEIGNES DÉPLOYÉES ET GONFANONS AU VENT ». MÉTAPHORE HÉRALDIQUE ET LYRIQUE OCCITANE (XIIIe–XIVe SIÈCLE) Laurent Macé* : Les compositions des troubadours, notamment les chants en lien avec l’actualité politique de leur temps (sirventés), comprennent un certain nombre de métaphores héraldiques qu’il est possible d’identifier au sein d’un corpus qui tend à s’étoffer tout au long du XIII e siècle. Il est surtout abondant dans le cadre de conflits qui opposent la dynastie capétienne aux souverains qui prétendent dominer le bassin occidental de la Méditerranée (Sicile, Aragon) ou quand il s’agit d’affronter les Plantagenêts, lesquels espèrent encore s’affirmer dans l’Aquitaine gasconne. La maîtrise de l’héraldique par les poètes de cour s’avère être de grande qualité, elle montre que leur connaissance dans le domaine de la vexillologie fait d’eux l’équivalent de certains hérauts d’armes. résumé abstract: The compositions of the troubadours, in particular the songs related to the political news of their time (sirventés), include a number of heraldic metaphors that it is possible to identify in a corpus which tends to grow throughout the period of the 13th century. It is particularly important in the context of conflicts between the Capetian dynasty and the rulers who claim to dominate the western basin of the Mediterranean (Sicily, Aragon) or when time is coming to fight against the Plantagenets who still hope to assert themselves in Gascony Aquitaine. The mastery of heraldry by court poets turns * Professeur d’Histoire médiévale à l’université Toulouse-Jean Jaurès et membre de la Société française d’héraldique et de sigillographie (Paris), il est l’éditeur de l’ouvrage Jeux de miroir. Le sceau princier au Moyen Âge (XI e–XIV e siècle), Toulouse, 2021. 175 Laurent macé out to be of high quality, showing that their knowledge in the field of vexillology makes them the equivalent of some heralds of arms. La vue des bannières d’une armée de secours faisant fuir les vaillants assiégeants d’une forteresse est un topos littéraire bien commun au XIIIe siècle. En 1226, dans la Philippide rédigée en latin par Guillaume le Breton, ce dernier s’y soumet avec délectation pour mettre en scène le désarroi du roi Plantagenêt Jean sans Terre. Depuis son camp installé, durant l’été 1214, devant le castrum de la Roche-aux-Moines, son visage semble littéralement changer de couleur quand il aperçoit et reconnaît les lis des vexilla regis du prince Louis de France et de ses preux compagnons. Traversant la Loire sur une embarcation de fortune, sa fuite entraîne la débandade de ses troupes et la noyade de certains de ses fidèles « car ils préfèrent les tourbillons de Neptune à ceux de Mars » 1. De l’autre côté de cette Loire piteusement franchie par le roi aux léopards, les troubadours ont accordé un certain intérêt à ces signes de reconnaissance permettant d’identifier les différents protagonistes des combats chevaleresques, qu’ils soient de simples escarmouches locales ou des « batailles » de plus grande envergure. À travers des compositions au ton plus ou moins épique ou à travers ces chants politiques et pamphlétaires que sont les sirventés, des vers ou des strophes (coblas) peuvent prendre une coloration héraldique qui nous renseigne sur la diffusion de l’emblématique médiévale. Elle apparaît parfois sous une forme qui appartient au monde de la vexillologie, — il est vrai de nature littéraire, mais sans que celle-ci soit pour autant absolument fictionnelle 2 — vexillologie qu’il faut néanmoins appréhender dans toutes ses dimensions historiques car celle-ci est, dorénavant, intimement liée à l’équipement militaire du prince et du chevalier 3. Au sein d’un très large discours à caractère sémiotique, la fonction symbolique se confond avec la fonction pratique. Si quelques citations héraldiques peuvent être aperçues ici ou là dans les compositions troubadouresques des dernières décen1 2 3 « Rex autem ut vidit regis vexilla, probosque / Per sua signa viros agnovit […] » (Henri-François DELABORDE (éd.), Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, historiens de Philippe Auguste. Historia de vita et gestis Philippe Augusti, Paris, 1885, t. I, p. 291, vv. 259–260). Les premiers sondages réalisés dans ce domaine concernent la littérature arthurienne, voir BRAULT Gérard J., Early blazon : heraldic terminology in the twelfth and thirteenth centuries with special reference to Arthurian literature, Oxford University Press, 1972 ; de même, cette thématique, abordée à partir de la production romanesque, est exposée dans GIRBEA Catalina, HABLOT Laurent et RADULESCU Raluca, Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale : mettre en signe l’individu et la famille (XII e-XV e siècles), Turnhout, 2014, cf. p. 17–19. HABLOT Laurent, « Entre pratique militaire et symbolique du pouvoir, l’écu armorié au XIIe siècle », dans Miguel METELO DE SEIXAS, María de LURDES ROSA, Estudos de Heráldica Medieval, 2012, 4, p. 143–165. 176 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… nies du XIIe siècle, les métaphores emblématiques se multiplient à la période suivante, participant pleinement au déroulement — au déploiement devrais-je dire — d’une joute oratoire dont les signes en couleurs montrent en même temps une diffusion réaliste et matérielle de la marque armoriale, ainsi que les mutations idéologiques qui, peu à peu, se font jour en terre occitane au moment où la progression de la monarchie capétienne se mesure à l’aune des soutiens qu’elle rencontre de plus en plus régulièrement chez les poètes de langue d’oc. 1. Dans l’Aquitaine de la fin du XIIe siècle : « j’aime à voir des enseignes et des gonfanons de diverses couleurs » Selon David Crouch, la première mention littéraire d’un héraut d’armes peut être datée de 1177 4. Dans Le Chevalier de la Charrete de Chrétien de Troyes, il relève un bref épisode qui mérite d’être souligné. Alors que se prépare le tournoi de Nohauz, un hyraut d’armes sort d’une taverne pour aller prestement considérer l’écu aux « armes vermeilles », et donc anonymes, que Lancelot a posé devant l’huis de son logis : « Il a vu l’écu (escu) devant, à la porte, et l’a regardé, sans le reconnaître ni deviner à qui il était. Il ignore qui pouvait le porter » 5. Le spécialiste britannique repère également un rei d’armas, mentionné en 1184 dans une cobla de chanson composée par le troubadour Bertran de Born. À l’issue de son analyse, Crouch attribue volontiers à la cour du roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt (1154–1189) 6, l’exercice de cet office qui se trouve d’ailleurs bien attesté, en 1215, dans l’appareil diplomatique de Jean sans Terre 7. Gérard Gouiran, quant à lui, pense qu’il s’agit ici d’un homme qui appartiendrait à l’entourage du roi d’Aragon, Alphonse II, surnommé également « le Troubadour » (1164–1196) 8. Quelques années plus tard, un peu avant le milieu du XIIIe siècle, ce genre de 4 5 6 7 8 CROUCH David, « The Court of Henry II of England in the 1180s, and the office of King of Arms », The Coat of Arms, 220, 2010, p. 47–55. MÉLA Charles, Chrétien de Troyes. Le Chevalier de la Charrette, Lettres gothiques, Paris, 1992, p. 419, vv. 5542–5545. L’analyse héraldique a, par exemple, permis d’identifier un hommage littéraire à Henri II d’Angleterre et à son fils Richard dans une œuvre des années 1180 (MANDACH André de, « Observations littéraires et sociologiques relatives à la Chanson d’Aspremont », Mélanges d’études romanes du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Ryckner, Strasbourg, 1978, p. 364–380. VINCENT Nicholas, « Leopards, Lions and Dragons: King John’s Banners and Battle Flags », The Magna Carta Project [<http://magnacarta.cmp.uea.ac.uk/read/feature_of_the_month/ Apr_2015_4>, consulté le 15 septembre 2021]. GOUIRAN Gérard, « Les débuts du héraut d’armes en littérature et les premières chansons de guerre de Bertran de Born (1181–1183) », Svmma, 4, 2014, p. 46. 177 Laurent macé service domestique semble attribué à des « cavaliers sauvages » (cavaier salvatje), comme le rapporte avec morgue le troubadour et chevalier provençal, Bertrand de Lamanon. Par cette désignation à l’emporte-pièce, il se moque de l’un d’entre eux, Gui de Cabannes, ancien courrier à pied, ex-sergent d’armes, puis mercenaire sans monture, qui finit par se retrouver engagé dans les rangs de ces hérauts chargés de proférer des cris à la cour du comte de Provence, Raimond-Bérenger V († 1245). Vague fonction aulique que le poète caricature et exagère avec beaucoup d’outrance afin de ridiculiser celui qu’il considère comme un vulgaire bouffon qui ne comprend guère ce qu’il annonce, ni qui il introduit devant son maître 9. Mais revenons en Aquitaine. Dans son Ensenhamen (« enseignement »), petit traité de bon comportement qu’il produit à la cour de Poitiers au début des années 1170, le troubadour Arnaut-Guilhem de Marsan souligne toute l’importance d’une insignologie détaillée qui semble faire partie intégrante de l’équipement chevaleresque. Suivons à la lettre ses recommandations : « faites faire la sous-selle avec les mêmes armoiries (senhal) que la selle et avec la même couleur dont sera peint le bouclier et qu’il y ait à la lance une enseigne (senheira) […] ayez sur le cheval vos armoiries (entressenh) » 10. Ces conseils héraldiques, dont le processus d’encodement concerne aussi bien le cavalier que son destrier 11, sont suivis d’effets, à la fois militaires et courtois. Pour Amanieu de la Broqueira, troubadour sans doute originaire de ce toponyme situé dans le Nébouzan 12 et que l’on retrouve, en 1188, dans la suite de Bernard IV, comte de Fézensac et d’Armagnac, cela fait partie du nec plus ultra chevaleresque. Il s’exclame dans Quan reverdejon li conderc : « j’aime beaucoup les enseignes/armoiries et les hauberts, […] et celui qui s’équipe ainsi se doit d’avoir tôt conquis sa dame » 13. 9 10 11 12 13 AURELL Martin, La vielle et l’épée. Troubadours et politique en Provence au XIII e siècle, Paris, 1989, p. 122. GOUIRAN Gérard, L’Ensenhamen ou Code du parfait chevalier du troubadour gascon ArnautGuilhem de Marsan, Orthez, 2007, p. 88–89, vv. 495–499 ; p. 90–91, v. 549. Le terme entressenh pourrait désigner ici la housse armoriée dont est revêtue la monture du cavalier. Sur l’apparition et la diffusion de la housse dans le Midi de la France, d’après le témoignage de la sigillographie, voir MACÉ Laurent, La majesté et la croix. Les sceaux de la maison des comtes de Toulouse (XII e-XIII e siècle), Toulouse, 2018, p. 119–123. Départements actuels des Hautes-Pyrénées et de la Haute-Garonne. Je traduis ainsi le vers Molt n’am entresenh et auberc (VIEL Riccardo, Troubadours mineurs gascons du XII e siècle. Alegret, Marcoat, Amanieu de la Broqueira, Peire de Valeria, Gausbert Amiel, Paris, 2011, p. 134, str. V). 178 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… Et c’est effectivement, dans cette Aquitaine des années 1180, que les flammes, gonfanons et autres pennons se déploient dans un paysage visuel et martial que nous restitue le chevalier-troubadour Bertran de Born (v. 1140– 1215). De façon non exhaustive, je signale quelques vers pris au gré des pièces constituant un riche corpus d’une quarantaine de compositions : — « Quand je vois resplendir les flammes 14 de soie jaune, indigos et bleus » (los cendatz grocs, indis et blaus) ; — « j’aurai rendu vermeil mon gonfanon blanc » (e faich vermeil de mon gonfanon blanc) ; — « j’aime à voir la mêlée des boucliers couverts de peinture blanche et bleue, des housses et des gonfanons de diverses couleurs » (bella m’es preissa de blessos cubertz de teins e blancs e blaus, d’entresseins e de gonfanos de diversas colors tretaus) 15 ; — trompettes, tambours, diverses enseignes, pennons et housses (seinheras e penos e entreseinhs) figurent ensemble dans Miei sirventés vueilh far dels reis amdos (v. 17–18) ; il en est de même des heaumes et des gonfanons dans le planh composé pour la mort de Henri le Jeune (v. 21) ; — je terminerai par l’image très évocatrice des tronçons de lances avec leurs flammes (los troncons ab los cendatz) fichés dans le corps des morts désarçonnés, comme le rapporte la fameuse chanson Be-m platz lo gais temps de pascor (v. 50) 16. De ces simples évocations très colorées — certaines chamarrées, d’autres plus ensanglantées —, mais qui demeurent souvent monochromes, on passe cependant, parfois, à quelques éléments bien plus réalistes. Dans Lo coms m’a mandat e mogut, Bertran de Born imagine, en 1181, que le comte de Toulouse Raimond V (1149–1194) va planter avec courage et fierté son gonfanon pour rassembler autour de lui tous ceux qui voudront s’opposer aux incursions du roi d’Aragon sur son territoire toulousain : « le comte plantera son gonfanon dans le Pré-Comtal (fermara’l coms son gomfano el prat comtal) ». Mais en l’occurrence, le 14 15 16 Je propose de traduire cendatz par flammes, substantif qui semble désigner les queues de soie légère du gonfanon. Le mot est construit à partir de la racine seda, terme qui désigne la soie en occitan. Je n’entre pas ici dans les détails d’une terminologie qui reste encore à circonscrire (HABLOT, « Entre pratique militaire… », art. cit., p. 150, n. 21). GOUIRAN Gérard, « Bertran de Born, troubadour de la violence ? », dans La violence dans le monde médiéval, Senefiance, 36, 1994, p. 242–243 ; p. 244 ; p. 246. Voir l’édition de GOUIRAN Gérard, L’amour et la guerre. L’œuvre de Bertran de Born, Aix-en-Provence, 1985. 179 Laurent macé poète ne précise pas que l’étendard comtal était frappé de la croix raimondine d’or ornant un champ de gueules 17. Assez souvent, son propos se cantonne d’ailleurs à ce genre de mentions lapidaires. Plus tard, vers 1191, il fait allusion à l’écu au lion du roi Richard lorsqu’il s’adresse à Papiol, jongleur chargé d’interpréter une de ses chansons : « dis de ma part au seigneur Richard qu’il est lion (es leos) » 18. Et c’est également à ce signe que le chroniqueur Guillaume le Breton identifie ce vaillant souverain lorsque celui-ci se prépare à livrer combat : « Je reconnais le rictus des lions peints sur son bouclier » 19. De fait, s’il y a une réelle métaphore héraldique dans l’œuvre de Bertran de Born, elle se trouve sans doute dans un sirventés de 1183. En évoquant à plusieurs reprises dans cette composition le plateau et les pièces de l’échiquier, il ferait de la sorte allusion à l’échiqueté d’or et de gueules que portent déjà les vicomtes de Ventadour, alliés du duc Richard dans la guerre qui l’oppose à ce moment-là à son frère Henri le Jeune 20. Avant de clore cette séquence, relevons que, de son côté, le catalan Guilhem de Bergueda (1138– 1195) déclare dans les années 1180 qu’il lui arrive de déployer son enseigne aussi bien sur le champ de bataille que dans l’espace du tournoi 21. La plupart des substantifs usités (ensenh, entressenh, senheira, gonfanon, penon) par les troubadours de la fin du XIIe siècle impliquent l’idée du senhal, lequel doit être pris, dans toute sa latitude sémantique, au sens propre de « signe ». Le terme correspond d’ailleurs à l’ensemble de ces signes et codes que les troubadours eux-mêmes agencent dans leur art du « trouver » (trobar). Certains d’entre eux adoptent un senhal — un pseudonyme ou plutôt un nom d’emprunt — qui leur sert de véritable signature poétique et personnelle ; il leur permet de se distinguer et d’être reconnu au sein de l’entre-soi que constituent les cours aris- 17 18 19 20 21 MACÉ, La majesté et la croix…, op. cit., p. 112-113. RIQUER Martín de, « La heráldica y los trovadores », dans Martín de RIQUER, Caballeros medievales y sus armas, Madrid, 1999, p. 271–272. Une autre allusion aux deux lions affrontés qui ornent alors l’écu de Richard figure sans doute dans S’ieu fos aissi senher e poderos. Bertran dit : « Et si Richard prend des lions avec des lièvres au point qu’il n’en reste aucun ni par les plaines ni dans les buissons, ils seront à demeurer deux par deux par force, sans oser bouger (GOUIRAN, L’amour et la guerre…, op. cit., p. 556–557, vv. 8–14). Sur les deux lions rampant combattant de Richard, voir ADRIAN, Ailes, « Governmental seals of Richard I », dans SCHOFIELD, Ph., (dir.), Seal and their Context in the Middle Ages, Oxford & Philadelphia, 2015, p. 101–110. MACÉ, La majesté et la croix…, op. cit., p. 103. RIQUER, « La heráldica y los trovadores », art. cit., p. 272–274. « quan ma seigneira desplei / en batailla e en tornei » (RIQUER Martín de, Les poesies del trobador Guillem de Berguedà, Barcelona, 1996, p. 112). 180 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… tocratiques de ce temps 22. Pour caractériser cette appétence pour la distinction, on peut même parler d’un certain snobisme 23. Les troubadours, notamment ceux qui appartiennent à l’élite chevaleresque, savent bien qu’enseignes, écus, selles, housses et pennons armoriés sont des marqueurs de la prééminence sociale 24 ; ces derniers participent pleinement à l’identification des protagonistes qui s’affrontent sur le terrain du combat armé ou sur le pré du tournoi, espaces reconnus de cette culture aristocratique qui tend à se manifester au grand jour. Héraldique, jeux équestres, sirventés, senhals se développent dans le même temps, diffusent une certaine éthique, jouent de la même esthétique de ceux qui se présentent comme nobles d’esprit. Dans les pratiques, dans les gestes, dans les propos, « les compétiteurs manifestent l’essentiel : leur appartenance au même monde » 25. L’usage vexillaire, en parallèle avec la diffusion de l’héraldique, accompagne un large mouvement qui se révèle amplement dans les décennies suivantes, lors d’affrontements militaires aux enjeux territoriaux d’importance. 2. De la Provence au Piémont de 1200 : « Je crie Montferrat, l’enseigne de qui je suis » Au début du XIIIe siècle, Peire de Bragairac (ou de Bergerac), très inspiré par la lyrique de Bertran de Born, s’exclame dans Bel m’es cant aug lo resson : « le frémissement des pennons me rassasie » (M’asauta el frims dels penons, v. 9). Si 22 23 24 25 « la fonction de ces noms fictifs n’est pas celle de cacher une identité, mais celle de la rendre reconnaissable pour un public averti, à l’instar des enseignes chevaleresques, dont ces senhals partageraient l’étymologie (c’est-à-dire la commune dérivation du latin signum) » (SAVIOTTI Federico, « L’énigme du senhal », Medioevi, I, 2015, p. 101–121 ; citation, p. 106). Cet auteur va, à juste titre, jusqu’à assimiler le senhal comme un équivalent du « sceau du poète », une signature bien reconnue de l’auditoire aristocratique (p. 109). « Inventing Snobbery », telle est la formule proposée par CROUCH David, The Birth of Nobility. Constructing Aristocracy in England and France 900–1300, Harlow, 2005, p. 156. Le 11 janvier 1190, un vassal de Bertran de Born lui demande de valider sa donation à l’abbaye de Dalon en faisant apposer son sceau sur la charte (LOUIS, Grillon, et MAÏTÉ, Etchechoury, Le cartulaire de l’abbaye Notre-Dame de Dalon, Périgueux, 2004, n° 634). Au début du XIIIe siècle, Raimon de Miraval évoque la livrée héraldique aux couleurs des vicomtes de Narbonne que son jongleur, Bayona, espère obtenir à cette cour (LAURENT, Macé, « Deux déclinaisons du plain héraldique dans le Languedoc du XIIIe siècle : Aimeri III, vicomte de Narbonne ; Olivier III, seigneur de Termes », Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, sous presse). MAZEL Florian, « La compétition chevaleresque dans la poésie lyrique de langue d’oc (XIIe– XIIIe siècles) », dans François BOUGARD, Régine LE JAN et Thomas LIENHARD, Agôn. La compétition, V e-XII e siècle, Turnhout, 2012, p. 161–180 ; citation, p. 168–169. 181 Laurent macé rien n’indique une quelconque couleur présente sur les étoffes qui contentent tellement les sens de ce troubadour, il est toutefois évident que le principal étendard auquel il pense devait être orné d’or et de gueules. Car c’est bien les pals du roi d’Aragon qu’il souhaite voir affichés par le souverain Pierre II quand celui-ci se décidera à recouvrer Montpellier, ville que lui disputent encore les descendants de Guilhem VIII, seigneurs naturels de la contrée (1202–1204) 26. À la même époque, le jeune Peire Cardenal reprend le motif, maintenant commun, de l’enseigne mais, à ses yeux, celle-ci se doit d’être brodée de la croix du Christ. Dans un contexte spirituel bien précis, celui de l’appel à la quatrième croisade initiée par le pape Innocent III (1198–1216), c’est le seul et unique gonfanon qui est digne d’être honorablement suivi par le plus grand nombre 27. Au même moment, le premier à associer enseigne et motif héraldique est le troubadour provençal Raimbaut de Vaqueiras (v. 1180–v. 1205). Fils de pauvre chevalier, Raimbaut connaît son sujet. D’ailleurs, son protecteur, Boniface Ier de Montferrat, l’a adoubé en 1194. Il se retrouve donc au sein de sa maisnie quand le marquis devient chef de la croisade, à l’automne 1201. Raimbaut baigne dans cet univers d’enseignes et de gonfanons militaires qui sont levés lorsqu’il s’agit de partir en campagne. Dans une chanson allégorique (Truan, mala guerra) 28, il chante, au vers 14, que tous les chevaliers vont faire lever leurs enseignes pour faire la guerre (qu’encontra lieis faran totas senheira). Quand le conflit est en cours, que les hostilités sont déclarées, les emblèmes vexillaires servent à se faire reconnaître. Dans une des compositions dédiées à son mécène (Senher marques, no.us vuelh totz remembrar), le combattant évoque les gonfanons ondoyant au vent (golfaino contra.l ven baneyar) car ils lui permettent de rallier ses compagnons d’armes et d’échanger avec eux les cris de guerre (manhta senha cridar), au beau milieu du son des trompes et des cors 29. Littéralement, le vers dit que Raimbaut entend « les signes être criés », et il précise ensuite que toute cette ambiance donne du courage à lui et à ses amis chevaliers. Car les usages vexillaires font bien appel aux sens ; substantifs et verbes renvoient souvent à la vue, mais aussi à l’ouïe. Les 26 27 28 29 CHAMBERS Frank M., « Three Troubadour Poems with Historical Overtones », Speculum, 54/1, 1979, p. 42–54. « La croix est le vrai gonfanon (lo dreitz gofainos) du roi de qui tout ce qui est dépend et que l’on doit suivre en tous temps, en accomplissant ses volontés » (LAVAUD René, Poésies complètes du troubadour Peire Cardenal (1180–1278), Toulouse, 1957, p. 179). LINSKILL Joseph, The poems of the troubadour Raimbaut de Vaqueiras, La Haye, 1964, p. 212 et suiv. « aqui auzim vas manhtas partz sonar / manh corn, manh gralle, manhta senha cridar » (idem, p. 302 et suiv., v. 45 ; vv. 47–48). 182 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… prémices de l’engagement armé reposent sur ces ingrédients indispensables à la grande parade militaire qui mobilise et fait vibrer les chevaliers harnachés. Cris et gestes sont d’ailleurs étroitement associés dans la cobla VI de Ara pod hom conoisser e proar. Partant en croisade et guidé par saint Nicolas de Bari, Raimbaut de Vaqueiras imagine déjà les Champenois dresser leur gonfanon, le marquis crier « Montferrat et le lion », et le comte flamand lancer « Flandres » quand il s’agira de donner de grands coups 30. Mais l’allusion la plus explicite à la bannière seigneuriale — Boniface Ier portait d’argent au chef de gueules — se trouve dans la chanson No puesc saber per que.m sia destregz. Le troubadour termine son sirventés par un envoi (tornada) dans lequel il manifeste sa fidélité à son seigneur et protecteur ; il rend hommage au vexillum de celui à qui il doit tout, même quand il est en cavalcade hors de son domaine : « En Provence, quand je pourchasse ou quand je me retire, je crie ‹ Montferrat ! ›, l’enseigne de qui je suis » 31. L’œil et la voix, une fois de plus. L’impact visuel produit par les armoiries ornant les vexilla est perceptible dans le paysage, il est vivant dans le regard de l’homme médiéval 32. Et les troubadours eux-mêmes, parfois de par leur propre expérience professionnelle, sont souvent dotés d’une excellente connaissance de l’emblématique. Une familiarité, voire une maîtrise des signes, qui rapproche certains d’entre eux, peintres et artisans de la couleur, de ces experts que sont les hérauts d’armes 33. Dans un contexte militaire parfois très tendu, cela peut se révéler parfaitement utile, même si l’affrontement comprend également de conventionnelles passes d’armes orales. 30 31 32 33 « e.il Campanes dresson lo gonfanon, / e.l marques crit ‹ Monferat e.l leon ! ›, / e.l coms flamencs ‹ Flandres ! › als grans colps dar » (idem, p. 216 et suiv., vv. 57–59). Le lion du comte de Flandre est associé au cri du marquis de Montferrat, en signe de compagnonnage d’armes. « En Proensa, quant encaus ni quan fui, / crit Monferrat, la senha de qu’ieu sui, / E Tortona, lai part Aleissandrina » (str. VI, vv. 42–44). MACÉ Laurent, « Sigillum et vexillum. La manifestation des pouvoirs laïcs en Rouergue : l’apport des sceaux, de l’héraldique et de la vexillologie (1150–1250) », dans La vicomté de Millau au temps de la domination catalano-aragonaise. Rivalités et dissidences (Millau, 4–6 octobre 2013), coll. Heresis, n° 1, Toulouse, 2020, p. 119–138. La Vida du troubadour Elias Cairel (1204–1222) prétend qu’avant de devenir jongleur il aurait été peintre d’armes et ouvrier de l’or et de l’argent (laboraire d’aur e d’argent e deseignaire d’armas) (RIQUER, « La heráldica y los trovadores », art. cit., p. 276). Il faut comprendre qu’il fut armurier, lequel est alors un artisan qui travaille aussi bien le métal que le cuir et le textile, et qui maîtrise la broderie, technique nécessaire à l’ornementation des housses et des pennons. 183 Laurent macé 3. Dans la Provence et le Toulousain des années 1210 : « pour celui qui m’est léopard, moi je serai lion ! » Au début du XIIIe siècle, la Provence rhodanienne n’est guère épargnée par certains conflits seigneuriaux qui se déroulent en marge de la croisade contre les Albigeois (1209–1229). Aux alentours de 1216, on assiste ainsi à un échange (tenson) assez rugueux de coblas entre deux puissants rivaux. Un des fidèles du comte de Toulouse, Gui de Cavaillon, est entré en lutte d’influence en Basse-Provence contre le prince d’Orange, Guilhem de Baux. L’éthique chevaleresque est au cœur des arguments portés par les deux protagonistes qui recherchent ouvertement la disqualification sociale de l’adversaire 34. Aussi Gui déclenche-t-il l’offensive en lançant d’emblée : « Enseignes et chevaux armés sont de saison » dans sa composition Seignieiras e cavals armatz. Mais il se fait sèchement rabrouer par Guilhem de Baux qui, dans sa réponse, lui rétorque : « […] domptez votre lion (vostre leon) qui s’en va un petit peu trop irrité ; s’il nous dévorait tous, cela ne vous vaudrait rien de bon » 35. Je traduis par « dompter » le verbe plegar qui signifie « plier » mais ici il serait plus juste de comprendre, littéralement, « repliez votre lion », allusion directe à l’enseigne armoriée que Gui déplie, au moment de la charge de cavalerie, pour laisser flotter au vent un animal qui montre les dents. Le déploiement des armoiries — des forces, des ondes, des vibrations, que l’on libère d’un étui ou d’une housse ? — est ainsi une manifestation de l’agressivité belliqueuse du chevalier qui a choisi le noble félin comme senhal de son courage et de sa force militaire. L’allusion directe au lion de sable sur champ d’or qu’arbore Gui réapparaît d’ailleurs en 1220 dans l’échange d’une nouvelle cobla. Elle sort de la bouche d’un autre troubadour, Bertran Folco, consul d’Avignon et baile du comte de Toulouse Raimond VI. Gui de Cavaillon — qui dirige dans le Toulousain la défense du site de Castelnaudary alors encerclé par les troupes d’Amaury de Montfort — fait le 34 35 MAZEL, « La compétition chevaleresque… », art. cit., p. 166. AURELL, La vielle et l’épée…, op. cit., p. 256, str. VII ; MACÉ, La majesté et la croix…, op. cit., p. 103. L’allusion à la figure léonine transparaît également, depuis les années 1180, dans la devise qui est gravée dans la légende du sceau et de la bulle de la cité d’Arles. L’avers, orné d’un lion, déclare : « On a coutume de dire que la colère du lion est fameuse entre toutes ». Le revers est aussi formellement porteur d’un distique léonin dans sa métrique latine : « La ville d’Arles est à ses ennemis hostilité et épée » (MACÉ Laurent, « Marquer la ville de son empreinte. Raimond VII, comte de Toulouse et seigneur de Marseille (1236–1243) », dans Laurent MACÉ (éd.), Jeux de miroir. Le sceau princier au Moyen Âge (XI e–XIV e siècle), Toulouse, 2021, p. 93). 184 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… bravache en déclarant qu’il tient solidement la ville sous son illustre étendard : « c’est pourquoi souvent je pique de l’éperon, pousse mon cri et déploie le lion de mon enseigne » 36. Mais son confrère émet, non sans ironie, quelques doutes sur sa capacité à effectuer une sortie digne de ce nom et à empoigner lance et enseigne léonine contre les chevaliers croisés 37. Le texte le plus riche en éléments héraldiques figurant sur un support de toile est assurément la Canso (La chanson de la croisade contre les Albigeois) : près d’une centaine d’occurrences, relatives aux enseignes et autres gonfanons, sont à signaler. Cette composition appartient, certes, au domaine de l’épique et non à celui de la lyrique proprement dite, mais le continuateur anonyme de la seconde partie de cette œuvre, achevée en 1219, recourt à des procédés formels qui illustrent la bonne formation troubadouresque qui est la sienne. Et par ailleurs, il connaît très bien les codes héraldiques de la société occitane de son temps 38. Il les utilise à l’envi pour rendre légitime l’ancrage ancestral des dynasties locales dans les domaines de leurs aïeux. Il n’en est pas autrement quand il met en scène le retour de Raimond VI, comte de Toulouse (1195–1222) qui s’apprête à investir sa capitale, en septembre 1217, alors qu’une garnison de croisés l’occupe : « En sortant de l’eau, ils se reformèrent dans la prairie, enseignes déployées (senheiras desplegadas) et gonfalons au vent (gonfanos banditz). Aussitôt que les habitants de la ville eurent distingué les emblèmes (senhals cauzitz), ils vinrent au-devant du comte, comme si c’était un ressuscité » 39. La scène est illustrée, dans l’unique manuscrit conservé (début du XIVe siècle), par un dessin à l’encre où l’on distingue le contour de l’étendard à une flamme que viennent toucher, au-devant du rempart, les habitants demeurés fidèles au comte et à ses partisans. Placée symboliquement derrière la tête du 36 37 38 39 « E crit m’enseigna e desplec mon leon » (BOUTIERE Jean, SCHUTZ Alexandre-Herman, CLUZEL Irénée-Marcel, Biographies des troubadours. Textes provençaux des XIII e et XIV e siècles, Paris, 1973, p. 505–506). « Ja no creirai d’en Gui de Cavaillon / q’entre’ls franceis empenga son leon / per re qe dompna’l prometa e le dé » (RIQUER, « La heráldica y los trovadores », art. cit., p. 271 ; MACÉ, La majesté et la croix…, op. cit., p. 103). Néanmoins, très peu d’armoiries sont précisément blasonnées ; on peut signaler celles d’Huc de La Motte qui apparaissent sous la forme d’un lion vermeil : « E.l pros n’Ucs de La Mota e.l sieus vermelhs leos » (La chanson de la croisade albigeoise…, Eugène MARTIN-CHABOT (éd.), Paris, 1961, t. III, laisse 195, v. 35). La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. II, laisse 182, vv. 62–64. 185 Laurent macé prince, la longue étoffe est inclinée vers les murs de la ville alors que le patriciat urbain vient se prosterner devant son maître légitime (ill. 1). Dès lors, les croisés refluent vers le dernier bastion entre leurs mains, le château Narbonnais, palais des princes raimondins. Depuis l’une des fenêtres, le châtelain Gervais de Chamigny s’improvise héraut d’armes auprès d’Alix, l’épouse de Simon de Montfort : « C’est le comte Raimond, qui revendique Toulouse, et Bernard de Comminges, que j’aperçois aux premiers rangs, je reconnais sa bannière et son gonfalonnier (la senheira e.l seu gomfanonier) ; il y a aussi Roger-Bernard, fils de Raimond-Roger [de Foix…] et les chevaliers faidits et les légitimes héritiers » 40. ill. 1. les citoyens de Toulouse accueillent leur seigneur et son enseigne à l’une des portes de la ville, septembre 1217 (BnF, ms. fr. 25425, fol. 148) 40 La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. II, laisse 183, vv. 30–35. 186 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… Si, dans cet épisode, les enseignes aperçues par Alix de Montmorency symbolisent l’héritage, le territoire et le lignage des seigneurs méridionaux 41, ailleurs, associées au cri, elles rendent compte de la bravoure éminemment épique de ceux qui en brandissent la hampe avec fierté. Le héros valeureux doit pouvoir être identifié dans la masse des combattants : « Roger-Bernard [de Foix] est venu au milieu de la mêlée, avec toute sa compagnie, qu’il mène et conduit ; sa présence raffermit les courages, aussitôt qu’il y fut reconnu. Messire Pierre de Durban, le seigneur de Montégut, lui portait son enseigne (senheira), dont la vue les a ranimés. Ayant mis pied à terre, il s’est placé au premier rang ; on cria et proclama : ‹ Foix et Toulouse ! › (Foig e Tholoza) » 42. Dans une autre scène de combat qui se déroule en 1218, ce sont, cette fois-ci, les armoiries du comte de Comminges et de ses hommes qui sont mises en avant : « Et quand les Français virent les brillantes armoiries (senhals esclarzitz), la croix (crotz), le peigne (penche), le taureau (taur), la brebis (berbitz) et les autres enseignes (autras ensenhas) des hardis barons, avec leurs belles troupes, qui les ont poursuivis, il n’est pas étonnant s’ils en furent ébahis. » 43. Derrière la croix pattée bernardine que le comte de Comminges a adoptée dans les années 1170 pour rendre hommage à son père templier 44, sont donc déployées, en un tableau héroïque et coloré, les armes des vassaux qui composent l’entourage chevaleresque du prince pyrénéen 45. 41 42 43 44 45 MACÉ Laurent, « La mortz o la terra. Jeunesse et légitimité dynastique dans le chant de l’Anonyme », Médiévales, 74, 2018, p. 83–97. La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. II, laisse 184, vv. 30–36. La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. III, laisse 209, p. 245–247, vv. 85–89. MACÉ Laurent, « Sceau du miles conversus. Entre l’idéal cistercien et le modèle templier (seconde moitié du XIIe siècle) », dans Damien CARRAZ et Esther DEHOUX (dir.), Images et ornements autour des ordres militaires au Moyen Âge. Culture visuelle et culte des saints (France, Espagne du Nord, Italie), Toulouse, 2016, p. 133–140. Un autre passage signale la croix de cette dynastie (« Las doas crotz vermelhas », La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. III, laisse 187, v. 65). Si les comtes de Toulouse portent de gueules à la croix raimondine d’or, les comtes de Comminges, eux, ont opté pour d’argent à la croix bernardine de gueules. L’exemple même de la Canso montre que l’on avait tendance à adjectiver les meubles du nom de la dynastie éponyme laquelle avait élaboré une héraldique 187 Laurent macé Dans cette Canso si vibrante, un éclairage singulier est néanmoins réservé aux armoiries des deux lignages en compétition : Toulouse et Montfort. Sous le calame de l’auteur anonyme, la croix raimondine d’or devient l’emblème de la légitimité des princes indigènes face aux prétentions de l’usurpateur montfortien, porteur d’un lion d’argent à la queue fourchue. Des deux côtés, la couleur du champ affichée sur chaque étendard est de gueules ; la pourpre est l’enjeu sousjacent des âpres affrontements qui se déroulent devant la ville. Dès lors, le combat héraldique, sur fond d’abstraction teintée de psychomachie, prend une dimension allégorique et religieuse qui tourne chaque fois à l’avantage des Raimond de Toulouse 46 : « l’heure de la revendication est proche, une fleur nouvelle s’épanouit de toutes parts qui relèvera Valeur et Parage ; c’est que le jeune comte, qui est habile et vaillant, demande raison par les armes des spoliations et des dommages ; c’est pourquoi la croix (la crotz) fait des progrès et le lion (e.l leos) perd du terrain » […]. « La bataille fut grande et le péril intense jusqu’au moment où les meilleurs des assiégeants furent tellement mis à mal qu’ils ont fait volte-face, eux et leurs bannières (senheiras). Ceux de la ville crient alors : ‹ Toulouse ! Elle a maté les insensés ! La croix (la crotz), à elle seule, vient d’abreuver le lion (a.l leo) de sang et de le rassasier de cervelles fraîchement arrosées ; aussi Mérite et Parage recouvrent-ils leur valeur › » […]. « Mais le Fils de la Vierge leur envoya, pour les réconforter, avec un rameau d’olivier, un bonheur, une lumineuse étoile, l’étoile qui se lève le matin sur la montagne : le vaillant jeune comte, la lumière et l’héritier, entre par le portail et la croix (la crotz) et l’épée avec lui. Or Dieu fit pour lui un miracle, signe véridique annonçant qu’il mettrait dans les chaînes le lion homicide (lo leo glazier) : car du plus haut créneau de la tour du pont, que les Français avaient conquise d’abord, la bannière (la ensenha) tomba et le 46 singulière puisqu’elle leur permettait d’être aisément identifiée dans le paysage visuel. Dans les années 1250, le chroniqueur Matthieu Paris, généralement plutôt bien informé, inscrit la légende suivante au-dessus de la croix raimondine qu’il a représentée : scutum de gules, crux aurea (MACÉ, La majesté et la croix…, op. cit., p. 97, n. 314). MACÉ Laurent, « Raymond VII of Toulouse: The Son of Queen Joanna, “Young Count” and Light of the World », dans Marcus BULL and Catherine LÉGLU (eds.), The World of Eleanor of Aquitaine. Literature and Society in Southern France between the Eleventh and Thirteenth Centuries, Woodbridge, 2005, p. 137–156 ; ici, p. 152. 188 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… lion (e.l leos) chut dans l’eau et sur le gravier ; de quoi tous ceux de la ville ressentirent une immense joie » 47. Le lion rampant à la gueule ouverte est clairement devenu un leo glazier, un animal cruel, meurtrier, sanguinaire 48. Le champ de l’étendard est teint d’un rouge sang pour l’auteur anonyme 49, et il n’a de cesse de faire apparaître le noble félin des Montfort comme un mauvais lion, à l’instar d’un sauvage et hybride léopard, alors que jouant sur la polysémie de la croix, il fait du fils du comte de Toulouse une figure pure et christique 50. Et c’est aussi dans cette Canso que la première qualification « blasonnée » des armoiries comtales surgit au détour d’un vers : elle est avant tout la crotz ramondenca, la croix raimondine, celle qui désigne aux yeux de tous le noble lignage des comtes de Toulouse 51. Elle est un concentré d’espoir. Mais l’impact psychologique produit par la vue des gonfanons se mesure aussi dans des scènes très visuelles et bruissantes ; chaque camp éprouve joie ou tristesse quand il découvre que ceux qui brandissent ces vexilla sont de redoutables adversaires que l’on craint : « Les habitants de Gaillac et messire Doat Alaman, en apercevant leurs bannières déployées au vent (las baneiras desplegadas al vant), furent tous bien joyeux : car la croix raimondine (la crotz ramondenca), resplendissant dans le vent (que contra.l vent resplant), leur fit croire que le comte Raimond venait à la tête de la troupe. Mais quand ils reconnurent l’autre [croix], ils furent tristes et dolents. Ils virent aussi [celle] de Martin d’Olite, qui remontait le Tarn, dans le sens opposé à l’Agout, vers la ville : et, à 47 48 49 50 51 La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. II, laisse 160, vv. 4–9 ; t. III, laisse 188, vv. 75–82 ; t. III, laisse 201, vv. 45–55. Ailleurs, il est le lion mordant (lo leo mordent), allusion à la gueule ouverte du lion rampant montfortien, ou encore le lion malfaisant (leos malignes), fauve inspiré par le Malin. Pour preuve, il veut se nourrir du sang et de la cervelle (de sanc ab cervelas banharem mon leon) de ses adversaires (La chanson de la croisade albigeoise…,, op. cit., t. III, laisse 197, v. 113 ; laisse 198, v. 33 ; laisse 200, v. 93). L’auteur de la première partie de la chanson, Guilhem de Tudèle, cite de façon beaucoup plus neutre, sans qualificatif, le lion figurant sur l’enseigne et l’écu de Simon de Montfort (laisse 97, v. 4 ; laisse 121, v. 15 ; laisse 159, v. 68 ; laisse 164, v. 32). GHIL Eliza Miruna, L’Âge de Parage. Essai sur le poétique et le politique en Occitanie au XIII e siècle, New York, 1989, p. 179–181 ; RAGUIN Marjolaine, Lorsque la poésie fait le souverain. Étude sur la Chanson de la Croisade albigeoise, Paris, 2015, p. 435–436 et p. 440. MACÉ, La majesté et la croix…, op. cit., p. 42, n. 112 ; p. 98 ; p. 113, n. 379 ; p. 122 ; p. 244, n. 923 ; p. 315, n. 1213. 189 Laurent macé ce spectacle, les nôtres éprouvèrent une grande joie. Les croisés mirent garnison dans le château. » 52. Enfin, un dernier passage composé par l’auteur anonyme de la seconde partie de la chanson s’apparente à l’art de la tenson troubadouresque. Il met en scène le fils du comte de Toulouse et le chevalier-troubadour Gui de Cavaillon, le seigneur au lion de sable. Nous sommes en février 1216, les deux hommes devisent à cheval, sur le chemin qui doit les conduire à Avignon. L’objet du débat est lié au contexte même de la croisade : le jeune prince est-il en mesure de sauvegarder les intérêts ancestraux des lignages méridionaux ? Sera-t-il le vrai défenseur de Parage ? 53 Le concerné finit l’échange par cette affirmation : « Si grand est mon droit, si juste ma cause que, si les ennemis que j’ai sont acharnés et hardis, pour celui qui m’est léopard (laupart), moi je serai lion (leos) ! » 54. Le sujet de la discussion étant la survie de Parage, la formule féline joue à la fois sur cette notion de parité aristocratique et héraldique : Raimond sera l’égal du lion de Cavaillon. Une bonne part des auditeurs de la chanson, à l’instar des troubadours, connaissaient les armes de Gui, et le jeune prince a sous les yeux l’écu de son compagnon au moment où il s’adresse à son interlocuteur. En protestant qu’il sera un lion, Raimond répond donc par l’affirmative : il sera l’équivalent de son aîné dans l’art de combattre ses adversaires, ce qu’il est de facto lors de la « bataille » de Baziège : « un lion ou un léopard déchaîné » 55. Il dit même qu’il sera un vrai lion, c’est-à-dire que la comparaison qui est établie avec l’univers animal rejoint ici la métaphore héraldique : le prince prétend incarner le symbole noble et royal du lion, figure positive qu’il dénie à Simon de Montfort en le réduisant à l’image de léopard, symbole de perfidie car le léopard est, dans ce cas, la mauvaise part du lion. Le faux croisé est un faux lion qu’il faut combattre parce que celui qui porte cet emblème, à la fois sur son étendard et la housse de son cheval, est le spoliateur des droits légitimes détenus depuis toujours par la dynastie raimondine. Et parce que le lion d’argent des Montfort est un animal à la queue fourchue, celui-ci ne peut pas être un vrai lion, un félin à part entière : il porte 52 53 54 55 La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. I, laisse 109, vv. 1–10. GHIL, L’Âge de Parage…, op. cit., p. 185–187 ; p. 204. La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. II, laisse 154, vv. 25–27. « Ab tant venc lo coms joves, denant totz abrivatz / Com leos o laupartz, can es descadenatz ; / Ben dreitament l’enporta lo seus cavals moratz » (La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. III, laisse 211, vv. 115–117). 190 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… un élément ou un attribut qui trahit son hybridité. Dans l’esprit de l’anonyme, il s’agit d’une créature qui cache sa véritable nature, faite de cruauté et d’injustice envers les hommes qui ne sont pas de sa terra 56. Le chef croisé est définitivement marqué au front du stigmate de la violence et de la démesure « léonines » 57. Avec la disparition de Simon de Montfort en 1218, l’étendard à la croix raimondine est devenu le symbole d’une chevalerie occitane dont les valeurs ancestrales sont incarnées par le futur comte Raimond VII. Il le dit lui-même au moment d’affronter ses adversaires, juste avant la charge de cavalerie : il n’est pas question de tourner bannière, de déshonorer ses couleurs, de trahir son lignage 58. Même si ce chef militaire est vaincu et signe, quelques mois plus tard, la capitulation de Paris en avril 1229, son aura séduit encore le troubadour provençal Blacasset qui espère que le prince « fasse craindre son enseigne » (fassa temer son segnal) pour vaincre, comme le faisait autrefois le coms de Monfort 59 ! 4. An 1242, le Midi songe à la rébellion : « le léopard s’apprête à bondir pour cueillir la fleur » Les étendards à la croix raimondine trouvent rapidement l’opportunité de flotter à nouveau dans le ciel méridional. Dans le royaume de France, une partie de l’aristocratie veut tenir les Capétiens à distance, et l’occasion d’y parvenir se présente en 1242. Je ne reviendrai pas sur le détail des opérations militaires liées à cet épisode, leur chronologie a été bien établie 60. Je résume brièvement : le frère du roi, Alphonse, devenu comte de Poitou en juin 1241, suscite l’inquiétude des barons locaux qui se tournent vers le roi d’Angleterre, Henri III (1216–1272). Hugues X de Lusignan, comte de la Marche, s’assure de l’appui du comte de Toulouse, Raimond VII (1222–1249) afin d’obtenir, contre le roi de France, l’adhésion des comtes de Comminges, d’Armagnac, et de Rodez. Durant l’automne 1241, un traité secret les unit avec les rois d’Aragon, de Castille et de Navarre. En avril 1242, le comte de Foix vient grossir les rangs de cette coalition de quatre rois ligués contre Louis IX. Le 20 mai, Henri III arrive à Royan mais Louis IX est déjà en campagne contre le comte de la Marche. Un mois se passe sans que le 56 57 58 59 60 MACÉ, « La mortz o la terra… », art. cit., p. 83–97. GHIL, L’Âge de Parage…, op. cit., p. 174. « No virarai ma senha tro.ls aia mortz o pres » (La chanson de la croisade albigeoise…, op. cit., t. III, laisse 210, v. 92). AURELL, La vielle et l’épée…, op. cit., p. 262–263, str. IV, v. 38. BÉMONT Charles, « La campagne de Poitou, 1242–1243 : Taillebourg et Saintes », Annales du Midi, 5, 1893, p. 289–314. 191 Laurent macé Plantagenêt se décide à intervenir… avant la bataille de Saintes-Taillebourg (22 juillet) qui l’oblige à rebrousser chemin. Par la suite, Raimond VII, qui était entré en scène dans le courant du mois de mai, demande une trêve en novembre et signe avec le roi de France le traité de Lorris, en janvier 1243. C’est durant cette « drôle de guerre » du printemps 1242 que le troubadour Peire del Vilar compose le sirventés Sendatz vermelhs, endis e ros, unique pièce transmise par un seul manuscrit. Si l’auteur s’avère être bien informé, c’est parce qu’il est en relation avec l’un des conjurés, inspirateur de la pièce comme l’indique la tornada : « Au noble et vaillant comte de Rodez (com de Rodes), j’envoie mon sirventés nouveau ». 61. C’est d’ailleurs sans doute aux alentours du 5 avril, date du traité d’alliance conclu entre Rodez et Toulouse, que le poète tente de croire à l’engagement des princes méridionaux dans cette entreprise 62. Un nécessaire retour sur les traductions anciennes permet de collecter un certain nombre de références héraldiques. Derrière les accents borniens des premiers vers 63, des armoiries semblent poindre à la fin de la strophe initiale : « D’ici peu, nous verrons déployer flammes vermeilles, indigos et rousses […] car le léopard (laupart) s’apprête à bondir pour cueillir la fleur (flor) » 64. L’étendard aux léopards du roi d’Angleterre ne va faire qu’une bouchée de l’enseigne aux lis d’or du souverain capétien 65. Mais le poète prévient, il ne pourra y parvenir seul : 61 62 63 64 65 JEANROY Alfred, « Un sirventés historique de 1242 », Mélanges Léonce Couture. Études d’histoire méridionale, Toulouse, 1902, p. 116 et p. 120. La forme strophique de la composition est construite sur les rimes d’une chanson de Raimon de Miraval (Selh que no vol auzir chansos) et donc, sans doute, sur la même mélodie (p. 125). PATERSON Linda, « Peire del Vilar, Sendatz vermelhs, endis e ros (BdT 365.1) », Lecturae tropatorum, 6, 2013, p. 8–10. Le traitement héraldique de ce texte a été relié, de façon erronée, au large groupe de poèmes qui évoquent les fleurs et les bâtons dans le cycle de sirventés composés en 1285 et que je propose d’analyser par la suite (KENDRICK Laura, « Sendatz vermelhs, endis, e ros. Another Sirventes from 1285 », Romances Notes, 24, 1984–1985, p. 277–284). Vers qui imite le début de la pièce Quan vei pels vergiers de Bertran de Born (JEANROY, « Un sirventés historique de 1242 », art. cit., p. 123). Je traduis ainsi le premier vers Sendatz vermelhs, endis e ros. Le sendat est une étoffe de soie assez légère mais le terme semble renvoyer ici à la queue du gonfanon (voir n. 14) ; endis est une sorte de bleu violet correspondant à l’indigo ; ros désigne une couleur qui se décline sur une gamme d’orangés. C’est sous le règne d’Henri III, dans les années 1230, que le terme de léopard commence à remplacer celui de lion (VINCENT, « Leopards, Lions and Dragons… », art. cit.). 192 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… « Il sera stupide si, sans ses preux compagnons, il se plie à trier les fleurs (las flors), mais si le château (lo castel), l’aile (l’ala) et les bâtons (bastos) veulent bien le soutenir […], la fleur (la flor) trouvera avec peine signe de printemps […] » 66. Il y a dans ces deux strophes toute une dynamique du mouvement qui renvoie aux usages vexillaires. Il faut comprendre aux vers 7–8 que le léopard du gonfanon va être déployé hors de sa housse, il va s’animer au vent comme s’il jaillissait d’un bond. Mais il sera obligé de se plier (v. 10), de s’abaisser (l’expression se pleia vient du verbe se plicare) s’il devait aller au combat sans ses alliés. Le poète se moque un peu du fier léopard qui ne peut pas lutter seul contre une simple fleur, il lui faut chercher une aide extérieure, remarque ironique qui manifeste déjà le faible espoir du poète sur l’avenir de la susdite coalition. La posture d’Henri III, bien trop tiède, ne semble guère tromper l’entourage du comte de Rodez. Les trois rois alliés au souverain sont désignés ici par leurs armoiries 67. S’il est assez évident d’identifier le château du roi de Castille, Ferdinand III (1199–1252), et les pals (bastos) du roi d’Aragon, Jacques Ier (1214–1276), il est en revanche plus difficile de voir le roi de Navarre, Thibaut IV (1234–1253), à travers la mention de l’aile 68. Peire del Vilar « put fort bien ne pas connaître exactement les armes de Thibaut, et désigner la Navarre par son emblème traditionnel. La difficulté est plutôt d’expliquer pourquoi, au lieu de aigla, il a choisi ala » 69. Il est vrai qu’il était délicat pour le troubadour de blasonner en un seul terme la représentation 66 67 68 69 Je propose de traduire ainsi les vers 9–12 et 15. Sur le « signe de printemps » (vers 15), L. Paterson y voit une allusion héraldique qu’elle traduit ainsi : « s’il montre une quelconque enseigne verte » ; pour l’éditrice, senh peut aussi dire enseigne et ver peut signifier vert (PATERSON, « Peire del Vilar… », art. cit., p. 13 et p. 16). Il faut cependant constater qu’aucun dynaste politique d’envergure ne porte alors de gonfanon arborant cette couleur (MACÉ, « Déclinaisons du plain héraldique…», art. cit.. Le thème printanier me paraît s’imposer dans cette figure poétique… L’aile correspond à un blasonnement qui « ne peut être que celui de la Navarre. Il n’y a pas cependant à ce sujet de certitude absolue » (JEANROY, « Un sirventés historique de 1242 », art. cit., p. 123). Reprenant les conclusions de Jeanroy, L. Paterson abonde dans son sens : Jacques Ier apparaît bien dans la coalition, le troubadour Bernat de Rovenac y fait allusion dans une pièce qui signale le soulèvement de l’été 1242 (PATERSON Linda, « Bernat de Rovenac. Ja no vuelh do ni esmenda », Rialto, 5-I-2013, strophe III). JEANROY, « Un sirventés historique de 1242 », art. cit., p. 124. Ala pourrait être une erreur de scribe pour aigla, motif aquilin désignant Frédéric II, lequel, en contact permanent avec Henri III, aurait été prêt à s’engager dans la coalition (PATERSON, « Peire del Vilar… », art. cit., p. 11). 193 Laurent macé iconique de la nouvelle dynastie royale, le rais d’escarboucle fermé et besanté d’or 70. L’aile du plumage de l’aigle porté par le roi Sanche VII le Fort (1194–1234) est ici une ellipse qui semble encore signifiante pour le poète et son public ruthénois 71. Outre une probable licence poétique et emblématique qui se trouve imposée par les lois de la métrique et de la rime, on peut également observer ici le souci d’une certaine efficacité visuelle qui permet une analogie appuyée à la maison des Sanche plutôt qu’à la dynastie thibaudienne, certes champenoise mais néanmoins de sang capétien. On pourrait donc sentir dans le choix du motif aquilin des raisons politiques : c’est plus l’alliance des Navarrais que la Navarre de Thibaut IV qui est recherchée. Peire del Vilar souhaite avant tout encourager une révolte occitane et transpyrénéenne conduite par le roi d’Angleterre, et qui serait suivie par trois souverains ibériques. La confrontation entre les deux emblèmes royaux, signes d’identité collective, se poursuit dans la quatrième cobla : « Bien grande était l’occasion pour que la fleur (flor) puisse commander le léopard (lhaupart) et sur lui fasse seigneurie […]. Mais la fleur naît en un tel mois que partout elle se répand et foisonne, si chaud ou froid ne la flétrit. » 72 Il sera bien difficile pour le roi Henri III de parvenir à « recouvrer Guianes e Normandia » (vv. 22–23). Le troubadour ne semble plus trop y croire, rien ni personne ne devrait arrêter la progression du Capétien : « c’est avec une évidente mélancolie qu’il constate la prodigieuse vitalité de ces ‹ Fleurs › dont les forces de la nature seules sont capables d’arrêter le foisonnement » 73. Le lis d’or est le signe de la croissance d’une royauté en expansion. Déjà, dans la troisième strophe d’une chanson du troubadour auvergnat Peirol, datée de 1221–1222, la fleur de France apparaissait comme l’emblème d’une monarchie puissante, bien entourée de ses vassaux : « de France avec ses 70 71 72 73 BAUDIN Arnaud, Emblématique et pouvoir en Champagne. Les sceaux des comtes de Champagne et de leur entourage (fin XI e-début XIV e siècle), Langres, 2011, p. 268–269. Les comtes de Rodez de la première moitié du XIIe siècle ont arboré une aigle sur leurs sceaux, mais au XIIIe siècle, sous le principat d’Huc IV (1222–1274), le noble volatile est remplacé par un léopard lionné (MACÉ, « Sigillum et vexillum… », art. cit., p. 123–127). Sur les anciennes armoiries des rois de Navarre, voir MENÉNDEZ PIDAL DE NAVASCUÉS Faustino, RAMOS AGUIRRE Mikel, OCHOA DE OLZA EGUIRÁUN Esperanza, Sellos medievales de Navarra. Estudio y corpus descriptivo, Pamplona, 1995. Traduction personnelle des vers 25–27 et 30–32. JEANROY, « Un sirventés historique de 1242 », art. cit., p. 120. 194 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… fleurs, il y a bon roi et bons seigneurs » 74. Les vers 16–17 constituent d’ailleurs une des premières attestations littéraires du semé de fleurs de lis d’or que l’on voit orner, depuis 1211, le sceau du prince Louis, l’héritier de Philippe Auguste 75. Auparavant, le Gallois Giraud de Barri (ou encore le Cambrien), s’inspirant de Rigord qu’il a sans doute bien lu, a rapporté qu’à la bataille de Bouvines (1214), les lis du roi des Francs ont fait fuir du terrain les « atroces et voraces bêtes, ours, léopards et lions », c’est-à-dire les léopards des Plantagenêt et les lions des Welfs 76. Si l’on achève de parcourir la pièce de Peirol, on constate qu’il convoque d’ailleurs dans son propos une autre allusion héraldique : il demande à l’empereur Frédéric II que son aigle impériale (vostr’aigla) daigne intervenir pour déloger le vautour (voutors) qui a repris Damiette, le 30 août 1221 (vv. 29–31). L’épisode de 1242 connaît de faibles échos emblématiques dans les vers des troubadours. Une chanson de Duran de Pernes (ou de Carpentras) signale en passant, et avec regret, le gonfanon déployé (gonfano destort) par le comte Hugues de la Marche : on aurait pu le voir davantage s’il avait pu aller au bout de son objectif 77. De son côté, dans Bel m’es quan d’armatz aug refrim, Guilhem de Montanhagol manifeste son mépris pour Jacques Ier, le roi d’Aragon ; et aux comtes de la Marche, de Foix et de Rodez — qu’il considère comme traîtres pires que Caïn pour leur plus grand déshonneur —, il oppose le valeureux comte de Toulouse, Raimond VII. Comme ses prédécesseurs, s’inspirant de Bertran de Born, Montanhagol se réjouit de voir bientôt une forêt d’enseignes (senhas bruelha), masse colorée qu’il ne s’efforce pas de blasonner 78. Ce dont témoignent également les troubadours, c’est que les usages vexillaires et l’héraldique vont de pair avec les cris de guerre lorsqu’il s’agit, pour un grand prince, de rassembler ses soutiens. L’espoir suscité par cette coalition de 1242 se retrouve dans une canso-sirventés (Er can li rozier) de Bernart Arnaut de Moncuq, lequel enjoint le roi d’Angleterre, en théorie duc d’Aquitaine, à venir 74 75 76 77 78 « de Fransa ab sas flors / soli’aver bon rey e bos senhors » (HARVEY Ruth, « Peirol. Pus flum Jordan ai vist e·l monimen », Rialto, 30-IX-2013). DALAS Martine, Corpus des sceaux français du Moyen Âge. Tome II : Les sceaux des rois et de régence, Paris, 1991, p. 154. Cette occurrence poétique n’avait pas été relevée dans le travail pionnier de RIQUER Martín de, Heràldica catalana des de l’any 1150 al 1550, Barcelona, 1983, vol. I, p. 255. Cela est narré dans le De principis instructione, écrit entre 1190 et 1217 (BARTLETT Robert (éd.), Instruction for a Ruler (De principis Instructione), Oxford, 2018, p. 720–721). JEANROY Alfred, « Le soulèvement de 1242 dans la poésie des troubadours », Annales du Midi, 63, 1904, p. 317 et p. 321–322. RICKETTS Peter Thomas, Les poésies de Guilhem de Montanhagol, troubadour provençal du XIII e siècle, Toronto, 1964, p. 60–61. La chanson aurait été composée en octobre 1242. 195 Laurent macé pousser son cri de guerre : « Guienne ! » 79. Cela devrait aussi convaincre le comte de Toulouse à intervenir dans le conflit contre les Français, lui dont le poète dit en passant que son sceau a vu sa titulature fort rognée 80. Derrière cette formule, le troubadour rappelle que lors du traité de 1229, le roi de France a octroyé et imposé une nouvelle matrice de sceau portant seulement en légende le titre de comte de Toulouse. Il omet cependant de préciser que Raimond VII a rajouté à celui-ci le titre de marquis de Provence, délégation de pouvoir qu’il a obtenue en 1235 des mains de l’empereur Frédéric II et que sanctionne la réalisation d’une nouvelle matrice de métal 81. Outre l’enseigne militaire au léopard, marque de la dynastie, le roi Plantagenêt faisait tenir au bout d’une hampe une égide personnelle : l’effigie d’un spectaculaire dragon 82. Mais cela ne suffisait pas à effrayer l’adversaire. Si Taillebourg est le revers de l’expansion des Lusignan, il est également un sérieux coup d’arrêt pour le souverain Plantagenêt 83. La victoire de Taillebourg remportée sur Henri III met fin à cette séquence de troubles locaux et éteint les velléités de rébellion de ses plus ardents soutiens dans le Midi. Plus aucun seigneur ni baron du Poitou n’est en mesure de contester dans la région l’autorité des Capétiens et de leurs agents domaniaux 84. Désormais, l’aristocratie du royaume de France 79 80 81 82 83 84 PEPIN Guilhem, « Les cris de guerre ‹ Guyenne ! › et ‹ Saint-Georges ! ›. L’expression d’une identité politique du duché d’Aquitaine anglo-gascon », Le Moyen Âge, 2006, p. 265. « Et il aurait honneur entier celui que chacun dédaigne, si avec un tel engagement il criait ici : ‹ Guiana ! ›, et frapperait [alors] le premier l’honoré comte vaillant ; car son sceau est d’une si brève légende que je ne peux la dire (car sos sagels es de tant breu legensa qu’ieu non o dic ges) » (je reprends et modifie la traduction de RAYNOUARD François-Just-Marie, Choix des poésies originales des troubadours, Paris, 1816–1821, t. 2, p. 219–220). MACÉ, La majesté et la croix…, op. cit., p. 159–162 ; p. 45–47, p. 164–165. Richard Cœur de Lion arborait en Sicile, ainsi qu’à Arsuf, un vexillum terribile draconis déployé devant lui. Ce même draco (insigne bellicum draconem) est déplié par Jean quand il apprend l’arrivée sur le sol anglais du prince Louis, au printemps 1216. Enfin, en 1244, Henri III commande une bannière au dragon, parée de samit rouge, et étincelant d’or ; la langue de l’animal crachait du feu et ses yeux étaient ornés de saphir ou de pierres précieuses. Le roi avait prévu de déposer cet étendard à l’abbaye de Westminster pour en faire l’équivalent de l’oriflamme capétien (VINCENT, « Leopards, Lions and Dragons… », art. cit.). CARPENTER David, Henri III. The Rise to Power and Personal Rule, 1207–1258, New HavenLondon, 2020, p. 259–264. CHENARD Gaël, « Le Poitou des Plantagenêts aux Capétiens : la stratégie seigneuriale au service de l’apaisement (1226–1254) », dans Martin AURELL et Frédéric BOUTOULLE (dir.), Les seigneuries dans l’espace plantagenêt (c. 1150–c. 1250), Bordeaux-Paris, 2009, p. 257–283. Le constat mérite néanmoins d’être nuancé, voir PÉLISSIÉ DU RAUSAS Amicie, « Ad partes transmarinas. The reconfiguration of Plantagenet Power in Gascony, 1242–1243 », ThirteenthCentury England XVII: Proceedings of the Cambridge Conference, Woodbridge, 2021, p. 65–83. 196 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… cherche à temporiser et en premier lieu le comte de Toulouse, Raimond VII. Le léopard et ses alliés ont reculé, les lis d’or peuvent continuer à croître… La guerre des signes n’oppose pas seulement Capétiens et Plantagenêt, « ces princes sans principes » 85. Les fleurs progressent insensiblement sur un autre front : le sud de la péninsule Italienne. Le troubadour Aicart del Fossat (v. 1250–1268) semble suivre leur sillage ; son sirventés Entre dos reis vei mogut et enpres est un chant guerrier dans lequel il se réjouit de la lutte que s’apprête à mener Charles d’Anjou contre Conradin, le duc de Souabe, afin de conserver le royaume de Sicile. Nous sommes alors à la veille de la bataille de Tagliacozzo (23 août 1268) 86. La légende veut que le poète y soit mort. Mais peu de temps avant l’affrontement, reprenant le vieux modèle guerrier de Bertran de Born, il chante : « Nous verrons sur le champ pennons et enseignes » (Veirem en champ, e penons e seignals, v. 21), puis il évoque les étendards des deux protagonistes (las seigneiras reials, v. 28), qu’il désigne explicitement à la fin de sa composition à travers la pars imperialis et la pars regalis, à savoir l’aigle et la fleur (L’Aigla, la Flors an dreitz tant comunals, v. 37) 87. Le même Charles d’Anjou n’est pas autrement désigné, à la même époque, par un de ses principaux opposants, Henri de Castille, ennemi acharné du Capétien et sénateur fraîchement nommé par la commune de Rome. Dans Alegramente e con grande baldanza, l’infant, allié de Conradin et néanmoins trouveur de vers, prend la parole en italien, afin de dire sans fard qu’il voit dans les prétentions de l’Angevin une forme de dédain dynastique, l’alteza del fioredauliscio 88. Il devait y songer encore plus, au lendemain de Tagliacozzo, lorsqu’il fut exposé à la moquerie de tous dans la cage en fer que lui avait apprêtée son implacable adversaire. 85 86 87 88 BEAUNE Colette, Le Miroir du pouvoir, Paris, 1989, p. 97. Le maréchal Henri de Cusances, chef du deuxième corps de bataille, fut revêtu des armes de Charles d’Anjou et accompagné de sa bannière afin de faire croire à la présence du prince capétien à la tête de ces troupes. Le dévoué fidèle fut tué par Henri de Castille qui s’empara de l’emblème angevin, mais le stratagème permit à Charles, à la tête d’un corps de réserve, de l’emporter… BASTARD Antoine de, « Aicart del Fossat et les événements en Italie (1268) », dans Irénée Marcel CLUZEL et François PIROT (éds.), Mélanges de philologie romane dédiés à la mémoire de Jean Boutière (1899–1967), Liège, 1971, vol. I, p. 51–73. Voir également Rialto (23.X.2017). BERTOLUCCI PIZZORUSSO Valeria, « Don Enrique / Don Arrigo: un infante di Castiglia tra storia e letteratura », Alcanate, IV, 2004–2005, p. 293–314 ; citation, p. 307, v. 13. 197 Laurent macé 5. Été 1285, la croisade contre l’Aragon : « nous verrons par la terre et par la mer les fleurs passer » De fait, les lis se montrent de plus en plus sur les rives de la Méditerranée. Ainsi, après les Vêpres siciliennes de Pâques 1282, l’aristocratie et les communes du royaume de Sicile se donnent pour roi Peire III d’Aragon (1276–1285), mari de Constance de Hohenstaufen, fille du défunt Manfred. En mars 1285, alors que l’appel à la croisade contre ce roi excommunié a été lancé, l’année précédente, par le pape Martin IV, le souverain capétien Philippe III (1270–1285), marié à Isabelle d’Aragon, prétend faire valoir quelques droits. Voulant placer son second fils, Charles de Valois, sur le trône aragonais de son oncle, il prend l’oriflamme à Saint-Denis et rassemble son armée à Narbonne au début du mois de mai. Ses troupes franchissent les Pyrénées afin de mettre le siège devant Gérone (26 juin–7 septembre 1285) et de couronner roi d’Aragon le fils de Philippe. Cet événement a attiré l’attention de nombreux troubadours de la région. Guilhem Fabre, bourgeois de Narbonne, compose, au cours de l’année 1284, deux pièces qui évoquent les préparatifs de cette expédition française, déplorant cependant qu’un tel déploiement de forces militaires ne se fasse pas à l’encontre des Infidèles, eux qui menacent réellement la Chrétienté 89. Son confrère de Béziers, Joan Estève, protégé de Guilhem de Lodève, le grand amiral qui commande la flotte royale de 150 navires, prend ouvertement parti dans un sirventés. Il n’hésite pas à adresser une vibrante supplique à Philippe le Hardi (Francx reys francés, Sobiran rey) pour obtenir la libération du pro Guillem, lequel est retenu captif à Barcelone après la défaite subie, le 28 juin 1285, contre les Aragonais 90. Mais d’autres n’ont pas hésité à brandir le calame comme une lance pour soutenir l’un ou l’autre camp par d’ardentes compositions 91. Commence alors un cycle de chansons dans lesquelles de virulents échanges courent dans les strophes, laissant la part belle à la métaphore héraldique. Le premier à se lancer dans la charge est Bernart d’Auriac, troubadour de Béziers († 1290), qui compose, peu de temps avant l’expédition, un chant (Nostre reys qu’es d’onor ses par) qui commence par une évocation vexillaire assez explicite : 89 90 91 PATERSON Linda, « Guillem Fabre, Pus dels majors (BdT 216.2), Hon mais vey, pus truep sordeyor (BdT 216.1) », Lecturae tropatorum, 6, 2013, p. 1–22. BEC Pierre, « Lodève et les troubadours », dans Éliane GAUZIT (éd.), Lodève, cité occitane. Patrimoine occitan en Lodévois, Toulouse, 2015, p. 99–109. JEANROY Alfred, « Les ‹ coblas › provençales relatives à la croisade aragonaise de 1285 », Homenaje ofrecido a Menéndez Pidal. Miscelánea de Estudios linguisticos, literarios e históricos, Madrid, 1925, p. 77–88 ; CABRÉ Miriam, « Politique et courtoisie à l’automne des troubadours », Cahiers de civilisation médiévale, 238, 2017, p. 113–124. 198 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… « Notre roi, qui n’a pas son égal en termes d’honneur, veut déployer son gonfanon (vol desplegar son gomfano), nous verrons alors par la terre et par la mer les fleurs (las flors) passer […], les Aragonais sauront qui sont les Français, et les Catalans, d’étroite courtoisie, verront les fleurs, des fleurs d’honorable semence, et ils entendront dire en Aragon oïl et nenni au lieu d’oc et no. » 92. L’image florale du lis est reprise et développée dans la deuxième cobla : filant la métaphore à travers la forme ternaire de la fleur royale — celle que personne ne saura cueillir ou couper —, le troubadour assure que Philippe III est dans son bon droit puisqu’il a avec lui « Dieu, la foi et la croyance » (v. 22). Au-delà d’une victoire militaire tant espérée, il ne fait pas de doute que l’annexion de la région va se produire ; l’emblème bleu aux fleurs de lis d’or flottera à l’horizon et la mainmise territoriale sur le royaume ultra-pyrénéen s’accompagnera d’une suite logique, celle d’un changement de langue, substitution linguistique qui encouragerait paradoxalement la disparition de l’idiome que Bernat emploie dans son propre chant ! Le poète anticipe, comme si le Capétien avait planté son enseigne sur le sol catalano-aragonais, en signe d’appropriation et d’autorité souveraine, avec en arrière-plan, l’accord du roi des Cieux. Image emblématique puissante dont la signification politique est lourde de sens : « Bernart d’Auriac s’approprie à la fois le roi français et le symbole de cette royauté que sont les fleurs de lys » 93. Langue et héraldique renvoient bien ici à l’identité d’une communauté de sujets qui se définit par rapport à son roi et à ses marques dynastiques. La réponse ne se fait pas attendre. Elle émane du roi d’Aragon en personne qui préfère toutefois s’adresser, depuis Barcelone, à un membre de son entourage, le troubadour et courtisan, Pere Salvatge. S’inspirant de la structure formelle et de la mélodie de Bernart d’Auriac, il s’empare à son tour de la formule héraldique. Peire III déclare, dans la première cobla, qu’il est très préoccupé par « les fleurs qui veulent passer par ici sans droit ni raison » (vv. 4–6) car il craint qu’elles amenuisent ses domaines. Dans la deuxième strophe, il indique que Charles de Valois, son neveu, lui « qui d’habitude porte des fleurs » (v. 13) — avec une bande brochant 92 93 CABRÉ, « Politique et courtoisie… », art. cit., p. 120. La présente traduction et les suivantes sont les miennes. Voir également Rialto (8.IV.2013, Linda PATERSON). GOUIRAN Gérard, « La poésie à Béziers : la croisade, une fin ou un début ? », dans Monique BOURIN (dir.), En Languedoc au XIIIe siècle. Le temps du sac de Béziers, Perpignan, 2010, p. 312. 199 Laurent macé doit-on préciser (ill. 2) —, « veut changer son enseigne/emblème (son senhal), ce que je déplore » (vv. 14–16) afin de « se faire appeler roi d’Aragon » 94. ill. 2. revers équestre du sceau de Charles de Valois, en 1288 (ANF, Sc/D 11226bis) Observation un brin amusée du souverain qui, dans un sursaut de fierté, et après avoir évoqué les sous jaquesos frappés à Jaca et les livres tournois, affirme qu’il ne changera pas d’identité. Il le déclare en des termes qu’il faut finement analyser : « moi, en aucun moment, pour un flacon de Breton (bocelh de Breto), je n’abandonnerai le signe du bâton (lo senhal del basto) » (vv. 23–24). Si l’on entend aisément que le bâton désigne ce qu’on appelle des pals — et que les médiévaux dénomment souvent bâtons ou barres —, à savoir le palé d’or et de gueules que la maison de Barcelone porte depuis les années 1140 95, l’allusion au « flacon de Breton » peut laisser perplexe 96. Mais si l’on comprend que la joute 94 95 96 RIQUER Martín de, « Un trovador valenciano: Pedro el Grande de Aragón », Revista valenciana de filologia, 1, 1951, p. 273–311 ; CABRÉ, « Politique et courtoisie… », art. cit., p. 121. Voir également Rialto (15.IV.2013, Linda PATERSON). MENÉNDEZ PIDAL Faustino, Los sellos en nuestra historia, Real Academia de la Historia, Madrid, 2018, p. 168. Voir également MONTANER FRUTOS Alberto, El señal del rey de Aragón: historia y significado, Zaragoza, 1995. Martín de Riquer traduit le senhal del basto par enseña del palo et bocelh de breto par frasco de breton (RIQUER Martín de, Los trovadores. Historia literaria y textos, Barcelona, 1975, t. III, p. 1597). 200 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… oratoire a pour décor vivant l’emblématique présente dans les deux camps, il faut alors se rendre à l’évidence que le roi d’Aragon considère que le semé d’hermines du duc de Bretagne lui fait penser à de petites fioles pansues qu’il ne saurait d’ailleurs convoiter 97 (ill. 3). ill. 3. avers du denier d’argent du duc de Bretagne Jean II (1286–1305) (coll. privée) Allusion fine mais pleine de sous-entendus pour rappeler qu’un membre de la famille royale, le cousin de Philippe Auguste, Pierre de Dreux († 1250), — qu’il a armé chevalier en 1209 — a été amené à modifier ses armoiries (un échiqueté d’or et d’azur) en les brisant d’un franc quartier d’hermines quand il a épousé l’héritière du duché, en 1213, et fait hommage lige au roi pour obtenir la Bretagne. L’opération permit de contrôler cette principauté en y plaçant un fidèle parmi les fidèles. Installer Charles de Valois sur le siège aragonais ne serait que le prolongement logique des pratiques habituelles d’une monarchie aux lis qui bafoue le droit à l’héritage légitime 98. Signalons enfin que parmi les vassaux 97 98 Dans le royaume d’Aragon de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle, les queues d’hermine ornant le gonfanon du dernier Trencavel apparaissent sur une peinture murale du château d’Alcañiz. Elles figurent néanmoins sous la forme de taches oblongues qui ne correspondent guère au traditionnel motif héraldique de cette panne (MACÉ Laurent, « Tranchetoison. Onomastique, sigillographie et héraldique de la maison vicomtale des Trencavel (XIe–XIIIe siècle) », Le Moyen Age, t. CXXVII, 2021/2, p. 355–379). Peire III écrit : « Plaise à Dieu que le plus droiturier l’emporte » (que.l plus dreyturiers vensa, v. 22), c’est-à-dire celui qui a le droit pour lui. L’enjeu de la « croisade » repose sur le droit et la légitimité du pouvoir, lequel est accordé gratia Dei. 201 Laurent macé du Capétien, le fils du duc de Bretagne, le futur Jean II (1286–1305), accompagne Philippe III dans son entreprise de « croisade ». Les flacons font donc bien partie du paysage visuel que considère l’auditoire aristocratique à qui Peire III destine ces vers, non sans une narquoise ironie. Ce passage montre également que les « bâtons » constituent un signe visible et reconnaissable que le souverain veut directement associer à son domaine, à la terre qu’il domine et avec laquelle il entend faire corps puisqu’il prétend en être l’incarnation directe, et donc le défenseur légitime. Convoqué à ce débat en juillet et intervenant pour assurer un courant d’opinion favorable à son roi, le jongleur Pere Salvatge l’encourage sur le mode courtois, tout en reprenant à son compte ce fil conducteur qu’est le motif floral. Puisque l’été arrivera bientôt, la guerre qui s’annonce devrait prendre l’apparence d’une belle moisson : le roi ne doit pas s’abaisser à la colère à l’encontre des fleurs (le substantif flor est répété à quatre reprises) mais il doit les faucher en cette saison où elles abondent, et n’en laisser aucune entre plaine et colline 99. Derrière le ton bucolique et champêtre, on sent poindre sans ambiguïté le caractère martial et militaire de la future réaction du souverain aragonais. Le quatrième protagoniste à entrer dans la mêlée est le comte de Foix, Roger-Bernard III (1265–1302). Il répond au souverain et à son poète de cour en passant à l’offensive durant le mois d’août 1285. Déjà rebelle au roi en 1280 et libéré de ses fers en décembre 1283, il continue de nourrir une certaine animosité à son égard. Soutenant le projet de Philippe III, il ne se prive donc pas pour donner de la voix et invectiver Pere Salvatge dans la première strophe : « Dites-moi s’il parviendra […], sans le lion (lo lion), à se présenter tout harnaché contre le Français » (vv. 4–8). La figure du lion, terme imposé par la rime, renvoie ici au léopard héraldique du roi d’Angleterre, Édouard Ier (1272–1307), dont Pierre III espère bien qu’il enverra ses vassaux gascons à son secours (ill. 4). Le comte de Foix semble en douter et rajoute dans la strophe suivante : « Mais qui veut se battre contre la fleur doit bien se garder de son bâton (lo sieu baston), car les Français savent donner de grands coups et viser juste avec leur bourdon. » (vv. 13–18). Jouant sur l’image du bâton, signe héraldique et identitaire invoqué par Peire III dans sa propre composition, Roger-Bernard la détourne pour en faire prosaïquement un bâton de pèlerin, plus exactement ce qu’il appelle au vers 99 CABRÉ, « Politique et courtoisie… », art. cit., p. 122. Voir également Rialto (15.IV.2013, Linda PATERSON). 202 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… ill. 4. le roi Édouard Ier sous un pavillon armorié (détail) ; lettre patente, Westminster, 7 août 1286 (Archives Municipales d’Agen, AA3, pièce 5) suivant un bourdon (bordon), lequel peut être ferré et manié comme une arme de défense sur les chemins jacquaires. Le comte de Foix ramène donc le débat vers le registre du pèlerinage armé que constitue la croisade tout en ironisant sur le motif du bâton, argument pour le moins surprenant dans la bouche de celui qui porte des bâtons sur son propre écu, exactement les mêmes armes que son lointain parent aragonais et dont ses ancêtres étaient plutôt fiers ! 100 Il poursuit sa diatribe en déclarant qu’il ne faut pas se fier aux Carcassonnais, ni aux Agenais et autres 100 MACÉ Laurent, « Des pals et un château. Le premier grand sceau des comtes de Foix (troisième quart du XIIe siècle) », Revue française d’héraldique et de sigillographie, Études en ligne, 202012, novembre 2020, p. 1–18. Le grand-père de ce comte eut à lutter contre une croisade, celle qui fut menée contre les Albigeois, au début du XIIIe siècle (1209–1229). Il fut même accusé par Foulques, l’évêque de Toulouse, lors du IVe concile du Latran, d’avoir tué des pèlerins à Montgey, ce à quoi le prince répondit que les croisés n’étaient point des romeus. Mais les temps ont changé, et les croisades également. Les querelles territoriales qui opposent le comte de Foix au roi d’Aragon, notamment pour la possession de la vicomté de Castelbon, ont modifié les relations diplomatiques entre les deux dynasties autrefois parentes. 203 Laurent macé Gascons qui n’apprécient guère le souverain excommunié 101. Et le comte de Foix de lancer en guise de conclusion : « Dans peu de temps, nous verrons le Bourguignon nous crier ‹ Montjoie › et il le criera [aussi] en Aragon » (vv. 23–24). Après la levée de l’oriflamme de Saint-Denis, la progression française de l’autre côté des Pyrénées, avec l’aide des contingents bourguignons du duc Othon IV, se verra sanctionnée par le cri de victoire lancé par la monarchie française quand elle s’implantera dans le royaume d’Aragon. L’estocade est donnée par un auteur anonyme qui clôt ce cycle en qualifiant d’hérétiques les opposants au roi de France. Le registre héraldique n’est plus invoqué dans cette chanson, seule la violence de la harangue compte sous la plume de ce troubadour fondamentalement pro-français. Épilogue de cette affaire d’actualité : les poètes d’oc ont tourné leur regard vers la bannière fleurdelisée 102. Pourtant, dans cette entreprise, le roi aux lis fut défait à deux reprises, avant de succomber lui-même, à Perpignan, le 5 octobre 1285. Il est suivi dans la tombe par son rival, Peire III, le 11 novembre de la même année… 103 Dans cette joute poétique à cinq manches, le parallèle avec le tournoi et autres jeux guerriers paraît assez explicite. Chaque protagoniste vient combattre en défendant ses idées et en portant haut les couleurs de son champion parce que le droit prévaut. Dans chacun des échanges, propres au partimen (débat entre troubadours), il faut se montrer à la hauteur du défi lancé, faire preuve d’habileté rhétorique et manier le verbe comme une arme de persuasion massive 104. On comprend également que les émaux de l’héraldique emplissent le paysage visuel des troubadours tout autant que celui des princes territoriaux qui signifient de la sorte la dimension militaire et juridique de leur pouvoir. Le caractère emblématique des étendards et des écus touche au-delà du seul monde des guerriers ; 101 102 103 104 CABRÉ, « Politique et courtoisie… », art. cit., p. 123. Voir également Rialto (8.IV.2013, Linda PATERSON). CABRÉ, « Politique et courtoisie… », art. cit., p. 124. La croisade francophile n’en demeure pas moins contestée par Muntaner et Desclot, chroniqueurs au service des rois d’Aragon. L’impact culturel de ces conflits territoriaux et des armoiries portées par les protagonistes se mesure dans le décor domestique des salles d’apparat de l’aristocratie locale. Ainsi, les armes de l’Angevin, cavalier désarçonné par un Jacques II d’Aragon qui arbore l’écartelé du royaume d’Aragon-Sicile, se retrouvent sur l’un des closoirs de la charpente du palais du Marqués de Llió, à Barcelone (CHATEVAIRE Hugo, « Les signes emblématiques dans le contexte domestique à Barcelone du milieu du XIIIe siècle au milieu du XIVe siècle », Fig. 5, dans Espagnes médiévales. Histoire et Culture de la péninsule Ibérique et de ses couronnes, mis en ligne le 12-04-2021). MAZEL, « La compétition chevaleresque… », art. cit., p. 163–164. 204 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… comme dans la chanson de la croisade contre les Albigeois, il semble signifier la profonde légitimité des princes et des souverains face à toute tentative d’usurpation. Parmi tous ces prétendants, on perçoit cependant un net avantage pour les fleurs de lis dont le succès permet de mesurer la progression de la monarchie capétienne. Même si le vocabulaire héraldique utilisé demeure, parfois, et sans doute pour des effets de rimes, assez incertain à nos yeux. C’est une observation qui a déjà été relevée par le passé. C’est ici l’occasion de rappeler que Martín de Riquer avait noté qu’aux XIIe et XIIIe siècles le mot baston désigne en Europe aussi bien la bande que la fasce, et parfois le pal ou toute autre pièce verticale ; par la suite, ce terme de baston se confond également avec celui de barre 105. 6. En Gascogne, pendant la guerre de Saint-Sardos (1324–1325) : « je vois les lions pourchassés par les fleurs » Le dernier troubadour que je voudrais convoquer me permet d’aborder la fin de la grande période de production de la lyrique occitane. Peys de Ladils est un troubadour gascon de la première moitié du XIVe siècle, membre d’une importante famille de Bazas, capitale du Bazadais. Il compose un sirventés pendant ou après la guerre de Saint-Sardos (1324–1325), conflit qui oppose le roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine, Édouard II (1307–1327), au roi de France Charles IV (1322–1328). L’élément déclencheur est d’ailleurs un incident d’origine emblématique. La veille de la cérémonie de fondation de la bastide de Saint-Serdos, le 16 octobre 1323, le sergent du roi de France est pendu au poteau soutenant un panneau orné de fleurs de lis. Les auteurs de cet acte grave, synonyme de lèse-majesté, sont des hommes venant de Montpezat, castrum voisin tenu par un seigneur fidèle au souverain anglais. Ils ont attaqué le lieu et l’officier royal en criant « Guyeigne, Guyeigne » 106. Lassé par l’absence d’un prince qui n’est jamais venu sur ses terres continentales et devant une menace française toujours plus pressante, le troubadour l’exhorte donc à intervenir si le Plantagenêt ne veut pas voir ses sujets perdre espoir et changer de camp. Dévoilant son état d’esprit, Peys se lance, dès la première cobla, dans une métaphore héraldique ; les Gascons, les Gascons sont les lions qui se doivent de résister aux intentions belliqueuses des lis de France : 105 106 RIQUER, Heràldica catalana…, op. cit., p. 125–127. PEPIN, « Les cris de guerre ‹ Guyenne ! › et ‹ Saint-Georges ! ›… », art. cit., p. 266. 205 Laurent macé « je vois les lions (leos) pourchassés par les fleurs (flors) et le roi anglais les a abandonnés de ce côté-ci de la mer » 107. Or, d’après lui, ce sont bien les Gascons qui ont toujours garanti les intérêts et la présence du souverain dans le duché d’Aquitaine. Il poursuit donc son argumentation sur la question du déshonneur encouru si les fidèles du roi se trouvent abandonnés à leur sort : « Mais il serait plus déshonoré si ce n’étaient les Gascons loyaux et nobles, qui soutiennent les lions, si bien qu’ils ne les ont pas laissés mourir complètement, mais de longtemps il ne pourra pas les protéger. » 108. Dans ces quelques vers, le poète joue sur l’ambivalence héraldique du terme leos. Si celui-ci désigne bien, au vers 6, les traditionnels léopards d’or des rois Plantagenêt (ill. 5), soutenus par ses vassaux méridionaux, il faut également ill. 5. denier d’argent frappé par Édouard Ier, avec la légende « + EDVARDVS REX » ; le léopard dynastique surmonte l’inscription « A(n)GL(i)E » figurant dans le champ (coll. privée) 107 108 « Quels leos vey per las flors encaussatz, / El reys angles ha los dezamparatz, / De say la mar, don pren gran dezonor », vv. 2–4 (PEPIN Guilhem, « Le sirventés ‹ El dugat… › Une chanson méconnue de Pey de Ladils sur l’Aquitaine anglo-gasconne », Les Cahiers du Bazadais, 2006, 152, p. 25–26). « E feyra may, si no fos pels Gascos / Leyas e franx, que sostenols leos, / Si que del tot nols an laissatz morir, / Mais per lonc temps nols poyra ja gandir. », vv. 5–8 (PEPIN, « Le sirventés ‹ El dugat… › », art. cit., p. 25–26). 206 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… comprendre que parmi les félins pourchassés par les fleurs capétiennes (v. 2) figurent aussi ceux qui sont présents sur l’enseigne d’argent au lion de gueules, armes ancestrales du duché d’Aquitaine 109. Plus loin, dans la quatrième cobla, Peys de Ladils précise que, si les Gascons sont obligés de se soumettre aux Capétiens, ce sera bien contre leur gré, faute d’avoir attendu une intervention militaire qui ne sera jamais venue : « mais à la fleur de lis, puisqu’il ne vient pas, nous ne pouvons pas nous soustraire » 110. Ainsi, s’il ne fait rien pour défendre sa terre, alors qu’il doit aide et protection à ses sujets, le roi-duc la perdra tout comme ses ancêtres ont perdu la Normandie dont s’est emparé Philippe Auguste au début du XIIIe siècle (1204). Cela, le fils de Bertran de Born l’avait déjà signifié, en son temps, aux oreilles du roi Jean sans Terre 111. Il faut donc se mobiliser dans les plus brefs délais. C’est l’ultime solution espérée dans la cinquième strophe : « Qu’il vienne donc ici, qu’il ne soit pas lâche, il recouvrera tout le duché et nous-mêmes, car sinon la fleur l’en fera sortir, tout comme elle fit abandonner aux siens la Normandie. » 112. Que l’Aquitaine et les Gascons soient associés au lion n’est pas une simple figure poétique qu’aurait opportunément inventée Peys de Ladils. Lors de la guerre que mène, en 1282, le roi Édouard Ier contre les Gallois, les Gascons et les Basques présents dans ses contingents sont comparés, dans un texte anglais, à des lions rampants (rampent cum leon) 113. Depuis les premières décennies du XIIIe siècle, les Méridionaux gardaient les yeux tournés vers le rex Aquilonis, gage de leurs libertés face aux appétits des Capétiens et assurance d’un accès aux richesses fournies par le négoce anglais 114. Un siècle plus tard, dans les années 1340–1350, les opposants à l’autorité du roi de France s’expriment à travers le cri de guerre de 109 110 111 112 113 114 PEPIN Guilhem, « Les couronnements et les investitures des ducs d’Aquitaine (XIe–XIIe siècle) », Francia, XXXVI, 2010, p. 35–65. « […] mas a la flor de lir, / Pueys qu’el noy ve, no podem ges gandir. », vv. 31–32 (PEPIN, « Le sirventés ‹ El dugat… › », art. cit., p. 26–27). PEPIN, « Le sirventés ‹ El dugat… › », art. cit., p. 21. « Donx venga say, no sia volpilhos, /E cobrara tot lo dugat e nos, / Qu’estiers la flors l’en fara dezishir, / Cum fetz als sieus Normandia giquir. », vv. 37–39 (PEPIN, « Le sirventés ‹ El dugat… › », art. cit., p. 26–27). PEPIN, « Le sirventés ‹ El dugat… › », art. cit., p. 17, n. 73. VINCENT Nicholas, « Jean sans Terre et les origines de la Gascogne anglaise : droits et pouvoirs dans les arcanes des sources », Annales du Midi, 276, 2011, p. 533–567. 207 Laurent macé son principal rival, le roi d’Angleterre, un souverain dont les armes sont encore considérées comme des lions par l’aristocratie gasconne 115. L’épisode de Saint-Sardos illustre l’importance des armoiries et des étendards lorsqu’il s’agit de manifester un sentiment d’appartenance à un seigneur 116. Il en était déjà dangereusement ainsi cent ans plus tôt. Lorsqu’il recopie des passages de la chronique de Roger de Wendover, Matthieu Paris, moine de Saint-Albans, s’arrête sur une anecdote relative à la reddition du port de La Rochelle en faveur du prince Louis de France, en 1224. Même si elle permet au chroniqueur d’afficher au grand jour « la traîtrise innée des Poitevins », elle livre un fait qui est loin d’être anodin. Quand la ville tombe, un Rochelais, demeuré fidèle au roi d’Angleterre, est dénoncé par ses concitoyens qui ont découvert dans sa maison une bannière aux armes des Plantagenêt. Emblématique loyauté envers les lions qui lui vaut d’être pendu 117. Conclusion partielle : des signes, des couleurs, nuit et jour Évoquer les lis d’or cousus sur les étendards d’azur claquant au vent est la manière idoine de rendre hommage à Hervé Pinoteau, président-fondateur de la Société française de vexillologie (1985) et grand spécialiste de la Flor, royale et mariale. Le biais choisi pourrait étonner mais j’espère avoir montré que les troubadours du XIIIe siècle ont bien intégré dans leur chant cet outil de communication que constituait une pratique héraldique et vexillaire qui faisait véritablement partie intégrante de leur paysage visuel 118. Mais pas seulement visuel, il faut aussi y associer le paysage sonore. Souvent combinée au cri de guerre, l’enseigne armoriée se fait littéralement la voix du prince mais aussi accompagnement d’étoffe claquant au vent, bruit et son que l’on entend et que l’on voit. Deux sens de la perception humaine sont sollicités lorsqu’il s’agit d’envisager l’affrontement chevaleresque. Approcher l’héraldique médiévale par le medium de la production lyrique de ces temps rejoint ce goût des troubadours pour la polysémie, pour la 115 116 117 118 PEPIN, « Les cris de guerre ‹ Guyenne ! › et ‹ Saint-Georges ! ›… », art. cit., p. 268. DE PALMA Julien, « Les crimes et châtiments emblématiques à travers l’exemple du drapeau médiéval », dans Châtiments symboliques et imaginés. Les moyens symboliques et imaginés du châtiment, Criminocorpus, [mis en ligne le 14 décembre 2020, consulté le 2 septembre 2021]. AURELL Martin, « La bataille de la Roche-aux-Moines : Jeans sans terre et la prétendue traîtrise des Poitevins », Comptes-rendus des séances de l’Académie des inscriptions & belles-lettres, 2017, p. 474. MACÉ Laurent, « Sigillum et vexillum… », art. cit. 208 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… pratique du caché/dévoilé, pour l’encodage qui est vu, aussi, comme un jeu à partager avec quelques esprits complices. Je finirai par deux riches exemples qui illustrent à mes yeux l’appétence de ces hommes de cour pour une héraldique qui se confondait à l’envi avec leur univers composé d’un mille feuilles de couleurs et de sens. Cerveri de Girona (v. 1259–v. 1285), troubadour catalan au service de la maison royale d’Aragon (Jacques Ier, puis Peire III), attribue un senhal à Sybille d’Ampurias, épouse et veuve de son mécène, le puissant vicomte Ramon Folch IV de Cardona (1233–1276) à qui il dédicace, par ailleurs, certaines de ses pièces. Il l’appelle la « Dame aux Chardons » 119. Le couple est parfois désigné de la même façon : les seigneurs « des chardons » 120. Il ne s’agit pas seulement d’un bon jeu de mots d’artiste, le poète ne fait ici que reprendre la dénomination produite par les armoiries parlantes de ce lignage qui, depuis la seconde moitié du XIIe siècle, porte fièrement trois chardons [d’or] reproduits sur tous ses sceaux 121. Ce même troubadour n’hésite pas non plus à jouer sur d’autres noms. Tout d’abord, le sien, celui qu’il s’adjuge en tant que troubadour, Cerveri de Girona, alors qu’il se nomme publiquement Guilhem de Cervera. Ensuite, celui de son lignage, Cervera de la Segarra, nomen évoquant phonétiquement le cerf (cervi) 122, lequel figure en toute logique sur les écus, les gonfanons et les empreintes de cire de cette vieille famille catalane. Sur le rivage languedocien, n’oublions pas la fameuse canso, allitérative et paronomastique, que compose Guilhem de Montanhagol dans les années 1240. Elle commence par le vers suivant : « À Lunel luit une lune luisante » (A Lunel lutz una luna luzens) 123. Une fois de plus, derrière le raffinement de l’acrobatie langagière que l’on se doit d’apprécier en fin connaisseur, il n’est pas difficile de percevoir une allusion, indirecte mais bien réelle, aux armes parlantes du puissant seigneur Raimond Gaucelm V de Lunel († 1262), connétable du comte de Toulouse Raimond VII (ill. 6). Sans surprise, il porte d’azur au croissant d’or versé. 119 120 121 122 123 Leis dels Cartz ou la Domna dels Cartz (BEC Pierre, Burlesque et obscénité chez les troubadours. Le contre-texte au Moyen Âge, Paris, 1984, p. 110, v. 16–17) ; la dona dels Cardos ; leys dels Cartz (RIQUER, Los trovadores…, op. cit., t. III, p. 1582 et p. 1585). Rappelons que les robes de cérémonie étaient armoriées : d’après ce que rapporte le troubadour Raimon Vidal de Besalú dans la nova connue sous le nom de Castia gilos (vv. 17–23), Éléonore Plantagenêt, épouse d’Alfonso VIII Castille († 1214), arbore sur son manteau de soie rouge un lion d’or (un mantelh / d’un drap de seda, bon e belh, /que hom apela sisclato, / vermelh ab lista d’argen fo / e y ac un levon d’aur devis.). RIQUER, Los trovadores…, op. cit., t. III, p. 1557. RODRIGUEZ BERNAL Francesc, Els vescomtes de Cardona al segle XII. Una història a través dels seus testaments, Lleida, 2009. RIQUER, Los trovadores…, op. cit., t. III, p. 1559 et p. 1562. RICKETTS, Les poésies de Guilhem de Montanhagol…, op. cit., p. 49. 209 Laurent macé Une enseigne à ces couleurs devait flotter sur le donjon du castrum éponyme. Car, de fait, les sceaux et les bulles de cette maison arborent en plein champ — et ce depuis la seconde moitié du XIIe siècle —, un superbe croissant de lune auquel Guilhem rend ainsi un brillant hommage. Mais les temps changent. Les divers exemples cités jusqu’à présent tendent à indiquer un phénomène réel qui se manifeste dans les chansons des troubadours : le glissement d’une identité individuelle vers une identité collective, si ce n’est expressément monarchique dans la seconde partie du XIIIe siècle. Au temps des seigneurs et des princes succède peu à peu le temps du roi. ill. 6. sceaux et contre-sceau de Raimond Gaucelm V de Lunel, 1242 et 1254 (ANF, Sc/D 2631 et Sc/D 2632–2632bis) Au-delà du monde des troubadours, la joute oratoire affleure souvent sous l’affichage héraldique de celui qui ose se montrer derrière ses bannières, projec210 « enseignes dépLoyées et gonfanons au vent ». métaphore héraLdique et Lyrique… tions publiques de son identité. Elle prend même une dimension politique et sociale forte quand il s’agit de s’affirmer dans le cadre d’un rapport de force assez tendu, pour ne pas dire belliqueux. En 1249, lorsque les coseigneurs du castrum de Najac, en Rouergue, tentent de se soulever en profitant de la mort du comte de Toulouse Raimond VII, ils fanfaronnent en attendant l’intervention du lieutenant du prince défunt qui assure alors l’intérim du pouvoir. L’un de ces vassaux, Guilhem Bernard de Najac, montre les gros bras devant tous et déclare avoir lui aussi de « grandes ailes » 124 : il ne craint guère l’arrivée du représentant du comte, au moment où ce dernier s’avance devant la porte du noyau castral, un faucon à la main, en signe de paix. L’homme en question s’appelle Sicard Alaman ; il porte des armoiries parlantes, à savoir de gueules au demi-vol d’argent. Le motif héraldique de l’aile renvoie partiellement à son cognomen (ala, aile en latin et en occitan). Ici la crainte de voir Sicard Alaman arriver en grand équipage, bannière déployée au vent, pour raisonner les insoumis, fait l’objet d’un bon jeu de mots, compris de tous, un calembour qui traduit la prégnance, y compris métaphorique, de cette culture visuelle d’une pratique héraldique dont l’enseigne est le support le plus efficace. De surcroît, les deux protagonistes se connaissent : Guilhem Bernard de Najac et Sicard Alaman se sont croisés à plusieurs reprises à la cour du comte de Toulouse. Mais sur l’étoffe de soie, l’un affichait un vol altier, l’autre des meubles un peu moins significatifs 125. Enfin, si l’on doutait encore de la vigoureuse diffusion de l’héraldique et de la présence matérielle de toutes ces étoffes, parfois ornées d’or et de soie, claquant fièrement au vent dans le paysage visuel des pays d’Oc, laissons s’exprimer une dernière voix, hélas anonyme, qui dédie une pièce étincelante et virtuose à N’Auriflama, une bien flamboyante dame : « Dame Oriflamme, puisque vous flamboyez Comme l’or fin quand il est enflammé, Dans la flamme, flambant et purifié, Enflammé suis et mon cœur est flambant D’une flamme flamboyante et très pure Qui flamboie tout autant qu’une dorure Et cette flamme toujours croît et s’affine Dame Oriflamme, telle est votre nature » 126. 124 125 126 « […] habebat magnas alas […] ipsi magnas alas habebant et plures amicos » (Archives Nationales de France, J 320, n° 74, fol. 3r ; fol. 9r). MACÉ, « Sigillum et vexillum… », art. cit., p. 131. Sur la question du nom et de sa relation identitaire avec les armoiries, voir MACÉ, « Tranchetoison… », art. cit., p. 355–379. BEC, Burlesque et obscénité chez les troubadours…, op. cit., p. 221. 211