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1996 EUI WP JeanMonnet 037

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P ierre R o s a n v a l l o n
État-providence et
citoyenneté sociale
U ROPEAN UNIVERSITY INSTITUTE

uLr\N MONNET CHAIR PAPERS


© The Author(s). European University Institute.
Digitised version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research Repository.
3 0001 0026 5630 6
EUROPEAN UNIVERSITY INSTITUTE

© The Author(s). European University Institute.


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Jean M onnet C h air P apers

Rosanvallon: État-providence et citoyenneté sociale

© The Author(s). European University Institute.


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Jean Monnet Chair Papers

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© The Author(s). European University Institute.


The Jean Monnet Chair

The Jean Monnet Chair was created in 1988 by decision of the Academic
Council of the European University Institute, with the financial support of
the European Community. The aim of this initiative was to promote studies
and discussion on the problems, internal and external, of European Union
following the Single European Act, by associating renowned academics and
personalities from the political and economic world to the teaching and
research activities of the Institute in Florence.
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1996
citoyenneté sociale
État-providence et

P ierre R osanvallon

European University Institute


Jean Monnet Chair Papers

The Robert Schuman Centre at the


© The Author(s). European University Institute.
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All rights reserved.
No part of this paper may be reproduced in any form
without permission of the author.

© The Author(s). European University Institute.

© Pierre Rosanvallon
Printed in Italy in September 1996
European University Institute
Badia Fiesolana
1-50016 San Domenico (FI)
Italy
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Table des matières

Introduction p. 7

La citoyenneté sociale p. 8

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La déchirure du voile d’ignorance p. 10

La justice et le savoir des différences p. 13

Solidarité et démocratie délibérative p. 16

La tentation de la victimisation sociale p. 18

Refaire nation p. 21

Dramatiser le contrat social p. 24

Biographie p. 27
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Introduction

La question de l’État-providence se superpose de plus en plus avec celle de la


citoyenneté. Dès lors que les fondements assuranciels du système s’effritent,
c’est en effet nécessairement une logique solidariste qui doit prendre le relais.
Tout est alors ramené à l’essentiel, au point originaire, là où lien social et lien
civique se confondent. En son essence, l’appartenance à la cité est indissociable
d ’une sorte de pacte moral. La vie commune repose sur l’adoption d’une ari­
thmétique simple: les obligations de la collectivité envers chacun de ses mem­
bres sont la contrepartie de l’implication de ceux-ci. C ’est parce que les citoyens
sont prêts à mourir pour la patrie que celle-ci a une dette à leur égard. Le propre

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de la guerre est d ’instaurer un principe d’équivalence radicale: chaque vie pèse
d’un même poids et le sacrifice de chacun peut être appelé de la même façon.
L’État-providence est une version apaisée et ordinaire de cet idéal-là, mais il est
fondé sur un ressort identique.

On voit là qu’il y a deux histoires possibles de l’État-providence. D ’un côté


une histoire institutionnelle, fondée sur l’analyse de l’application des techniques
assurancielles au domaine social et de leur extension. De l’autre, une histoire
plus philosophique, articulée autour de la notion de citoyenneté, mettant en
rapport les droits sociaux avec la dette que l’État contracte envers des individus.
L’État-providence est dans ce cas complètement encastré dans l’État- nation. La
première histoire a longtemps été dominante. Elle a été décisive pour permettre
de comprendre comment s’était techniquement construit l’édifice de la Sécurité
sociale; elle a aussi permis de mieux retracer les conditions juridiques et prati­
ques du passage de l’assistance traditionnelle à l’État-providence moderne.
Mais le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, rend particulière­
ment nécessaire le retour à une approche à la fois plus philosophique et plus
politique. Le séisme du chômage de masse nous ramène à l’essentiel: à l’enraci­
nement de l ’État-providence dans la matière même du contrat social.
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La citoyenneté sociale

La mise en place des institutions actuelles de Sécurité sociale s’inscrit dans le


mouvement d ’universalisation et d ’application au social de l’assurance mutuel­
le. Mais cette histoire n’a rien eu de linéaire. Il a, en effet, fallu surmonter de
sourdes résistances sociales, patronales notamment, et de fortes pesanteurs poli­
tiques pour arriver au système de 1946. L’histoire moderne de la sécurité sociale
est inséparable là du renforcement du lien civique lié aux deux grandes guerres
du siècle. En 1930, un des apôtres de la première loi sur les assurances sociales
l’a exprimé dans des termes très significatifs. Cette loi, a-t-il souligné, “est née,

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au lendemain de la guerre, de la solidarité qui s’était affirmée entre les diffé­
rentes classes sociales, de la volonté d’accorder à ceux qui avaient défendu la
patrie dans les tranchées l’aide nécessaire dans les mauvais jours; du souvenir
des efforts qu’ils avaient accomplis; d’une grande idée de solidarité nationale” 1.
Cette analyse va droit au fond des choses. Elle permet notamment de compren­
dre pourquoi l’État-providence a progressé par bonds, tout particulièrement à
l’occasion des crises et des guerres: ces périodes constituent des temps d ’épreu­
ve à la faveur desquels il y a reformulation plus ou moins explicite du contrat
social. L ’expérience de la guerre est particulièrement exemplaire. Elle radicalise
le cours des existences, ramène le lien social à l’essentiel et à l’origine. Le
fondateur du système anglais de sécurité sociale, Beveridge, a justement insisté
sur cet effet égalisateur. “L ’effet le plus général de la guerre, explique-t-il, est
de rendre plus importants les gens ordinaires. Chaque individu valide de la
communauté devient en effet un précieux actif’2. En menaçant de renvoyer les
hommes dans l’état de nature, la guerre les invite ainsi à une expérience de
refondation sociale. “Le moment est propice pour sceller à nouveau l’unité
sociale de la nation”, peut-on ainsi lire en mars 1944 dans un des principaux
organes clandestins de la Résistance, les Cahiers de défense de la France3.

Le lien entre la mise en œuvre de l’État-providence et la reformulation du


contrat social a été très fort après la Seconde Guerre mondiale. L’exposé des
motifs de l’Ordonnance du 4 octobre 1945 portant sur l’organisation de la sécu­
rité sociale parle ainsi de “l’élan de fraternité et de rapprochement des classes

1 Laurent Bonnevay, Discours à la Chambre des députés du 17 avril 1930.


2 William H. Beveridge, The Pillars of Security and others War-time Essays and
Adresses, Londres, 1943, p. 109 (“every able-bodied person in the community becomes
an assett”, dit le texte anglais).
3 Article de Robert Salmon, reproduit in H. Michel et B. Mirkine-Guetzévitch, Les Idées
politiques et sociales de la Résistance, Paris, 1954, pp. 376-377.
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qui marque la fin de la guerre” pour justifier l’institution d ’un système de


sécurité sociale. Le ministre du Travail et de la Sécurité sociale de l’époque,
Ambroise Croizat, note de son côté que la réforme est “née de la terrible
épreuve que nous venons de traverser”4.

L’enracinement des droits sociaux dans une arithmétique de la dette ne date


pas du XXe siècle. Le phénomène est présent beaucoup plus tôt. Il est par exem­
ple significatif de constater que les principaux régimes d ’indemnisation ou les
systèmes d ’aide sociale les plus organisés mis en place pendant la période révo­
lutionnaire ont été très largement liés à la gestion des conséquences sociales de
la guerre.

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“Que la patrie se montre la mère commune de tous les citoyens”: la Révo­
lution a entendu suivre cette exhortation de Rousseau5. C’est pourquoi elle a
solennellement affirmé à plusieurs reprises que le secours aux indigents était
une “dette sacrée”. Une fête décadaire fut même consacrée à honorer le mal­
heur6. Il faut bien comprendre là que l’État-providence moderne doit plus à
Rousseau qu’à Marx. Mais au delà de cette vision globale, c’est la dimension
proprement patriotique de l’assistance qui est vraiment centrale pendant cette
période. Dès 1791, toute une série de décrets accorde ainsi des secours sur une
base patriotique: secours aux Acadiens et Canadiens réfugiés en France, puis
ultérieurement à de nombreuses autres catégories de réfugiés; indemnités aux
personnes dont les propriétés ont souffert de l’invasion de l’ennemi; aide aux
parents des victimes de la journée du 10 août 1792, de la journée du Champ de
Mars, etc. A l’automne 1792, les secours aux familles des défenseurs de la pa­
trie constituent un des axes majeurs de la politique d’assistance publique7. Dans
un projet de Code des secours publics, élaboré en l’an II, ont peut ainsi lire: “La
nation doit beaucoup aux citoyens qui sont partis volontairement pour la défense
de la liberté, aussi leur a-t-elle accordé des avantages nombreux; pour mieux
consacrer son estime et sa reconnaissance, elle a cru devoir faire participer leurs
familles aux effets de sa générosité. Si le sort des combats leur est contraire, des

4 Intervention à l’Assemblée nationale constituante, le 6 août 1946. Voir sur ce point les
nombreux textes de cette tonalité cités dans Alain Barjot (éd.), La Sécurité sociale. Son
histoire à travers les textes, L III 1945-1981, Paris, Association pour l’étude de l’histoi­
re de la Sécurité sociale, 1988.
5 Article “Économie politique” de l’Encyclopédie de Diderot et d’AlemberL
6 Cf. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976.
7 Cf. les décrets des 26 novembre 1792 et mai 1793. Voir sur ce point les travaux pion­
niers de Guy Thuillier, et en particulier son article “Les secours aux parents indigents
des défenseurs de la patrie de 1794 à 1796”, Bulletin d ’histoire de la Sécurité sociale,
n° 17, janvier 1988.
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secours de toute espèce sont encore offerts à eux et à leurs parents. Cette partie
du code est celle dont les dispositions sont les plus étendues”8. Pendant toute la
période du Directoire, ces formes d ’assistance patriotique restent très actives,
finissant par former à la veille du 18 Brumaire un vaste dispositif.

La dimension civique de l’État-providence n’est pas propre à la France ou à


l’Angleterre. Elle a aussi eu une fonction déterminante aux États-Unis. Theda
Skocpol l’a rappelé dans un ouvrage très éclairant910,montrant le rôle décisif joué
par l’aide aux veuves des victimes de la Guerre de Sécession ainsi que par les
pensions versées aux anciens combattants dans la construction d’un “État-provi­
dence maternel”. Au delà des distinctions classiques entre modèles bismarckien
et beveridgien de l’État-providence1°, on trouve là une dimension historique

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fondatrice de l’État-providence. Au moment où les soubassements assuranciels
de la Sécurité sociale s’effritent, c’est à cet État civique-providence originel
qu’il nous faut retourner. Mais cela pose deux questions difficiles. La première
est d’ordre philosophique: sur quel principe de justice fonder l’État-providence
dès lors qu’il n’est plus possible de se contenter d ’une simple mutualisation des
risques sociaux? La deuxième, d’apparence plus technique, a une portée consi­
dérable: le passage, ou le retour, à un système d’essence plus civique n’impli­
que-t-il pas que l’on passe d’un financement fondé sur des cotisations sociales à
un financement par l’impôt?

La déchirure du voile d’ignorance

L’État-providence fonctionnait sous “voile d’igno-rance”. Le principe assu-


ranciel sur lequel il s’appuyait présupposait que les individus étaient égaux
devant les différents risques sociaux susceptibles d ’affecter l ’existence.
L’opacité du social était ainsi une condition implicite du sentiment d’équité.
Tous les membres de la société pouvaient se considérer comme solidaires dans
la mesure où ils percevaient la nation comme une classe de risques relativement
homogène. C’est de moins en moins le cas. On a déjà insisté à ce propos sur les
conséquences des progrès de la médecine génétique. Mais le phénomène est

8 Projet reproduit par Guy Thuillier dans le Bulletin d ’histoire de la Sécurité sociale, n°
17, janvier 1988, p. 90.
9 Theda Skocpol, Protecting Soldiers and Mothers: The Political Origins o f Social Policy
in the United States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1992.
10 Cf. ci-dessus.
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général: la meilleure connaissance que la société a de ses différences tend à


modifier très sensiblement la perception du juste et de l’injuste.

Prenons un exemple simple, celui des retraites. On sait maintenant avec pré­
cision quelles sont les espérances de vie et donc les durées de la retraite des
diverses catégories socio-professionnelles. On peut ainsi calculer les différents
“délais de récupération” des cotisations, c’est-à-dire le nombre d’années de re­
traite nécessaires pour obtenir un “remboursement virtuel” des contributions
versées11. Les inégalités constatées dans ce cadre sont très nettes: la durée de
perception de la retraite du cadre supérieur est en moyenne de 17 ans, contre
moins de 15 ans pour l’employé. On comprend du même coup la relative perte
de confiance des Français dans leurs retraites: beaucoup craignent de “ne pas en

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profiter” alors qu’ils ont cotisé durant toute leur vie de travail.

Cette connaissance accrue des différences entre individus et entre groupes


met à l’épreuve les fondements du contrat social. Si les hommes sont naturel­
lement solidaires face à un destin qu’ils ignorent, ceux qui savent qu’ils seront
épargnés par telle ou telle grave maladie très coûteuse accepteront-ils de conti­
nuer à payer les mêmes cotisations d’assurance-maladie que ceux qui sont géné­
tiquement condamnés à développer cette affection? Dans un univers opaque, la
justice a essentiellement une dimension procédurale : elle se confond avec la
recherche d’une règle universelle. Notre connaissance accrue des inégalités et
des différences fait que cette définition de la justice devient problématique.
Chez Rawls, le principe de différence (les inégalités ne sont acceptables que si
elles sont profitables aux plus défavorisés), très exigeant en ce sens qu’il peut
entraîner une importante redistribution, n’est formulé que sous voile d’ignoran­
ce. C’est parce que les individus doivent prévoir qu’ils seront peut-être eux-
mêmes les plus défavorisés qu’il est adopté. Mais que se passe-t-il quand on sait
qui sont les riches et les pauvres? On peut douter de l’adoption automatique et
logique du principe de différence.

Si je sais que je profiterai statistiquement moins longtemps de ma retraite que


d’autres, pourquoi accepterai-je de cotiser au même taux qu’eux? Je considére­
rai comme juste qu’il soit tenu compte de cette disparité. A l’équité procédurale,
indifférente aux variations des situations de chacun, je préférerai une équité de
résultats qui les intègre. On le voit, cette dynamique du savoir des différences
ne se limite pas à dissocier toujours plus strictement assurance et solidarité. Elle

11 Cf. Sophie Porthieux, Assurance-vieillesse: un essai de mesure des écarts entre catégo­
ries de salariés, Paris, Documents du CERC, janvier 1992.
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mine d ’abord les fondements du principe assuranciel social, en réduisant la


taille des classes de risques. Si l’exercice de la justice est lié à la délimitation de
classes de risques homogènes (à l’intérieur desquelles les risques sont les
mêmes pour tous), celles-ci rétrécissent en même temps que la connaissance
progresse. Le mécanisme assuranciel peut certes toujours s’appliquer à des
groupes plus restreints, mais on sort alors du champ de l’assurance sociale.
Alors que l’assurance sous voile d’ignorance a une fonction d’agrégation et de
socialisation, c’est au contraire un mouvement de désolidarisation qui se met en
marche quand les informations disponibles sur les individus se multiplient:
l’information est l’aliment de la différenciation. A la limite, il n’y aurait d’ail­
leurs plus rien du tout à assurer si les individus étaient radicalement particuliers:
on ne pourrait plus constituer aucune “population”.

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Ce sont les rapports entre la notion de justice et celle de solidarité qui se trou­
vent du même coup radicalement modifiés. Pour dire les choses autrement, la
déchirure du voile d ’ignorance conduit à retrouver l’opposition traditionnelle
entre justice distributive et justice commutative12; opposition que l’État-
providence classique avait en partie dépassée, le système assuranciel social
mêlant règle d’équité et mécanisme de redistribution. On peut en effet très sché­
matiquement définir la solidarité comme une forme de compensation des diffé­
rences. Elle se caractérise donc par une action positive de partage. La justice
renvoie quant à elle à la norme reconnue comme légitime de ce partage. Dans
l’assurance sous voile d’ignorance, il y a superposition de la justice et de la soli­
darité: le partage des risques est en même temps une norme d ’équité et une
procédure de solidarité. Équité et redistribution se confondent alors. Il n’en va
plus de même lorsque le voile d’ignorance a été déchiré. La notion de justice
retrouve dans ce cas son caractère problématique: le juste n’est plus définissable
a priori dès lors que les différences ne sont plus simplement dérivées de l’aléa.

Nous entrons pour cette raison dans un âge post-rawlsien de la réflexion sur
le social. Avec sa Théorie de la justice fondée sur la définition d’un principe de

12 La justice commutative, rappelons-le, consiste dans l’égalité de droit (“formelle”). Elle


est fondée sur le principe de réciprocité et correspond à la maxime “à chacun selon son
dû”. Elle se réfère à l’idéal de “juste rémunération”, considérant que l’équité réside
dans le fait que chacun reçoive l’équivalent de son apport (les prestations sont par ex­
emple considérées comme la contrepartie des cotisations). La justice distributive, ou
corrective, vise au contraire l’égalité économique (“réelle”). Elle est fondée sur le prin­
cipe de redistribution entre riches et pauvres et correspond à la maxime “à chacun selon
ses besoins”. Alors que la justice commutative peut fonctionner sans intermédiaire poli­
tique (principe du contrat ou de l’assurance), la justice distributive implique l’interven­
tion d’une agence publique.
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justice formulé sous voile de l’ignorance, Rawls a en fait théorisé le type d’État-
providence qui est en train de s’effacer actuellement. Ce dont nous avons besoin
aujourd’hui, c’est d ’une approche de la justice “sous le soleil de la connaissan­
ce” des différences entre les hommes.

La justice et le savoir des différences

Le progrès de notre connaissance des inégalités entre les hommes conduit à


distinguer trois facteurs de différenciation: les déterminations de la nature, les

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variables de comportement, les résultats du sort. Si la part reconnue aux effets
du hasard diminue, comment fonder un principe légitime de solidarité? Il ne
pourra plus s ’agir d’un principe d’égalité purement procédural. La solidarité
devient au contraire, par définition, fondée sur le traitement différencié des indi­
vidus: elle ne peut donc plus dériver de l’application d’une norme fixe et uni­
verselle. Dans ce cadre, la question de la justice a deux aspects. Le premier
consiste à fixer l’attitude à adopter devant les inégalités naturelles. Si l’équité ne
consiste que dans le traitement égal des individus, ces inégalités naturelles ne
constituent pas un objet d’action. C’est seulement si l’on adopte le principe
d’égalité des chances qu’elles peuvent l’être. La solidarité se définit dans ce ca­
dre comme une action de compensation des inégalités naturelles. La sensibilité
contemporaine aux discriminations trouve d’ailleurs là sa source.

La conception dominante de la réduction des inégalités prend maintenant


souvent la forme d’une dénonciation des discriminations, entendues au sens lar­
ge comme les différences de traitement des individus imputables à leurs caracté­
ristiques naturelles (le sexe, l’âge, la race, les handicaps physiques ou psychi­
ques). La lutte contre les discriminations est une façon nouvelle de lier une
norme d’équité (le traitement équivalent des individus) à une politique de cor­
rection des différences.

Mais la justice peut-elle aller jusqu’à effacer le poids effectif de la nature? Ce


n’est pas la même chose que de lutter contre les discriminations. Cela irait beau­
coup plus loin, jusqu’à l ’utopie d’une recréation humaine de la nature, conforme
à un principe d’égalité radicale, allant vers une similitude des êtres humains,
absolument indifférenciés, parfaits clones d’un pur être de la nature. On voit
bien l’impasse totalitaire à laquelle conduit une telle approche. Mais entre l’uto­
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pie d’un effacement du poids de la nature (intelligence, hérédité, situation fami­


liale) et le consentement à ses données, y a-t-il place pour la définition positive
d’une action *3?

C’est ce qu’essaie de traduire à sa façon dans la gestion des systèmes sociaux


la notion de handicap. Elle caractérise une forme d’inégalité naturelle, physique
ou psychique, dont les spécificités pourraient se différencier des autres dispa­
rités entre les hommes. Mais cette caractéristique supposée du handicap n’a en
fait rien d’objectif. Il n’y a pas de classes de faits que la médecine ou la science
en général pourrait ranger dans cette catégorie, sauf à croire que l’homme
“normal” est définissable. La seule véritable approche que l’on puisse dévelop­

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per du handicap est sociale et politique. L’ordre de la justice dans la correction
des infériorités naturelles reste ainsi à construire socialement. Il n’y a ni princi­
pe de procédure ni catégorie scientifique sur lesquels il puisse se fonder avec
certitude.

Les différences liées à des variables de comportement sortent quant à elles


plus facilement du champ de l’équité. Si les disparités résultent de l’action
volontaire des hommes, elles sont alors du même coup acceptées. C’est de cette
façon que le libéralisme justifie depuis Locke les différences de richesses
provenant de l’activité: celui qui a peu travaillé ne peut trouver injuste que celui
qui s’est investi dans son labeur soit devenu plus riche que lui. L’équité d ’une
action compensatrice s’arrête ainsi aux portes de la responsabilité individuelle.
Cette claire énonciation des limites de la solidarité reste cependant probléma­
tique, pour deux raisons. D’abord parce que le rapport responsabilité - volonté
n’est pas toujours simple. La responsabilité est une catégorie morale, clairement
identifiable juridiquement, alors que la volonté est d ’ordre psychologique. Le
défaut de volonté est complexe à analyser. Toute l’histoire de l’individualisme
moderne est ainsi traversée par une contradiction entre la consécration du sujet
et le constat qu’il est divisé, pour partie étranger à lui-même, habité par un
inconscient dont il n’est pas le maître14. Mais de façon plus large encore, c’est
la distinction entre la sphère de l’inné (les données de la nature) et la sphère de
l’acquis (celle de la responsabilité individuelle) qui reste problématique. Le
débat sur la justice reste pour une large part un débat sur la ligne de partage

Définition positive, car on ne peut se limiter à l’approche purement négative en termes


de réduction des inégalités. Si on ne peut plus se contenter d’invoquer l’action de “ré­
duction des inégalités”, c’est qu’il faut à un moment ou à un autre la faire reposer sur
une théorie de l’égalité ou de la justice pour la légitimer.
14 Cf. Marcel Gauchet, L'Inconscient cérébral, Paris, éd. du Seuil, 1992.
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entre ce qui relève du comportement des individus et ce qui renvoie à leurs


handicaps.

Il n’est donc définitivement pas possible de trouver la voie d’une théorie de


la justice purement procédurale, équivalente au principe assuranciel, dès lors
que le voile de l’ignorance est irrémédiablement déchiré. Il n’est pas possible
non plus d ’espérer mettre au point un modèle presque mathématique de la
justice en développant par exemple l’idée d’équité fondée sur la responsabilité
devant les générations futures. Il n’y a plus d’approche que politique et circon­
stancielle de la justice. Dès lors que l’on ne se contente pas des définitions les
plus minimales (l’égalité de droit) sur lesquelles un État-providence ne saurait
s’édifier, force est de constater qu’il n’y a pas de théorie possible de la justice.

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La justice est toujours incertaine, dérivée du débat public dans lequel se bricole
le contrat social. Au delà de l’ébranlement du système assuranciel qu’il provo­
que, le déchirement du voile de l’ignorance modifie pour cette raison en profon­
deur notre vision de la politique, et tout particulièrement de ses rapports avec la
sphère du droit.

La règle politique se donne comme règle de droit car elle entend instituer une
norme universelle. Les lois sont faites à distance des individus concrets, elles
entendent saisir l’homme dans sa généralité; et elles fondent leur acceptabilité
sur cette caractéristique. Mais les choses fonctionnent de moins en moins de
cette manière dans les faits. On doit maintenant faire des réglementations politi­
ques dont on sait qui elles concernent. Cela conduit à confondre de plus en plus
l’exercice de la politique avec celui de la recherche de la justice, à distance plus
grande d’une simple gestion passive de la règle de droit. D’où les conflits nou­
veaux qui structurent en retour notre société. Ce ne sont plus seulement des
conflits de répartition, dans une optique traditionnelle de lutte des classes: ce
sont de plus en plus des conflits d'interprétation sur le sens de la justice15.

C’est une leçon que l’on peut tirer de nombreux conflits sociaux de ces dix
dernières années: la notion de justice ou d’équité prend le pas sur celle de défen­
se des intérêts dans la logique revendicative. Ce n’est pas pure rhétorique, façon

15 Rappelons que pour Aristote, la justice désigne un problème qui se caractérise par le
fait qu’il n’a pas de solution théorique possible (le juste n’est pas définissable a priori):
sa solution est toujours pratique, liée à l’expérience. La justice, en d’autres termes, est
toujours une convention. En économie, on retrouve l’équivalent de cette réflexion à tra­
vers toutes les théories sur les fondements de la valeur. Cf. sur ce point les remarques
stimulantes de Cornélius Castoriadis, “Valeur, égalité, justice, politique: de Marx à
Aristote et d’Aristote à nous”. Textures, n° 12-13, 1975.
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de dissimuler un intérêt égoïste derrière une noble valeur. Cela va plus loin.
C’est aussi le signe de l’entrée dans un nouvel âge du social, où l’impératif indi­
vidualiste de l’égalité devant le droit tend à prendre le pas sur la notion de
défense des intérêts collectifs. Cela donne une importance nouvelle à la délibé­
ration sociale et politique. La gestion des conflits devient désormais inséparable
d’un effort pour trouver un consensus sur les catégories du juste et de l’injuste.
Pour prendre un exemple, c’est quelque chose qui était très perceptible dans le
grand conflit des routiers en 1992. Le mouvement était fondé sur la dénoncia­
tion de l’injustice qu’il y avait à doter du même nombre de points sur leur
permis de conduire des professionnels qui roulaient 100.000 kilomètres par an
et des conducteurs occasionnels. C’est le principe rawlsien d’une égalité dans la
distribution des biens primaires qui était refusé dans ce cas. L’enjeu du conflit

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était de trouver une formule de “différence équitable”. Ces conflits d ’interpréta­
tion sur le sens de la justice sont maintenant au centre de la vie sociale et poli­
tique dans un nombre croissant de pays, compliquant les conflits traditionnels
sur la répartition économique.

Solidarité et démocratie délibérative

Peut-on retourner à davantage d’opacité, pour contourner les nouveaux


enjeux et rendre plus facile la gestion du social? Certains en rêvent aujourd’hui,
a rebours de toute l’utopie des années 1960 qui voyait dans la visibilité crois­
sante des êtres et des choses la condition d’une démocratie plus apaisée, passant
d’un univers passionnel (identifié au règne de l’opacité) à un monde de la dis­
cussion rationnelle. Au milieu des années 1960, rappelons-le, l’idéologie démo­
cratique moderniste faisait en effet de l’information le vecteur de la paix sociale,
considérant implicitement que les conflits reposaient en fin de compte sur de
simples malentendus. C’est dans ce but que le CERC (Centre d’études sur les
revenus et les coûts) avait par exemple été mis sur pied pour fournir des bases
objectives à une politique globale des revenus. Démocratie et transparence
étaient supposées faire automatiquement cause commune16.

16 Cette vision de la transparence démocratique était également liée au présupposé d’une


certaine simplicité du système social. On considérait implicitement que la société était
structurée en classes d’intérêts relativement homogènes et qu’une négociation collective
centralisée pouvait permettre de traiter tous les conflits potentiels. Le modèle social-
démocrate s’est longtemps nourri de cet idéal, d’ailleurs largement mis en pratique dans
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17

Les choses apparaissent aujourd’hui plus compliquées. On voit en effet cha­


que jour que c ’est au contraire l’information qui est le grand aliment de la
protestation sociale. Le propre de l’information est en effet d’étendre le champ
de référence des individus, leur permettant de regarder toujours plus loin dans le
jardin du voisin et donc d’évaluer toujours plus précisément leur situation
comparativement à celle d’autres personnes. Or, dans une société complexe, les
positions relatives des différents individus et groupes restent toujours discuta­
bles. Tant que la société est perçue de façon simplificatrice, structurée en clas­
ses supposées homogènes, la question de la justice peut être formulée en termes
globaux. Quand cet a priori s’est effacé, la société apparaît pour ce qu’elle est:
un entrelacs instable de positions individuelles et de multiples classifications

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économiques, sociales et professionnelles. Lorsque l’idéologie recule et que
l ’information sur les situations réelles s’accroît, la discussion des positions
relatives des uns et des autres s’étend et se diffracte presque à l’infini.

Il y a un mouvement de publicité croissante auquel on ne saurait s’opposer.


La publicité complique et renforce à la fois l’exercice de la démocratie. Une
société plus transparente est plus instable et plus vulnérable. La transparence
peut devenir un piège. Mais c’est un état qu’on ne peut éviter dès lors que
l’ordre politique ne peut plus seulement se conformer à la nature, comme dans
les sociétés anciennes, ou au droit, comme dans le premier âge de la société
moderne. Production de la solidarité et invention d’une démocratie délibérative
vont dorénavant de pair. C ’est d ’ailleurs la raison pour laquelle la vieille
opposition entre droits formels et droits réels, droits politiques et droits sociaux,
peut être dépassée, de même que la différence entre l’idée démocratique et
l’idée socialiste. C’est désormais du sein d’une théorie élargie de la démocratie
que les droits sociaux peuvent être repensés et les droits politiques approfondis,
en même temps.

Si l’ancienne opacité était par certains aspects une condition de la solidaf i,


il est de toutes façons impossible de la recréer artificiellement. On peut ce en-
dant essayer de distinguer deux sortes de connaissances: celles dont les ci jyens
disposent les uns sur les autres, de façon réciproque, et celles que les /andes
organisations ou l’État possèdent de façon univoque sur les citoyens Jn pour­
rait ainsi dissocier transparence sociale et transparence individuelle nême si la
frontière entre ces deux notions reste imprécise et variable. C’est ’ plus grande
transparence sociale qui est irréversible, inscrite dans la logic j même de 1?

certains pays d’Europe du Nord. Cf. sur ce point les analyses d’ Jain Bergounioux
Bernard Manin, Le Régime social-démocrate, Paris, PUF, 1989.
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18

société moderne. Mais il n’en va pas de même pour la transparence individuelle.


Si la société démocratique est fondée sur la liberté et l’autonomie des personnes,
elle doit préserver leur for intérieur, leur permettre de rester d ’une certaine
façon fermées à autrui. La démocratie est au contraire liée dans ce cas au main­
tien d’une opacité des individus. La protection des libertés est là l’alliée de la
solidarité, comme on le voit dans la réglementation des informations que les
assureurs peuvent recueillir sur leurs clients17.

La tentation de la victimisation sociale

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La reconstruction d’un nouvel État-providence fondé sur un impératif d’or­
dre civique ne va pas de soi. Cela implique en effet une formulation plus exi­
geante de la dette sociale, un renforcement du sentiment d ’appartenance com­
munautaire; perspective difficile à intégrer dans un schéma social libéral. D’où
l’émergence d’un autre modèle, dont on voit très bien la dynamique aux États-
Unis: la société de réparation généralisée. Dans ce cas, la redistribution sociale
n’est pas assise sur la reconnaissance de droits sociaux à proprement parler: elle
dérive d ’une radicalisation des droits civils. Ce n ’est pas du renforcement du
lien national, mais du perfectionnement de la logique individualiste que l’on
attend des effets sociaux. Une conception très extensive de la réparation des
dommages sert dans ce cas de substitut à un exercice politique de la solidarité.

Dans une société de réparation généralisée, la figure centrale de l’interaction


sociale est celle de la victime d’autrui et non pas celle du citoyen. On cherche à
produire des effets de redistribution sur la base d’une philosophie de l’indemni­
sation. C’est en radicalisant en quelque sorte le principe de la justice commuta­
tive que l’on pense réaliser un équivalent de justice distributive. C ’est en étant

17 Sur le problème particulièrement brûlant des informations génétiques, voir François


Ewald et Jean-Pierre Moreau, “Génétique médicale, confidentialité et assurance”, Ris­
ques, n° 18, avril-juin 1994 ainsi que Genetic Information and Health Insurance
(Report of thè Task Force on Genetic Information and Insurance), Washington, Na­
tional Center for Human Genome Research, mai 1993. Il faut cependant souligner que
les assureurs veulent avant tout se protéger du phénomène d’antisélection (mécanisme
dû à l’asymétrie d’information entre assureurs et assurés par lequel, dans une popula­
tion hétérogène, les plus mauvais risques sont, du fait des informations qu’ils possèdent
seuls sur eux-mêmes, les plus gros demandeurs d’un contrat d’assurance donné). Tous
les malades cardio-vasculaires s’assureraient par exemple au maximum sur la vie si les
compagnies d’assurances ne faisaient pas remplir un questionnaire médical.
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reconnu comme victime qu’un individu peut prétendre à une compensation.


D’où la tendance à étendre sans cesse cette catégorie. Dès lors que l’on ne peut
pas espérer grand chose en tant que pauvre ou défavorisé, il faudra s’ériger en
victime pour obtenir une amélioration de sa situation. A leur origine, les notions
de victime et d’indemnisation sont purement civiles: elles ressortent du droit
classique de la responsabilité. Mais elles ont fini par constituer le paradigme
social central, allant jusqu’à s’appliquer à des groupes entiers.

Ce n’est pas en tant que membres de la cité, et ayant à ce titre des droits so­
ciaux, que les minorités cherchent aujourd’hui à bénéficier de transferts publics
aux États-Unis: c’est en mettant en avant leur statut de victimes. Victimes d’un
dommage actuel, mais aussi victimes d’une injustice passée. C’est ce qui expli­

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que la référence constante à l’esclavage du XIXe siècle par la communauté noi­
re et la mise en avant permanente d’une menace de génocide ou d’holocauste.
Les blessures et les souffrances du passé deviennent une sorte de capital. C’est
la mémoire de l’infériorité et la théâtralisation du malheur qui constituent dans
ce cadre le ressort pervers de la revendication de justice l 8. En 1989, la Cour
suprême a ainsi décidé, à la suite de procès, d’indemniser les enfants des Japo­
nais qui avaient été internés dans des camps américains, fondant cette décision
sur le fait qu’un préjudice avait été causé à une population déterminée et qu’il
était donc légitime de le réparer. Ce n ’est plus dans ce cas un impératif d ’égalité
ou de fraternité qui est mis en avant, mais une exigence de réparation civile
(d’autant plus querelleuse et vindicative qu’elle représente la seule espérance de
voir sa situation s’améliorer).

Les minorités et les groupes défavorisés réclament aux États-Unis des aides
publiques à titre de compensation d’un dommage subi et non pas comme déri­
vant d’un droit à une certaine part du gâteau national. Les luttes sociales tradi­
tionnelles pour la répartition cèdent dans ce mouvement la place à un nouveau
type de conflictualité fondé sur l ’interprétation des catégories juridiques. C’est
devant la Cour suprême et non pas sur le terrain de la lutte des classes que se
joue désormais la question de la justice sociale aux États-Unis.

' 8 Voir sur ce point l’ouvrage classique de Shelby Steele, The Content o f our Character. A
New Vision o f Race in America, New-York, St Martin Press, 1990. Steele estime dans
cet ouvrage que l’usage permanent d’une rhétorique de la victimisation pour fonder les
revendications et les droits de la communauté noire a conduit à un affaiblissement de
cette dernière, les individus comptant de plus en plus sur la société et de moins en
moins sur eux-mêmes pour changer les choses.
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20

Le dépassement de l’État-providence traditionnel entraîne dans ce cas une


“victimisation” générale de la société. La justice est uniquement appréhendée en
termes de compensation et de réparation. L’explosion du nombre de procès en
responsabilité civile et l’alternative individualiste à l’État-providence ne font
plus qu’un du même coup19. La notion de risque ou de malchance n’a plus sa
place non plus dans ce cadre. Tout “accident” finit par être imputé à quelqu’un,
personne ou “système”. Pour une maladie grave par exemple, on va invoquer la
propension à la tuberculose dans les ghettos noirs. Il y a toujours moyen de faire
une analyse sociologique du sort. Si l’on veut complètement fonder un ersatz
d’État-providence sur la figure de la victime, il est nécessaire de toujours pou­
voir dénoncer un coupable. Il ne faut pas qu’il y ait hasard malheureux mais, en
toute circonstance, détermination sociologique ou historique. La vision libérale

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de l’indemnisation finit ici paradoxalement par reposer sur une extension indé­
finie de l’analyse marxiste de l’économique et du social! Ce type d’État-
providence, façonné par l’individualisme radical et la figure de la victime,
marque ainsi un écart croissant avec ce qu’on peut appeler le nouveau modèle
politique de l’État-providence.

Les États-Unis suivent actuellement d’une certaine façon la voie inverse des
pays européens. En Europe, on l’a rappelé, la construction de l’État-providence
s’est historiquement identifiée avec la mise en place d’une société assurancielle
fondée sur le principe de socialisation de la responsabilité (passage de la notion
de faute à celle de risque). Cette société assurancielle n ’a jamais existé aux
États-Unis. Même si le Président Clinton a péché pour son avènement avec son
projet de réforme de la santé, le mouvement de fond des institutions et des
mœurs ne va pas dans ce sens. Même la gauche, ceux qu’on appelle outre-
Atlantique les libéraux, attendent plus dans leur ensemble d ’une extension des
droits civils que d’une affirmation des droits sociaux.

Perceptible depuis les années 1970, cette tendance n’a fait que s’accentuer
avec l’avènement d ’une société multiculturelle. La pensée libérale tend de plus
en plus à mettre l’accent sur l’idée d’autonomie: le principe de base de la vie
sociale devient de donner à chaque individu, et à chaque groupe, la possibilité
de vivre selon les principes et avec le mode de vie qu’il souhaite. Les valeurs
sociales centrales sont la tolérance beaucoup plus que la solidarité et l’impartia­

19 Cf. Laurence Engel, “Les nouvelles frontières de la responsabilité civile”, Notes de la


Fondation Saint-Simon, février 1993.
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21

lité beaucoup plus que l’égalité20 La “bonne société” est celle qui permet la
coexistence pacifique des différences; ce n’est plus celle qui assure l’insertion.
Le principe de citoyenneté n’implique plus une exigence de redistribution dans
ce cadre, il se réduit à la confiance commune dans la loi civile organisatrice de
1’ autonomie.

A la limite, la société devient pensée avec les principes anciens du droit des
gens, quand ceux-ci cherchaient à définir au XVIIe siècle les conditions de la
paix entre nations, c ’est-à-dire entre corps politiques séparés. Les États-Unis
tendent du même coup à se tranformer en un assemblage de quasi-nations21 qui
se contentent de mettre en place un simple modus vivendi. C’est donc un modèle
complètement aux antipodes de celui qui fonde le renouveau de l’État-

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providence sur la figure du citoyen.

Refaire nation

La vie politique de la démocratie et la vie sociale vont s’identifier de façon


croissante. L’État-providence devient d ’une certaine manière toujours plus di­
rectement politique. La recherche de la justice est désormais immédiatement
arbitrage social et délibération démocratique, recherche d’un chemin commun
entre un enchevêtrement de préférences individuelles, d’échelles de valeurs, de
concepts. Elle est en un mot effort pour parler une même langue et s’accorder
sur les formes de la dette sociale.

20 Cette question de la tolérance est au centre du dernier ouvrage de John Rawls, Political
Liberalism (New-York, Columbia University Press, 1993) qui marque une nette infle­
xion par rapport à sa Théorie de la justice. Political Liberalism rend plus manifeste
l’enracinement de la pensée de Rawls dans l’expérience constitutionnelle américaine.
Son interrogation principale concerne dorénavant les conditions de viabilité d’une
société multiculturelle: le problème essentiel à résoudre, explique-t-il, est de “savoir
comment il est possible que puisse exister une société juste et libre, formée de citoyens
égaux, si elle est profondément divisée religieusement, philosophiquement et morale­
ment” (p. XXV).
21 On y parle d’ailleurs significativement de “nation noire” ou de “nation indienne”. Cf.
les analyses de Andrew Hacker, Two Nations: Black and White, Separate, Hostile,
Unequal, New-York, Macmillan, 1992 (faisant bien sûr écho à Disraeli, qui considérait
en 1845 dans son roman Sybil or the Two Nations les riches et les pauvres comme for­
mant en Angleterre deux nations séparées).
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22

L’État-providence doit être repensé dans son lien à une conception de la


nation comme espace de redistribution acceptée. Hors de là, en effet, il n’y
aurait place que pour la règle minimale de garantie des indépendances indivi­
duelles sur laquelle se fondent à une autre échelle les rapports entre les nations.
C’est seulement dans la perspective d ’une solidarité substantielle que peut se
construire l’État-providence sans lequel l’idée même de nation ne saurait subsis­
ter que sous ses espèces archaïques.

L’exemple canadien est là très intéressant. C’est l’État-providence qui a


maintenu au Canada le sentiment d ’une certaine cohésion nationale dans les pé­
riodes où le lien fédéral apparaissait politiquement fragile. L’État-providence
n’y a pas seulement servi à assurer la prestation de biens collectifs et à réduire

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les tensions de la société industrielle: il a contribué à assurer une certaine inté­
gration dans une société aux régionalismes parfois exacerbés. Certains observa­
teurs ont même expliqué que ce sont les liens qui reliaient chaque Québécois à
l’État-providence qui ont conduit à l’échec du referendum de 1980 sur la sou­
veraineté-association du Québec: le lien vécu de l’implication et de la solidarité
sociales avait été plus fort que le sentiment politique et culturel de la sépa­
ration22.

Il est aujourd’hui impossible de préserver l’État-providence sans “refaire


nation” d ’une certaine façon, c’est-à-dire sans revivifier le socle civique sur
lequel s’enracine la reconnaissance d’une dette sociale mutuelle. Peut-être est-
ce d’ailleurs ce fait qui permet d’expliquer en profondeur la difficulté de mettre
en place un État-providence dans la plupart des pays du tiers-monde. S’il est
impossible de développer un système assuranciel sans développement économi­
que et généralisation du salariat, le défaut d’État-providence solidariste tient
principalement au caractère superficiel de l’identité collective. Lorsque le senti­
ment national dérive surtout de l’appropriation individuelle de symboles valo­
risants (sur le mode de l’identification à des sportifs ou à des vedettes par
exemple) ou lorsqu’il procède d’une simple opposition à des tiers, il ne permet
pas de fonder des obligations réciproques. La nation n’est alors comprise que
sur le mode d’un bloc idéalisé, présupposé unifié et homogène. Elle n’est pas
appréhendée comme un espace de redistribution à faire vivre. On la comprend
comme un donné alors qu’elle est à construire. La perversion populiste de l’idée
de nation tient à cet escamotage de la dimension démocratique-solidariste. On

22 Cf. Alan Caim et Cynthia Williams (ed.) Constitutionnalism, Citizenship and Society in
Canada, 2 vol., University of Toronto Press, 1985.
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23

valorise l’unité du peuple en exaltant le rejet de l’étranger pour éviter de penser


les termes de la dette sociale intérieure.

L’État-providence, en même temps qu’il s’émancipe de la sphère du travail et


s’avère plus “ouvert” d’une certaine façon, peut ainsi devenir plus “fermé” d ’un
autre côté: les progrès de la solidarité risquent d’aller de pair avec la distinction
plus tranchée d’un intérieur et d’un extérieur. L’espace politique de la citoyen­
neté est en effet déterminé, rigide, alors que l’espace économique est variable,
flexible. A terme, cela va confronter nos sociétés à des problèmes nouveaux.
Que l’on soit français, espagnol ou malien ne changeait rien à l’attribution
d’allocations, dès lors que celles-ci constituaient la contrepartie de prélèvements
sur les revenus d’un travail. Mais que va-t-il se passer dans l’avenir avec un

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système des prestations qui sera moins fondé sur la logique d ’un retour de
cotisations? La question n’a pas encore été posée23. Au cours du débat sur la
mise en place du Revenu Minimum d’insertion (RMI), elle n’a par exemple, pas
été sérieusement prise en compte. Il y a pour cette raison un risque non négli­
geable que se forme un jour de façon brutale une réaction “nationaliste” en
matière sociale, réaction paradoxalement provoquée par une conscience plus
vive du lien social. Le progrès solidariste peut ainsi être porteur d ’un certain
archaïsme. Dans la Rome ancienne, le droit au frumentum publicum était par
exemple strictement lié au droit de cité. Il était nécessaire d’ être citoyen de
plein droit pour pouvoir bénéficier de ces distributions alimentaires (appelées
aussi annones publiques)24. Il faudra ainsi veiller dans l ’avenir à ce que
l’expression de la solidarité ne s’accompagne pas des relents pervers d’un natio­
nalisme étroit.

Les sociétés européennes sont aujourd’hui marquées par une contradiction.


Elles ont besoin d ’un côté de refaire nation, de se tourner à l’intérieur d ’elles-
mêmes pour renforcer les liens de solidarité et elles doivent, de l’autre, s’ouvrir
économiquement davantage à l’extérieur. Il faut à la fois plus et moins de nation
d’une certaine façon. Plus de “nation sociale” pour raffermir le ciment politique

23 Sans être strictement fondé sur la nationalité, le droit à la protection sociale est dérivé
du fait de la vie commune. Un arrêté du Conseil constitutionnel français en date du 13
août 1993 précise que “les étrangers jouissent des droits à la protection sociale, dès lors
qu’ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français”. Voir J.J.
Dupeyroux et Xavier Prétot, “Le droit de l’étranger à la protection sociale”. Droit
social, janvier 1994. Mais il faut bien sûr distinguer le droit à la Sécurité sociale, fondé
sur le versement de cotisations, du droit à l'aide sociale.
24 Voir l’article très substantiel de Jean-Michel Carrié, “Les distributions alimentaires
dans les cités de l’empire romain tardif’, Mélanges de / ’École française de Rome
(Antiquité), tome 87, 1975.
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et moins de “nation économique” pour développer l’économie. Les deux impé­


ratifs ne sont pas faciles à concilier. C ’est d’ailleurs là que les tensions qui se
sont exprimées au moment de la ratification du traité de Maastricht trouvent leur
origine. Il sera pourtant nécessaire de tenir les deux bouts de la chaîne.

Dramatiser le contrat social

Nous avons besoin de “l ’équivalent moral d’une guerre, estimait au début du


siècle l’américain William James en déplorant la montée des égoïsmes et de

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l’incivisme dans la société de son temps25. Ce n’est qu’à cette condition,
jugeait-il, que l’Amérique pourrait retrouver force et cohésion. Historiquement,
nous l’avons vu, l’État-providence a eu partie liée avec la guerre. Il n’a pas seu­
lement été engendré par la croissance des Trente Glorieuses. Si cette dernière a
rendu possible son développement ultérieur, elle n’est pas la cause de sa mise en
place initiale dans les États occidentaux en 1945. C’est “l’élan de fraternité et de
rapprochement des classes” qui marque la fin de la guerre, pour reprendre
l’expression de l’époque que nous avons déjà citée, qui rend alors possible les
nouvelles formes d’institutionnalisation de la solidarité.

Faut-il aujourd’hui provoquer le retour à cet “équivalent moral” pour refon­


der l’État-providence sur une base plus solidariste? C’est la question que l’on
doit se poser. “Les défenseurs de l’État-providence, écrivait récemment dans ce
sens Michael Walzer, cherchent à institutionnaliser et à perpétuer le sens de
l’entraide qui apparaît dans une crise collective, l’esprit de mutualité qui se
manifeste entre citoyens confrontés à une inondation, un ouragan ou même une
attaque ennemie”26. Mais comment y arriver? Dans les années 1960 on avait
cherché à recréer cet esprit en parlant de “guerre contre la pauvreté”.
Aujourd’hui, on évoque parfois la guerre contre le chômage pour tenter de
mobiliser les énergies ou on appelle gravement de ses vœux un discours poli­
tique que l’on souhaite “churchillien”. Mais on voit bien que cela tourne un peu
à vide, tant les petits arrangements et le maintien des intérêts corporatifs
reprennent facilement le pas sur l’intérêt général.

25 William James, “The Moral Equivalent of War”, in The Writings o f William James,
New-York, Modem Library, 1968.
26 Michael Walzer, “Socializing the Welfare State”, in Amy Gutmann (ed.), Democracy
and the Welfare State, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 17.
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Nos sociétés sont devenues moralement de plus en plus schizophrènes, fai­


sant paisiblement coexister la compassion sincère devant la misère du monde et
la défense farouche des intérêts acquis. Le dépérissement de l’espace propre­
ment civique en est la cause: la solidarité n’est plus assez fortement structurée
par lui. Le sentiment de solidarité a du même coup du mal à s’exprimer de façon
cohérente, il “flotte” en quelque sorte entre le très proche et le très lointain. Au-
delà des effets liés à la spectacularisation du malheur, le développement de 1’
“humanitaire” en est le symptôme27. C’est pourquoi il ne pourra pas y avoir
d’État solidariste-providence sans reconstruction du sens civique, entendu
comme sens de l’appartenance à un monde commun. Ce n’est pas seulement la
mobilisation qui manque, c’est le substrat de celle-ci, c’est-à-dire la nation.

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Il sera impossible de recréer de la solidarité sans trouver un nouveau ciment
collectif. Le problème est que les lieux de ce qu’on appelle le civisme ordinaire
- la conscription, l’école, le quartier même - se sont progressivement décompo­
sés. Les institutions dans lesquelles l’individu pouvait se projeter pour s’identi­
fier à la nation (que l’on songe autrefois à l’armée) sont devenues plus fragiles
et plus banales. Comment refaire nation dans ces conditions? Comment recréer
de l’espace civique? Là où il n’existe pas, comme aux États-Unis, certains ap­
pellent de leurs vœux la mise en place d ’un système de conscription28. Peut-on
rêver pour autant à un civisme ancien, martial et fraternel? Probablement pas.
Cet âge est définitivement passé. Nous ne retournerons pas à une société sup­
posée communautaire. On voit bien d’ailleurs que l’identification des individus
à la nation a progressivement changé de nature. L’utilité et la compassion se
sont substituées à la vieille notion de sacrifice. Là où elle existe, la conscription
est ainsi souvent remise en cause29. Dans les sociétés individualistes-démocra-
tiques, les gens sont moins prêts à mourir pour la patrie. L’attitude des opinions
publiques dans les grands conflits de la fin du XXe siècle l ’a amplement
souligné. Le sens civique ne procède plus principalement de l’oubli de soi, il

27 Cf. Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique,


Paris, Métailié, 1993.
28 Voir par exemple Morris Janowitz, The Reconstruction o f Patriotism: Education for
Civic Consciousness, Chicago, Chicago University Press, 1983. Dans une optique diffé­
rente, Mickey Kaus appelle de ses vœux le renforcement d’un “civic liberalism” (qu’il
oppose au “money liberalism”) dans son ouvrage The End o f Equality, New-York,
Basic Books, 1992.
29 85% des Français se déclarent par exemple hostiles à la conscription et favorables à une
armée de métier (sondage Louis Harris, Le Figaro du 3 septembre 1994). On notera en
même temps qu’une écrasante majorité (89%) estime anormal qu’un appelé participe “à
une opération militaire conduite par la France à l’étranger et pouvant comporter des
risques”.
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s’exprime de façon plus complexe. La sympathie décrite par Adam Smith dans
sa Théorie des sentiments moraux et la dette sociale théorisée par Rousseau ne
peuvent dorénavant plus être séparées. La faveur dont semble jouir l’idée de
service civil témoigne de cette évolution30.

Il faut ainsi se méfier de croire que l’on peut recréer par décret l’équivalent
moral d’une guerre. C ’est par des voies plus ordinaires qu’il faut tâcher
aujourd’hui de refaire nation. Mais on n’évitera pourtant pas la nécessité de
dramatiser le contrat social pour aller de l’avant. Une certaine théâtralisation de
la dette sociale reste en effet toujours une des fonctions essentielles du politique.
La politique a pour tâche de contribuer à mettre en forme le lien social, en le
rendant plus lisible et plus visible*.

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30 D’après le sondage cité ci-dessus, 93% des personnes interrogées se disaient favorables
à un service civil (dans la police, l’action sociale, l’environnement, etc.), 80% estiment
en outre qu’il devrait être ouvert aux femmes.
* Ce texte reprend de larges passages de l’ouvrage La Nouvelle Question sociale. Repen­
ser l ’Etat-providence. Paris, Éditions du Seuil, 1996.
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27

Biographie

PIERRE ROSANVÆLON est Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en


sciences sociales (EHESS), Directeur du Centre de recherches politiques

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Raymond Aron et Secrétaire général de la Fondation Saint-Simon à Paris. Il a
écrit de nombreux ouvrages sur le syndicalisme, l'Etat-providence et les ques­
tions économiques. Parmi ses dernières publications citons L'Etat en France.
De 1789 à nos jours (1990), Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage univer­
sel en France (1992), La nouvelle question sociale (1995) et récemment en col­
laboration avec Jean-Paul Fitoussi, Le nouvel âge des inégalités (Seuil, 1996).
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Jean Monnet Chair Papere

European University Institute, Florence

1. C h r ist o ph B er t r a m /Sir 8. Ro g er G. N o ll
J u l ia n Bu l l a r d / The Economics and Politics of
LORD COCKFIELD/ Sir DAVID Deregulation,
H a n n a y / m ic h a e l P alm er October 1991, pp. 89
Power and Plenty? From the
Internal Market to Political and 9. ROBERT TRIFFIN
Security Cooperation in Europe, IMS International Monetary
April 1991, pp. 73 System - or Scandal?,
March 1992, pp. 49
2. R o b e r t G elpin

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