Les maîtres mosaïstes
Par George Sand
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À propos de ce livre électronique
Le récit et les théories esthétiques sont intimement liés, l'argument principa portant sur la liberté de création, et d'interprétation du mosaïste par rapport au peintre qui donne le carton de la composition. En filigrane, apparaissent également les préoccupations esthétiques de l'entourage de George Sand.
Présenté et annoté par un grand spécialiste de la mosaïque, Henri Lavagne, Les Maîtres Mosaïstes sort enfin de l'oubli et nous apporte les lumières sur une riche période de l'histoire de l'art à Venise.
George Sand
George Sand is the pen name of Amantine Lucile Aurore Dupin, Baroness Dudevant, a 19th century French novelist and memoirist. Sand is best known for her novels Indiana, Lélia, and Consuelo, and for her memoir A Winter in Majorca, in which she reflects on her time on the island with Chopin in 1838-39. A champion of the poor and working classes, Sand was an early socialist who published her own newspaper using a workers’ co-operative and scorned gender conventions by wearing men’s clothing and smoking tobacco in public. George Sand died in France in 1876.
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Les maîtres mosaïstes - George Sand
Les maîtres mosaïstes
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Page de copyright
George Sand
Les maîtres mosaïstes
Ce roman fut d’abord publié dans
La Revue des Deux Mondes en 1837.
Notice
J’ai écrit les Mosaïstes en 1837, pour mon fils, qui n’avait encore lu qu’un roman, Paul et Virginie. Cette lecture était trop forte pour les nerfs d’un pauvre enfant. Il avait tant pleuré, que je lui avais promis de lui faire un roman où il n’y aurait pas d’amour et où toutes choses finiraient pour le mieux. Pour joindre un peu d’instruction à son amusement, je pris un fait réel dans l’histoire de l’art. Les aventures des mosaïstes de Saint-Marc sont vraies en grande partie. Je n’y ai cousu que quelques ornements, et j’ai développé des caractères que le fait même indique d’une manière assez certaine.
Je ne sais pourquoi j’ai écrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-là. C’était à la campagne, par un été aussi chaud que le climat de l’Italie que je venais de quitter. Jamais je n’ai vu autant de fleurs et d’oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussée, et les rossignols, enivrés de musique et de soleil, s’égosillaient avec rage sur les lilas environnants.
George Sand,
Nohant, mai 1852.
À Maurice D...
Tu me reproches, enfant, de te faire toujours des contes qui finissent mal et te rendent triste, ou bien des histoires si longues, si longues, que tu t’endors au beau milieu. Crois-tu donc, petit, que ton vieux père puisse avoir des idées riantes après un hiver si rude, après un printemps si pâle, si froid, si rhumatismal ? Quand le triste vent du nord gémit autour de nos vieux sapins, quand la grue jette son cri de détresse au son de l’angélus qui salue l’aube terne et glacée, je ne puis rêver que de sang et de deuil. Les grands spectres verts dansent autour de ma lampe pâlissante, et je me lève, inquiet, pour les écarter de ton lit. Mais le temps n’est plus où les enfants croyaient aux spectres. Vous souriez quand nous vous racontons les superstitions et les terreurs qui ont environné notre enfance ; les contes de revenants, qui nous tenaient éveillés et tremblants dans nos lits jusqu’au lugubre coup de matines, vous font sourire et vous endorment dans vos berceaux. C’est donc une histoire toute simple et toute naturelle que tu demandes, jeune esprit fort ? Je vais essayer de me rappeler une de celles que l’abbé Panorio racontait à Beppa, du temps que j’étais à Venise. L’abbé Panorio était de ton avis, quant aux histoires. Il était rassasié de fantastique ; la confession des vieilles dévotes lui avait fait prendre les sorciers et les visions en horreur. D’autre part, il donnait peu dans le genre sentimental. Les amours de roman lui semblaient d’une fadeur extrême ; mais comme toi il s’intéressait aux rêveries des amants de la nature, aux travaux et aux tribulations des artistes. Ses récits avaient toujours un fond de réalité historique ; et si quelquefois ils nous attristaient, ils finissaient toujours par une vérité consolante ou par un enseignement utile.
C’était durant les belles nuits d’été, à la clarté pleine et suave de la lune des mers orientales, qu’assis sous une treille en fleur, abreuvés du doux parfum de la vigne et du jasmin, nous soupions gaiement de minuit à deux heures dans les jardins de Santa Margarita. Nos convives étaient Assem Zuzuf, honnête négociant de Corcyre ; le signor Lélio, premier chanteur du théâtre de la Fenice ; le docteur Acrocéronius, la charmante Beppa et le bel abbé Panorio. Un rossignol chantait dans sa cage verte, suspendue au treillage qui abritait la table. Au sorbet, Beppa accordait un luth et chantait d’une voix plus mélodieuse encore que celle du rossignol. L’oiseau jaloux l’interrompait souvent par des roulades précipitées, par des assauts furieux de mélodie ou de déclamation lyrique ; puis on éteignait les bougies, le rossignol se taisait, la lune répandait de pâles saphirs et des diamants bleuâtres sur les cristaux et les flacons d’argent épars devant nous. La mer brisait au loin avec un bruit voluptueux sur les plages fleuries, et le vent nous apportait quelquefois le récitatif lent et monotone du gondolier :
Intanto la bella Erminia fugge, etc.
Alors l’abbé racontait les beaux jours de la république et les grandes mœurs des temps de force et de gloire de sa patrie. D’autres fois aussi il se complaisait à en rappeler les jours de faste et d’éclat. Quoique jeune, l’abbé connaissait mieux l’histoire de Venise que les plus vieux citoyens. Il l’avait étudiée avec amour dans ses monuments et dans ses chartes. Il s’était plu aussi à chercher, dans les traditions populaires, des détails sur la vie des grands artistes. Un jour, à propos du Tintoret et du Titien, il nous raconta l’anecdote que je vais essayer de me rappeler, si la brise chaude qui fait onduler nos tilleuls et l’alouette qui poursuit dans la nue son chant d’extase ne sont pas interrompues par le vent d’orage, si la bouffée printanière qui entrouvre le calice de nos roses paresseuses et qui me prend au cœur daigne souffler sur nous jusqu’à demain matin.
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– Croyez-moi, messer Jacopo, je suis un père bien malheureux. Je ne me consolerai jamais de cette honte. Nous vivons dans un siècle de décadence, c’est moi qui vous le dis ; les races dégénèrent, l’esprit de conduite se perd dans les familles. De mon temps, chacun cherchait à égaler, sinon à surpasser ses parents. Aujourd’hui, pourvu qu’on fasse fortune, on ne regarde pas aux moyens, on ne craint pas de déroger. De noble, on se fait trafiquant ; de maître, manœuvre ; d’architecte, maçon ; de maçon, goujat. Où s’arrêtera-t-on, bonne sainte mère de Dieu ?
Ainsi parlait messire Sébastien Zuccato, peintre oublié aujourd’hui, mais assez estimé dans son temps comme chef d’école, à l’illustre maître Jacques Robusti, que nous connaissons davantage sous le nom du Tintoret.
– Ah ! ah ! répondit le maître, qui par préoccupation habituelle était souvent d’une sincérité excessive ; il vaut mieux être un bon ouvrier qu’un maître médiocre, un grand artisan qu’un artiste vulgaire, un...
– Eh ! eh ! mon cher maître, s’écria le vieux Zuccato un peu piqué, appelez-vous artiste vulgaire, peintre médiocre, le syndic des peintres, le maître de tant de maîtres qui font la gloire de Venise et forment une constellation sublime, où vous êtes enchâssé comme un astre aux rayons éblouissants, mais où mon élève Tiziano Vecelli ne brille pas d’un moindre éclat ?
– Oh ! oh ! maître Sébastien, reprit tranquillement le Tintoret, si de tels astres et de telles constellations dardent leurs feux sur la république, si de votre atelier sont sortis tant de grands maîtres, à commencer par le sublime Titien, devant lequel je m’incline sans jalousie et sans ressentiment, nous ne vivons donc pas dans un siècle de décadence, comme vous le disiez à l’instant même.
– Eh bien ! sans doute, dit le triste vieillard avec impatience, c’est un grand siècle, un beau siècle pour les arts. Mais je ne puis me consoler d’avoir contribué à sa grandeur et d’être le dernier à en jouir. Que m’importe d’avoir produit le Titien, si personne ne s’en souvient et ne s’en soucie ? Qui le saura dans cent ans ? Encore aujourd’hui ne le sait-on que grâce à la reconnaissance de ce grand homme, qui va partout faisant mon éloge, et m’appelant son cher compère. Mais qu’est-ce que cela ? Ah ! pourquoi le ciel n’a-t-il pas permis que je fusse le père du Titien ! qu’il s’appelât Zuccato, ou que je m’appelasse Vecelli ! Au moins mon nom vivrait d’âge en âge, et dans mille ans on dirait : « Le premier de cette race fut un bon maître » ; tandis que j’ai deux fils parjures à mon honneur, infidèles aux nobles muses, deux fils remplis de brillantes dispositions qui auraient fait ma gloire, qui auraient surpassé peut-être et le Giorgione, et le Schiavone, et les Bellini, et le Véronèse, et Titien, et Tintoret lui-même... Oui, j’ose le dire, avec leurs talents naturels, et les conseils que, malgré mon âge, je me fais encore fort de leur donner, ils peuvent effacer leur souillure, quitter l’échelle du manœuvre, et monter à l’échafaudage du peintre. Il faut donc, mon cher maître, que vous me donniez une nouvelle preuve de l’amitié dont vous m’honorez en vous joignant à messer Tiziano pour tenter un dernier effort sur l’esprit égaré de ces malheureux enfants. Si vous pouvez ramener Francesco, il se chargera d’entraîner son frère, car Valerio est un jeune homme sans cervelle, je dirais presque sans moyens, s’il n’était mon fils, et s’il n’avait fait parfois preuve d’intelligence en traçant des frises à fresque sur les murs de son atelier. Mon Checo¹ est un tout autre homme : il sait manier le pinceau comme un maître, et communiquer aux peintres les hautes conceptions que ceux-ci, que vous-même, comme vous me l’avez dit souvent, messer Jacopo, ne faites qu’exécuter. Avec cela il est fin, actif, persévérant, inquiet, jaloux... il a toutes les qualités d’un grand artiste ; hélas ! je ne concevrai jamais qu’il ait pu se fourvoyer dans une si méchante voie.
– Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit le Tintoret ; mais auparavant je vous dirai en conscience ce que je pense de votre colère contre la profession qu’ont embrassée vos fils. La mosaïque n’est point, comme vous le dites, un vil métier ; c’est un art véritable, apporté de Grèce par des maîtres habiles, et dont nous ne devrions parler qu’avec un profond respect ; car lui seul nous a conservé, encore plus que la peinture sur métaux, les traditions perdues du dessin au Bas-Empire. Si elle nous les a transmises altérées et méconnaissables il n’en est pas moins vrai que, sans elle, nous les eussions perdues entièrement. La toile ne survit pas aux outrages du temps. Apelle et Zeuxis n’ont laissé que des noms. Quelle reconnaissance n’aurions-nous pas aujourd’hui pour des artistes généreux qui auraient éternisé leurs chefs-d’œuvre à l’aide du cristal et du marbre ? D’ailleurs la mosaïque nous a conservé intactes les traditions de la couleur, et en cela, loin d’être inférieure à la peinture, elle a sur elle un avantage que l’on ne peut nier : elle résiste à la barbarie des temps, comme aux outrages de l’air...
– Et pourquoi, puisqu’elle résiste si bien, interrompit le vieux Zuccato avec humeur, la seigneurie fait-elle donc réparer toutes les voûtes de Saint-Marc, qui sont aujourd’hui aussi nues que mon crâne ?
– Parce qu’à l’époque où elles furent revêtues de mosaïques, les artistes grecs étaient rares à Venise, venaient de loin, restaient peu, formaient à la hâte des apprentis qui exécutaient les travaux indiqués, sans savoir le métier et sans pouvoir donner à ces travaux la solidité nécessaire. Depuis que cet art a été cultivé, de siècle en siècle, à Venise, nous sommes devenus aussi habiles que les Grecs l’ont jamais été, et les ouvrages de votre fils Francesco passeront à la postérité : on le bénira d’avoir tracé sur les parois de notre basilique des fresques inaltérables. La toile où Titien et Véronèse ont jeté leurs chefs-d’œuvre tombera en poussière ; un jour viendra où l’on ne connaîtra plus nos grands maîtres que par les mosaïques des Zuccati.
– Fort bien, dit l’obstiné vieillard. De cette manière, Scarpone, mon cordonnier, est un plus grand maître que Dieu ; car mon pied, qui est l’œuvre de la Divinité, tombera en poussière, tandis que ma chaussure pourra garder pendant des siècles la forme et l’empreinte de mon pied !
– Et la couleur ! messer Sebastiano, et la couleur ! Votre comparaison ne vaut rien. Quelle substance travaillée de main d’homme pourra garder la couleur exacte de votre chair pendant un temps illimité ? Tandis que la pierre et le métal, substances primitives et inaltérables, garderont, jusqu’à leur dernier grain de poussière, la couleur vénitienne, la plus belle du monde, et devant laquelle Buonarotti et toute son école florentine sont forcés de baisser pavillon. Non, non, vous êtes dans l’erreur, maître Sébastien ! Vous êtes injuste, si vous ne dites pas : « Honneur au graveur, dépositaire et propagateur de la ligne pure ! Honneur au mosaïste, gardien et conservateur de la couleur ! »
– Je suis votre esclave², répondit le vieillard. Merci de vos bons avis, messer ; il ne me reste plus qu’à vous prier de veiller à ce que l’on n’oublie pas de graver mon nom sur ma tombe, avec le titre pictor, afin qu’on sache, l’année prochaine, qu’il y avait à Venise un homme de mon nom qui maniait le pinceau et non pas la truelle.
– Dites-moi donc, messer Sebastiano, reprit le bon maître en le retenant, est-ce que vous n’avez point vu les derniers travaux que vos fils ont exécutés dans l’intérieur de la basilique ?
– Dieu me préserve de voir jamais Francesco et Valerio Zuccato hissés par une corde comme des couvreurs, coupant l’émail et maniant